Revue des Deux Mondes tome 52, 1882 G. D’Aremberg L’œuvre médicale de M. Littré Il y a une quinzaine d’années, si vous aviez traversé le petit village de Mesnil-le-Roy, vous auriez pu rencontrer un vieillard robuste, alerte, marchant d’un pas ferme et rapide, la tête nue, les longs cheveux noirs collés aux tempes, le regard profond et incliné à terre. C’était M. Littré qui allait visiter un paysan malade de son cher Mesnil, qu’il aimait tant et qui le lui rendait bien. Pendant vingt-cinq ans, il y fut la providence des malades. C’est là que je l’ai connu, c’est là que j’ai appris à l’aimer et à le vénérer ; car mon père, son élève, était venu se fixer auprès du maître, qui devint et resta son ami le plus dévoué jusqu’à l’heure douloureuse de la séparation éternelle. Ce modeste village du Mesnil aura eu la gloire d’avoir été le seul endroit où M. Littré ait pratiqué la médecine. Ce maître de tous les historiens de notre science, cet excellent praticien, n’était pas docteur, quoiqu’il eût été dans les hôpitaux de Paris un des internes les plus distingués de son temps. Pendant le cours de son internat, en 1827, son père mourut. Ce cruel événement fut un coup de foudre pour M. Littré. Se sentant seul, obligé de subvenir aux besoins de sa vie et de celle de sa mère, il fut pris d’un grand découragement et pensa que jamais il ne pourrait arriver à s’établir médecin à Paris, malgré les offres pécuniaires que lui firent son maître Rayer et son ami Hachette. Aussitôt le nouveau parti fut pris : le jeune et brillant interne quittait la carrière de la médecine sans en abandonner l’étude. Tout en gagnant sa vie à donner des leçons d’humanités, il suivait en disciple bénévole les cliniques de Rayer, d’Andral et de Bouillaud à la Charité. Il était attiré vers cette médecine qu’il aimait et qu’il a toujours aimée. C’est ainsi que vers la fin de sa vie il écrivait : « Malgré tout et quoi que la médecine m’ait coûté, je ne voudrais pas qu’elle eût manqué à mon éducation générale. C’est moralement et intellectuellement une bonne école, sévère et rude, mais fortifiante. Perpétuel témoin des souffrances et de la mort, elle inspire une profonde pitié pour la condition humaine. Il est bon d’avoir vu l’amphithéâtre et l’hôpital, et de savoir par quel procédé organique la maladie se produit dans le corps vivant, quels troubles elle y cause et comment elle vient à la guérison ou à la mort [1]. » Dès l’année 1830, ses maîtres Andral et Bouillaud le prient d’entrer dans le comité de rédaction d’un nouveau journal qu’ils fondent : le Journal hebdomadaire de médecine. A peine fondé, la révolution de 1830 éclate. M. Littré, libéral, ardent, fougueux, passionnément convaincu, ne craint pas d’aller combattre les Suisses au Port-Royal ; il se bat vaillamment et va ramasser le cadavre de son ami Georges Farcy sous le feu plongeant des soldats de Charles X. Je ne puis me rappeler sans émotion avec quelle éloquence puissante et simple M. Littré racontait sa courte vie d’insurgé. J’étais bien jeune et je me vois encore dans le petit salon de mon père, au Mesnil, le dimanche soir, blotti dans un coin, la bouche ouverte, les yeux fixes, saisi par l’intérêt et l’épouvante à la vue de ces fusillades acharnées, de ces morts glorieuses, de ces promenades triomphales à travers Paris ou Rambouillet. Tout cela, je le voyais, car la parole de M. Littré était vivante. On sentait que cette histoire avait été vécue, et ardemment vécue ; elle se déroulait comme les tableaux d’un brillant panorama. Et puis c’était un spectacle attachant que de voir son visage s’illuminer, son œil s’enflammer sous ses grands sourcils agités. Tout respirait en lui l’enthousiasme, l’amour du bien, du beau, passionnément conçu, simplement exécuté. Mais les devoirs de citoyen ne faisaient pas oublier à M. Littré ses devoirs de rédacteur du Journal de médecine. Le lendemain de la révolution, après avoir célébré en quelques lignes ces glorieuses journées de juillet qui ouvraient à la liberté et à la science une ère nouvelle, il publie un article de critique, à propos de la triste influence que la métaphysique a eue sur les études physiologiques et il combat vigoureusement les vitalistes de l’école ultramontaine convaincus que l’intelligence peut parfaitement exister, progresser et produire sans cerveau. C’est dans le même journal qu’il écrit des études historiques de la plus grande valeur sur Van Helmont, Cullen, Brown. En 1831, il entre au Nacional et s’y révèle comme un maître dans l’art de la vulgarisation scientifique, en abordant les problèmes les plus élevés de l’astronomie, de la physique, de l’histoire naturelle, des sciences médicales. M. Littré ne pensait pas que la science puisse être présentée au public en la tronquant, en la défigurant à force de la rendre agréable et facile, mais bien qu’il fallait l’élever et l’éclairer par quelque grande pensée philosophique. « L’Isis des Égyptiens, disait-il, symbole de la nature et de la science, était représentée à Saïs couverte d’un voile que nul mortel ne pouvait soulever. L’esprit mûri et la main ferme des modernes ont écarté plus d’un pli de ce voile ; mais quiconque veut entrevoir le visage de la déesse ne doit pas craindre la sévérité qui appartient à toute beauté intellectuelle [2]. » A la même époque, M. Littré fait de nombreux articles dans le Dictionnaire de médecine en trente volumes, dans la Gazette médicale, il publie un opuscule sur le Choléra. Il devient collaborateur de la Revue des Deux Mondes en 1836 et y débute par un remarquable article sur les grandes épidémies. En 1837, il fonde le journal l’Expérience avec Dezeimeris et partage pendant un an la direction de ce recueil avec le savant bibliothécaire de la Faculté. Déjà, à ce moment, M. Littré s’était voué corps et âme à l’étude de l’histoire de la médecine. Dans son journal, il proclame que la science est fille du temps et que nos connaissances actuelles deviendraient une grande île déserte si on ne recherchait pas leurs rapports avec les productions antérieures, en renouant la tradition. L’année suivante, en 1839, il publie le premier volume de la Traduction des œuvres d’Hippocrate, que l’éminent éditeur J.-B. Baillière lui avait confiée sur les instances de Rayer et d’Andral. Cette publication plaça immédiatement M. Littré au premier rang parmi les historiens de la médecine, et la même année l’Académie des inscriptions lui ouvrit ses portes ; il n’avait que trente-huit ans. Quelle facilité et quelle puissance de travail il fallait pour produire à la fois tant d’oeuvres parfaites ! Un contemporain de M. Littré, le savant pathologiste infantile, M. Roger, son vieil ami de la première et de la dernière heure, me racontait que, pour faire un de ses beaux articles de critique scientifique, il étudiait son sujet le soir avant de se coucher, et, le lendemain matin, il dictait sans s’interrompre un instant. Un jour, les directeurs du Dictionnaire de médecine lui confièrent l’article Cœur et lui adjoignirent le docteur Blache pour l’aider. Blache fut chargé de compulser les auteurs anglais, Littré garda tout le reste du travail. Les tâches préparatoires terminées, M. Littré va chez M. Blache, examine les notes de ce dernier, les approuve. Alors M. Blache lui demande comment on se partagera la besogne définitive. « Eh bien ! si vous voulez, lui répond M. Littré, mettez-vous à votre bureau et je vais vous dicter. » C’est ainsi qu’en une nuit fut rédigé ce grand article désormais classique. Malgré cette immense facilité, M. Littré ne travaillait pas par boutades, mais avec la plus grande régularité. Et que de temps consacré au travail ! Il se levait à huit ou neuf heures et ne se couchait qu’à trois heures dans la nuit. Ce travail solitaire, infatigable, inquiétait vivement sa mère, qui tremblait pour la santé de son cher fils. On trouve les traces de ces craintes dans cette belle lettre que lui écrit le directeur du National, Armand Carrel, en 1835 : « Quand on a tant d’amour pour la science et qu’on exprime si éloquemment cette noble passion, on est bien excusable de ne pas toujours obéir aux représentations d’une mère qui ne veut pas qu’on travaille trop ; mais on devient aussi un être précieux à la science et à son temps. Quand donc, madame, vous presserez Emile de se ménager, que ce ne soit plus seulement au nom de votre tendresse et de ses sentimens pour vous. Dites-lui que d’autres que vous ont besoin de lui. » Jusqu’en 1848, M. Littré partage son temps entre la traduction d’Hippocrate et ses nombreuses publications littéraires. La révolution éclate ; il est nommé membre du conseil municipal, de la commission des récompenses, et refuse le ministère de l’instruction publique. « Je l’accepterai si personne n’en veut. Mais, ajouta-t-il, vous trouverez bien un amateur. » Pendant ces temps troublés, il ne perd pas de vue sa chère médecine. Il traduit Pline l’ancien, écrit une introduction à la Physiologie de Muller. Puis, en 1855, il refond avec M. Ch. Robin le Dictionnaire de médecine de Nysten ; il donne au Journal des Débats et au Journal des savans de nombreuses études sur l’histoire médicale ; il écrit une introduction au livre de Salverte sur les Sciences occultes. En 1858, il est élu membre de l’Académie de médecine et, en 1861, il publie le dernier volume d’Hippocrate. A partir de ce moment, le Dictionnaire de la langue française absorbe presque toute la vie de M. Littré. Cependant il s’intéresse toujours à l’histoire de la médecine, et, soucieux de ses progrès, il obtient de M. Duruy la création d’une chaire au Collège de France, mais, comme toujours, il refuse de l’occuper et la fait confier à mon père. En outre, dans la Revue positive, fondée en 1867, il publie chaque année quelque remarquable article médical. Enfin, en 1872, M. Littré a terminé son Dictionnaire, il est élu à l’Académie française et se repose en réunissant en deux volumes ses principaux articles de médecine sous le titre de : Médecine et Médecins et la Science au point de vue philosophique. Quelle œuvre médicale immense à côté de l’œuvre littéraire, plus immense encore [3] ! Mais la dernière ne doit pas faire oublier la première, dont nous allons tâcher de faire comprendre toute la grandeur. Sainte-Beuve a très justement dit que M. Littré était médecin parla vocation, par le dévoûment, la méthode en tout. Les études médicales ont certainement développé en lui ce sens d’observation critique qui distingue ses œuvres littéraires et les ont empreintes des procèdes sévères de l’investigation scientifique. Voilà pour la méthode ; quant au dévoûment médical, personne ne l’eut plus que lui ; les paysans du Mesnil le savent bien. Il prenait à cœur son art et ne s’endurcit jamais au spectacle de la douleur et de la mort. « Je ne connais pas de sentiment plus douloureux, écrit-il, que celui qui saisit le cœur, quand à la lumière froide et inexorable de ces lois qui ont été découvertes, on prévoit à l’avance la destruction d’existences qui mériteraient d’être conservées [4]. » Mais la compensation des souffrances de son cœur, si bon, si tendre, M. Littré la trouvait dans le plaisir d’être utile, de rendre service à ses semblables. M. Littré professait pour la médecine les sentimens les plus élevés. Dans toutes ses œuvres il flétrit ces médecins charlatans, ces faiseurs que Plaute nous représente comme si affairés qu’ils n’ont pas le temps d’examiner leurs cliens : « Ils viennent de remettre la cuisse à Esculape et vont remettre le bras à Apollon. » M. Littré, connaissant toutes les difficultés de la médecine, n’aimait pas à en parler en public. Il ne voulait pas encourager les profanes à parler de choses qu’ils ne connaissaient pas et ne pouvaient comprendre. Et cependant tout le monde parle de médecine depuis qu’il y a des malades. On connaît l’amusante histoire du duc de Ferrare et de son bouffon. Alphonse d’Esté demande un jour « de quel mestier il y avoit plus de gens. — De médecins, lui répond le bouffon, et je vous le prouverai en vingt heures. » Le lendemain, notre joyeux compère sort dans la rue le menton bandé. Là chacun lui demande ce qu’il a ; il répond « qu’il a une douleur enragée de dents, » et chacun lui recommande h la meilleure recepte du monde. » Il arrive ainsi dans la chambre du duc, qui s’écrie en le voyant : « Hé ! Je sçay une chose qui te fera passer incontinent ta douleur. » Alors le fou jette bas sa mentonnière : « Et vous aussi, dit-il, estes médecin. J’en ai trouvé plus de deux cents depuis mon logis jusqu’au vôtre et je n’ai passé que par une rue. Trouvez-moi autant de personnes d’autre mestier [5] ! » M. Littré parlait toujours avec tristesse de cette rage des ignorans de vouloir tout affirmer, tout expliquer, connaître des remèdes infaillibles, indiquer les causes les plus cachées des maladies les plus redoutables. « Se taire dans ce cas, ne pas donner d’explication est si rare qu’on peut regarder le silence en pareille matière comme la marque d’un esprit discipliné et habitué à réfléchir sur l’étendue de ce qu’il sait réellement [6]. » M. Littré avait la réserve et la modestie des vrais savans. Il aimait la médecine et il voulait qu’elle fût respectée. Cette admiration et ce respect, il les étendait à la science entière, qui a ouvert des horizons si élevés, si poétiques à l’étude de la nature et du monde : « Ce bleu céleste où l’on voyait une muraille immobile et solide, tout cela s’est dissipé comme une erreur, comme un songe des premiers hommes ; l’espace infini s’est ouvert sinon aux regards, du moins à la pensée. La terre, humble planète, a pris son rang autour de son splendide soleil ; ce soleil lui-même, vu à sa véritable distance, n’a plus été qu’une étoile perdue au milieu des innombrables étoiles, et l’homme, du seuil de sa terre si petite, a pu contempler les mondes fuyant comme une troupe d’oiseaux d’un vol infatigable sans terme et sans relâche et déployant dans les espaces déserts leurs ailes lumineuses [7]. » Quel poétique enthousiasme pour la nature, pour la science ! quelle hauteur de pensée ! quel charme d’expression ! On se demande comment Mgr Dupanloup a pu dire, dans son Avertissement adressé aux jeunes gens et aux pères de famille, en 1863, que M. Littré était « un écrivain embarrassé dans son style, un esprit raide et tendu, plus allemand que français, fatigué par la vue obstinée du même horizon et l’entêtement des mêmes idées. » Rien n’est plus injuste que cette appréciation. Et l’examen de son œuvre médicale nous montrera, au contraire, l’esprit le plus varié, le plus malléable, le plus ouvert à toutes les grandes découvertes. I Après son grand Dictionnaire, la plus grande œuvre de M. Littré a été sa traduction d’Hippocrate. Il la commença jeune et la termina vieux ; le premier volume parut en 1839, le dernier en 1S61 ; et ce n’est pas sans un sentiment d’affectueux regret qu’à cette époque, il se sépare de ce compagnon de tant d’années, auquel il doit sa réputation européenne parmi les médecins et les érudits. Avant M. Littré, tout ce qu’on a écrit sur Hippocrate est une œuvre à peu près stérile, faute de méthode, de critique, de connaissance de l’histoire de la médecine. Cette méthode, c’est lui qui l’a trouvée ; cette critique, c’est lui qui l’a introduite ; cette histoire, c’est lui qui en a posé les bases. Jusque-là on avait en face de soi un Hippocrate de fantaisie : le divin vieillard, le père de la médecine, le sublime auteur des Aphorismes qui surpassent l’esprit humain, le créateur des immuables principes du pronostic, le courageux lutteur contre la peste d’Athènes, le médecin désintéressé qui refuse les présens d’Artaxercès [8]. De ce savant, de ce praticien illustre, on faisait un devin, un prophète. En même temps, quelques esprits chagrins, irrités de voir cette auréole surnaturelle planer autour du front d’Hippocrate, viennent nier son existence même et l’authenticité de ses écrits. L’obscurité la plus complète régnait donc sur l’œuvre du grand médecin de Cos quand M. Littré entreprit de réédifier ce monument délabré. Tout était à refaire : l’histoire d’Hippocrate, que la légende avait profondément altérée, et le texte de ses œuvres, que le temps, l’incurie et l’ignorance avaient mis dans un état tel que la lecture en était à peine supportable. Il fallait établir quelles œuvres de la Collection hippocratique appartenaient bien à Hippocrate, reconstituer les faits et les doctrines au point de vue médical ancien et les éclairer à la lumière de la science moderne, pour mettre cette collection à la portée de médecins de notre temps et la rendre intelligible comme un livre contemporain. Nous allons voir par quels moyens et au milieu de quelles difficultés M. Littré a accompli cette œuvre, qu’au siècle dernier Grimm déclarait au-dessus des forces humaines. Les écrits d’Hippocrate nous sont parvenus par plusieurs manuscrits du moyen âge. Chacun d’eux est en bien des endroits absolument incompréhensible, car les copistes ne comprenaient guère ce qu’ils transcrivaient ; très souvent ils oubliaient des mots, des phrases entières, transposaient de longs passages, des livres même. Au XVIe siècle, des érudits comme Cornarius et Foës tentèrent de mettre un peu d’ordre dans ce chaos, mais leur œuvre fut bien incomplète, et après eux l’érudition tomba dans un discrédit profond. Les médecins se retournèrent vers l’étude de la nature vivante et aucun d’eux n’essaya de reconstituer les monumens de notre histoire. C’est M. Littré qui a repris l’œuvre des savans de la renaissance. Il a recueilli les variantes de soixante-dix manuscrits conservés dans toutes les bibliothèques de l’Europe et suivi les traces fugitives des altérations successives que le texte avait éprouvées. C’est lui qui a reconnu des transpositions qui troublaient des livres entiers, fait disparaître des centons tirés d’autres ouvrages, réuni des traités arbitrairement séparés, établi une distinction féconde entre les ouvrages didactiques et les simples notes rassemblées sans art et sans liaison. Enfin c’est lui qui a découvert à la Bibliothèque nationale une traduction latine du célèbre Traité des semaines, que l’on croyait à jamais perdu depuis plusieurs siècles. Grâce à M. Littré, il ne nous manque plus qu’un seul traité, celui des Traits et Blessures, pour avoir la collection hippocratique aussi complète qu’au temps de Galien. Le texte une fois constitué, il importait de savoir, avant de l’interpréter, à qui on devait l’attribuer ; à Hippocrate, à ses contemporains, à ses successeurs ? Mais d’abord Hippocrate a-t-il jamais existé ? Cet Hippocrate, descendant d’Hercule par sa mère, d’Esculape par son père, fils de dieux et de rois, qui a traité la folie de Démocrite, qui a arrêté la peste, qui a entretenu d’intimes relations avec tous les puissans de la terre, cet Hippocrate légendaire n’était-il pas un produit de l’imagination antique ? C’est ce que soutint en 1804 le citoyen Boulet dans une thèse présentée à la Faculté de Paris. Fort heureusement M. Littré nous a prouvé qu’Hippocrate a parfaitement bien existé. Platon parle de lui dans ses Dialogues et dans le Phèdre : il nous montre qu’il était de Cos, qu’il appartenait à la grande famille médicale des Asclépiades, qu’il enseignait la médecine, que ses leçons n’étaient pas gratuites, qu’il était contemporain de Socrate, et qu’il a écrit des livres. Ces livres, Platon les avait certainement lus, puisque, dans maint passage, il copie les théories médicales du médecin de Cos. Nous avons aussi un témoignage d’un autre contemporain : Ctésias, médecin de Cnide, qui accompagna l’expédition de Cyrus le jeune, critiqua les œuvres d’Hippocrate, et Galien nous a transmis cette critique. Il en est de même pour un célèbre médecin qui suivit de près Hippocrate, Dioclès de Caryste. Aristote, disciple de Platon, parle aussi du grand Hippocrate. On voit donc que non-seulement Hippocrate a existé, qu’il a vécu dans le grand siècle de Périclès, dont il fut un des ornemens, mais que, de son vivant et après sa mort, ses écrits avaient une grande réputation dans toute la Grèce. Voilà ce que nous savons d’Hippocrate ; pouvons-nous accepter de même toutes les brillantes histoires que les biographes anciens ont accumulées sur le père de la médecine ? M. Littré taille dans la légende à grands coups de ciseaux et, son travail terminé, il ne reste plus rien que ces témoignages contemporains cités plus haut. Certes il était agréable pour les amateurs d’anecdotes de voir Hippocrate, appelé auprès de Perdiccas II, roi de Macédoine, reconnaître que sa maladie était uniquement causée par l’amour secret inspiré à ce monarque par la maîtresse de son père ; mais aucun contemporain ne parle de ce diagnostic divinatoire. Nous aurions aimé voir le divin vieillard arrêter la peste d’Athènes en allumant de grands feux, comme Empédode et Acron avaient déjà fait avant lui, et les Athéniens lui élever une statue de fer. Malheureusement Thucydide, qui nous a donné une admirable description de cette peste, ne fait aucune mention d’Hippocrate. Même absence de documens pour prouver que le roi de Perse Artaxerxès envoya au médecin de Cos des ambassadeurs chargés de l’attirer à sa cour en lui offrant de riches présens et pour pouvoir enregistrer son refus superbe, exalté par les uns, blâmé par les autres, mais qui en tout cas a été bien rarement imité. C’est encore une pure invention que la vieille légende adoptée par La Fontaine et représentant Hippocrate délégué auprès du philosophe Démocrite, accusé de folie par ses compatriotes d’Abdère : :…. Hippocrate avisa dans le temps : Que celui qu’on disait n’avoir raison ni sens : Cherchait dans l’homme et dans la bête : Quel siège a la raison, soit le cœur, soit la tête. Hippocrate n’a donc pas été ce demi-dieu de l’antiquité et du moyen âge, ce « miracle de la nature, » dont on ne prononçait le nom qu’en se découvrant la tête. M. Littré nous a débarrassés de l’Hippocrate merveilleux, il nous en a donné un bien vivant, réel, à l’esprit profond et plein de bon sens, que l’on ne sera plus obligé d’adorer de confiance, mais que l’on pourra admirer sur des textes authentiques. Quelle est l’œuvre propre d’Hippocrate au milieu des nombreux traités qui forment cette collection hippocratique ? M. Littré et les commentateurs qui l’ont suivi ont démontré que cette collection était une bibliothèque médicale, probablement la bibliothèque entière d’Hippocrate, contenant ses œuvres, celles de son fils Thessalus, de son gendre l’ulybe, et de ses ennemis les médecins de l’école de Cnide. Cette Collection encyclopédique était immense puisqu’au moment où Galien écrivait, on avait déjà perdu plus de la moitié des ouvrages qui la composaient. Dans l’antiquité, les livres étaient bien facilement détruits ; souvent il n’en existait qu’un exemplaire, acheté fort cher par un grand collectionneur de livres, comme le fut Aristote ; quelquefois aussi cet exemplaire passait entre des mains indifférentes qui l’abandonnaient à la moisissure. Il est probable que nous n’aurions aucun des livres hippocratiques si les Ptolémées, rois grecs d Egypte, animés du culte de leur littérature nationale, n’avaient lancé à travers tout le monde civilisé des chercheurs de livres qui apportèrent toutes leurs dépouilles à Alexandrie. La collection hippocratique est arrivée à Alexandrie, telle que nous l’avons aujourd’hui, dans un désordre qui déroutait déjà les critiques alexandrins et qui exerça en vain la sagacité des innombrables commentateurs depuis le IIIe siècle avant Jésus-Christ jusqu’à nos jours. M. Littré, le premier, a porté la lumière dans ce fatras, rendant à Hippocrate ce qui lui appartenait, et cela seulement. Les témoignages des contemporains d’Hippocrate, Platon, Ctésias, Diodes de Caryste, nous apprennent qu’il faut réellement lui attribuer la paternité du Traité des articulations, des Aphorismes, de l’Officine du médecin. Par des recherches ingénieuses et des rapprochemens sagaces, M. Littré a montré qu’il en était de même pour le traité des Fractures, le Pronostic, les livres I et III des Épidémies, le Régime des maladies aiguës, l’Ancienne médecine, le traité des Airs, des Eaux et des Lieux. Et, coïncidence remarquable, ce sont les œuvres les plus belles de la collection hippocratique que la critique savante de M. Littré attribue à Hippocrate. Tous ces livres, démontrés authentiques, présentent bien un ensemble où règne, une seule pensée, où tout se lie et où l’on ne remarque ni incohérence ni contradiction. Ce travail ardu, pénible, hérissé de difficultés, était absolument nécessaire pour rechercher la vraie doctrine d’Hippocrate, sur laquelle on avait imprimé tant de belles phrases creuses. Avant de juger l’œuvre d’un homme, il faut d’abord savoir ce qu’on peut lui attribuer en propre. Cette vérité si simple n’avait cependant pas été reconnue avant M. Littré, et ses prédécesseurs nous avaient montré un Hippocrate absolument falsifié. Les textes sûrs et précis, voilà le premier matériel d’investigation absolument nécessaire à l’historien. M. Littré l’a bien compris, car s’il a été un des chefs de l’école positiviste en philosophie, il a été le maître de l’école positive dans l’histoire des sciences. Il l’a encore prouvé en interprétant ces textes obscurs. Quand on traduit un livre de médecine ancien, il ne suffit pas de remplacer les mots d’Une langue par ceux d’une autre : il faut s’identifier avec l’époque de son auteur pour donner un sens précis aux faits observés, aux idées exprimées dans un milieu qui n’avait ni les mêmes moyens d’exploration ni les mêmes procédés de raisonnement que nous. Il faut laisser à la vieille médecine son cachet antique, tout en l’éclairant à la lumière de la science moderne. C’est cette méthode critique que M. Littré a inaugurée, que la postérité appellera la méthode de Littré, et qui entre ses mains a fait naître les découvertes les plus inattendues. Avant lui, on trouvait dans Hippocrate l’histoire d’une foule de maladies sur lesquelles il était impossible de mettre une étiquette moderne. On pensait qu’il parlait d’affections éteintes ou de cas mal observés. Une étude attentive a démontré à M. Littré qu’Hippocrate avait su observer plus de trois cents ans avant Jésus-Christ des faits que les modernes ont cru découvrir de nos jours. Ainsi, dans les Épidémies, on trouve la description d’une maladie caractérisée par de la toux et qui se terminait souvent par des paralysies. Quelle était cette maladie, que l’on appelait épidémie de Périnthe, ne pouvant pas la rapprocher d’une affection actuelle ? M. Littré nous a montré qu’il s’agissait là tantôt des paralysies qui surviennent après l’angine couenneuse et bien décrites en 1860 par Trousseau et Maingault, tantôt de celles qui se manifestent à la suite des angines inflammatoires simples, comme l’a montré Gubler. Ainsi pendant vingt-deux siècles, cette connexité entre les paralysies et les angines était restée enfouie dans les ténèbres, et ses nouveaux observateurs ne se doutaient certes pas qu’ils avaient été dans cette voie précédés par Hippocrate. C’est encore M. Littré qui a montré qu’Hippocrate, avant nos contemporains, avait décrit la paralysie d’une moitié du voile du palais accompagnant la paralysie de la moitié de la face, le bruit de cuir neuf perçu dans la poitrine des individus affectés de pleurésie avec des fausses membranes ; qu’il avait employé les appareils et les procédés les plus ingénieux pour réduire les fractures et les luxations, même celles des vertèbres ; qu’il avait affirmé avec raison que les lésions du côté droit du cerveau déterminaient la paralysie des membres du côté gauche [9]. Dans la collection hippocratique, on trouve aussi mentionné l’érysipèle de la gorge comme compliquant l’érysipèle de la peau, l’atrophie musculaire à la suite des paralysies, l’érysipèle gangreneux, les kystes hydatiques du poumon, etc. Voilà ce qu’a découvert M. Littré en sachant lire Hippocrate, tant il est vrai que l’intelligence et l’interprétation des livres anciens dépendent du progrès actuel des sciences. La science d’aujourd’hui est fille de la science d’hier. Pour retrouver le fil conducteur entre le passé et le présent, il faut lire les anciens, voir combien, au milieu de son évolution rapide, la médecine a laissé en chemin d’essais, d’indications, d’institutions qu’il serait sage de ne pas perdre et qu’une étude intelligente peut nous rendre. Au milieu du fouillis presque inextricable de la pharmacopée antique, on trouve des aperçus fort curieux. Dans Hippocrate, on lit des observations fort intéressantes sur l’ellébore, très en honneur à cette époque pour le traitement des affections fébriles et complètement oublié depuis bien des siècles ; de nos jours, on a retiré de l’ellébore un alcaloïde, la vératrine, possédant les mêmes propriétés sédatives que le médicament donné par le médecin de Cos pour modérer les phénomènes inflammatoires. Il y aurait des essais analogues à faire sur les autres drogues empiriques des anciens. Que de choses on a été obligé de réinventer depuis eux ! Un contemporain d’Hippocrate faisait des frictions générales à tous les fiévreux et surtout aux fiévreux atteints d’une maladie consomptive comme la phtisie. Combien de médecins pensent que ce traitement date de quelques années ! Et la ligature des artères à la suite des amputations, elle est bien ancienne, car Paul d’Egine en parle ; mais on l’avait complètement oubliée, et il a fallu qu’Ambroise Paré la réinventât. La torsion de ces mêmes artères, qui a été proposée il y a une dizaine d’années, est décrite tout au long dans Galien. Quant à l’inoculation de la petite vérole, elle était pratiquée au IIe siècle, comme le prouvent ces vers de l’école de Salerne : : Pour éloigner d’un fils ce poison délétère, : Inocule en sa veine un virus salutaire [10]. Les anciens et les Arabes au moyen âge opéraient la cataracte par la succion, que M. Laugier a cru imaginer pour la première fois, il y a une trentaine d’années. Cette liste très écourtée des découvertes renouvelée des Grecs serait bien incomplète si nous ne signalions la trouvaille la plus importante que M. Littré ait faite au milieu des œuvres d’Hippocrate. C’est celle des fièvres rémittentes ou pseudo-continues de Grèce, dont parlent à chaque instant les auteurs hippocratiques et que les commentateurs du centre de l’Europe avaient complètement méconnues. M. Littré lui-même, dans son article Fièvre typhoïde du Dictionnaire en trente volumes, avait considéré ces fièvres comme des fièvres typhoïdes. Mais depuis ce temps nos soldats avaient été en Morée (1828). Là, nos officiers de santé militaires se virent aux prises avec un ennemi absolument nouveau ; les uns le regardèrent comme étant la fièvre typhoïde, les autres comme une entérite grave, d’autres enfin, ne regardant guère, se contentèrent de saigner à blanc, selon la méthode de Broussais. Quelques années plus tard, ces mêmes médecins passèrent en Afrique et ils se retrouvèrent en face du même ennemi ; ils saignèrent de plus en plus, et les malades moururent presque tous. Il faut arriver en 1836 pour rencontrer un médecin modeste, mais observateur éclairé et convaincu, M. Maillot, qui osa renverser toutes ces idées erronées et appeler les fièvres d’Afrique irritations cérébro-spinales intermittentes [11]. M. Littré lut ce mémoire, et ce fut une révélation pour lui. Il comprit que la pathologie d’Hippocrate n’était pas la pathologie d’un Parisien, d’un Londonien ou d’un Viennois, mais bien la pathologie de la Grèce, et que les fièvres d’Hippocrate étaient les fièvres des pays chauds, causaient le gonflement de la rate et la douleur des flancs, comme l’avait parfaitement observé le médecin de Cos. Cette découverte de M. Littré eut une portée immense ; elle démontra d’une façon irréfutable que ces fièvres de Grèce et d’Algérie, soi-disant inflammatoires, faisaient partie de la grande famille des fièvres paludéennes, et qu’il fallait les traiter par la quinine, comme les médecins anglais le faisaient depuis longtemps dans l’Inde. M. Maillot s’empara avec ardeur de la découverte de M. Littré et lui fit porter fruit auprès de nos pauvres soldats d’Afrique, que les émanations telluriques et la saignée décimaient. L’Algérie n’a pas oublié le grand service que M. Maillot lui a rendu et elle vient de donner son nom à un nouveau village. Voilà certes une conquête de la science au profit de la civilisation que l’histoire de la médecine peut bien revendiquer. On voit combien est fécond pour le médecin moderne le commerce avec les médecins anciens. Il se fait ainsi contemporain de tous les âges ; il prend connaissance de mille faits qui lui auraient été à jamais inconnus, et ce voyage dans les temps anciens ne lui sert pas moins que ne lui servirait un voyage à travers les continens et les mers. Mais pour faire profiter les siècles présens de l’expérience et des idées des siècles passés, pour vivifier la lettre morte de l’histoire, il ! faut connaître à fond les découvertes de la science moderne. « Alors seulement, nous dit M. Littré, il est temps de se tourner vers, la science passée. Rien ne fortifie plus le jugement que cette comparaison. L’impartialité de l’esprit s’y développe, l’incertitude des systèmes s’y manifeste, l’autorité des faits s’y confirme, et l’on découvre dans l’ensemble un enchaînement philosophique qui est en soi une leçon [12]. » Cet enchaînement philosophique des découvertes médicales a toujours préoccupé M. Littré. Dans ses études sur Hippocrate, il s’est efforcé de l’établir au début même de la médecine scientifique en détruisant la légende du père de la médecine. Dix ans à peine avant la publication de M. Littré, Double disait encore à l’Académie de médecine « qu’Hippocrate seul, sans antécédens, sans rien avoir emprunté aux siècles qui l’avaient précédé, puisqu’ils n’avaient rien produit, ouvre à l’esprit la route de la vraie médecine. » M. Littré ne peut admettre que la médecine soit sortie toute faite de la tête d’Hippocrate, comme Minerve tout armée du cerveau de Jupiter. Et sans beaucoup de peine il nous démontre qu’il y avait en Grèce des médecins avant Hippocrate, comme il y avait des sculpteurs avant Phidias et des philosophes avant Socrate. C’est dans Hippocrate lui-même que M. Littré trouve les argumens nécessaires an renversement de la légende. Dans plusieurs passages de ses livres, le médecin de Cos dit que l’art de la médecine existe depuis longtemps et qu’il est dû à une longue expérience. A chaque page, il parle d’instrumens inventés bien avant lui ; à chaque page aussi, nous trouvons des discussions hardies et piquantes contre les anciens médecins. Ce n’est pas ainsi qu’aurait écrit l’inventeur de la médecine. Et puis, si l’on consulte les auteurs non médicaux, on rencontre partout la trace d’une médecine parfaitement établie. Homère avait en anatomie, en chirurgie, en médecine des connaissances et des doctrines dont on retrouve les traces dans la collection hippocratique. Il a pour la médecine le plus grand respect, car il qualifie le médecin de « riche en médicamens et valant à lui seul beaucoup d’autres hommes. » Déjà, au moment de la guerre de Troie, la médecine, en Grèce, devait, comme les arts de la guerre et de la civilisation, avoir dépassé l’époque barbare [13]. Du reste, en fouillant les ruines de la littérature grecque, on trouve partout les débris d’une médecine avancée, dans Euripide, dans Platon, dans Aristophane et les autres comiques, dans les philosophes antésocratiques depuis Alcmæon jusqu’à Démocrite. M. Littré a démontré qu’avant Hippocrate les écoles médicales de Crotone et de Cyrène étaient célèbres quand celle de Cos ne l’était pas encore, qu’une énumération des maladies avait déjà été tentée par les médecins de Guide, qu’Euryphon traitait déjà la pleurésie par la cautérisation et que la langue médicale technique était créée. Il existe déjà une doctrine qui place le développement des maladies sous les influences générales du monde extérieur et les influences particulières du régime ou des lois qui gouvernent les efforts et les crises de la nature, système oublié par les historiens et reconstitué par M. Littré. Quand Hippocrate arrive, il s’empare de toutes ces doctrines, de tons ces faits, les soutient avec talent, les développe avec bonheur et féconde ce qui existait avant lui. Tant il est vrai que rien dans les sciences n’est un fruit spontané qui germe sans préparation et mûrisse sans secours. Mais alors, dira-t-on, M. Littré a amoindri l’Hippocrate que nous connaissions avant lui. Point du tout ; l’Hippocrate de l’histoire vaut bien celui de la légende. Si M. Littré lui a enlevé le titre de père de la médecine, il lui a rendu celui de père de la médecine scientifique. C’est lui, en effet, qui, arrachant la médecine aux conceptions métaphysiques écloses dans le sein des écoles philosophiques et l’élevant au-dessus de l’empirisme, a commencé ce grand travail d’élaboration qui a créé la véritable méthode d’observation médicale. Nous avons vu quels trésors de faits renferme l’œuvre d’Hippocrate. Ses théories médicales sont bien souvent marquées au coin du génie. Il crée la doctrine si féconde de l’action des milieux sur l’homme ; il réforme le régime dans les maladies aiguës, en subordonnant le régime à la maladie et non la maladie au régime, comme le faisaient les médecins de son temps. Le premier, il donne une grande place à l’étude de l’état général du malade, et c’est sur cette étude qu’il fonde sa prognose, c’est-à-dire l’art de juger le passé et l’avenir d’une maladie d’après sa nature présente. Il blâme la polypharmacie et l’usage immodéré des drogues en montrant que la nature a une tendance curative spontanée et qu’il faut la combattre seulement quand elle s’égare ; ce fut là une grande révolution pour son temps, qui appela injustement la médecine d’Hippocrate « De méditation sur la mort. » Que de grandes choses nous aurait encore apprises Hippocrate si de son temps la physiologie eût été créée ! Malheureusement, les idées les plus étranges régnaient sur le fonctionnement de l’organisme humain ; il ne pouvait en être autrement, on ne disséquait pas, on ne faisait aucune expérience sur les animaux, et le champ de l’hypothèse était largement ouvert aux fantaisies de l’imagination antique. Malgré cette ignorance absolue des fonctions de nos organes, Hippocrate lut un grand médecin. Il a observé la nature, et, se servant de l’induction, il a trouvé un lien entre les faits particuliers observés chez chaque malade isolé. Mais quelle réserve, quelle sagesse, quelle modestie dans ses affirmations ! « L’affirmation en paroles est glissante et faillible, dit-il ; il n’y a de solide que ce qui s’opère par démonstration ; c’est à quoi il faut se tenir et s’attacher sans réserve si l’on veut obtenir cette aptitude facile et sûre que nous appelons l’art de la médecine. » Il n’est pas de ceux qui croient, comme Van Helmont, que leur pouvoir est illimité et que les médecins sont les dompteurs des maladies ; il se contente d’émettre cette sage pensée : « Avec le médecin, le malade doit combattre la maladie, » tout comme Ambroise Paré a dit : « Je le pansai, Dieu le guérit. » Puis, quelle honnête sagesse dans ce précepte : « Le praticien doit avoir deux objets en vue : être utile au malade et avant tout ne pas lui nuire. » Il faut aussi que le médecin recherche la considération de ses malades par une parfaite honorabilité professionnelle : « Quand il existe, dit-il, plusieurs méthodes de traitement, il faut employer celle qui fait le moins d’étalage. Quiconque ne prétend pas éblouir les yeux du vulgaire par un vain appareil sentira que telle doit être la condition d’un homme d’honneur et d’un véritable médecin. » Chez lui le sentiment de l’honneur s’alliait à celui de la charité. « Quand il y aura des pauvres, c’est auprès d’eux que le médecin courra tout d’abord, disposé à les assister, non-seulement de ses remèdes, mais encore de sa bourse. » Mais si Hippocrate était sage, modeste et réservé, il possédait le sentiment de fierté inné chez l’homme libre et qui a animé tous les illustres représentans du génie grec au siècle de Périclès : « Les Européens ne sont pas comme les Asiatiques, s’écrie-t-il, gouvernés par des rois, et chez les hommes qui sont soumis à la royauté le courage manque nécessairement. Leur âme est asservie, et ils se soucient peu de s’exposer aux périls sans nécessité pour accroître la puissance d’autrui. » Voilà l’Hippocrate que M. Littré a exhumé des ténèbres ; n’est-il pas aussi grand, aussi beau que celui de la légende ? Nous n’aurons plus devant les yeux le père de la médecine, ce divin vieillard, tenant en main ce sceptre enroulé du mystérieux serpent d’Épidaure, lançant ses prédictions du ton inspiré d’un augure ; mais nous verrons un homme grave, sage, modeste, charitable, soucieux de la dignité de son art, avouant son impuissance fréquente ; un observateur sagace, doué d’un sens médical exquis, jugeant l’ensemble des phénomènes, en saisissant le lien, embrassant d’un coup d’œil la marche du mal et l’équilibre instable de la vie, un polémiste hardi, un chef d’école puissant, ayant assuré à la médecine une forme qui a triomphé des âges et des sectes. II Que de temps la médecine aurait gagné si, avant le XVIIe siècle, Hippocrate eût trouvé un commentateur tel que M. Littré ! Mais hélas ! cinq siècles après sa mort le médecin de Cos devint un oracle, comme la légende prétendait qu’il l’avait été pendant sa vie. Quelques médecins de l’école d’Alexandrie avaient bien essayé de modifier ses théories. Mais, au IIe siècle de notre ère, Galien arriva, il se servit du nom d’Hippocrate pour imposer ses propres doctrines au monde entier, et ce mélange des opinions du médecin du Cos et du médecin de Pergame constitua une doctrine, le galénisme, qui asservit le monde à son joug pendant quinze siècles. On ne voyait plus la nature, car on ne la regardait qu’à travers les livres hippocratiques ou galéniques et leurs traducteurs arabes. Aussi on peut dire que, si les grands systèmes sont beaux et admirables dans les œuvres de l’homme qui les produit, ils sont après eux désastreux pour la science ; car lorsqu’ils cessent d’être au service du génie, ils deviennent des menottes aux mains d’adeptes serviles ou de commentateurs étroits. Le principe d’autorité est la ruine de la médecine, et jamais Hippocrate n’avait rêvé de régenter son art. Il n’avait préconisé aucun système exclusif. Il avait simplement créé cette méthode scientifique si simple et si belle, toujours ouverte au progrès et aux découvertes : l’expérience appuyée sur le raisonnement. L’histoire de cette longue servitude de la médecine a vivement attiré l’attention de M. Littré, et dans les nombreux articles qu’il lui a consacrés, il ne s’est pas seulement contenté de la raconter, mais comme pour Hippocrate, il l’a interprétée et expliquée. Dans son exploration à travers les âges il a été guidé par une grande idée qui lui est propre. C’est lui qui l’a introduite le premier dans l’histoire de la médecine ; elle est cependant bien simple : c’est que notre science n’est pas une création isolée sans relation ni parenté avec les autres créations de l’esprit humain. Avant lui on était incapable d’expliquer pourquoi, à certaines époques, la médecine avait reculé et pourquoi à certaines autres, elle avait avancé. C’est lui qui l’a fait rentrer dans le cercle des autres sciences, a montré le lien qui les rassemble et établi la loi commune qui explique leurs progrès ou leurs défaillances. Voilà le nœud de l’histoire de la médecine, voilà sa vie. Tel est le flambeau qui doit guider l’érudition, car l’érudition n’est qu’un instrument dont l’histoire est le produit. Avant M. Littré on disait souvent que les révolutions religieuses et sociales, que les progrès des arts, des lettres et surtout de la philosophie avaient eu une grande influence sur le développement de la science médicale. C’est là un rêve. Est-ce qu’Hippocrate a puisé sa méthode d’observation dans les philosophes épicuriens ou chez ses contemporains du siècle de Périclès ? Est-ce que le siècle de Périclès a été le père d’autres grands siècles médicaux ? Le christianisme ou l’islamisme ont-ils créé une médecine originale ? Est-ce que la réforme a créé autre chose que des démolisseurs illuminés, comme Paracelse et Van Helmont ? Est-ce que Harvey, l’immortel auteur de la découverte de la circulation du sang, n’a pas précédé Addison, Swift, la révolution d’Angleterre, Descartes et Leibniz ? Le siècle de Louis XIV n’a-t-il pas été le siècle des Diafoirus et des Purgon ? Et la grande révolution médicale opérée ; par Bichat, Broussais et Laënnec n’a-telle pas eu lieu dans un temps où les lettres et les arts étaient fort peu en honneur ? Non, ce n’est pas parmi les littérateurs, les artistes, les philosophes, ce n’est ni dans les temples ni dans les palais, que nous devons chercher les inspirateurs de la médecine. C’est aux savans, aux physiologistes, aux physiciens, aux chimistes que nous devons demander les origines de nos fluctuations ascendantes et descendantes. La médecine est un art fragile appuyé sur des sciences solides. Voyons donc avec M. Littré comment s’est créée la médecine et quelles ont été les causes de ses erreurs et de ses progrès. C’est en Grèce qu’elle s’est constituée. On a bien essayé de trouver ses premiers fondemens dans l’Inde, en Chine, en Egypte, en Judée, on a bien tenté de démontrer qu’il avait existé une science préhistorique, dont l’antiquité aurait recueilli les débris. Mais un examen attentif ne montre chez tous ces peuples que des pratiques empiriques exploitées par les prêtres ou les sorciers, telles qu’on les retrouve encore dans les peuplades sauvages. Chez ces populations le mouvement d’accumulation scientifique s’est arrêté tout a coup ; leur histoire fait découvrir chez elles une halte définitive. Dans la Grèce seule nous trouvons cette évolution permanente et successive qui transforme la médecine empirique en médecine scientifique. L’étude des textes anciens démontre qu’entre Homère et Hippocrate, il y eut de grandes écoles de médecine. Car ce sont des médecins qui ont fondé la médecine et non des philosophes ; ces derniers peuvent bien remuer des idées, mais, semblables aux voyageurs qui vont aux découvertes, ce ne sont pas eux qui colonisent les voies qu’ils ouvrent. Il existe une vraie médecine quand Hippocrate survient, et c’est lui qui lui donne sa méthode, la méthode d’observation : « Tout médecin, dit-il dans le traité de l’Ancienne Médecine, doit étudier la nature humaine et rechercher soigneusement quels sont les rapports de l’homme avec ses alimens, ses boissons, les climats, tout son genre de vie, et quelle influence chaque chose exerce sur chacun. » La méthode était bonne, mais, comme le fait remarquer M. Littré, les instrumens manquaient absolument pour la mettre en œuvre. Hippocrate voulait que la médecine fût fondée sur la science des milieux dans lesquels nous vivons. Cette science des milieux, c’est celle des corps organiques, c’est-à-dire l’ensemble des sciences physico-chimiques. Or la physique et la chimie n’étaient pas encore nées. On peut dire que la physique n’a vraiment été fondée que le jour où Newton a établi le principe de la gravitation universelle ; quant à la chimie, c’est Lavoisier qui l’a créée en faisant entrer te principe de la composition et de la décomposition moléculaire dans le domaine scientifique. Avant lui on avait certes fait de grandes découvertes, mais elles étaient demeurées isolées, surgissant du chaos de l’alchimie, comme les ruines de ces grands monumens qui restent seuls debout au milieu des cités anéanties. Lavoisier arriva, la balance à la main, et il constitua une chimie certaine, fondée sur une physique déjà assez puissante pour soutenir un vaste édifice [14]. Hippocrate, n’ayant aucune notion de la physique et de la chimie » ne pouvait aborder la biologie, la science générale de la vie ; il ne pouvait même pas aborder la physiologie, qui nous explique le fonctionnement normal de l’organisme chez l’être sain. Il est bien certain, que si la logique avait été la loi du monde, les hommes auraient dû étudier la physiologie avant de créer la médecine. Mais ce n’est pas la logique, c’est la nécessité qui fait la loi. La souffrance était là, pressante, acharnée, et il fallait, comme dit le vieil Homère, « composer les doux médicamens qui apaisent les noires douleurs. » Ce sont les cris de l’organisme malade et non l’attrait de la vérité abstraite qui ont fait naître la médecine. Et nos premiers maîtres ont été forcés de commencer l’étude des êtres vivans par le cas le plus difficile, puisque la maladie est plus compliquée que l’état déjà si complexe qui constitue la santé. Aussi est-ce avec une grande indulgence que nous devons juger ces médecins anciens qui, à travers les plus grandes difficultés, s’efforcèrent d’observer les phénomènes, de penser sur ce qu’ils avaient observé, de créer des théories encore bien précaires, d’instituer enfin l’esprit scientifique. Pour les apprécier, il ne faut pas les séparer du milieu dans lequel ils vivent et de la somme des connaissances alors en circulation [15]. C’est avec ce sentiment d’indulgence qu’il faut observer avec M. Littré cet admirable mouvement intellectuel qui poussa après Hippocrate le génie grec dans le chemin des découvertes anatomiques. Aristote établit les premiers rudimens de l’anatomie comparée en rapprochant les parties analogues des différens animaux et en les comparant ensemble. Théophraste, son élève, étudie la vie des plantes, Erasistrate, Hérophile, Galien, démontrent que le cerveau n’est pas une glande et que les nerfs ne doivent pas être confondus avec les tendons. Mais ces découvertes restèrent infécondes ; car, ne s’appuyant sur aucune autre science, elles étaient semées dans un sol frappé de stérilité. Il n’est pas permis à des génies vigoureux d’intervertir l’ordre des temps, et l’on ne peut accuser leurs contemporains d’avoir manqué de clairvoyance en ne mettant pas à profit des vérités si palpables. C’est là qu’éclate dans tout son jour, dans toute sa force, le principe de la connexion historique qui fait tout marcher pas à pas, ne permettant pas que même les vues avancées des génies sagaces aient aucun effet prématuré. Ainsi l’histoire nous démontre que l’anatomie isolée n’a jamais fait progresser la médecine. Un habile anatomiste moderne se comparait avec raison au portefaix qui connaît très bien les rues d’une ville, y circule sans s’égarer, mais ne pénètre pas dans l’intérieur des maisons et ignore ce qui s’y passe. Le scalpel chemine, en effet, avec une grande sûreté dans les rues du corps humain, il en sait les replis et les sinuosités, mais il ne pénètre pas dans les intérieurs où se manipulent les matériaux de la vie. C’est l’expérimentation physiologique qui seule éclaire les mystères du jeu de l’organisme [16]. M. Littré a commencé ses études médicales au moment où Bichat et Broussais venaient de démontrer que la pathologie n’est autre chose que la physiologie dérangée. C’est certainement à cette idée dominante vers 1830 que M. Littré dut d’avoir découvert cette belle loi de l’histoire de la médecine : les Erreurs de la pathologie sont solidaires des erreurs de la physiologie. Tant que la vraie physiologie n’exista pas, la pathologie n’a valu quelque chose que lorsqu’elle secouait le joug de la mauvaise physiologie traditionnelle, comme l’a fait Hippocrate dans ses Épidémies, en se livrant à l’observation pure et simple des faits. Toutes les fois, au contraire, où les anciens ont fondé leurs systèmes sur des conceptions physiologiques erronées ou incomplètes, ils ont fait de la mauvaise médecine. M. Littré nous permet de toucher du doigt ce grand principe historique, en faisant défiler devant nous les diverses théories sur la nature même de la maladie qui ont tour à tour éclairé ou plutôt obscurci la médecine. Les anciens, eux, pensaient bien qu’ils devaient chercher leurs élémens de discussion dans les propriétés des corps inorganiques, mais, comme ils ne les connaissaient pas, ils inventaient une physique et une chimie de fantaisie, instrumens défectueux et impuissans au service d’une idée juste. Ces essais prématurés produisirent une doctrine étrange, où la maladie est regardée comme un mauvais mélange de quatre humeurs : le sang, la bile, l’atrabile et la pituite. Cette théorie chimique, c’est l’humorisme ancien. Quelques siècles plus tard, les méthodistes, représentés par Soranus et Alexandre de Tralles, déclarèrent que la santé consistait dans la laxité et le resserrement des parties, et que la maladie survenait quand ces qualités étaient troublées. Cette théorie physique est le solidisme ancien. Avec Paracelse, avec Van Helmont, apparaît un nouvel élément, l’archée, sorte d’esprit qui est la cause de tout le mal. Cette théorie psychologique, c’est l’animisme. Voilà les trois théories qui, isolées ou mélangées entre elles, ont régi les systèmes médicaux jusqu’à nos jours ; partout on retrouve la chimie, la physique ou les esprits. M. Littré nous montre qu’au siècle dernier, le célèbre médecin d’Edimbourg, Brown, ne fît guère que renouveler les méthodistes du commencement de notre ère. Pour lui la santé consiste dans une propriété générale de l’organisme, l’incitabilité. Si cette incitabilité est trop forte ou trop faible, la maladie survient. Quelle courte vue ! et cependant avec quel contentement de lui-même il s’écrie : « J’ai démontré que l’état de maladie ne consiste pas dans l’introduction de matières étrangères dans le corps, ni dans un changement de formes des molécules organiques, ni dans une augmentation ou une diminution de la force du cœur et des artères, ni dans l’influence d’un principe raisonnable qui régisse les fonctions, ni dans un rétrécissement ou un élargissement des pores, ni dans une contraction des capillaires par le froid, ni dans un spasme qui occasionne une réaction de la part du cœur ou de vaisseaux profonds. » Tout cela était trop compliqué pour Brown, et pour lui toutes les maladies sont simplement sthéniques ou asthéniques ; il faut donc stimuler ou contre-stimuler l’organisme, et comme Brown exerçait dans un pays humide et froid, il stimulait tous ses malades, tandis que son adversaire Rasori, qui exerçait en Italie, les contre-stimulait tous [17]. L’examen de ces efforts impuissans de la médecine pour se constituer et se créer des lois, nous montre la profondeur de cette parole de Celse : « Si l’art de raisonner faisait les médecins, il n’y en aurait pas de plus grands que les philosophes. Mais il vaut mieux ignorer comment se fait la digestion et savoir ce qui se digère le plus facilement. Au lieu d’interroger les causes de la respiration, il est préférable de chercher les moyens d’en faire cesser la gêne et la lenteur. Or ces notions nous viennent de l’expérience. » Au lieu de se livrer à l’expérience, à l’observation seule, nos ancêtres ont trouvé dans leur ignorance même une tendance naturelle à tout expliquer sans que des faits précis vinssent arrêter l’essor de leur imagination dépendant ce n’est pas sans un grand enseignement pour notre esprit orgueilleux, nous dit M. Littré, qu’on voit s’écrouler ces empires scientifiques devant les irruptions de doctrines nouvelles ou régénérées, et naître, d’intervalle en intervalle, ces puissans esprits, législateurs temporaires, à qui finit toujours par échapper la science mobile et progressive [18]. Il faut arriver à notre époque contemporaine pour voir les médecins, familiarisés avec les sciences précises, la physique, la chimie, la physiologie, introduire la rigueur, la précision dans leurs recherches et considérer que la pathologie atteindra son idéal lorsqu’elle assimilera en tout ses observations aux expériences de la physiologie. L’histoire nous montre que plus les systèmes sont éloignés de cet idéal, plus ils sont imparfaits ; plus ils s’en rapprochent, plus leurs qualités augmentent. Ainsi cette histoire de la médecine nous enseigne que les progrès de notre art dépendent des progrès de la physiologie, qui est elle-même sous la dépendance de la physique et de la chimie, que les nouons scientifiques doivent suivre une gradation nécessaire, et que nous devons regarder comme nulles et non avenues ces médecines qui croissent sur le fond malsain du mysticisme et de la superstition. La science n’est jamais née tout à coup d’un cerveau ; elle est le fruit d’une élaboration bien des fois séculaire. Ainsi que l’a dit Montaigne en son naïf langage : « Les sciences ne se jettent pas au moule, on les forme peu à peu eu les maniant et polissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leschant à loisir. » Nous n’avons pas le droit de dire comme Euthydème : « Athéniens, je n’ai jamais rien appris de personne : j’ai toujours évité avec le plus grand soin non-seulement de recevoir des leçons, mais même de paraître en avoir reçu. » M. Littré n’a pas seulement introduit dans l’histoire de la médecine ce principe fécond de la connexion des sciences, mais il a aussi accueilli avec empressement celui de la connexion des temps et de l’évolution successive de la médecine sans aucune interruption. On a cru pendant bien longtemps que le moyeu âge avait été une époque de barbarie complète, où les sciences, les lettres et les arts étaient complètement inconnus ou délaissés : la renaissance était regardée comme une ère nouvelle née de toutes pièces. Cette renaissance avait jeté un voile épais sur le moyen âge. C’est notre siècle qui a été obligé de le reconstituer. Au moment où M. Littré se livrait avec ardeur à ses études historiques, on avait déjà démontré que cette époque, réputée ténébreuse, parce que nous ne connaissions pas la lumière capable de l’éclairer, avait été la gardienne de la tradition, et que même elle avait évolué au-delà de l’époque gréco-romaine. On avait prouvé qu’au moyen âge, le droit romain, la dialectique d’Aristote, la musique, l’architecture, l’enluminure, empruntés aux anciens avaient été en grand honneur. M. Littré pressentait qu’il en avait été de même pour la médecine, qu’il n’y avait pas eu de solution de continuité dans l’enchaînement des choses ; car, disait-il, on n’aurait pas pu expliquer comment la science arabe, qui envahit l’Occident au XIIe siècle, aurait si facilement prospéré au milieu d’un foyer éteint. Le premier, il fit voir que pendant cette époque on traduisit les médecins grecs en latin, puisqu’il découvrit dans notre Bibliothèque nationale une traduction latine des livres des Semaines d’Hippocrate. En 1847, il montra que de nombreux médecins du xme siècle, tels que Richard, Gilbert l’Anglais, Géraud du Berri, Gautier, Jean de Saint-Paul, Aubrand de Florence, cultivaient moins la science arabe que celle de l’école latine fondée à Palerme au ixe siècle. Mais la multitude de ses travaux ne lui permit pas d’aller plus loin [19]. La fin de la tâche échut à son élève, à mon père, qui parcourut les bibliothèques de l’Europe et y trouva les vestiges nombreux d’études médicales très actives entre la chute de l’empire romain et l’invasion des Arabes. On traduisait, on commentait, on enseignait. Comme la médecine en vogue venait de Rome, elle était surtout représentée par les méthodistes Soranus et Alexandre de Tralles. Cependant ce siècle de conservation par excellence nous a transmis en outre les œuvres de plusieurs compilateurs des premiers siècles de notre ère, et entre autres celles de Pline le naturaliste et d’Oribase. On ne peut oublier de parler de Pline en parlant de l’œuvre médicale de M. Littré, car le grand historien de la médecine l’a traduit et commenté [20]. Ce n’était pas là une œuvre facile ; Pline parle de tout, et il fallait connaître presque toutes les branches des connaissances humaines pour le faire comprendre. C’était un singulier personnage que ce Pline. Grand ami de Vespasien, avocat, homme de guerre, homme d’état, n’ayant vécu que cinquante-six ans, il a écrit sept gros ouvrages d’histoire, de littérature, de science, sur lesquels l’Histoire naturelle seule est parvenue jusqu’à nous. Mais quelle vie studieuse ! Pline le jeune nous raconte que son oncle ne perdait pas une minute. Levé avant le jour, il n’enlevait à l’étude que le temps du bain, et encore, pendant qu’on le frottait, il écoutait quelque lecture ou dictait ; pendant les repas, il lisait et prenait des notes. L’élégant auteur des Lettres ajoute : « Quel est celui qui, à côté de mon oncle, ne rougirait d’une vie qui semble n’être que sommeil et oisiveté ? » Cette réflexion pourrait tout aussi bien s’appliquer à M. Littré qu’à Pline l’ancien. Car est-il beaucoup d’entre nous qui ne rougiraient de leur oisiveté en jetant un regard sur la vie de labeurs incessans de l’éminent historien et de l’illustre lexicographe ? M. Littré avait, comme les anciens, l’amour de la science universelle, mais il avait aussi ce qui leur manquait et ce qui manquait surtout à Pline, l’esprit critique. Du reste, il serait injuste de demander cette qualité au célèbre Romain. M. Littré nous fait remarquer que Pline est un littérateur qui s’est mis sans préparation aucune à traiter des sujets scientifiques. De la médecine il n’en a aucune notion ; sa thérapeutique est la transcription fidèle des absurdités et des superstitions qui avaient cours parmi ses contemporains. « Ce semble, nous dit M. Littré, le livret des recettes d’un vieux berger et parfois des formules de quelque sorcier. » Son livre fut cependant le flambeau du moyen âge et triompha même du Grand Miroir de Vincent de Beauvais, cette immense encyclopédie naturelle composée au temps de saint Louis. Buffon comparait Pline à Aristote, et il faut arriver à Cuvier et à de Blainville pour savoir que cet auteur n’était qu’un compilateur et qu’il n’avait aucune connaissance des sujets qu’il traitait. Un compilateur plus intelligent, plus soigneux fut Oribase, le médecin de l’empereur Julien. Il nous a conservé des extraits heureusement choisis d’une foule d’auteurs médicaux dont les ouvrages ont disparu. Et, fait bizarre, M. Littré nous apprend qu’une idée religieuse a déterminé la confection de cette collection médicale. Julien voulait restaurer la religion des dieux, aussi désirait-il remettre sous les yeux du public toute la médecine, qui était uniquement païenne. Voilà pourquoi il chargea son médecin Oribase de montrer en un seul corps toutes les richesses médicales conquises sous l’inspiration de ces dieux que le flot emportait [21]. L’Occident, au moyen âge, traduisit ces compilateurs et reçut de leurs mains la médecine de Cos, d’Alexandrie et de Rome. Il est vrai qu’au milieu des luttes, des guerres, des invasions, il fut bien difficile à cette médecine de progresser. Elle resta un enfant, mais c’était un enfant d’illustre origine puisqu’elle avait pour mère la science gréco-latine. C’est devant cet enfant avide de s’instruire que les Arabes se présentèrent, et ils furent les bien venus. Mais qu’apportaient donc ces brillans Orientaux ? Ils apportaient Galien, le grand commentateur d’Hippocrate. C’est Galien qui avait été leur guide unique, et c’est Galien traduit en arabe, puis en latin, qui fut le guide de toute la médecine pendant quatre siècles. Les Arabes ne sont donc, ainsi que nous le dit M. Littré, qu’un incident dans l’évolution historique, puisqu’ils ne firent que toucher l’arbre de la science et bientôt en laissèrent tomber le fruit de leurs mains fatiguées [22]. Le moyen âge accepta aveuglément leur médecine galénique parce qu’il avait besoin d’un maître. Il transforma en dogme absolu les moindres données d’une science traditionnelle qu’il ne comprenait pas bien. Les intelligences étaient asservies à l’autorité des textes comme les manans étaient asservis à celle des seigneurs, comme les seigneurs l’étaient à celle des représentans de Dieu sur la terre. Et alors on délaissait la nature pour ergoter à perte de vue sur les mots, sur les idées échappées à ces libres génies grecs qui, eux, n’avaient connu aucune entrave dans leur recherche de la vérité. Depuis longtemps on croyait que la science était un livre achevé, tout à lire chez les anciens. Au VIIe siècle, Paul d’Égine affirme que les anciens n’ont rien omis, si bien qu’il ne parle pas de la petite vérole qui existait de son temps et qu’un médecin syrien, Aaron, avait déjà décrite en Orient : les anciens avaient tout vu, donc la petite vérole avait tort d’exister [23]. il faut arriver au XVIe et au XVIIe siècle pour trouver quelques velléités d’indépendance. Mais quels essais malheureux ! Paracelce et Van Helmont, ne se contentant pas de se révolter contre l’autorité exagérée de Galien et d’Hippocrate, disent qu’il n’y a rien de bien chez les anciens, qu’il faut tout renverser, et, à l’exemple de bien des révolutionnaires, leur œuvre ne vaut pas celle qu’ils détruisent. Van Helmont disait que la médecine était une table rase et vide, sur laquelle il a voulu écrire la vérité éternelle, car il croyait savoir tout ; par exemple, que l’âme était dans l’estomac, que la mémoire était dans le cerveau, tandis que la volonté était dans le cœur ; que les purgatifs, la saignée, les exutoires sont de vieilles friperies bonnes à mettre au magasin des oripeaux. M. Littré nous démontre que le nouvel édifice ne valait pas l’ancien ; il ne reposait pas sur une saine observation, mais sur les conceptions les plus bizarres de l’alchimie. L’œuvre de Paracelse et de Van Helmont ne tenait pas sur ses pieds ; elle n’a pas résisté à l’épreuve du temps. L’heure de la rénovation n’avait pas sonné pour la médecine ; elle attendait Harvey, Haller, Lavoisier et Bichat [24]. Aussi cette excursion à travers l’histoire des sciences médicales nous ramène à notre point de départ, à la théorie féconde de M. Littré, sur la connexion des sciences. La médecine suit la fortune de la physiologie, et la physiologie ne peut progresser que lorsque la physique et la chimie sont toutes deux constituées. M. Littré a aussi appliqué à toute l’histoire de la médecine cette belle méthode inaugurée solennellement dans l’interprétation d’Hippocrate et qui consiste à étudier attentivement les faits anciennement observés à l’aide de la lumière que procurent les connaissances modernes en anatomie, en physiologie, en pathologie. De cette façon, il a donné un but réel et fécond à l’érudition, il a rendu la vie et l’actualité aux questions anciennes qui semblaient éteintes et ensevelies à jamais dans un juste oubli. De cette façon, il a détruit plusieurs assertions fausses acceptées par l’histoire en établissant des diagnostics rétrospectifs. Ainsi, quand Alexandre mourut, à Babylone, à trente-trois ans, au milieu des plus grands succès que puisse rêver un conquérant, on pensa de toute part qu’il avait été empoisonné, et les soupçons se portèrent sur Antipater, commandant de la Macédoine. Ces présomptions furent acceptées par le peuple et même par les historiens. M. Littré, commentant le récit de la mort d’Alexandre tel qu’il nous a été laissé par ses deux historiographes, nous montre clairement que l’illustre conquérant est mort d’une de ces fièvres pseudo-continues si bien décrites par Hippocrate et qui sont, depuis les temps les plus reculés, fort meurtrières dans tout l’Orient[25]. Ainsi s’évanouit, devant la critique sagace de M. Littré, toute la légende de l’empoisonnement d’Alexandre. Par une expertise également profonde et sagace, M. Littré a détruit le soupçon qui planait sur la mort de Madame, de la charmante Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans [26]. Lorsque cette aimable princesse mourut en quelques heures, au milieu de la santé apparente la plus parfaite, il n’y eut qu’un cri dans la cour et dans la ville : on l’a empoisonnée, et tous désignaient l’empoisonneur dans la personne du chevalier de Lorraine, que Madame avait fait exiler. Quelle mort foudroyante, en effet ! Vers cinq heures de l’après-midi, on apprend que la princesse est malade ; dans le milieu de la nuit, elle a succombé : « Madame se meurt, Madame est morte ! » Ces fins rapides et tragiques ont toujours effrayé nos pères, qui les rapportaient à quelque agent surnaturel ou étrange, un philtre ou un poison. Mais aujourd’hui nous savons les expliquer par des apoplexies cérébrales, des ruptures du cœur ou des grosses artères, et aussi par la rupture subite de l’estomac, dans une maladie que l’illustre Cruveilhier a décrite le premier, il y a cinquante ans, sous le nom d’ulcère rond de l’estomac. Or M. Littré nous démontre que c’est à cette affection qu’a succombé la duchesse d’Orléans. Pour établir ce diagnostic rétrospectif, il se sert de deux documens, le récit de la maladie laissé par Mme de La Fayette et le procès-verbal de l’autopsie conservé dans les manuscrits français de la Bibliothèque nationale. Madame, à la fin de la journée, fut prise tout à coup de douleurs partant du creux de l’estomac et s’irradiant dans tout le ventre ; ces douleurs devinrent atroces quand elle but un verre d’eau de chicorée et, plus tard, un verre d’huile. Elle criait, tant elle souffrait, et disait : « Si je n’étais pas chrétienne, je me tuerais, tant mes douleurs sont excessives. » Son visage devint pâle, ses extrémités froides, son pouls petit, son sang se figea, si bien que la saignée du pied ne donna pas de résultat, les vomisse-mens survinrent. Puis arriva la torpeur, elle n’eut plus la force de crier ; la mort se peignit sur son visage et envahit tout son être. Les médecins avaient d’abord dit qu’il s’agissait la d’une colique sans gravité, puis d’un grand débordement de bile et enfin d’un choléra-morbus ; et le public, voulant être plus savant que les médecins, s’attacha à l’idée de l’empoisonnement. Pour éclairer cette question, M. Littré met sous les yeux du lecteur le cadavre à peine refroidi de la grande princesse, ouvre le corps, examine les lésions internes, les compare aux symptômes foudroyans qui ont enlevé la malade et tire un jugement sur cette maladie survenue il y a deux cents ans comme s’il s’agissait d’un cas observé de nos jours. Le récit de l’autopsie est très clair. On trouve sur l’estomac un petit trou aussi net que s’il avait été fait à l’emporte-pièce. Mais cette perforation de l’estomac ne peut pas frapper les médecins de ce temps, et ils croient qu’il est dû à un accident de la dissection. Ils ne voient pas que cette perforation explique pourquoi on a trouvé le bas-ventre plein d’un liquide putride, gras comme de l’huile, l’intestin et ses enveloppes, le foie, mortifiés. C’est cette perforation de l’estomac qui a déterminé une péritonite suraiguë, c’est par elle que la tasse d’eau de chicorée s’est répandue dans le ventre et a provoqué des douleurs atroces, c’est aussi par cet orifice qu’a passé l’huile retrouvée dans le bas-ventre. Rien n’est plus clair que cette observation restaurée par M. Littré ; elle nous explique cliniquement comment, « en neuf heures, l’ouvrage de Dieu s’est accompli. » III M. Littré, dans de nombreuses publications, s’est attaché à éclaircir à l’aide de la science moderne les faits merveilleux qui avaient frappé l’attention de l’antiquité ou du moyen âge, et que la médecine actuelle peut expliquer. Il s’est occupé des hallucinations de Socrate qui croyait entendre la voix d’un génie, d’un démon, conversant avec lui et dirigeant ses actions. Et acceptant les idées de M. Lélut, il démontre que le fameux démon de Socrate était une simple hallucination, comme il en survient chaque jour dans le cerveau des aliénés qui conversent avec les rois, les empereurs, les saints, les papes et les êtres divins. Il est fort heureux que Socrate n’ait pas vécu dans notre siècle, car on aurait probablement, pensé que son génie n’était pas une raison suffisante pour garantir de sa folie et on l’eût enfermé dans un asile [27]. C’était aussi un halluciné, mais à un moindre degré, que Pascal. Le 23 novembre 1654, cet esprit troublé eut une vision. Un feu lui apparut de dix heures et demie du soir à midi et demi, et depuis ce jour il prit l’engagement de se livrer tout entier à Dieu. Il écrivit ce pacte avec le Créateur, et après sa mort on trouva cet étrange engagement cousu dans son pourpoint. C’est bien l’acte étrange d’un halluciné. Mais il faut bien savoir que l’hallucination n’exclut pas le génie. C’est un rêve fait les yeux ouverts ; on voit des objets, on entend des voix, et tout se passe comme dans l’état de veille, sauf la réalité. Les médecins du moyen âge n’échappèrent pas à l’hallucination. Van Helmont raconte qu’après une fervente prière dans laquelle il demandait à Dieu de l’éclairer, il se vit transformé en une sphère creuse dont le diamètre s’étendait de la terre au ciel ; au-dessus de lui était un sarcophage et au-dessous un abîme de ténèbres. Van Helmont n’hésita pas à interpréter ce songe ; il comprit que le stoïcisme le retiendrait entre l’abîme des enfers et une mort imminente. Tout ce qui est merveilleux l’attire. C’est lui qui croit aux vertus miraculeuses du crapaud, à la génération spontanée des vers, des scorpions, des souris. C’est lui qui nous raconte avec le plus grand sang-froid l’histoire suivante : « Un Bruxellois ayant perdu le nez dans un combat, se rendit chez un chirurgien nommé Tagliacozzi. Ce dernier eut recours, pour le guérir sans difformité, à l’autoplastie et emprunta le lambeau de chair au bras d’un domestique. Le blessé revint chez lui avec son nez d’emprunt. Treize mois plus tard, il fut tout à coup désagréablement surpris en voyant cet organe se refroidir et finir par se putréfier. Qu’était-il arrivé ? Après bien des lamentations et des recherches, on apprit que le domestique au bras duquel le Bruxellois avait emprunté son nez était mort au moment où cet organe s’était refroidi. » De telles histoires, aujourd’hui, ne se trouvent plus que dans les fables, et celle que nous venons de transcrire a inspiré la fantaisie de M. About : le Nez d’un notaire. L’antiquité et le moyen âge se ressemblent par leur confiance aveugle dans le merveilleux. Là on interrogeait les entrailles des victimes et le vol des oiseaux, ici on cherchait à prévoir l’avenir par des formules ou des réactions cabalistiques. Les sorciers valaient les augures. Ils répandirent également à travers l’Orient et l’Occident cette croyance au surnaturel qui a entravé si longtemps les progrès de la médecine et surtout de la thérapeutique. Quand les médecins essayaient des substances nouvelles, qu’elles produisaient sur les corps des effets dont ils ne pouvaient se rendre compte, quand des phénomènes insolites apparaissaient, ils s’effrayaient et criaient au surnaturel, absolument comme les enfans mettant en jeu des machines dont ils ne soupçonnent pas. les effets et qui s’épouvantent quand ils voient s’agiter des ressorts et se mouvoir des roues qu’ils ne savent pas arrêter. Mais si la foi dans le merveilleux réunit l’antiquité et le moyen âge, ce dernier fut bien moins tolérant envers les illuminés. C’est qu’à cette époque, nous dit M. Littré en recherchant toujours dans les faits les traces de l’évolution de l’esprit humain, le diable apparut sur la scène. Dans la religion des gentils, les démons étaient de bons génies ; mais quand les démons furent des anges rebelles, les ennemis de Dieu, les auteurs du mal, les inspirateurs des noirs forfaits, alors on s’inquiéta de ceux qui prétendaient fréquenter habituellement une aussi redoutable compagnie. C’est alors que l’on vit s’allumer les bûchers dont la flamme lugubre se projette sur quatre longs siècles. La justice, se montrant aussi cruelle que le diable était méchant, promenait la mort parmi les sectateurs du prince des ténèbres. La foi qui brûlait était aussi déraisonnable que le fou qui était brûlé. Et cependant, était-elle donc si dangereuse. cette science des sorciers ? avait-on jamais vu un magicien dénouer les liens serrés autour de ses mains ou briser les portes d’une prison ? De ces relations de l’esprit humain avec les princes du ciel ou de l’enfer, était-il sorti quelque conception féconde, quelque production de génie, quelque œuvre effective ? Le magicien ne vivait-il pas pauvre à côté des trésors, ignorant à côté de la science ? « Les sciences occultes, nous dit M. Littré, malgré les promesses qu’elles prodiguaient, ont manifesté leur impuissance finale. Toute l’histoire chemine comme si elles n’existaient pas ; elles tiennent la baguette des fées, et cette baguette ne produit pas d’œuvre dans leurs mains [28]. » M. Littré a voulu jeter aussi quelques rayons de la science moderne sur les hallucinations et les phénomènes nerveux étranges qui prirent anciennement la forme épidémique. Quel étrange spectacle que celui de ces bandes d’hommes et de femmes formant des cercles en se tenant par la main et dansant avec fureur jusqu’à ce qu’ils tombent épuisés, et allant, à travers l’Allemagne étaler le spectacle de leurs danses désordonnées ! Quelle bizarre folie que celle de ces aliénés appelés lycanthropes par Oribase, loups-garous au moyen âge, « qui, nous dit le médecin de Julien, imitent les allures du loup en toute chose et errent jusqu’au lever du soleil autour des tombeaux ! Ils sont pales, ils ont les yeux ternes, secs et enfoncés dans les orbites, la langue sèche, sans salive ; la soif les dévore. » Mais, de notre temps, n’est-il pas tout aussi étrange de voir surgir en plein XIXe siècle, aux États-Unis, une épidémie d’hallucination causée par la croyance aux esprits frappeurs, aux tables tournantes, aux visions célestes ? Et tout récemment encore, en 1878 et en 1880, n’avons-nous pas vu des épidémies de démonopathie apparaître en Italie ? La dernière a pris naissance à Alla, près d’Udine, à la suite d’une procession faite pour prier saint François de faire pleuvoir. La statue du saint fut promenée, et une jeune fille hystérique affirma avoir vu l’eau couler sur son visage ! Aussitôt une foule de gens virent la sueur perler sur les traits de l’image vénérée. Pendant deux mois, le village tout entier délira et fut en proie aux hallucinations les plus variées. Aujourd’hui la science a éteint les bûchers, détruit la croyance au surnaturel diabolique et expliqué cliniquement toutes ces hallucinations. Elle a vu que l’opium et le haschich procurent des rêves délicieux, que le sulfate de quinine fait entendre un bruit de cascade imaginaire, que la belladone trouble la vue, que la strychnine détermine des convulsions, que toutes ces hallucinations des sens s’observent dans les maladies aiguës les plus naturelles. Elle a vu, en outre, que toutes ces prétendues possessions démoniaques étaient toujours accompagnées de tremblemens, de convulsions, de raideurs tétaniques, de troubles dans les sens, de perversion de la sensibilité, de paralysie ; que tous les traits de ce tableau, étaient du domaine du médecin. Ces démons et ces esprits qui ne pouvaient intervenir que par l’intermédiaire des nerfs, sont devenus de simples maladies nerveuses, et l’école de la Salpêtrière, dirigée avec tant de talent par M. Charcot, a montré que cette maladie spéciale était l’hystéro-épilepsie, observée de nos jours. Aujourd’hui ! on n’en voit plus guère que des cas isolés. Autrefois et le se manifestait très souvent sous forme épidémique, parce que chez les ignorans, les malheureux, les misérables, la croyance au merveilleux est une consolation et l’imitation un penchant naturel. Quand, au moyen âge, un même malheur, une même calamité frappait un groupe d’individus, tous ses membres se trouvaient dans un milieu propice pour être atteints par la maladie nerveuse que les événemens sociaux répandaient dans l’air. C’est ainsi, nous dit M. Littré, qu’au XIVe siècle, lei besoin d’expiation développa la. grande épidémie des flagellans, que : les persécutions religieuses provoquèrent au XVIIe siècle des épidémies convulsionnaires et extatiques chez les protestans camisards des Cévennes et les jansénistes de Saint-Médard. Ces épidémies nerveuses, comme les grandes épidémies miasmatiques, sont soumises à certaines lois de développement. Seulement, il ne s’agit plus de l’influence de la nourriture, de l’air, du chaud, du froid, d’agens délétères, mais bien de l’état social, des influences morales, des douleurs générales, créant des penchans irrésistibles qui s’emparent d’une foule d’esprits préparés à les recevoir. Cette question des milieux psychiques a beaucoup préoccupé M. Littré, dès 1856,. et ses études ont provoqué un grand nombre de travaux publiés depuis cette époque. La science a vu que le grand agent de diffusion de ces épidémies est une exagération du sentiment religieux chez des âmes surexcitées par les perturbations sociales et qui se jettent avec une ardeur inconsidérée dans les bras de la religion comme dans un refuge sacré. S’il a existé au moyen âge des maladies diaboliques, il y a eu aussi des guérisons miraculeuses. M. Littré a essayé de faire rentrer quelques-uns de ces faits surnaturels dans le domaine de la médecine. C’est dans ce sens qu’il a étudié sept cas de guérisons opérées sur le tombeau de saint Louis qui sont racontés dans un vieux texte du XIIIe siècle [29]. Ces sept malades étaient atteintes de paralysie du mouvement et de la sensibilité, de contractures des membres et de paralysie des vaisseaux sanguins déterminant une coloration foncée des tissus. Toutes ces malades furent soulagées ou guérirent en se couchant sur le tombeau et en accolant leurs membres à la châsse du saint roi, après avoir éprouvé des contractions générales. Ces observations montrent que l’on avait affaire à des hystériques chez lesquelles une influence morale vive provoquait un vigoureux ébranlement nerveux. Cette influence morale peut être religieuse, c’est-à-dire psychique, comme elle peut être purement physique, quand il s’agit d’une frayeur subite. Peut-être aussi pourrait-on invoquer dans ces cas l’influence du froid produit par la pierre du tombeau et l’action électro-magnétique des métaux qui composaient la châsse de saint Louis. Nous sommes fondés à émettre aujourd’hui de pareilles hypothèses. Mais, au moyen âge, on ne connaissait ni l’influence naturelle du moral sur le physique, ni l’action du froid, ni l’électrothérapie, ni la métallothérapie. La science, cette foi démontrée, n’existait pas ; les intelligences étaient gouvernées par la foi traditionnelle, qui, livrée à elle-même, tombe infailliblement dans la superstition. Elle était fatale au moyen âge, cette superstition, et elle ne doit pas nous rendre injustes envers ce temps malheureux. « Dans cette église majestueuse de Saint-Denis, que j’ai si souvent visitée et admirée, dit M. Littré ; il m’est facile de m’asseoir en idée à côté des pèlerins ; même de leur parler ne m’est pas étranger, car je m’y suis familiarisé dans les livres ; j’examine avec curiosité et en médecin leurs infirmités ; j’écoute avec compassion leurs plaintes et leurs prières, et quand une voix joyeuse s’élève pour annoncer une guérison, je me réjouis de l’heureux événement, non sans m’étonner des ressources secrètes des organismes vivans. » Ce n’est pas seulement les épidémies nerveuses, mais toutes les épidémies, que l’antiquité et le moyen âge plaçaient sous l’influence des agens surnaturels, et c’est à ce titre que M. Littré a voulu éclairer par la science moderne ces mystérieuses calamités des temps anciens. Dans ces époques lointaines, l’Occident fut ravagé par de terribles épidémies. Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, la grande peste à bubons et à charbons passa d’Orient en Occident, en promenant partout la mort et la terreur. Elle fut encore plus terrible au milieu du XIVe siècle, et il faut entendre ce cri mélancolique et désespéré de maître Symon de Covino, dont le poème sur la Peste noire a été publié et traduit pour la première fois par M. Littré dans la Bibliothèque de l’École des chartes : « Rien ne sert, ni la chaleur, ni le froid, ni la salubrité du pays. Que ce soit des montagnes élevées, des vallées profondes, une île de la mer, une vaste plaine, une terre hérissée de rochers, une forêt, une rive sablonneuse, un marais, la maladie se propage partout. On attend l’hiver, la froidure est sans effet contre elle ; la chaleur de l’été, la douceur du printemps, le cours de la lune, rien n’arrête ses ravages. Aucun souffle n’est salutaire, de quelque côté qu’il vienne. » Dans ce temps, il mourait cinq cents malades par jour à l’Hôtel-Dieu de Paris. A Avignon, le pape bénit le Rhône afin que les cadavres pussent y être jetés, les cimetières ne suffisant plus. A Vienne, à Londres, on fut obligé de creuser d’énormes fosses hors des murs pour enfouir des milliers de cadavres [30]. Ces morts terribles et soudaines étaient bien faites pour aveugler les esprits. On crut d’abord que de grandes perturbations cosmiques, que des éruptions volcaniques ou des tremblemens de terre étaient la cause de ces épidémies, comme si une sorte d’état fébrile de la terre avait été la source des fléaux qui frappaient notre espèce ; comme si la nature irritée, ne se contentant plus de la succession ordinaire de la vie et de la mort, empruntait soudainement des moyens plus prompts de destruction. Puis les esprits affolés, fatigués d’accuser le ciel et la terre, dirigèrent leurs soupçons sur leurs semblables. Ils prétendirent que les juifs empoisonnaient les fontaines et les fureurs de l’homme s’ajoutèrent aux fureurs de la nature. On enfermait ces juifs dans leurs synagogues et on les brûlait. Ces vengeances accomplies, on pillait leurs demeures, on traquait les fugitifs, que la populace massacrait. Quelques-uns cependant échappèrent et trouvèrent un refuge dans la lointaine Lithuanie, où le roi Casimir le Grand les prit sous sa protection [31]. Mais, malgré la disparition des juifs, le fléau continuait ses ravages ; c’est alors que l’on prétendit que des semeurs de peste étaient les auteurs de ces méfaits. Ils étaient accusés de pulvériser les débris du cadavre d’un pestiféré, de mêler cette poudre aux alimens, de la répandre dans les rues, dans les maisons, jusque dans les mouchoirs et les jarretières. M. Littré nous démontre que, même si ces accusations eussent été fondées, ces semeurs de peste n’eussent causé aucun mal ; car il est prouvé depuis le XIIIe siècle que les animaux peuvent manger sans danger les débris d’un corps pestiféré et que la peste n’est pas contagieuse par l’attouchement des cadavres, mais seulement par l’attouchement des vivans ou des objets qui leur ont appartenu. Ainsi la sémination de la peste fut un faux crime, comme la sorcellerie [32]. La peste n’eut pas le triste privilège de décimer les populations du moyen âge. La variole apparut en Occident vers le IVe siècle, comme nous le prouve une relation de Plinius Valerianus. Au VIe siècle, Grégoire de Tours nous décrit les ravages qu’elle fait à Marseille, Rome, Clermont et Paris. Pendant plusieurs siècles, elle leva une dîme d’un douzième sur la population de l’Europe, défigurant et aveuglant la plupart de ceux qui échappaient à la mort. Puis survint une maladie étrange : le feu sacré, ou mal des ardens, dans laquelle des membres gangrenés se détachaient du corps. Quelle était cette maladie ? M. Littré pense qu’il s’agit là de la pellagre. En 1485, il survint en Angleterre, et surtout à Oxford, une terrible épidémie qui tuait en quelques heures au milieu de sueurs profuses : c’était la suette anglaise. M. Littré a démontré que cette affection était très comparable à l’affection appelée, dans l’antiquité, maladie cardiaque, et à la maladie moderne nommée suette des Picards, ou suette miliaire. Ces diagnostics rétrospectifs nous enseignent que les maladies éteintes et les maladies nouvelles sont beaucoup plus rares qu’on le pensait. L’étude de ces calamités des temps anciens nous montre combien l’hygiène moderne a diminué le pouvoir meurtrier des épidémies. On ne reste plus les bras croisés devant elles ; on les arrête par des quarantaines, comme pour le choléra ou la fièvre jaune ; on les éteint sur place par les inoculations, comme pour la variole. Et, grâce aux magnifiques découvertes de M. Pasteur, on atteindra peut-être bientôt tous ces génies épidémiques qui terrifiaient nos pères et les condamnaient au fatalisme le plus impuissant. Comme les temps sont changés et combien la foi dans la puissance de la science nous a rendus plus courageux dans la lutte contre le mal ! Nous ne sommes plus au temps où Guy de Chauliac écrivait ces paroles navrantes : « On meurt sans serviteur, on est enseveli sans prêtre ; le père ne visite pas son fils, la charité est morte, l’espérance anéantie. » Nous venons de voir combien de problèmes historiques M. Littré a éclairés à l’aide des lumières de la science moderne. Pour entreprendre une pareille œuvre, il importait de connaître à fond cette science moderne. Et M. Littré a prouvé qu’il la possédait dans ses plus intimes détails en jugeant les travaux et les découvertes de ses contemporains. Les questions actuelles lui étaient aussi familières que les questions anciennes. Jamais il n’a cessé d’étudier et il connaissait tout aussi bien la science de 1870 que celle de 1830. Aussi a-t-il pu quelquefois porter des jugemens très profonds sur les grands problèmes scientifiques qui s’agitaient devant lui et empêcher la science d’adopter des théories trop hâtivement conçues. Ainsi, dans plusieurs publications, il a combattu les prétentions de la chimie à expliquer définitivement tous les phénomènes de la vie [33]. Certes la vie des êtres, plantes et animaux, est un grand acte chimique de composition et de décomposition. Les savons modernes ont jeté une vive clarté sur cette vie du globe qui, avec quelques corps simples, engendre l’infinie variété des êtres venant un moment jouir des rayons du soleil, puis rendant leurs élémens à l’éternelle chimie. Les hommes mangent les animaux, les animaux absorbent les végétaux ; en les mangeant ils leur empruntent la force nécessaire à leur vie, puis, cela fait, ils restituent à la terre ces matériaux, qui leur sont devenus inutiles ; la terre les féconde et les fiait absorber par les végétaux, qui nourriront de nouveau l’espèce animale. Et ainsi de suite se continue ce travail de Pénélope, toile toujours sur le métier et ne subsistant qu’à la condition d’avoir ses fils incessamment renouvelés. C’est la chimie qui a découvert les ressorts merveilleux de ce mécanisme. Comme le dit M. Wurtz dans la belle préface de son Traité de chimie biologique, les animaux sont des appareils de combustion et de dépense de force ; ainsi qu’une machine à vapeur, ils brûlent du charbon et versent dans l’air de l’acide carbonique ; tandis que les végétaux sont des appareils de réduction et d’accumulation d’énergie, ils s’emparent de l’acide carbonique de l’air et lui rendent de l’oxygène en faisant du charbon qui sera repris par les animaux. Le foyer de cette élaboration réside dans les organes foliacés des plantes et l’agent est la radiation solaire. Sans le soleil la vie n’existerait pas, pas plus que la chaleur, l’électricité, le mouvement, que la houille produit aujourd’hui. Car cette houille, c’est un amas de végétaux de l’époque géologique qui nous rendent aujourd’hui la force qu’ils avaient empruntée autrefois au soleil. C’est donc cet astre qui, en dernière analyse, met en mouvement tous les rouages de cette vie terrestre ondoyante comme une flamme vacillante à la surface de notre planète. Ce sont là de belles conquêtes de la chimie ; mais, nous dit M. Littré, elles ne prouvent pas qu’il n’y ait pas un abîme entre la matière inorganisée et la matière vivante et que les élémens des corps vivans n’obéissent qu’aux lois chimiques. La chimie explique le mode de la nutrition des êtres, mais elle ne donne pas le secret de ce grand inconnu : Quelle est la force qui régit le mouvement de ce mécanisme compliqué ? En dehors de l’affinité chimique qui explique toutes les transformations des élémens morts, il existe des lois inconnues qui gouvernent les transformations des élémens vivans. Quand, sous le microscope, on place sur un tissu vivant une solution de fuchsine, les cellules ne se colorent pas ; si ce tissu meurt, les cellules s’imbibent immédiatement de la substance colorante. Les cellules vivantes diffèrent donc des cellules mortes. Et puis la chimie a-t-elle jamais pu produire une cellule capable de reproduction ? La reproduction, voilà la grande propriété vitale qui empêche de confondre les lois de la chimie avec les lois de la biologie, la science de la vie. Ainsi instruits par l’expérience des anciens, qui ont divagué en recherchant les causes premières, renonçons, comme nous le conseille sagement M. Littré, à découvrir la nature essentielle de la vie. « Que l’esprit humain rejette loin de lui les vains désirs qui ne sont pas de sa condition. Et, pour se payer de sa résignation, il verra se révéler à lui toutes ces agences qui accomplissent l’œuvre du monde, en cultivant l’ensemble des sciences, précieux et puissant intermédiaire entre la pensée qui contemple et le bras qui agit [34]. » Et n’imitons pas ces alchimistes du moyen âge qui, en étudiant l’essence de la vie, croyaient trouver le remède universel capable de fixera jamais dans les organes cette vie fugitive. Mû par la même crainte des hypothèses hasardées, M. Littré a combattu en 1874, dans sa Revue de philosophie positive, les physiologistes, comme Haeckel, de Iéna, qui ont exagéré la doctrine du transformisme fondée par Darwin. M. Littré admettait que les êtres n’avaient pas été créés sur un type unique, d’après une forme unique, qui n’était qu’une forme de l’esprit de Goethe [35], mais d’après une loi de développement : Est-ce que la commune mère, Une fois son œuvre accompli, Au hasard livre la matière, Comme la pensée à l’oubli [36] ! Cette loi, c’est de développer toujours ce qui existe, de passer d’une forme à une autre par des transitions, en laissant à chaque degré une trace de celui qui le précède et de celui qui le suit. Dans la nageoire de la baleine, dans l’aile de l’oiseau, on retrouve l’os qui fait le bras chez l’homme et le pied de devant chez les mammifères. M. Littré admet le mode de création par transition. Il admet que les animaux supérieurs n’auraient pas vu le jour si les animaux inférieurs n’avaient pas existé. Parmi les êtres, l’homme est donc le terme où ont abouti toutes les transformations opérées par transitions successives. Voilà ce qu’a dit M. Littré sur la place occupée par l’homme dans la nature. Cela veut-il dire que l’homme descend du singe, cette pensée banale et brutale que l’on a attribuée à l’illustre savant ? M. Littré n’en savait rien, et il ne parlait que de ce qu’il savait. Dans cette question épineuse du transformisme, il s’est efforcé de rejeter toutes les hypothèses hasardées. Il a dit que ce mécanisme de l’évolution et de la sélection était une explication et non une démonstration. Il a dit aussi que cette théorie de l’évolution dans la nature devait s’arrêter aux dernières limites des êtres vivans et qu’on ne pouvait pas expliquer comment s’opère le passage de la matière brute à l’élément vivant. Ce sont là de sages réserves, que les détracteurs de M. Littré feront bien de considérer attentivement. M. Littré, par principe, ne cherche pas à connaître les causes premières qui ne sont pas du domaine de la science. Partout on retrouve cette crainte un peu dédaigneuse des hypothèses. Aussi on lira dans l’article Ame, du Dictionnaire de médecine, par Littré et Ch. Robin, édition de 1877 : « L’âme, en biologie, est l’ensemble des facultés intellectuelles et morales… Cet ensemble de facultés est le résultat des fonctions encéphaliques d’après le dogme scientifique actuel, qui n’admet ni propriété ou force sans matière, ni matière sans propriété ou force, tout en déclarant ignorer absolument ce que c’est en soi que force et matière, et pourquoi la sensibilité et la pensée se manifestent dans la substance nerveuse. » Il est difficile de faire une définition scientifique plus sage et plus prudente. On ne peut vraiment rien demander de plus à un savant, car les physiologistes n’ont jamais eu la prétention de disputer aux philosophes le champ de l’hypothèse. M. Littré ne s’est pas toujours confiné dans les régions élevées de l’histoire et de la philosophie scientifiques, il a souvent traité les sujets les plus pratiques de la médecine et s’est souvent occupé des grands problèmes hygiéniques. Il a longuement parlé des mesures prophylactiques destinées à arrêter le choléra et les autres épidémies [37]. Il a le premier en France demandé la création d’un ministère de la santé publique. A plusieurs reprises, il a insisté sur l’utilité des exercices du corps bien réglés, comme dans l’antiquité ; exercices encore fort en honneur chez nos voisins et que nous délaissons beaucoup trop. Il recommande de les régler de façon à développer toutes les fonctions du corps, sans vouloir produire cet entraînement qui fait les athlètes et non les guerriers, les chevaux de course et non les chevaux de travail. Ces salutaires exercices du corps, M. Littré ne se contentait pas de les recommander. Il les pratiquait. Combien de fois ne l’ai-je pas vu, au Mesnil, bêcher ou creuser des trous dans son jardin ! Et quelle vigueur il montrait en traversant et retraversant la Seine à la nage ! je ne crois pas avoir jamais vu quelqu’un nager aussi bien que lui. Ces exercices avaient donné une grande force corporelle à ce travailleur infatigable. Il bravait impunément le froid, le chaud, comme il bravait la veille, privilèges bien rares chez les vieillards. M. Littré était trop sage pour s’insurger contre la vieillesse quand elle arriva, comme l’avait fait Mme de Sévigné : « Il me semble que j’ai été traînée malgré moi à ce point fatal où il faut souffrir la vieillesse, je la vois, m’y voilà et je voudrais au moins ménager de ne pas aller plus loin. » Certes, M. Littré n’était pas de ces vieillards orgueilleux qui méprisent la jeunesse. Aux hommes dans la vigueur de l’âge, il réservait la puissance des conceptions ; mais à lui, vieillard, il s’accordait le calme de la vie, la sérénité de l’idée, l’accumulation du savoir, l’étendue du jugement. Et puis il se relisait, non pas pour s’admirer, mais pour apprendre combien, insensiblement et sans s’en apercevoir, il avait subi de changemens. « En se comparant diligemment à soi-même, on reconnaît en quoi l’on a perdu, en quoi l’on a gagné, on entretient la trame de sa propre évolution ; et c’est avec fruit que l’on se considère dans la jeunesse et dans la maturité, pour ne pas se méconnaître dans la vieillesse [38]. » Si M. Littré ne redoutait pas la vieillesse, il redoutait fort la maladie. Quand il était jeune, c’était sa seule préoccupation, il craignait de tomber malade et de laisser sa mère dans le besoin. Entre la mort de sa mère et son mariage, il ne craignait pas de dire à ses amis (c’est M. Henri Roger qui me l’a raconté), que, s’il était atteint d’une maladie incurable, il se suiciderait pour n’être à charge à personne. Plus tard, il se résigna ; mais il regarda toujours la maladie comme une source désagréable de souffrances, un tribut considérable prélevé sur le fruit de son travail, un temps précieux qui lui était enlevé. Il ne voyait pas en elle un châtiment ainsi que le faisait Pascal, puisque les innocens, comme les enfans, les animaux et les plantes, sont tout aussi malades que les hommes. Il la recevait comme un fait naturel, il ne lançait pas l’anathème contre elle et répétait le mot du médecin de Louis XIV, Fagon : « Je suis trop bon physicien pour m’irriter contre la nature [39]. » Et il nous raconte comment il a lutté par le travail contre le mal redoutable qui l’a torturé pendant dix ans ; on trouvera ces belles et tristes lignes dans la préface qu’il a placée en 1879 en tête de la réimpression de son livre : Conservation, Révélation, Positivisme, publié en 1852 : « En relisant sur l’épreuve les dernières de ces pages, je me plais à me représenter combien d’heures elles m’ont rendu plus rapides et plus légères au milieu des souffrances permanentes qui assaillent la fin de ma vie. Autant de lignes elles contiennent, autant de minutes de mon existence elles ont dérobées à l’absorption de la douleur physique. Aussi, comme le mal ne me quitte pas, je ne le quitte que pour prendre quelque autre travail, qui me verse à son tour le breuvage journalier de la distraction bienfaisante. » Quel stoïcisme ! quelle puissance d’esprit ! Je vois encore ce maître illustre dans la chambre haute de sa petite maison du Mesnil, les jambes paralysées, le corps épuisé et desséché, attablé à son bureau, la plume en main, vous recevant toujours avec affabilité, puis reprenant sa plume et cherchant à oublier le mal dans les diversions les plus laborieuses. Enfin la mort arriva. Depuis longtemps il la prévoyait. Quand un de ses contemporains quittait ce monde, M. Littré répétait : « Il m’avertit que mon tour est bien proche. » Tel fut ce grand homme qui, sur le bord de la tombe entr’ouverte à ses pieds, écrivait modestement, en parlant de son Dictionnaire : « Combien de fois, dans le cours du travail, n’ai-je pas désespéré de le mener à terme et regretté la responsabilité que j’avais ainsi encourue envers les miens et envers mon éditeur ! » S’il était permis de comparer les petites choses aux grandes, j’aimerais à m’appliquer ces belles paroles du maître. Combien ne dois-je pas redouter la responsabilité que j’ai prise devant la mémoire de M. Littré, devant le souvenirs des siens, et devant cette Revue, où je suis nouveau venu ! G. DAREMBERG.