Alfred Fouillée L’Histoire naturelle des sociétés humaines ou animales Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 34, 1879 (pp. 579-614). II. LA CONSCIENCE SOCIALE. [1] I. Herbert Spencer, Principes de sociologie, trad. par M. Gazelles. — Essais de politique ; trad. par M. Bardeau. Paris, 1879. — II. A. Espinas. Les Sociétés animales, 2e édition, Paris, 1879. — III. Scheffle. Bau und Leben des socialen Kœtpers, Tubingue 1875. Ce qu’on appelle la conscience nationale est le résultat et la consonance de millions de pensées individuelles ; elle n’en a pas moins ses caractères propres, qui doivent faire l’objet d’une étude spéciale : la physiologie des sociétés doit être complétée par leur psychologie. Il faut transporter dans le domaine humain ce qui est vrai dans le domaine de la nature. Quoique une forêt soit composée d’arbres, les lois qui régissent la croissance d’un arbre isolé ne dispensent pas d’étudier celles qui font prospérer toute une forêt. Il y a sur la montagne des groupes de grands arbres qui ne peuvent croître dans l’isolement : séparés les uns des autres, ils ne résistent plus aux rigueurs du froid ou de la tempête ; unis entre eux et formant de vastes forêts, ils se soutiennent, se protègent, se créent à eux-mêmes comme un milieu nouveau, une sorte de patrie où chacun aspire la vie commune avec l’air commun à tous ; dès lors ils peuvent gravir ensemble les flancs de la montagne et monter à la conquête des sommets. Cette sociabilité de certaines grandes espèces végétales est l’image de la sociabilité qui fait que les citoyens d’un peuple puisent dans la communauté de l’esprit national une force qu’ils n’auraient point trouvée en eux-mêmes. Faut-il pour cela admettre, avec les psychologues de l’Allemagne contemporaine et leurs imitateurs en France, une « âme du peuple, » comme on admettrait une âme de la forêt ? Faut-il reconnaître dans chaque nation, soit un esprit inconscient qui la dirige à son insu, soit une véritable conscience « collective, » fusion de toutes les consciences individuelles en une seule ? Telles sont les deux hypothèses sur la vie psychologique des sociétés que nous nous proposons d’examiner. Nous ne dirons que quelques mots de « l’esprit inconscient, » notion trop mystique ; nous nous étendrons davantage sur la conscience collective, qui a un caractère plus scientifique. I La doctrine de la Providence, « tenant entre ses mains les rênes de tous les empires, » a pris de nos jours une forme plus raffinée qu’au temps de Bossuet ; elle est au fond toujours la même. Les partisans des causes finales admettent encore, soit une Providence supérieure au monde, soit une Providence intérieure et « immanente » qui dirige les peuples sans qu’ils en aient conscience vers un but inconnu d’eux. Les raisons sur lesquelles on appuie cette hypothèse d’un principe invisible sont tous les exemples de finalité inconsciente que la vie d’un peuple semble offrir. Résumons-les rapidement. En premier lieu, les individus, dominés presque tous par l’égoïsme, ne cherchent que leur bien propre et cependant ils font le bien de la société ; il faut donc, dit Schiller, que l’histoire se déroule « sous le regard d’une sagesse qui voit de loin, qui sait enchaîner les caprices déréglés de la liberté aux lois d’une nécessité directrice, et faire servir les fins particulières que poursuit l’individu à la réalisation inconsciente du plan général [2]. » En second lieu, les peuples n’ont pas conscience des conséquences lointaines de leurs actes : quelque réfléchie que soit une détermination de la volonté, elle ne s’applique qu’aux effets les plus immédiats, et cependant la série des effets va à l’infini. Or au sein de la société ce sont les effets ultérieurs, non prévus par l’individu, qui ont surtout le plus d’importance : en assurant le triomphe de la monarchie absolue, Louis XIV prévoyait-il qu’il en rendait la chute inévitable ? Les auteurs du plébiscite qui voulaient sauver la dynastie impériale prévoyaient-ils qu’ils travaillaient à sa perte ? Hommes et peuples veulent une chose et souvent en font une autre. « Nos actes libres eux-mêmes, dit Schiller, sont causes, malgré notre volonté, d’effets que nous n’aurions pas voulus, et font que nous voyons échouer ou tourner contre nous ce que nous avions voulu de toute l’énergie de notre libre arbitre. » En troisième lieu, les peuples ont un instinct social, inconscient comme les autres instincts, qui se manifeste aux heures décisives de l’histoire. On a remarqué qu’en face du péril les nations et les cités montrent, comme l’être vivant, une divination du danger commun, un sentiment secret de leur essence et de leur conservation, si bien, dit M. Renan, qu’indépendamment de la réflexion des politiques, une nation, une ville peuvent être comparées à l’animal, si ingénieux et si profond quand il s’agit de sauver son être et d’assurer la perpétuité de son espèce [3]. Telle est l’obscure impulsion qui provoque de temps en temps déplacement de tout un peuple ou l’émigration des masses, les croisades, les révolutions religieuses, politiques ou sociales. Elle entraîne ceux qu’elle domine, dit M. de Hartmann, avec une puissance démoniaque vers un but ignoré ; elle leur enseigne sans se tromper le chemin qu’il faut prendre ; mais là encore ils croient souvent marcher vers un but tout différent de celui où ils sont réellement conduits [4]. » En quatrième lieu, le génie inconscient des peuples, sans avoir besoin d’enflammer les masses, se sert de l’initiative des individus extraordinaires pour atteindre des résultats bien éloignés de leurs intentions : les Alexandre, les César, les Napoléon ont servi des causes tout autres que leurs propres causes et sont tombés « victimes des ruses de l’inconscient. » On voit toujours au moment marqué apparaître l’homme nécessaire, dont le génie inspiré connaît et satisfait les besoins de l’époque. Le proverbe est ici une vérité : Plus le besoin est pressant, plus le secours est proche. L’homme de génie est, selon M. Schaeflle, une idée parvenue à la conscience dans l’esprit inconscient des nations. Tels sont les faits invoqués pour montrer le rôle de l’inconscient dans la vie des peuples. Que ces faits soient exacts, nous ne le nions pas ; il s’agit seulement de savoir quelle interprétation on en doit donner. L’explication la plus ancienne et la plus populaire que nous proposent les partisans de la finalité, c’est d’admettre une sorte de Providence supérieure aux sociétés humaines, qui les fait servir sans qu’elles le sachent à ses impénétrables desseins. L’explication plus moderne consiste à faire descendre cette Providence au sein même des nations, sous la forme d’une « volonté inconsciente. » Comment en effet, demande M. de Hartmann, quand on s’en tient à la notion de Providence, s’expliquer que mon action, si elle est vraiment mon action, puisse réaliser une autre volonté que la mienne, par exemple celle d’un Dieu trônant dans le ciel ? Il n’y a qu’une explication acceptable ici, c’est que ce Dieu descende dans mon cœur et que ma propre volonté soit, en même temps et sans que j’en aie conscience, la volonté de Dieu lui-même. « Il faut que je veuille, d’une façon inconsciente, tout autre chose que ce que ma conscience croit vouloir spécialement, et qu’en outre la conscience se trompe dans le choix des moyens propres à son but, tandis que la volonté inconsciente sait faire servir sûrement ces mêmes moyens à son dessein [5]. » En se fractionnant dans les nations comme dans les individus, la volonté universelle devient ainsi « âme d’une nation » comme elle devient âme d’un individu. — C’est, a-t-on dit encore, un principe invisible, une idée, un génie présent à chaque peuple, qui lui donne son unité, détermine son caractère, crée sa langue et sa poésie et s’efforce même d’agir par lui sur les autres peuples. L’organe de ce génie est la passion de la grandeur nationale ; il s’incarne tantôt dans la nation entière, tantôt dans une race ou une classe privilégiée, pour qui la grandeur nationale se confond avec sa grandeur particulière. Le gouvernement qui le représente veut-il sacrifier l’intérêt public à des fins personnelles, la Providence, toujours présente, quoique nous n’en ayons pas conscience, sait trouver une voie pour triompher malgré les obstacles. Mille accidens, la violence, le crime même, peuvent servir au souverain invisible à réprimer les écarts du souverain visible. « Il peut aussi charger une race d’achever l’œuvre commencée par une autre ; il arrive même un moment où, l’œuvre achevée, les frontières nationales fixées, l’art national parvenu à sa forme définitive, il retire sa main, comme le Dieu du Politicus, » et ne charge plus aucune conscience de le représenter parce qu’il n’a plus rien à faire. C’est la décadence qui commence pour la nation, comme la vieillesse pour l’individu. Telle est l’interprétation du développement historique des peuples que proposent ceux qui admettent la Providence et la finalité. Qu’en faut-il penser ? — Transcendante ou immanente, la finalité mystique ne nous semble pas plus admissible dans l’organisation des sociétés humaines que dans l’organisme des individus. Les objections que nous avons élevées contre « la force vitale » et les u causes finales » chez les êtres vivans [6] ont la même valeur contre « l’âme des peuples » et contre la finalité inconsciente des nations. Le caractère des hypothèses antiscientifiques, comme celles de Schelling et de Hartmann, c’est d’expliquer les faits non par des faits et des lois, mais par des causes mystérieuses, invérifiables et en somme inutiles. Ainsi faisait la mythologie antique, qui attribuait les phénomènes de la nature à l’action de divinités. Les argumens par lesquels on veut prouver l’existence d’une âme des nations, d’un génie veillant sur les peuples, d’une force providentielle gouvernant les sociétés, seraient aussi valables pour prouver que notre globe et les autres sphères célestes sont dirigés dans leur course, selon la croyance du moyen âge, par des anges et des génies tutélaires, âme de la terre, âmes des planètes, âme du soleil. Les Allemands n’ont même pas renoncé à ces mythes, car ils parlent, comme on sait, de « l’âme de la terre, » du « génie de l’histoire, » de « l’esprit de l’humanité » et de « l’esprit du monde. » Qui empêche en effet, quand on a expliqué mécaniquement le mouvement d’un astre, d’admettre encore, pour rendre compte de cet ordre merveilleux et de la finalité qui semble s’y manifester, une « archée », une âme, une volonté inconsciente ? — Rien, sinon la parfaite inutilité d’une telle hypothèse. Les suppositions de ce genre ont pu avoir un semblant d’utilité quand les lois astronomiques n’étaient pas encore connues ; à mesure que ces lois ont été découvertes, le domaine des causes occultes a reculé, Après avoir supposé avec le paganisme autant de causes mystérieuses qu’il y avait de mondes, on s’est contenté avec le christianisme d’en supposer une seule pour le monde entier. Descartes, voulant expliquer la première impulsion donnée à cet univers, admettait encore la « chiquenaude divine ; » Newton ne l’admet plus que pour lancer les astres selon la tangente à leurs orbites, l’autre mouvement lui paraissant expliqué par la pesanteur ; enfin Laplace n’a plus besoin « de cette hypothèse. » Les métaphysiciens ont suivi une marche analogue à celle des savans, simplifiant de plus en plus et faisant de plus en plus l’économie de toutes les causes inutiles. A quoi bon, par exemple, un ange gardien extérieur et supérieur à chaque individu, pour veiller sur lui et le défendre contre le démon, si l’intelligence intérieure à chacun, si ses passions bonnes ou mauvaises, si son caractère, sa volonté et l’action du milieu suffisent à expliquer toutes ses déterminations et, qui plus est, toute sa destinée ? De même, à quoi bon une Providence transcendante et extérieure à l’univers, si une Providence immanente suffit ? De même encore, à quoi bon une Providence immanente, un dieu inconscient gouvernant le monde et la société humaine, si les actions des individus et leurs réactions mutuelles suffisent, avec la nature du milieu, pour tout expliquer ? Or elles suffisent ou suffiront un jour, quand notre science sera plus complète. On nous objectera que le mécanisme des détails n’empêche pas de supposer une Providence qui régirait l’ensemble. — Soit, mais alors ne la faites pas intervenir dans vos explications psychologiques ou historiques, car si elle est partout pour votre foi, elle n’est par cela même nulle part pour la science. Quand vous vous rejetez en arrière pour éviter une chute, c’est votre mouvement — et la Providence — qui vous empêchent de tomber ; quand vous prenez un fébrifuge, c’est la quinine et la Providence qui coupent votre fièvre ; ajoutez-y alors, pour complaire à l’école de Montpellier, le principe vital, majordome de la Providence préposé à notre corps ; ajoutez-y même, pour complaire aux partisans de l’astrologie, l’influence des constellations ou de la lune. Sainte-Beuve disait : — M. de Montalembert et moi, nous mourrons de la même maladie ; seulement, moi, je la tiens de la nature, et lui de la Providence. — M. de Hartmann tiendra les siennes de l’inconscient ; puissent-elles en être adoucies. Quand même, sur une question donnée, notre science des causes naturelles ne serait jamais complète, nous n’aurions pas pour cela le droit de suppléer à notre ignorance par des hypothèses anti-scientifiques. Mais en ce qui concerne les âmes des peuples et le génie de l’histoire, l’explication naturelle est déjà achevée, sans qu’il soit besoin de faire appel au surnaturel ou au merveilleux. Tous les faits sociaux invoqués par les partisans d’une Providence consciente ou inconsciente ont leurs raisons bien simples dans le mécanisme physiologique et psychologique des sociétés. — Reprenons-les un à un. Il y a, dit-on d’abord, un consensus inconscient entre les individus, puisqu’ils font le bien de la société en cherchant leur bien propre. — Mais n’avons-nous pas vu que des cellules dont chacune agit pour soi peuvent cependant agir d’accord, parce que leurs intérêts sont partiellement communs et que l’une ressent le contre-coup de ce que les autres sentent ? Puisqu’une coopération sympathique peut s’établir spontanément entre des cellules d’abord tout égoïstes, comment ne s’établirait-elle pas entre des êtres doués d’intelligence et qui comprennent combien ils ont besoin les uns des autres ? Si, même en recherchant mon bien propre, je contribue au bien de tous, il n’est pas nécessaire de supposer pour cela, avec M. de Hartmann, qu’il y a en moi une volonté inconsciente sous la volonté consciente ; il suffit d’admettre que ma volonté veut en partie les mêmes objets que la volonté de tous. La prétendue volonté inconsciente n’est que l’ensemble des volontés de mes semblables et conséquemment l’ensemble de leurs consciences. Au reste, il n’est pas merveilleux qu’une coopération sympathique, résultat d’une communauté de climat, de coutumes, d’histoire, de croyances, existe entre les individus d’un peuple, car la sélection naturelle fait disparaître toute société dont les membres ne donnent pas le spectacle de cette coopération, comme elle fait disparaître tout organisme vivant dont les parties sont plus en lutte qu’en harmonie d’intérêts les unes avec les autres ; un peuple livré à l’anarchie des égoïsmes est comme un monstre dont les membres se contrarient au lieu de s’aider et qui n’est pas né viable. Remarquons de plus combien il est exagéré de prétendre que les peuples agissent presque toujours sans se rendre compte du but qu’ils poursuivent et conséquemment sous l’empire d’une force inconsciente. Les auteurs des croisades savaient quel but ils poursuivaient ; les auteurs des révolutions politiques, sociales ou religieuses le savaient mieux encore. « L’obscure impulsion » qui entraîne tout un peuple peut aussi bien être considérée comme une convention non formulée entre les consciences que comme une fin imposée par un principe inconscient. M. de Hartmann est obligé d’avouer lui-même que « les masses populaires n’agissent pas toujours par un emportement aveugle et sans avoir conscience de leur but. » — « Mais d’ordinaire, ajoute-t-il, le but qu’elles poursuivent est méprisable et insensé ; et le véritable dessein auquel le génie de l’histoire fait servir toutes ces révolutions ne se révèle que plus tard. » Nous ne voyons pas que les réformes religieuses, morales, économiques, politiques et sociales, qui ont été le motif conscient des grands mouvemens populaires, fussent des fins si méprisables ou si insensées ; en tout cas, plus la civilisation avance, plus les buts que se proposent les peuples sont à la fois élevés et consciens : de là, par exemple, le caractère grandiose de la réforme protestante faite en vue de la liberté religieuse, de la révolution française faite en vue de la liberté civile et politique. Hommes et nations finissent par faire du but de l’histoire leur propre but, sans qu’il y ait d’autre « génie de l’histoire » que leur propre conscience. Pourtant, ajoute-t-on, la conscience ne saurait embrasser toutes les conséquences des actions et leurs effets les plus lointains, qui sont souvent les plus importans. — Sans doute, mais faut-il pour cela attribuer ces effets à une volonté inconsciente, tandis qu’ils résultent d’un concours de causes tout mécanique ou tout)organique ? Les alchimistes, en cherchant la pierre philosophale, ont découvert l’antimoine, le mercure et une foule de substances importantes ; y avait-il une volonté inconsciente au fond de leurs creusets ? La vraie explication de certains événemens historiques où une agitation d’abord désordonnée a produit finalement l’ordre et le progrès est dans la loi des grands nombres et des moyennes, ainsi que dans la neutralisation mutuelle des effets à distance, théorèmes qui n’ont rien de mystique. Agitez irrégulièrement, à une des extrémités, l’eau contenue dans un tuyau très long, vous aurez à l’autre extrémité des ondulations régulières : faut-il faire intervenir entre ces deux extrémités une force providentielle ? Dans les jeux de hasard, les gains des particuliers n’empêchent point le gain final de la banque ; admettra-t-on pour cela que la banque de Bade ou d’Ems avait un ange gardien ? Le nombre des mariages, des naissances, des morts, malgré la fantaisie individuelle, est constant chez un peuple, sans qu’il y ait un génie des mariages ou un génie de la mort, dont la volonté inconsciente s’imposerait aux consciences. Dans une assemblée politique, composée proportionnellement au nombre des citoyens, les volontés égoïstes des divers individus se font équilibre et se neutralisent approximativement, si bien qu’il suffit souvent d’un petit nombre de volontés désintéressées, pour produire la majorité en faveur de la volonté vraiment générale ; il n’est pas nécessaire de supposer pour cela que l’Esprit-Saint est descendu au milieu de l’assemblée ou que l’âme inconsciente de la nation assiste aux débats comme un président invisible. Quant à « l’instinct historique » des nations, il s’explique comme tous les autres instincts, non par une volonté inconsciente, mais par des habitudes héréditaires, par des traditions et des coutumes dont l’effet subsiste sous les volontés changeantes comme un même esprit toujours présent. Il est des individus chez qui l’effet accumulé des tendances nationales se manifeste avec plus d’énergie et de clarté, il en est dont la pensée propre traduit mieux la pensée de tous : ce sont les hommes de génie. Pour expliquer leur présence au moment nécessaire, — présence qui fait parfois défaut, — il suffit de remarquer que l’effort de tout un peuple est à son maximum d’énergie chez un ou plusieurs individus, qui se trouvent ainsi en avant sur les autres : quand la marée monte, il y a toujours une vague qui, soulevée par les autres et par son mouvement propre, monte plus haut et s’élance plus loin. Qu’est-ce donc, en dernière analyse, que l’inconscient dans la société ? — L’analogue de l’inconscient dans l’être vivant. Chez ce dernier, il n’y a de conscient que ce qui provoque une modification d’une certaine intensité dans l’organe central et dominateur, dans le cerveau. Aussi, lorsqu’un acte d’abord conscient a été répété un grand nombre de fois, les courans nerveux se creusent peu à peu un lit, façonnent peu à peu l’organisme de manière à rendre l’exécution plus facile, et il arrive un moment où l’acte est effectué par les centres secondaires sans qu’aucun ébranlement se propage dans le centre principal : l’acte est alors devenu inconscient, c’est-à-dire habituel et automatique. Les sensations plus ou moins nettes qui l’accompagnent n’existent plus que dans les centres secondaires, siège d’actions réflexes, et il n’arrive au cerveau qu’une sorte de murmure lointain et confus. Maintenant, qu’une habitude ainsi formée et imprimée dans l’organisme se transmette par l’hérédité, elle deviendra instinct, selon la profonde doctrine de Lamarck, de Darwin et de Spencer. Le corps social, lui aussi, acquiert de la même façon ses habitudes et ses instincts. Il est une foule de changemens qui s’accomplissent dans les centres individuels, dans les consciences particulières, sans aboutir à l’organe directeur, au gouvernement. Il en est aussi qui ont d’abord été connus et voulus par l’organe directeur, sous forme de lois et de déterminations politiques, et qui peu à peu, passant dans les mœurs des citoyens, deviennent habitude et coutume. Si même ces habitudes se transmettent par hérédité, comme c’est inévitable, elles deviennent les instincts nationaux, les tendances populaires et traditionnelles. L’inconscient n’est donc qu’un déplacement ou une dispersion de la conscience, qui, au lieu de se concentrer dans la partie directrice, se répand dans les parties dirigées. Ce qui est l’objet explicite d’un contrat général entre les citoyens est conscient ; ce qui n’est objet que de contrats particuliers entre des individus n’est conscient que pour ces individus et reste inconscient pour le tout. A plus forte raison ce qui est inconscient pour les individus mêmes par l’effet de l’habitude et de l’hérédité demeure-t-il inconscient pour l’ensemble. Mais à l’origine de l’inconscient on retrouve toujours la conscience : il se réduit en réalité 1° aux actes de conscience individuels ; 2° à leurs effets organiques fixés peu à peu dans la race. Chez l’animal même, l’instinct fut en grande partie conscient à son origine, et laisse encore une part notable à l’art et à l’éducation. Les hirondelles de nos jours savent mieux faire leurs nids que celles dont on retrouve les nids dans les ruines antiques ; chaque hirondelle sait aussi modifier son travail selon la nature du milieu et les difficultés des circonstances. Chez l’homme, être raisonnable, le rôle de la conscience est encore plus manifeste dès l’origine. Aussi reprocherons-nous à M. Spencer lui-même, comme à M. de Hartmann, de n’avoir pas assez vu la part des volontés particulières dans ce qui est involontaire relativement au tout, d’avoir ainsi exagéré le rôle de l’inconscient et de l’instinctif dans les sociétés humaines, de n’avoir pas eu par cela même assez de foi dans l’éducation, dans la puissance des intelligences particulières ou des associations particulières pour modifier la marche et la « croissance » du tout, dans la puissance des gouvernemens mêmes pour réaliser une plus haute justice ou un meilleur état social. De plus, le mouvement de l’histoire accroît le volontaire dans les centres particuliers et dans le centre général. La conscience tend donc à prédominer dans la vie politique des nations, de manière à pénétrer tout, à éclairer tout. L’humanité finit par construire avec conscience sa propre histoire. Les hommes deviennent en même temps acteurs et spectateurs du drame historique. L’idée, par leur intermédiaire, se réalise en se concevant elle-même ; elle se crée des organes généraux ou particuliers ; elle s’incarne peu à peu dans la nation entière : l’inconscient, dans la société, est encore un produit de l’idée et de son action efficace, une marque laissée dans l’organisme par la conscience même, et si sa part subsiste dans les mœurs, elle diminue dans les lois. Chaque nation acquiert ainsi d’elle-même, de sa volonté propre et de son but final, une conscience de plus en plus claire. Il nous reste à étudier cette conscience même en sa nature intime et à examiner si, en même temps qu’elle est collective, elle offre les caractères d’une conscience individuelle. Dans ce cas, la nation serait encore, comme on l’a soutenu, une sorte de personnalité, constituée non plus par une âme inconsciente, mais par une conscience proprement dite. Question ardue, où nous espérons qu’on voudra bien nous suivre. C’est une montée qui d’en bas paraît dure à gravir, mais du haut de laquelle la vue s’étend au loin. II La conscience, chez les êtres animés, se manifeste de deux manières et sous deux formes qu’on ne distingue généralement pas assez. En premier lieu, les diverses parties d’un organisme ont le sentiment ou, si l’on veut, la conscience plus ou moins vague du tout qu’elles forment ; dans un annelé, par exemple, chaque anneau sent, puisque, après avoir été séparé des autres, il continue de sentir, et il sent le tout, puisque le mal fait au tout se transmet jusqu’à lui ; les divers membres de l’animal ont donc, sous la forme de sensations sympathiques, la conscience obscure de leur solidarité. En second lieu, dans chaque être animé, le tout a le sentiment ou la conscience plus ou moins claire de lui-même : par exemple, la tête d’un annelé est le siège d’une conscience centralisée, qui est celle de l’animal entier, et chez les vertébrés supérieurs cette conscience aboutit, en se réfléchissant, à l’idée du moi. La première espèce de conscience, celle qui est diffuse et dispersée en toutes les parties de l’organisme, existe évidemment dans les sociétés. Ce qui constitue même une société à proprement parler, c’est précisément la conscience que les parties ont du tout qu’elles forment. Encore vague dans les simples peuplades, cette conscience existe à son plus haut degré dans les membres d’une nation, car chacun, outre la connaissance qu’il a de soi, a la connaissance des autres et de la nation elle-même ; bien plus, il sent plus ou moins,1e bien de tous comme son bien propre ; enfin il veut ce bien, il veut la nation comme il se veut lui-même. Rassemblez par la pensée ces sortes de points de contact entre les consciences, que n’empêche pas la distance dans l’espace, ces idées communes, ces communes aspirations, ces communes volontés, vous aurez l’équivalent des vibrations similaires et des perceptions similaires dont les cellules nerveuses sont le siège et qui font retentir dans chaque partie le malaise ou le bien-être du tout. Aussi avons-nous poussé la ressemblance des sociétés et des organismes plus loin que M. Spencer lui-même, qui ne retrouve point dans les sociétés l’analogue du système nerveux. Il nous a semblé au contraire que tous les cerveaux des citoyens d’une nation forment la masse nerveuse de cette nation. Mais, si on trouve ainsi dispersée dans toutes les parties du corps social la conscience du tout qu’elles forment, faut-il individualiser et personnifier le tout lui-même en attribuant à la société une conscience de soi, analogue à la conscience centrale que l’individu a de sa propre individualité ? En d’autres termes, pour formuler exactement ce problème profond et difficile, la conscience que les citoyens ont de la société peut-elle être prise pour une conscience collective que la société aurait d’elle-même, auquel cas il faudrait dire que la société a un moi, au moins virtuel ? C’est à cette dernière conclusion que semble aboutir le livre publié par M. Espinas sur les sociétés animales, et dont on peut tirer grand profit pour l’étude des sociétés humaines. M. Spencer s’était borné à dire que toute société est, physiologiquement, un être vivant ; M. Espinas va plus loin et dit : — « Une société est, il est vrai, un être vivant, mais qui se distingue des autres en ce qu’il est avant tout constitué par une conscience. Une société est une conscience vivante ou un organisme d’idées. » Une ruche, par exemple, outre qu’elle est au point de vue physiologique un animal collectif composé de plusieurs animaux, est encore au point de vue psychologique une conscience collective composée de plusieurs consciences. « Une fourmilière est à vrai dire une seule pensée en action, quoique diffuse, comme les diverses cellules et fibres d’un cerveau de mammifère. » Selon M. Espinas, il n’y a pas seulement, dans la fourmilière, un commun objet de pensée pour des consciences dont chacune demeurerait un sujet distinct ; non, de l’identité de l’objet pensé par les fourmis, M. Espinas paraît conclure que les fourmis forment un seul et même être pensant, une seule et même conscience. Il étend ensuite cette conception à toutes les sociétés d’animaux. Les plus élevées sont les peuplades de singes, et ces peuplades ont, selon lui, une conscience collective à laquelle tous participent. La preuve qu’il en donne, c’est la solidarité même des divers membres, laquelle suppose à ses yeux l’unité de conscience. u Nous trouvons, dit-il, chez les membres d’une même peuplade une telle solidarité de sentimens que la crainte d’un extrême péril ne réussit pas toujours à en empêcher la manifestation. Leur attachement va jusqu’à la mort. Ne voit-on pas que cet entraînement irréfléchi serait impossible si le moi de chacun n’embrassait véritablement celui de tous les autres, si le sentiment que chacun a de lui-même n’était dominé par le sentiment qu’il a de la communauté ? C’est qu’en effet la conscience chez les animaux n’est pas une chose absolue, indivisible ; c’est une réalité au contraire capable de diffusion et de partage. » M. Espinas ajoute que la conscience collective se concentre et réside plus spécialement dans le « vieux mâle » ou guide gouvernant l’association. La subordination de tous, même des autres mâles, à ce chef unique chargé de veiller au salut commun, est aux yeux de M. Espinas le caractère le plus important qui distingue les peuplades de singes et les rapproche des peuplades humaines. Cette subordination ne fait qu’exprimer et assurer le concours que chaque individu apporte aux autres ou la solidarité psychologique, par conséquent, au dire de l’auteur, la participation à une même conscience. M. Espinas laisse entendre que cette théorie s’appliquerait plus exactement encore aux sociétés humaines, quoiqu’il n’ait pas voulu aborder cette question brûlante. « Nous n’avons pas à nous demander, dit-il, si les traces d’une fusion de consciences multiples en une seule se rencontrent dans l’humanité, si l’amour dans la famille, si le patriotisme dans l’état, si le mélange des sangs, des traditions, des idées réalisent entre les âmes des hommes une communication effective et concentrent les activités éparses en foyers distincts, capables à leur tour de se renvoyer leurs rayons. » Mais il est assez facile de deviner quelle est sur ces points l’opinion de l’auteur. On le voit, dans la théorie que nous venons d’exposer, M. Espinas semble passer continuellement de la conscience que les parties ont du tout à la conscience que le tout aurait de soi : de ce qu’une société est physiologiquement un organisme composé d’individus et de ce que chacun de ces individus a une conscience plus ou moins rudimentaire, il s’empresse de conclure que la société elle-même a une conscience, « est une conscience collective. » Quelle est la valeur de cette thèse qui, populaire en Allemagne, est au premier abord si paradoxale pour un Français ? On ne saurait démontrer rigoureusement l’identité psychologique de l’individu et de la société, de la « conscience individuelle » et de la « conscience sociale, » sans faire voir d’abord que toute conscience individuelle est au fond une conscience collective, puis, inversement, que toute conscience collective ou sociale est elle-même individuelle, si bien qu’une société forme une véritable individualité psychologique, un véritable moi. Telles sont les deux parties essentielles de cette délicate argumentation. Rassemblons d’abord les raisons mises en avant pour établir le premier point ; complétons-les nous-même par des raisons nouvelles, et voyons ensuite s’il est légitime de passer du premier point au second. Pour établir le caractère composé, multiple et en quelque sorte social de toute conscience, on considère d’abord la conscience dans les êtres inférieurs et en son état de diffusion. Or il semble bien quelle y soit composée de plusieurs consciences. Coupez un verre en plusieurs tronçons, chacun d’eux a sa vie propre, sa sensibilité ; ne doit-il pas avoir par conséquent sa conscience plus ou moins obscure qui entrait dans la composition de la conscience totale ? de même chez certains insectes. Coupez en trois tronçons la mante religieuse, chacun continuera à vivre, à se défendre avec ses pattes contre les attaques du dehors. Dans une sangsue, liez en avant et en arrière d’un ganglion les cordons qui l’unissent aux deux ganglions voisins, vous aurez donné naissance à un animal isolé placé entre deux autres et ayant probablement une conscience fragmentaire, car les piqûres que vous lui ferez éprouver ne seront senties que par lui seul. Supprimez ensuite les nœuds, la conscience totale reparaîtra. C’est comme une corde d’un instrument de musique sur laquelle on appuie les doigts et qu’on divise ainsi en plusieurs cordes rendant des sons distincts : Lever les doigts, tous les sons se fondent en un seul. Chaque zoonite d’un animal est donc le siège d’une conscience distincte qui, unie aux autres et pour ainsi dire consonant avec les autres, semble former la conscience totale. Dans le dernier et le plus rudimentaire des vertébrés, le petit poisson nommé amphioxus, il n’y a encore ni cerveau ni cervelet, et la moelle épinière, dit Carpenter, se compose d’une série de ganglions véritablement distincts bien que très rapprochés [7]. C’est un annelé qui devient vertébré. Chez les vertébrés supérieurs eux-mêmes nous savons qu’il faut admettre une sensibilité élémentaire, et conséquemment une conscience élémentaire répandue dans les différens ganglions, qui sont comme de petits cerveaux ; mais la conscience directrice qui réside dans la tête n’est-elle pas dès lors, en grande partie, la résultante de toutes ces consciences particulières qui lui sont subordonnées ? Dans les expériences de M. Bert dont nous avons déjà parlé, la conscience confuse qui résidait en un membre et apportait sa part ç la conscience totale de l’animal passe par la greffe dans un autre animal : elle participe donc successivement à deux moi, à deux consciences. De même, qu’il peut y avoir ainsi composition, il peut y avoir encore décomposition de la conscience. La section des diverses parties de l’encéphale diminue l’intensité et la concentration de la conscience : le sentiment du moi s’affaiblit alors et disparaît. Dans le chien empoisonné par le curare, on voit s’isoler les diverses fonctions abolies l’une après l’autre ; mais ensuite, si on pratique sur lui la respiration artificielle, on les voit reparaître successivement comme si la conscience même s’était décomposée et se recomposait. Les narcotiques produisent des effets analogues. L’anémique désespéré sent sa conscience s’écouler avec son sang ; qu’on lui transfuse un sang nouveau, les cellules qui participaient tout à l’heure à la vie et à la conscience d’un autre être entrent dans sa vie propre et raniment sa conscience. Dans l’état normal, la nutrition est une transfusion perpétuelle : les parties se renouvellent, leurs relations subsistent, et toutes ces vies s’accordent au sein de la conscience totale. Celle-ci se croit absolument simple ; n’est-elle point multiple sous bien des rapports ? Il y a des phénomènes de chimie mentale, comme disent Hartley et Stuart Mill, dans lesquels on voit deux choses d’abord distinctes se confondre en une troisième qui paraît sans rapport avec les autres : que les couleurs de l’arc-en-ciel passent lentement sous vos yeux, elles vous sembleront distinctes ; qu’elles tournent avec rapidité, les sensations des diverses couleurs viendront se fondre dans la sensation du blanc, qui ne ressemble à aucune autre. Où a lieu cette fusion, cette composition, sinon dans la conscience ? Donc il y a dans la conscience des apparences d’unité produites par la variété même ; une induction nouvelle porte à se demander si l’unité apparente de la conscience entière n’est point une illusion. Combien de choses ainsi paraissaient simples que l’analyse scientifique a résolues en une infinité d’élémens ! La conscience, au moins en tant que centre des sensations ou sensorium, est comme un son qui semble unique et qui cependant renferme, premièrement une multitude de sons semblables, secondement une foule de sons formant avec les premiers des accords consonans, troisièmement une foule de dissonances qui, jointes aux consonances, déterminent le timbre caractéristique de l’ensemble. Une femme se reconnaît au timbre de sa voix ; bien plus nous reconnaissons tel individu déterminé au timbre particulier de sa parole. Le timbre est le caractère propre, l’individualité du son : s’il se saisissait lui-même, il serait la conscience du son, il serait son moi. — Comme nos perceptions et nos souvenirs, nos désirs et nos inclinations semblent résulter de l’association d’une multitude de consciences élémentaires qui, entrant en société et combinant leurs tendances selon la loi du parallélogramme des forces, produisent un mouvement de l’ensemble dans une direction déterminée. Parfois nous nous sentons tristes ou gais sans savoir pourquoi ; parfois nous éprouvons une sourde irritation dont la raison nous échappe, une crainte secrète dont le motif reste ignoré : la conscience directrice saisit alors les effets sans apercevoir les causes. C’est que les causes sont des infiniment petits accumulés et associés qui finissent par produire un résultat visible, comme un amas d’étoiles dans le ciel produit une nébuleuse en apparence continue et indécomposable. Certaines tristesses vagues sont le résultat des sourds malaises qu’éprouvent les élémens composans dont notre organisme est la société. Certaines irritations d’humeur sont l’effet des colères accumulées de tout un peuple d’atomes frémissant en nous. Ce fait psychologique fournissait à Schopenhauer son explication de l’amour physique : les « homunculi » qui aspirent en nous à l’existence unissent alors leurs désirs de vie en un désir collectif, que la conscience aperçoit en elle et prend pour son désir propre. « La passion croissante de deux amans l’un pour l’autre n’est à proprement parler, dit Schopenhauer, que la volonté de vivre du nouvel individu qu’ils peuvent et veulent amener à la vie. » M. Renan dit à son tour d’après Schopenhauer : « L’individu adulte porte en lui des millions de consciences obscures, désirant être, aspirant à être, ayant le sentiment obscur des conditions de leur développement, qui lui font partager leurs désirs, leurs tristesses. L’homme le plus vertueux ne peut empêcher que, dans les profondeurs de son organisation, des millions de créatures rudimentaires ne crient : « Nous voulons être. » En un mot, au moral comme au physique, c’est avec des infiniment petits qui sont imperceptibles que la nature forme des grandeurs perceptibles. Isis, pour tisser son voile, fait comme nos fileuses qui réunissent plusieurs fils de soie presque invisibles en un seul, puis en forment une chaîne, une trame, enfin un tissu éclatant aux regards. Telles sont les principales raisons qui obligent à reconnaître, au sein de la conscience individuelle, les actions collectives d’une infinité de consciences associées. Les faits que nous venons d’énumérer prouvent avec certitude deux choses : 1° le caractère multiple et collectif des conditions organiques de la conscience ; 2° le caractère également multiple des objets de la conscience, c’est-à-dire des perceptions, soit externes, soit internes, et des souvenirs. La conscience même en tant que liée à ses conditions et appliquée à ses objets est donc multiple. Mais, dira-t-on, la conscience se saisit encore elle-même comme sujet sentant ou pensant, comme moi ; elle a sous ce rapport une unité au moins de forme, et cette forme est durable tandis que tout le reste change. Plus la conscience aperçoit de multiplicité, plus elle croit en même temps se voir une ; plus elle réussit à déployer devant ses propres yens l’éventail, bariolé des choses, plus elle croît avoir le sentiment de son opposition aux choses mêmes qu’elle contemple ; après s’être dispensée dans les objets, elle semble se concentrer en elle-même comme sujet. — Assurément ; mais en ayant conscience de ce qui caractérise notre moi, de ce qui l’empêche d’être une forme abstraite et commune à tous les êtres pensant, en un mot de ce qui fait notre personnalité, avons-nous conscience d’autre chose que d’une constitution subjective résultant de relations infiniment complexes entre les éléments de notre organisme ? Récemment encore, les docteurs Azam et Bouchut ont observé des cas dans lesquels une même personne vit alternativement de deux vies, l’une normale, l’autre anormale ; le passage de la première vie à la seconde a lieu par une crise de sommeil, après laquelle la personne se réveille tout autre qu’auparavant, avec des modifications dans le caractère et surtout dans le souvenir. Pendant une des deux périodes, elle est d’un caractère gai ; pendant l’autre, elle est d’un caractère triste ; tantôt elle sait coudre, tantôt elle ne le sait plus. Pendant l’une des deux vies, elle ne se souvient que des événement qui ont rempli cette période ; pendant l’autre, elle se souvient à la fois de sa double histoire. Chez une de ces personnes qui vit encore, Félida de Bordeaux, la période anormale est peu à peu devenue la plus fréquente, et l’autre vie n’est revenue que par courts accès ; bientôt cette dernière aura disparu pour faire place à l’autre, et l’existence exceptionnelle sera ainsi devenue l’existence régulière. On dirait deux personnes, deux moi, ou tout au moins deux caractères substitués l’un à l’autre. Le cerveau est en ce cas comme ces boîtes à musique où il suffit de tourner un ressort pour qu’un air succède à un air tout différent. Ajoutons que cette même personne, quand elle est dans l’une quelconque de ces deux périodes, soutient qu’elle possède alors parfaitement toute sa raison, et que c’est la vie ou elle se trouve actuellement qui est la vraie. On peut sans doute supposer toujours un moi commun qui embrasse les deux caractères différents ; mais ce moi commun s’explique suffisamment par le fait que la personne à un seul cerveau, qui doit en définitive produire une centralisation finale. On a observé récemment deux jeunes filles soudées l’une à l’autre par la hanche, comme les frères siamois ; chacune sent le mal qu’on fait aux jambes de l’autre, mais ne sent pas le mal qu’on fait au bras ou à l’épaule de l’autre, qui se trouvent au-dessus de la soudure. Supposez les deux sœurs unies par le haut du dos, elles sentiront les bras l’une de l’autre ; supposez-les unies par la tête, la fusion sera plus complète, et si vous soudiez les deux cerveaux, si vous les rapprochiez suffisamment, l’induction fait croire que vous finiriez par fondre les deux moi en une seule conscience. Sans vouloir aborder le côté métaphysique du problème, nous devons reconnaître qu’au point de vue physiologique et psychologique, l’unité apparente du sujet (qui d’ailleurs arrive parfois à se croire lui-même double on triple) trouve une explication fort probable dans le simple jeu des sensations, des images, des pensées, qui arrivent à coïncider en une forme commune, celle du moi. Nous admettons d’abord, pour notre part, qu’il y a en toute chose, et principalement dans tous les éléments d’un corps vivant (par exemple les cellules cérébrales), une possibilité de sentir, et en quelque sorte de se sentir sentir. En d’autres termes, il y a partout de la conscience plus ou moins latente, il y a partout du subjectif, parce que tout ce qui est et surtout ce qui vit doit se sentir être et se sentir vivre. En second lieu, tout le monde est obligé d’admettre que les cellules d’un corps vivant peuvent se transmettre l’une à l’autre (par quelque moyen que ce soit) le mouvement et la sensation : le cerveau souffre quand la main souffre. Comment a lieu cette communication entre les êtres, qui a tant tourmenté l’ancienne ontologie ? On ne le sait, mais c’est une difficulté commune à tous les systèmes, et il faut bien admettre le fait alors même qu’on ignore l’explication. Ces deux principes posés, nous croyons qu’on en peut tirer la conclusion suivante : — Dans le cerveau, appareil multiplicateur et condensateur, toutes les cellules cérébrales doivent en même temps : 1° sentir ; 2° sentir qu’elles sentent ; de plus, elles doivent se transmettre l’une à l’autre cette conscience plus ou moins vague, puisqu’elles se transmettent l’une à l’autre le plaisir ou la douleur avec le mouvement. Le résultat de cette action simultanée des milliards de cellules cérébrales se fond en une conscience totale infiniment plus intense que toutes les consciences composantes, mais au fond de même nature et de même forme. Le cerveau est un stéréoscope où viennent coïncider non-seulement deux images, mais des millions d’images similaires qui forment, par leur superposition, un seul et même personnage, moi. De même que le stéréoscope produit l’apparence de trois dimensions où il n’y en a que deux, de même le mécanisme cérébral produit l’apparence de la multiplicité dans les objets et de l’unité dans le sujet. Voilà ce que nous croyons bien difficile de ne pas concéder au naturalisme. L’idéalisme n’en conserve pas moins une certaine part de vérité. Sans doute, le moi ne peut être scientifiquement considéré comme une substance inintelligible cachée sous les phénomènes, selon la conception de l’ontologie classique. Mais s’il n’est qu’une résultante, une forme intérieure de la pensée, c’est-à-dire en définitive de la vie, cette forme, une fois produite, n’en est pas moins capable de se subordonner l’organisme entier ; elle en appelle pour ainsi dire à soi toutes les puissances, elle les coordonne en vue de soi et y marque, son empreinte. Dès lors nous pouvons, sans sortir du domaine de la science positive, appliquer au moi cette théorie des idées directrices dont nous avons, en chaque question philosophique, essayé de montrer le rôle. Comme la liberté morale, comme le droit, comme l’égalité, le moi ou l’individualité est une idée qui, par un perpétuel progrès, se réalise elle-même en se concevant, en croyant à sa propre réalité. C’est, en d’autres termes, un type d’action, un idéal qui tend sans cesse à passer de l’intelligence dans la réalité. Que je cesse de croire à moi-même, à mon moi et à mon activité personnelle, aussitôt cette activité s’affaisse et je redeviens de plus en plus dépendant des influences extérieures. Au contraire, dès que je crois être et être moi-même, je suis de plus en plus et je manifeste de plus en plus mon individualité distincte. Le moi se fait en se pensant. Par la réflexion sur soi, il multiplie sa puissance efficace, se pose de plus en plus en face de tout le reste, et s’oppose de plus en plus tout ce qui n’est pas lui. Il est un produit de l’évolution, sans doute ; mais, une fois produit, il devient à son tour cause d’une évolution nouvelle. L’organisme, auparavant sans unité véritable, se suspend à cette unité qui le domine ; les tendances et les instincts auparavant en lutte prennent désormais des directions convergentes ; le caractère individuel, avec son originalité, s’accuse, se détermine au dedans, se manifeste au dehors. Chaque idée dominante est un centre de vie et d’action, qui produit le même effet que la monade dominante de Leibniz. C’est, encore une fois, que toute idée est en même temps une force, par conséquent un fait. Aussi peut-on dire que le moi est tout ensemble idée et fait. Nous ne prétendons pas que le moi soit une « âme, » un atome psychique, un être spirituel ; nous nous bornons à la vérité positive et expérimentale en disant qu’il est une idée dominatrice et un fait dominateur. Ajoutons que, par la sélection naturelle, l’idée du moi ne peut manquer de l’emporter en nous sur toutes les autres idées, car elle est la plus utile à l’être vivant pour sa conservation et son développement, la plus nécessaire aussi pour le progrès de sa pensée et l’exercice de sa volonté. Aussi l’hérédité doit-elle nous transmettre, parmi les tendances les plus indispensables à la race et les plus constantes, la tendance à nous représenter notre moi comme une individualité une et durable. C’est ce qui fait qu’il nous est aussi impossible de ne pas placer nos sensations dans notre moi que de ne pas situer les objets dans l’espace extérieur. Ce sont là des idées qui tiennent à notre constitution héréditaire et qui sont innées en ce sens. Maintenant, au-dessus de ce que le naturalisme et l’idéalisme peuvent admettre en commun dans le domaine de la science, le métaphysicien reste libre de supposer quelque chose de plus. Il lui est permis d’admettre qu’il y a, dans le fond de la réalité, quelque chose qui correspond à cette forme du moi. Si le moi est une forme de l’organisme et une idée de la conscience, ce n’est pas à dire pour cela qu’il ne puisse avoir aucune réalité métaphysique : car tout est à la fois formel et réel dans la nature ; la conscience, avec sa réduction au moi, est la forme des formes ; il est permis au métaphysicien de croire qu’elle est aussi en nous la réalité des réalités, d’autant que tout le reste n’est connu que par elle et ne se réalise pour nous qu’en elle. Au lieu d’y voir simplement la résultante de toutes les petites consciences élémentaires, on peut encore se la représenter comme produite par le développement supérieur d’une des consciences particulières qui concourent à l’ensemble, comme une sorte de conscience dominante. Le chef d’orchestre, parce qu’il dirige toute la société d’exécutans et concourt ainsi à l’harmonie de l’ensemble, ne perd pas pour cela son individualité propre. Peut-être se passe-t-il quelque chose d’analogue dans les êtres vivans. En résumé, la conscience est physiologiquement un phénomène de composition, psychologiquement une forme simple, métaphysiquement un mode incompréhensible de la réalité qu’on peut concevoir de deux manières, l’une spirituelle, l’autre matérielle. D’une part il semble bien qu’il faille admettre avec les spiritualistes des consciences élémentaires qui soient vraiment individuelles, car, si chaque conscience n’était qu’une société d’autres consciences, si chacune de celles-ci était encore une société et ainsi de suite à l’infini, on aboutirait à des sociétés de sociétés, à des collections de collections, à des nombres qui s’envelopperaient indéfiniment l’un l’autre sans unités réelles. D’autre part les matérialistes diront : Comment se représenter et où placer ces consciences élémentaires, puisque tout dans la nature est continu, divisible à l’infini, et que l’atome ou la monade semble une conception illusoire ? Il y a là une antinomie métaphysique que nous nous contentons de signaler. On voit que le champ est ouvert aux hypothèses métaphysiques. Faut-il édifier la sociologie scientifique sur l’une ou sur l’autre et inscrire parmi les prémisses de cette science, soit la radicale multiplicité, soit la radicale simplicité de toute conscience ? — Non ; nous croyons pour notre part que la science sociale peut et doit s’édifier sur des bases positives en dehors de toute ontologie. Ce qui l’intéresse dans cette question et ce que nous ; avons voulu mettre en lumière, c’est le double phénomène de composition et de simplicité apparente que peut produire dans la conscience une société d’organismes élémentaires formant un même tout. Cette sorte de conscience collective est un fait psychologique et sociologique de haut intérêt que M. Espinas a eu raison de montrer, qu’il n’a du reste pas encore assez mis hors de doute et auquel surtout il a eu le tort, selon nous, de mêler trop de conclusions métaphysiques. C’est principalement dans l’application de la théorie aux sociétés d’animaux ou d’hommes que ce défaut deviendra sensible. III On peut admettre, avec MM. Baeckel, de Hartmann, Renan, Espinas et Schaeffle, que toute conscience individuelle est, au point de vue de la physiologie et de la psychologie purement expérimentales, une conscience collective, une conscience de consciences, une conscience sociale ; mais on n’a pas encore pour cela le droit de dire inversement avec eux : — Toute conscience sociale est une conscience individuelle, toute société est psychologiquement un grand individu qui existe pour lui-même. C’est, on s’en souvient, la seconde proposition, et la plus importante, de ceux qui identifient absolument les individualités et les sociétés [8]. Pour passer de la première proposition à la seconde, des moyens termes sont évidemment nécessaires et il importe d’en contrôler l’exacte valeur. Selon M. Espinas, la famille est le premier de ces moyens termes, et le plus frappant. Là nous voyons d’abord une seule conscience devenir plusieurs, et plusieurs devenir une seule. Le père en effet, d’après M. Espinas, transmet à son enfant, avec le germe de vie, un germe de conscience, c’est-à-dire une des consciences élémentaires qui entraient dans la composition de sa conscience générale. La mère, de son côté, contribue à la formation de cette conscience nouvelle de l’enfant. Objecte-t-on que le fœtus et la mère ont deux consciences ? — Oui sans doute à la fin, répond M. Espinas, mais en est-il ainsi au début ? Et à quel moment précis la distinction des deux consciences a-t-elle lieu dans le ventre de la mère ? « Question embarrassante, si le principe qui anime chacun d’eux est un atome psychique. » Il faut peut-être répondre qu’il y avait dès l’origine deux centres de conscience possibles, l’un déjà développé, l’autre capable de développement, et que la conscience de l’enfant n’est pas pour cela une « partie » de la conscience propre de la mère. De même deux fœtus peuvent se souder en un seul dans le sein maternel et aboutir, selon qu’ils seront plus ou moins développés et que la soudure sera plus ou moins complète, soit à une seule conscience, soit à deux. Mais ici encore il y a des centres virtuels de conscience qui peuvent tantôt se développer parallèlement, tantôt s’entraver l’un l’autre, si bien qu’un seul se développe et que l’autre demeure virtuel. M. Espinas conclut avec un peu de précipitation, ce semble, que la génération est « un phénomène de scissiparité transporté dans la conscience. » Scissiparité dans l’organisme, dont les diverses parties renfermaient des consciences élémentaires, soit ; mais scissiparité dans la conscience personnelle du père ou de la mère, c’est ce qui demeure fort hypothétique. On peut, il est vrai, invoquer à l’appui de cette hypothèse les phénomènes d’hérédité et d’atavisme, qui font reparaître chez les enfans les traits reconnaissables du caractère de leurs aïeux, comme si les consciences des enfans étaient des fragmens détachés de la conscience des pères ; mais ces phénomènes s’expliquent suffisamment par l’empreinte que les germes ont nécessairement reçus de l’organisme où ils furent élaborés. Il suffit, pour qu’un être en reproduise un autre, que le premier ait vécu dans le même courant de vie que le second, dont il a pris ainsi la forme, et il n’est pas nécessaire de supposer que la conscience de l’un a fait réellement partie de la conscience de l’autre. Au reste, M. Espinas, après avoir représenté la génération comme une scission des consciences, aboutit ensuite à affirmer la fusion ultérieure de ces mêmes consciences, l’unité finale des membres de la famille. Selon lui, nous voyons dans la famille plusieurs consciences redevenir une seule, par l’amour mutuel des membres qui les fond en un même moi. Pères, mères, enfans ne forment en réalité, pour M. Espinas comme pour M. Schaeffle et M. Jæger, qu’une individualité unique, qu’une unité en plusieurs personnes. Chez les animaux, par exemple, « le mâle et la femelle, sans cesse occupés, pendant un temps de l’année tout au moins, de représentations dont ils sont l’objet réciproque, ont à proprement parler une seule et même conscience en deux foyers correspondans. La correspondance de ces deux foyers conjugués est le lien qui fait de ces deux individualités partielles incomplètes une individualité déjà plus capable de se suffire, laquelle les embrasse toutes deux, du moins momentanément. C’est l’extension de cette société aux jeunes issus d’elle qui l’achèvera et la scellera en la perpétuant [9]. » Nous craignons que la métaphore scientifique ne soit prise ici trop au pied de la lettre ; les membres d’une même famille, dit M. Espinas, forment « à proprement parler une seule et même conscience ; » est-ce admissible ? Que la conscience considérée en son fond absolu et métaphysique soit ou ne soit pas composée, toujours est-il que, pour constituer psychologiquement « une seule et même conscience, » une conscience unique et individuelle, il faut un degré de concentration qui aboutisse à un sujet disant moi. Ce moi peut être une simple apparence, semblable à ces images que le jeu de certains miroirs projette en un foyer, un simple spectre comme celui qu’on fait apparaître sur un théâtre ; mais toujours est-il que c’est ce sujet, ce moi, ce spectre intérieur, qui fait pratiquement l’unité et l’individualité de la conscience. Là où diverses consciences ne sont pas assez fondues pour s’apparaître à elles-mêmes comme une seule conscience, pour dire non plus nous, mais moi, là où quelque mystérieuse disposition de la fantasmagorie intérieure n’a pas rapproché les foyers conjugués de manière à les confondre en un seul, il y a une société, non une individualité. Deux amans ont beau s’adorer jusqu’à ne vivre que l’un pour l’autre, l’un par l’autre, l’un près de l’autre, ils n’arrivent jamais jusqu’à se persuader qu’ils sont un seul et même sujet pensant, une seule conscience au sens propre du mot : ils disent toujours nous et non pas moi. M. Espinas oppose, en un beau langage, sa conception à celle des « monades fermées » de Leibniz : « Ce sont des monades sans doute, dit-il, que les êtres doués de pensée et de sentiment ; mais ces monades sont ouvertes et communiquent ; elles ont jour les unes sur les autres et par là se renvoient, tantôt par minces rayons, tantôt en larges ondes, la lumière et le mouvement. » Nous aussi nous croyons qu’on exagère l’impénétrabilité des consciences et qu’en général la notion même d’impénétrabilité est toute relative, puisque la communication mutuelle et l’action réciproque font la vie même de l’univers ; mais nous croyons aussi que dans l’union même des consciences humaines la pluralité persiste, que l’unité sans la pluralité et la pluralité sans l’unité sont également des notions incomplètes, des abstractions logiques dont la réalité se joue. Il est possible que deux consciences puissent devenir absolument transparentes l’une pour l’autre ; mais il est probable qu’en même temps elles se verraient toujours deux. On peut faire à ce sujet bien des hypothèses et bien des rêveries métaphysiques ; au point de vue positif et expérimental, il n’y a pas d’exemple de deux moi confondus en un seul par une simple association des individus pour une vie commune. Une telle fusion, si elle est possible, ne pourrait se faire que par une fusion des encéphales. M. Espinas essaie cependant de justifier son hypothèse. Pour cela il réduit la conscience à deux groupes de simples phénomènes, les représentations et les impulsions, et comme, selon lui, ces phénomènes sont au plus haut degré communicables, « susceptibles de diffusion et de partage, » il en conclut que la conscience même peut se partager. — Mais, répondrons-nous, c’est métaphoriquement et non au propre que les représentations et impulsions sont communicables. Il n’y a pas un véritable échange entre nos consciences quand je vous communique une idée, car l’idée que je vous donne, je ne la perds pas pour cela. Je garde aussi toutes les fibres de mon cerveau. — « Une perception, dit M. Espinas, passe par les signes d’une conscience en une autre. » — Oui, en un sens métaphorique ; mais cette nécessité même des signes prouve que chacune des consciences, et même des perceptions, est restée en soi sans passer réellement en autrui. Quand j’envoie une dépêche à un ami, ce n’est pas une partie de ma conscience ni de ma cervelle qui suit les fils télégraphiques pour aller se fondre avec la sienne. M. Espinas, passant de la communication des idées à celle des sentimens, ajoute : « N’avons-nous pas vu la sympathie et l’antipathie, la satisfaction et la colère, la sécurité et l’inquiétude, l’élan vers un but désiré ou l’entraînement de la fuite passer de proche en proche dans les individus d’une agglomération permanente ou s’y répandre instantanément sur le signe d’un chef, par exemple dans les familles d’abeilles ou de fourmis ? » Sans doute, mais là encore ce ne sont pas les sentimens eux-mêmes qui ont passé des uns aux autres ; chaque être s’est enflammé à son tour et pour son compte sans sortir de sa propre conscience. De même les grains de poudre placés l’un à côté de l’autre s’allument l’un après l’autre, mais chacun à part, et forment une traînée de flamme. « Si les élémens essentiels de la conscience, conclut M. Espinas, s’ajoutent et s’accumulent d’une conscience à l’autre, » — il faudrait dire : se répètent et se reproduisent, — « comment la conscience elle-même, prise dans son ensemble, ne serait-elle pas l’objet d’une participation collective ? » — Cette conclusion dépasse de beaucoup les prémisses ; de ce que plusieurs consciences peuvent participer aux mêmes objets de pensée et de sentiment, il ne s’ensuit pas qu’elles puissent former un seul et même sujet, ce qui supposerait, encore une fois, la juxtaposition des cerveaux. En fait nous ne voyons pas le moi passer d’un être à l’autre, comme ces « espèces » des scolastiques qui se promenaient de substance en substance. M. Espinas répond en dernier lieu : « Assurément il y a dans chaque animai quelque chose de plus que ses modifications communicables ; il y a une substance permanente qui lui appartient en propre et qui ne peut être considérée comme un objet d’échange sans une évidente contradiction ; » mais cette substance, ajoute-t-il, « est la structure organique elle-même, qui, sous les mêmes conditions, inévitablement spéciales à chacun des individus, s’est déterminée d’une certaine manière pour toute la vie de chacun d’eux. » A la bonne heure ; on ne saurait mieux dire, et nous croyons que tel est effectivement le fondement organique du moi et de la conscience, mais de cela même nous concluons que les consciences demeurent en réalité distinctes comme les organismes, que les membres d’une même famille, tant qu’ils n’auront pas un seul cerveau, n’auront pas une seule conscience, un seul moi apparent, et ne formeront point une individualité psychologique. Ce que nous venons de dire pour la prétendue « conscience individuelle de la famille » s’applique aussi à la conscience individuelle de la société, — qu’il s’agisse d’une peuplade d’animaux ou d’un peuple d’hommes. Ici encore nous avons devant nous des consciences toujours distinctes comme sujets, quoique poursuivant les mêmes objets, par conséquent des individus ayant la conscience d’eux-mêmes et non une collectivité ayant la conscience de soi. C’est cependant à la réalité de cette conscience sociale que M. Espinas espère aboutir. Sa théorie est de celles qu’il ne faut pas pousser trop loin, sous peine de donner prise à des objections trop faciles. De ce que l’organisme de l’individu est composé de plusieurs individus, de plusieurs centres nerveux de conscience différemment développés, s’ensuit-il qu’il suffise d’associer des individus, d’en former des peuplades ou des états pour produire un être nouveau, une conscience nouvelle, un nouveau moi au moins virtuel ? Tout concours vers une même fin entraîne-t-il cette « participation à une conscience collective ? » Où faudra-t-il faire commencer, où faudra-t-il faire finir l’individualité collective ? M. Espinas ne s’est pas suffisamment expliqué sur ce point. Il est clair qu’il ne donnera pas le nom d’individualité psychologique à un groupement artificiel et transitoire. Le cavalier et son cheval, le chasseur et son chien, ardens à la poursuite du même but, composent-ils une conscience d’hippocentaure ou de tout autre être double ? Les voyageurs rassemblés dans un train de chemin de fer tendant au même point constituent-ils une sorte d’organisme annelé dont les anneaux seraient les wagons ? La raison sociale d’une compagnie industrielle est-elle une conscience sociale ? Le régiment de soldats que poussent dans la bataille une même pensée et une même colère forme-t-il, — comme les guêpes entraînées par une fureur sympathique que M. Espinas a supérieurement décrite, — un seul corps et une seule conscience ? M. Espinas répondra certainement par la négative. Que chaque soldat ait conscience des mêmes objets que les autres, soit ; mais que tous forment un seul et même sujet conscient, c’est ce qui est évidemment faux. Écartons donc les groupemens artificiels pour réserver le nom de conscience collective aux groupemens naturels, comme les familles, les peuplades et les états. Mais ici même, où faire commencer l’individualité ? Selon M. Espinas, « s’il s’agit de la famille, les unions annuelles sont autant de sociétés distinctes. Les unions durables ont une individualité aussi nettement définie [10]. » Il semblerait d’après cela qu’il faut au moins un an pour opérer la fusion des consciences ; une union d’un jour ne constitue pas une individualité, mais une union annuelle a la vertu de fondre deux êtres en un. Voilà qui est bien difficile à saisir. Ce n’est pas tout. Certains naturalistes, entraînés jusqu’au bout par la logique dans cette même voie où M. Espinas s’engage, en sont venus à considérer toute famille vivant à travers les siècles, conséquemment toute espèce animale, toute race, comme un seul individu. Et puisque les espèces viennent les unes des autres, le règne animal tout entier n’est qu’un grand individu. M. Espinas repousse cette conséquence pour les animaux, mais il reconnaît que les « espèces et les races » peuvent devenir « des entités réelles chez des êtres capables de conserver de longues traditions et de former des consciences sociales très compréhensives… On conçoit une société qui serait aux plus hautes peuplades ce que celles-ci sont aux infusoires agrégés. » C’est donc en définitive au temps et au progrès de l’organisation sociale que M. Espinas mesure la réalité des consciences sociales ; mais, prise en ce sens, la « conscience collective » est-elle autre chose qu’une image désignant la solidarité plus ou moins étroite des membres d’un état ? Peut-on croire que des siècles accumulés aient la vertu de faire apparaître un sujet collectif là où il n’y avait auparavant que des sujets particuliers et distincts ? Les théories naturalistes touchent ici aux théories mystiques. On peut en voir un nouvel exemple chez M. Jæger, qui tend aussi à considérer tout état formé d’individus de même race comme une grande individualité psychologique. C’est ce qu’il appelle les états formés par génération (comme l’Allemagne), et il les oppose aux états formés par agrégation (comme les États-Unis et la Suisse). Ces derniers, n’ayant leur lien que dans la volonté des individus, sont à ses yeux des formes inférieures de l’individualité sociale, où les consciences demeurent encore séparées : leur organisation politique est soit la république, soit la fédération, soit le despotisme. Au contraire, les états de même race constituent un seul et même être, une seule et même conscience ; eux seuls peuvent « atteindre le degré le plus élevé que puisse atteindre une société, la monarchie constitutionnelle. » Voilà ce qu’on lit dans un Manuel de zoologie. On voit comment la politique prussienne envahit et fausse jusqu’à l’histoire naturelle. Il est facile de pousser cette théorie jusqu’à ses conséquences légitimes et de soutenir que l’Allemagne, en reprenant l’Alsace et la Lorraine, n’a fait que reprendre un des membres de la grande individualité germanique, que le rattacher à la grande conscience collective de la race, qui se personnifie dans l’empereur d’Allemagne. Est-ce là de la science sérieuse ou de la fantaisie politico-métaphysique ? Qui empêchera les socialistes allemands, à leur tour, de s’appuyer sur les mêmes théories ou les mêmes métaphores pour prétendre que la société entière doit former une seule et même conscience sociale et qu’il faut supprimer les obstacles à la fusion des consciences, à commencer par l’empereur d’Allemagne ? Qu’ils soient de génération ou d’agrégation, les états n’en offrent pas moins des volontés distinctes, unies par des liens non-seulement naturels, mais encore et surtout conventionnels ou contractuels. La solidarité des centres différens de conscience, dans les états humains ou dans les peuplades d’animaux, peut être très étroite et même indissoluble ; elle n’entraîne pas pour cela une conscience unique ou une complète fusion des consciences. Encore une fois, ce qui constitue essentiellement une société proprement dite, c’est d’être composée de sujets sentans, pensans et actifs, de sujets ayant un moi plus ou moins conscient et réfléchi. Dès lors la conscience sociale ne peut exister comme sujet se pensant lui-même, puisque son caractère de généralité est incompatible avec le caractère individuel de toute conscience ayant un moi. Où donc la conscience d’une société, par exemple de la France, pourrait-elle exister comme sujet se pensant lui-même ? — A cette question deux réponses seulement sont possibles. La première, c’est que la conscience sociale, soit chez les animaux, soit chez les hommes, existe dans ce qu’on pourrait appeler la tête de la société, dans les chefs où elle se personnifie ; la seconde, c’est qu’elle est immanente à tous les individus de la société. M. Jæger, dans son Manuel de zoologie, distingue en effet les sociétés céphalées ou ayant une tête (c’est-à-dire un chef), et les sociétés acéphales. Inutile d’ajouter qu’en bon zoologiste il préfère les premières, et c’est une des raisons pour lesquelles la monarchie lui semble le chef-d’œuvre de la « biologie » humaine. Examinons d’abord cette première hypothèse de la conscience céphalée. Pour commencer par les animaux, la conscience collective d’une peuplade de singes existe, selon M. Espinas comme selon M. Jæger, dans « le vieux mâle » auquel tous les autres sont subordonnés et qui personnifie pour eux la peuplade entière. M. Espinas invoque à l’appui tous les faits de subordination et de dévoûment relatés dans notre précédente étude. A vrai dire, que prouvent ces faits ? Ils font voir simplement que la conscience de la solidarité est très développée chez les singes et encore plus chez le vieux singe qui sert de chef. Mais en même temps la conscience individuelle est déjà très distincte chez ces animaux : le moi et le nous sont également présens à l’intelligence de chacun d’eux. Nous ne trouvons donc pas là une conscience sociale proprement dite, inhérente à un ou plusieurs chefs comme à un cerveau, et nous ne pouvons prendre que comme des métaphores les expressions où M. Espinas personnifie la conscience de la peuplade dans son chef, comme celles de M. Jæger sur les « individualités sociales céphalées. » Pour passer maintenant des sociétés animales aux sociétés humaines, dirons-nous avec M. Jæger et avec M. Renan que la conscience nationale a son siège chez ceux qui gouvernent une nation ? « La royauté, dit l’auteur des Dialogues philosophiques, nous montre une nation concentrée en un individu ou, si l’on veut, en une famille, et atteignant par là le plus haut degré de conscience nationale, vu qu’aucune conscience n’égale celle qui résulte d’un cerveau, fût-il médiocre. » La réflexion est étrange. On peut répondre d’abord qu’une assemblée de représentans qui gouvernent une. nation est une réunion de cerveaux, et puisque M. Renan pense, avec raison, qu’aucune conscience n’égale celle qui résulte d’un cerveau même médiocre, le concours de plusieurs cerveaux, dont beaucoup ne sont pas médiocres et sont même supérieurs, n’est pas un mauvais moyen de « personnaliser » la conscience nationale. M. Renan place-t-il donc son idéal politique dans quelque chose d’analogue au pouvoir du vieux singe sur sa peuplade, et faut-il admettre que la conscience sociale des singes est mieux représentée par ce cerveau de monarque, qui n’a même pas auprès de lui le ministère « constitutionnel » de M. Jæger, que la conscience sociale des hommes par les ministres et par les chambres ? Cette politique tirée de l’histoire naturelle ne nous semble ni plus scientifique ni moins métaphorique que la politique tirée de l’Écriture sainte. C’est une mythologie analogue à la doctrine du droit divin que de se figurer des hommes qui auraient le privilège de porter en eux la conscience de leur nation ou de leur race. Si cette conscience collective existe quelque part, c’est dans tous les individus que nous devons la chercher. Revenons donc aux individus. Est-ce enfin en eux que la société ou la nation se pense elle-même et existe comme sujet ? — Oui, à parler par figures, non à parler au sens propre. Dire que la société, par exemple la France, se pense dans ses membres, c’est simplement dire que les membres se pensent les uns les autres, sont objets de pensée l’un pour l’autre ; mais comme en définitive les Français n’ont point un seul et même cerveau, ils n’ont pas davantage une seule et même conscience. Là encore la réalité de la conscience sociale, nous échappe, et nous ne trouvons toujours devant nous que des consciences individuelles. Il y aurait bien une sorte de biais par où on pourrait venir au secours de la thèse que nous discutons. On pourrait soutenir cette opinion radicale que l’individu même, en croyant avoir conscience de soi, n’a réellement conscience que de la société. Et en effet, qu’avons-nous en propre, que tenons-nous de nous-mêmes ? Rien ou presque rien. Notre langue vient de la société, notre éducation vient de la société ; nos penchans instinctifs, notre caractère prétendu personnel sont un héritage de la société ; nos organes et notre cerveau ont été façonnés, pétris, semés d’idées et de sentimens par l’effort accumulé de la société entière ; en un mot, c’est la société qui marche et respire dans un peuple d’hommes. Ce que chaque individu se doit compte pour un ; ce qu’il doit à la société est représenté par le nombre de tous les membres. Dès lors notre conscience même n’est peut-être que la conscience sociale sous une de ses formes ; ce sont les générations présentes et les générations passées qui ont conscience en nous ; la voix que nous écoutons en nous-mêmes et que nous prenons pour notre voix est celle de nos pères et des pères de nos pères, qui retentit à travers les âges et se prolonge d’individu en individu comme d’écho en écho. Il y a du vrai dans cette conception, et pourtant il ne faut pas l’exagérer, car, si chaque individu n’est rien, ne peut rien et ne fait rien par lui-même, comment la société entière, réunion de ces individus, aura-t-elle tant de puissance et d’action ? Toute doctrine qui veut élever la société aux dépens de l’individu ne s’aperçoit pas qu’elle se contredit elle-même, et que ce n’est pas en ajoutant des zéros à des zéros qu’on obtient un total effectif. Cette théorie aboutirait même à soutenir que les générations mortes sont encore vivantes, puisque notre conscience serait au fond leur conscience. Et qui empêcherait d’ajouter que les générations à venir vivent déjà en nous et y ont déjà conscience de leur vie ? Présent, passé et avenir seraient confondus et absorbés, comme les individus mêmes, dans ce panthéisme social. Ce sont là de pures imaginations métaphysiques sur lesquelles ne doit pas s’appuyer une science de la société. Ce que nous héritons de nos ancêtres, ce n’est pas leur conscience, ni leur moi, ni leur cerveau, puisque nos parens continuent de vivre et d’avoir leur moi après nous avoir donné la vie ; c’est simplement une forme d’organisation cérébrale qui, une fois produite, aboutit à une individualité distincte. Quand il serait vrai que les individus divers ont, selon l’expression de Hegel, « leur substance dans l’état, » il faudrait toujours reconnaître que les centres de la conscience sociale sont matériellement et psychologiquement distincts l’un de l’autre, et, jusqu’à nouvel ordre, sans communication immédiate l’un avec l’autre ; par conséquent la société n’a pas en elle-même de moi, et l’illusion du moi, si c’en est une, y prend toujours la forme de consciences isolées. Voici d’ailleurs, selon nous, l’explication physiologique et psychologique de ce fait, explication qui démontre l’impossibilité de la conscience sociale. Pourquoi notre conscience individuelle, quoique en grande partie composée et inhérente à un cerveau divisible, nous paraît-elle indivisible et simple ? Probablement parce que les cellules de notre cerveau n’ont pas chacune la conscience complète et claire de soi. Sien effet la conscience de nos cellules cérébrales pouvait s’exalter, nous nous verrions peut-être divisés en une pluralité indéfinie, et l’idée de notre moi absolument simple s’évanouirait comme une image illusoire redressée par une plus exacte distribution de la lumière intérieure. Inversement, pourquoi la société ne saurait-elle se saisir elle-même comme une individualité ? C’est qu’elle se compose de moi consciens dont chacun se saisit à part, comme feraient les cellules du cerveau dans le cas précédemment supposé. L’absence de conscience réfléchie dans les cellules du cerveau rend possible le mirage de la réflexion sur soi et peut prêter ainsi même à une conscience collective l’apparence de la simplicité ; au contraire, dans la société, la présence des consciences réfléchies chez les différens membres, qui arrivent tous à dire moi, contredit et empêche toute conscience du moi collectif ou social. Le fantôme de l’individualité se trouve alors dispersé en mille images distinctes comme une figure qui se multiplie dans tous les fragmens d’un miroir brisé. A l’appui de cette hypothèse, on pourrait imaginer des raisonnemens analogues à ceux par lesquels M. Taine essaie d’expliquer le mécanisme de la mémoire, c’est-à-dire la projection de nos sensations présentes dans le passé. Le souvenir en effet, par exemple celui de la mer, est un phénomène réellement présent et composé de sensations ou images présentes ; comment se fait-il donc que nous rejetons dans le passé ces sensations ou images ? C’est, répond M. Taine, parce que l’image provenant du passé, celle de la mer par exemple, se trouve en contradiction avec l’ensemble de nos images présentes, par exemple notre chambre où nous sommes assis, notre table, le coin de notre feu, la campagne sur laquelle nos fenêtres ont jour. Un mécanisme d’optique intérieure repousse alors certaines images dans une perspective lointaine et sur l’arrière-plan du passé, bien qu’à vrai dire tout soit présent et sur le même plan ; en d’autres termes, l’image de l’océan recule devant celles de notre chambre ou de notre feu. Ne pourrait-on appliquer la même loi psychologique à l’interprétation des formes de conscience ? Chez l’animal ou chez l’homme, la pluralité des centres cérébraux de conscience, où la conscience demeure irréfléchie et obscure, ne contredit pas, mais provoque plutôt la fusion de toutes les images en un seul moi ; au contraire, dans la société, la pluralité des centres de conscience réfléchie et claire contredit la fusion de ces consciences en une seule et maintient leur séparation mutuelle. Ce ne sont là que des hypothèses, dont nous ne nous dissimulons pas la subtilité ; mais la nature est encore plus subtile que la pensée. Ce qui, en définitive, ressort de ces hypothèses, c’est l’impossibilité de réduire la pluralité des sujets pensans dont la société humaine se compose à un seul sujet qui les embrasserait tous. Par exemple la clarté des consciences individuelles chez tous les Français est incompatible avec l’existence d’une conscience commune qui serait celle de la France. Nous revenons ainsi à cette conclusion : la France est bien un commun objet de pensée pour les consciences individuelles, c’est-à-dire pour les Français ; mais la conscience de la France n’existe pas comme sujet se pensant lui-même. Jusqu’à présent, la séparation des cerveaux n’a pas été détruite entre les hommes d’une même famille ou d’un même état, pas même dans la « patrie allemande, » et elle maintiendra jusqu’à nouvel ordre l’impénétrabilité des consciences en ce qu’elles ont de plus intime : le moi. En résumé, on peut et on doit admettre que la société, est un vaste organisme physiologique sans admettre pour cela qu’elle soit une vaste individualité psychologique. Nous proposons donc de reconnaître trois sortes d’organismes, les uns où la conscience est à la fois confuse et dispersée, comme les zoophytes et les annelés, les autres où elle est claire et centralisée, comme les vertébrés supérieurs, les autres où elle est claire et dispersée, comme les sociétés humaines. Dans le premier genre d’organisme, la conscience réfléchie et le moi n’existent encore nulle part ; dans le second, les élémens n’ont pas de moi, mais l’organisme en a un ; dans le troisième, les élémens ont un moi, et par cela même l’organisme n’en peut avoirs il ne peut plus exister là entre les consciences qu’une unité d’objet et de but, non une unité de sujet ; car ce sont précisément des sujets multiples qui, se connaissant eux-mêmes et connaissant les autres, s’associent avec réflexion et liberté. IV Selon nous, l’union des consciences dans la société, qu’on nous représente comme une réalité, est seulement un idéal dont il importe de bien concevoir la nature, une idée directrice dont la direction même doit être exactement définie : car, tel idéal social, telle politique. Quelle est donc ici la plus haute notion qu’on puisse se faire de la société future et de l’état de conscience qui doit y exister ? Est-ce l’absorption complète des individualités dans le tout ? Est-ce l’unité absolue dans laquelle la distinction primitive des personnes se serait évanouie, — sorte de communisme soit monarchique, soit démocratique ? Non, nous ne comprenons même pas, à vrai dire, ce que serait une telle unité, pas plus que nous ne pouvons saisir « l’un absolu » de Parménide, et nous ne voyons pas ce qu’on gagnerait à supprimer la variété des êtres au profit du grand Etre d’Auguste Comte. L’idéal social le plus compréhensif est évidemment celui qui concilierait à la fois la plus grande individualité de chaque membre et la plus grande solidarité de tous les membres. Un et tout, voilà la formule du monde ; un et tous, voilà la vraie formule de la société. D’ailleurs que pourrait penser la « conscience de l’Humanité » dont on nous parle, si elle ne pensait pas les hommes unis en elle, si on y avait fait préalablement le vide et si tout objet lui avait été retiré ? Elle ressemblerait à un moi sans cerveau destiné à se contempler lui-même et à se nourrir de lui-même, mais qui n’aurait rien à contempler, et se consumerait dans son isolement. S’il faut une pluralité et une variété de cellules à la conscience individuelle, il faut une pluralité et une variété d’hommes et de consciences à la conscience universelle, telle que la rêvent nos métaphysiciens politiques. L’idéal d’unité et de variété que nous venons de tracer, les faits eux-mêmes le confirment, et l’évolution sociale en prouve la valeur en s’y conformant. D’une part, en effet, l’histoire du développement humain nous montre une tendance croissante des consciences à s’unir dans les mêmes pensées, dans les mêmes sentimens, dans les mêmes désirs. Nous voyons entre les consciences non pas une harmonie préétablie, mais une harmonie qui s’établit après coup par le seul effet de leurs réactions mutuelles. Leibniz faisait remarquer que des balanciers suspendus au même support et dont les battemens sont d’abord inégaux finissent par se mettre d’accord grâce aux vibrations sympathiques du support commun ; c’est la vraie image de la société humaine et peut-être du monde entier. Déjà la science est une : il n’y a point une géométrie anglaise et une géométrie française, une physique européenne et une physique américaine. La morale, partie de la plus confuse discordance, tend à l’accord sur les points les plus essentiels. La législation suit la morale, la politique suit la législation. Les arts, l’industrie, le commerce vont à l’uniformité. Par cela même que s’établit l’égalité des droits, on verra progressivement s’établir une certaine égalité des conditions.. De tout ce mouvement vers un but commun faut-il conclure que l’individu devra à la fin s’absorber dans l’état, l’homme dans l’humanité, la conscience personnelle dans une conscience collective ? Faut-il en déduire ces systèmes politiques d’aristocratie et de monarchie où le grand nombre sert à faire éclore quelques cerveaux supérieurs qui finiront par s’assujettir le reste de l’humanité, où quelques-uns penseront, voudront, jouiront pour les autres, où un seul à la fin concentrera en lui toutes les intelligences éparses au point de pouvoir dire avec vérité : l’humanité, c’est moi ? Non, car une évolution en sens inverse se produit, qui n’est pas moins incontestable que l’autre et qui se caractérise par la croissante autonomie de l’individu ? nous tendons à la variété autant qu’à l’unité. N’avons-nous pas vu le droit, représenté autrefois comme émanant du monarque céleste, descendre d’abord du ciel sur la terre, puis des rois dans les peuples et des peuples dans les citoyens ? Du sein de la masse uniforme tendent à sortir et à fleurir des individualités de plus en plus distinctes, comme sortent d’un tronc les bourgeons, les feuilles, les fleurs. La nature ne connaît point nos exclusions logiques : plus die est une, plus elle est diverse ; sa politique n’admet point nos oppositions de systèmes et de partis : plus elle fait de socialisme, plus elle fait d’individualisme. Comment concilier ces deux mouvemens inverses de l’évolution humaine ? — C’est que la distinction est nécessaire à l’union, c’est que l’énergie des consciences individuelles est nécessaire à la force de l’organisme collectif. Ici en effet nous n’avons plus pour élémens composans des infusoires où dort une sensibilité sourde, mais des intelligences où l’être éveillé se sent et se voit lui-même. L’organisme social est une société d’intelligences, une solidarité comprise et voulue, il est donc un organisme résultant du choix et non plus de la nécessité. Partout où un homme ne comprend pas et n’accepte pas le lien qui l’unit aux autres, le lien social, on peut dire qu’en cet homme la conscience de la société n’existe pas et qu’il ne vit point encore de la commune vie. Il est semblable à ces points insensibles qu’on rencontre en tout être animé et qui sont dans l’ensemble vivant comme des points morts. L’idéal véritable est donc que chaque membre du corps social ait l’idée la plus claire et le plus entier respect du moi des autres, ce qui est impossible s’il n’acquiert pas la plus intime conscience de son propre moi. Or cette conscience ne s’acquiert que par la liberté. Nous le savons, tout ce qui s’impose du dehors par force obscurcit la conscience en comprimant la volonté et liait prédominer la nature aveugle sur la pensée clairvoyante. L’action est nécessaire à la pensée ; on ne sait une chose qu’en la faisant soi-même, disait Aristote ; on ne se sait donc soi-même que si on se fait soi-même. M. Espinas finit d’ailleurs par démontrer que dans les organismes, par exemple chez les annelés, la solidarité ne détruit pas la distinction des parties ou anneaux, mais la suppose au contraire. Plus l’article antérieur, celui qui forme la tête de l’animal, sera individuel à son origine, plus il se prêtera facilement à la spécialisation que sa situation requiert. « Plus les autres articles seront individuels, eux aussi, plus ils laisseront le premier à ses fonctions propres, étant eux-mêmes plus propres à accomplir les leurs. Il arrivera nécessairement qu’ils se coaliseront pour atteindre ce but. » M. Espinas ajoute avec profondeur que l’aptitude à l’isolement absolu n’est pas la même chose que l’individualité ; c’en est le caractère inférieur. « L’individualité supérieure est riche en fonctions, c’est un foyer d’activité vitale énergique, et par cela même elle soutient des rapports nombreux nécessaires, avec d’autres foyers de vie, d’autres individualités. Ce n’est pas une déchéance, c’est un progrès pour l’individu de devenir organe par rapport à un tout vivant plus étendu. » On pourrait ajouter inversement que c’est un progrès pour le tout d’avoir des parties mieux individualisées : « On peut même dire que l’individualité du tout est en raison de l’individualité des parties, et que mieux l’unité de celles-ci est définie, plus leur action est indépendante, mieux l’unité du tout et l’énergie de son action sont assurées [11]. » La biologie confirme donc ce que nous affirmions tout à l’heure et se charge de réfuter l’absorption de l’individu dans l’état à laquelle aboutissent certaines théories allemandes, où la métaphysique prétend à tort s’autoriser des sciences naturelles. L’argument politique tiré de l’absorption des parties dans une conscience totale prouve trop ou trop peu. S’il était nécessaire que chaque conscience individuelle s’abîmât dans une conscience collective, il faudrait transporter l’absolutisme partout où il y a plusieurs consciences en rapport, dans une association ou collection quelconque, dans la famille, dans la cité, dans l’état ; et ce n’est pas encore pousser assez loin l’absorption, car on pourrait toujours trouver au-dessus de chaque conscience collective une autre conscience collective plus large encore, par exemple au-dessus de l’état la race, au-dessus de la race l’humanité, au-dessus de l’humanité « l’esprit de la terre, » comme disent Goethe et Hegel, plus haut encore « l’esprit du système solaire, » enfin « l’esprit du monde » et la conscience du grand Tout ; au fond, le système revient donc à dire qu’il n’y a et ne doit y avoir qu’une seule grande conscience comme il n’y a qu’un seul grand être. Cela peut être vrai spéculativement ; mais si, en fait, dans ce grand tout peuvent encore trouver place des êtres sensiblement distincts, ne faut-il pas de même, dans la conscience générale, laisser une place à l’individualité et à la liberté des consciences particulières ? Par cela même que la conscience du tout est celle de tous les êtres, elle n’est celle d’aucun en particulier, et il n’y a pas lieu de s’en préoccuper : la politique est aussi indépendante du dieu des panthéistes que du dieu des théistes. M. Spencer, lui, après avoir représenté la société comme un vaste organisme, se garde d’en tirer les conclusions chères aux hégéliens. De ce que la conscience est répandue partout, dit-il, il suit que le bien de la communauté ne saurait être cherché en dehors du bien des individus. « La société existe pour le bonheur de ses membres et non inversement. Quelques efforts que l’on fasse (et avec raison) pour procurer la prospérité du corps politique, il n’est pas moins vrai que l’état n’a de droits qu’en tant qu’il représente les droits des citoyens. » Là se trouve, pour M. Spencer et son école, une des principales différences entre l’organisme de la société et celui des autres êtres vivans : dans l’un, le tout a pour fin les parties ; dans les autres, les parties ont pour fin le tout. Peut-être la différence n’est-elle pas aussi grande et y aurait-il moyen, ici encore, de concilier les deux points de vue opposés. Dans l’animal même, peut-on dire que la nature sacrifie les parties au tout ? Le tout n’a-t-il pas pour but d’élever les parties à une vie supérieure et de les entraîner dans un courant qui est pour elles un progrès ? Les cellules qui ont servi dans une cervelle humaine à l’élaboration de la pensée n’ont-elles pas participé à une existence supérieure et, si l’on veut, à une forme de conscience supérieure ? La prépondérance même du cerveau, où se produit la pensée du tout, n’assure-t-elle pas le maintien et le développement des poumons, du cœur, des muscles, des nerfs et des autres parties ? De même pour les espèces, auxquelles on répète sans cesse que la nature sacrifie les individus ; ne pourrait-on dire aussi bien que l’espèce est une simple ressemblance plus ou moins provisoire entre une série d’individus, un lit creusé d’avance pour le torrent et par le torrent, et qui en définitive n’a d’autre fin que le bien non d’un seul individu, mais de tous ? De même encore pour la société humaine ; en un sens, elle n’est qu’un moyen, en un autre elle est une fin, parce qu’en dernière analyse elle se résout en une multiplicité innombrable d’individus qui travaillent chacun pour tous et tous pour chacun. La même conciliation est possible, pour des raisons analogues, entre ces termes si souvent opposés l’un à l’autre, individu et famille, famille et nation, nation et humanité, en un mot entre les divers degrés de « l’égoïsme » et les divers degrés de « l’altruisme. » L’auteur des Sociétés animales montre avec force que, chez les animaux, l’évolution des sentimens sociaux est essentiellement « une transformation croissante de l’égoïsme en altruisme ou de l’amour du moi en amour du nous. » Ce qui prouve, ajoute-t-il, la pénétration du moi et du nous et la diffusion en quelque sorte du premier dans le second, « c’est qu’il n’est pas un nous qui ne soit, lui aussi, limité et antagonique par rapport à un autre nous, en sorte qu’on voit par là clairement qu’il n’est qu’un moi étendu. » Nulle part cet antagonisme n’est plus visible qu’entre la famille et la peuplade, ou entre une peuplade d’une espèce et une autre d’espèce différente. La famille et la peuplade, par exemple, sont antagonistes même à l’origine et se développent en raison inverse l’une de l’autre. La famille monogame est un petit groupe fermé qui ne peut facilement s’agréger à d’autres parce que la jalousie susciterait entre les mâles de la même bande des luttes furieuses, et parce que la mère, de son côté, ne peut suffire à élever un trop grand nombre de jeunes. C’est seulement quand les liens domestiques se sont détendus que la peuplade a pu naître, chez les oiseaux par exemple, et à ce titre les familles polygames ont formé la transition vers un agrégat plus complexe. C’est aussi ce qu’admettent MM. Spencer et Darwin. « Les affections sympathiques les mieux définies, conclut M. Espinas, ont pour conséquence la haine des êtres où l’image, bien que voisine, n’est pas reconnue comme semblable, et leur exclusion du moi collectif. » Le patriotisme des animaux est un patriotisme de clocher. « On peut affirmer comme une loi générale que la netteté avec laquelle se pose une conscience sociale est en raison directe de la vigueur de ses haines pour l’étranger. L’altruisme est donc bien vraiment un égoïsme étendu et la conscience sociale une conscience individuelle. » Accordons que c’est là en effet une « loi générale » pour les sociétés d’animaux ; accordons même que chez les hommes le patriotisme s’est d’abord manifesté par la haine de l’étranger ; il n’en est pas moins vrai que cette antinomie tend à disparaître comme les autres dans la société vraiment humaine et qu’il n’est pas nécessaire de haïr les autres nations pour aimer sa patrie. Il est des peuples, je le sais, qui ont érigé cette haine des nations ou des races en théorie : ils ont conçu spéculativement et pratiquement les sociétés humaines comme des sociétés brutales et bestiales, ils ont donné l’animal pour modèle à l’homme. Mais il est d’autres peuples qui n’ont jamais séparé l’amour de la patrie et l’amour de l’humanité, l’esprit national et l’esprit philanthropique ; ceux-là ont eu un sens plus profond de la conscience humaine. L’antagonisme des peuples n’est pas plus nécessaire dans l’humanité que l’antagonisme des familles dans l’état ; si la loi d’opposition précédemment établie entre la famille et le peuple est vraie des animaux, elle a cessé d’être vraie pour les hommes. N’y a-t-il pas des contrées, comme l’Angleterre, l’Allemagne, comme la France même, où l’esprit de famille et l’esprit national sont développés avec une intensité parallèle ? La loi d’opposition entre chaque état et les autres n’est pas plus essentielle ; seulement, la vie philanthropique n’étant pas encore assez avancée et devant se développer la dernière, les haines mutuelles sont plus fréquentes et plus vivantes encore là qu’ailleurs. Ainsi, quand on veut tirer de l’histoire naturelle des argumens en faveur d’une politique rétrograde, appelons-en du naturalisme mal informé au naturalisme mieux informé. Les vraies lois de l’organisme social, en résumé, donnent raison à l’école libérale, non à l’école autoritaire. Nous venons de le voir, la vie qui anime la société a d’autant plus d’intensité que la vie des individus est elle-même plus intense, comme un concert de voix a d’autant plus de puissance que chacune des voix est plus pleine ; l’autonomie de l’individu n’empêche point son accord avec la famille, ni l’autonomie de la famille son accord avec la nation, ni l’autonomie de la nation son accord avec le reste de l’humanité. L’idée directrice de l’évolution humaine est donc non pas « l’asservissement des consciences, » mais l’harmonie de toutes les consciences dans leur liberté même. Reliez les hommes entre eux par la force, et vous verrez ce lien tomber tôt ou tard ; reliez-les par leurs volontés, conséquemment par leurs consciences, et le lien social sera d’autant plus indissoluble qu’il aura été noué plus librement par les individus. Cette loi, confirmée par l’histoire, nous en avons vu la raison psychologique : c’est que ce qui rend possible la conscience individuelle et centralisée, je veux dire la volonté se voulant elle-même et disant moi, est en même temps ce qui rend possible une solidarité universelle, car la volonté de chaque homme, force de concentration et d’expansion tout ensemble, est à la fois ce qu’il a de plus personnel et ce par quoi il peut le mieux s’unir aux autres personnes. Les systèmes de fausse politique qui croient développer l’idée du tout ou de l’état en étouffant l’idée du moi travaillent contre leur but : moins l’être se voit, moins il voit la société dont il fait partie ; fermé à lui-même, il est fermé à tous les autres. Ce n’est pas de charbons éteints qu’on fait un brasier. L’énergie de la force résultante suppose l’énergie des forces composantes. En conséquence nous pouvons conclure que, là où existent des consciences individuelles et des volontés distinctes, là seulement existe ce qu’on peut appeler, si l’on veut, la conscience sociale, c’est-à-dire l’union des volontés. Par tout le reste, l’individu est encore plongé dans la nature et ne fait pas partie de la société humaine ; il est comme ces plantes des eaux qui n’émergent dans l’air et la lumière que par leur fleur. ALFRED FOUILLEE.