Un naturaliste du dix-neuvième siècle - Louis Agassiz Emile Blanchard Revue des Deux Mondes T. 10, 1875 Ses travaux en Amérique. I Nulle description, nulle peinture ne saurait rendre le sentiment qu’éprouve l’investigateur tout à coup jeté dans la contemplation d’une nature qui pour la première fois s’offre à ses regards. Pourvu de connaissances profondes acquises en d’autres lieux, l’homme d’étude saisit d’un coup d’œil le caractère du pays, l’attrait particulier de la végétation, les aspects de la vie animale. Ayant sur tous les autres hommes cet avantage inappréciable de savoir comparer, la vue de chaque objet ouvre dans son esprit la carrière à de curieux rapprochemens ; à des distinctions délicates, à des remarques infinies, à quelques-unes de ces généralisations sûres qui demeurent le triomphe de la science. Un observateur pénétrant tel que Agassiz ne pouvait manquer d’être captivé dès ses premiers pas sur le sol américain. Ressemblances ou contrastes avec l’Europe, procurant des surprises, des émotions, des joies, faisaient voyager la pensée. Le savant néanmoins n’était pas libre tout d’abord de s’abandonner entièrement à la recherche ; il était venu pour instruire. Les conférences annoncées à Boston avaient éveillé la curiosité, Agassiz trouva devant sa chaire un nombreux auditoire. Il avait bien choisi le sujet ; il parla de l’Amérique. Au milieu du silence, l’exposition imagée de faits tout nouveaux pour l’assemblée, la voix vibrante, l’accent étranger, la physionomie noble et inspirée de l’orateur, étonnèrent et produisirent le plus grand effet ; pendant une heure, les yeux restèrent fixes, les bouches béantes, les oreilles tendues. Furieux applaudissemens, manifestations d’enthousiasme, vociférations sympathiques, éclatèrent aux derniers mots de l’auteur des Études sur les glaciers. Le lendemain, dans Boston, on ne parlait que du naturaliste étranger, on ne s’entretenait que de cette merveilleuse conférence. Tout le monde voulait l’entendre, bien que le plaisir fût à un prix passablement élevé [2] ; chaque soir, une semaine entière, Agassiz dut recommencer la leçon du premier jour. Les leçons ou les lectures, comme on dit en Angleterre et en Amérique, furent continuées avec un égal succès. Toujours pratiques et avisés quand il s’agit des intérêts et de l’honneur du pays, les bons citoyens de l’Union témoignèrent du regret de voir partir le naturaliste capable d’apprendre aux Américains à connaître l’Amérique ; mais M. Abbot Lawrence avait son idée. Il offrit de fonder à l’école scientifique du collège Harvard à Cambridge une place de professeur de zoologie et de géologie dans des conditions fort différentes de la situation misérable faite en France à des savans de haut mérite. Séduit, touché de marques significatives de sympathie, Agassiz abandonne la pensée d’un retour en Europe. Il mettra son activité, sa science, ses talens au service de cette nation qui veut le garder ; en revanche, suivant l’expression d’un biographe, « il jouira d’un pouvoir social et d’une liberté que n’obtiennent guère les savans du vieux monde [3]. » Le professeur devra beaucoup sacrifier à l’enseignement ; obligé de sortir de sa spécialité, de traiter à la fois de questions de zoologie, de botanique, de géologie, il regrettera peut-être le temps dérobé à la recherche, mais il n’est ni sans charme, ni sans gloire d’être écouté. Chez le peuple qui conserve toute la vivacité de la jeunesse, Agassiz fut beaucoup écouté. Dans sa nouvelle situation, il se vit promptement en état d’éteindre les dettes laissées en Europe ; c’était un allégement au cœur dont il dut rendre grâce à la nation américaine. Maintenant il ne songera plus qu’à répandre le goût de la science, à former un musée magnifique, à montrer à de nombreux élèves les beautés de la nature, les ressources et les richesses du pays. On imagine si l’ancien professeur de Neuchatel, toujours avide d’observations et d’expériences, toujours dominé par le goût des explorations, avait hâte de parcourir le Nouveau-Monde. Une course dans les contrées du nord promettant d’être instructive, on résolut de faire une visite au Lac-Supérieur. Le 15 juin 1848-au matin, Agassiz partait de Boston en compagnie de quinze personnes, — naturalistes, étudians, amateurs, — et bientôt il se trouvait encore rejoint par deux savans de New-York. Chaque jour, en traversant des contrées à cette époque plus solitaires qu’elles ne le sont aujourd’hui, on examinait la nature du sol, de la végétation, de la population animale, et le professeur signalait des particularités caractéristiques, ou prenait occasion d’un détail pour se livrer à des aperçus généraux qui surprenaient et ravissaient tous ses compagnons de voyage. De Boston aux rives de l’Hudson, voici le sol poudreux, formé de matériaux détachés de roches situées à des distances souvent considérables ; sur les côtés des voies ferrées, les plantes d’Europe qui, aux yeux des Indiens, naissent sous les pas de l’homme blanc. En quelques endroits, il y a des forêts, et le maître ne manque pas de constater la variété des arbres ; de nombreuses espèces de chênes, de noyers, de hêtres, s’élèvent à côté d’ormes, de peupliers et de platanes ; ce n’est pas l’aspect uniforme des forêts de l’Europe centrale, où dominent seulement deux ou trois essences. En se dirigeant vers Buffalo à travers la plaine de Mohawk, on admire la fertilité du terrain d’alluvion ; on regarde avec curiosité les habitans, dont les traits décèlent l’origine allemande ou hollandaise. A partir d’Utica, la physionomie des contrées de l’ouest se prononce ; les forêts s’étendent au loin, par intervalles sur les parties découvertes apparaissent des cultures de blé ou de pommes de terre et se dressent des maisons bâties de troncs d’arbres. La petite expédition se détourne un instant pour visiter les chutes du Niagara ; à cette époque de l’année, elles sont dans leur suprême magnificence. Au soir, Agassiz esquisse à grands traits le caractère de la contrée qu’on vient de parcourir. A l’ouest du lac Ontario s’étendent les masses granitiques qui sans doute formaient autrefois des îles. Les matériaux qu’apportent les rivières se sont accumulés sur les bords, et de la sorte les plus anciens dépôts dessinent des bandes autour des roches granitiques. Fait digne de remarque, dans l’Amérique du Nord les principaux bouleversemens se sont produits dans la direction du nord au sud ; en témoignent les fissures devenues les lits des cours d’eau du Connecticut, de l’Hudson, du Mississipi, des rivières du Maine, tandis que dans l’ancien continent les chaînes des Alpes, de l’Atlas, de l’Himalaya, sont parallèles à l’équateur. Aux États-Unis, la direction longitudinale des fissures est encore accusée par les lacs situés à l’ouest de New-York et par les lacs Huron et Michigan ; parfois cependant d’autres fissures coupent les premières à angle droit, ainsi que le montrent le lac Erié et le Lac-Supérieur. Dès que nous eûmes dépassé les limites des roches métamorphiques du Massachusetts, dit le professeur, nous avons observé une végétation plus luxuriante ; cette vigueur est due aux dépôts de marne et de calcaire. Les plantes appartiennent en général à des espèces voisines de celles de l’Europe ; les pins sont assez rares dans la région, les érables, les ormes et les frênes en abondance ; les hêtres dominent au Niagara. En présence des chutes, Agassiz fait remarquer comment se ravinent les roches les plus tendres ; il prévoit le temps où, l’eau coulant sur une pente moins inclinée, les chutes perdront beaucoup de leur beauté ; il juge que dans un avenir lointain la rivière pourra s’élargir jusqu’à former un lac. Les voyageurs, ayant abordé à l’île des Chèvres, se réjouirent de trouver l’endroit abandonné à la nature ; bois marécageux, champignons et troncs pourris procurèrent aux entomologistes une belle moisson d’insectes. Plate et monotone, la rive méridionale du lac Erié n’inspire aucune idée riante, la traversée du lac Huron laisse une impression plus favorable. L’eau de teinte sombre, une immense ceinture de forêts affectent une sorte de majesté triste ; les pins couvrent les plus grandes surfaces, on sent le climat du nord. Des Indiens se livrent à la pêche ou tirent leurs canots sur la berge sans paraître prendre le moindre souci de la pluie qui tombe froide et pénétrante. Agassiz vint se mêler à ces Peaux-Rouges et acheter les poissons à sa convenance ; il aura le sujet d’une intéressante leçon. A défaut du steamer qu’il faudrait attendre une semaine, on loua un bateau monté par quelques Canadiens pour gagner le Lac-Supérieur ; après trois jours de navigation, on débarquait au Sault de Sainte-Marie. Situé, vers l’extrémité du détroit, à la limite des États-Unis et du Canada, le Sault de Sainte-Marie est un pauvre village dont la population est des plus bigarrées. Trafiquans de passage, mineurs en quête d’emploi, Indiens et métis, réunis en cet endroit, ne connaissent d’autre occupation que la pêche et le jeu de boules ; personne ne cultive la terre. A voir le nombre effrayant des débits de liqueur, il est à présumer qu’on se désaltère souvent au Sault de Sainte-Marie. L’exploration du Lac-Supérieur devant être faite d’une manière toute scientifique, les voyageurs avaient à se pourvoir de bateaux. On s’assura d’une grande barque et de deux canots ; les hommes d’équipage étaient encore la plupart des Canadiens qui ne parlaient que la langue française. Les engins nécessaires pour la récolte des objets d’histoire naturelle, les attirails de campement, les provisions de bouche convenablement arrimées dans les embarcations, Agassiz et ses compagnons s’installèrent le mieux possible, et l’on mit à la voile. Au sortir du détroit de Sainte-Marie, la côte du Lac-Supérieur est basse et marécageuse, mais bientôt les yeux ne découvrent que des rives hautes et abruptes ; des berges semées de cailloux sont interrompues par des pointes rocheuses couvertes de végétation. En arrière s’élève en pente douce un terrain où les trembles et les bouleaux se mêlent aux pins blancs. Au-delà, ce sont des roches nues couronnées d’arbres verts. On navigue d’abord entre une multitude d’îlots de sable ; plus loin, on passe près de grosses roches émergeant des eaux. La flottille suivait la côte orientale ; la plage voisine de l’embouchure de la rivière Montréal [4] parut aux voyageurs favorable pour une station. Pendant le voyage, à l’heure où la brise enfle doucement la voile, les Canadiens font entendre des chansons de l’autre siècle oubliées de la mère-patrie et toujours aimées dans l’ancienne colonie de la France. Au milieu de la nature sauvage du Lac-Supérieur, ces chants, qui expriment les sentimens d’une civilisation raffinée, sont d’un effet tout étrange. On atteint la rivière aux Crapauds [5] ; des Indiens qui se livrent à la pêche viennent sur leurs canots offrir du poisson contre de la farine et du tabac ; ces braves gens témoignent un profond dédain pour la monnaie, dont ils ignorent l’usage. Au cap Choyye, les roches qui s’élèvent à une hauteur énorme au-dessus de la surface du lac ne laissent entre elles que d’étroits passages. La pointe franchie, on trouve une baie charmante ; tout alentour c’est une succession de collines arrondies, si également boisées qu’aux rayons du soleil on croirait voir des tapis de gazon. Michipicotin, sur la rive nord-est du lac, dans la contrée le principal poste de la compagnie de la baie d’Hudson, était un endroit indiqué pour une station. A peu de distance de la factorerie, on rencontre les chutes de la rivière Magpie, et plus haut une très remarquable cascade ; les bois sont proches. Néanmoins, sous les tortures qu’infligent les moustiques, les explorateurs cessent de s’occuper des beautés du paysage ; ils oublieraient presque l’intérêt de la science ; un des membres de l’expédition, ayant remonté la rivière à la recherche de plantes aquatiques, eut le visage dans un état effrayant. Sur la petite plaine où Agassiz vint s’établir avec sa troupe, la scène était vraiment curieuse : près des bâtimens de la factorerie contrastaient les cases des Indiens et les tentes blanches des voyageurs, les chiens affamés accouraient en quête d’un butin, les femmes indiennes et les enfans ouvraient des yeux étonnés. En quittant Michipicotin, les explorateurs, longeant la côte septentrionale, firent des stations à l’Ile-Royale, à l’île Saint-Ignace, au fort William, petit poste de la compagnie de la baie d’Hudson, et revinrent au détroit de Sainte-Marie par la rive méridionale. Dès longtemps visité par des naturalistes, le Canada ne devait pas sans doute faire rêver de brillantes découvertes ; cependant aux parages des grands lacs de l’Amérique du Nord Agassiz, tout particulièrement familiarisé avec les caractères des lacs de la Suisse, avec les phénomènes glaciaires des Alpes, avec la flore et la faune de l’Europe, trouvait une circonstance propice pour se livrer à des comparaisons attrayantes et instructives. Déjà en divers endroits des États-Unis il a vu sur de vastes espaces des matériaux de transport amenés de distances considérables. Près des rives septentrionales du Lac-Supérieur, un spectacle du même genre est plus saisissant. Il y a une longue traînée de roches polies et striées ; des matériaux fort hétérogènes également coupés, malgré la différence de dureté, donnent la preuve que s’est partout exercée la même action puissante et continue. L’observateur reconnaît ainsi dans l’Amérique du Nord les signes certains de phénomènes glaciaires semblables à ceux dont l’Europe a été le théâtre. Le savant qui avait autrefois examiné de quelle façon furent excavés les lacs de Bienne et de Neuchatel ne manque point de se préoccuper des événemens géologiques qui ont déterminé la configuration du Lac-Supérieur [6]. La flore de la contrée l’intéresse vivement, car il est frappé de l’analogie qu’elle présente avec la végétation des Alpes. On sait qu’une foule de plantes existent à la fois sur les montagnes de la Suisse et en Suède ou en Laponie : rien ne dénote plus clairement l’influence du climat sur la végétation ; Agassiz constate dans tous les détails la ressemblance de la flore des parages du Lac-Supérieur avec celle des parties élevées du Jura. Au Canada, comme dans les régions subalpines, croissent des anémones, des renoncules, des géraniums, des spirées, des potentilles, des ronces, des églantines, et les espèces sont toutes voisines. Dans cette partie de l’Amérique, les plantes identiques à celles de l’Europe sont même assez nombreuses, surtout parmi les plus humbles, comme les prêles, les fougères, les lycopodes, — sujet de recherche et de méditation pour les naturalistes. Ces végétaux, pareils sur les deux continens, ont-ils donc une double origine ? proviennent-ils au contraire d’une souche unique ? Faute d’apercevoir en l’état actuel du monde la possibilité d’une dissémination d’une terre à l’autre, l’esprit demeure incertain. Si l’on compare la végétation arborescente des parages du Lac-Supérieur à celle de la zone subalpine, le rapport semble vraiment remarquable ; toutes les espèces sont fort distinctes et toutes appartiennent aux mêmes genres. A côté des aulnes et des bouleaux dominent les arbres verts ; ce sont des pins, des sapins, un if, un mélèze, des genévriers. En Amérique, la limite de la végétation correspondant à notre limite de la culture de la vigne se trouve à peu près vers le 40e degré de latitude ; les vignes sauvages, si abondantes dans ce pays, prospèrent un peu plus au nord, mais disparaissent les magnolias, les tulipiers, les liquidambars et d’autres types caractéristiques. Pendant l’exploration des environs du Lac-Supérieur, les animaux furent recueillis avec un soin particulier ; rares dans la froide région, les mammifères et les oiseaux ne fournirent le sujet d’aucune observation neuve. Un habile entomologiste qui avait déjà parcouru la contrée, M. John Leconte, fit ample moisson d’insectes ; le fait constaté à l’égard des végétaux apparut avec une égale évidence : les mêmes genres que dans les montagnes ou dans le nord de l’Europe, les espèces très voisines, quelquefois à peine distinctes, les formes propres à l’Amérique qu’on rencontre encore dans la Pensylvanie et le Massachusetts, cessent d’exister sous le climat du Canada. L’ancien professeur de Neuchatel accordait toujours un extrême intérêt aux poissons. En comparant les populations des eaux douces de l’Amérique du Nord et de l’Europe, il devait saisir de curieuses ressemblances et des dissemblances remarquables. Au Lac Supérieur, on observa plusieurs silures, une famille dont il existe un seul représentant en Europe, des espèces du groupe de la perche, une lote, des espèces du genre de la truite et du saumon, ainsi que du genre des corégones, dont on cite, comme types bien connus, la féra du lac de Genève et le lavaret du lac du Bourget, enfin la multitude des poissons blancs, vandoises, ablettes et goujons ou d’autres qui appartiennent à des genres dont il n’existe aucune, espèce dans les eaux de l’Europe. On prit des esturgeons qui avaient encore échappé aux recherches des naturalistes. Les esturgeons sont propres à l’hémisphère boréal ; on en pêche dans les fleuves de l’Amérique, il y en a une très grande diversité dans les eaux de l’Amérique du Nord. Par le nombre des espèces du Lac-Supérieur, qui manquent absolument dans les lacs du Bas-Canada, Agassiz se convainquit une fois de plus de l’étroite circonscription géographique de beaucoup de poissons des eaux douces. Nous avons parlé de ces poissons étranges : les lépidostées, de nos jours si rares dans la nature. Le premier entre tous les zoologistes, Agassiz, presqu’au début de ses recherches, avait eu, comme il se plaisait à le répéter, la bonne fortune d’apercevoir les différences frappantes qui existent entre ces êtres et tous les autres poissons vivant à l’époque actuelle. Il avait reconnu dans les lépidostées les derniers vestiges d’un groupe nombreux qui peuplait d’une manière presque exclusive certaines eaux dans les premiers âges du monde. En Europe, on pouvait étudier ces curieux animaux plus ou moins bien conservés dans quelques musées ; en Amérique, le naturaliste devait les voir pleins de vie, animés de mouvemens dont nul autre poisson n’offre l’exemple, déployant une agilité surprenante. On connaît une dizaine d’espèces de lépidostées, sans exception elles habitent les eaux douces de l’Amérique du Nord, les unes cantonnées dans les états voisins de l’Atlantique, les autres répandues dans les parties centrales et occidentales. Aux époques reculées, comme l’attestent une multitude de débris arrachés à la terre, les lépidostées abondaient en Europe, en Asie, en Australie, aussi bien qu’en Amérique. Aux yeux clairvoyans d’Agassiz, c’est l’indice que le continent américain a peu changé dans les traits essentiels depuis la période lointaine où vivaient les anciens lépidostées, tandis qu’en plusieurs régions du monde d’immenses bouleversemens ont anéanti les conditions d’existence de ces êtres. Autrefois l’habile investigateur avait reconnu chez les lépidostées un mode d’articulation des vertèbres fort différent de celui qui est caractéristique chez les poissons en général ; il avait saisi des rapports avec la conformation des reptiles : aussi rien n’exprimerait la joie et le profond étonnement du naturaliste lorsqu’à Niagara on vint lui apporter un beau lépidostée. Le poisson remuait la tête sur le cou, la portant à droite, à gauche, en haut comme eût fait un lézard, et comme ne saurait le faire aucun autre poisson ; la justesse des idées conçues d’après l’examen de la structure se trouvait démontrée. A l’égard des lépidostées, Agassiz n’a plus qu’un regret : ignorer encore les particularités que peut offrir l’embryon ou l’animal dans le jeune âge. Il appelle à l’investigation les observateurs heureusement placés pour entreprendre l’intéressante étude. Répandus dans la plupart des lacs qui bordent le Canada, les lépidostées ne se rencontrent point dans le Lac-Supérieur. D’une agilité presque sans égale, remontant les rapides avec une aisance merveilleuse, ces animaux ne peuvent certainement pas être arrêtés par les chutes de Sainte-Marie ; les conditions de séjour du Lac-Supérieur ne sont donc pas de tout point celles du lac Huron. Par cet exemple, le professeur montre que les êtres le mieux doués sous le rapport de la faculté de locomotion demeurent souvent incapables de franchir certaines limites. L’expédition au Lac-Supérieur a procuré pour la géographie physique la notion exacte d’une contrée jusqu’alors imparfaitement décrite et pour l’histoire naturelle la connaissance de plusieurs faits dignes d’intérêt. Elle a eu un autre résultat qui n’était pas sans importance pour le peuple américain : elle a familiarisé avec les études scientifiques nombre de personnes qui sauront à leur tour répandre l’instruction. II C’est plaisir de voir comme on aimait à recourir aux lumières d’Agassiz, La Floride, on le sait, est bordée de récifs de coraux ; on s’inquiétait de savoir de quelle façon la péninsule s’étend toujours vers le sud par la formation successive de bancs de coraux et de nappes de vase. A la demande du surintendant du service de l’inspection des côtes [7], M. Bache, le professeur du collège Harvard fut chargé de cette étude, pour lui d’un nouveau genre. Il passa l’hiver de 1850 au milieu des récifs de la Floride, Rappliquant à découvrir la loi de croissance des diverses sortes de coraux. La pointe la plus méridionale de la péninsule est entourée de quatre récifs séparés par des canaux assez profonds : aussi l’investigateur pourra montrer que nulle côte ne serait plus sûre pour la navigation, si elle était parfaitement connue. Au voisinage du cap Floride, le récif extérieur est formé de coraux vivans, Peu au-dessous de la surface se trouvent les madrépores, à un niveau inférieur les polypiers, qu’on désigne sous le nom de méandrines, et plus bas les astrées. Chaque type vit et se multiplie dans une certaine zone ; en dehors des limites de la zone, il meurt. Les madrépores constituent de vastes champs qui offrent, remarque Agassiz, un merveilleux spectacle. Des branches puissantes se ramifient, s’enchevêtrent et s’étalent d’une façon régulière ; on croirait voir un feuillage déchiqueté. Les madrépores descendent à peine à 2 ou 3 mètres ; là, on commence à rencontrer d’autres espèces. Lorsque ces polypiers atteignent la hauteur qu’ils ne doivent jamais dépasser, après les animaux, — vers et mollusques, — qui se sont établis entre les branches s’accumulent sur les sommets des matériaux de tout genre. Les fragmens de coraux brisés par la violence des vagues, broyés sur les graviers ou contre les roches, se réduisent en poudre et se déposent entre les rameaux ; mélangée à des matières en décomposition, cette poudre forme des couches compactes qui ne cessent d’élever le récif. Agassiz, ayant déterminé avec rigueur la croissance annuelle des différentes espèces de coraux, se voit en mesure d’affirmer que le banc qui du fond de l’océan s’élève à la surface des eaux ne s’est pas constitué en moins de plusieurs milliers d’années. Assuré que la formation des quatre récifs de la pointe méridionale de la Floride a été successive, l’investigateur est amené par l’évidence à conclure que l’origine première de ces bancs remonte à une centaine de milliers d’années. Alors se dégage une vérité impossible à méconnaître : pendant cette longue période, les espèces animales n’ont pas subi la plus légère modification. Poussant plus loin dans le passé, car la succession des bancs se prolonge sur un espace de 2 degrés en latitude, le naturaliste doit estimer à trois ou quatre cent mille ans la durée nécessaire pour faire émerger de l’océan la partie de la Floride située au sud du lac Ogeechobee. Il constate encore que durant cette immense période aucun changement ne s’est produit dans les caractères des animaux du golfe du Mexique. Il ne se préoccupe pas des idées de transformations indéfinies que bientôt on s’efforcera de rajeunir, mais déjà il insiste sur des faits qui en prouvent l’inanité. Venu dans la Floride pour des recherches spéciales, Agassiz, sollicité d’ouvrir un cours d’anatomie comparée au collège médical de Charleston, accepta cette tâche. Il ne devait pas cependant toujours résister aux fatigues d’un enseignement très actif et d’explorations fort pénibles ; la fièvre le saisit, il retourna dans le Massachusetts. Placé dans une situation en évidence, le savant ne s’appartient plus ; croyant ne pouvoir refuser son concours, ses lumières, sa peine, quand on le sollicite en vue d’un intérêt quelconque, il se voit avec douleur mis dans l’impossibilité de poursuivre de grands travaux. On réclame de sa part des renseignemens, des appréciations, des éclaircissemens à l’égard d’une foule de questions ; il jette au vent des notices et des rapports sans nombre sur des sujets qui le touchent médiocrement. Il gémit en secret sur le temps dérobé à des œuvres plus importantes, il veille pour en finir d’un ennui qui sous une autre forme se renouvellera le lendemain, il travaille sans trêve ni repos, espérant toujours se débarrasser d’une besogne insipide et revenir à ses études ; mais alors d’excellens confrères, de bons amis, murmurent avec compassion : Maintenant il ne fait plus rien. En Amérique, Agassiz n’avait pas été moins que les savans d’Europe écrasé par l’obligation de satisfaire à mille exigences ; lui, l’homme qui ne songe jamais à se reposer, sait qu’on répète : Maintenant il ne fait plus rien. Il montrera qu’il est encore capable de produire une belle œuvre ; il a réuni de nombreuses observations sur divers sujets, étudié la vie d’animaux que les naturalistes européens n’ont pas l’occasion d’observer, accumulé enfin des matériaux considérables. Des recherches relatives à la distribution géographique et au développement des tortues, d’autres recherches sur les charmans zoophytes qu’on nomme les acalèphes peuvent être mises au jour. Le moment paraît arrivé d’entreprendre une publication sur l’histoire naturelle des États-Unis. La publication, qui comporte une série de volumes et des centaines de planches, devant être faite avec luxe, deviendra coûteuse ; en Amérique, c’est la moindre difficulté. On annonce l’entreprise, aussitôt 2,500 souscriptions répondent à l’appel de l’auteur. Rien ne témoigne mieux de la popularité dont jouissait Agassiz et du sentiment patriotique des Américains quand il s’agit d’une œuvre dont le pays pourra se glorifier. En 1857 parut le premier volume de l’ouvrage sur l’Histoire naturelle des États-Unis [8]. Il s’ouvre par une longue introduction où l’auteur expose ses vues sur le règne animal et sur la classification. Nous avons vu Agassiz en pleine jeunesse conduit par ses études personnelles à reconnaître dans certaines limites les formes de la vie sur le globe pendant les âges reculés et à les suivre jusqu’à l’époque actuelle ; à présent, s’il a continué d’observer la nature, il a aussi beaucoup médité sur l’ensemble des faits acquis à la science par tous les investigateurs du siècle, il donnera donc un aperçu général en recourant à toutes les sources, de façon à faire apprécier l’état de cette grande science qu’on appelle la zoologie. L’introduction à l’ouvrage sur l’Histoire naturelle des États-Unis révèle les pensées du savant parvenu à la maturité ; avec calme, mais non sans chaleur, les faits sont discutés dans l’unique dessein de dégager les lois générales. Aussi, même lorsque l’auteur accueille simplement les idées d’autrui, la science doit encore en tirer profit ; la valeur de ces idées se trouve une fois de plus affirmée par un grand savoir et une raison éprouvée. On ne connaîtrait point vraiment l’illustre naturaliste, si l’on se bornait à s’occuper de ses recherches, de ses observations, de ses découvertes ; il y a dans l’homme, outre l’investigateur habile et perspicace, le judicieux philosophe de la nature. Les vues sur le règne animal du professeur de Cambridge appellent l’attention de tous les esprits cultivés. — En Europe, quand il s’agit d’un sujet d’ordre élevé, on ne s’adresse qu’aux esprits très instruits ; en Amérique seulement on s’adresse à la foule. Une citation permettra d’en juger. L’introduction à l’histoire naturelle des États-Unis fut publiée en Angleterre sous le titre d’Essai sur la classification [9]. Dans une préface, Agassiz, prenant soin de rappeler qu’il a écrit le livre en Amérique et pour des Américains, ajoute : « Le public de ce pays n’est pas le même que le public d’Europe. Il n’y a point aux États-Unis une classe de lettrés séparée et distincte du reste de la nation. Au contraire le désir de l’instruction y est si général que je dois m’attendre à être lu par des ouvriers, par des pêcheurs, par des laboureurs, autant que par des étudians ou des naturalistes de profession. » Quelle leçon pour nos hommes politiques ! Avant tout, Agassiz s’occupe de la manière d’envisager la classification en histoire naturelle. A cet égard, les divergences d’opinion ont été sans nombre ; avec les progrès de la science, elles se sont fort réduites, mais néanmoins la notion des divers groupes admis par les zoologistes ne se présente pas encore avec un caractère de rigueur si évident que la controverse soit devenue impossible. Il faut donc de nouveaux efforts pour mettre la vérité en pleine lumière. Profondément émerveillé de l’admirable harmonie de la nature, Agassiz voit un plan conçu par une intelligence suprême. Dès le moment où les plantes et les animaux fixèrent l’attention, les investigateurs reconnurent la nécessité des classifications, considérant tout arrangement comme un artifice indispensable pour rendre facile l’étude d’objets innombrables. Avec le progrès des connaissances, les naturalistes manifestent de plus hautes visées ; ils entendent exprimer l’idée qu’ils conçoivent des rapports naturels qui existent entre les êtres. Seule, cette pensée domine lorsque, par un trait de génie, Laurent de Jussieu groupe les plantes d’après l’ensemble des caractères. Cuvier n’hésite pas à déclarer qu’une classification parfaite serait le tableau exact de la nature. Néanmoins, la difficulté d’atteindre la perfection étant extrême, des idées très nettes dans l’esprit de quelques maîtres n’ont pas toujours été comprises ; l’importance de la classification a été souvent méconnue. En présence de la diversité des systèmes, ceux qui ne peuvent juger des qualités et des défauts n’entrevoient guère autre chose que des conceptions toutes personnelles. Agassiz s’efforce de réagir contre un pareil sentiment ; d’accord sur ce point avec plus d’un naturaliste, il veut convaincre que, la classification devant être l’expression fidèle des ressemblances et des dissemblances entre les êtres, il y a grand intérêt pour la science à poursuivre le but. Heureux ou habile, l’investigateur ne saurait rien tirer de lui-même ; simplement il pénètre le plan de la création. Le professeur de Cambridge regarde comme à peu près incontestée « l’existence dans la nature d’espèces distinctes persistant avec toutes leurs particularités. » Sans doute l’immutabilité des espèces a été mise en question, mais il s’y arrête à peine ; d’un côté, il discerne le résultat d’études patientes, de l’autre il n’aperçoit que le rêve. Au-delà de l’espèce, la confiance dans la réalité des divisions admises par les zoologistes est restreinte. Qu’on demande si les genres, les familles, les ordres, les classes, ont dans la nature une existence comparable à celle des espèces, peu d’auteurs se montreront absolument affirmatifs. Agassiz ne doute pas de cette existence, — comment en effet pourrait-on croire d’invention humaine la classe des mammifères, la classe des oiseaux, la famille des perroquets ? Suppose-t-il qu’un seul insecte ou qu’un seul crustacé tombe sous l’observation, il sait que le plan de la structure de l’espèce unique révélera le type d’une classe tout aussi sûrement que le groupe représenté par des milliers d’espèces. C’est la preuve que les groupes supérieurs n’ont pas dans la nature une existence moins réelle que les espèces. Une telle conviction porte à la plus scrupuleuse conscience dans la recherche comme dans l’interprétation des faits. Aux yeux d’Agassiz, « les orgueilleux philosophes, croyant inventer des systèmes zoologiques par la seule force de la raison, ne font que suivre humblement, que reproduire à l’aide d’expressions imparfaites le plan dont les fondemens furent jetés à l’origine des choses. » C’est la pensée de la plupart des investigateurs qui étudient laborieusement les êtres sans autre dessein que de connaître la vérité. Répondant à l’idée que l’action des causes physiques a pu faire naître les corps organisés, le célèbre naturaliste montre dans la petite mare ou sur le coin de terre l’étonnante diversité de plantes et d’animaux. Les limites de l’habitation de ces êtres étant supposées très étroites à l’origine, les conditions de la vie sont uniformes ; il faut donc croire que les mêmes causes physiques ont produit les effets les plus variés. Admettant au contraire que ces organismes se sont manifestés tout à coup sur un vaste espace, les influences physiques ne sembleront-elles pas n’avoir rien eu d’assez spécifique pour justifier l’hypothèse qu’elles sont la cause de l’apparition d’êtres aussi différemment construits ? Pendant une longue période, la terre fut déserte, et, remarque Agassiz, la constitution matérielle du globe et les forces physiques semblables à celles d’aujourd’hui étaient impuissantes à produire un être vivant. Sachez donc des plus habiles physiciens, dira encore l’auteur des recherches sur les glaciers, s’il est admissible que les forces physiques aient produit à une époque ce qu’elles ne peuvent produire dans un autre temps, et s’il est croyable qu’elles aient causé l’apparition des êtres. Après avoir constaté la diversité des plantes et des animaux qui vivent aux mêmes lieux et subissent les mêmes influences, reconnu des types identiques dans les conditions les plus variées, il ne saurait douter combien à l’origine les êtres sont indépendans des milieux. Une immense conquête de la science de notre siècle, c’est la reconnaissance de l’unité de plan de types fort divers. « D’un pôle à l’autre, s’écrie Agassiz, sous tous les méridiens, les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les poissons, révèlent le même plan de structure. Ce plan dénote des conceptions abstraites de l’ordre le plus élevé ; il dépasse de bien loin les plus vastes généralisations de l’esprit humain ; il a fallu les recherches les plus laborieuses pour que l’homme parvînt seulement à s’en faire une idée. » Articulés, mollusques et zoophytes présentent d’autres plans non moins merveilleux ; partout l’infinie variété dans l’unité. Il y a tous les degrés imaginables dans les rapports des animaux. Les espèces sont alliées comme appartenant au même genre, des types de genres sont unis comme représentans d’une même famille, des types de familles se rattachent à un même ordre, des types d’ordres à la même classe. Animaux ou plantes sans lien généalogique, plus ou moins apparentés par l’organisation, habitent les parties du monde les plus éloignées. Considérant les genres, les familles, les ordres, les classes, le naturaliste les trouve dans tous les temps représentés sur le globe de la même manière, c’est-à-dire par des individus sans cesse renouvelés. Au sujet de la présence simultanée des grands types du règne animal pendant les âges de la terre les plus reculés, Agassiz, qui au temps de ses recherches de paléontologie à fourni une éclatante démonstration, insiste avec une nouvelle force : les preuves se sont multipliées ; les travaux de Murchison et de M. Barrande ont montré combien est riche la faune du monde primitif, combien sont variés les types de cette faune, combien est caractéristique la complication de l’organisme chez ces types. Saisissante entre tous phénomènes dont la terre est le théâtre, la distribution des êtres à la surface du globe a une immense importance pour l’histoire naturelle aussi bien que pour la géographie physique. Depuis le siècle dernier, on s’en occupe ; depuis quelques années, on commence à en traiter avec la rigueur scientifique. L’ancien professeur de Neuchatel, toujours séduit par les aperçus que suggère la comparaison des faunes, accorde un légitime intérêt à la connaissance parfaite de l’aire d’habitation des différens animaux ; il note les espèces confinées dans d’étroites limites et les espèces répandues sur de vastes espaces, songeant à la possibilité de découvrir à de tels indices les conditions primitives des espèces. Rappelant que l’étude de la distribution géographique des plantes et des animaux a porté exclusivement sur les êtres de l’époque actuelle, il indique une voie qui ne peut manquer de conduire les investigateurs à déchiffrer de nouvelles pages de l’histoire du monde. La distribution des plantes et des animaux, dit Agassiz, a ses racines dans le passé. On ne comprendra bien l’état actuel qu’en le rattachant aux époques géologiques antérieures. Pour saisir entièrement la liaison des êtres avec le sol qu’ils habitent, il est indispensable de reconnaître les changemens survenus dans la configuration des terres et des mers. On ne s’expliquera les ressemblances des animaux qui vivent dans l’océan, sur les rivages opposés d’un continent, que si l’on est assuré des communications directes ayant existé entre des mers aujourd’hui séparées. On ne pourra suivre les affinités d’animaux disséminés sur les versans opposés des hautes chaînes de montagnes qu’en se reportant aux époques où ces barrières ne s’étaient point encore élevées. A l’heure présente, des travaux partiels répandant déjà des clartés sur certaines transformations du globe, le philosophe s’anime à la pensée de voir réunis tous les élémens qui feraient jaillir la pleine lumière sur l’ensemble des phénomènes de la vie. Agassiz s’enflammait à la perspective de toute notion permettant de remonter vers l’origine des choses. Dans son ardeur, il aurait voulu épuiser toutes les sources d’information si lentes à découvrir, et pour lui, comme pour quelques autres, c’était un chagrin de sentir les forces humaines bien petites pour l’accomplissement d’une tâche gigantesque lorsque l’esprit entrevoit au terme un merveilleux résultat. L’auteur des recherches sur les poissons fossiles médite touchant les êtres de structure identique disséminés sur de vastes étendues et dans des régions n’offrant entre elles aucun rapport ; il tire de l’extrême dissémination la preuve que ces espèces échappent à l’influence des agens physiques. Mettant en contraste la remarquable ressemblance des plantes et des animaux des contrées septentrionales de l’Asie, de l’Europe et de l’Amérique, et l’étonnante différence des flores et des faunes de l’Australie, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud sous les mêmes latitudes, il restera persuadé que l’action des climats ne suffit pas à rendre compte de la répartition des êtres. A cet égard, aucun observateur n’élèvera d’objection. Poussant la hardiesse plus loin que ne le feraient beaucoup de naturalistes, plus loin sans doute que ne le conseille la sagesse dans l’état actuel de nos connaissances, il déclare avec conviction que ni une plante ni un animal n’a pu prendre origine sur un point unique de la surface du globe pour se répandre ensuite dans un rayon plus ou moins large. Il croit que dès les commencemens les pins ont constitué des forêts, les bruyères des landes, les bœufs des troupeaux, les harengs des bandes interminables. Une fois sur cette pente, il admet que « tous les animaux comme tous les végétaux ont occupé dès l’origine les circonscriptions dans lesquelles on les voit établis, entretenant les uns avec les autres des rapports profondément harmoniques. » Au sentiment du professeur de Cambridge, en ceci moins réservé qu’il ne se montre d’ordinaire à l’égard des questions encore obscures, on opposerait sans peine nombre d’observations qui prouvent l’extension graduelle d’une infinité d’espèces. Agassiz s’arrête à la considération des animaux propres à une région, ayant en commun des caractères très frappans ou exceptionnels. L’Australie n’est-elle pas la terre des mammifères à poche : les marsupiaux ? Là domine ce type inconnu dans la plupart des autres contrées du globe. En Australie, il n’y a ni singes ni makis, point d’insectivores comme les taupes, les hérissons ou les musaraignes, point de carnivores comme les ours, les belettes, les renards, les chats sauvages, point de ruminans comme les chameaux, les cerfs, les bœufs et les chèvres ; cependant herbivores, carnassiers et insectivores sont représentés dans le groupe des marsupiaux. Seuls entre tous les mammifères australiens, les rongeurs et les chauves-souris ne se distinguent en aucune manière de ceux des autres contrées du monde par les rapports des jeunes avec la mère. Des types très caractérisés de différentes classes du règne animal ne sont représentés que sur une partie du globe ; les oiseaux-mouches sont en Amérique et les faisans en Asie. Aux yeux de l’auteur de l’histoire naturelle des États-Unis, tout cela, est l’œuvre préméditée de la puissance créatrice. Le philosophe de la nature suit avec une prédilection marquée, parmi les types très disséminés sur le globe, les espèces de certains groupes formant des séries dont chaque terme représente un degré particulier de développement. Par une étude des reptiles, « je fus frappé, dit Agassiz, d’un fait très remarquable qu’aucun naturaliste, que je sache, n’avait encore signalé, et dont aucune classe ne fournit un exemple aussi notable [10]. » Examinant dans l’ordre des sauriens les espèces de la famille des scinques, — on en compte une centaine, — il trouve chez ces animaux de curieuses combinaisons offertes par les organes locomoteurs. Certaines espèces ont quatre pattes, d’autres n’en ont que deux, ce sont les postérieures, d’autres sont absolument privées de membres. Ces pattes peuvent n’avoir qu’un doigt ou en avoir deux, trois, quatre ou cinq ; le nombre de ces doigts peut différer entre les membres antérieurs et les membres postérieurs. Or, constate l’observateur, aucune relation n’existe entre la patrie de ces reptiles et les caractères zoologiques. Au contraire les genres les moins voisins se rencontrent souvent dans le même pays, et les types les plus apparentés à des distances très considérables les uns des autres. Le professeur de Cambridge veut éveiller l’attention sur un sujet dont on s’est peu occupé : le rapport entre le volume, la conformation et les conditions d’existence des animaux. Dans la plupart des familles naturelles, la taille des espèces semble contenue dans des limites passablement resserrées ; tous les cerfs, tous les chevaux, ont de grandes proportions ; les musaraignes et les rats sont tous de petits animaux. En général, les espèces aquatiques l’emportent par le volume sur les espèces terrestres dont elles se rapprochent le plus par l’organisation, les espèces marines sur les espèces d’eau douce. En vérité, il reste probablement à découvrir de curieuses coïncidences qu’on n’a point encore soupçonnées [11]. Avec l’accent de l’homme inspiré par une ardente conviction, Agassiz déclare hautement que la science fit un grand pas le jour où l’on eut l’assurance que les espèces ont des caractères fixes, et ne changent point dans le cours des temps. Rendant hommage à George Cuvier pour en avoir fourni la démonstration, il ajoute : « Le fait acquiert une importance plus grande encore depuis qu’il et établi que les changemens, même les plus extraordinaires, dans le mode d’existence d’un animal et dans les conditions où il est placé n’ont pas plus d’influence sur ses caractères essentiels que le cours du temps. » Passant à l’idée que les espèces des périodes géologiques dérivent les unes des autres, il la signale comme « une pure supposition, ne reposant ni sur le témoignage de la physiologie, ni sur celui de la géologie. » Après avoir évoqué le souvenir des dépouilles ensevelies par les habitans de l’antique Égypte, d’où Cuvier a tiré la preuve que pendant l’espace de cinq mille ans rien ne s’est modifié dans les particularités des espèces, saisi de l’exemple des coquilles et des coraux de la Floride abandonnés par la mer depuis des centaines de milliers d’années, il affirme avec une confiance absolue que nul indice ne porte à croire au moindre changement dans la conformation des êtres à travers les siècles. Assuré qu’aux différens âges de la terre la variété des plantes et des animaux a été aussi considérable que dans la période actuelle, le philosophe de la nature, qui voit partout l’œuvre du Créateur, rappelle qu’ainsi « a été amenée la conviction, aujourd’hui universelle parmi les naturalistes dignes de ce nom, que la terre existe depuis un nombre incalculable de siècles, et que le laps de temps écoulé depuis l’apparition de la vie à sa surface ne peut pas être évalué ’en années. » Sachant estimer les travaux de recherche d’après l’importance des résultats obtenus comme d’après les qualités et les talens qui ont été nécessaires pour les produire, Agassiz témoigne d’une raison supérieure et d’un admirable esprit scientifique lorsqu’il regrette les dédains de quelques investigateurs pour des observations qui semblent plus que d’autres à la portée du grand nombre. De nos jours, les plus habiles naturalistes se sont voués à l’étude profonde de l’organisation et du développement des êtres ; par leurs découvertes, la science s’est transformée et a pris un caractère, de grandeur tout nouveau, mais en même temps ont été beaucoup délaissées les patientes études qui ont justement fait la gloire de quelques maîtres du dernier siècle. Parmi les zoologistes modernes, nous ne reconnaissons pas un Réaumur, pourtant, comme le dit excellemment le professeur de Cambridge, sans la connaissance parfaite des mœurs des animaux, il sera toujours impossible de déterminer d’une manière précise les limites de la variation des nombreuses espèces que la zoologie descriptive a enregistrées. Il faut souhaiter que des naturalistes reviennent aux études pleines de charme et d’intérêt sur les mœurs, les habitudes, les instincts des animaux ; les progrès de la géographie physique, de l’anatomie, de la physiologie, de l’embryologie, suggérant des vues neuves, l’observation comparative de toutes les circonstances de la vie des êtres doit apporter une infinité d’informations précieuses. Les rapports entre les individus conduisent Agassiz à formuler sa pensée sur les phénomènes de l’ordre psychologique. Que les animaux se battent, qu’ils s’associent pour un but commun, qu’ils s’avertissent d’un danger, qu’ils viennent au secours l’un de l’autre, qu’ils montrent de la tristesse ou de la joie, ils manifestent des mouvemens de la nature de ceux qu’on met au nombre des attributs de l’homme. L’illustre savant reconnaît chez les animaux autant d’individualité qu’il en existe chez l’homme. « C’est là un fait, dit-il, dont peut témoigner tout chasseur, tout dompteur, tout éleveur, tout fermier possédant une longue expérience. Cela dépose fortement en faveur de l’existence chez tout animal d’un principe immatériel semblable à celui qui, par son excellence et la supériorité de ses dons, place l’homme si fort au-dessus des animaux. » La condition particulière des individus des deux sexes entraîne l’auteur dans une analyse profonde d’impressions physiques et de sentimens. Les phénomènes du développement des êtres transportent Agassiz dans une sphère de hautes pensées. Au début de sa carrière, il a vu naître l’embryologie ; étudiant à Munich, il a reçu sa première initiation à cette science dans la maison de Döllinger, le maître qu’il ne cessera de vénérer ; de bonne heure il a connu l’importance de la découverte, par Ch. de Baer, d’un mode particulier de développement pour les vertébrés, pour les annelés, pour les mollusques, pour les zoophytes. Plus tard il a été frappé de la multitude de faits dévoilés sur les premières phases de la vie, mettant tout à coup en évidence le caractère jusqu’alors méconnu de nombreux types du règne animal. Il demeure « convaincu que l’embryologie fournit la mesure la plus exacte pour déterminer les rapports des animaux entre eux. » D’autres naturalistes pourraient ne pas se montrer aussi absolus, sans attacher un moindre prix à la notion parfaite de toutes les phases du développement des êtres. Avec sa méthode habituelle et une remarquable justesse d’appréciation, le professeur de Cambridge résume les connaissances acquises par les recherches d’embryologie qui ont éclairé sur la véritable nature de différens groupes du règne animal ; indiquant les sources, signalant les points obscurs, soulevant des questions, illuminant les détails par des vues générales, il s’anime du désir de donner à de nouveaux investigateurs la tentation de s’engager dans une voie d’études qui bien longtemps encore sera féconde. Qui donc a mesuré à chacun des êtres sa part de vie ? demande Agassiz. Sans se préoccuper de la réponse, il compare la durée de la vie chez les animaux : mammifères, oiseaux, reptiles ou insectes ; — on sait par des exemples vulgaires combien le partage est inégal. Retraçant l’histoire des animaux qui se propagent par deux modes de génération, le naturaliste philosophe s’enthousiasme devant ce phénomène de la génération alternante, dont la découverte est un des triomphes de la science moderne. Aujourd’hui l’exemple le plus frappant de la génération alternante est connu de tout le monde : la méduse répand des œufs, de chaque œuf naît une sorte de polype ; par divisions, le polype se multiplie, et les individus détachés après une série de transformations deviennent semblables au premier parent. Traitant du sujet qui l’avait captivé autrefois, — la succession des êtres pendant les périodes géologiques, — l’auteur des recherches sur les poissons fossiles admet encore qu’à chaque grande époque il a existé un ensemble particulier de plantes et d’animaux, remplacé à une autre époque par un ensemble nouveau. A cet égard, la confiance sera bientôt ébranlée. On a signalé des rapports entre les jeunes de certains animaux du monde actuel avec les formes permanentes de diverses espèces éteintes ; pour Agassiz, c’est le sujet d’une savante dissertation où l’on peut suivre la trace des efforts des paléontologistes en quête de la vérité sur l’ancien état du globe et apprendre à connaître les vues qui ont dominé dans la science jusqu’au moment où des découvertes inattendues ont fourni mille preuves de la persistance d’une infinité de formes animales à travers les âges du monde. Après des considérations sur les rapports entre le degré de perfection organique et la répartition géographique des êtres, Agassiz se livre à l’examen du caractère des divisions qu’admettent les zoologistes, et, par des remarques sur les classifications qui ont été proposées, de telles matières suggèrent encore à cet esprit clairvoyant des aperçus ingénieux et des réflexions d’une haute portée. Le philosophe s’est complètement révélé, mais l’investigateur n’est pas au bout de la carrière ; il ne s’arrêtera qu’à sa dernière heure. En Amérique, les tortues abondent, et grande est la diversité des espèces et des genres. Agassiz a profité de cette richesse pour exécuter un travail approfondi sur l’un des types les plus extraordinaires de l’embranchement des vertébrés. Ainsi ont été acquis à la science des faits précis sur les caractères extérieurs, les variations, les particularités organiques, la répartition géographique de nombreuses espèces, comme sur les phases du développement d’animaux singuliers dont l’image est présente à tous les yeux. Un très habile zoologiste, le professeur Rathke de Könisberg, avait produit des observations d’une haute valeur sur les phases embryonnaires des tortues ; par de nouvelles recherches, surtout par des comparaisons entre différentes espèces, le professeur du collège Harvard a notablement élargi le champ de nos connaissances sur le sujet qui offre un intérêt exceptionnel à raison de l’étrangeté du type. Dans toutes les mers flottent ces élégans zoophytes, d’apparence gélatineuse, qu’on nomme les acalèphes : béroës, méduses, physales, velelles, diphyes. Presque seules, les espèces qui fréquentent les rivages de l’Europe avaient été bien étudiées. Agassiz a recueilli les acalèphes des côtes américaines, et sur ces curieux animaux, en général très distincts de ceux qui vivent de notre côté de l’Atlantique, il a consigné une multitude d’observations importantes relatives à la structure et aux transformations. C’est un chapitre ajouté à l’histoire des populations de la mer. Un chapitre non moins vaste et non moins intéressant concerne les polypes qu’on appelle les hydroïdes. Maintenant l’identité de structure déjà reconnue entre les types les plus parfaits de l’embranchement des animaux rayonnés au début de la vie et les formes inférieures du même groupe est absolument démontrée. C’est le bonheur d’Agassiz d’avoir atteint ce résultat, qui affermit les fondemens de la science. La monographie des acalèphes et des hydroïdes achevée en 1862 compose les troisième et quatrième volumes du grand ouvrage sur l’Histoire naturelle des États-Unis [12]. L’auteur se flattait d’en publier dix volumes ; il put à peine commencer le cinquième, l’âpreté au travail ne parvient pas à défier le temps. En vue de l’accroissement du musée zoologique de Cambridge, de bons citoyens avaient offert des sommes assez considérables, et l’état une large subvention ; Agassiz s’enflamme à l’idée de fonder un des plus beaux établissemens scientifiques du monde. Pour accomplir une œuvre gigantesque, selon son habitude, il ne pense nullement à la peine. Il veut disposer ce musée d’après les vues qu’il a formulées ; le visiteur y trouvera les animaux vivans dans leurs relations naturelles, dans leurs rapports avec les espèces des périodes géologiques, dans leurs rapports avec les formes embryonnaires. Il léguera ce musée unique à la nation qui l’adopte, comme témoignage de son affection et comme monument de sa vie laborieuse [13]. III Engagé dans d’interminables recherches, fatigué du prodigieux labeur qu’exige le classement des grandes collections d’histoire naturelle, Agassiz, malgré son admirable énergie et sa robuste constitution, sentit faiblir ses forces. Pendant l’hiver de 1864 à 1865, sa santé se trouvait gravement compromise ; on lui prescrivit d’abandonner tout travail et de changer de climat. Fera-t-il un voyage en Europe ? L’ancien professeur de Neuchatel songe à l’attrait de se retrouver au sein du mouvement scientifique dont le vieux monde est le théâtre ; mais c’est ailleurs qu’il faut aller chercher le repos de l’esprit. Une circonstance inattendue devait bientôt mettre fin aux hésitations. Agassiz gardait le souvenir du voyage de Spix et Martius au Brésil ; à vingt ans, il avait été chargé de décrire les poissons recueillis par les deux célèbres explorateurs ; maintes fois en sa vie il avait caressé le rêve d’aller aux lieux mêmes étudier la faune de l’Amérique du Sud. Ce désir venait d’être singulièrement ravivé. L’empereur du Brésil, l’un des hommes les plus instruits des temps modernes, l’ami de toutes les nobles entreprises, avait témoigné beaucoup de sympathie pour l’œuvre qui s’accomplissait au collège Harvard. Par son ordre, des collections formées avec soin avaient été adressées au musée de Cambridge. La bienveillance du souverain était connue, son patronage certain, mais le naturaliste ne pouvait se résigner à faire une simple visite aux rivages du Brésil, Un jour, devant quelques personnes, Agassiz parle avec enthousiasme de l’intérêt d’une exploration de l’Amazone et de ses tributaires, sans croire l’idée réalisable ; mais un riche personnage de Boston avait été séduit. De la façon la plus simple, M. Nathaniel Thayer vint dire au savant : « Vous voulez donner à un pareil voyage un caractère* scientifique ; emmenez des jeunes gens, je me charge de tous les frais de l’expédition. » C’était irrésistible ; Agassiz fit ses préparatifs et désigna pour l’accompagner un dessinateur, Jacques Burkhardt, toujours attaché à ses pas depuis qu’il l’avait connu à Munich, un préparateur, deux géologues, un ornithologiste et un conchyliologiste ; la petite troupe fut grossie de plusieurs volontaires. Agassiz, devenu veuf des les premières années de son séjour en Amérique, avait contracté un second mariage avec une jeune fille de l’esprit le plus distingué, Mlle Lizie Cary ; compagne inséparable, elle ne se fera pas prier pour aller au Brésil. La relation du voyage a été. écrite ; c’est le fruit d’une touchante collaboration. Chaque jour, Mme Agassiz a tracé le récit des aventures et des observations sur le pays ou sur les habitans. Chaque soir, le savant a fourni la note du résultat de ses travaux, bien sûr que rien ne serait perdu de ce qui méritait d’être conservé. Ainsi se sont confondues les pages comme les impressions et les pensées de l’un et de l’autre jusqu’à rendre toute séparation impossible [14]. A peine le projet de voyage au Brésil fut-il connu du public que le professeur de Cambridge recevait du président de la compagnie des paquebots du Pacifique [15] l’offre, pour tous les membres de l’expédition, du passage à bord d’un magnifique navire qui allait se rendre en Californie en doublant le cap Horn ; c’était un hommage rendu à la science et à la personne de l’illustre naturaliste. Le départ de New-York eut lieu le 1er avril 1865 ; la mer était calme, le temps délicieux. Deux jours plus tard, on croise le gulf-stream à la hauteur du cap Hatteras. Le grand courant, qui influe d’une manière prodigieuse sur la distribution des êtres dans les profondeurs de l’Océan, sollicite singulièrement l’intérêt du naturaliste. Agassiz est attentif à suivre les fluctuations de la température. Le thermomètre accuse 14 degrés centigrades ; dès qu’on arrive dans le courant, il monte à 23 ou 24 degrés, pour descendre à certains endroits à 21 degrés ; il y a par intervalles des bandes froides [16]. Bientôt on rencontre des sargasses, les fameuses herbes flottantes que les marins nomment les raisins des tropiques. On en prend quelques touffes ; placées dans un vase, chacun s’émerveille à la vue de tout un monde qui s’agite. Là vivent en société des légions de petits mollusques, en foule de charmans polypes du groupe des hydroïdes. La faune des sargasses est encore peu connue ; ce sera un jour un curieux sujet que celui de la population de ces algues, qui croissent sur de vastes étendues bien loin des rivages. Tandis que doucement on s’achemine vers l’Amérique du Sud, le chef de l’expédition expose à ses futurs collaborateurs l’état des connaissances sur l’histoire naturelle du Brésil et le plan des recherches qu’il se propose de poursuivre. Les hautes visées du maître, les détails précis du savant plein d’érudition, l’esprit du narrateur, donnent à ces entretiens un charme inexprimable. Agassiz attache le plus grand prix à la notion exacte de la distribution des poissons dans les eaux douces. Certaines espèces très caractéristiques se trouvent dans le bassin du Danube et n’existent ni dans le bassin du Rhin ni dans celui du Rhône ; quelques-unes vivent dans le Rhin ou dans le Rhône et ne se rencontrent pas dans le Danube ; plusieurs poissons enfin habitent exclusivement soit le cours supérieur, soit le cours inférieur des grands fleuves. Il prévoit ainsi qu’il observera des espèces particulières dans chacune des régions de l’Amazone et dans chaque rivière du Brésil. Avec sa clairvoyance ordinaire, il juge indispensable de déterminer strictement les limites des espèces, si l’on songe à remonter aux origines. Tour à tour le professeur de Cambridge signale comme devant fixer l’attention des explorateurs les phases embryonnaires des alligators et des mammifères de l’Amérique du Sud, les traces d’anciens glaciers, le soin des récoltes de plantes et d’animaux. Une pensée surtout préoccupe le naturaliste. « On me demande souvent, dit-il, quel est mon but principal en entreprenant cette expédition dans l’Amérique du Sud. Sans doute c’est d’une manière générale de faire des collections pour les études à venir ; mais la conviction qui m’entraîne d’une manière irrésistible est que la combinaison des espèces sur ce continent, où les faunes sont si caractéristiques et si différentes de celles des autres parties du monde, me fournira les moyens de prouver que la théorie des transformations ne repose sur aucun fait. » Après vingt-trois jours de navigation, sans ennui on débarquait à Rio-Janeiro ; dans sa sollicitude pour les savans, l’empereur du Brésil avait donné l’ordre d’exempter de la visite douanière l’énorme bagage de l’expédition. Aux premiers jours, la curiosité seule est en éveil : on regarde avec étonnement la physionomie de la population ou le caractère des habitations ; on contemple avec bonheur les scènes de la nature. Pour des gens qui ne connaissent que les climats du nord, les groupes de palmiers, les lianes qui étreignent les grands arbres, sont des merveilles. Les magnifiques forêts de l’Amérique tropicale, si touffues, si entremêlées de gigantesques plantes parasites qu’elles forment des masses compactes de verdure, ne ressemblent pas aux forêts des zones tempérées, où les rayons du soleil s’infiltrent à travers le rideau de feuillage. Trois mois s’écoulèrent en promenades aux environs de Rio-Janeiro ; ces courses furent l’occasion pour le savant d’abondantes récoltes de plantes et d’animaux, pour Mme Agassiz d’une foule d’observations sur la beauté des sites, sur la vie domestique et les coutumes des habitans, sur les exploitations agricoles, qu’elle racontera plus tard avec une grâce infinie. Vers la fin de juillet, toutes les dispositions étant prises en vue de l’exploration de l’Amazone, on s’embarque. On touche à Bahia, à Pernambuco, à Maranham ; partout le professeur de Cambridge reçoit des autorités les plus chauds témoignages de sympathie, de quelques personnes de distinction l’hospitalité la plus aimable. Par une délicieuse matinée, les voyageurs apprennent qu’ils naviguent sur l’Amazone ; ne pouvant apercevoir les rives trop lointaines, ils se croyaient encore sur l’Océan. Enfin on aborde à Para ; un notable personnage de la ville attendait le célèbre naturaliste, il lui offre sa maison et de vastes salles pour l’installation de laboratoires. Agassiz entreprend une reconnaissance de la rade ; il revient profondément impressionné de la grandeur de l’entrée de l’Amazone et de la beauté de ses îles : un archipel dans un océan d’eau douce. Toujours en quête de la population aquatique, il suit les Indiens à la pêche et choisit les poissons à sa convenance. En une semaine, il en recueille plus d’espèces, dit-il, qu’on n’en a décrit de tout le bassin de l’Amazone. Avec une joie inexprimable, il observe les ébats du singulier poisson connu des zoologistes sous le nom d’anableps à quatre yeux. Les anableps ont la pupille divisée par un repli membraneux, et ainsi des yeux doubles qui permettent de voir à la fois dans l’air et dans l’eau ; ces poissons se réunissent par bandes à la surface de l’eau et avancent par des sauts multipliés. Un beau navire avait été mis à la disposition des explorateurs pour remonter le grand fleuve de l’Amérique du Sud ; le chef de l’expédition pourra donc s’arrêter et séjourner à sa guise dans les endroits qu’il jugera le plus propices à ses études. Passant entre les îles dont est semée la rivière de Para, c’est un perpétuel enchantement pour les voyageurs. La végétation est plus belle et plus riche encore que dans la province de Rio-Janeiro ; le palmier assahyi domine par la taille ; svelte, élégant, paré des touffes de ses fruits, semblables à des baies que surmonte un panache de feuilles légères, il produit le plus ravissant effet. Voici la petite ville de Brèves, ce sera la première station ; ici, comme dans toute la partie Inférieure du cours de l’Amazone, la population offre, à côté du plus pur type indien, l’exemple du mélange complet des races blanche, rouge et noire. On a su parmi les habitans à quelles recherches se livraient les visiteurs ; animés de l’espoir d’une bonne aubaine, les enfans de l’endroit se sont au plus vite mis en campagne, et au bout de quelques heures ils apportent des singes, des perroquets, des serpens, des poissons, des insectes. A Tajapuru, localité renommée pour le commerce du caoutchouc, Agassiz est plus que jamais émerveillé du nombre et de la variété des poissons de l’Amazone. « La richesse de la faune, dit-il, dépasse tout ce qu’on en rapporte. » Les Indiens de ce pays étant d’une habileté incomparable à la pêche, le naturaliste se trouve sans effort abondamment pourvu ; il donne tout son temps à l’étude des poissons, et, ravi de les voir nager dans de grands vases de cristal, il observe mille particularités intéressantes. Les terres voisines des rives du fleuve, sur de grandes étendues, sont recouvertes d’une nappe d’eau ; les habitans jettent quelques troncs sur les mares et les rigoles, et ainsi va-t-on à sa case ou à la recherche des poissons dans les bois. Sur le sol mouillé sont en effet bâties, souvent avec élégance, les maisonnettes des Indiens. Pauvres gens, rapporte MM Agassiz, d’une courtoisie naturelle vraiment séduisante. Une promenade en canot dans la forêt à l’heure du soleil couchant laisse la plus vive impression aux explorateurs. Après avoir passé devant une forêt presque entièrement composée des magnifiques palmiers qu’on nomme des miritis, on touche à Gurupa, et bientôt on entre dans la rivière Xingu pour s’arrêter à Porto de Moz. Une collection de poissons de rivière et de poissons des bois attendait le professeur de Cambridge, dont la visite avait été annoncée. Voyant une multitude d’espèces jusqu’alors inconnues, le naturaliste était en extase ; il comptait chaque station sur l’Amazone parmi les plus heureux momens de sa vie. Continuant de remonter le grand fleuve, allant d’une rive à l’autre, c’étaient toujours de nouveaux enchantemens, une nature splendide, des sujets d’observations pleins d’intérêt. A Santarem, les membres de l’expédition durent se partager afin d’étendre le champ des recherches : les uns restèrent sur la place, les autres s’engagèrent sur le Tapajoz ; Agassiz partit pour Obydos, Villa-Bella et Manaos, où il devait séjourner. A Manaos se confondent dans les flots jaunes et précipités du Solimoens, comme on appelle l’Amazone dans la partie moyenne de son cours, les eaux tranquilles et noirâtres du Rio-Negro ; c’est la rivière vivante et la rivière morte, disent les Indiens. Les explorateurs ne s’abandonnant jamais à l’oisiveté, les collections déplantes et d’animaux grossissaient dans des proportions formidables. Pour des citoyens des États-Unis, les aptitudes des Indiens de cette région présentent un curieux spectacle ; il y a une école, et c’est merveille de voir combien les enfans manifestent de goût pour les arts de la civilisation ; que comprennent si peu les Indiens de l’Amérique du Nord. Ils apprennent la lecture, l’écriture, le calcul, la musique. On voit les Indiens fabriquer d’élégans ouvrages d’ébénisterie, travailler le fer, tresser de délicats objets en paille. Ceux-là sont les descendans des peuples qui fondèrent l’antique civilisation du Pérou. Quittant Manaos pour atteindre Teffé, le Solimoens présente un autre aspect que le cours inférieur de l’Amazone ; la végétation n’a plus le même caractère, par endroits les berges sont hautes et abruptes, puis se montrent les plages sablonneuses où les tortues et les alligators viennent déposer leurs œufs. A Teffé, Agassiz fit une découverte à la fois singulière et saisissante, celle d’un petit poisson ayant la bouche pleine de ses petits en voie de développement. Par un procédé qui n’a pu être reconnu, les œufs passent dans la bouche de l’animal entre les appendices des arcs, branchiaux ; les petits éclosent et demeurent dans cette étrange prison jusqu’au jour où ils deviennent capables de faire usage de la liberté [17]. Si l’on en croit les Indiens, diverses espèces de la même famille pondent dans le sable, se tiennent près du nid et ensuite ingurgitent les jeunes afin de les tenir à l’abri des dangers. Le célèbre naturaliste poursuivit l’exploration dû Haut-Amazone jusqu’à Tabatinga, la ville frontière entre le Brésil et le Pérou. Au retour, il fit encore de nombreuses stations, ne se lassant pas de voir des pêches miraculeuses. Aux environs de Teffé, un petit lac situé dans les bois fournit un type remarquable par les affinités qu’il présente avec des poissons marins. Près de Manaos, une excursion au lac Hyanuary, sur la rive occidentale du Rio-Negro, offrit tous les agrémens imaginables. Le caractère des sites, les passages en canot dans les rigoles courant sous la feuillée, l’abondance des oiseaux rivalisant de parures, les nouveautés de la population aquatique, les mœurs indiennes, captivèrent au plus haut degré les scrutateurs de la nature. Agassiz, qui avait abandonné son foyer afin de prendre un repos nécessaire, travaillait avec opiniâtreté, ne laissant aucun répit à son dessinateur. Il visita le rio Remos et d’autres affluens du grand fleuve, le lago Maximo non loin de Santarem, où s’étalent à la surface des eaux des plantes superbes ou charmantes et comme une reine du monde végétal, la magnifique Victoria regia. De retour à Para le 5 février 1866, un mois encore il continua ses recherches sur l’histoire naturelle de la contrée. Il partit, profondément touché du précieux concours et des témoignages de sympathie que lui avaient prodigués les Brésiliens, pénétré de reconnaissance pour le souverain qui l’avait comblé d’attentions. Il emportait les matériaux d’études trop longues pour la vie d’un homme. Pendant cette campagne de plus de sept mois dans la vallée de l’Amazone, plus de 1, 800 espèces de poissons avaient été réunies. « Nulle part au monde, dit l’illustre naturaliste, il n’existe une aussi grande variété de poissons que dans ce bassin. Quant à la localisation, elle est très remarquable ; à l’exception d’un très petit nombre d’espèces qui ont une distribution plus ou moins étendue, on rencontre de distance en distance des assemblages d’espèces entièrement distinctes, et les limites de ces faunes ichthyologiques locales paraissent tant varier qu’il faudra encore des années d’explorations pour les déterminer avec précision. C’est ainsi que dans les régions boisées où les forêts sont très compactes et les cours d’eau très étroits, on rencontre des faunes distinctes à la distance de quelques lieues, tandis que dans les régions plus ouvertes, et où les eaux s’étalent au loin, il faut quelquefois parcourir des distances de 20 ou 50 lieues et même davantage avant de trouver de nouvelles combinaisons d’espèces. » Toutes les prévisions étaient dépassées. Aux yeux de quelques zoologistes, cette abondance d’espèces a semblé prodigieuse : on a supposé que, selon la nature des eaux, les mêmes poissons pouvaient revêtir des apparences différentes ; mais on ne saurait oublier que les observations ont été faites par un savant des plus exercés et des plus consciencieux. Dans quelques parties de l’Amérique du Sud, Agassiz constata sur une vaste étendue le terrain erratique ; il pense donc avoir découvert a une nouvelle phase de la période glaciaire qui expliquera des phénomènes jusqu’à présent obscurs de l’histoire physique la plus récente de notre globe [18]. » IV Revenu à Cambridge, le bouillant explorateur dut donner des soins aux immenses collections rapportées de l’Amérique du Sud, s’occuper d’un classement qui réclamait des années de travail ; toutes les heures furent dérobées à l’investigation. Il avait formé le projet de publier un grand ouvrage sur l’histoire naturelle du Brésil, — grande ambition même pour un auteur sachant pouvoir compter sur l’assistance très active d’un certain nombre de collaborateurs ; il n’eut pas la joie de pouvoir réaliser un commencement d’exécution. Tandis que le célèbre naturaliste s’épuisait en efforts pour classer et déterminer les objets accumulés au musée du collège Harvard, des opérations scientifiques d’un caractère tout nouveau avaient été entreprises. On s’était avisé de draguer la mer à d’énormes profondeurs, et l’on avait trouvé la vie répandue à profusion dans les abîmes. Des formations géologiques que l’on croyait ne s’être produites que pendant une période très ancienne avaient été reconnues toujours en activité. Des espèces animales dont on n’avait vu encore que des débris fossiles, des types que l’on supposait éteints depuis des époques très reculées, avaient été amenés tout vivans à la lumière. Ces témoins, qui venaient attester que beaucoup d’êtres avaient échappé à de grands bouleversemens du globe, apportaient aux naturalistes une révélation inattendue [19]. Sur les côtes de la Scandinavie, dans les parages des îles britanniques, les explorateurs avaient eu de merveilleux succès. De l’autre côté de l’Atlantique, depuis l’année 1867, M. F. de Pourtalès, un compatriote du professeur de Cambridge, poursuivait avec infiniment de bonheur des recherches sur les fonds de la mer. En 1869, les études des hydrographes américains portaient sur la partie du gulf-stream comprise entre La Havane et la Floride. M. de Pourtalès continuait les opérations de dragage ; émerveillé des découvertes des années précédentes, Agassiz ne put résister au désir de prendre aux travaux une part active. Dans le ravissement à la vue de la singularité des types et de l’abondance des individus de chaque espèce que la drague ramenait des grandes profondeurs, il eut des ardeurs juvéniles à l’idée que, les caractères des matériaux accumulés au fond de l’océan se trouvant reconnus, on aurait un guide d’une sûreté incomparable pour déterminer dans quelles conditions se formèrent autrefois les dépôts sédimentaires. C’était trop de fatigue d’esprit ; Agassiz, qui ne cessait de se prodiguer pour l’enseignement et pour l’arrangement d’un vaste musée, fut frappé d’un accident cérébral ; de longs jours sa vie resta en danger. A peu près remis de cette terrible secousse, se décidera-t-il enfin à prendre un repos vraiment indispensable ? Point, le savant veut toujours s’instruire ; il ne peut se désintéresser des entreprises qui promettent à l’esprit humain de nouvelles conquêtes. En 1871, le gouvernement fédéral des États-Unis avait décidé une expédition ayant pour mission d’opérer des sondages dans la mer des Antilles, ainsi que sur les côtes orientales et occidentales de l’Amérique du Sud, en remontant dans l’Océan-Pacifique jusqu’à San-Francisco. Il s’agissait d’étudier le gulf-stream, la température de l’Océan à ses diverses profondeurs et les populations animales. A l’âge de soixante-quatre ans, presque épuisé par les fatigues d’une existence trop laborieuse, il ne s’effraie pas à la perspective d’un long et pénible voyage sur un petit navire qui devra doubler le cap Horn [20]. Ce naturaliste, longtemps attaché à la croyance qu’à travers les âges du monde des faunes entières ont disparu pour être remplacées par d’autres faunes, a vu se dévoiler de nouveaux horizons maintenant que pleins de vie on a tiré des abîmes des types supposés éteints depuis des myriades d’années ; il s’embarquera nourrissant des espérances presque folles. En imagination, il se figure qu’à ses yeux vont apparaître dans tout l’éclat de la vie les plus singulières formes animales dont les restes gisent dans les anciennes couches de la terre. Au moment du départ, avec une véritable candeur, l’intrépide naturaliste annonce en tous lieux les récompenses qu’il attend de sa peine [21] : noble enthousiasme bien propre à l’accomplissement de grandes choses ! Dans la campagne autour de l’Amérique, si Agassiz n’a pas fait toutes les merveilleuses trouvailles qu’il regardait comme probables, il a réuni une infinité d’objets fort instructifs à différens égards [22]. Quelques-unes de ses prévisions se réaliseront sans doute par la suite ; l’espace que la drague parvient à racler n’est pas considérable à côté de l’étendue des mers ; il faudra bien des explorations avant qu’on soit assuré de la présence ou de l’absence de certaines formes animales au fond des océans. Ce qui est encourageant, c’est que toute investigation des abîmes procure des connaissances du plus haut intérêt [23]. Agassiz ne tarda point à s’abandonner à une nouvelle préoccupation. Il avait dressé le plan d’un bel établissement au bord de la mer pour les études sur la vie des animaux marins. Le projet fut présenté à la législature du Massachusetts, dont l’assistance semblait nécessaire. Ce projet connu du public par la voie de la presse, tout aussitôt par le télégraphe M. John Anderson, de Boston, engagea le professeur de Cambridge à ne pas continuer les démarches jusqu’au moment où il recevrait de sa part une information précise. Peu de jours après, M. Anderson annonçait au célèbre naturaliste que, prenant un intérêt extrême à ses efforts constans pour introduire la science dans l’éducation, il lui offrait, à titre de don, une île charmante de la baie de Buzzard [24]. Cette île, d’une centaine d’acres de superficie, connue sous le nom de Penikese, fait partie de l’archipel Elisabeth ; elle a plusieurs sources d’eau fraîche et pure, une petite baie jolie au possible, et tout près de cette baie s’élèvent la maison d’habitation et des bâtimens qui offriront toutes les commodités pour le travail. Nulle localité ne pouvait présenter plus d’avantages pour suivre des observations, pour instituer des expériences, pour fonder une école où, loin du bruit, des jeunes gens studieux viendraient pendant la belle saison se familiariser avec la connaissance des admirables populations de la mer. Agassiz éprouva un grand bonheur à se trouver en situation de faire un établissement scientifique encore sans pareil dans le monde ; il se rendit dans l’île Penikese avec une cinquantaine d’étudians ou d’amateurs, et déploya, selon son habitude, toute l’ardeur imaginable à préparer les installations, à choisir les sujets des recherches. C’était à l’automne de l’année 1872, au temps où d’ordinaire il prenait quelque répit. Lorsqu’il revint à Cambridge, sa santé se trouva profondément atteinte ; cependant il ne voulait point croire sa tâche achevée. Lui qui avait tant lutté pour découvrir la vérité à l’égard des phénomènes de la nature se sentait incapable de se résigner à voir répandre des erreurs préjudiciables à la science. Avant de mourir, il tint à proclamer, en s’appuyant de preuves décisives, l’inanité complète des vues théoriques sur les prétendues transformations indéfinies des êtres [25]. Louis Agassiz expirait le 14 décembre 1873. Le 26 février 1872, l’Académie des Sciences de l’Institut de France l’avait élu associé étranger ; c’est le plus bel hommage qu’elle puisse rendre à un savant, c’est le titre qu’elle n’accorde qu’aux plus illustres. Au milieu d’un grand concours de citoyens, où figuraient le vice-président des États-Unis et le gouverneur de l’état de Massachusetts, les funérailles de l’ancien professeur de Neuchatel eurent lieu dans la chapelle du collège Harvard avec la simplicité dont la vie de l’homme avait été l’image. Quelques jours plus tard, les membres du collège prenaient avec solennité des résolutions afin d’honorer la mémoire du défunt, et sur les édifices publics le pavillon de l’Union américaine était arboré à mi-mât en signe de deuil national. Par ses découvertes, par ses investigations originales, Louis Agassiz a puissamment contribué aux progrès de la science. Les études sur les glaciers, les recherches sur les poissons fossiles et sur les faunes anciennes, resteront longtemps les guides des scrutateurs de la nature. Si ces œuvres viennent à être dépassées par des œuvres ou plus parfaites ou plus complètes, elles demeureront encore à tous les yeux des monumens du génie de l’homme. A côté de ces ouvrages, les travaux sur l’histoire naturelle des États-Unis occupent une place des plus honorables. Parmi les contemporains de l’illustre naturaliste, on trouve des investigateurs qui, à force de patience et d’habileté, ont su découvrir les particularités les plus intimes, les traits les plus délicats de l’organisation des êtres animés : à ceux-ci peut-être la postérité accordera-t-elle le premier rang ; mais Agassiz, croyons-nous, sera toujours considéré comme le principal révélateur de l’histoire du monde dans ses phases successives. Philosophe, il a regretté d’être d’un temps où la sagesse est souvent moins prisée que l’audace. En présence de l’immensité des richesses de la nature, il a vu avec chagrin une partie de la jeunesse qu’il conviait à l’étude reculer devant le labeur et acclamer les idées qui conduisent à paraître devant la foule plein de science sans avoir été à la peine. Lui, le sage qui adore le Créateur dans ses œuvres et pense l’honorer en proclamant des vérités manifestes comme la lumière du soleil, il a vu avec douleur repousser ces vérités au nom de la foi. Agassiz a dû être consolé par un triomphe sans égal. Il a eu la gloire de répandre l’instruction scientifique chez un grand peuple. Dans un pays où les sciences étaient cultivées avec distinction, mais dans des limites resserrées, il a eu le bonheur de susciter l’enthousiasme pour les découvertes et d’amener à l’investigation une foule de gens habiles. Doué des qualités natives les plus heureuses, le jeune professeur de Neuchatel ou le vieux professeur de Cambridge a pu acquérir dans la société une influence et une prépondérance qu’obtiennent bien rarement les hommes supérieurs, même ceux qui sont animés des meilleures intentions. Agassiz faisait pardonner son mérite et chérir son immense savoir par la droiture du caractère, par l’air naturel et enjoué, par la simplicité des manières, par le charme d’une parole entraînante. Il a usé de ces avantages pour réaliser de grandes choses, et le peuple américain en a profité pour mieux s’instruire. Le musée zoologique, ce monument légué par l’illustre naturaliste à sa patrie d’adoption, est aujourd’hui confié à des mains qui en connaissent le prix. Un fils, que l’on cite dans la science pour des travaux remarquables, conservera les traditions paternelles [26]. Un savant de premier ordre, un philosophe profond, un de ces hommes qui honorent l’humanité, a disparu ; une œuvre colossale reste sans partage le bien de toutes les nations civilisées. EMILE BLANCHARD. Voyez la Revue du 1er juillet. Il en coûtait 4 dollars. M. Théodore Lyman. Plusieurs des cours d’eau qui débouchent dans le Lac-Supérieur portent les noms de Montreal-River, Black-River, White-River. Toad-River. Il a observé avec un grand soin la structure et la direction des différons terrains. Voyez l’ouvrage intitulé Lake Superior. United States Coast Survey. Contributions to the natural History of the United States of America, in-4°. Quatre volumes ont été publiés. Essay on classification, London 1859. A cet égard, Agassiz se trompe ; plusieurs années avant la publication du premier volume des Contributions to the Natural History of the United States, il avait été reconnu dans la grande famille des scorpions que les plus notables différences entre les espèces proviennent d’un degré de développement plus ou moins avancé. Voyez Emile Blanchard, l’Organisation du règne animal, classe des arachnides. On a remarqué depuis longtemps que dans les familles naturelles les caractères typiques, très prononcés chez les plus grandes espèces, s’amoindrissent chez les petites. D’autre part ou s’est assuré que dans certaines familles les petites espèces n’atteignent pas le même degré de perfection organique que les grandes. Voyez à ce sujet nos études sur les oiseaux de la famille des psittacides, Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 1856-1857. Dans l’exécution de ses recherches sur les tortues et sur les acalèphes de l’Amérique, Agassiz fut aidé pour les préparations par le professeur Clark et M. Sonrel, les auteurs de l’atlas. On a commencé dès 1865 à publier le catalogue des richesses que renferme ce musée : Illustrated Catalogue of the Museum of comparative zoology at Harvard College. Voyage au Brésil. M. Allen Mac-Lane, président of the Pacific Mail-Steamship Company. On sait que sous la direction du docteur Bâche une reconnaissance très complète de l’origine et du cours du gulf-stream a été faite par le Coast Survey des États-Unis. Agassiz a nommé ce singulier poisson Geophagus Pedroïnus, — il est dédié à l’empereur dom Pedro II. M. Ch. Fred. Hartt, géologue attaché à l’expédition dirigée par Agassiz, a publié un ouvrage considérable sur la géologie et la géographie physique du Brésil. L’ouvrage est intitulé Scientific Résults of a Journey in Brazil by Louis Agassiz and his travelling Companions. — Geology and Physical Geography of Brazil. Boston 1870. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1871, la Vie dans les profondeurs de la mer. Le navire le Hassler, dont le voyage a eu an grand retentissement. Par une lettre adressée à M. B. Peire, qui fut imprimée et envoyée à tous les savans. Des objets recueillis par Agassiz pendant l’expédition du Hassler ont déjà été décrits par MM. Alexandre Agassiz et Théodore Lyman dans le Bulletin du collège Harvard. Plusieurs notables découvertes faites par l’expédition anglaise du Challenger sont maintenant connues. A ce don, M. John Anderson ajoutait celui d’une somme importante pour faire toutes les installations convenables. Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1874, les Origines des êtres.