1er trimestre 1848 – II Les commotions politiques ne sauraient arrêter la science dans la voie qu’elle s’est tracée : elles légitiment au contraire et nécessitent de plus en plus son intervention dans le domaine de la vie pratique. Parmi les nouveaux résultats qui s’offrent sur ce terrain à la curiosité de la critique, il n’en est pas de plus intéressans, à notre avis, que les procédés qui peuvent donner une impulsion nouvelle à l’agriculture et en multiplier les bienfaits. Depuis long-temps étudiée par tous les agronomes avec une louable sollicitude, la question des engrais vient d’être reprise avec une nouvelle ardeur, dans ces derniers temps, en France et en Angleterre. Cette question est, pour l’agriculture, de la plus haute importance. L’Angleterre par de grandes expériences, la France et l’Allemagne par de savantes recherches, ont également préparé la solution d’un problème qu’on ne peut bien comprendre, si on ne remonte aux principes mêmes de la physiologie végétale. Ce serait une grande erreur de croire que les élémens primitifs qui composent les corps répandus dans l’espace sont complètement anéantis après avoir fait partie intégrante d’un être organisé ou d’un minéral. Rien ne se perd dans la nature, a dit un chimiste célèbre, rien ne s’y crée : un mouvement éternel fait circuler la matière, qui, tantôt pénétrée du souffle vital, entre dans la composition de nos tissus, et, tantôt rejetée par les excrétions ou frappée par la mort, est rendue à la masse des corps inertes qui nous entourent. Chaque être animé est un laboratoire où se réunissent un certain nombre de ces élémens dans des combinaisons bien définies, donnant ainsi naissance à des composés (les principes immédiats) qui n’appartiennent qu’à l’organisation. La plante et l’animal vivent et se développent l’un pour l’autre ; il règne entre eux une admirable harmonie, qui règle â la fois leurs dépenses et leurs besoins. Tandis que l’animal emprunte à la plante son aliment, celle-ci le puise dans l’atmosphère et dans le sol. Aussi l’agronome qui veut d’abondantes récoltes ne doit poursuivre qu’un but, celui d’établir une juste proportion entre la richesse des milieux qu’il cultive et les pertes nécessaires à l’accroissement des végétaux. Pour l’atteindre, il ne faut pas qu’il procède d’une manière aveugle. Comme toutes les choses qu’il est donné à l’intelligence humaine de découvrir et de perfectionner par l’analyse, les progrès de l’agriculture doivent être la réalisation d’une idée, l’application d’une loi scientifique. Or, la chimie organique, dont l’étendue est tous les jours reculée par de nouvelles découvertes, la chimie organique, grace aux travaux de MM. Payen, Boussingault, Dumas, Liebig et tant d’autres savans illustres, a donné le secret de la pratique qui promet aux peuples la fertilité de leurs terres. Cependant à côté de la théorie devait être placée la sanction de l’expérience, ce juge souverain qui arrête les élans de l’imagination et en démontre les écarts. Les tentatives qui ont été faites en Angleterre, celles qui sont journellement répétées dans nos départemens du nord, ont maintenant effacé tous les doutes et tranché la question si utile et si controversée de certains engrais employés comme moyens de fertilisation du sol. On donne en chimie le nom d’engrais à toute substance solide, liquide ou aériforme, que les plantes peuvent s’assimiler pendant l’acte de la végétation. Elles tirent de l’atmosphère certains des principes dont la nature se sert pour les développer ; en un mot, elles respirent comme les animaux, elles absorbent comme eux des gaz, et secrètent comme eux des humeurs. L’homme ne peut modifier la composition de l’atmosphère ; c’est donc dans le sol qu’il doit verser les élémens destinés à la nutrition des plantes. Quand les parties vertes d’un végétal sont frappées par les rayons solaires, elles s’emparent du carbone contenu dans l’acide carbonique de l’air que nous respirons ; l’azote vient aussi en partie au végétal de la même source. L’eau, et quelques composés chimiques désignés sous le nom d’oxides, des sels, tels que des phosphates, des carbonates, des silicates, des sulfates, etc., lui sont fournis par la terre où il est implanté. Le problème de la fertilisation du sol consistait donc à trouver des encrais composés des substances qui constituent l’aliment des plantes. C’est d’après ces principes que M. Liebig a cru que l’on pouvait obtenir de belles récoltes en jetant sur les terres la cendre des végétaux. La plante qui s’étiole est comme la jeune fille chlorotique dont le teint se décolore et se flétrit. Le sang de la malade est, on le sait, très appauvri, et la quantité de fer qui devrait y être dans l’état normal est considérablement diminuée. Mais qu’on introduise dans cette organisation qui languit le métal qui manque, que les organes en reçoivent l’influence bienfaisante, et bientôt la fraîcheur et tous les attributs de la santé reparaîtront. Ainsi, d’après le savant chimiste de Giessen, les engrais minéraux donnent à la plante les sels métalliques au moyen desquels la végétation devient luxuriante et les récoltes très riches. Quelques agronomes ont essayé en Angleterre de fertiliser le sol en le couvrant de substances minérales ; mais les pluies ont entraîné ceux des sels qui étaient solubles, et l’insuccès n’a été que trop certain. En vain ont-ils voulu les retenir en faisant calciner les cendres avec d’autres corps, de la craie par exemple : les composts (c’est ainsi qu’on désigne ces engrais), ayant été semés sur les terres, n’en ont pas moins laissé s’écouler encore les substances salines qu’une gangue artificielle ne pouvait abriter de l’action dissolvante des eaux. Cependant de véritables manufactures s’étaient élevées pour la fabrication des engrais minéraux dont l’exploitation avait paru devoir être si féconde, que M. Muss Pratt de Liverpool s’est muni d’une patente au nom de M. Liebig. La question des engrais minéraux ne laisse plus aujourd’hui le moindre doute dans l’esprit des agronomes de la Grande-Bretagne. Les pertes considérables et le mécontentement de quelques-uns le prouvent assez. Il était cependant bien facile de prévoir les résultats de ces expériences. Les plantes n’empruntent pas seulement à l’atmosphère le carbone et l’azote, qui concourent pour une si grande part à former la masse qu’elles présentent ; elles les puisent aussi dans le sol qui les supporte. Comment concevoir en effet que les graines, ces parties des végétaux qui renferment le plus de carbone ou qui en exigent le plus pour se développer, prennent ce principe dans l’atmosphère, alors que les feuilles, celles surtout des céréales, se dessèchent et se flétrissent, les feuilles, véritables poumons des plantes, qui ne doivent la singulière propriété d’absorber l’acide carbonique et d’en retenir le carbone qu’à la matière verte qu’elles renferment ? De même que l’administration du fer ne pourrait complètement réparer un sang appauvri, si les règles d’une hygiène éclairée ne venaient en aide à l’action du médicament, de même aussi le sol le plus riche en principes minéraux ne pourrait fournir à la plante qu’une nourriture insuffisante, si d’autres substances ne lui prêtaient une assistance salutaire. Ainsi, d’après M. Liebig, une plante pour végéter n’avait besoin que de sels minéraux et d’air. La présence de l’ammoniaque dans le sol ou celle d’un engrais azoté était inutile. Les chimistes français, au contraire, ont toujours préconisé la nécessité indispensable de l’ammoniaque ou des engrais azotés. L’expérience agricole faite à si haut prix et sur une si large échelle en Angleterre par les partisans les plus fanatiques des doctrines de M. Liebig a donné pleine raison aux vues des chimistes français, et a condamné sans retour celles du chimiste allemand. L’aliment si utile dont les végétaux ont besoin est donc cet azote qu’on retrouve dans les graines des céréales, que M. Payen a reconnu indispensable pendant l’acte de la germination, et qui entre dans tous les composés ammoniacaux. Les corps qui contiennent une plus ou moins grande quantité d’azote ne sont pas rares dans la nature ; tels sont les feuilles des arbres, certains végétaux herbacés, comme les lupins, les fèves et le maïs, qu’on utilise dans le midi de la France et en Italie, en les enfouissant dans le sol à l’état vert. Le sang, les détritus, la chair, en un mot toutes les parties des animaux qui sont très azotées, fournissent à ce titre d’excellens engrais. Celui que l’on emploie de préférence en Angleterre est fait avec les os. Les os ont le double avantage de fournir aux céréales, en même temps que l’azote, les phosphates terreux qui en constituent la charpente et dont le blé contient des qualités notables. Emprisonnée dans les sels métalliques auxquels le squelette doit la solidité qui lui est propre, la substance organique ne se décompose que lentement et ne fournit de gaz qu’après un temps très long. Aussi la terre qui a reçu les os en éprouve pendant des années l’heureuse influence. Cependant, si les matières azotées étaient libres, elles agiraient sans doute avec plus d’efficacité. C’est dans cette vue que les agronomes de la Grande-Bretagne ont employé le procédé, depuis long-temps connu, au moyen duquel on décompose les sels calcaires et l’on isole la matière organique. Ce genre d’exploitation a reçu un si grand développement, que des manufactures se sont établies en Angleterre pour la fabrication des engrais au moyen de matières minérales. Non-seulement la charpente osseuse des animaux morts, mais encore toute leur dépouille putrescible, est jetée dans de grandes cuves, que l’on remplit ensuite d’eau aiguisée d’acide sulfurique. Cet agent a la propriété d’empêcher la décomposition des substances organiques et de dissoudre les carbonates et les phosphates terreux : il atteint donc le but indiqué. La consommation d’acide sulfurique est si grande en raison de l’exploitation considérable des engrais azotés en Angleterre, qu’il existe des fabriques spéciales pour préparer ce réactif. Quoiqu’il ait la même composition chimique que celui du commerce, on a cru devoir lui donner un nom spécial, celui ‘'acide sulfurique agricole. Ainsi, la chimie a non-seulement tracé les règles d’une agriculture rationnelle, corrigé les erreurs et prévenu les pertes auxquelles conduisent les épreuves de l’empirisme, mais elle a encore donné les moyens faciles de conserver les substances qui modifient si puissamment le sol, en même temps qu’elle a doté l’hygiène des conditions les plus favorables à la salubrité publique. Combien de corps l’agronome ne pourrait-il pas utiliser, qui sont journellement perdus au détriment du sol qui s’épuise et des hommes qui en aspirent les émanations funestes ! Si l’on ne restitue abondamment à la terre les matériaux au moyen desquels les végétaux fleurissent et fructifient, les récoltes resteront stationnaires ; elles pourront même devenir insuffisantes, à une époque où, dans presque toutes les contrées de l’Europe, l’accroissement de la population est si rapide. En vain tourmenterait-on la terre avec la charrue ou la herse, si cette mère commune ne renferme les sels et les substances azotées que la végétation verse avec la sève dans tous les organes des plantes : l’homme, trop exigeant, ne ferait que tarir la source de ses bienfaits. Le maintien d’un équilibre constant entre les produits et les pertes que fait le sol est donc le secret de l’agriculture, comme l’équilibre entre les denrées et le chiffre des populations est celui du bien-être des masses. La perte de cet équilibre dans l’un ou l’autre cas doit nécessairement conduire à la pauvreté et à la misère. Aussi est-il permis de s’étonner que les ressources de la chimie ne soient pas appliquées dans toute la France, comme elles le sont dans les Flandres et dans la Grande-Bretagne. Ce sont les matières ammoniacales qui enrichissent le sol ; la plante peut alors y puiser l’azote comme dans l’atmosphère : pourquoi donc ne pas fixer l’ammoniaque qui se répand dans les airs de mille points de la surface de la terre, soit des liquides sécrétés par les animaux, soit des matières animales en putréfaction ? Un peu d’acide sulfurique, jeté sur ces matières, s’emparerait de cet alcali volatil, et en se combinant avec lui donnerait naissance à un produit solide dont l’art agricole pourrait tirer profit. La poudre de couperose verte (sulfate de fer) pourrait servir au même emploi ; elle a d’ailleurs l’avantage d’être plus facile à manier, puisqu’elle est un corps neutre par sa nature. Ajoutez à cette poudre un peu de charbon animal, et tous les gaz méphitiques seront maintenus et neutralisés. Ainsi un mélange de couperose et de charbon animal fait par parties égales a le double avantage de désinfecter les matières qui exhalent une odeur pénible, et de fixer l’ammoniaque qu’elles versent dans l’espace. Tel est le procédé préconisé à juste titre par M. Dumas, à qui les arts doivent de si nombreuses et si utiles indications. Quelques kilogrammes de charbon animal et de sulfate de fer suffisent pour empêcher la volatilisation des matières qui s’échappent des fosses d’aisance les plus grandes et en détruire l’odeur repoussante. La dépense nécessaire pour obtenir un tel résultat serait peut-être de cinq centimes par jour dans nos grands établissemens, dans les salles des hôpitaux, par exemple, au sein desquelles se forme trop souvent, malgré les soins les plus dévoués, une atmosphère nuisible aux convalescens et aux malades. Détruire ainsi les foyers d’infection serait à la fois une économie et un important progrès d’hygiène. A quoi bon établir à grands frais des appareils de ventilation, quand on n’arrête pas la formation des gaz méphitiques ? Les graves inconvéniens attachés au transport et à la fabrication des engrais azotés avec les matières excrémentielles de l’homme n’existent donc plus aujourd’hui. Espérons qu’en présence des moyens faciles dont l’art dispose contre les émanations des gaz si utiles pour la végétation, on saura prévenir le préjudice qu’une pratique malheureuse porte chaque jour à l’agriculture. Deux livres d’ammoniaque qui se dissipent dans l’air donneraient, si elles étaient retenues dans le sol, trente livres de blé : que l’on calcule alors l’étendue des pertes qui se font par la volatilisation des gaz qui s’élèvent des bassins de Montfaucon. C’est afin d’utiliser une partie de ces ressources qu’un chimiste habile, M. Jacquemard, a fait construire sur l’emplacement même de la voirie une usine destinée à l’exploitation du sulfate d’ammoniaque. Le réactif dont il se sert pour fixer l’alcali volatil est la chaux, qu’il mêle dans les eaux vannes ; l’ammoniaque se dégage, et il est reçu dans de l’eau chargée d’acide sulfurique. Depuis que les sels ammoniacaux ont été employés dans l’art agricole, des expériences ont été entreprises sur une grande échelle dans plusieurs contrées de l’Europe, et partout en France, en Angleterre, les résultats ont été heureux. Nous citerons surtout ceux qu’ont obtenus MM. Kulhmann de Lille et Schattenman de Strasbourg. A une époque où les gouvernemens doivent prendre cette devise : la vie à bon marché, nous concevrions avec peine qu’on accueillit avec indifférence ces tentatives d’application de la science à l’agriculture. La chimie moderne, qui nous a déjà révélé tant de ressources fécondes, ne nous fera sans doute pas long-temps attendre de nouvelles lumières. Elle est entrée dans une voie où chaque progrès peut devenir une garantie de plus pour la prospérité publique.