L’origine des êtres Emile Blanchard Revue des Deux Mondes T. 3, 1874 I. La variabilité des espèces et la lutte pour l’existence. Comme une prodigieuse énigme s’offre à l’esprit humain l’apparition des êtres à la surface du globe. Il fut un temps où les conditions de la vie n’existaient pas sur la terre. Le jour est venu où ces conditions ont été réalisées ; la terre s’est couverte de végétation et s’est peuplée d’animaux ; l’homme a été créé. Cette vérité, conforme au sentiment général manifesté chez les nations dès l’antiquité, se démontre par la structure de l’écorce terrestre et par la présence des débris organiques. Maintenant, si l’on cherche à se figurer la naissance de la vie, à saisir la manière dont elle s’est produite, tout effort de la pensée demeure stérile. Les merveilleuses découvertes de la science permettent de tracer avec certitude une partie de l’histoire du monde dans les âges reculés, de rendre une sorte d’existence aux aspects de la nature pendant des périodes successives, elles n’apportent aucune lumière sur l’origine des êtres. Les magnifiques résultats acquis par les investigations modernes font prévoir encore d’immenses progrès dans la connaissance des surprenans phénomènes dont notre planète a été le théâtre ; ils n’autorisent pas à espérer que l’on apprendra un jour de quelle façon les êtres ont surgi. Le commencement semble devoir rester à jamais impénétrable pour l’intelligence humaine. L’ardeur qui pousse certains esprits à s’inquiéter de l’origine des êtres paraît néanmoins le signe d’une noble ambition, — malavisés ceux qui voudraient la condamner ! Dans les élans pour entrevoir le monde à son début et comprendre les causes de la multiplicité des formes végétales et animales, la pensée s’élève parfois en raison de la grandeur du sujet qui l’attire. Les tentatives pour faire jaillir la lumière sur la création à l’aide de la science auront pour dernier résultat de mieux assurer la reconnaissance des vérités. Après avoir séduit ou égaré la foule, les interprétations audacieuses, les fantaisies de l’imagination perdront tout charme en présence des faits bien appréciés. Les engouemens irréfléchis passent avec l’étude profonde, les erreurs disparaissent. Des idées sur l’origine des espèces déjà un peu anciennes et longtemps assez dédaignées, tout à coup rajeunies par une exposition habile et les apparences d’une science solide, ont provoqué des enthousiasmes. M. Darwin a occupé l’opinion ; il est devenu presque populaire. Les investigateurs en général ont montré peu de goût pour des hypothèses fondées sur des notions vagues, incomplètes ou inexactes et souvent contredites par les faits ; au contraire des gens qui ne songent guère la plupart à s’appliquer à des études longues et pénibles se sont passionnés pour une doctrine. La variabilité au sein de la nature, la variabilité dans l’état de domesticité, la lutte pour l’existence, la sélection naturelle, puis la sélection sexuelle, ont ravi les âmes simples. Les transformations indéfinies, l’évolution incessante, les perfectionnemens continus, ont donné des émotions comme autrefois la croyance que le vil métal pouvait se changer en or pur. A considérer la foi naïve de beaucoup de lecteurs de l’ouvrage sur l’Origine des espèces [1], surtout il y a quelques années, un homme arrivant d’un long voyage se serait persuadé que M. Darwin avait ouvert une fenêtre d’où l’on voit clairement les formes végétales et animales toujours se diversifiant et toujours se perfectionnant depuis la première apparition de la vie jusqu’à l’époque actuelle. Le livre a eu des apologistes, et les détracteurs n’ont pas manqué ? mais, chose étrange, de part et d’autre on s’en est tenu à des généralités ; pour le grand nombre, c’était une affaire de sentiment. Dans une circonstance, la valeur et la portée des assertions du naturaliste anglais ont été discutées en France sans autre préoccupation que la vérité scientifique ; la discussion eut lieu dans une enceinte close. Louis Agassiz, l’observateur plein de sagacité, le penseur profond, le savant illustre, se proposait de ramener l’attention publique sur les faits qui éloignent absolument l’idée d’une évolution perpétuelle ; il est mort, ayant dicté à peine quelques pages. Heureusement on ne perd jamais l’occasion d’appeler tous les yeux à voir la réalité, — et fort simplement nous allons examiner ce que l’observation et l’expérience des siècles et ce que la science moderne nous apprennent au sujet de la vie des êtres en remontant le plus loin possible dans le passé. I A toutes les époques et dans tous les pays, les hommes accordant au moins par nécessité une attention superficielle aux plantes et aux animaux ont eu l’idée des distinctions d’espèces. Le sauvage des îles de la mer du Sud, cueillant les fruits du cocotier, ne doute pas de la nature propre de l’arbre. Le vieux Celte, errant sous les fourrés des sombres forêts, n’imaginait certainement pas que les chênes et les hêtres fassent d’une essence commune. A la vue d’une plante ou d’un animal dont les individus se font remarquer en plus ou moins grande abondance, chacun par instinct se persuade qu’à toutes les générations l’espèce demeure à peu près pareille. L’investigation scientifique a commencé sous l’empire de ce sentiment ; d’une manière très générale, elle a été poursuivie sans faire changer la croyance primitive. N’ayant nul souci des origines, les observateurs occupés de l’inventaire de la nature constatent les différences entre les êtres ; ils déterminent, ils décrivent les espèces. Le travail est en voie d’exécution depuis deux siècles ; personne n’en prévoit l’achèvement prochain. Chaque région du monde qu’on explore fournit en quantité des végétaux et des animaux qui n’existent pas ailleurs. Dans les pays où les récoltes des naturalistes ont été incessantes, les êtres de petite taille ou de peu d’attrait longtemps négligés, venant à être recueillis par des amateurs de sujets nouveaux, s’offrent encore en nombre prodigieux. Botanistes et zoologistes d’un certain ordre se réjouissent de voir tant de richesses ; avec une patience inaltérable, ils continuent à distinguer et à décrire les types. D’un autre côté, en présence de myriades de plantes et d’animaux qui, parfois dans les mêmes genres, témoignent d’une singulière parenté, des savans ou des philosophes s’étonnent. Entraînés soit par une forte répugnance à s’inquiéter de minutieux détails, soit par des vues plus ou moins scientifiques, ils se refusent à croire qu’une telle diversité soit originelle. Paraissant compatir à la peine que se serait donnée le créateur, ils n’hésitent pas à se prononcer pour la simplicité au point de départ. Les espèces du même genre ou de la même famille, laborieusement étudiées par les classificateurs, descendraient d’une souche unique : un organisme sans doute très imparfait, — on ne s’est jamais nettement expliqué à l’égard de ces organismes imaginaires. Si l’hypothèse était fondée, il n’y aurait pas d’espèces dans le sens qu’on attache à ce mot. Façonnés et modifiés de mille manières selon les circonstances, les êtres changeraient de forme, de couleurs et d’aptitudes comme les peuples changent de costume. Les partisans de l’idée des transformations indéfinies citent avec bonheur les incertitudes des naturalistes au sujet des caractères de bon nombre de plantes et d’animaux ; ils rappellent avec joie les fautes commises ; ils insistent sur les variations individuelles et supposent que ces variations doivent être sans limites. On sera fixé sur tous les points, si l’on considère un instant la marche de la science, et si l’on arrête l’esprit sur les faits le mieux constatés. Les erreurs se produisent et les incertitudes subsistent lorsque le savoir est très borné, elles disparaissent dès que l’observation et l’expérience ont été suffisantes. L’étude des distinctions d’espèces n’est pas toujours facile. Parfois le mâle et la femelle présentent d’étranges contrastes ; au premier abord, on sépare ceux que la nature rapproche, dans le monde des oiseaux et des papillons, chacun le sait, il y en a de nombreux exemples. Souvent aussi les enfans du même père et de la même mère sont loin d’être pareils ; on prend des frères et des cousins pour des étrangers. Par suite de l’influence du climat ou de la nourriture, des espèces disséminées sur de vastes étendues se sont légèrement modifiées sous le rapport de la taille, de la couleur, de l’aspect ; en voyant quelques individus tirés de pays éloignés, on méconnaît leur intime parenté. De telles fautes sont inévitables au début des recherches. Dépourvu des moyens d’information nécessaires, l’observateur le plus attentif, doué de l’esprit le plus pénétrant, demeure incertain ou tombe dans l’erreur. Aux difficultés naturelles du sujet s’ajoute le trouble provenant de l’inhabilité ou du défaut d’application d’une foule d’investigateurs. Le travail est libre, et partout les bons ouvriers sont rares. N’est-ce pas d’ailleurs la règle générale que la vérité ne se dégage qu’après avoir été longtemps voilée ? Au siècle dernier et même au commencement de notre siècle, les beaux oiseaux et les magnifiques insectes recueillis dans les contrées lointaines excitaient à la fois surprise et admiration. Au plus vite, des amateurs traçaient la description des brillans animaux et attribuaient des noms aux espèces. L’opération ne coûtait pas de longues peines ; les mâles, les femelles, les jeunes sujets distingués par les couleurs étaient comptés comme autant d’espèces. A l’examen superficiel, succéda l’étude ; peu à peu, on apprit à connaître dans chaque groupe du règne animal les signes particuliers de l’un et de l’autre sexe ; on fut avisé par des voyageurs que des individus fort dissemblables avaient été rencontrés en état de mariage ; les fautes des premiers naturalistes étaient effacées. De nos jours, les méprises occasionnées par les différences sexuelles sont devenues rares. Les variations individuelles peuvent encore être la source de fréquentes erreurs ; mais, après avoir considéré de quelle façon la lumière s’est faite à l’égard d’une foule de plantes et d’animaux, on acquiert la certitude que toute obscurité finira par se dissiper. Maintes fois, en présence de quelques sujets, les observateurs ont pris pour des espèces distinctes de simples variétés ; un peu plus tard, les comparaisons portant sur une masse considérable d’individus, il a été facile d’apprécier exactement le caractère des différences. Dans nos musées d’histoire naturelle, ici un mammifère ou un oiseau, là de rares insectes apportés de terres lointaines, attirent l’attention par une physionomie un peu singulière ; peut-être ne parviendra-t-on pas à les bien déterminer jusqu’au moment où du pays d’origine viendront d’autres représentans des mêmes races. Pour bien connaître une espèce, il faut l’étudier chez une multitude d’individus, la suivre dans son aire géographique, l’observer dans son organisation, ses mœurs, ses habitudes, ses instincts à toutes les phases de la vie, et souvent encore recourir à des expériences. Un pareil travail est prodigieux ; déjà poussé loin pour bon nombre des êtres qui habitent l’Europe, doit-on s’étonner de le trouver à peine commencé quand il s’agit des légions de créatures répandues dans le reste du monde ? Présenter les doutes qui proviennent de l’ignorance comme une preuve de l’instabilité des formes végétales et animales est une pensée malheureuse. Nulle définition de l’espèce n’a pu satisfaire tous les naturalistes, répète M. Darwin. Rien n’est plus réel, seulement il convient d’ajouter que sur aucun sujet l’entente ne s’établit d’une manière aussi complète entre les auteurs. Personne sans doute ne sait dire à quels signes généraux on distingue les espèces, et néanmoins, instruit par l’observation et l’expérience, le classificateur demeure convaincu, avec Linné, que « le semblable engendre toujours son semblable, » — avec Cuvier, que l’espèce est représentée par les êtres « nés les uns des autres ou de parens communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu’ils se ressemblent entre eux, » — avec la plupart des investigateurs, que l’espèce est assurée par la fécondité qui se perpétue, enfin qu’elle est une forme organique primitive. Depuis beaucoup plus d’un siècle, des centaines de zoologistes et de botanistes disséminés dans toutes les villes du monde où la science est plus ou moins en honneur travaillent à cet édifice colossal qu’on a nommé l’inventaire de la nature ; sans exception, ils se conforment au plan que Linné a tracé. Par un phénomène dont l’explication nous manque, des partisans de l’idée des transformations illimitées, pris du goût de faire connaître de nouveaux types, les décrivent absolument comme les autres naturalistes ; dans la circonstance, l’idée est mise en réserve. Ceux qui s’en tiennent à des formules peuvent croire que tout est vague : au contraire, ceux qui s’instruisent par une pratique indispensable sont également saisis par l’évidence des faits ; un pareil concert ne s’établit pas sans fondement solide. La dispute s’élève tant que les informations demeurent trop restreintes ; tel auteur, s’appliquant sur un groupe d’individus à l’examen de petites particularités, se croit en possession de plusieurs espèces, tel autre se persuade que ce sont des variétés de la même espèce ; mais dès l’instant que les faits acquis permettent de se prononcer avec certitude, à tous les yeux la cause est gagnée d’une manière définitive. Un oiseau jeune, apporté de loin, n’a pas le plumage des adultes, on le cite comme un oiseau particulier ; que l’observation se poursuive, l’erreur est de courte durée. A présent encore, les caractères de certains végétaux de notre pays, les églantiers, les ronces, les épervières, donnent lieu à des controverses, l’étude comparative de ces plantes ne suffit pas à dissiper les doutes ; des expériences seront entreprises : on ira semer les graines des uns dans le terrain où poussent les autres, et la lumière jaillira pour tout le monde. A une époque assez récente, de curieux animaux marins étaient regardés comme des types de la classe des crustacés ; on vient à découvrir que ce sont des crabes et des langoustes dans le jeune âge ; la démonstration faite, l’erreur des anciens jours est à jamais effacée. Ainsi avec lenteur, mais avec sûreté, se réalise le progrès dans la connaissance de la création. II La variabilité dans la nature fournit à M. Darwin un beau sujet pour ouvrir la carrière à l’imagination. Les différences plus ou moins prononcées que chacun remarque entre les individus nés des mêmes parens seraient l’origine des espèces dont les naturalistes forment des genres et des familles. Il s’agit tout simplement de supposer que de légères déviations du type se transmettent à la descendance et acquièrent une sorte de fixité. L’observation constante d’une multitude de créatures ne semble pas permettre qu’on s’arrête un instant à une semblable hypothèse, mais l’aimable rêveur ne s’en embarrasse nullement ; il accorde que d’innombrables générations, que des milliers d’années sont nécessaires pour amener la diversité. Après cela, il attend avec confiance qu’on apporte la table généalogique de nos espèces depuis quelques cent mille ans. La suite le montrera ; on tient au moins des lambeaux de cette table. La variabilité n’affecte pas au même degré toutes les espèces ; presque insensible chez les unes, elle est saisissante chez les autres. On s’étonnerait volontiers ici de ne voir que des individus toujours pareils, là, de ne jamais rencontrer deux individus à peu près semblables ; la cause de la tendance à la variation plus ou moins prononcée qui se manifeste chez les plantes et les animaux nous échappe dans la plupart des circonstances. Par une longue application sur les caractères des êtres, on arrive à se convaincre que les plus grandes limites de la variabilité d’une espèce sont encore fort circonscrites. La taille et les couleurs ont souvent trompé les observateurs ; c’est ce qui change le plus, ce qui frappe davantage les yeux et ce qui a le moins d’importance. Des systèmes de coloration se modulent avec une extrême facilité. Les taches et les raies noires ou brunes sur un fond blanc, jaune, fauve ou rouge, de même que les marques de nuance claire sur un fond obscur, ont peu de fixité ; les mouchetures du plumage des oiseaux de proie, ou du pelage de plusieurs mammifères du genre des chats, en offrent des exemples. Lorsque deux couleurs se trouvent entremêlées, il est fréquent de voir l’une tantôt gagner, tantôt perdre sur l’autre. Chez des animaux qui vivent sous des climats divers, l’origine des individus nés dans les pays chauds est quelquefois trahie par l’intensité des tons, et pourtant sur la parure de beaucoup d’oiseaux et d’insectes on chercherait en vain à découvrir l’action faible ou puissante du soleil. C’est encore un grand secret que la condition du développement des couleurs. A une époque, la pensée des teintes sombres des bêtes nocturnes et des vives nuances des belles créatures des régions tropicales nous portait à faire honneur à la Lumière de ce qu’il y a de mieux peint dans le monde. Une expérience ne pouvait-elle pas amener une révélation ? Tout le monde connaît le charmant papillon de nos jardins et de nos campagnes, que de son nom vulgaire on appelle le paon de jour ; on le choisit pour l’expérience. De jeunes chenilles prises au moment de la naissance furent élevées dans une complète obscurité ; elles se transformèrent en chrysalides, et l’éclosion des papillons s’effectua dans une nuit profonde ; les ailes des paons de jour n’avaient en rien changé ; elles étaient aussi fraîches que chez les individus développés en pleine lumière. Nous songions bien à profiter des centaines de milliers d’années que M. Darwin nous aurait accordées ; mais nos papillons refusèrent obstinément de contracter mariage avant d’avoir été se chauffer au soleil ; l’expérience se trouva donc fatalement arrêtée. Sous l’influence de la lumière bleue, verte, jaune ou rouge, tout se passa comme dans l’obscurité ; aucune nuance ne fut modifiée. La production des couleurs chez les êtres reste donc un phénomène inexplicable. Par l’examen d’une multitude d’espèces qui vivent sous des climats très divers, on reconnaît que même cette variabilité des couleurs est contenue dans des limites bien étroites, et qu’elle se manifeste surtout dans la répartition des teintes juxtaposées ou dans une faible altération de nuance comme le passage du bleu au vert ou au violet ; du rouge au jaune, du noir au brun, ou encore dans la dégénérescence dont l’albinisme est l’exemple le plus évident. La taille et les couleurs saisissent au premier regard ; elles ne sont jamais les signes d’une modification dans les caractères essentiels de l’espèce. Les autres variations sont également très superficielles. Le poil des mammifères est plus ou moins touffu ; personne ne juge que l’animal change de nature parce qu’il est mieux vêtu l’hiver que l’été ou dans la jeunesse que dans la vieillesse. Des parties secondaires qui se répètent avec une sorte d’uniformité varient dans une certaine mesure ; le nombre des rayons des nageoires chez les poissons n’est pas constant, moins encore celui des écailles ; sous ce rapport, on reconnaît, que des différences existent presque toujours entre les individus provenant de la même ponte et qu’elles ne se fixent en aucune manière par voie d’hérédité. Les stries, les cannelures, les ponctuations, les sculptures, qui ornent le corselet et les élytres chez une infinité d’insectes peuvent être plus ou moins prononcées ; on a par mille observations l’assurance que ces détails décoratifs ne coïncident avec aucun changement appréciable dans l’organisme. Que M. Darwin s’inquiète des légères particularités individuelles que les anatomistes constatent à l’égard des dents, des muscles, des artères ou des veines, soit chez l’homme, soit chez les animaux, c’est vraiment trop de bonne volonté pour découvrir des indices de la mutabilité des êtres [2]. Entre deux coups de cognée, le pauvre bûcheron lui-même affirmerait qu’en accumulant les millions de feuilles des chênes de la forêt, on ne parviendrait point à en trouver deux exactement semblables. Tout dans la nature en effet nous montre l’existence de formes nettement définies, sans possibilité de rencontrer nulle part l’identité absolue. La dissémination des êtres s’est opérée dans le monde d’une façon fort inégale. Telle espèce demeure confinée dans une petite région, telle autre existe sur d’immenses étendues ; — pareille diversité est faite pour instruire. Vient-on à explorer un pays d’un accès difficile, où l’état primitif n’a point été troublé, les espèces végétales et animales qu’on observe ne sont pas la plupart celles des contrées voisines. Des exemples de ce genre semblent attester que les naturalistes ont raison de distinguer des centres ou des foyers de création. Par des causes diverses, la distribution des plantes et des animaux s’est modifiée sur la terre. A la faveur de la configuration du sol et des courans de l’atmosphère, se sont rapprochés des êtres qui à l’origine vivaient éloignés les uns des autres. Les travaux de l’homme ont beaucoup contribué à la dissémination de certaines espèces. Nous avons un jour indiqué ce résultat en signalant le curieux caractère de la flore et de la faune du Thibet oriental que le père Armand David fit connaître, il y a peu d’années [3]. Avec le progrès de la civilisation, des passages ont été pratiqués, des obstacles abattus, de vastes espaces couverts de cultures semblables ; une sorte d’uniformité régna dans les lieux où le magnifique désordre de la nature sauvage empêchait autrefois toute créature de parcourir un long chemin. Aussi en Europe, plus encore que dans les autres parties du monde, des végétaux et des animaux se sont répandus de proche en proche. La mer n’est pas toujours une barrière infranchissable ; des graines entraînées par le flot iront peut-être germer sur une plage bien lointaine, des insectes légers, comme des papillons, pouvant se maintenir dans l’air, se trouvent parfois des rivages d’un continent jusqu’à la côte d’une île fort distante emportés par le vent ; des oiseaux ont assez de force pour accomplir d’immenses voyages. Néanmoins l’extension de toutes les espèces a des limites larges ou étroites ; le climat et d’autres conditions physiques ne permettent pas que les êtres se confondent sur le globe entier. Chacun le constate en voyant que ni les animaux ni les plantes apportées de divers pays ne parviennent en général à s’acclimater [4]. Qu’on abandonne les végétaux cultivés dans nos champs et dans nos jardins, au bout de peu de temps, pour le très grand nombre, on en cherchera inutilement la trace. Quelques espèces seules, s’accommodant aux circonstances ou rencontrant des conditions analogues à celles du pays d’origine, se sont naturalisées. Notre terrible chiendent s’est implanté sur plusieurs des îles de la mer du Sud, le robinier faux-acacia paraît se comporter sur notre sol comme nos arbres indigènes ; une plante de la famille des composées, l’érigeron du Canada [5], a trouvé une nouvelle patrie sur nos terrains rocailleux ; un crucifère, le lépidie de Virginie [6], se répand beaucoup en France ; une herbe aquatique de l’Amérique du Nord [7] a envahi les mares et les canaux de notre pays. M. Alphonse de Candolle a montré de quelle manière a eu lieu l’extension de diverses plantes européennes [8]. De nos jours, l’abeille d’Europe travaille en pleine liberté au milieu des forêts des États-Unis ; les chevaux, issus d’ancêtres échappés des mains des conquérans du Nouveau-Monde, parcourent en grandes troupes les pampas de la Plata. Les bêtes qui se nourrissent de matières organiques sèches trouvent la vie facile dans presque toutes les régions du monde ; les rats s’accommodent des reliefs qui abondent dans les endroits habités ; certaines espèces de kakerlacs fort avides de nos denrées se propagent à peu près indifféremment sur toutes les côtes où un navire les a transportés, si la nourriture ne vient pas à manquer. En changeant de climat, ces plantes et ces animaux, qui se sont disséminés sur d’immenses espaces ou qui ne meurent pas sans postérité quand ils sont jetés sur une terre étrangère, ne se transforment en aucune façon ; les uns restent absolument pareils de la zone glacée à la zone torride, les autres ne se modifient que sous le rapport de la taille, de la couleur, de l’épaisseur de la fourrure. L’observation et l’expérience portent sur des milliers de créatures. Si l’on s’en rapportait à une assertion de M. Darwin, les espèces ayant une très large distribution géographique présenteraient plus de variation que les autres ; mais on s’abuserait en croyant le phénomène général. Aussi bien que de chétifs insectes, de grands mammifères semblent bien peu affectés par l’influence du milieu. Le lion habite l’Afrique entière du nord au sud, l’Asie-Mineure, la Perse, la partie occidentale de l’Inde, et il est toujours le lion. Les naturalistes ayant beaucoup étudié le magnifique animal veulent reconnaître des races, ou, en d’autres termes, des variétés locales que distinguent des particularités constantes. Ces particularités se bornent à la nuance du poil et à l’ampleur de la crinière. En Barbarie, le lion a le pelage d’un fauve brunâtre et la crinière superbe plus ou moins teintée de noir ; au Sénégal, avec la crinière moins belle, il est plus jaune ; au Cap, il a une crinière presque fauve et médiocrement prolongée sur le dos ; au Darfour, il est d’un fauve doré, au Sennaar d’un ton plus rouge ; en Perse, d’une nuance isabelle assez pâle avec une longue crinière mêlée de noir et de fauve ; aux environs de Guzarat, il a la crinière très courte. Personne ne juge que des hommes et des femmes s’écartent notablement du type de la race parce qu’ils ont une chevelure riche ou pauvre, variant du noir au châtain. Les lions n’offrent rien de plus extraordinaire ; comme ils ne sont pas cantonnés par groupes sur d’étroits espaces, on peut tenir pour vrai qu’il existe d’insensibles passages dans la nuance du poil et le volume de la crinière. D’ailleurs les individus de la même contrée n’ont pas tous la parure également belle. Le tigre royal vit dans les jongles de Java, de Sumatra, de Ceylan, de l’Inde : autrefois on supposait le grand carnassier propre aux régions les plus chaudes de l’Asie ; mais en réalité il est répandu au nord de la Chine, dans la Mongolie, sur les flancs du Caucase, en Sibérie jusqu’au lac Baïkal. Soumis à des températures extrêmes, environné de créatures fort différentes, selon le pays qu’il habite, le tigre varie bien faiblement ; au nord, le poil est plus long et plus touffu, et d’autre part on observe que les bandes noires ne sont pas dessinées, d’après un modèle uniforme. a Le loup et le renard sont pareils depuis la zone torride jusqu’aux régions glacées, » disait Cuvier, il y a un demi-siècle ; l’illustre zoologiste avait donné grande attention aux caractères de ces animaux. Un naturaliste très enclin à considérer et même à exagérer les effets du climat croira rectifier l’assertion en écrivant : « A mesure qu’on s’avance vers le nord, on voit le renard acquérir une fourrure plus longue, plus abondante, plus fine, et en même temps sa taille grandir ;… le loup aussi est plus grand dans le nord et plus velu. » Pareille remarque, motivée par l’intention de faire ressortir l’étendue de la variation, indique assez dans quelles étroites limites se modifie un mammifère par les conditions d’existence. De nombreux oiseaux sont disséminés sur une grande partie de l’ancien monde. Le balbusard et d’autres rapaces habitent à la fois l’Europe, l’Afrique et l’Asie ; le coucou n’est pas moins cosmopolite, on le rencontre jusque dans l’île de Madagascar ; notre beau loriot se trouve au Sénégal, en Chine et dans l’Inde ; ils n’accusent nulle part urne tendance à se transformer. Au Japon, en Chine, dans l’Asie centrale, des oiseaux du groupe des moineaux ou de la famille des fauvettes ressemblent à tel point à ceux d’Europe qu’on les distingue tout juste par de légères différences dans les teintes du plumage. Sans doute, dans plus d’un cas, les ornithologistes auront noté comme espèces particulières des variétés locales ou des races ; le fait démontré par la connaissance complète de l’aire géographique, on n’en sera que mieux assuré à l’égard des véritables caractères des espèces. Selon l’abondance de la nourriture, les poissons acquièrent des dimensions très variables ; selon la nature des eaux, ils prennent des colorations qui souvent trompent les observateurs. La plus simple des expériences conduira toujours à reconnaître ce que l’observation ne permet pas de décider. Ne suffirait-il pas en effet de faire vivre les uns où vivent les autres pour apprécier exactement l’influence du milieu ? Les insectes sont vraiment intéressans à considérer lorsqu’il s’agit de notions géographiques, de conditions de la vie, d’influences extérieures. Le nombre de ces créatures est formidable, et avec le nombre s’élargit le champ des comparaisons ; dans ce monde, la diversité des formes, des aptitudes, des instincts, est extrême, et avec la diversité s’accroissent les élémens de toute généralisation. Certains insectes se déplacent peu ; d’autres, pourvus de puissans moyens de locomotion, mettent à profit une précieuse faculté. Plusieurs coléoptères sont communs à la fois aux environs de Paris, de Moscou et de Pékin, les voyages ne les ont pas changés. C’est mieux encore pour les lépidoptères. Le grand porte-queue ou papilio machaon que l’enfant poursuit dans nos campagnes habite l’Europe presque entière, le nord de l’Afrique, l’Asie-Mineure, la Sibérie, la Chine, le Népaul, et l’entomologiste le plus exercé ne parviendrait pas à distinguer l’individu pris à Cachemire de celui de France. Notre flambé ou papilio podalirius, également très cosmopolite, mais qui n’existe pas au centre de l’Asie, paraît être légèrement affecté par le climat ; on reconnaît les individus d’Andalousie et d’Afrique à des particularités de la coloration des ailes. Dans l’Europe centrale et dans l’Amérique du Nord vit la belle vanesse si connue des jeunes amateurs sous le nom de morio ; européen ou américain, c’est bien le même insecte. Un très petit lépidoptère dont la chenille mange les graines du baguenaudier n’est pas rare en Europe, et nous le retrouvons tout pareil dans les plus chaudes régions de l’Inde et de l’Afrique [9]. La liste de ces espèces qui vivent dans les milieux les plus dissemblables sans éprouver de changement serait longue. Que faut-il donc pour modifier ces êtres si frêles ? Longtemps M. Darwin négligera de le dire. Certes beaucoup d’insectes varient principalement sous le rapport de la taille et de la couleur ; plusieurs lépidoptères ayant une aire géographique fort large sont un peu plus grands et de teintes un peu plus riches au Japon et sur le continent asiatique qu’en Europe. Un papillon très répandu dans l’Inde et dans l’archipel de la Malaisie [10] a les contours et les dessins des ailes infiniment variables. Aux mêmes lieux voltigent des individus qui frappent par la dissemblance, mais, jeunes, ils étaient pareils. Une observation a suffi pour apprendre qu’on ne devait pas se fier à la couleur. Ainsi des espèces gardent sous tous les climats une étonnante uniformité, d’autres se montrent très légèrement affectées par la différence des milieux, d’autres encore n’ont pas besoin de quitter une patrie pour revêtir des aspects multiples. Des conditions fâcheuses amènent chez les êtres capables de les supporter la diminution de la taille. De même que parmi les hommes, il y a des nains parmi les animaux et les plantes. Représentans amoindris d’un type, ils en conservent les caractères essentiels. Un simple changement de régime rendrait à ces nains ou à leur descendance les proportions normales. Des mollusques marins condamnés à vivre dans l’eau saumâtre restent chétifs. Des escargots de la plaine se retrouvent sur les Alpes ; la végétation de la montagne les nourrit mal, ils sont tout petits. Ayant moins que les animaux une individualité déterminée, les plantes varient davantage et subissent plus manifestement l’influence des agens extérieurs. L’étude sera plus longue ; elle n’en aura pas moins pour dernier résultat de mettre en évidence les limites précises de la variation des espèces. Toutes les recherches, toutes les observations, toutes les expériences le prouvent : la variabilité des êtres au sein de la nature s’accuse à des degrés fort divers, mais dans ses plus surprenantes manifestations elle demeure contenue dans un cercle infranchissable. Si des plantes et des animaux se sont fort disséminés, ne l’oublions pas, la vie, pour la plupart d’entre eux, n’est possible que sur une zone. Diverses espèces revêtent plusieurs formes nettement caractérisées ; suivant l’expression aujourd’hui consacrée dans la science, ce sont des cas de dimorphisme, de trimorphisme, de polymorphisme. Il y en a des exemples à la fois parmi les plantes et parmi les animaux. Les défenseurs de l’hypothèse de l’évolution perpétuelle croient trouver dans ce fait une preuve de l’instabilité des êtres, et pourtant lorsqu’on s’arrête à certains cas particuliers, on est saisi d’un sentiment bien opposé. En rappelant que parmi les abeilles il existe des femelles de deux sortes, on est sûr de ne rien apprendre à personne ; il y a les femelles fécondes, — les reines, — et les femelles stériles, — les ouvrières ou les nourrices. Chez les fourmis également, on compte des individus ayant en partage la mission de perpétuer la race et la foule de ceux dont le rôle est de donner des soins aux jeunes et de travailler pour la communauté. Êtres des mieux doués, les abeilles et les fourmis, déployant une industrie qui ne cesse d’émerveiller les hommes, montrent par mille détails de la vie combien chaque espèce est pourvue d’une constitution strictement déterminée. Dans certaines sociétés de fourmis de même que chez les termites, les individus stériles sont de deux sortes ; les uns remplissent les fonctions ordinaires d’ouvriers et de nourrices, les autres, fortement armés, veillent à la sûreté générale et combattent pour la défense de la cité, ce sont les soldats. Une organisation si complexe, et si parfaitement réglée ne saurait se modifier sans être presque aussitôt anéantie. Isolé, chaque membre du corps est condamnée périr. Le phénomène du polymorphisme se manifeste sous de nombreux aspects, et dans plusieurs circonstances il est difficile de pénétrer le dessein de la nature. Un voyageur anglais, M. Alfred Bussel Wallace, qui a exploré les îles de la Malaisie au grand avantage de la science, cite un curieux cas de dimorphisme chez un lépidoptère [11] ; M. Darwin n’oublie pas de le rappeler. Il s’agit d’un superbe papillon fort répandu dans les îles de Java, de Sumatra, d’Amboine et sur le continent asiatique, le papilio memnon des entomologistes. Le mâle a des ailes postérieures arrondies et ornées de lignes et de croissans d’un bleu pâle sur un fond noir, il varie peu ; au contraire la femelle se montre avec des parures fort diverses, tantôt elle ressemble au mâle par la coupe des ailes et se distingue simplement par des taches de nuances vives, tantôt avec une coloration particulière, elle a des ailes postérieures qui se prolongent en forme de queue, elle imite alors la physionomie de papillons d’une autre espèce. Toutes les mères donnent naissance à des filles qu’on ne prendrait jamais pour des sœurs si l’observation n’avait éclairé. Qu’on se figure, dit M. R. Wallace, un Anglais rôdant sur une île lointaine, marié avec deux femmes, une Indienne aux cheveux noirs et à la peau cuivrée et une négresse à la tête laineuse et à la peau couleur de suie, et qu’au lieu d’enfans mulâtres il ait des garçons à la peau blanche et aux yeux bleus comme lui-même et des filles offrant tous les caractères de la mère, cela semblerait étrange. Pour nos papillons, ajoute l’explorateur de la Malaisie, le cas est plus extraordinaire ; non-seulement une mère a des fils semblables au père et des filles pareilles à elle-même, mais encore des filles pareilles à l’autre épouse. On le sait, beaucoup d’animaux affectent des aspects qui trompent les êtres dont ils peuvent devenir la proie ; M. Wallace pense que la diversité des formes du papillon memnon doit conduire à cette fin : des oiseaux insectivores ne seraient tentés que par l’une ou l’autre des deux sortes d’individus. La variabilité aurait donc ici pour résultat de mieux assurer l’espèce contre les chances de destruction. Sans aller jusqu’aux îles de la Sonde ou des Moluques, on peut observer parmi les lépidoptères un cas de polymorphisme assez singulier. Dans nos grands bois, près des ruisseaux courant sous la futaie, une première fois aux jours du printemps, une seconde fois aux jours de l’été, voltigent de charmans petits papillons du genre des vanesses, comme le vulcain et le paon du jour ; de son nom vulgaire inspiré par les fines rayures des ailes, l’espèce s’appelle la carte géographique [12]. Au mois de mai, les petits papillons étalent des ailes fauves ; ceux qui paraissent au mois de juillet ont des ailes noires. Aux yeux des premiers observateurs, il y avait deux espèces, le doute semblait impossible ; en cette occasion, on allait acquérir une preuve de la nécessité de pénétrer dans l’intimité de la vie d’un animal pour le connaître. Les mignonnes vanesses aux ailes fauves déposent leurs œufs ; les chenilles naissent et, demeurant groupées en familles, elles rongent les orties ; elles se transforment en chrysalides, les papillons éclosent, tous ont des ailes noires. Les chenilles de la nouvelle génération n’achèvent leur croissance qu’à l’approche de l’automne ; les chrysalides passent l’hiver, et les papillons qui en sortent ont tous les ailes fauves. Ainsi l’alternance s’effectue avec une admirable régularité, de telle façon que les enfans ne sont jamais semblables à leurs parens. Jusqu’ici la raison du phénomène nous échappe ; mais en vérité on ne saurait admettre que la vanesse carte-géographique ait tiré son origine d’un autre insecte, parce que tour à tour elle a des ailes fauves ou noires. Lorsque par hasard la chaleur est forte et soutenue pendant les mois de septembre et d’octobre, quelques papillons éclosent avant le terme ordinaire. Ceux-ci offrent le mélange des deux couleurs ; n’apparaissant que d’une façon très accidentelle, ils meurent sans postérité, la rigueur de la saison ne laisse pas aux larves le moyen de subsister. Cette année même, l’Académie des Sciences accorde un de ses prix à l’auteur d’une intéressante découverte : une sorte de dimorphisme bien étrange dont on ne citait pas encore d’exemples. De petites bêtes du genre de la mite du fromage : des acares, qu’on nomme des tyroglyphes, et d’autres acares, qu’on appelle des hypopes, ne frappent l’observateur attentif que par des dissemblances. Les naturalistes avaient beaucoup étudié les caractères de ces êtres, et nul n’aurait soupçonné une relation entre les tyroglyphes et les hypopes ; on vient de nous apprendre que les deux formes appartiennent à chaque espèce d’un groupe zoologique tout entier [13]. Sur des champignons vivent certaines espèces de tyroglyphes ; les individus se comptent par milliers du plutôt ne se comptent pas tant ils sont nombreux. Il y en a de tous les âges, les générations se succèdent avec une étonnante rapidité ; au milieu de la microscopique population, on ne voit toujours que des tyroglypes. Le moment arrive où le champignon qui fournissait la pâture aux petits êtres est épuisé. Les pauvres acares, mal protégés par des tégumens assez mous, très imparfaitement doués pour la locomotion, ne peuvent se porter à distance, jeunes et vieux périssent ; mais dans le nombre survivent des individus assez avancés dans leur développement, sans être encore adultes. Ceux-ci ne tardent pas à muer ; alors ce ne sont plus des tyroglyphes. Acares solidement cuirassés, n’ayant qu’un appareil buccal rudimentaire, parce qu’ils ne doivent jamais manger, privés d’organes reproducteurs, parce qu’ils doivent demeurer stériles, munis à la face inférieure du corps de petites ventouses, parce qu’ils ont besoin de rester fixés sans efforts pénibles, ce sont des hypopes. Ces acares s’accrochent au premier animal, mammifère ou insecte, passant à leur portée, et de la sorte ils voyagent aussi longtemps que la saison le commande ou que la rencontre d’une station favorable se fait attendre. Arrive la rencontre, les hypopes abandonnent l’animal qui les portait. Les voilà sur un champignon ; ils se cramponnent avec les griffes, leur peau se fend, et de chaque dépouille sort un tyroglyphe ; la propagation de l’espèce va recommencer [14]. Ainsi des êtres ne se métamorphosant que dans des circonstances déterminées revêtent une forme et acquièrent des aptitudes particulières pour une existence transitoire ; ils vivent pendant un temps sans possibilité de croître et de se reproduire, — le changement ne s’opère qu’en vue de la conservation de l’espèce. En réalité, loin de paraître un indice d’instabilité, le polymorphisme semble un signe de perfection. III Les personnes qui s’occupent des qualités de nos animaux domestiques ne comparent guère les races de chevaux et de bœufs, les races de pigeons et de poules, sans jeter un cri de triomphe. On exalte volontiers la puissance de l’homme, qui aurait à son gré produit des aptitudes et varié les types parmi les auxiliaires de la civilisation. Des résultats dus à des soins particuliers sont en effet assez remarquables pour justifier le sentiment d’orgueil, mais on s’abuse parfois sur la nature des changemens que les espèces réduites en esclavage ont éprouvés. Chez les mammifères et les oiseaux que l’homme a soumis, les différences individuelles paraissent énormes, les variétés se distinguent par des signes plus frappans que les caractères de beaucoup d’espèces sauvages, et de l’impression ressentie naît l’idée de modifications profondes. En réalité, les modifications sont moins considérables qu’on ne suppose ; de la plupart des animaux domestiques, seuls les traits superficiels sont affectés, et si l’organisme est fortement atteint, on découvre des anomalies comparables à celles que la culture détermine sur les végétaux. Les aspects deviennent alors multiples, et pour se fier trop aisément à l’apparence, on s’écarte de la juste appréciation des faits. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire [15] et d’autres naturalistes ont cru que les variations dont les animaux domestiques offrent de curieux exemples pouvaient éclairer à l’égard des effets qui dépendent des causes naturelles ; certes elles doivent éclairer, mais c’est à la condition de n’en point méconnaître le caractère. Souvent on a répété que les particularités des races domestiques les désigneraient comme des espèces distinctes, si l’on n’avait assisté à leur formation ; rien de plus inexact. Les animaux de nos domaines portent l’empreinte de la domesticité, de même que les plantes de nos jardins portent les marques évidentes de la culture ; les naturalistes ne s’y trompent pas. M. Darwin aimerait qu’on s’y trompât afin de s’attribuer le mérite de nous préserver de l’erreur ; cherchant le moyen, il s’est donné une grande peine dont nous allons profiter pour faire ressortir une vérité [16]. En plusieurs endroits de l’Europe, et surtout en Angleterre, des sociétés d’amateurs de pigeons se sont constituées. Il s’agit de garder et de propager les nobles races, d’obtenir des sujets toujours plus remarquables par la taille et par la singularité ou l’éclat du plumage, de produire des variétés nouvelles. L’amateur n’a pas d’autre ambition ; au contraire, M. Darwin, se faisant admettre dans les cercles où l’on discute sur le mérite des volières, se flattait d’atteindre un important résultat scientifique. Dans son attachement à l’idée des transformations indéfinies, le célèbre auteur n’a pu contempler l’étonnante diversité des pigeons domestiques sans croire qu’il tenait l’occasion de montrer de quelle manière, avec du temps et de la patience, se façonnent les espèces. Il s’est mis à l’œuvre et il a produit un ensemble d’observations d’un intérêt très réel. Le travail a reçu beaucoup d’éloges, et c’est à juste titre. On avait désigné par des noms et l’on avait décrit les nombreuses variétés de pigeons de volière et de colombier. M. Darwin s’est efforcé de suivre les transitions, il a croisé les races, et ne se bornant pas, comme la plupart de ses devanciers, à l’examen des particularités extérieures, il a scrupuleusement comparé la charpente osseuse de ces oiseaux que les soins de l’homme ont tant diversifiés. Enfin, contre son gré, et certainement contre son avis, il a mieux que tout autre accumulé des preuves qu’une espèce ne saurait être transformée, qu’on n’arrive qu’à la déguiser. La belle étude du naturaliste anglais se trouve exactement appréciée un siècle avant d’être mise au jour. « Si quelqu’un, a dit Buffon, voulait faire l’histoire complète et la description détaillée des pigeons de volière, ce serait moins l’histoire de la nature que celle de l’art de l’homme. » Cette histoire étant faite, nous devons en recueillir les enseignemens. Le biset ou pigeon de roche, columba livia de son nom scientifique, est la souche de toutes nos races de pigeons domestiques, ont écrit les zoologistes. A cet égard, M. Darwin n’avait pas d’autre pensée, mais il a eu besoin de plusieurs années d’études pour affermir sa conviction. Il déclare très nombreuses les variétés qui reproduisent fidèlement le type ; on en avait compté 122 [17], il en ajoute de nouvelles. A classer tant d’oiseaux qui se touchent par des gradations insensibles, on risque fort de s’embrouiller ; l’auteur envisage la situation avec calme, et se tire de la difficulté par la reconnaissance dans le monde des volières et des colombiers de onze races, qu’il répartit dans quatre groupes. Viennent ensuite les sous-races et les variétés qui ne sont pas dignes de la même considération. En vérité, c’est un gentil monde que celui de ces pigeons élevés pour le charme des yeux. Nous ferons honneur aux représentans des onze races de M. Darwin, l’intérêt de notre plaisir nous y convie et l’intérêt de notre instruction l’exige. Voici les grosses-gorges au corps mince, fièrement campés sur les pattes ; ils ont une gorge volumineuse, et ils semblent trouver bonheur à l’enfler comme un ballon. Chez ces oiseaux singuliers, sans changer de caractère, le jabot est devenu plus large que dans les autres pigeons. Les messagers, aux pattes massives, au plumage ordinairement de couleur foncée, dressent un cou long et mince, ils ont un grand bec ; autour des yeux et des narines, une peau caronculée a pris un développement énorme, — l’indice d’une anomalie survenue par suite de l’état de domesticité est évident. Les runts, également qualifiés de pigeons bagadais et de pigeons romains, échappent, paraît-il, à toute description précise, tant il est impossible d’obtenir une couvée dont les individus se ressemblent ; parfois les runts diffèrent à peine des messagers. Les barbes ou pigeons polonais sont encore du même groupe ; un bec court et large les distingue. Arrêtons-nous afin d’admirer les pigeons paons ; on en voit de tout blancs, d’autres de nuances variées, chatoyantes à ravir. Ils marchent péniblement, la poitrine en avant, le cou rejeté en arrière et comme agité de mouvemens convulsifs, La queue énorme, étalée à la manière d’une roue redressée jusqu’à toucher la nuque. Ils sont vraiment beaux, mais de la beauté des roses et des œillets de nos jardins. De même que les pétales sont devenus nombreux au point de rendre la fleur stérile, les grandes plumes de la queue se sont multipliées au point de rendre l’oiseau fort inhabile à voler. Chez les pigeons et les colombes sauvages de toute espèce, la queue porte douze de ces grandes plumes qu’on appelle les rectrices ; le pigeon paon en a bien davantage, la quantité est un titre de gloire dans l’opinion du maître de la volière ; un individu a 18 ou 20 rectrices, il est peu prisé, un autre en étale de 30 à 35, il est tenu dans une haute estime, un autre enfin en montre 42, le chiffre qui n’a jamais été dépassé, on le cite parmi les merveilles. Pauvre oiseau qui ne saurait vivre libre, le pigeon paon est comme la rose, un monstre charmant. En continuant la revue des volières, nous apercevons les turbits, pigeons à cravate ou pigeons hiboux. Mignons et jolis, une sorte de fraise placée sur le cou et la poitrine les signale à l’attention ; cette parure est faite de plumes divergentes. Voici les culbutans à la face courte, au bec tout petit et conique, les malheureux sont si mal conformés qu’ils perdent l’équilibre en volant ; on les voit à chaque minute tourner sur eux-mêmes et parfois faire de telles culbutes qu’ils tombent à terre et se blessent. Maintenant c’est le frill-back indien, le pigeon à dos frisé ; celui-ci a toutes les plumes renversées et contournées, — un autre genre de monstruosité. Viennent ensuite les jacobins, dont les plumes du cou relevées forment un capuchon ; puis les tambours aux pattes emplumées, portant à la base du bec une touffe de plumes bouclées, de loin, ils se font reconnaître par un roucoulement singulier. Enfin on nous livre, comme représentans de la onzième race, tous les pigeons qui diffèrent à peine du biset sauvage, c’est-à-dire les pigeons de colombier jouissant d’une sorte de liberté. Les descriptions achevées, M. Darwin se montre tout fier ; il semble qu’une victoire est remportée. « Les pigeons que j’ai examinés, dit-il, ne constituent pas moins de onze races ; s’il s’était agi d’animaux sauvages, on aurait attribué une valeur spécifique aux caractères que nous avons signalés. » Avec une bonne foi pleine d’ingénuité, il ajoutera encore : « Les genres admis par les ornithologistes dans la famille des colombides [18] diffèrent peu les uns des autres ; il n’est pas douteux que plusieurs de nos formes domestiques trouvées à l’état sauvage n’eussent donné lieu à l’établissement d’au moins cinq genres. » Une telle croyance doit tourner à la confusion de l’auteur. Les pauvres oiseaux tenus captifs, privés de l’usage des membres, volent mal et marchent avec peine ; plusieurs d’entre eux, soumis à une alimentation qui n’a point permis au bec de prendre par l’exercice le développement normal, seraient embarrassés pour saisir des graines dures. Il est aussi étrange d’imaginer un ornithologiste capable de méconnaître les signes de la domesticité chez les pigeons paons, les pigeons à cravate ou les culbutans, que de supposer un botaniste inhabile à discerner les effets de la culture sur les roses, les œillets ou les dahlias. Les races de pigeons ne se maintiennent que par le choix persistant des sujets ou les anomalies sont le plus fortement accusées, car, par suite des efforts de l’oiseau pour revenir à l’existence particulière à son espèce, les anomalies tendent toujours à disparaître. « Un jour, voyant de beaux pigeons, rapporte un compatriote de M. Darwin, je m’informai près de l’heureux propriétaire s’il ne laissait pas voler au dehors ses culbutans à courte face. — Si je lui avais demandé la bourse ou la vie, continue le narrateur, il n’aurait pas été plus étonné, — Les laisser s’envoler ! s’écria l’amateur, vous savez certainement ce qui arriverait ? — Devant l’expression d’une ignorance absolue, il reprit avec un sourire qui trahissait la conscience de sa supériorité : — La porte ouverte, ils retourneront tout de suite à l’état de nature ; au bout de quelques semaines, les jolis petits becs seront aussi longs et aussi durs que ceux des oiseaux ordinaires. » Mille fois répétée à l’égard des animaux domestiques, l’expérience est concluante. On ne parvient du reste à saisir les traits caractéristiques des races de pigeons que par l’élimination d’une foule d’individus ; l’auteur du livre sur l’Origine des espèces le prouve en signalant des passages insensibles entre les formes qu’il a décrites. Ailleurs il démontrera encore, à son insu, que la race domestique ne saurait subsister sans les soins de l’homme ; il n’ignore pas que les culbutans, petit bec périssent dans l’œuf faute de pouvoir briser la coquille ; l’amateur doit épier le moment de l’éclosion afin de délivrer les nouveau-nés. Abandonnant toujours la réalité pour le rêve, le philosophe anglais voit en imagination de jeunes poussins triomphant de la difficulté, et avec lenteur le petit bec devenir apte à remplir son office [19]. Nous l’avons dit, dans l’étude comparative des pigeons de volière, M. Darwin a été plus loin que ses devanciers, il s’est occupé de la charpente osseuse ; un curieux travail a été produit, une singulière faiblesse de connaissance en ostéologie a été dénoncée. On nous montre des crânes et des becs déformés, des membres atrophiés, des vertèbres et des côtes hypertrophiées, et sérieusement on nous affirme n’avoir pas aperçu de différences aussi manifestes entre les squelettes de plusieurs espèces de pigeons sauvages qu’entre ceux des races domestiques. Comme à la fois les pattes restent petites et le bec faible chez les pauvres oiseaux condamnés à l’immobilité et à la privation des bonnes graines dont ils sont friands, on paraît s’enorgueillir de la découverte d’un remarquable phénomène : la corrélation de croissance. Jamais la science n’avait été aussi cruellement malmenée. En aucun cas des altérations de l’organisme, rendues plus ou moins héréditaires, les atrophies des membres ou d’autres parties du corps provenant du défaut d’exercice, ne sont comparables aux particularités qui distinguent les unes des autres les espèces, du même genre ou de la même famille. Les os polis, ayant presque l’aspect de l’ivoire chez les bêtes sauvages, demeurent poreux et de laide apparence chez les animaux nés et nourris dans la captivité. Maintes fois le développement est arrêté avant le terme ordinaire ; les déformations et même les maladies des os sont fréquentes, surtout parmi les pigeons tant choyés des amateurs. Les effets de la vie sédentaire, déplorables pour la constitution de la charpente osseuse chez les jeunes sujets, se font apercevoir très vite même sur les animaux adultes. Il est parfaitement su dans les musées qu’on n’obtient jamais de beaux squelettes avec les hôtes anciens des ménageries. M. Darwin, qui cite très fréquemment des personnes dont il a tiré des avis ou des renseignemens, a oublié de s’entretenir avec un préparateur d’anatomie. Après avoir montré d’une façon habile à quel point un animal peut être déformé sous la main de l’homme et avoir fourni des preuves sans nombre que l’espèce soumise à la domesticité depuis plus de trois mille ans revient toujours à sa nature primitive, et ne semble perdre son caractère originel qu’en offrant tous les signes de la monstruosité, M. Darwin essaie encore de livrer un combat bien inutile. Il tient formellement à établir un fait reconnu de tous les zoologistes, — une prétention qui a sa formule dans le langage vulgaire. « Les éleveurs de pigeons de fantaisie, dit-il, croient que les races domestiques proviennent de plusieurs souches sauvages, tandis que la plupart des naturalistes les regardent comme la descendance du biset ou columba livia. » L’opinion des amateurs de pigeons a juste la même portée que celle des amateurs de roses ; quant aux naturalistes, ceux-ci n’ont pas attendu l’auteur de l’ouvrage sur l’origine des espèces pour savoir la vérité. Les purs classificateurs, nullement préoccupés des particularités de l’organisation des êtres, mais doués du tact que donne la longue habitude de considérer les formes extérieures, ne se sont jamais abusés. Temminck, Charles Bonaparte, d’autres encore, ces ornithologistes qui ont tracé les descriptions des espèces de pigeons du monde entier affirment sans hésiter que la columba livia, le pigeon des rochers, sauvage en Europe, au nord de l’Afrique et en Asie jusqu’à l’Inde, est l’ancêtre de toutes les races domestiques. M. Darwin s’en étonne et laisse deviner une impression de mauvaise humeur. Pourquoi l’avoir privé d’un triomphe lorsqu’il aurait si volontiers excusé l’erreur ? Dans ses efforts pour instruire de ce que tout le monde sait, le naturaliste anglais insiste sur la fécondité des pigeons issus des types les plus différens ; il a multiplié les épreuves avec un plein succès. Le détail doit être noté, car ailleurs, pour le besoin de la cause, M. Darwin ne croira pas absolument nécessaire de compter avec la stérilité des produits de deux espèces distinctes. Au sujet de certaines idées relatives à la mutabilité des êtres, il fallait accorder aux pigeons de volière une sérieuse attention. Mieux que tous les autres animaux domestiques, ces oiseaux d’une douceur proverbiale se prêtent à l’esclavage. Parce qu’ils peuvent vivre confinés et ne pas se montrer trop exigeans sur le choix de la nourriture, ils éprouvent des variations dans la plus large mesure dont on ait l’exemple. Ainsi au milieu de ce petit monde se révèle dans sa plus complète manifestation l’effet de l’action de l’homme sur une espèce animale. Nous connaissons à présent cet effet ; nous l’observerons encore sur les autres races domestiques, où il est en général moins prononcé. L’espèce galline se présente sous une forme ordinaire très répandue, et elle a des variétés jolies ou singulières très prisées des amateurs. La souche primitive est bien connue des naturalistes ; c’est un oiseau alerte, de proportions gracieuses, au plumage lisse et brillant, qui vit à l’état sauvage au milieu des forêts de l’Inde : le gallus bankiva. Les coqs et les poules dont on n’entrave guère la liberté dans les campagnes diffèrent à peine du type originel. Parfois, aux abords d’une ferme, le zoologiste admire un coq ; c’est que l’animal à la démarche fière et pleine d’élégance paraît n’avoir nullement souffert de la captivité ; beau comme ses frères libres, il en conserve les vives nuances ; — ni le climat, ni le genre d’alimentation, n’ont exercé d’influence appréciable. Le coq de combat paré d’une crête simple et droite représente encore très noblement l’oiseau de la jongle indienne. Dans la basse-cour champêtre, la dégénérescence de l’espèce galline est très médiocre ; elle affecte d’abord la couleur, le noir et le blanc remplacent les belles teintes vertes et rouges, surviennent ensuite de légères variations dans la taille, à peine se modifie la conformation générale. Les coqs et les poules se donnent beaucoup de mouvement, mais ils ne volent presque jamais ; les os des ailes et la carène pectorale se trouvent un peu affaiblis par suite du défaut d’exercice, tandis que les pattes, constamment soumises à la fatigue, sont plus ou moins alourdies. L’état de domesticité, tempéré par une sorte d’indépendance, n’a donc que faiblement touché la race galline. La malheureuse sélection et l’esclavage ont donné des monstres plus ou moins réussis. Regardons ces coqs et ces poules de la race dite cochinchinoise ; bêtes disgracieuses, recherchées parce qu’elles sont de forte taille ; elles ne peuvent plus du tout voler, les pattes sont affreusement massives et les ailes raccourcies, les pennes dénotent les signes d’une atrophie. D’autres se recommandent par une larde monstruosité : la présence d’un doigt supplémentaire ; c’est la race dorking. Voici maintenant la race espagnole : des poules qui ont perdu l’instinct de couver ; puis les poules huppées : sur la tête, les plumes ont pris un développement énorme, elles aveuglent l’animal. Chez ces pauvres oiseaux, la voûte du crâne, incomplètement ossifiée, affecte de bizarres contours, le cerveau fait hernie. En même temps qu’une portion de l’organisme se trouve atteinte, les instincts ordinaires de l’espèce, assurent les éducateurs, disparaissent. Comme s’il existait une loi de la nature pour éteindre d’affreuses difformités, les poules portant la huppe refusent de couver. Ce n’est pas tout encore, nous avons les poules naines, très agréables d’aspect : la race bantam, que l’on attribue au goût et aux soins des Japonais, les poules frisées et les poules soyeuses, remarquables par une vilaine dégénérescence du plumage, puis les poules dont le croupion est avorté. Que tout cela ressemble donc peu aux particularités qui caractérisent les espèces ! Les races gallines que signalent les traits les plus frappans ou les anomalies les plus singulières : les races pures, selon le langage des amateurs, reviennent avec une étonnante facilité au type du gallus bankiva sauvage. Le fait a été souvent signalé ; avec raison, M. Darwin le cite comme une preuve de l’origine de nos oiseaux de basse-cour, et il ne semble pas s’apercevoir qu’une telle preuve est la condamnation de la croyance à la mutabilité des espèces. S’il fallait en ce moment une autre démonstration, elle nous serait aussitôt apportée par le célèbre naturaliste. On connaît à l’état sauvage, rappelle-t-il, plusieurs espèces de coqs ; mêlées à nos poules domestiques, elles donnent des produits, mais ces derniers demeurent stériles, affirment les expérimentateurs. Seul le coq bankiva, dans les mêmes circonstances, peut être l’ancêtre d’une interminable suite de générations [20]. Après les pigeons et les poules, les autres oiseaux domestiques fournissent l’occasion de constater la persistance des caractères primitifs ; moins martyrisés, ils offrent moins d’anomalies. Les canards, issus de l’espèce sauvage commune en Europe (anas boschas), ont peu changé, et parfois les volatiles mal apprivoisés, renonçant à la vie sédentaire sur une mare fangeuse, profitent du passage d’une troupe de l’espèce pour adopter la vie vagabonde. Captifs, les canards ont un peu gagné sous le rapport de la taille et perdu sensiblement de la beauté du plumage. Les variétés méritent à peine une mention ; ici c’est une difformité du bec, là des détails de coloration. L’oie, dont on porte loin les siècles de domesticité, est demeurée, au milieu de tous les champs de l’Europe, presque identique à son ancêtre sauvage. La pintade et le paon, qu’on élève dans les parcs, dans les jardins, dans les cours depuis l’époque des Grecs et des Romains, n’ont pas varié d’une manière appréciable malgré l’influence des climats. Chez la pintade, la teinte générale est un peu plus ou un peu moins intense ; chez le paon, les altérations des riches nuances, la tendance à l’albinisme, ne s’accusent que d’une façon accidentelle. Vraiment, après de telles expériences, il faut une foi aveugle pour se figurer que les animaux se transforment par l’action de l’homme, du régime ou des conditions atmosphériques ; Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui s’exagérait beaucoup l’importance des modifications subies par les races soumises à l’esclavage, prouve clairement néanmoins « qu’il n’est aucun de nos dix-sept oiseaux domestiques dont l’origine zoologique ne puisse être exactement déterminée. » Dans l’état de domesticité, les mammifères éprouvent des modifications comparables à celles des oiseaux, — fort médiocres lorsque les animaux ne sont pas privés d’exercice, très notables au contraire lorsqu’ils subissent une captivité rigoureuse. Emprisonné dans une misérable cage dès la naissance, le lapin offrira donc selon toute probabilité les plus grandes anomalies. Si l’on en avait douté, l’étude intéressante de M. Darwin ne laisserait plus d’incertitude [21]. Pourtant ce naturaliste évite de parler des affections des os, si fréquentes parmi les habitans des clapiers. A l’état sauvage, le lapin abonde dans notre pays ; rien de plus simple à contrôler que les effets de la servitude et de la sélection. La couleur change ; apparaissent le noir et le blanc, premiers signes de la dégénérescence. Chez l’animal n’ayant pas la liberté des mouvemens et toujours repu, le corps augmente de volume. Par la sélection, on obtient des races, mais, pour les conserver, des épurations continuelles sont indispensables ; la tendance vers un retour au type primitif manque rarement de s’accuser au milieu d’une famille. Comme exemple de coloration remarquable transmise par voie d’hérédité, on cite la race himalayenne : de jolies petites bêtes blanches avec le museau, les oreilles, les pattes et la partie supérieure de la queue d’un brun noir. Comme exemple de race bizarre, on montre des lapins à oreilles pendantes qui dénotent à un haut degré les signes d’une monstruosité ; — des muscles affaiblis cessent d’agir. Un zoologiste ne se méprendra jamais sur le caractère d’une telle anomalie. Le lapin domestique fournit une preuve de l’impossibilité de dénaturer une espèce ; l’indépendance ne le met en aucun embarras, très vite il reprend les habitudes et la physionomie des individus sauvages. Abandonnés sur des terres lointaines, des lapins se sont multipliés : sur les îles Malouines, à Porto-Santo, l’une des Canaries, et en d’autres lieux ; on croit pouvoir les distinguer des nôtres tout juste par une nuance dans la teinte du poil. A Porto-Santo, les lapins ont pris sur le dos et la queue une couleur rousse : les oreilles manquent de la bordure foncée, ordinaire parmi les lapins d’Europe. Plusieurs de ces animaux, dit M. Darwin, furent apportés au Jardin zoologique de Londres ; quelques années après, la fourrure ne différait plus de celle des individus des garennes d’Angleterre. L’expérience n’est-elle pas instructive ? Elle donne la mesure de l’effet des climats, une légère variation de couleur ; elle montre que des milliers d’années ne sont pas nécessaires pour apercevoir l’action des agens physiques. Notre dessein n’est point d’examiner toutes les races de mammifères domestiques ; à des degrés divers, elles reproduisent les phénomènes dont nous venons de signaler de nombreux exemples. Sur l’espèce chevaline, l’art de l’homme s’est exercé de temps immémorial de la façon la plus heureuse et la plus brillante. Répandu dans l’univers presque entier, l’animal a pris suivant les lieux, l’alimentation et les soins, des formes tantôt sveltes, tantôt massives, il a gagné des défauts ou acquis des qualités. De proportions particulièrement belles et gracieuses en Arabie, le pays d’origine d’après l’antique croyance, le cheval est devenu énorme sur les riches pâturages de certaines contrées de l’Europe, de taille exiguë dans des régions très humides, comme les îles Shetland, l’archipel de la Malaisie, les parties méridionales de l’Inde. Par le choix incessant des reproducteurs, on a obtenu l’amélioration des races, néanmoins il ne faut pas perdre de vue que fatalement les types s’altèrent bientôt en changeant de territoire. Il n’a sans doute pas été possible de conserver des chevaux de haute stature à Java ou à Timor. Qu’on mette le cheval du Perche dans une autre province, disait dernièrement un membre de la Société centrale d’agriculture [22], et il ne sera plus le cheval percheron. C’est qu’il s’agit simplement de variations de volume ou de dégénérescences qui se produisent sous l’influence de l’alimentation et du climat. Si l’on vient à comparer quelques chevaux des races les plus distinctes, au premier abord on sera surpris des différences ; en rapprochant de nombreux individus de tout pays on s’étonnera peut-être de l’impossibilité d’une démarcation quelconque. Malgré les efforts de l’homme, malgré les conditions d’existence infiniment variées, les races de chevaux n’affectent nullement les signes d’espèces particulières. Chacun en juge aisément : le cheval et l’âne sont deux espèces très voisines du même genre ; jamais des chevaux n’ont offert de dissemblances comparables à celles qui existent entre les deux espèces. Les bœufs qui travaillent et les bœufs qui ne travaillent pas n’ont ni la tête, ni les membres également développés. De même qu’en voyant un forgeron et un danseur, personne n’impute à l’origine chez le premier la force du bras et chez le second la vigueur des jambes, le zoologiste ne saurait se méprendre sur la nature des modifications qu’il observe entre le magnifique taureau de la Campanie et la bête de Durham, outrageusement déformée pour la plus grande gloire de l’industrie agricole. Plus on étudie les animaux domestiques, plus on apprend que les espèces s’écartent peu du type primitif. Un accroissement ou une diminution de volume, soit de la masse entière du corps, soit de quelques parties, des dégénérescences, des anomalies de l’organisme, font les variations si apparentes qui ont parfois une importance considérable au point de vue économique. Dans l’état actuel de la science, il est vrai, l’embarras est extrême au sujet de l’animal que l’homme s’est le plus attaché. Relativement au caractère des différences que présentent les chiens règne la plus grande incertitude. Tour à tour, le fidèle compagnon de l’homme a été regardé comme un loup apprivoisé et cité comme ayant le chacal pour ancêtre ; maintenant l’opinion la plus générale veut que les chiens descendent de plusieurs espèces sauvages distinctes. Cette dernière présomption s’appuie sur des faits d’une valeur très réelle ; mais ni les bêtes sauvages ni les bêtes domestiques n’ont été soumises à des observations suffisamment approfondies pour que la lumière soit faite. Une recherche longue et difficile appelle les investigateurs. IV Dans l’opinion de l’auteur du livre sur l’Origine des espèces, la lutte pour l’existence doit amener chez les êtres des modifications considérables. Le mot réveille le sentiment d’une pénible réalité ; il a fait fortune. La lutte pour l’existence, c’est la loi du monde. Hommes sauvages ou civilisés connaissent le besoin d’aller à la peine ; animaux courageux ou timides sentent la nécessité de défendre leur vie. On ne l’ignorait pas avant M. Darwin, on parlait de l’instinct de conservation, mais le naturaliste anglais dénonce un résultat fort inattendu qui réclame examen. Les périls dont chaque créature est menacée se renouvellent sans cesse, la lutte est donc perpétuelle. Contre les attaques des bêtes carnassières, ayant en partage la force et les armes puissantes, les êtres faibles opposent l’adresse, la ruse, la vigilance. L’inoffensif papillon que poursuit la libellule du rivage ou l’oiseau de la forêt trompe quelquefois le chasseur en changeant d’allure. A la vue du faucon, la colombe tremblante essaie d’un stratagème pour se dérober. Aussi bien que l’antilope ou la gazelle cherchant son salut par la rapidité de la fuite, l’homme est exposé à devenir la proie des plus redoutables animaux. Si de nos jours l’Européen s’inquiète rarement du voisinage des ours et des loups, l’Africain vit dans la crainte du lion, et l’Asiatique dans la terreur du tigre ; ce sont toujours des combats à livrer. Les ardeurs d’un soleil trop brûlant, les froids excessifs, des pluies torrentielles, des inondations, causent la perte de milliers d’êtres, mais contre le fléau réagissent les forces mises au service de la créature ; tous les individus d’une espèce ne périssent pas. La disette et la famine font des victimes sans nombre ; la subsistance n’est souvent obtenue par l’homme ou l’animal qu’au prix d’efforts énergiques, de ruses inouïes, de batailles terribles ; cependant il y a toujours des heureux. Fort inégale selon les êtres de diverses sortes, la lutte pour l’existence n’apparaît point nécessaire au même degré pour tous les individus de même origine. Par certain concours de circonstances, les uns ont la vie facile, la souffrance est ignorée. Les autres ne rencontrent que difficultés, ne connaissent que la misère ; malades par suite des intempéries et des privations, à peine parviennent-ils à se procurer quelques alimens. Une activité dévorante, un courage indomptable excités par l’instinct de conservation peuvent devenir insuffisans ; les forces s’épuisent, la mort frappe, des centaines, des milliers, des centaines de milliers de créatures succombent. Telle est, dans tous les temps, l’histoire sur la terre. Un jour, en un coin du monde, deux bêtes carnassières que la loi de nature a rapprochées se trouvent dans une abondance extraordinaire ; les herbivores à peu près sans défense sont nombreux. Nos amateurs de chair fraîche vivent grassement ; les jeunes prospèrent à merveille, ils grandissent et bientôt ils multiplient, comme si leur race était privilégiée entre toutes. Tant de bonheur n’est pas durable. Peu à peu le gibier devient plus rare, la bête féroce a des semaines de jeûne ; elle laissera ses petits mourir de faim, faute d’une proie capable de les rassasier. Alors les pauvres êtres naguère pourchassés, qui sont parvenus à se soustraire à la voracité de dangereux voisins, retrouvent la tranquillité, et après peu d’années ils se montrent de nouveau en grandes troupes. Des herbivores jouissent-ils de l’abondance, leur population s’accroît avec rapidité, tous les membres de chaque famille ont la vigueur et la santé des créatures qui ne connaissent ni la souffrance ni les privations. Il n’est point donné par la nature à une espèce de prendre trop de place dans le monde. Propagés d’une manière excessive, les herbivores favorisent le développement de la gent carnassière ; la nourriture manque, le soleil a grillé l’herbe et le feuillage, l’inondation couvre la terre, on ne saurait compter les victimes. Seuls, quelques individus, servis par l’adresse, par une robuste constitution ou mieux encore par le hasard, échappent au désastre ; mais ils languissent peut-être, ils auront une progéniture faible. Parmi les représentans de tous les groupes du règne animal, on remarque des individus d’une beauté exceptionnelle annonçant une existence passée sans trouble et des individus chétifs portant le signe de la misère qu’ils ont éprouvée. La vigueur ou l’appauvrissement physique va-t-il se perpétuer comme l’imagine M. Darwin ? L’observation apporte la preuve du contraire. Si les circonstances favorables dont certains animaux ont profité ne se renouvellent pas, les produits dégénèrent ; si les conditions malheureuses qui ont été nuisibles à d’autres viennent à s’améliorer, les jeunes sujets réparent bien vite le tort occasionné par la pénurie des anciens jours, et chez la descendance il ne subsiste nulle trace d’affaiblissement physique. Sur les mammifères et les oiseaux, l’effet du bon ou du mauvais régime frappe les yeux de tout le monde ; il est autrement prononcé sur les animaux à sang froid, capables de supporter l’abstinence pendant de longs mois. Parmi les reptiles, les poissons, les insectes, on observe des différences énormes dans la taille des individus de la même espèce, et pourtant aucun caractère essentiel de l’espèce n’est affecté soit chez les plus beaux, soit chez les plus chétifs. Une expérience instructive a été souvent renouvelée sur des insectes. Les amateurs de lépidoptères aiment à rencontrer des variétés ; beaucoup d’entre eux ont fait des efforts inouïs pour en produire. Des chenilles étant maintenues dans une atmosphère chaude, avec un degré d’humidité convenable, et toujours séduites par une nourriture appétissante, acquièrent un développement magnifique ; elles donnent des papillons d’une taille un peu supérieure à celle des individus ordinaires. D’autres chenilles de la même espèce, soumises au jeûne autant qu’elles peuvent le subir, s’arrêtent tôt dans leur croissance, les papillons sont tout petits, mais les caractères spécifiques ne sont pas altérés. Rien de plus curieux comme exemple de concurrence pour la vie que les relations de certaines espèces. Tous les insectes sont exposés aux attaques de nombreux parasites. Ces parasites sont principalement des ichneumons et des chalcides, hyménoptères, nous l’avons dit ailleurs, formant l’armée qui dans la nature a pour fonction d’empêcher la multiplication excessive des espèces phytophages. A l’aide d’une tarière, l’ichneumon pique soit une chenille, soit un autre insecte, et sous la peau de l’animal vivant, introduit un ou plusieurs œufs : les larves bientôt éclosent, se nourrissent de la substance de la victime et finissent par l’anéantir. Les progrès de la culture ont singulièrement favorisé la propagation de certains insectes. L’abondance extraordinaire d’une sorte de plante sur une même partie de territoire explique l’apparition de ces myriades de petites bêtes qui dévorent la vigne, les céréales, les colzas, les betteraves. Souvent le fléau atteint des proportions effrayantes ; les ravages deviennent prodigieux ; on croirait que toute la végétation des champs va disparaître. Pendant une, deux, trois années le mal augmente ; tout à coup il semble diminuer, il diminue réellement, l’insecte nuisible, naguère si répandu, est rare maintenant, l’œuvre des hyménoptères parasites est accomplie. Dans les conditions qu’offre la nature sauvage, l’ichneumon déposant un seul œuf dans le corps d’une chenille ne parviendra sans doute pas à rencontrer cinquante ou soixante chenilles pour assurer le dépôt de tous ses œufs, il périt alors, laissant une postérité bien restreinte ; au contraire dans les circonstances où les individus qu’il recherche se trouvent rassemblés sur un point, presque aucun de ses œufs ne sera perdu. Un ichneumon frappera mortellement une légion de chenilles. L’année suivante, les parasites seront si nombreux qu’on verra la destruction de l’espèce nuisible s’accomplir avec une étonnante rapidité. A présent, les insectes préjudiciables à la végétation sont rares, et les ichneumons abondent. Ceux-ci, n’ayant plus la possibilité d’assurer le dépôt de leurs œufs, périssent la plupart sans laisser de postérité, et les individus de l’espèce phytophage, désormais moins exposés aux atteintes d’ennemis redoutables, multiplient de nouveau. Ainsi se produisent dans une multitude de circonstances les apparitions et les disparitions successives de certains insectes. Au milieu de ces perpétuelles conflagrations où des milliers d’êtres succombent, est-il donc possible d’apercevoir une cause capable d’agir sur les formes des espèces qui tour à tour perdent l’avantage et le reprennent ? Les partisans des transformations indéfinies ne l’ont pas découverte. Examinant les résultats de la lutte pour la vie, M. Darwin rappelle que certaines plantes viennent tout à coup envahir un terrain sur lequel croissaient d’autres plantes ; l’ancienne végétation disparaît, une nouvelle la remplace. On en connaît certes plus d’un exemple. Notre chardon commun s’est prodigieusement répandu, assure-t-on, dans les plaines de la Plata et dans d’autres pays, il a fait périr une foule d’herbes. En France, une plante de la famille des scrofulaires est assez commune [23] ; depuis plusieurs années, remarquent les botanistes, une plante du même groupe, ayant un port presque semblable, mais originaire de l’Amérique septentrionale [24], s’est beaucoup multipliée dans le bassin de la Loire, et elle gagne le bassin de la Seine. Dans les lieux où elle prospère, l’espèce indigène cesse d’exister [25]. Très fréquemment on nous informe que, dans un canton où vivait tel oiseau, un autre oiseau l’a chassé ; on affirme qu’en Australie une petite abeille inoffensive particulière à la région [26] a disparu des localités où l’abeille d’Europe a été introduite. Tout le monde a entendu parler des rats noirs qui s’étaient établis dans nos villes du XVIe au XVIIe siècle ; le gros rat brun, le surmulot pour les zoologistes, est venu à une époque plus récente, et les premiers envahisseurs ont été anéantis. Le spectacle de véritables combats pour l’existence a été donné par les deux sortes de rongeurs ; rats noirs et surmulots ont de bons rapports de voisinage dans les lieux où la nourriture s’offre en abondance ; dans les endroits où la disette se fait sentir, les plus forts égorgent les plus faibles. Par suite des luttes entre les êtres, il arrivera donc quelque changement à l’égard de la flore et de la faune d’une contrée ; — pourtant on ne voit guère d’espèces détruites sur une portion de territoire cesser d’être représentées dans la nature. Ce n’est pas au reste la question qui nous occupe ; il s’agit toujours de ces transformations imaginaires et nous ne voyons pas qu’elles prennent une apparence de réalité lorsqu’un chardon ou une ortie vient occuper la place d’un autre végétal. Personne ne doute que des plantes et des animaux puissent disparaître du monde vivant, les débris organiques arrachés à la terre sont des témoignages sûrs ; en songeant seulement aux temps actuels, on n’oublie pas que l’homme a consommé la destruction de grands mammifères et d’oiseaux remarquables [27]. » La vie des êtres se trouvant fort inégalement menacée, si la faculté de propagation était peu différente, la fin des combats aurait été prompte. Dans la nature entière, il existe un merveilleux rapport entre la fécondité de la créature et les dangers qui l’environnent. Ainsi qu’on l’avait remarqué avant M. Darwin, toute espèce tend vers l’accroissement ; déjà très prononcée chez les êtres le mieux doués, cette tendance devient extraordinaire parmi les organismes inférieurs. Tombant plus ou moins au hasard, poussées par les vents, les graines ont la même destinée sans avoir le même sort. Une part énorme appartient aux oiseaux et aux insectes ; une part semble devoir rester inutile. La plante croît et multiplie dans une autre proportion que l’animal qui la ronge ; en général la bête herbivore est plus féconde que la bête carnassière, l’espèce de petite taille plus que l’espèce de grande dimension. Entre les représentqns du même genre ou de la même famille, pareille diversité est manifeste selon que les conditions d’existence offrent plus ou moins de périls. Certains êtres sont doués d’une faculté de procréation extraordinaire, qui se révèle seulement dans des circonstances exceptionnelles. Les mouches, dont les larves dévorent les cadavres, en fournissent l’exemple le plus saisissant. Au jour d’un désastre, ces insectes apparaissent en quantité formidable, et bientôt les matières corrompues se trouvent anéanties. Les vers parasites n’arrivent que par une sorte d’accident dans le milieu où ils peuvent vivre ; ils sont d’une fécondité prodigieuse. En voyant la multitude des œufs dans le corps d’un poisson, on s’étonne volontiers par l’idée de l’innombrable postérité que peut fournir un individu. Il y a quelques années, des amateurs de pisciculture, trompés par cette abondance d’œufs et séduits par l’extrême facilité d’obtenir l’éclosion des jeunes sujets, crurent tout simple de repeupler les rivières en jetant à l’eau des centaines de milliers d’alevins ; ils n’avaient songé ni à la quantité d’alimens nécessaire, ni aux chances de destruction absolument fatales. La population des mers est intéressante à considérer à ce dernier point de vue. Les animaux carnassiers dominent par le nombre ; beaucoup plus que sur terre, l’un mange l’autre. Vers, crustacés, mollusques, en général très voraces, se livrent de terribles combats, mais aussi les enfans remplacent vite les mères. Rien de plus instructif que de comparer la masse des œufs chez des poissons d’espèces différentes dont on connaît le genre de vie ; la quantité des œufs dénote l’exacte mesure de la puissance de l’espèce ainsi que des dangers qui la menacent. les féroces requins n’ont pas à la fois plus de deux ou trois petits. Une observation curieuse est facile pour tout le monde ; les crustacés portent longtemps les œufs attachés à la face inférieure du ventre ; sur les marchés, on les voit chargés de la sorte à certains momens de l’année. Le homard a des œufs assez gros et en nombre médiocre ; la langouste en a de tout petits, en quantité incroyable. Pourquoi donc la langouste a-t-elle une fécondité autant supérieure à celle du homard ? L’explication est aisée ; les jeunes homards, presque pareils aux parens lorsqu’ils naissent, se tiennent entre les rochers ; ils grandissent à l’abri des attaques de beaucoup de bêtes carnassières ; les langoustes, pendant le jeune âge, nagent en pleine eau et même en haute mer ; elles deviennent la proie d’une foule d’animaux. En vérité, au milieu des combats pour la vie, tout paraît se compenser d’une façon admirable. On imagine avec peine des modifications dans les caractères et les aptitudes des espèces, mais M. Darwin déclare ne s’occuper de la lutte pour l’existence qu’afin de bientôt faire ressortir l’importance de la sélection naturelle. Ainsi un autre ordre d’idées nous appelle. EMILE BLANCHARD. Darwin, The Origin of species (trad. en français par M. Moulinié). The Descent of Man, t. Ier. Voyez les Récentes explorations de la Chine, dans la Revue du 15 juin 1871. Acclimater ne doit s’entendre que des êtres pouvant vivre et multiplier d’une manière indépendante sur une terre étrangère. Les animaux domestiques et les végétaux cultivés ne sont pas acclimatés. Erigevon canadense. Lepidium virginicum. Elodea canadensis. Géographie botanique, Paris 1865. Lycœna bœtica. Papilio pammon. The Malay Archipelago. London, 3e édit. 1872. Vanessa prorsa de son nom scientifique. M. Mégnin. Nous citons ces faits curieux sans presque changer les termes du rapport lu à l’Académie des Sciences sur les recherches de M. Mégnin. Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. III. The variation of Animals and Plants under domestication, 1868. Boitard et Corbié, les Pigeons de volière et de colombier, Paris 1824. C’est le nom de la grande famille zoologique qui comprend toutes les espèces de pigeons. C. R. Bree, An Exposition of fallacies in the hypothesis of M. Darwin, p. 91. London 1872. Il ne faut pas oublier qu’antérieurement aux écrits de M. Darwin Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a publié l’histoire de nos animaux domestiques : Acclimatation et domestication des animaux utiles, et Histoire générale des règnes organiques, t. III. The Variation of animals and plants under domestication. M. Gayot. Lindernia pyxidaria. Illysanthes gracilioïdes. Ces remarques nous ont été fournies par M. Bureau, professeur au Muséum d’histoire naturelle. Une abeille sans aiguillon, c’est-à-dire une mélipone.