Le fond de la mer Alphonse Esquiros Revue des Deux Mondes T.105, 1873 Trois expéditions scientifiques. — Les climats et les courans sous-marins. — Le tunnel de la Manche. Les anciens géographes écrivaient sur leurs cartes pour les terres non visitées : terra ignota ; mais le lit des mers était encore bien moins connu que les régions polaires fermées par les citadelles de glace, que les épaisses forêts vierges, que les plus inaccessibles sommets des hautes montagnes. A terre, l’homme, étant dans son élément et pour ainsi dire chez lui, avait depuis longtemps exploré les cavernes, les précipices ; qui était jamais descendu dans les vallées basses de l’océan ? Que savait-on des lois qui président dans le monde des eaux à la distribution de la vie animale ? Le fond de la mer n’avait guère été entrevu que par les. pêcheurs d’huîtres et les plongeurs dont il a été parlé dans l’une des études sur l’Angleterre et la vie anglaise [1] ; mais les scaphandriers, ces ouvriers utiles, ne pénètrent qu’à des profondeurs relativement insignifiantes. Ils travaillent autour des côtes à recueillir les épaves des naufrages ; que peuvent-ils nous apprendre sur ce qui se passe dans les entrailles de la mer à des distances de 3,000 et 4,000 mètres ? Les forces humaines, quoique secondées par des appareils ingénieux, ne résistent point à certaines pressions du liquide, à la difficulté de se procurer sous un grand volume d’eau la quantité suffisante d’air respirable, ni à mille autres obstacles qui défient toutes les ressources de l’art mécanique. Il fallait, donc attaquer le problème par un autre côté. Il semble que la mer ait pris ses précautions contre la curiosité de l’homme. Pour déjouer les recherches et les indiscrétions de la science, elle a ses puits d’ombre, ses gouffres, ses tempêtes, l’impénétrable masse des flots pesant sur les flots, des abîmes s’étendant sous des abîmes ; elle a enfoui son secret dans les régions du silence et de la nuit. Aussi les peuples navigateurs, depuis l’origine des temps historiques, se contentaient-ils de frayer leur route à la surface des vagues, sans approfondir la configuration des grands bassins océaniques et les merveilles qui s’y cachent. Interroger les vents, signaler les écueils, intéresser la voûte céleste au succès des expéditions lointaines, telle était la véritable industrie du matelot. Sans doute il eût été curieux de savoir ce qui se passait sous ces lames labourées par la proue du vaisseau, que la mouette effleure de son aile, que couvrent les frémissemens de la lumière sidérale, sur lesquelles, depuis l’invention des steam-boats, se dénouent les longs anneaux de vapeur : ce n’était point le désir de connaître qui lui manquait ; c’était le moyen pratique pour atteindre les mystères de l’abîme. Cependant la science ne se déclarait point vaincue : au-delà des profondeurs qui défient l’œil du plongeur le plus exercé, la portée des plus vastes filets, n’y avait-il point tout un monde inconnu, et pourquoi ce monde échapperait-il aux puissans engins de l’industrie moderne ? Quand on songe que la plus grande partie de notre globe est couverte par la mer, que le champ des vastes ondes est en même temps le plus ancien et le plus fécond laboratoire de la vie animale, il est facile de comprendre l’intérêt qui s’attache aux recherches de la science dans les obscures régions de l’océan. Jusqu’au jour où commencèrent les sondages profonds, le lit de la mer était aussi inconnu que pouvait l’être avant la découverte du télescope le noyau d’une des planètes appartenant à notre système astronomique. Par le télescope, l’homme ajouta des yeux à ses yeux, — par la sonde, une main à ses organes naturels du toucher. Cette main de plomb fouille les profondeurs de l’onde ; en vertu des lois de la gravitation, elle descend, descend toujours jusqu’à ce qu’elle ait rencontré ce qu’elle cherche, et prolonge ainsi à une énorme distance la faculté du tact dans des régions que l’homme ne peut atteindre. Nous sommes vis-à-vis des gouffres océaniques dans la position des aveugles-nés : il est très probable que l’homme ne verra jamais le lit des grandes eaux ; c’est uniquement par l’un de nos sens, dont nous avons trouvé le moyen d’exagérer artificiellement la portée, que nous arrivons à nous mettre en communication avec le fond des mers. Ces puissans sondages avaient été pratiqués depuis quelques années avec succès par les navigateurs du Nouveau-Monde. De telles expériences, renouvelées sur une grande échelle, dissipèrent bien des erreurs et servirent à jeter les fondemens de la géographie sous-marine. Il est pourtant vrai de dire qu’à part quelques cas isolés la sonde ne rapportait du fond de l’abîme que des nouvelles incomplètes, des messages tronqués. Cette pesante main ramassait sous les immenses couches d’eau certaines parcelles du sol, et dénonçait ainsi la nature des roches en voie de formation dans les muettes régions de l’océan. C’était tout ou presque tout ; la sonde avait très peu de chose à nous apprendre sur les mystères de la vie animale. Le hasard, il est vrai, cet aveugle promoteur des découvertes, lui venait quelquefois en aide. En 1860, la corde de l’appareil de sondage appartenant au navire le Bouledogue ramena un groupe d’animalcules attachés à la portion de cette corde qui avait reposé sur le lit de la mer à une profondeur de 1,260 brasses, et dans l’estomac de ces petits êtres organisés on trouva des êtres plus petits encore, qui avaient été absorbés. Autre révélation fortuite : en 1861, le câble du télégraphe sous-marin qui relie l’île de la Sardaigne à Alger ayant été soulevé pour des travaux de réparation, on découvrit des polypes vivans et des mollusques sur certaines parties de ce câble enseveli à des profondeurs de 2,000 et de 2,800 mètres [2]. Ces eaux étaient-elles donc habitées ? On avait longtemps douté qu’il en fût ainsi : l’opinion générale était que les minces coquilles recueillies de temps en temps à l’aide de la sonde avaient été amenées vides au fond de la mer par des courans, ou bien que les hôtes de ces coquilles vivaient près de la surface et tombaient après leur mort dans les mornes catacombes de l’océan. Y avait-il réellement une faune sous-marine ? La vérité est que la science ne concevait guère la vie à de telles profondeurs. Pour éclairer une question qui intéressait à un si haut degré la philosophie de l’histoire naturelle, la sonde était impuissante. Cet instrument avait rendu de grands services à la bathymétrie (mesurage des mers) ; pour soulever en quelque sorte le fond de l’abîme, il fallait lui substituer ou plutôt lui adjoindre un autre appareil. C’est alors qu’on eut l’idée de recourir à la drague. Tout le monde connaît cette espèce de filet à manche dont se servent les pêcheurs de la côte pour ramasser dans le sable les coquillages. Il s’agissait d’approprier un tel engin aux manœuvres de la science dans les mers profondes. L’instrument ne suffisait plus : il y fallait le concours de puissantes machines qui devaient en quelque sorte l’animer, De même que la sonde, la drague ainsi perfectionnée est une main, mais c’est une main ouverte de Titan qui, non contente de glisser dans les ténèbres des ondes et de toucher le fond, saisit sur le lit de la mer tout ce qu’elle rencontre. Savoir ce qui se passe et ce qui vit dans un élément interdit à nos moyens directs d’observation, telle était la noble curiosité, la religieuse ambition des naturalistes. Tout ce qui remonte de ces abîmes d’eau à la surface du vaisseau éclairé par le soleil est pour la science autant d’arraché à l’inconnu. Grâce à ces trois instrumens, la sonde, qui mesure les profondeurs, le thermomètre, qui constate les degrés de température dans les différentes couches d’eau, la drague, qui permet d’examiner à l’œil nu les matériaux de la vie sous-marine, l’homme a désormais les moyens de surprendre par une voie détournée le secret de l’océan. On tient à connaître qui l’on fréquente. Les nations modernes que leur position géographique met plus particulièrement en rapport avec la mer, les États-Unis, la Suède, l’Angleterre, prirent l’initiative des recherches et des dragages qui devaient entr’ouvrir le voile sous lequel se cachent les arcanes de l’abîme. La mer n’est plus seulement le lien de l’industrie et du commerce, le trait d’union des climats, l’élément qui rapproche les distances et associe les races ; c’est aussi le champ de la fraternité pour les connaissances humaines. Presque en même temps (vers 1868), M. Sars, inspecteur des pêcheries du gouvernement suédois, le comte Pourtalès avec les ingénieurs hydrographes des États-Unis, le docteur William Carpenter et le professeur Wyville Thomson au nom de l’Angleterre, se mirent chacun de leur côté à explorer les eaux profondes. C’était à qui, sans avoir beaucoup consulté ses voisins, chercherait à s’emparer de l’abîme et à déchirer l’épais manteau de Neptune. M. Agassiz avait néanmoins proposé que l’amirauté anglaise s’entendît avec les autorités navales des États-Unis pour partager entre les deux nations l’examen de l’Atlantique du nord ; animés par un sentiment de généreuse rivalité, se tendant la main à travers les solitudes de l’Océan, les explorateurs anglais et américains poursuivraient ainsi dans l’épaisseur des ondes les conquêtes de la science. Il suffît quelquefois d’un coup de vent pour lacérer les traités politiques ; mais quel revirement pourrait atteindre des conventions fondées sur les intérêts mutuels des peuples navigateurs ? La connaissance des conditions de la vie dans les divers élémens de notre planète est en quelque sorte le patrimoine de tous. En attendant cette alliance désirable de l’ancien et du nouveau monde, nos voisins de la Grande-Bretagne se sont placés depuis 1869 à la tête du mouvement ; ils ont ouvert ou tout au moins élargi la voie des découvertes. Avant de signaler quelques-uns des résultats obtenus par les récentes recherches du docteur Carpenter et du professeur Wyville Thomson, il convient peut-être de dire comment s’organise une expédition scientifique en Angleterre. I Chez nos voisins, l’état n’intervient point directement dans les secours et les encouragemens accordés aux beaux-arts ou à la science : il se repose de ce soin délicat sur des institutions fondées par l’initiative personnelle, et dont la plus importante est sans contredit la Société royale (Royal Society). Cette académie, qu’on a souvent comparée à notre Académie des Sciences, sans tenir assez compte des différences qui les distinguent, surgit autrefois d’une réunion privée. Un groupe de savans vers l’année 1600 se rassemblait chez le docteur Wilkins, un ministre protestant qui avait épousé la sœur de Gromwell et devint plus tard évêque de Chester. Selon les circonstances, ces séances à huis-clos avaient lieu tantôt à Oxford, tantôt à Londres, quelquefois dans la taverne de la Tête-de-Bœuf (Bull’s Head-Tavern). La conversation roulait sur la philosophie naturelle, sur les découvertes de la physique et de la géométrie. Tous les hommes éminens de ce temps-là Evelyn, Hooke, Cowley, Wilkins, formèrent ainsi une société à laquelle le célèbre Boyle donna le nom de Collège invisible. C’était en effet une sorte de conseil des dix appliqué aux intérêts de la science. II faut se souvenir que l’Angleterre était alors fort troublée par les événemens politiques. Des hommes étrangers aux affaires du gouvernement qui cultivaient la science pour la science devaient nécessairement trouver dans ces conversations intimes un grand charme et une diversion aux horreurs de la guerre civile. Le collège de Gresham (Gresham college), où ils se réunissaient depuis quelque temps, leur fut enlevé pour faire place aux soldats qui se logèrent dans les bâtimens. Sprat, l’un des affiliés, eut la curiosité de visiter alore ce sanctuaire de la science transformé en caserne, et nous a laissé dans une page émue la trace de ses impressions. Qu’on se figure la tristesse du bon docteur à la vue des scènes grossières qui succédaient dans le même édifice aux paisibles recherches de l’esprit. En 1660, le collège fut rendu aux savans, et quarante et un noms s’inscrivirent sur la liste des associés. Telle fut l’obscure origine d’une institution qui certes ne manque point d’éclat, et dont le développement est désormais lié en Angleterre au progrès des connaissances humaines. Après la restauration, les membres demandèrent à se constituer sous le nom de Société royale, Charles II leur octroya ce privilège, mais c’est tout ce qu’ils purent obtenir du monarque. Selon Leigh Hunt, c’était encore trop : dans ce pays d’initiative personnelle, on croyait à tort ou à raison que les corps savans patronnés par l’autorité royale étaient plutôt faits pour limiter que pour étendre les recherches du libre examen. Aussi la société, sous sa nouvelle forme, fut-elle tournée en ridicule par les beaux esprits ; on assure même que Charles II ne fut point étranger aux plaisanteries qui circulèrent alors dans tout le royaume. Toujours est-il que, si les savans avaient pu craindre d’être énervés par les faveurs princières, ils eurent bientôt lieu de se rassurer à cet égard : le roi, occupé de ses courtisans et de ses courtisanes, ne rendit même point visite à la société qu’il était censé avoir fondée. Cette indifférence du chef de l’état fut peut-être plus utile que nuisible aux progrès de l’institution. En Angleterre, la science se protège elle-même : au moyen de l’association, elle inspire à tous la conscience du mérite et le respect des services rendus. Le ridicule ne tue que les œuvres qui ne sont point capables de vivre. La grandeur des corps savans comme celle du pays lui-même tient à la valeur des hommes : du jour où Newton fut nommé président, personne en Angleterre n’a plus ri de la Société royale. En 1780, cette société, qui avait erré de Gresham-College à Crane-Court, sans trouver un toit convenable pour abriter son musée, sa bibliothèque, ses collections, obtint enfin du gouvernement un vaste local dans Somerset-House. Ce massif édifice, construit de 1776 à 1786, regarde d’un côté sur le Strand et de l’autre sur la Tamise : la façade du bord de l’eau, noircie par la fumée des bateaux à vapeur, en partie submergée par les hautes marées avant l’établissement des quais, percée de fenêtres et entremêlée de colonnades, s’étend en ligne droite sur la rive gauche, à la hauteur du pont de Waterloo. A l’intérieur, c’est un monde de papiers, de bureaux et de salons. La coutume veut depuis plusieurs années que le président de la Société royale invite à une série de conversations ou de soirées les fellows les plus distingués, auxquels se mêlent d’autres savans, des artistes et des hommes de lettres. Toutefois cet institut a surtout été fondé pour le développement des sciences physiques et mathématiques. Sans parler des vivans, tous les esprits éminens de la Grande-Bretagne dans cet ordre d’études, Newton, Boyle, Hooke, Flamsteed, Franklin, Faraday, bien d’autres, lui ont appartenu, et il a pour ainsi dire hérité de leur gloire. Quoique la Société royale n’ait aucun caractère officiel, elle intervient quelquefois auprès du gouvernement anglais pour recommander les expériences et les travaux qui lui semblent dignes d’encouragement. Le premier qui eut chez nos voisins l’idée de draguer les profondes mers est M. Wyville Thomson, professeur d’histoire naturelle au Collège de la Reine, Fueen’s College, Belfast. Il avait acquis déjà de l’expérience dans l’art d’interroger l’abîme. Grâce à des travaux antérieurs, il possédait des connaissances très étendues sur la faune marine non-seulement de l’Angleterre, mais aussi de la Scandinavie et des régions boréales. Voyageant en Norvège, il avait eu l’occasion d’examiner quelques-uns des résultats obtenus par les dragages de M. Sars [3]. Les échantillons recueillis démentaient l’opinion d’Edward Forbes et de beaucoup d’autres savans qui croyaient que le néant de la vie animale commençait à quelques centaines de brasses au-dessous de la surface des eaux. De retour à Belfast, le professeur Wyville Thomson écrivit à son ami, le docteur W. Carpenter, lui représentant de quel intérêt serait pour la science une série de recherches dans les grandes profondeurs de l’océan. Vice-président de la Société royale, archiviste de l’université de Londres, le docteur Carpenter contribue depuis longtemps par son influence, ses écrits et ses travaux, à élever le niveau des études scientifiques en Angleterre [4]. Physiologiste éminent, il s’est beaucoup occupé de ces êtres douteux et indéterminés, les rhizopodes, les foraminifères, situés aux limites extrêmes de la vie, si tant est que la vie ait des limites. Où commence-t-elle ? où finit-elle ? Nul ne le peut dire. Toujours est-il que ces petits êtres, qui changent de formes comme le Protée de la mythologie, habitent en quantités innombrables le fond des mers. Par l’ensemble de ses recherches et de ses vastes connaissances, le docteur W. Carpenter était donc admirablement préparé pour une expédition dont le principal objet était de déterminer avec soin les conditions et la distribution de la vie animale dans les abîmes de l’océan. Les deux savans tombèrent aisément d’accord sur les moyens d’exécution ; mais ils reconnurent en même temps l’un et l’autre qu’une telle entreprise excédait la portée des ressources personnelles. Aussi fut-il convenu qu’on s’adresserait à la Société royale pour lui demander aide et assistance. Le conseil de cette libérale institution comprit tout de suite les avantages que la science pourrait retirer de recherches faites sous les ordres de deux savans naturalistes à des profondeurs qui n’avaient point encore été atteintes par la drague. Une somme de 100 livres sterling (2,500 fr.) fut avancée sur la caisse de secours (donation fund) pour subvenir aux premières dépenses. Le conseil de la Société royale fit en outre écrire par son secrétaire une lettre aux lords de l’amirauté, leur demandant de mettre un vaisseau de l’état à la disposition du docteur W. Carpenter et du professeur Wyville Thomson. La réponse fut favorable. Certes la Grande-Bretagne ne manque point de navires : il y avait sur les côtes du nord et de l’ouest nombre de canonnières et de vaisseaux croiseurs qui restent désœuvrés à leurs différentes stations jusqu’à la fin de l’été ; mais du navire qui devait conduire l’expédition scientifique on exigeait quelques qualités spéciales. Il était à désirer qu’il fût capable de marcher alternativement par la voile et par la vapeur ; quant à la vitesse, elle n’était point nécessaire, car les opérations devaient être lentes. A bord, une machine connue sous le nom de Donkey-engine était chargée de manœuvrer la drague et d’épargner beaucoup de travail aux marins. Toutefois à une pareille entreprise il fallait un équipage très exercé et tel qu’il ne s’en trouve qu’au service du gouvernement. L’amirauté désigna l’Eclair (Lightning), qui remplissait les conditions exigées par la nature des recherches. Les 100 livres sterling avancées par la Société royale servirent à l’achat des divers ustensiles scientifiques ; de leur côté, les explorateurs s’engageaient à ce que les spécimens recueillis fussent déposés au British Museum. Ainsi équipé, outillé, l’Eclair partit de Stornoway le 11 août 1868. Le professeur Wyville Thomson, le docteur Carpenter et l’un de ses fils étaient du voyage. Tous les trois étaient considérés comme appartenant au service public, et traités en conséquence avec la vieille libéralité britannique. Le capitaine May dirigeait le vaisseau. L’intention des savans était de draguer le long des côtes et dans les estuaires, puis de se porter vers le nord-ouest dans les eaux profondes entre les îles Féroe et l’Islande. Le champ des explorations était bien choisi. De même que la surface des îles britanniques, toute limitée qu’elle soit, présente un résumé de toutes les couches géologiques, ainsi cette zone océanique offre des variétés de profondeur, de température et de courans qu’on ne rencontre ailleurs qu’à une plus grande distance des terres et sur un espace beaucoup plus étendu. Pour les romanciers comme Walter Scott [5], ces mers du nord sont le berceau des illusions, des rêves et des mythes ; la vague longue et lourde, éclairée par une sorte de crépuscule pendant huit mois de l’année, a donné naissance aux récits des matelots sur les monstres fabuleux. L’hiver y commence en octobre, un long et morne hiver, gros de brouillards et de tempêtes. Dans les hautes latitudes des Shetlands, la lumière du jour en été ne disparaît jamais absolument, et la nuit ne s’efface tout à fait que pendant quelques heures dans l’autre moitié de l’année. Au reste, ce n’étaient point les fantômes des eaux que poursuivaient dans ces étranges latitudes les deux savans anglais : ils se proposaient d’atteindre un but utile et pratique ; mais la saison était déjà trop avancée. Durant les quatre semaines qui s’écoulèrent entre leur départ de Stornoway (11 août) et leur retour dans ce même port (6 septembre), ils n’eurent que neuf jours d’un temps assez favorable pour draguer en pleine mer, et quatre jours seulement ils se trouvèrent sur un fond de sable et de cailloux dont la profondeur excédait 500 brasses (914 mètres). Dans une seconde croisière, qui dura une semaine (du 14 au 21 septembre) et s’étendit à l’ouest vers le bassin, creux situé entre les Hébrides et le Rockball Bank, on ne put jeter la sonde et la drague qu’une seule fois à 650 brasses (1,189 mètres) de la surface. Ce court voyage était plutôt un essai qu’une expédition en règle ; mais c’était un essai heureux et qui promettait de grandes découvertes pour l’avenir. Des séries d’animaux sous-marins appartenant à des espèces inconnues ou qu’on croyait éteintes apparurent pour la première fois à la lumière. Ou est maintenant le moyen de douter que l’océan ne regorge de vie à toutes les profondeurs ? Les dragages dans les grandes eaux s’étaient accomplis sans beaucoup de difficultés et avec autant de succès que ceux qu’on pratique tous les jours sur les côtes. Il y avait. donc tout lieu d’espérer que de semblables travaux servis par de puissantes machines réussiraient également à des distances encore beaucoup plus considérables de la surface. On n’avait guère fait qu’égratigner le lit des mers, et déjà beaucoup d’anciennes erreurs s’étaient dissipées, de secrètes lois de la nature avaient été entrevues sous l’écume des vagues. L’hydrographie, la biologie, la géologie, étaient intéressées à ce que de semblables recherches se continuassent avec assez de suite et de méthode pour porter la lumière dans les vastes cavernes du monde aquatique. L’année suivante (1869), la Société royale, encouragée par le succès de la première expédition, demanda au gouvernement anglais un autre vaisseau approprié à des recherches du même genre, qui s’étendraient du 15 mai à la mi-septembre. Comme le bâtiment ne devait jamais s’écarter à plus de 4 milles des terres, il serait toujours à même de se ravitailler dans le port le plus voisin. Les lords de l’amirauté mirent cette fois au service de la science un excellent navire à voiles et à vapeur, le Porc-Epic (Porcupine), dont l’équipement fut confié aux soins du capitaine Calver. Il était convenu que le docteur Carpenter recevrait du gouvernement une somme de 200 livres sterling (5,000 francs), et qu’il serait nourri durant le voyage ainsi que ses assistans aux frais de l’état. De son côté, la Société royale se chargeait de fournir les instrumens et les appareils scientifiques. De tels agens automatiques étaient destinés à signaler les degrés de température aux diverses distances entre le lit de l’océan et la surface, la nature des différens gaz en dissolution, la somme de matière organique et de sels contenus dans l’eau, la quantité de lumière qui se trouve dans les grandes profondeurs de la mer. Un comité spécial fut même institué pour choisir ceux de ces instrumens qui convenaient le mieux à la nature des recherches. Les sondes, les dragues, les thermomètres, les bouteilles à eau, les hydromètres, avaient été choisis parmi les types les plus modernes ou parmi ceux que l’expérience désignait comme les meilleurs. Une grande chambre du vaisseau connue sous le nom de chart room fut consacrée aux analyses chimiques et aux observations délicates du microscope. Tous ces préparatifs étant terminés, le 18 mai 1869 le Porc-Epic partit de Woolwich, se dirigeant vers Galway (Irlande). L’expédition se divisa en trois croisières. La première fut placée sous la responsabilité scientifique de M. J. Gwyn Jeffreys, naturaliste distingué qui avait volontairement offert son concours. Elle commença dans les eaux de Galway vers la fin de mai, et se termina dans celles de Belfast au commencement de juillet. Le Porc-Epic se dirigea d’abord vers le sud-ouest, puis à l’ouest, enfin au nord-ouest, aussi loin que le Rockhall Bank. La sonde et la drague pénétrèrent dans ces masses d’ondes à la profondeur de 1,476 brasses. Une riche moisson d’êtres vivans fut recueillie sur le lit de la mer. Grâce à l’excellent outillage du navire et à l’habileté du capitaine Calver, les savans conçurent l’espoir d’atteindre des profondeurs encore plus grandes avec un égal succès. La seconde croisière fut confiée aux soins du professeur Wyville Thomson. On poussa vers l’extrémité nord de la baie de Biscaye, 250 milles environ à l’ouest d’Ushant, dans un endroit où l’on savait qu’il existe de véritables abîmes. Durant cette seconde croisière, la sonde descendit à l’énorme profondeur de 2,345 brasses, — plus de 4 kilomètres. Une telle cavité égale presque en sens contraire l’altitude du Mont-Blanc. La vie animale était-elle éteinte au fond de pareils gouffres océaniques ? Le lit de ces mers, où la pression des eaux est de trois tonnes ou peu s’en faut pour chaque pouce carré, se montra au contraire un champ zoologique extrêmement fertile. La drague ramena une boue vivante de globigérines [6] dans laquelle on trouva en outre des échinodermes, des annélides, des crustacés et des mollusques dont les formes excitèrent la surprise des naturalistes. Qu’on parle maintenant des solitudes de la mer ! Le docteur Carpenter dirigea la troisième croisière. L’objet de ses recherches, qui commencèrent à la mi-août et se prolongèrent jusque vers le 15 septembre, était d’étendre et de compléter les observations faites l’année précédente sur le navire l’Éclair. Cette fois le temps se montra favorable. Il s’agissait surtout de reconnaître les inégalités de température, les courans d’eau chaude et d’eau froide, la distribution de la vie animale dans les lieux bas de la mer. Le succès couronna ces diverses recherches scientifiques, et le Porc-Epic, tout glorieux de son œuvre, chargé des trophées de la science, revint à Belfast, où l’on débarqua les collections. Les résultats obtenus avaient dépassé toutes les espérances, et jamais aussi courte expédition n’avait plus dérobé de secrets au grand sphinx de l’océan. Il était maintenant curieux de déplacer le champ des explorations et de comparer les mers du sud aux mers du nord. On avait été si content du Porc-Epic qu’on réclama de nouveau ses services en 1870 ; l’amirauté consentit à le prêter pour une nouvelle série d’études. L’expédition se divisa cette fois en deux croisières. La première devait examiner le lit des eaux profondes entre Falmouth et Gibraltar, la seconde se chargea d’interroger le bassin occidental de la Méditerranée entre Gibraltar et Malte. Le navire à vapeur quitta Falmouth le 4 juillet ; mais un épais brouillard et des vents contraires le forcèrent de se réfugier dans Mount’s-Bay, où il resta toute une journée à l’ancre. M. Gwyn Jeffreys, accompagné d’un jeune naturaliste suédois, M. Josua Lindahl, de l’université de Lund, dirigeait les travaux de cette première croisière. Le 6 au point du jour, le vaisseau partit et se dirigea vers l’ouest ; le 7, il atteignait cette déclivité qui s’étend de l’entrée de la Manche jusqu’aux abîmes de l’Atlantique. Toutes les fois que soufflait un vent favorable, la drague descendait au fond de la mer et remontait chargée de butin. Il y vivait certains jours de pêche miraculeuse. Les mollusques, les crustacés, les zoophytes et autres habitans des eaux profondes étaient bien faits pour éveiller la curiosité des naturalistes : les uns étaient des types nouveaux pour la science et qui n’avaient jamais été décrits, d’autres ne s’étaient montrés jusque-là que dans des climats limités et bien différens de celui dans lequel on naviguait maintenant ; il y en avait enfin (et c’étaient les plus curieux au point de vue géologique) qui appartenaient par l’ensemble des traits à d’anciens âges de la terre. Ces richesses convainquirent les explorateurs que, malgré les travaux des savans, la conchyliologie des mers était très imparfaitement connue. Combien de découvertes et de surprises nous réservent encore les dragages à grande portée ! Le Porc-Épic n’avait guère fait que suivre la frange des côtes, fouillant çà et là des profondeurs relativement modérées (de 600 à 1,100 brasses), et déjà s’était étendu, comme par un coup de baguette magique, l’horizon de la zoologie sous-marine. Que serait-ce le jour où la drague, pénétrant dans les cataractes de l’Atlantique du nord jusqu’à l’immense lit de l’Océan, atteindrait ce sol tapissé (il y a maintenant lieu de le croire) d’une épaisse couche d’êtres vivans ! Après avoir doublé à distance les côtes de la France, de l’Espagne et du Portugal, le navire arriva le 6 août à Gibraltar. Ici les rôles furent changés : à M. Jeffreys succéda le docteur Carpenter. L’investigation physique et zoologique du détroit devait être poursuivie avec un soin minutieux. Il s’agissait de résoudre un problème important : comment agissent les courans entre les deux mers et quel est le rapport de la faune de la Méditerranée avec celle de l’Atlantique ? Le Porc-Epic repartit de Gibraltar le 15 août. Les conditions thermales des eaux, le degré de salaison et de gravité spécifique, furent autant d’indices qui mirent sur la voie des découvertes [7]. Un appareil très curieux pour déterminer le mouvement des ondes au-dessous de la surface est la current drag, inventée par le capitaine Calver, et qui sert, comme l’indique le nom, à draguer les courans. Qu’on se figure une longue corbeille avec deux paires d’ailes ou de voiles, Grâce à ce mécanisme, la corbeille, doublée de grosse toile, et qui naturellement se remplit d’eau, présente une surface de résistance uniforme au courant qu’elle parcourt. A la partie inférieure de cette drague s’attachent deux poids de 112 livres anglaises chacun, et l’ensemble de l’appareil est soutenu par des cordes qui se relient à un anneau central. Le tout se trouve suspendu, a une forte ligne (terme de marine). On abaisse l’une des chaloupes du vaisseau ; deux hommes y descendent avec l’appareil, qu’ils laissent alors s’enfoncer dans la mer à la profondeur voulue, puis ils remontent dans le bâtiment. La chaloupe, ainsi abandonnée à elle-même, n’est pas pour cela maîtresse de ses mouvemens ; elle doit compter avec la brise qui caresse ses flancs, mais surtout avec l’action composite des courans marins qui s’étagent les uns sous les autres. Quel moyen a-t-on maintenant de juger ce qui se passe dans un élément inaccessible à nos moyens directs d’observation ? Si la chaloupe à laquelle est suspendu l’appareil se meut dans la même direction et avec la même vitesse que le courant de la surface, il y a tout lieu de croire que la couche d’eau dans laquelle flotte la drague est douée d’une action qui coïncide avec celle de la superficie. Le bateau marche-t-il lentement, on doit supposer que le milieu dans lequel plonge la corbeille est ou stationnaire ou animé d’un léger mouvement en sens inverse. Reste-t-il immobile, une force égale à celle des eaux supérieures, mais inclinant dans une direction contraire, agit sur la drague et sur la corde qui la maintient. Enfin-vient-il à reculer, c’est qu’il existe un antagonisme dans la tendance des deux courons. : celui à la surface duquel flotte la barque, et le contre-courant dans lequel nage l’espèce de ballon sous-marin. Grâce à cet appareil ingénieux, à des thermomètres d’une grande sensibilité, et surtout à des expériences assidues, les savans purent reconnaître que dans le détroit de Gibraltar les eaux superficielles viennent de l’Atlantique, et que les eaux plus profondes arrivent du bassin de la Méditerranée [8]. La chaleur étant extrême, le Porc-Epic jeta l’ancre, le 3 septembre, dans la baie de Tunis. Les Anglais profitèrent de trois jours de repos pour visiter la ville, qui conserve un caractère mauresque, et les ruines de Carthage, où ils trouvèrent une série d’immenses réservoirs, dont l’eau est fournie par un aqueduc et descend d’une chaîne de montagnes situées à peu de distance. Le vaisseau repartit le 6, et les savans reprirent le cours de leurs observations. On avait plusieurs fois exploré, dans le détroit de Gibraltar, le fond de la mer, et la drague était très souvent remontée presque vide. Cette pauvreté de vie animale dans les eaux de la Méditerranée démentit les espérances qu’avaient conçues les naturalistes. Furent-ils plus heureux par la suite ? Passant devant le cap Bon, ils tombèrent au milieu d’une flottille de pêcheurs de corail, et furent surpris de voir combien les résultats obtenus semblaient peu en rapport-avec l’outillage qu’exige une telle industrie. Les dragages pratiqués à peu près dans les mêmes eaux fournirent toutefois des espèces curieuses, parmi lesquelles beaucoup n’étaient connues qu’à l’état de fossiles et passaient pour ne point avoir survécu à la période tertiaire. Cependant la température était toujours accablante : l’équipage n’en pouvait plus ; les chauffeurs étaient sur les dents. L’avis du capitaine Calver fut qu’il fallait en toute hâte gagner l’île de Malte. Le 10 septembre, le navire entra dans le port de Valetta. Le mécanicien en chef était tombé malade ; les savans furent obligés de rester dix jours à Malte, où ils occupèrent leur temps à étudier les curiosités naturelles qui abondent dans cette île. Comme des lettres les rappelaient sans retard en Angleterre, le Porc-Épic leva l’ancre le 20 septembre et se dirigea vers les côtes de la Sicile. Bientôt on fut en vue de Syracuse, et sur l’arrière-plan s’accusait en vigueur la masse imposante de l’Etna. Après avoir mouillé à Gibraltar pour faire du charbon et avoir recommencé de très curieuses expériences sur la température, la densité et la direction des différentes couches d’eau, les explorateurs dirent adieu au bassin de la Méditerranée. Ils revenaient à la fois désenchantés et satisfaits. Les recherches pratiquées dans le champ de la zoologie durant cette seconde croisière n’avaient point répondu à leur attente ; mais ils se consolaient aisément d’un tel échec, car ils avaient déterminé les conditions physiques de ce grand lac (la Méditerranée), et déchiré le voile qui cachait encore en partie le mystère des courans dans le détroit de Gibraltar. Le 8 octobre 1870, l’expédition abordait à Cowes (Angleterre), après deux mois d’absence, pendant lesquels s’étaient accomplis en Europe plus d’événemens qu’il n’en faudrait pour remplir un siècle. Comment se défendre ici d’un triste rapprochement entre les victoires de la force et celles de l’esprit ? Pour un Français, quelle source amère de réflexions et quels pénibles souvenirs ! Tandis qu’une armée prussienne s’avançait contre la civilisation avec sa lourde artillerie, laissant sur son chemin la désolation et le carnage, un groupe de savans anglais, ayant déclaré la guerre à l’inconnu, poursuivaient tranquillement sur les mers des conquêtes qui ne coûtent ni une goutte de sang ni une larme à l’humanité. De retour à Londres, le docteur Carpenter, après chaque expédition, lut, soit à la Société royale, soit dans d’autres institutions savantes, une série de mémoires sur l’ensemble de ses travaux et de ses découvertes. Sans entrer dans le domaine exclusif et spécial de la science, le voudrais dégager de ces recherches les résultats généraux qui intéressent la géographie des mers et la philosophie de la nature. II La mer est un monde : elle a ses lois, ses températures, son système de circulation, ses montagnes et ses profondes vallées, ses vastes provinces dont elle fixe à son gré les limites et qui sont habitées par d’innombrables êtres vivans. Pour connaître ce monde des eaux, il ne suffit point d’interroger la surface. Les vents, les rayons du soleil, les différences de latitude, en un mot toutes les influences de notre planète agissent à la superficie des vagues ; mais jusqu’où cela va-t-il ? Qu’on plonge plus avant, et l’on rencontrera des climats intérieurs, des climats sous-marins tout à fait indépendans les uns des autres et n’ayant aucun rapport avec les conditions de l’atmosphère. Telles parties de l’océan semblent à certains jours de l’année dans un état de calme absolu : sous cette apparente immobilité s’agitent des courans d’eau invisibles, règne un perpétuel mouvement. Les poissons et les autres êtres organisés qui ne s’éloignent guère de la surface obéissent aux lois de la température locale, au degré de latitude sous lequel ils se trouvent ; en est-il de même pour les hôtes des profondes mers ? L’océan a pour ainsi dire dans ses abîmes son nord et son midi, ses régions froides, chaudes ou tempérées, qui modifient singulièrement la distribution de la vie animale. De même que des plantes alpines, croissent à de grandes hauteurs sur les montagnes voisines des tropiques ; ainsi la faune sous-marine présente des types très variés et des contrastes frappans selon la profondeur des eaux. C’est le même phénomène en sens inverse. A quelques milles de distance, on trouve, selon la nature des courans, tantôt des espèces inférieures vivant dans les régions boréales, tantôt d’autres familles qu’on croyait jusqu’ici habiter uniquement les mers tempérées [9]. Sous la même latitude et dans la même masse d’eau s’étend une variété de climats. La température de la surface ne détermine donc point du tout les conditions de la vie pour les animaux qui habitent les bas-fonds de l’océan. Fils de l’ablme et des milieux chauds ou froids sous l’empire desquels ils se développent, c’est la mer seule qui, par la qualité thermale des eaux, leur assigne une patrie clans ses immenses domaines. Forbes et les autres naturalistes qui, avant l’essai des dragages profonds, refusaient de croire que des animaux pussent exister à plus de 550 mètres au-dessous de la surface, invoquaient deux raisons pour qu’il en fût ainsi, la pression des eaux et l’absence de lumière au fond de l’océan. La pression des couches supérieures sur les couches inférieures est en effet énorme [10] ; mais l’expérience a démontré que cette circonstance n’était point un obstacle au développement de la vie. Les êtres organisés du tissu le plus délicat peuvent subsister et se mouvoir sur le lit de la mer sans se douter du fardeau qu’ils portent. Ainsi s’est évanouie devant l’autorité des faits cette ligne de démarcation arbitraire entre les zones habitées et les mornes solitudes des eaux profondes. Le néant n’existe nulle part que dans l’imagination de l’homme. Il y a mieux : l’abondance ou la rareté des êtres vivans se montre beaucoup plus en rapport avec la température et les climats intérieurs de la mer qu’avec les distances mesurées par la sonde. Telle partie de l’océan peut être déserte à 200 mètres de la surface, c’est le Sahara, tandis qu’à des profondeurs dix fois plus considérables fourmille une population sous-marine aux traits infiniment variés. D’un autre côté, la privation de la lumière est-elle une limite absolue aux conditions de l’existence ? De bons esprits le croyaient [11]. Or le moyen de se figurer que les rayons lumineux soient à même de pénétrer les denses couches d’eau qui s’entassent les unes sur les autres au fond des grandes mers ? Les abîmes océaniques étaient donc considérés comme les royaumes de la solitude et de l’éternelle nuit. Ces ténèbres sont-elles pourtant aussi épaisses qu’on aimait à le supposer ? Les animaux arrachés par la drague aux lits des profondes eaux se montrent non-seulement doués de sensation et de mouvement, mais encore quelques-uns d’entre eux ne manquent point de couleurs vives. Comme le soleil est le grand peintre de la nature, nous serait-il permis de croire que des rayons de lumière trouvent moyen de s’infiltrer dans la masse des ondes, et qu’un système particulier, d’éclairage agit sur l’organisme des êtres ensevelis au fond de la mer ? C’est un mystère que la science moderne n’a point encore pénétré. Toujours est-il qu’aucune profondeur connue n’oppose une barrière à l’expansion de la vie dans les vallées de l’océan. Les sondages ont en outre démontré d’une manière concluante que les types découverts sur ces grandes dépressions du lit de la mer ne sont pas d’un caractère moins élevé, ni revêtus de nuances moins brillantes que ceux qui habitent plus près de la surface. Ce ne sont pas seulement les climats que rapproche la mer dans son vaste empire, ce sont aussi les différens âges de la nature. Celle qui a joué un si grand rôle dans les révolutions du globe terrestre est en même temps l’élément conservateur par excellence. Au commencement du XIXe siècle, Cuvier et la plupart des géologues croyaient à des époques dévolues, à des cycles fermés dans l’histoire de notre planète. Selon eux, le moule dans lequel avaient été jetés les êtres primitifs était à jamais brisé. La période crétacée, pour citer un exemple, était considérée comme entièrement close par suite des changemens accomplis dans nos mers. Les êtres contemporains de cette ère surannée semblaient autant de formes perdues pour la vie (on oserait presque dire démodées), autant d’organismes détruits qu’on pouvait bien retrouver par millions à l’état fossile dans les carrières de craie, mais dont pas un ne vivait aujourd’hui dans les eaux de l’océan. En est-il réellement ainsi ? Ce qui a le plus frappé les explorateurs anglais, et ce qui mérite en effet toute l’attention de la science, est la ressemblance d’un dépôt calcaire qui existe dans les mers situées au nord des îles de la Grande-Bretagne avec la vieille formation de la craie dans les temps géologiques. Les sondages n’avaient d’abord indiqué que la présence d’une couche mince et superficielle, mais les larges dragues revinrent plus tard à la lumière remplies jusqu’aux bords d’une matière blanchâtre et de massives éponges englouties dans cette boue crayeuse. Aujourd’hui il n’y a plus moyen de douter qu’un tel lit ne soit d’une épaisseur considérable, et les dragages successifs pratiqués à divers endroits de la surface démontrent qu’il s’étend en outre sur une vaste zone. Ce dépôt se forme grâce à l’énorme quantifié de petits êtres placés très bas sur l’échelle de la vie, et dont les incessantes dépouilles l’enrichissent de jour en jour ; mais à côté d’eux se rencontre une assez grande variété d’animaux marins appartenant à un type plus, élevé. Parmi ces derniers, il en est même quelques-uns dont la conformation nous reporte en arrière, vers l’époque géologique de la craie. Quelle fut la surprise des naturalistes à la vue de ces revenans d’un ancien monde ! Des êtres qu’on croyait éteints, les descendans de la faune primitive (il n’est pas possible de le nier), habitent encore aujourd’hui le lit des mers profondes [12]. Il nous faut donc abandonner ou tout au moins modifier certaines opinions reçues sur les origines et les développemens de la vie. Il n’y a ni chaînons rompus, ni périodes terminées dans l’ordre des temps géologiques ; à certains égards, nous vivons encore dans l’âge crétacé. Ce qui est vrai de la craie l’est aussi des autres époques de la nature. La drague a rapporté de dessous la masse des eaux des types vivans qu’on n’avait retrouvés jusqu’ici que dans les couches oolithiques (variété de calcaire composé de nombreux petits grains ovoïdes semblables à des œufs de poisson) ou dans les terrains tertiaires [13]. Qu’on ne parle donc plus d’émissions subites d’êtres nouveaux remplaçant les anciens et devant être sacrifiés à leur tour ! La nature ne procède point ainsi par soubresauts ou par coups de théâtre : elle n’interrompt ni ne recommence son œuvre ; elle la continue. Le grand intérêt de ces recherches est à notre avis dans les données nouvelles qu’elles fournissent sur la formation des continens. Ce qui se passe aujourd’hui au fond des puissantes masses d’eau est la suite des très anciennes opérations de la nature. L’océan n’a jamais cessé d’être l’architecte en chef de notre planète ; avec les dépouilles des morts, il pose au bas de ses abîmes le fondement des hautes montagnes. Toutefois ce n’est point sur le squelette des gros animaux qu’il compte pour lui fournir les matériaux de ses constructions. L’espace occupé par les débris des êtres organisés est en sens inverse de leur taille : ce sont les infiniment petits qui remplissent l’infiniment grand. Que l’on compare le cimetière océanique dans lequel reposent les os de la baleine à ces bancs de corail formés par les zoophytes ou aux couches déposées par des animaux plus ou moins imperceptibles à l’œil nu, et qu’on dise lesquels tiennent le plus de place dans l’immensité des mers. Ne méprisons point les humbles, ils ont pour eux la force de la multiplicité. Le lit des profondes eaux regorge de richesses inépuisables ; ce qu’on prenait pour le tombeau de la vie en est au contraire le berceau [14]. Il existe au fond de l’Atlantique du nord une vaste couche de boue calcaire composée en partie de matières désagrégées ayant apparu tenu aux coquilles de nombreux mollusques dont les générations ont succédé aux générations, dont les débris se sont entassés sur des débris. Si dans quelques endroits on rencontre la solitude, cette circonstance assez rare tient à la température des eaux ou à la violence des courans, jamais à la profondeur. D’un autre côté, les explorateurs des mers sont souvent trahis par le hasard ou par l’insuffisance des instrumens. Lors du voyage de l’Eclair, les savans anglais avaient sans aucun succès jeté la drague dans tel ou tel pàraige situé entre les îles britanniques et les îles Féroe. Étaient-ce des régions vides, stériles, inhabitées ? A la seconde expédition, celle du Porc-Épic, le vaisseau étant beaucoup mieux outillé pour la pêche, ce même champ des eaux dévoila tout au contraire des trésors zoologiques d’une abondance et d’une variété extraordinaires. Somme toute, rien n’égale l’aveugle fécondité de l’abîme. Encore n’est-ce point aux astéries, aux échinidés, aux mollusques, aux crustacés qu’il convient de nous adresser, si nous tenons à connaître la véritable population ouvrière des mers, il nous faut descendre beaucoup plus bas, aux rhizopodes, aux globigérines, aux foraminifères [15]. L’océan est la grande pépinière des rudimens de la vie. De tels êtres (les rhizopodes) sont situés aux limites extrêmes du règne animal. Ils saisissent leur proie et ils n’ont point de membres ; ils avalent la nourriture et ils n’ont point de bouche, ils la digèrent et ils n’ont point d’estomac, ils s’approprient les élémens de l’existence et ils n’ont point de système circulatoire, ils se meuvent d’un endroit à un autre et ils n’ont point de muscles, ils sentent (on est du moins porté à le croire) et ils n’ont point de nerfs ; méritent-ils le titre d’êtres organisés ? Non, ce sont, si l’on osait ainsi dire, les candidats de la vie. Pourtant ils forment dans certains cas des coquilles d’une symétrie et d’une élégance qu’on ne retrouve guère chez les autres testacés, et qui contribuent à combler les précipices de l’océan. Leur nom véritable est légion. Une masse énorme de limon vivant, quelquefois à l’état pur, d’autres fois mêlé de sable, couvre partout le lit profond, de la mer dans les régions explorées par l’Éclair ou le Porc-Epic. On peut juger de cette abondance : en une seule fois, la drague ramena d’une profondeur de,767 brasses une demi-tonne de boue visqueuse animée. De tels pygmées, qui pour le nombre feraient envie aux grains de sable de la mer, remplissent lentement et continuellement les cavités du liquide dans lequel ils vivent. Vienne le jour où des actions volcaniques soulèvent le lit des grandes eaux, ils auront préparé les matériaux du sol que fouleront les générations futures. La destinée de ces petits architectes qui n’ont jamais vu le soleil est en effet de n’apparaître à la lumière dans l’épaisseur des roches que des millions d’années après leur mort. A toutes les époques de la nature, il doit y avoir eu des mers profondes. Le même travail de formation auquel on attribue les grandes couches géologiques, les puissantes roches formant la charpente de notre globe, se continue dans les eaux par l’entremise de petits ouvriers sinon absolument identiques, du moins ressemblant de très près aux anciens. Les nains, les invisibles, ont construit la masse dès Alpes. Séparant des ondes de l’océan, le carbonate de chaux, transformant Les matières en dissolution que les sources, les torrens, les rivières, arrachent aux montagnes et aux plaines pour les porter dans le bassin des mers, ils préparaient de nouvelles plaines et de nouvelles montagnes. Qu’est-ce que la roche, sinon de la vie pétrifiée ? On sait aujourd’hui les noms des infusoires ayant formé ces énormes carrières avec lesquelles ont été construites les pyramides d’Égypte, du sein et à l’aide desquelles s’est élevé Paris. Qui ne connaît l’origine de la craie et du calcaire grossier ? On en est même à se demander si des roches beaucoup plus anciennes, dont l’étendue dans l’espace et le temps a été jusqu’ici un mystère pour les géologues, ne se sont point composées en vertu de la même loi et avec les mêmes ingrédiens. Pourquoi les infusoires, les protozoaires, qui jouent évidemment on si grand rôle dans les dépôts modernes, auraient-ils été étrangers aux antiques constructions de l’océan ? Comment cette boue animale qui s’amasse chaque jour au fond de nos mers aurait-elle fait défaut aux mers des autres âges géologiques ? N’est-ce point elle au contraire qui, mise à sec par des actions volcaniques, s’est durcie en une surface solide ? Dans le calcaire carbonifère (l’une des couches les plus épaisses et les plus anciennes), on a découvert des vestiges de globigérines. L’absence de toute forme animale, le caractère plus ou moins cristallin des très vieilles roches, ne s’opposent point d’ailleurs à ce qu’on leur attribue une même origine, car il est aujourd’hui reconnu que toute trace de vie organique peut-être effacée par des métamorphoses ultérieures. D’un autre côté, les petits et obscurs habitans de nos mers descendent-ils de ceux qui à des époques reculées ont posé les premières assises des continens ? Cuvier disait non ; les géologues anglais disent oui. Le docteur Carpenter croit par exemple que l’eozoon et le bathybias, ces deux embryons de la zoologie marine, se sont perpétués dans les grandes eaux depuis l’apparition de la vie sur la terre jusqu’à Fépoque moderne. Ce qui pourrait démentir cette continuité est la série des transformations survenues d’âge en âge dans le bassin des mers. Hâtons-nous d’ajouter que les recherches de nos voisins nous fournissent à cet égard quelques nouveaux et curieux renseignemens. Non-seulement il y a toujours eu des mers profondes ; mais encore à toutes les époques il doit y avoir eu des variétés dans les climats sous-marins. Ces variétés, aussi tranchées, aussi frappantes que celles qui existent maintenant dans les grandes eaux, dépendaient alors comme aujourd’hui des courans équatoriaux et des courans polaires, les uns apportant avec eux la chaleur, les autres le froid. Les mouvemens d’élévation ou d’abaissement du lit de la mer qui se rattachaient aux oscillations de la croûte terrestre ont sans doute changé plusieurs fois la direction de ces courans. Est-ce là une pure hypothèse ? Pas le moins du monde : Darwin a démontré que les mêmes soulèvemens et les mêmes affaissemens du sol se produisent encore dans l’océan. Ces mouvemens du fond de l’abîme qui changeaient le contour des rivages, le niveau du lit de la mer, et dont le contre-coup se faisait sentir à de grandes distances, ont nécessairement altéré ou même bouleversé l’échelle des climats aquatiques. C’est à cette cause, la modification de température, que les deux naturalistes anglais, le docteur Carpenter et le professeur Wyville Thomson, attribuent surtout la destruction ou le déplacement de l’ancienne faune marine. Les révolutions dans la condition thermale des eaux ont-elles été brusques, rapides, considérables, elles ont amené dans ces mêmes zones l’extinction d’un grand nombre d’habitans, tandis que d’autres espèces vivantes émigraient à la recherche d’un climat qui leur fût plus favorable. De là des colonies qu’on retrouve encore aujourd’hui dans les mers, qui ont été autrefois peuplées par des êtres dont la patrie avait été supprimée [16]. Dans le cas contraire, celui où de tels changemens se montraient lents, graduels, successifs, la plus grande partie des types constituant la faune indigène des provinces envahies réussissait à s’accommoder aux nouveaux milieux. Il ne faut pas perdre de vue que les animaux inférieurs, se retrouvant très loin de nous dans l’ordre des temps, sont capables de vivre sous l’empire de circonstances très variées en ce qui concerne la lumière, la température et la pression des eaux. Les grands bouleversemens dans les lois de la nature qui ont atteint et détruit les colosses du règne animal, les Titans des anciens mondes, ont épargné les humbles, ceux dont le type flexible se prêtait mieux que d’autres aux conditions plus ou moins modifiées de l’existence. On croyait généralement que chaque période géologique avait été close par l’élévation du lit des anciennes mers et par la consolidation des dépôts de matière vivante en terres. sèches qui couvrent aujourd’hui la surface de l’Europe. Arrachant leur secret aux muettes profondeurs de l’abîme, les dragages ont démontré qu’il n’en était point ainsi. Grâce à quelques légères concessions de forme, beaucoup d’espèces marines ont trouvé le moyen de se perpétuer à travers les déplacemens de climats, les mouvemens de la croûte terrestre, et de passer ainsi d’une époque à une autre époque de la nature. Malgré des différences organiques, elles conservent assez de traits de famille pour qu’on puisse les rattacher sans crainte aux anciens groupes éteints. Combien de telles découvertes ont étendu l’horizon de la vie ! Les trois expéditions de l’Éclair et du Porc-Épic auront en outre l’avantage de mettre la science en garde contre certaines erreurs. Les géologues ont longtemps attribué l’absence de restes organiques, ou tout au moins la rareté des fossiles dans quelques roches sédimentaires non métamorphosées, à la profondeur du lit de la mer sur lequel les matériaux de ces roches avaient été déposés. Il faut aujourd’hui renoncer à une telle explication. Les eaux les plus profondes sont souvent très riches et très fertiles en espèces animales, tandis que d’autres, où la sonde ne descend qu’à une soixantaine de brasses, peuvent être très peu habitées ou même ne trahir aucune trace de vie, si la température est basse et si les courans qui les traversent sont vigoureux. Ce sont les phénomènes modernes qui, comparés aux phénomènes anciens, peuvent seuls éclairer l’histoire de la formation de notre globe. Le géologue qui se contente d’interroger les terrains, d’analyser les roches, s’expose aux mêmes illusions que le physiologiste qui se bornerait à disséquer le cadavre. En veut-on un autre exemple ? Dans le profond channel qui s’étend entre le nord de l’Ecosse et les îles Féroe, existent, l’un à côté de l’autre, deux climats sous-marins très différens et très fertiles en contrastes : c’est l’hiver et l’été. Deux courans opposés, le premier descendant du nord ou du nord-est, le second venant du sud ou du sud-ouest, tracent en quelque sorte les limites de la région froide et de la région chaude. Chacune de ces provinces d’eau a sa population locale, distincte, pour ainsi dire indigène [17]. Qu’on suppose maintenant le lit de ces mers soulevé par quelque action volcanique, les dépôts qui se forment de jour en jour sous la masse ténébreuse des ondes apparaissant à la lumière, et qu’un géologue futur vienne à examiner ces couches solidifiées en terrains secs, quel serait son jugement ? Voyant d’un côté un lit de grès stérile dans lequel il ne rencontrerait qu’une faune rare et pauvre, empreinte d’un caractère plus ou moins boréal, découvrant d’un autre côté une continuité de bancs de craie qui renfermeraient une extraordinaire abondance d’éponges, une grande variété d’animaux, dont plusieurs appartiennent aux contrées chaudes ou tempérées, ne serait-il point tenté de croire à deux âges distincts de la nature ? Eh bien ! ces dépôts si différens, loin d’annoncer deux époques géologiques divisées par un intervalle de siècles, indiqueraient au contraire deux climats contemporains, mais dissemblables, qui ne sont souvent séparés l’un de l’autre que par une distance de quelques milles. Il a suffi pour établir ce contraste qu’une zone de la mer fût traversée par un courant polaire, tandis que l’autre l’était par un courant équatorial [18]. Quiconque s’est un peu occupé de géologie jugera des services rendus à la science par les expéditions de l’Eclair et du Porc-Epic ; mais le docteur Carpenter et le professeur Wyville Thomson ont appelé l’attention sur un autre ordre de faits. Quelles sont les sources d’alimentation pour cette masse de vie animale qui couvre les abîmes de l’océan ? En ce qui regarde les échinodermes, les mollusques, les crustacés, la question est bien vite résolue ; ils se mangent les uns les autres, ou ils se nourrissent de zoophytes, de rhizopodes, parmi lesquels ils chassent. Quand on songe que le fond de la mer est un magasin de provisions sans cesse renaissantes, on est aisément rassuré sur leur sort. En est-il de même pour les protozoaires, c’est-à-dire pour la population inférieure, mais en même temps la plus nombreuse des grandes eaux ? On a dit que les protozoaires (rhizopodes, éponges) se nourrissent de menues plantes qui croissent ordinairement à la surface ou près de la surface des ondes salées ; les fragmens de ces végétaux ne peuvent-ils point, en tombant dans l’abîme, fournir aux petits animaux qui habitent les bas-fonds de l’océan les alimens dont ils ont besoin pour subsister ? Cette hypothèse ne se trouve point du tout confirmée par les observations des deux savans anglais qui ont exploré les mers du nord et du midi. Un examen attentif leur a bien démontré l’existence d’une telle végétation microscopique, mais il leur a paru très douteux qu’elle se produisît en quantité suffisante pour satisfaire aux besoins de l’innombrable multitude qui habite le fond de l’abîme. Selon le langage de l’économie politique, l’offre ne serait point en rapport avec la demande ; donc il y aurait disette sur le marché [19] De quoi vivent alors les protozoaires ? Toutes les eaux de la mer contiennent une énorme quantité de matières organiques en dissolution. Les fleuves charrient dans ce vaste réservoir une masse de détritus végétaux ; les côtes sont entourées d’une ceinture de plantes marines qui s’étend en moyenne sur une largeur de 1 mille anglais ; il y a même de véritables prairies océaniques ; d’un autre côté, la mer elle-même regorge d’animaux qui à chaque instant meurent et se décomposent. Est-il maintenant si difficile de comprendre que des myriades de petits habitans très inférieurs puissent subsister dans ces immenses régions ? La seule condition nécessaire pour qu’il en soit ainsi est que de tels êtres puissent se nourrir par absorption ; or le professeur Wyville Thomson croit que les protozoaires, n’ayant point d’organes spéciaux pour digérer les alimens, s’assimilent par la surface du corps les matières végétales ou animales tenues en suspension dans le liquide. Il faut d’ailleurs considérer que ces animaux rudimentaires, relégués aux limites obscures de l’existence, ne dépensent guère de force ni de chaleur pour agir dans leur morne royaume ; vivant très peu, ils se nourrissent à peu de frais. Il ne suffit pas d’expliquer comment s’alimente la faune des mers profondes, il faudrait aussi savoir comment elle respire. Durant l’expédition du Porc-Epic, les naturalistes anglais pratiquèrent diverses expériences pour dévoiler ce mystère. Des échantillons d’eau de mer furent recueillis sous l’empire de conditions très variées non-seulement à la surface, mais aussi à de grandes profondeurs. Les gaz dégagés par l’ébullition de ces eaux furent soumis à l’analyse. En règle générale, la proportion de l’oxygène décroît, et celle du gaz acide carbonique augmente à mesure que descend la sonde. Toutefois il faut tenir compte d’autres circonstances : le rapport du gaz acide carbonique et de l’oxygène se montra plus souvent en harmonie avec l’abondance et le caractère de la vie animale qu’avec la profondeur même du lit de la mer. Cette relation était si marquée et si constante que le chimiste pouvait annoncer d’avance le succès ou l’insuccès de la pêche, et toutes les fois cette prédiction fut confirmée par le témoignage de la drague. Qu’en conclure sinon que dans les zones très peuplées, dans celles surtout où se trouvent des types un peu supérieurs, la provision d’air respirable était en quelque sorte usée ou tout au moins appauvrie par la consommation d’oxygène que faisaient les animaux sous-marins ? Quelles sont alors les sources de renouvellement ? Le gaz acide carbonique s’échappe de bas en haut, tandis que l’oxygène s’infiltre de haut en bas à travers les ondes intermédiaires dont l’épaisseur est quelquefois de plusieurs kilomètres, La surface des vagues est ainsi le théâtre d’un continuel échange entre les fluides de l’océan et ceux de l’atmosphère. Une circonstance fortuite mit à même d’observer un autre ordre de faits. L’analyse des eaux superficielles pratiquée à un moment donné durant la seconde croisière du Porc-Épic étonna si fort par la faible proportion de gaz acide carbonique vis-à-vis de l’oxygène qu’on fut tenté de la rejeter comme entachée d’erreur. On se souvint pourtant fort à propos que les autres échantillons d’onde salée dont les résultats étaient en désaccord avec la présente analyse avaient été recueillis à la proue du navire, tandis que cette fois on les avait puisés en arrière des roues à palettes. Le liquide en contact avec l’air atmosphérique avait donc été soumis à une violente agitation. Il existait d’un autre côté la même différence entre les eaux saisies par la bouteille dans les temps calmes et celles qu’on avait extraites toutes bouleversées par le vent. On s’est souvent demandé à quoi servaient les tempêtes : elles servent à purifier la mer en y introduisant de l’air vital et en la débarrassant des gaz nuisibles. Depuis la plus légère brise qui ride la surface des vagues jusqu’au plus furieux aquilon qui soulève des montagnes d’eau écumeuse, chaque mouvement atmosphérique contribue, selon l’intensité des forces, à l’entretien de la vie animale dans les sourdes profondeurs de l’abîme. De même que la poitrine humaine s’élevant et s’abaissant aide à l’aérification du sang dans les poumons, ainsi et en vertu d’un mécanisme semblable respire la mer. Un calme perpétuel ne manquerait point d’être fatal aux habitans des ondes. L’universelle stagnation serait bientôt suivie de la mort universelle. L’océan, on le voit, ressemble à un être vivant ; il a son souffle, son haleine orageuse ; on lui découvre de plus un système circulatoire. Dans les trois expéditions de l’Eclair et du Porc-Epic, les savans se sont surtout appliqués à étudier la nature et la direction des courans. La mer est le lien des climats, l’élément égalisateur des températures focales, Il rafraîchit et tempère les contrées brûlantes ; il réchauffe les régions glacées. Comment cela se fait-il ? Le nord et le midi voyagent perpétuellement l’un vers l’autre dans la masse des eaux. Il est aujourd’hui démontré qu’une température très basse peut s’étendre au fond de la mer sur une région fort éloignée des pôles. Même sous la ligne, les eaux de l’Océan approchent quelquefois à de grandes profondeurs du point de congélation. Un tel fait ne peut s’expliquer que par un courant d’ondes froides allant sans cesse des pôles vers l’équateur, tandis que, d’un autre côté, les eaux réchauffées dans les régions équatoriales se meuvent vers les pôles en montant à la surface [20]. Tout le monde connaît de nom le gulf-stream, ce courant très chaud qui sort du golfe du Mexique et auquel les géographes modernes ont attribué une si grande influence sur la modification des climats. Sans nier l’existence ni la valeur d’un tel agent, le docteur Carpenter est porté à croire que le gulf-stream, envoyé par l’équateur pour modérer l’inclémence du Spitzberg, n’est qu’un accident de la loi générale, de même que le courant arctique, s’étendant très loin dans les mers du sud, constitue un cas particulier du mouvement universel qui entraîne les eaux glacées vers le midi, et qui ramène les eaux tièdes vers le nord. Ce sont tout simplement les deux grandes artères de la circulation océanique. Ces eaux vagabondes, ces mers fuyantes, jouent évidemment un rôle très considérable dans l’économie physique de notre globe : elles exercent un système perpétuel d’échanges entre les pôles et l’équateur à travers les zones tempérées. Quelquefois on peut suivre les traces de leur passage dans le sédiment qui recouvre le lit de la mer. C’est ainsi que, durant l’exploration de l’Éclair et du Porc-Epic, les savans trouvèrent dans le courant arctique, sur le sable, quelques débris de minéraux volcaniques venus probablement de Jean-Mayen, une île située au nord-est de l’Islande et dont les accès sauvages, même pendant l’été, sont gardés par d’éternelles glaces. Ces courans voiturent avec eux leurs climats qu’ils prolongent en quelque sorte dans l’espace, et auxquels s’adapte une population locale. La basse température des eaux ne s’oppose point toujours à l’expansion de la vie animale. La faune peut au contraire y être très abondante ; mais elle se compose d’émigrés qui, trouvant au loin les mêmes conditions de température, ont étendu les limites de leur patrie sous-marine. Quelques-uns des animaux qui pullulent dans ces ondes Voyageuses n’avaient été jusqu’ici découverts que vers les côtes du Groenland, de l’Islande, ou même près des rochers sinistres du Spitzberg. Dans le courant opposé, c’est au contraire l’équateur qui vient rendre sa visite aux pôles, — l’éternel été qui se rapproche en glissant de l’éternel, hiver. Plus on suit vers le nord la marche des eaux, plus aussi le froid des zones arctiques (toutes proportions d’ailleurs étant gardées) se trouve mitigé par un transport continuel de chaleur. De tels déplacemens de calorique ambiant ne modifient pas seulement les conditions thermales des mers, ils exercent une très grande influence sur les terres environnantes. Grâce à cette théorie, on peut aujourd’hui se rendre compte de beaucoup de phénomènes et d’anomalies qui ont tant étonné les anciens géographes. Comment se fait-il par exemple qu’au mois de janvier et de février Stromness, un vieux bourg situé dans l’une des Orcades, à plus de 7 degrés 1/2 de plus vers le nord, jouisse d’une température pour le moins aussi douce que celle de Greenwich ? D’où vient surtout le contraste frappant qui existe entre le climat de Stromness et celui de Christiania, l’une et l’autre ville se trouvant placée sous presque le même parallèle de latitude ? Cette différence tient à un courant nord-est, une continuation du gulf-stream qui atteint le groupe des Orcades, tandis qu’il laisse en dehors de son influence la capitale de la Suède et celle de la Norvège. Qui ne sait d’autre part que du côté opposé de l’Atlantique des villes très avancées vers le sud, s’étendant vis-à-vis des rivages du Portugal, subissent durant une partie de l’année des froids extrêmement rigoureux ? On y glisse en traîneau tout aussi bien qu’à Saint-Pétersbourg ou à Moscou. Cet abaissement de la température pendant l’hiver est aujourd’hui attribué à un courant polaire qui traverse l’Océan en longeant les côtes. Toujours est-il que les conditions plus ou moins douces de l’atmosphère ne dépendent point absolument pour une localité de la place qu’elle occupe sous le soleil ; il faut tenir compte d’autres circonstances, de la direction des vents et surtout des ondes nomades qui la baignent. N’oublions pas que le nord fait au midi, par l’entremise de la plaine liquide, des emprunts continuels de chaleur qu’il rend de son côté en fraîcheur et en température intermédiaire. Cette double circulation des mers avait d’abord été accueillie par quelques savans comme une image poétique ou une brillante hypothèse. Les travaux récens tendent à démontrer que c’est au contraire un fait positif, une loi de la nature aussi nécessaire à la vie de l’océan, à l’ordre général des choses, que l’est la circulation du sang au maintien de l’homme sur la terre. On peut d’ailleurs se faire une idée de ce mouvement hydraulique par ce qui se passe tous les jours dans nos serres et dans quelques édifices publics. L’université de Londres est chauffée par un vaste système de tuyaux le long desquels l’eau qui sort plus ou moins bouillante de la chaudière voyage d’une salle à l’autre, monte ou descend, décrit des tours ou des détours, traverse des passages difficiles et compliqués, puis retourne à son point de départ. Une faible différence de température entre sa sortie et sa rentrée dans la chaudière (44 degrés environ) la met à même d’exécuter toutes ces évolutions. Tel est à peu près le mécanisme du mouvement des ondes dans les bassins de l’océan. Le froid, la chaleur, l’évaporation, sont les principales causes, les vrais mobiles qui mettent en action les masses liquides, qui les animent pour ainsi dire, et leur communiquent l’impulsion d’un bout à l’autre du globe terrestre. III On n’est encore qu’à l’aurore des recherches, et déjà s’est entrouvert le fond de l’abîme. Ce qui promet beaucoup pour l’avenir est que les faits recueillis en Norvège par M. Sars, sur les côtes de l’Amérique par le comte Pourtalès, concordent avec les résultats généraux obtenus par le docteur William Carpenter et le professeur Wyville Thomson. De tous les côtés, la lumière se fait. Il reste pourtant beaucoup à découvrir ; le lit des mers profondes n’a été que rapidement effleuré. Une nouvelle expédition scientifique chargée de faire le tour du monde (circumnavigation expedition) s’organise maintenant en Angleterre. De telles études pratiques n’intéressent pas seulement la science, elles profitent aussi à la navigation et aux industries maritimes. La formation des vents, des pluies, des rosées, n’est point étrangère à la lutte des courans océaniques. Peut-être y découvrira-t-on plus tard la loi des tempêtes. Tout secret dérobé à la nature est une force entre les mains de l’homme, toute observation nouvelle délivre le marin des terreurs superstitieuses que lui inspirait autrefois l’océan, ce monde de ténèbres. Il n’y a point de sainte ignorance : le devoir de l’homme est de connaître. A mesure qu’il s’éclaire, l’esprit moderne s’enhardit et prend confiance en lui-même. La science a violé les mystères du vieux Neptune ; l’art des ingénieurs s’apprête à lui jeter bien d’autres défis. Tout porte à croire que la Grande-Bretagne tenait autrefois au continent, dont elle a été détachée par une irruption des eaux ou par un effondrement du sol. D’un côté à l’autre de la Manche se prolongent des couches absolument semblables, des masses de craie disjointes. Paris et Londres s’élèvent sur le même bassin géologique de la période tertiaire. Eh bien ! il est question de reprendre au détroit une partie de sa conquête, de rétablir le lien de communication par la terre ferme entre les deux contrées voisines, la France et l’Angleterre. Naviguer à la surface des vagues mouvantes, c’était bon pour les anciens ; il s’agit maintenant de passer sous la mer. Un ingénieur anglais, reprenant le projet de M. Thomé de Gamond, propose de franchir la distance de Douvres à Calais (29 kilomètres) au moyen d’un tunnel. Ce n’est point un projet en l’air, un château en Espagne sous l’océan. Toutes les études sont faites. Le détroit anglais, English channel, comme l’appellent avec un peu d’orgueil et de sans-façon nos voisins, s’ouvre sur l’Atlantique entre le Land’s End et notre île d’Ouessant, où il couvre une surface considérable ; mais il ne tarde point à se rétrécir, serré qu’il est en quelque sorte entre les côtes de la France et celles de la Grande-Bretagne. Si la traversée dure peu, en revanche elle est quelquefois pénible. D’âpres coups de vent s’engouffrent à certains jours dans cet étroit goulot. On a vu de vieux capitaines, de vrais loups de mer qui avaient fait le tour du monde et qui ne bronchaient point devant les furieuses secousses d’un navire, être tout à coup malades sur la Manche ; il fallait alors les entendre jurer de par tous les diables de l’abîme contre ce méchant ruisseau d’eau salée. Quoique de Calais à Douvres le trajet se fasse maintenant en une heure vingt minutes quand la mer est favorable, on perd toujours du temps à transborder les bagages, à faire passer les voyageurs des wagons dans le bateau ; or pour l’Anglais le temps, c’est de l’argent. N’y aurait-il donc point avantage à supprimer le détroit ? Plus de solution de continuité : un trait d’union souterrain. Quand on se propose de battre un ennemi, il faut d’abord l’étudier ; aussi l’ingénieur s’est-il appliqué à reconnaître le channel. Le lit des eaux a été sondé, examiné à l’aide des meilleurs appareils ; on sait aujourd’hui que le fond se compose d’une épaisse masse de terrain crétacé inférieur. Cette couche de craie a l’avantage d’être exempte de silex noirs. La plus grande profondeur des eaux est de 55 mètres, et elle va toujours s’atténuant vers les côtes. On tremble d’abord à l’idée d’un chemin de fer circulant dans la nuit sous la mer et la terre : de tels obstacles sont-ils pourtant invincibles ? Il a été résolu de percer le tunnel à 60 mètres au-dessous du lit du détroit : de cette manière, la pression des eaux n’équivaudrait guère qu’à moitié de la pression des couches solides. Avec une pareille voûte au-dessus de la tête, on peut se croire bien à couvert. La mer aurait beau gronder, rouler ses galets sur le sable avec un bruit de chaînes, disperser ses colères à la surface, appeler à son secours les vents et les tempêtes pour la venger de l’audacieux chauffeur qui aurait pris avec elle de telles libertés, où serait le moyen d’atteindre le train en mouvement et de l’engloutir ? Il n’y a qu’un danger sérieux, celui d’une fissure dans le plafond supportant la masse des eaux ; mais un tel accident est très peu à craindre, si l’on considère l’épaisseur de cette crypte et la nature compacte de la craie grise. Sans doute la Tamise n’est point la mer ; qui ne se souvient pourtant des terreurs qu’inspirait autrefois le Thames tunnel ? Aujourd’hui, c’est une sorte de bazar, presque un lieu de plaisir où à certains jours on fait de la musique. Le tunnel de la Manche parcourrait 34 kilomètres environ ; il partirait de Saint-Margaret’s-Bay, 5 kilomètres à l’est de Douvres, et se dirigerait vers Sungat, qui se trouve à 4 ou 5 kilomètres ouest de Calais. Le trajet durerait une demi-heure. Cène sont pas seulement les voyageurs qui traverseraient ainsi sous terre la largeur du canal, ce sont aussi les longs et lourds trains de marchandises. A un tel bruit, à un tel ébranlement succéderaient bientôt comme dans les mines le glacial silence des voûtes, l’immobilité des masses noires. Quelques personnes sont libres de se demander si ce morne voyage dans les entrailles du sous-sol ne serait point pire que le mal de mer ; il faut pourtant dire que le Metropolitan railway a été creusé à Londres d’après un pareil système. Il ne passe pas sous les eaux de l’océan, c’est vrai ; mais il serpente sous le flux et le reflux des voitures, sous le styx des égouts, sous les tuyaux de gaz, sous le réseau des fils électriques, sous les maisons qui surplombent. Nul toutefois n’hésite à s’engloutir pour une demi-heure ou trois quarts d’heure dans cette voie ténébreuse, sachant bien qu’il reverra la lumière. Rien d’ailleurs n’empêcherait d’éclairer le tunnel du détroit ; mais comment faire respirer ce long boyau ? On se propose d’établir un système de ventilation au moyen de machines pneumatiques, lesquelles pomperaient l’air vicié par une ouverture du tunnel et forceraient l’air frais à entrer par l’autre. Les travaux du percement demanderaient à peu près cinq ou six années. On cherche maintenant à recueillir des fonds pour ouvrir un puits (shaft) sur la côte anglaise et pousser en manière d’essai un chemin étroit à un ou deux milles sous le channel. Si hardie que soit l’entreprise, les bras ne lui manqueront point. Pour ces ouvrages de géans ou de fourmis, on trouve des hommes qui ont le secret de vivre sans lumière, presque sans air, enfouis dans des fosses plus bas que les morts qui dorment au fond du détroit. La dépense. totale du tunnel, en comptant les travaux de raccordement avec les chemins de fer français et anglais de Calais et de Douvres, s’élèverait à la somme de 250 millions de francs. C’est beaucoup d’argent, mais quelle est l’entreprise raisonnable et utile qui ait échoué dans la Grande-Bretagne faute d’actionnaires ? Un comité formé d’Anglais et de Français s’occupe en ce moment d’intéresser le gouvernement de l’un et l’autre pays au succès d’une œuvre internationale. La prudence lui conseille d’abord de percer d’outre en outre la masse de craie, puis, une fois cette première victoire obtenue, d’élargir la voie et de construire le tunnel qui, comme tous les autres ouvrages de ce genre chez nos voisins, sera revêtu à l’intérieur d’un manteau de briques. Jusqu’ici l’Angleterre était gardée par l’océan comme le Prométhée de la fable : trouvera-t-elle le moyen de tromper son geôlier en lui dérobant la clé d’un passage secret ? Pour quiconque connaît la ténacité du caractère britannique, il n’y a guère lieu de douter que ce projet de tunnel entre Douvres et Calais ne s’exécute tôt ou tard. Ne nous berçons point d’illusions. Une voie ferrée de plus ou de moins, passât-elle sous la mer, ne modifiera pas beaucoup nos rapports avec la Grande-Bretagne. On s’est trop hâté de croire que les chemins de fer, la navigation à vapeur, les fils électriques, amèneraient sur la terre la paix universelle. Hélas ! est-il besoin de rappeler à quel point ces généreuses espérances ont été trompées ! Ce ne sont point les liens de la matière qui rapprochent vraiment les peuples ; ce sont les idées, l’étude des lois de la nature et la diffusion des lumières. Sans doute de grands ouvrages entrepris en commun peuvent raffermir les bonnes relations entre des nations voisines ; mais, pour former des alliances indissolubles, ne comptons que sur la force morale. Certes le champ des découvertes n’est point épuisé, et tous les états de l’Europe sont appelés à y prendre leur part. Il s’en faut de beaucoup que l’océan, l’atmosphère, l’intérieur du globe terrestre, nous aient livré tous leurs secrets ; nous ne sommes qu’au début, et déjà les connaissances acquises forment en quelque sorte l’arsenal de la civilisation moderne. De telles armes, qui servent à étendre la puissance de l’homme sur la nature, sont à l’abri des hasards de la guerre. Il est à désirer que la France, d’accord avec l’Angleterre, la Suède, la Norvège, les États-Unis d’Amérique, s’avance bravement dans cette voie de conquêtes réelles et durables. L’utilité de pareilles recherches échappe, il est vrai, à beaucoup de monde. Que nous veulent ces explorateurs des mers, ces sombres fureteurs de l’abîme ? La sonde et la drague résoudront-elles à la Bourse le problème de la hausse ou de la baisse ? Étrangers aux grossiers appétits de la matière, aux trompeuses amorces de la fortune aléatoire, les savans poursuivent, quoi qu’on en dise, de nobles et utiles entreprises. L’homme s’élève et se fortifie dans la recherche du vrai, dans la lutte avec l’inconnu. La méthode, l’observation, l’expérience, ne s’appliquent pas seulement au monde physique ; en politique et en économie sociale, elles servent aussi à dévoiler bien des erreurs et à dissiper des chimères. Il y a deux sources auxquelles les nations puisent les élémens nécessaires pour accroître leur prospérité ou pour réparer leurs malheurs : ce sont la science et le travail. Apprenons et travaillons. Où trouver ailleurs que dans les richesses de l’esprit la véritable grandeur d’un pays ? et, tant qu’un état possède ces trésors impérissables, il n’a point perdu son rang dans le monde. ALPHONSE ESQUIROS. Voyez la Revue du 15 mars 1866. Les échantillons furent examinés par M. Milne Edwards, qui signala au monde savant les conséquences de cette découverte, Il y a deux MM. Sars, le père et le fils. L’un est un professeur célèbre ; l’autre, inspecteur des pêcheries du gouvernement suédois, est celui qui venait d’explorer les côtes de la Norvège. Ses principaux ouvrages sont : Principes de la physiologie humaine, — Manuel de physiologie, — Le Microscope et ses révélations, — Introduction à l’élude des foraminifères. En 1801, le conseil de la Société royale lui décerna la grande médaille d’or. Lisez le Pirate. Le genre globigerina a été établi dernièrement pour désigner de très petits êtres au corps gélatineux et aux formes indécises. Les eaux de la Méditerranée se distinguent de celles de l’Océan non-seulement en ce qu’elles sont beaucoup plus chargées de sel, mais aussi en ce qu’elles contiennent à l’état de suspension beaucoup plus de molécules de matière solide. Ceci peut paraître étrange à ceux qui ont vu la Méditerranée et qui ont pu juger par leurs yeux de la transparence de cette mer bleue, cœruleum mare, comme disaient les anciens. Le ciel poussiéreux de Marseille en est-il pour cela d’un azur moins foncé dans la belle saison ? L’existence d’un courant sous-marin qui porte les eaux de la Méditerranée dans l’Atlantique était admise depuis longtemps pour expliquer ce que deviennent les 11,000 kilomètres cubes d’eau que le courant superficiel apporte annuellement dans la Méditerranée. Cette hypothèse se trouvait confirmée par un fait curieux : un brick hollandais, chargé d’huile et d’alcool, qui avait été coulé par le corsaire le Phénix, dériva vers l’ouest entre deux eaux et vint échouer dans les environs de Tanger, à 12 milles du point où il avait disparu dans les flots. (Maury. ) Les trouvailles du Porc-Épic ont démontré que beaucoup d’espèces de mollusques et de crustacés considérées jadis comme purement arctiques s’étendent vers le sud dans les mers profondes aussi loin que les sondages ont été pratiqués. On les rencontre jusqu’à l’extrémité nord de la baie de Biscaye, et les savans se demandent si elles ne se répandent point encore plus avant dans les zones froides des mers intertropicales. Il en est de même pour certains échinodermes, qu’on n’avait trouvés jusqu’ici que sur les côtes du Groenland ou de l’Islande. 200 grammes environ par centimètre carré et pour chaque brasse de profondeur, ce qui donne 200 kilogrammes par centimètre carré à une profondeur de 2,000 mètres. Sous une colonne d’eau atteignant dans certains endroits la hauteur de 4 kilomètres et égale au poids de 400 atmosphères, l’animal immergé jouit de la liberté entière de ses mouvemens tout aussi bien que s’il vivait à la surface. Ce phénomène s’explique par deux raisons : la première est que les corps vivant au fond de la mer ne contiennent point de cavités remplies d’air, et la seconde c’est que la pression du liquide s’exerce également sur eux dans tous les sens. « L’organisation, la sensation, le mouvement volontaire, la vie, dit Lavoisier, n’existent qu’à la surface de la terre et dans les lieux exposés à la lumière. » C’est ainsi que parmi les mollusques on a trouvé deux térébratules, dont l’une au moins, la terebratula caput-serpentis, peut être certainement identifiée avec une espèce fossile de l’âge crétacé, tandis que la seconde (waldheimia cranium) est considérée par le docteur Carpenter comme représentant un autre type de cette famille si abondante dans la craie. Un habitant des mers qu’on supposait avoir été détruit se rencontre à une profondeur de 440 à 550 brasses dans la zone des eaux chaudes. Au lieu de l’inflexible cuirasse qui recouvre nos échinodermes, son test se compose de plusieurs plaques séparées les unes des autres par une membrane, on dirait une véritable cotte de mailles. Cet animal vivant présente une ressemblance frappante avec le fossile de la craie blanche décrit par le docteur Woodward sous le nom d’echinothuria floris. Que d’autres exemples on pourrait citer ! On a péché parmi les échinodermes le petit rhizocrinus, allié à une famille qui florissait durant la période oolithique, et dont on supposait que le bourgettierinus de la craie était le dernier représentant. Ce rhizocrinus vivant présente avec l’animal éteint plusieurs traits de ressemblance. Le nombre complet d’espèces de mollusques marins énumérés par M. Gwyn Jeffreys dans sa British Conchology est de 451 ; à ce catalogue de la conchyliologie britannique, l’expédition du Porc-Épic n’a pas ajouté moins de 117 espèces nouvelles, — plus d’un quart. Parmi elles, 56 avaient échappé jusqu’ici à toute description ; 7 étaient supposées éteintes et rangées parmi les fossiles de la période tertiaire. Infusoires pourvus de coquilles à plusieurs cloisons communiquant entre elles et avec le dehors par de petits trous ou pores. Ces petites coquilles sont si fines et si impalpables que, réunies, on les prendrait volontiers pour une masse d’argile onctueuse. A ces espèces déjà si infimes, le docteur Wallich et le célèbre professeur Huxley ont ajouté les coccolithes et les coccosphères. Enfin ce dernier a reconnu que les coccolithes et les coccosphères étaient quelquefois ensevelis dans une sorte de substance nourricière, pénétrée par un organisme vivant d’un type encore plus bas, moins défini que celui des rhizopodes, et à cet organisme il a donné le nom de bathybias. C’est ainsi qu’après le soulèvement des masses de craie et l’affaissement graduel du lit moderne de l’Atlantique certains types, des mers crétacées ont pu se répandre dans d’autres mers où ils ont rencontra des conditions, suffisantes pour vivre et où ils furent atteints en 1869 par les dragues de l’Eclair. Généralement les habitans d’un district ne se rencontrent point dans un autre ; mais, s’il s’en montre quelques-uns, c’est à la condition de subir l’influence du milieu. Les types caractéristiques par exemple qui appartiennent au groupe méridional des échinodermes sont absens des eaux froides, ou s’y font remarquer par la diminution de la taille : ce sont les nains, les lilliputiens de l’espèce. Au contraire, dans cette même zone certains mollusques, étant bien chez eux, atteignent des proportions considérables. . Deux dépôts très tranchés peuvent se former dans le voisinage l’un de l’autre, à la même profondeur et dans le même horizon géologique. La surface de l’un peut même entreprendre sur celle de l’autre, la pénétrer en quelque sorte, quoique le caractère minéralogique des deux couches et la nature de la faune ne se ressemblent point du tout. Les explorateurs ont recherché avec un soin minutieux les élémens dont se compose la boue globigérineuse ; ils n’ont pu y découvrir qu’un très petit nombre d’enveloppes siliceuses de diatomes ou de protophytes (végétaux unicellulaires). Leur avis est que ces spécimens se seraient au contraire rencontrés en abondance, s’ils constituaient en vérité le principal aliment de la population sous-marine.