Alfred Fouillée L’Histoire naturelle des sociétés humaines ou animales Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 34, 1879 (pp. 370-405). I. L’ORGANISME SOCIAL. I. Herbert Spencer, Principes de sociologie, traduits par M. Cazelles, 1878 ; Essais de politique, traduits par M. A. Bardeau, 1879. — II. Espinas, les Sociétés animales, 2e édit.,18ï9. — III. Schaeffle, Bau und Leben des socialen Kœrpers, Tubingue, 1875. La constitution de la science sociale sur des bases positives semble la principale tâche de notre siècle. Jadis objet de pure curiosité et comme de luxe réservé à quelques penseurs, l’étude de la société et de ses lois finira par devenir pour tous, dans nos nations démocratiques, une étude de première nécessité. C’est que, par le développement même de la civilisation, chaque homme vit davantage non-seulement de sa vie propre, mais encore de la vie commune ; le progrès a deux effets simultanés, qu’on a crus d’abord contraires et qui sont réellement inséparables : accroissement de la vie individuelle et accroissement de la vie sociale. Longtemps l’individu s’est persuadé que ce qu’il donnait à la société, il le perdait pour soi ; longtemps aussi la société a cru que ce qu’elle accordait à l’individu elle se l’enlevait à elle-même, comme un corps qui craindrait de laisser ses membres se développer et les emprisonnerait pour accroître sa propre force. De là cette vieille antithèse entre la société et l’individu qui caractérise l’esprit antique, et dont l’esprit moderne s’affranchit en montrant une harmonie dans ce qu’on prenait pour une opposition. Si grande est la solidarité entre l’individu et la société que, dans la pratique, l’un ne peut vraiment exister sans l’autre. Au point de vue théorique, la science même de l’individu et la science de la société sont de plus en plus inséparables : toute question philosophique et morale finira, selon nous, par apparaître comme une question sociale. La psychologie, en étudiant l’individu, s’aperçoit bientôt que les facultés et tendances individuelles sont en réalité un héritage de la race et de l’espèce, conséquemment de la société, et elle finit par se poser à elle-même cette question : — Que resterait-il dans ce que nous appelons notre moi, si on en enlevait tout ce que nous avons reçu d’autrui, et la conscience propre de chaque homme ne se réduit-elle point en un certain sens à la conscience commune de l’humanité ? Si le moraliste à son tour, après avoir étudié la forme actuelle sous laquelle les lois morales apparaissent à l’individu, en suit l’évolution historique et en recherche sans préjugé l’origine naturelle, il se demandera : — Les lois morales qui s’imposent à l’individu sont-elles autre chose que les conditions générales de la société, et les conditions de la société sont-elles autre chose que les lois plus générales encore de la vie, soit physique, soit intellectuelle ? De cette question, le métaphysicien doit passer à une autre : — Puisque la biologie et la sociologie se tiennent si étroitement, les lois qui leur sont communes ne nous révéleraient-elles pas les lois les plus universelles de la nature et de la pensée ? L’univers entier n’est-il point lui-même une vaste société en voie de formation, une vaste union de consciences qui s’élabore, un concours de volontés qui se cherchent et peu à peu se trouvent ? Les lois qui président dans les corps aux groupemens des invisibles atomes sont sans doute les mêmes que celtes qui président dans la société au groupement des individus ; et les atomes eux-mêmes, prétendus indivisibles, ne sont-ils point déjà des sociétés ? S’il en était ainsi, il serait vrai que la science sociale, couronnement de toutes les sciences humaines, pourra nous livrer un jour, avec ses plus hautes formules, le secret même de la vie universelle. I La question finale que soulèvent les plus récens travaux sur la science sociale est la suivante : — Qu’est-ce en définitive qu’une société, soit d’hommes, soit d’animaux ? est-ce un véritable individu ayant non-seulement une vie propre, mais même une conscience propre ? — Déjà les anciens philosophes, Platon et surtout Aristote, avaient représenté la société comme un grand corps vivant, un véritable animal à mille têtes. Déjà les poètes anciens et modernes étaient allés jusqu’à en décrire les membres : …. Pendant que le bras armé combat au dehors, La tête prudente se défend au dedans, car tous les membres d’une société, petits et grands, Chacun dans sa partie, doivent agir d’accord Et concourir à l’harmonie générale comme en un concert…. C’est pourquoi le ciel partage la constitution de l’homme en diverses fonctions Dont les efforts convergent par un mouvement continu Vers un résultat et un but unique : — la subordination…. Il y a dans l’âme d’un peuple une force mystérieuse dont l’histoire N’a jamais osé s’occuper, et dont l’opération surhumaine Est inexprimable à la parole ou à la plume [1] La similitude entre les sociétés et les êtres animés, qui ne paraissait alors qu’une sorte de figure poétique, redevient chez les philosophes du XVIIIe siècle, comme autrefois chez Aristote, une analogie scientifique. Rousseau, dans son article de l’Encyclopédie sur l’économie politique, va jusqu’à déterminer les organes particuliers du corps social. « Le pouvoir souverain, dit-il, représente la tête, les lois et les coutumes sont le cerveau, les juges et les magistrats sont les organes de la volonté et des sens ; le commerce, l’industrie et l’agriculture sont la bouche et l’estomac qui préparent la substance commune ; les finances publiques sont le sang, qu’une sage économie, en faisant les fonctions du cœur, distribue par tout l’organisme ; les citoyens sont le corps et les membres, qui font mouvoir, vivre et travailler la machine. On ne saurait blesser aucune partie sans qu’aussitôt une sensation douloureuse ne s’en porte au cerveau, si l’animal est dans un état de santé. » Cet organisme décrit par Rousseau représente parfaitement la société au point de vue des intérêts économiques ; mais de nos jours on est allé plus loin. On considère ces rapprochemens entre le corps social et l’animal non comme de pures analogies, mais comme des identités qui expriment la réalité même avec une entière exactitude. C’est à Auguste Comte que revient l’honneur d’avoir mis hors de doute l’intime lien qui unit la science de la vie avec la science de la société. Pourtant il recommandait à la sociologie de se tenir en garde contre les empiétemens de la biologie. M. Spencer, au contraire, tend à fondre les deux sciences en une seule. Dans ses Principes de sociologie, il entreprend de s’élever à une vue systématique des phénomènes sociaux et de dégager les lois qui les régissent ; or ces lois, qui se résument pour lui dans celle de l’évolution, lui paraissent identiques aux lois mêmes de la vie. Dans un livre très remarquable sur la Structure et la vie du corps social, M. Schaeffle, en bon Allemand, pousse la même thèse jusqu’au bout et l’appuie d’un grand appareil scientifique : il décrit minutieusement la cellule sociale, c’est-à-dire la famille, les tissus sociaux, les organes de la société, l’âme de la société. M. Jaeger, dans son Manuel de zoologie, classe les sociétés parmi les êtres vivans et en analyse les caractères comme un naturaliste. En France, un jeune philosophe vient d’écrire, dans un esprit analogue, une œuvre vigoureuse où sont pour la première fois étudiées scientifiquement les sociétés animales, ébauches de la société humaine. Gardons-nous de ne voir là que de pures questions de philosophie spéculative : ces intéressans problèmes sur les rapports des individualités et des sociétés ont leurs conclusions pratiques dans l’ordre politique comme dans l’ordre moral. Maintenant que les sciences naturelles sont justement en honneur, c’est dans leur domaine que les systèmes autoritaires vont à chaque instant chercher des argumens nouveaux et plus raffinés ; c’est là aussi que les esprits libéraux doivent chercher un nouvel appui pour leurs théories. Nous voudrions montrer quel est sur ce point capital l’état actuel de la question. Déjà, dans une précédente étude sur la théorie de l’état, nous avons fait à l’école idéaliste sa part légitime ; aujourd’hui nous devons faire celle de l’école naturaliste. Le problème s’agrandit, tout en demeurant au fond analogue : il ne s’agit plus seulement de l’état et des associations politiques, il s’agit des sociétés humaines en général et même des sociétés animales ; nous passons du domaine purement juridique et politique dans le domaine de la biologie, nous abordons cette partie de la science sociale qu’on peut appeler l’histoire naturelle des sociétés. Recherchons donc la nature essentielle de « l’organisme social, » soit chez les hommes, soit chez les animaux. En premier lieu, au point de vue physiologique, n’est-ce pas une véritable vie qui anime les sociétés ? En second lieu, a-t-on le droit d’en conclure, au point de vue psychologique, que les sociétés ont une véritable conscience d’elles-mêmes ? Nous n’examinerons aujourd’hui que la première de ces questions, réservant la seconde pour une étude prochaine. Cet examen nous permettra de reconnaître, si l’histoire naturelle des sociétés donne gain de cause à la politique autoritaire ou à la politique libérale. Recherchons d’abord si M, Spencer et ses partisans n’ont pas raison d’assimiler la société à un organisme régi par les lois ordinaires de la vie. Quel est, selon tous les physiologistes, le premier et le plus essentiel caractère d’un corps vivant ? C’est que des parties dissemblables y concourent à la conservation du tout. Un végétal, par exemple, se compose de parties différentes, racines, feuilles, fleurs, dont chacune sert à conserver l’ensemble. Les conditions que ce concours suppose peuvent, selon nous, se réduire à deux : 1° la division des fonctions entre les diverses parties et la spécialité de ces fonctions ; 2° leur solidarité et leur coopération à un but final. Or ce sont là aussi, il faut le reconnaître, les conditions de toute société animale ou humaine ; reprenons-les chacune à part. D’abord, là où ne se trouve pas une division de fonctions, il n’y a point encore organisation proprement dite : par exemple, dans un monceau de sable, les diverses parties se ressemblent toutes et agissent de la même manière, chacune isolément, comme si les autres n’existaient pas ; point de fonctions distribuées entre les divers grains de sable ; le monceau n’est donc pas un organisme. De même, un ensemble d’hommes menant une vie uniforme et toute rudimentaire l’un à côté de l’autre, dans un état d’isolement et d’indépendance mutuelle, ne forment pas une société ; plus les hommes sont encore voisins de l’état sauvage, plus ils ressemblent à ces agrégats où l’action des parties demeure isolée alors même que les parties sont voisines dans l’espace et dans le temps. Que les fonctions au contraire se divisent, que l’une des parties d’un végétal, par exemple, suce le suc de la terre, qu’une autre fasse circuler la sève, qu’une autre la purifie par la respiration au contact de l’air, aussitôt l’organisation commence. De même, que les hommes primitivement absorbés par une vie égoïste et uniforme partagent entre eux des travaux, que l’un cultive le sol, que l’autre construise des maisons, que l’autre fasse des vêtemens, la société commence. La division des fonctions est dans l’ordre physiologique, selon la lumineuse conception énoncée pour la première fois par Milne Edwards, ce qu’est la division du travail dans l’ordre économique. Cette division entraîne comme conséquence, soit dans l’organisme de l’être vivant, soit dans l’organisme des sociétés, la spécialité des fonctions et des travaux. Ce que font l’estomac, le cœur et les poumons, le cerveau ne le fait pas, et réciproquement. Dès lors devient nécessaire la seconde condition de développement et de vie que nous avons indiquée : il faut que les effets de la division et de la spécialisation soient compensés par la solidarité ; il faut dans l’animal que, le cerveau renonçant à se nourrir lui-même, l’estomac se charge d’élaborer sa nourriture, le cœur de la lui transmettre ; il faut que, dans la société, certains hommes prenant pour eux le soin de réfléchir aux affaires communes, d’autres prennent à leur place le soin de pourvoir à l’alimentation et à la défense. Cette solidarité aura pour résultat ce qu’on nomme en économie politique la coopération, c’est-à-dire le concours à un but final qui est la conservation de l’ensemble. Grâce à cette coopération, chacun est à la fois un moyen et une fin par rapport à tous les autres : le laboureur sert au magistrat, le magistrat au laboureur, le guerrier au laboureur et au magistrat. Ainsi les divers organes de l’être vivant se prêtent un mutuel appui : c’est le « cercle de la vie, » et on peut dire que toute société humaine, toute famille, toute nation forme un cercle analogue. Des caractères essentiels de la vie passons à la structure générale des êtres vivans. Dans chaque organisme complet et un peu élevé, M. Spencer remarque avec raison qu’il y a trois grands systèmes d’organes exécutant trois fonctions dominantes : les organes de la nutrition (dont la reproduction n’est qu’un cas particulier), les organes de relation et les organes de la circulation ; en d’autres termes, le système alimentaire (estomac, foie, etc.), le système directeur (cerveau, nerfs), le système distributeur (cœur, vaisseaux sanguins). Voyons-les d’abord au début de la série des êtres. Quand le corps d’un des animalcules d’ordre très bas dont la mer est peuplée cesse de former une masse entièrement homogène, on commence à y distinguer deux couches, l’une extérieure, en commerce avec le milieu, et qui formera les organes de relation ou de direction (tentacules, cils moteurs ou défensifs, etc.), l’autre intérieure, entourant la cavité digestive, et qui sert à élaborer les alimens. D’abord en contact et en rapport direct, ces deux systèmes, alimentaire et directeur, à mesure qu’ils se diversifient et se compliquent chacun de son côté, se complètent par un troisième système intermédiaire, le système distributeur, lequel porte à toutes les parties du premier la nourriture préparée par le second : ce ne sont d’abord que de petits canaux très simples qui à la fin deviendront, chez les êtres plus élevés, l’appareil circulatoire avec ses mille ramifications. De même une société se partage d’abord en deux classes, l’une qui travaille et produit les choses nécessaires à l’alimentation, l’autre qui dirige, commande, veille aux rapports de la communauté avec le dehors plus tard seulement apparaît une classe intermédiaire qui distribue les produits dans tout l’ensemble pour la consommation finale. M. Spencer a donc raison de dire : « La classe qui achète et revend, en gros ou en détail, les produits de toute sorte ; et qui par mille canaux les distribue partout à mesure des besoins, accomplit la même fonction que dans un corps vivant le système circulatoire. » On le voit, l’industrie, le gouvernement et le commerce sont dans une nation parallèles aux trois principales classes d’organes qui entretiennent la vie chez un animal. Nous ne suivrons pas M. Spencer dans les innombrables détails à travers lesquels il poursuit l’analogie entre les corps animés et les nations [2]. On peut discuter sur beaucoup de rapprochemens particuliers et « d’illustrations » à l’anglaise, où l’auteur se montre peut-être trop ingénieux ; mais, à prendre les choses dans leur ensemble, nous pouvons accorder que jusqu’à présent la similitude est parfaite entre l’organisation d’un être vivant et l’organisation d’une société. Maintenant se pose une question nouvelle et plus importante, que M. Spencer n’a pas examinée : — l’organisation, quoique nécessaire à la vie, est-elle la vie même ? En d’autres termes, de ce qu’une société est organisée, faut-il conclure qu’elle est vivante ? On pourrait retrouver dans une machine à vapeur, dans une montre, etc., beaucoup d’analogies avec les êtres vivans, une division du travail entre des parties diverses avec une coopération à un but final ; aussi les enfans et les sauvages ne peuvent se persuader qu’une montre ne vit pas. Qu’est-ce donc qui distingue la machine artificielle et sans vie de la machine naturelle et vivante ? — Leibniz nous fournit une première réponse : les parties d’un automate, comme le bois ou le fer, ne sont point elles-mêmes organisées, tandis que celles des êtres vivans sont elles-mêmes organisées et vivantes ; les machines naturelles « sont machines jusque dans leurs moindres parties, » et enveloppent des organes dans des organes à l’infini. C’est cette sorte d’abîme que Pascal avait déjà décrit avec une admiration mêlée de terreur : « Des gouttes dans ce sang, des humeurs dans ces gouttes, » et ainsi sans fin, si bien que chaque monde vivant embrasse une infinité d’autres mondes vivans à des degrés divers. Tel est en effet un des caractères les plus frappans de la vie. Or, si nous considérons d’après ce principe les sociétés et les nations, est-ce aux machines artificielles ou aux organismes naturels qu’il faut les assimiler ? D’abord, une société n’est-elle pas composée de parties vivantes, d’individus, d’hommes ou d’animaux ? Peut-on dire qu’elle soit formée par l’ajustement de parties inertes ? Non, assurément. Les individus humains qui composent une société, à leur tour, ne sont-ils pas composés d’autres individus doués de vie et dont l’ensemble forme leurs organes, leur corps ? La science contemporaine, comme Pascal, nous montre dans chaque individu organisé un monde d’autres êtres organisés, et dans ce qui paraissait une sorte d’atome vital elle découvre « un abîme nouveau. » Carpenter, Hœckel, Virchow, MM. Claude Bernard, Robin, Bert, ont prouvé que tout animal est composé d’un grand nombre d’autres animaux plus élémentaires. « L’éponge, par exemple, dit Huxley, est une sorte de cité sous-marine dont les membres sont rangés le long des rues, de telle manière que chacun puise aisément sa nourriture dans l’eau qui passe devant lui. » De même les cellules dont se compose le corps d’un vertébré supérieur, tel que l’homme, sont autant d’individus vivant d’une vie propre et trouvant leur aliment dans le sang. Ces petits organismes contenus dans un grand organisme ont leurs tendances particulières et leurs appétits, leur voracité, leur santé et leurs maladies, leurs alternatives de fixité et de mobilité, leurs migrations. Qui ne sait que dans les animaux inférieurs, comme les annélides et les vers, on peut partager le corps en segmens qui continuent de vivre ? C’est un état que l’on a démembré. On nous dira qu’il n’en est pas de même dans les animaux supérieurs ; mais d’abord certaines parties de ces animaux peuvent continuer de vivre quelque temps après la mort du grand organisme, comme les ongles ou les cheveux ; puis, des parties plus importantes peuvent être détachées de l’animal complet, greffées sur un autre animal et continuer de vivre dans ce milieu nouveau, comme un peuple annexé à un autre. On sait comment M. Bert greffe sur un rat une ou plusieurs queues empruntées à d’autres rats ; on fait des expériences analogues pour les pattes [3]. On peut même greffer un rat sur un autre et en faire ainsi deux frères siamois. Il y a dans la nature même des exemples de ces greffes : certains crustacés parasites sont greffés sur leur femelle et forment deux animaux en un, sans compter tous les autres animaux microscopiques dont chacun d’eux est formé. Si les animaux supérieurs, mutilés au delà d’une certaine limite, ne peuvent vivre, c’est parce que la spécialisation des fonctions y est plus grande : les imperceptibles organismes qui les composent n’accomplissent chacun qu’un petit nombre de travaux très déterminés ; ils ne peuvent dès lors, en cas de besoin, se suppléer mutuellement, comme cela a lieu dans les êtres inférieurs, ni accomplir les fonctions les uns des autres ; les muscles, par exemple, ne peuvent jouer le rôle de viscères, le cœur celui de cerveau. Ainsi dans une fourmilière certaines classes de fourmis, qui sont habituées à recevoir des autres leur nourriture, meurent de faim quand on les sépare de la cité, faute de pouvoir elles-mêmes se nourrir. La forte centralisation des animaux supérieurs ne prouve donc point, selon nous, qu’ils ne soient pas composés d’animaux plus élémentaires, tout comme la forte centralisation d’un état cache sans l’exclure la distinction des provinces, des cités et des individus. S’il en est ainsi, n’avons-nous pas le droit de dire qu’au point de vue purement physiologique tout individu est une société et toute société un individu, selon le terme de comparaison, de même que l’infiniment petit comparé à ce qu’il enveloppe devient un infiniment grand, et l’infiniment grand, comparé à un ordre d’infinité supérieur, un infiniment petit ? Le rêve étrange et profond prêté par Diderot à D’Alembert, la science contemporaine en fait une réalité. Quand les abeilles qui essaiment se suspendent en grappes, on pourrait les prendre, à la solidarité qui les enchaîne, à la rapidité avec laquelle les impressions et les actions se communiquent des unes aux autres, pour un animal à cinq ou six cents têtes et à mille ou douze cents ailes. Nos organes, dit Diderot, sont de même « des animaux distincts que la loi de continuité tient dans une sympathie, une unité, une identité générales. » Seulement les abeilles s’envolent quand un adroit coup de ciseau les sépare aux points où elles s’attachent. Mais supposez ces abeilles si petites, si petites que leur organisation échappe toujours au tranchant grossier de notre ciseau, vous pousserez la division aussi loin qu’il vous plaira sans en faire mourir aucune, et ce tout formé d’abeilles imperceptibles sera un véritable polype que vous ne détruirez qu’en l’écrasant. « Si l’homme ne se résout pas en une infinité d’hommes, il se résout du moins en une infinité d’animalcules, dont il est impossible de prévoir les métamorphoses et les transformations dernières. » Il résulte de ce qui précède que, si un être vivant est composé d’autres vivans, comme l’avait déjà dit Leibniz, toute société, humaine ou animale, est aussi composée de parties vivantes ; c’est donc une analogie de plus entre les sociétés et les êtres animés, que nous proposons d’ajouter aux autres comme non moins importante. Mais il ne s’ensuit pas encore que nous sachions ce qu’est en elle-même la vie ; nous savons seulement que, sous la forme qui nous est connue, elle se compose de plusieurs vies conspirant à un équilibre final. Faisons donc un pas de plus et demandons-nous ce qui semble caractériser plus intimement chaque vie considérée en elle-même. Ne serait-ce point une chose que M. Spencer a eu le tort de passer sous silence : la spontanéité, en d’autres termes la tendance à l’action et au développement ? Dans nos machines artificielles, chaque partie, loin de tendre spontanément à l’action, ne tend qu’à se dérober au rôle qui lui est assigné pour retomber sous sa propre loi et en sa propre inertie ; dans les organismes naturels au contraire, chaque organe tend à l’accomplissement d’une certaine action qui est nécessaire pour sa propre existence. Comme cette existence même n’a pu se produire et ne peut se conserver que dans certaines conditions, il en résulte que l’organe, en tendant vers ce qui est nécessaire à son existence propre, semble au premier abord tendre aussi vers ce qui est nécessaire à l’existence du tout dont il fait partie. Cette apparence a produit deux conceptions selon nous erronées de la vie, l’une ayant trait à la causalité, l’autre à la finalité. La première consiste à supposer, au-dessus des tendances particulières de chaque partie, une cause spéciale qui présiderait à l’arrangement des parties mêmes : la force vitale, depuis longtemps en honneur dans l’école de Montpellier et dont un médecin de Paris reprenait récemment la défense désespérée [4]. Nous avouons ne pas saisir, pour notre part, en quoi cette force diffère des vertus occultes de la scolastique, du vinculum substantiale, de la faculté pulsifique des artères, de l’horreur du vide et autres entités érigées en causes. Il ne faut point multiplier les êtres sans nécessité. Quant à la finalité, dont on a voulu faire le propre de la vie, si on entend par là que chaque partie de l’être vivant est appropriée au tout par une intelligence résidant soit en dehors d’elle, soit en elle, la science moderne n’a pas besoin de cette hypothèse, et toute hypothèse inutile doit être rejetée comme une complication gratuite. Sans doute c’est une induction presque irrésistible qui nous fait concevoir les êtres vivans ou leur cause à l’image de l’intelligence humaine. Cette sorte de pensée agissant par l’intérieur, adaptant les moyens aux fins, les organes aux fonctions, ne pouvait manquer d’être présentée comme la caractéristique de la vie. On sait que cette opinion, si plausible au premier abord, est celle de M. Ravaisson, de M. Vacherot, de M. Renouvier, de M. Janet, de tous les philosophes qui admettent encore chez les êtres vivans des causes finales. Mais cette caractéristique de la vie est-elle bien sûre au point de vue de la science, dont toutes les découvertes tendent en sens contraire ? D’abord, le concours des organes dans les êtres vivans est beaucoup plus mécanique que n’est tenté de le croire un métaphysicien raisonnant sur l’abstrait : la science positive explique suffisamment, selon nous, l’harmonie vitale par l’action et la réaction mécanique de parties dont chacune agit à l’origine sans se préoccuper des autres, sans les connaître, sans vouloir leur bien. Rien d’égoïste au début comme les animalcules dont se compose un animal ; chacun tire tout à soi, et c’est l’équilibre même de ces égoïsmes qui fait la vie. A voir les merveilles du résultat final, on dirait sans doute que chacune des cellules a travaillé pour les autres, et cependant elle n’a travaillé que pour soi ; on dirait qu’elle s’est proposé pour fin le bien de l’ensemble, et cependant elle n’a eu aucune fin sinon sa propre conservation, qui se trouve d’ailleurs liée mécaniquement à celle des autres cellules. Les sociétés de vivans dont se forme l’individu vivant ne connaissent d’abord d’autre morale et d’autre politique que celle d’Helvétius : ce dernier croyait qu’il suffit, pour faire le bien de tous, que chacun songe à soi et que c’est là tout le secret de la « Providence. » Du moins, dirons-nous, c’est là le secret de la nature. Nous admettons avec Darwin, d’après les travaux récens de la biologie, que la lutte pour la vie entre les cellules produit une sélection naturelle qui élimine celles dont l’existence est incompatible avec l’existence de l’ensemble, conserve les autres et produit, par une sympathie d’abord toute mécanique, l’apparence d’une conspiration des parties pour l’intérêt du tout. Ainsi se façonne peu à peu en un animal aux formes définies la société d’animalcules, et ces formes définies qui, en se propageant par les mêmes lois à travers les siècles, engendrent l’espèce, n’ont pas été un but, mais un simple résultat, fixe pendant un certain temps, finalement variable avec les âges. Je comparerais volontiers le flux des animalcules au cours d’un fleuve qui finit par se creuser lui-même son lit et par se façonner ses propres bords : un métaphysicien soutiendra-t-il que les gouttes d’eau sont faites pour les bords, qu’elles ont travaillé en vue de ces bords, qu’une finalité spontanée les a fait s’approprier à cette forme en vertu de quelque idée éternelle du fleuve, inhérente comme les idées platoniciennes à la suprême intelligence ? Ce serait confondre le mécanisme avec la finalité. Toute la nature est un devenir, un fleuve qui se fait lui-même ses rives jusqu’à ce qu’il les défasse lui-même et déborde ; les formes ou types des espèces ne sont que les lits provisoires qui, une fois produits, semblent des prisons perpétuelles ; mais la nature féconde s’en délivre tôt ou tard, dépasse toutes les formes, détruit tous les cadres ou tous les types et va toujours devant elle dans une course sans fin. La finalité que réalisent les parties vivantes par leur harmonie avec le tout vivant est donc à nos yeux une conséquence, non un principe ; c’est une adaptation ultérieure et mécanique plutôt qu’une adaptation primitive et intelligente. Si chaque partie a une fin, ce n’est pas en dehors d’elle, dans le tout, mais plutôt en elle, dans sa propre conservation et son propre développement ; encore poursuit-elle cette fin sans le savoir et par une aveugle impulsion qui n’est que le déploiement de la force brutale. La vraie finalité, selon nous, n’apparaît qu’avec les êtres pensans ; ce sont eux qui l’introduisent dans l’univers. La vie ne suppose donc que deux choses : à l’intérieur, la spontanéité ou la tendance à la conservation, dont la sympathie même pour les autres êtres, — nous le verrons tout à l’heure, — n’est qu’un développement ; à l’extérieur, le mécanisme des actions et réactions mutuelles. Ceci posé, si nous passons des sociétés d’animalcules formant un animal aux sociétés d’hommes formant un peuple, l’avantage ne sera-t-ii pas à celles-ci, sous le rapport de la spontanéité intérieure des tendances comme sous le rapport de leur action et réaction extérieures ? — Nous retrouvons en effet dans la société humaine, d’abord un développement spontané de tendances individuelles, puis cette action et réaction réciproques, ce conflit, cette lutte des parties pour la vie qui existe dans l’animal, avec la sélection naturelle qui en résulte ; si c’est là vivre, la société vit aussi bien et mieux qu’une plante ou un animal. De plus, la société humaine a une supériorité : les hommes dont elle se compose arrivent à connaître et à vouloir le tout qu’ils doivent former, l’état où tous doivent vivre ; ils peuvent prendre pour but l’intérêt commun et non plus seulement l’intérêt particulier ; c’est donc vraiment dans la société humaine que la finalité se substitue au mécanisme, c’est là que se réalise le « consensus » des parties, la réciprocité des moyens et des fins, la conspiration volontaire des organes pour le bien de l’organisme. Cette conspiration, qu’on a regardée comme la merveille de la vie, plaçons-la où elle est, c’est-à-dire dans la société humaine, et non où elle n’est pas, c’est-à-dire dans la plante ou dans l’animal. En un mot, si la tendance à une fin commune achève la vie de la communauté, il y a plus de vie dans une société que dans un individu. Ainsi de toutes parts nous arrivons à la même conclusion : la société est vivante. Si M. Spencer était entré dans ces considérations, peut-être eût-il répondu plus complètement aux diverses objections qu’il s’est faites lui-même et dont nous n’examinerons pour l’instant que la première, les autres devant venir en leur temps. « Les unités composantes d’un animal, dit M. Spencer, sont soudées entre elles ; celles de la société, au contraire, sont plus ou moins dispersées, libres et sans contact ; les parties de l’animal forment donc un tout vraiment concret, tandis que la société n’est qu’un tout discret. « Il nous semble que cette objection accorde trop de valeur à la question de contiguïté dans l’espace ; en fait de distances comme en fait de grandeurs, tout est relatif : la cassette d’Harpagon était grande ou petite selon le point de vue ; de même la distance de deux cellules voisines dans un animal est grande si l’on veut, petite si l’on veut ; autant peut-on en dire de la distance qui sépare deux citoyens d’un même peuple. M. Schæffle a montré que les cellules qui paraissent contiguës sont elles-mêmes séparées par une substance intercellulaire (sérum du sang, névroglie), et que semblablement les citoyens sont reliés entre eux par les matières appropriées aux besoins de la vie de relation, routes, voies ferrées, télégraphes et en général toute la richesse matérielle d’une nation. Mais ce qui importe véritablement ici, selon nous, c’est la force du lien, non sa contiguïté ou sa longueur dans l’espace. Une mère et son fils, dont l’une habite Paris et l’autre Marseille, peuvent être plus étroitement unis que deux membres d’un même corps. Nous n’avons pas besoin d’invoquer pour cela une substance intercellulaire. Ceci nous révèle une. des grandes lois de la nature : elle ne cesse jamais de maintenir une union entre les êtres, seulement elle élève de plus en plus le lien qui les unit, elle l’établit dans une sphère de plus en plus haute. Imaginez un arbre immense dont on ne voie pas le sommet perdu dans le ciel et dont on n’aperçoive que les branches retombant jusqu’à terre ; les branches unies entre elles par l’invisible sommet sembleront d’en bas séparées : le point où elles ont leur commune origine sera trop élevé pour nos yeux. Ainsi grandit et se ramifie la nature. Elle commence par unir les êtres dans l’espace et pour cela elle les juxtapose, mais cette union est plus apparente que réelle, car deux molécules voisines demeurent réellement fermées l’une à l’autre, sans se sentir mutuellement et à plus forte raison sans se connaître. Ce sont les monades de Leibniz qui n’ont point de fenêtres sur le dehors : elles se touchent et cependant elles s’ignorent, leur cohésion est une séparation. Les cellules vivantes, qui agissent et réagissent l’une sur l’autre, sont déjà en une plus intime connexion : entre elles, il y a lutte pour la vie et conséquemment une certaine communication. Plus tard, quand à la lutte succède la coalition pour la vie, l’union devient plus accusée. Puis, quand il y a sympathie et que le plaisir ou la douleur des uns retentit dans les autres, les monades s’ouvrent vraiment et tendent à se pénétrer. Plus tard encore, avec l’intelligence et la connaissance réciproque, avec la communauté des pensées, la lumière entre à plein et les êtres deviennent l’un pour l’autre transparens. Enfin, quand les volontés se veulent mutuellement et que le plus grand bien de l’un devient le bien même de l’autre, on peut dire alors que les dernières barrières sont tombées et que le lien le plus fort a pris la place des autres, je veux dire le lien le plus volontaire et le plus libre. C’est dans les sociétés humaines et non dans les organismes que se réalise ainsi la plus intime solidarité : vus du dehors, les êtres qui font partie d’une société se meuvent en pleine liberté dans l’espace, au lieu d’être soudés les uns aux autres comme les diverses parties d’un banc de corail ; mais vus du dedans, ils sentent, pensent, veulent de concert et, qui plus est, chacun sent, pense, veut tous les autres. Tel est du moins le plus haut idéal de la société. Une autre objection a été faite par Auguste Comte et par M. Littré à l’assimilation des sociétés et des organismes vivans. Celle-là se tire non plus des relations dans l’espace, comme la précédente, mais des relations dans le temps. L’organisme, dit-on, naît et meurt après avoir parcouru différens âges ; de même que le projectile renferme une force capable de le faire parvenir à un certain, point dans l’espace et pas plus loin, de même le germe vivant renferme de quoi arriver à un certain terme dans la durée, à ce terme que Fontenelle mourant appelait une « difficulté d’être, » une impossibilité d’être. Or on retrouve bien dans la société la naissance et le développement de la vie, mais on n’y trouve, selon M. Littré, ni vieillesse ni mort [5]. — On pourrait répondre que l’avenir réserve sans doute à l’humanité sa vieillesse et sa mort comme à tous les êtres vivans, et que d’ailleurs, si l’humanité arrivait par la science à prévenir sa propre décomposition en pénétrant le secret de la vie, elle n’en aurait pas moins eu ses différens âges comme l’individu. Actuellement, il semble bien que l’humanité entre à peine dans son âge viril. Mais ce qu’il faut comparer aux organismes, ce n’est pas l’humanité entière, ce sont les sociétés particulières formées au sein de l’espèce : les nations et les cités. Or, ici, nous voyons d’abord les sociétés humaines, comme les êtres vivans, engendrer d’autres sociétés, soit par l’accroissement graduel de la population, soit par la colonisation ; nous les voyons ensuite grandir en passant de l’enfance, âge de l’imagination, à la jeunesse, âge du sentiment, à la virilité, âge de la science, puis décroître et tomber finalement en décomposition. Qu’il s’agisse d’une société ou d’un organisme, il est également vrai de dire avec M. Spencer que, pendant le cours de son existence, le tourbillon de la vie renouvelle plusieurs fois toutes ses parties, c’est-à-dire les générations d’individus composant la société ou les séries de cellules composant l’organisme. Il en résulte que la vie de l’être collectif, société ou organisme, si elle n’est pas violemment détruite, surpasse infiniment en durée la vie particulière de chaque individu ou élément. Inversement, la vie individuelle des élémens peut se prolonger un temps notable après la vie de l’être collectif, si celle-ci est brusquement supprimée. Une guerre, une invasion de barbares peut détruire tout à coup l’unité d’une nation sans arrêter immédiatement la vie locale ; « de même on voit longtemps après la mort brusque d’un animal, surtout d’un animal à sang froid, ses parties séparées exécuter encore les mouvemens qui leur sont propres, par exemple les cellules à cils vibratiles continuer de mouvoir en cadence les cils dont chacune est munie. » En temps normal, chaque société atteint un certain maximum de développement et de perfection relative, qui exprime tout ce que ses énergies propres peuvent fournir ; elle oscille pendant un certain temps autour de cet état limite, puis décroît ou est absorbée par une société d’une énergie supérieure, qui a atteint un type plus haut de civilisation. M. Berthelot comparait récemment cette évolution des sociétés humaines à celle des cités animales, et en particulier à celle de plusieurs fourmilières dont il avait suivi depuis des années, dans le bois de Sèvres, la naissance, le développement, la décadence. Il se demandait en terminant si l’humanité, après avoir dépensé la provision d’énergie physique et intellectuelle compatible avec ses organes, après avoir ainsi atteint son état-limite, n’aurait pas le sort de ces espèces animales qui aujourd’hui ne font plus de progrès et se répètent indéfiniment elles-mêmes en attendant qu’elles disparaissent ; peut-être l’humanité disparaîtra-t-elle à son tour sous l’effort de la nature brute ou au profit de quelque espèce supérieure. Ainsi les objections n’ont pu jusqu’ici ébranler ce principe, que tous les caractères purement physiologiques de la vie, — concours des parties, spontanéité des mouvemens, finalité même, enfin développement et décadence, — se retrouvent à un degré supérieur dans les sociétés animales ou humaines. Nous admettrons donc que celles-ci constituent, au point de vue exclusif et objectif de l’histoire naturelle, de véritables organismes physiquement analogues aux organismes vivans. Cette analogie persistera-t-elle si nous passons de l’ordre physique à l’ordre psychologique et moral ? II La différence psychologique n’est pas aussi grande qu’elle le semble au premier abord entre les sociétés et les organismes, entre l’objet de la science sociale et l’objet de la biologie. Ceux qui veulent établir une distinction tranchée entre les deux sciences font observer que ce qui caractérise une société véritable, c’est l’échange des sentimens ou des pensées entre ses divers membres, c’est-à-dire leur commerce psychologique, tandis qu’entre les membres d’un corps vivant, il y a seulement une connexion et un commerce physiologique. Mais, selon nous, ce sont là deux choses inséparables. Tout porte à croire que, dès qu’il y a organisation et vie, il existe entre les parties de l’être vivant un certain échange de sensations, de représentations ou d’actions. En effet, les parties élémentaires d’un être vivant ne sont pas inertes et absolument insensibles ; elles ont au contraire une sensibilité plus ou moins sourde, puisque cette sensibilité se retrouve, multipliée et condensée, dans le tout lui-même. Chacune se sent donc vaguement et elle sent aussi vaguement les autres, puisque les impressions se communiquent de l’une à l’autre. C’est, à un degré en quelque sorte infinitésimal, l’équivalent de ce qui a lieu lorsque, dans une foule compacte, des hommes sont serrés l’un contre l’autre au point que le déplacement d’une partie entraîne celui de la foule entière : dans ce cas, chacun se sent lui-même et sent la pression exercée sur lui par son voisin. Telles sont selon nous les cellules de l’être vivant. Il y a donc déjà entre elles un échange d’impressions élémentaires, et leur commerce, au lieu d’être exclusivement mécanique et physiologique, est déjà psychologique à un faible degré. Là se confondent par conséquent la biologie et la sociologie. Nous faisons d’ailleurs bon marché des distinctions de limites, toujours un peu artificielles, entre les diverses sciences. La science suit la nature, et on peut aussi dire d’elle : non facit saltus. Examinons maintenant, dans ses diverses espèces, le lien psychologique qui unit les êtres formant des organismes ou des sociétés. A l’origine, dans cette société rudimentaire qu’on appelle un être organisé, le lien des diverses parties n’est et ne peut être qu’une extension de la tendance essentielle à tout vivant : l’amour du moi. La connexion mécanique des cellules et leur contact dans l’espace faisant nécessairement retentir les modifications de l’une au sein de l’autre, il se produit ainsi une sorte d’égoïsme à plusieurs, premier germe de ce qui sera un jour la sympathie. L’être tend dès lors à conserver non-seulement sa manière d’être naturelle, mais encore sa relation naturelle avec ses voisins. En vertu d’une sorte d’élasticité intérieure, il réagit contre tout ce qui tend à le diviser d’avec son associé et à le mettre ainsi indirectement en division avec lui-même. Plus tard, dans les sociétés d’ordre supérieur, formées de membres capables de représentation intellectuelle et non plus seulement de sensation ou d’irritabilité, — par exemple les familles, les peuplades d’animaux et les sociétés humaines, — la sympathie devient elle-même plus intellectuelle. Elle consiste d’abord dans le plaisir que se causent mutuellement les êtres qui se ressemblent le plus et qui voient leur mutuelle ressemblance. Ce plaisir est le premier et le plus élémentaire des liens qui unissent les animaux en peuplades. En effet (selon un des théorèmes les plus profonds de Spinoza, dont M. Espinas s’est inspiré), quelle est la représentation la plus facile à chaque animal ? C’est celle d’un animal semblable à lui. Voici pourquoi. D’après une loi bien démontrée de la physiologie et de la psychologie, la représentation s’exécute non-seulement au moyen du cerveau, mais au moyen de tout le système nerveux et du corps entier, « en sorte que l’être intelligent qui imagine une attitude, qui reproduit en lui-même idéalement un son, commence toujours en quelque degré à prendre cette attitude, à proférer ce son » Il est donc plus facile à l’animal de se représenter les mouvemens, les attitudes, les sons qui sont familiers à son organisme, et par là de se figurer en quelque sorte un autre lui-même. Or la représentation la plus facile est en même temps la plus agréable, en vertu de cette autre loi psychologique et physiologique qui attache le plaisir à toute augmentation et à tout déploiement facile de l’activité. « Un animal intelligent, dit M. Espinas, a donc d’autant plus de peine, partant de déplaisir, à se représenter un autre animal, que celui-ci est plus éloigné de lui dans l’échelle (pourvu que la comparaison reste possible) ; ainsi un singe montre en présence d’un caméléon la terreur la plus comique. » Au contraire, c’est un plaisir pour tout être vivant d’avoir présens autour de soi des êtres semblables à lui qui lui renvoient en quelque sorte multipliée sa propre image et lui donnent une plus claire conscience de lui-même avec la conscience d’autrui. L’être jouit alors de soi en contemplant les autres. Ce plaisir fréquemment ressenti ne peut manquer à son tour de créer un besoin de le renouveler. « Plus ce besoin sera satisfait, plus il deviendra impérieux, et la sympathie se développera davantage à mesure qu’elle sera plus cultivée. » D’intellectuelle qu’elle était d’abord, elle deviendra finalement une impulsion physiologique. A ce titre, elle se transmet par hérédité, façonne peu à peu les organes, les incline en quelque sorte d’avance vers autrui, en un mot devient l’instinct de la sociabilité. L’animal social naît avec l’esprit hanté de l’image de ses congénères comme l’oiseau naît avec l’image du nid qui exerce sur son esprit une sorte de fascination. La sélection naturelle a pu par la suite, comme le pense Darwin, accroître cet instinct social et lui donner une fixité plus grande ; mais l’instinct lui-même n’est pas né à l’origine de l’utilité proprement dite : il est né du plaisir. Darwin a eu tort d’insister trop exclusivement sur les considérations utilitaires et pas assez sur les considérations psychologiques tirées du jeu des images ou des idées. Il a sans doute raison de dire que nul être ne revêt un attribut nouveau si ce n’est un attribut avantageux à l’espèce ; cependant, comme le fait observer M. Espinas, il arrive fréquemment, d’abord que l’attribut nouvellement acquis, bien qu’utile pour l’avenir, soit acquis sous l’empire de motifs tout autres que celui de l’utilité ; ensuite que cet attribut, utile en général, soit défavorable dans des circonstances particulières. Ainsi il n’est pas avantageux aux eiders de nicher en masse dans des lieux voisins des habitations humaines ; il n’est pas avantageux aux pingouins de l’île Saint-Paul de nicher en foule sur le haut des rochers où ils sont une proie facile pour les oiseaux carnassiers ; il n’est pas avantageux aux perroquets et aux bouvreuils, quand on a tué un de leurs compagnons, de voler en cercle tout autour avec des cris plaintifs jusqu’à ce qu’ils soient eux-, mêmes victimes de leur amitié. « Le penchant social, dit M. Espinas, n’a pas été cultivé en vue de ces résultats ; il leur survit cependant. » II y a là non une raison d’intérêt, mais une sorte d’attraction du même au même, dont beaucoup d’oiseaux tels que les manchots nous fournissent un curieux exemple : « Ceux qui sont sur terre, dit Bennet, sont organisés comme un régiment de soldats et rangés non-seulement en lignes, mais d’après leur âge : les jeunes sont à une place, les adultes, les couveuses et les femelles libres à l’autre. Le triage est fait si rigoureusement que chaque catégorie repousse impitoyablement les oiseaux des autres catégories. » C’est donc un besoin pour chaque espèce de se sentir côte à côte avec ses pareils, et chacune semble rechercher ce plaisir indépendamment de tout autre but. A l’attraction spontanée du semblable pour son semblable, résultat de la sympathie instinctive, succède parmi les animaux la « délégation des fonctions, » qui est le second caractère psychologique des sociétés, et qui, on s’en souvient, a son analogue au sein de tout être vivant dans la spécialisation des organes. Entre les individus déjà rassemblés par la communauté de sentimens ou de représentations, les fonctions se divisent peu à peu, puis se subordonnent les unes aux autres, si bien qu’à la fin un individu ou un groupe central d’individus devient prépondérant. Les peuplades de ruminans, de pachydermes, de singes, ont des chefs auxquels le soin de la défense commune a été confié par une délégation qui, pour être tacite, n’en est pas moins formelle. « Dès lors, dit M. Espinas, le chef représente à lui seul le corps tout entier, dont la vie est comme résumée en lui. Les destinées de tous sont attachées à la sienne… C’est là le plus haut degré de concours. » Une fois institué, le guide ou chef exige et obtient dans toutes les circonstances une obéissance absolue, comme s’il personnifiait la peuplade entière et centralisait en soi l’intérêt de tous. Aussi avec quelle dignité le vieux singe, par exemple, exerce son emploi d’intelligence directrice ou d’organe directeur ! L’estime qu’il a su conquérir, exaltant son amour-propre, lui donne une certaine assurance qui manque à ses sujets ; ceux-ci lui font toujours la cour. « Les femelles, remarque Brehm, mettent tout leur zèle à débarrasser son pelage des parasites incommodes, et il se prête à cette opération avec une grotesque majesté. En retour, il veille fidèlement au salut commun. Aussi est-il de tous le plus circonspect ; ses yeux errent constamment de côté et d’autre ; sa méfiance s’étend sur tout et il arrive presque toujours à découvrir à temps le danger qui menace la bande. » Il exerce le commandement par la voix. De temps en temps, il monte au sommet d’un grand arbre et du haut de cet observatoire il examine chaque objet d’alentour. « Lorsque le résultat de l’examen est satisfaisant, il l’apprend à ses sujets en faisant entendre des sons gutturaux particuliers ; en cas de danger il les avertit par un cri spécial. » Ainsi, de l’aveu des naturalistes, la société animale, née d’une sympathie presque aveugle, se fortifie par un acte de volonté déjà intelligente que manifestent la confiance mutuelle et la délégation des fonctions. Sympathie des sensibilités et consentement implicite des volontés, nous reconnaissons chez les animaux, comme en une grossière ébauche, les deux grands nœuds de la société humaine. Ainsi constituée et comme cimentée, la société animale devient un véritable organisme où toutes les parties, selon le mot d’Hippocrate, sont conspirantes et forment par conséquent une vivante unité. Tantôt cette unité se traduit au dehors par des travaux construits en commun, comme cela a lieu chez les castors ou chez certaines peuplades d’oiseaux ; tantôt elle se traduit, sous une forme plus frappante encore, par les secours directs que chacun accorde aux personnes mêmes de ses compagnons et qui manifestent une véritable fraternité. Ainsi les singes, outre qu’ils se débarrassent réciproquement de leur vermine, s’enlèvent au sortir des buissons les épines qui se sont attachées à leur peau, s’unissent à plusieurs compagnons pour soulever au besoin une pierre trop lourde, forment entre eux une chaîne ou une sorte de pont suspendu pour franchir le vide entre deux arbres, enfin se prêtent renfort les uns aux autres dans le danger et au péril même de leur vie. Soit dans la famille, soit dans la peuplade, la sympathie s’exalte jusqu’à une abnégation qui constitue à nos yeux une véritable moralité. Brehm raconte deux traits de dévoûment bien connus, l’un de la part d’une mère, l’autre de la part d’un vieux singe, qui mettent en évidence la force du lien domestique et du lien social chez les animaux. « La voix craintive d’un jeune singe abandonné par sa mère dans sa fuite désordonnée se fit entendre sur un arbre au-dessus de ma tête. Un de mes Indiens y grimpa. Dès que le singe vit cette figure qui lui était étrangère, il jeta les hauts cris, auxquels répondirent bientôt ceux de sa mère qui revenait chercher son petit. Celui-ci poussa alors un cri nouveau tout particulier, qui trouva un nouvel écho chez la mère. Un coup de feu blessa celle-ci ; elle prit immédiatement la fuite, mais les cris de son petit la ramenèrent aussitôt. Un second coup tiré sur elle, mais qui ne l’atteignit point, ne l’empêcha pas de sauter péniblement sur la branche où se tenait son petit, qu’elle mit rapidement sur son dos. Elle allait s’éloigner avec lui lorsqu’un troisième coup de feu, tiré malgré ma défense, l’atteignit mortellement. Elle serra encore son nourrisson dans ses bras pendant les convulsions de l’agonie et tomba sur le sol en essayant de se sauver. » Brehm raconte un acte de dévoûment semblable accompli non plus par une mère, mais par un vieux singe, pour sauver de la dent des chiens un petit de sa bande, qu’il réussit à emporter triomphalement sur son épaule. Le principe le plus général de ces actes se rapproche beaucoup, dit avec raison M. Espinas, de ce que nous appelons un principe moral, a non pas sans doute chez un Kant ou un Franklin, mais chez un enfant ou un sauvage. » Par la moralité, d’abord instinctive chez les animaux, puis réfléchie chez l’homme, la société se transforme et s’achève : la sympathie primitive devient fraternité, la division des fonctions devient justice, la délégation des fonctions supérieures devient gouvernement. Ainsi s’accomplit ce qu’on peut appeler la vie psychologique de la société. En même temps sa vie physiologique reçoit ses derniers perfectionnemens : la société forme maintenant un vivant complet. « Chez l’animal, dit M. Spencer, il y a un système nerveux, organe des fonctions psychologiques ; mais dans la société, rien d’analogue. » Il semble qu’ici le philosophe anglais ait manqué de hardiesse ; pour nous, nous pouvons maintenant pousser encore plus loin que lui la similitude des corps organisés et du corps social. D’abord le système nerveux proprement dit n’est pas nécessaire à toute organisation, et la vie peut fort bien exister avec une sensibilité diffuse ; une société n’est pas nécessairement un vertébré, par exemple, ou un annelé. Mais l’analogue du système nerveux n’en existe pas moins dans nos sociétés civilisées. Tous les cerveaux des citoyens d’une nation forment la masse nerveuse de cette nation. La seule différence avec les nerfs des animaux est dans l’absence de contiguïté immédiate entre les parties, mais la communication des cerveaux humains entre eux par la sympathie, par la vue et les autres sens, par la parole et tous les signes, par l’écriture, les télégraphes et les autres moyens de communication à distance, n’est pas moins grande et est même plus complète, plus profonde, plus intellectuelle que la connexion des cellules juxtaposées le long d’un nerf. Ajoutez ces centres de relations plus fréquentes et plus immédiates, les familles, les cités, qui sont l’équivalent des ganglions nerveux et des vertèbres, sortes de petits cerveaux où se concentre et s’exalte la sensation ou la représentation. Enfin les penseurs, les savans, les hommes qui dirigent la nation en l’éclairant, ceux qui la gouvernent en lui commandant tous les actes nécessaires à sa sûreté, sont l’équivalent social des cellules perfectionnées du cerveau, qui n’est lui-même qu’une vertèbre grossie et devenue dominante. Dans cette partie supérieure de la nation s’élaborent un ensemble d’idées et une suite de résolutions qui sont ce qu’on appelle la pensée nationale et la politique nationale. On nous dira : entre les cerveaux de ceux qui dirigent un état et les cerveaux des simples citoyens il y a une différence de développement bien moins grande qu’entre la tête d’un animal et ses ganglions inférieurs. Sans doute, mais ces derniers mêmes ne sont point dépourvus de sensibilité propre, comme le prouvent les actions réflexes qui s’y produisent ; la grenouille décapitée peut exécuter encore une foule de mouvemens et conserver la sensibilité de ses diverses parties. Si donc c’est une supériorité du corps social sur les autres corps organisés que l’accession de tous ses membres à la pensée, cette supériorité ne constitue cependant pas une différence essentielle. Ici encore, si on cherche de quel côté il y a la vie la plus intense au point de vue psychologique, l’avantage est aux sociétés sur les animaux, et dans les sociétés mêmes il y a des centres de pensée scientifique ou de gouvernement politique, des cités privilégiées qui méritent vraiment le nom de tête ou de capitale. Nous retrouvons donc dans les sociétés l’analogue psychologique et physiologique du système nerveux et jusqu’à un certain point du cerveau. Notons encore sous ce rapport d’autres ressemblances remarquables. L’animal auquel on a enlevé une partie de son cerveau peut, avec l’autre partie, continuer de sentir, de penser, de vouloir ; de même une nation dont la vie intellectuelle et en quelque sorte cérébrale est plus ou moins affaiblie continue cependant de la manifester tant qu’il lui reste assez d’individus ayant la conscience du lien commun qui les unit et du bien commun à atteindre ; ces individus sont un reste de cellules cérébrales. Autre analogie : quand on a décapité un animal et que cependant la vie subsiste, on voit après un certain temps les hémisphères cérébraux, qui étaient le plus grand épanouissement du système nerveux, suppléés tant bien que mal pour la coordination de certains mouvemens par des centres inférieurs ; ceux-ci, dont la fonction normale était de servir aux opérations instinctives, semblent par instans s’exalter jusqu’aux opérations intellectuelles. Ainsi dans une société qu’une invasion ou une révolution prive tout à coup de ses chefs et de sa tête, on voit peu à peu surgir des hommes nouveaux qui s’élèvent souvent à la hauteur du péril ; la conscience de la solidarité s’exalte chez ceux mêmes qui avaient jadis vécu renfermés dans leur égoïsme, et un nouvel esprit circule dans les membres de la nation. On le voit, l’organisme social nous offre (malgré l’objection de M. Spencer), un système nerveux pour les fonctions de relation comme il nous a offert un système alimentaire et circulatoire ; il est donc, selon nous, complet au point de vue de la physiologie, et on peut l’appeler, si l’on veut, un individu physiologique. Faut-il aller plus loin encore et lui attribuer au point de vue psychologique une individualité véritable, un moi, une conscience de soi analogue à celle qui atteint dans la personne humaine sa plus haute expression ? C’est là une tout autre question, qui, à cause de sa difficulté et de son importance, réclame un examen spécial : nous y reviendrons dans une prochaine étude. Aujourd’hui, nous devons chercher les conséquences les plus générales qui dérivent, soit pour la cosmologie, soit pour la politique, de l’assimilation que nous venons d’établir entre les sociétés et les êtres vivans. III S’il est vrai que l’être achevé aide à comprendre l’embryon, la société devra nous aider à mieux comprendre les autres êtres dont est formée la nature, les lois les plus fondamentales qui les régissent et même leur essence intime. C’est vraiment à la société qu’on peut donner le nom de microcosme. Toute société est, nous l’avons vu, un concours qui commence mécaniquement par l’égoïsme et la sympathie, et qui s’achève moralement par le consentement des volontés ou, chez les êtres supérieurs, par le contrat. Mais qu’est-ce que l’égoïsme et la sympathie eux-mêmes, sinon les premières manifestations de la volonté ? Celle-ci, après s’être voulue d’abord exclusivement, veut ensuite les autres volontés pour soi, et enfin arrive à les vouloir pour elles-mêmes. Ce n’est pas sans raison que le langage appelle d’un seul nom la concordance sympathique des sentimens et le concours réfléchi des volontés : consensus. C’est la volonté sous ses diverses formes, — inconsciente, consciente, égoïste, altruiste, — qui fait le fond de toute société. Nous croyons qu’il faut aussi considérer la volonté comme l’élément de tout organisme. A ce point de vue, nous proposons de distinguer, dans la théorie générale du monde, trois degrés d’organisation : en premier lieu celui où les volontés, encore complètement aveugles et complètement égoïstes, agissent chacune pour soi comme si les autres n’existaient pas : c’est le minéral ; en second lieu, celui où les volontés commencent à se sentir mutuellement et à s’unir, mais par voie de sympathie encore toute mécanique : c’est le végétal et l’animal ; en troisième lieu, celui où les volontés, devenues intelligentes et maîtresses de soi, se connaissent mutuellement et s’unissent par un lien supérieur, par le consentement ou le contrat : c’est la société humaine, qui tend à être un organisme volontaire ou contractuel. Nous obtenons ainsi une réconciliation finale entre la théorie naturaliste de l’organisme social et la théorie idéaliste du contrat social, l’une qui voit surtout l’origine de la société ; l’autre qui en montre le but. Pour nous, nous ne croyons pas que l’une doive se séparer de l’autre. Mécanisme au début, contrat à la fin, voilà toute l’histoire de la société. Voilà aussi sans doute celle du monde entier. Dans le domaine purement physique, a-t-on dit avec raison, les ressorts semblent aveugles et les lois raides ; dans le domaine moral, les lois ne sont pas moins sûres que les lois physiques, elles sont au fond les mêmes, mais elles ont acquis une souplesse qui permet d’y reconnaître l’action des volontés devenues conscientes et raisonnables. Nous pouvons donc adopter en la modifiant la définition de Joseph de Maistre : la société humaine est comme une montre dont toutes les pièces varient continuellement dans leurs formes et leurs distances, mais s’accordent instinctivement ou volontairement pour marquer toujours l’heure. Quant à l’organisme vivant, les relations entre ses parties sont, sous une forme inconsciente et spontanée, ce que sont les relations entre les membres d’une société sous une forme consciente et réfléchie. Les propriétés les plus élémentaires d’un organisme se ramènent au mouvement et à la sensation. Vivre, c’est en définitive se mouvoir et sentir. Ces deux propriétés, à leur tour, sont selon toute apparence deux formes diverses d’une seule, l’une extérieure, l’autre intérieure, comme le convexe et le concave, comme l’endroit et l’envers d’une étoffe. La sensation est la manière dont le mouvement se traduit dans le sens intime ; le mouvement est la manière dont la sensation se traduit pour les sens extérieurs. Remuez votre bras en fermant les yeux, il y a pour votre conscience sensation, non mouvement ; pour moi qui vous regarde, au contraire, il y a mouvement, non sensation ; la sensation est donc la conscience que nous avons des mouvemens dont nous sommes nous-même le théâtre ; le mouvement est la conscience que nous prenons des sensations d’autrui. Le fond commun dont le mouvement et la sensation sont deux modes est la force, ou, pour mieux dire, la volonté, qui fait le fond de toute existence. Tout nous porte à croire que, dans le cosmos, la sensation coexiste partout avec le mouvement, sous une forme plus ou moins imperceptible : la différence des animaux et des plantes est déjà considérée comme artificielle, celle des plantes et des minéraux nous paraît non moins factice. Sans doute on n’a pas encore réussi à produire une cellule qui ne vînt pas d’une autre cellule ; mais a-t-on réussi davantage à produire une molécule de soufre qui ne vînt pas du soufre, une molécule d’oxygène qui ne fût pas empruntée à une masse d’oxygène ou à un objet contenant de l’oxygène ? Faut-il donc croire à la réelle et absolue simplicité des nombreux corps simples qu’admet la chimie ? Faut-il admettre un acte créateur particulier pour le soufre, l’oxygène, le carbone, l’hydrogène, l’or, le fer, etc. ? Faut-il placer en chaque molécule prétendue simple de la chimie une force spéciale analogue à la « force vitale » ou à « lame » des scolastiques ? La cosmologie moderne tend plutôt à admettre que les atomes chimiques sont déjà des sociétés d’atomes, ayant leur constitution propre et inflexible. A notre avis, ils ne sont indivisibles que comme le sont les organismes fortement centralisés, par exemple le corps de l’homme : coupez un homme en deux, et vous n’aurez plus d’homme ; à ce titre l’homme est aussi un atome, mais à un autre point de vue il est toute une société. Ces considérations nous amènent à conclure que, dans la nature, la vie est partout avec la volonté à des degrés divers, — ici latente, engourdie et tenue en suspens par un équilibre et une neutralisation d’effets, comme dans le minéral ; là plus visible et déjà éveillée, comme dans le végétal, là se possédant et se connaissant elle-même, comme dans l’animal, là enfin se multipliant et presque se créant de nouveau par un concours de volontés conscientes, comme dans les sociétés et les états. Toute action qui ne modifie que les propriétés les plus générales d’un corps, chaleur, électricité, lumière, etc., sans en modifier la constitution intime, est une action purement physique ; poussez la même action encore plus loin, par exemple échauffez un corps au delà d’une certaine limite, et vous modifierez la constitution même du corps : l’action sera devenue chimique. Si notre science était plus avancée et nos moyens d’action moins grossiers, si nous pouvions agir sur l’organisation la plus intime des corps, y produire un certain état de chaleur, d’électricité, de magnétisme, de mouvement, nous y provoquerions la sensation et nous y ferions sortir la vie ou la volonté de son lourd sommeil. Il fut un temps où tout le système solaire était en conflagration ; ce n’était qu’une masse gazeuse et en apparence toute minérale, et pourtant il y avait déjà dans ce brasier matériel la flamme de la vie, vital lampada, puisqu’il a suffi du refroidissement de la masse pour la faire apparaître à son heure. Pour quiconque n’admet pas le miracle, — c’est-à-dire pour quiconque admet la science, — la vie ne peut être métaphysiquement différente de ce qu’on appelle avec plus ou moins de propriété la matière, qui elle-même n’est qu’un ensemble de forces ou de volontés : tout est vivant, tout est organisé, tout est à la fois individu et société dans l’univers. Biologie, sociologie et cosmologie nous paraissent au fond une seule et même science. L’univers lui-même est un immense état en voie de formation, où se manifestera peut-être un jour sous la forme de la pensée et de la volonté réfléchie ce qui s’y manifesta à l’origine sous la forme de la chaleur, du mouvement et de la force spontanée. IV Si maintenant nous redescendons des vues les plus générales sur l’univers à la considération plus modeste des sociétés humaines, nous pourrons tirer pour la politique d’importantes conséquences de l’analogie entre les sociétés et les organismes. Contentons-nous d’indiquer ici les principales. En premier lieu, la mutuelle dépendance de toutes les parties du corps social fait qu’on ne peut toucher à l’une sans influer sur les autres : le législateur doit donc avoir la prudence du médecin. En voulant faire intervenir l’autorité pour remédier à tel mal, vous risquez de produire sur un autre point un mal plus grand encore ; en voulant favoriser telle partie du corps social, telle classe, tels individus, aux dépens de tels autres, vous risquez de développer un membre de l’organisme au détriment du tout, et, au lieu d’un embellissement, de provoquer une monstruosité. En second lieu, si les sociétés sont des êtres naturels et non artificiels, où l’on ne saurait du jour au lendemain tout changer arbitrairement, n’en faut-il pas conclure le danger des réformes artificielles et brusques, qui n’ont pas été amenées par une modification spontanée de la volonté générale ? Pour qu’un corps animé supporte sans périr un changement profond, il faut que ce changement réponde aux tendances mêmes de ses parties et soit ainsi en conformité avec sa nature intime. Or ce qui est conforme à la direction naturelle d’une société, c’est ce qui est conforme à la volonté générale. Nous avons vu en effet que la société humaine est un organisme contractuel, c’est-à-dire que ce qui en unit les membres et les rend solidaires n’est plus la contiguïté immédiate, mais la solidarité volontaire ; au lieu d’un lien mécanique entre les cellules, on a un lien moral entre les citoyens, celui des conventions et promesses mutuelles. Dès lors, c’est par l’extension d’un même vouloir à l’unanimité ou tout au moins à la majorité des membres que le mouvement et le changement doivent s’accomplir au sein de la société : une réforme qui ne représente que l’intérêt ou la volonté de quelques-uns, et qu’on espère néanmoins imposer brusquement à tous, est essentiellement artificielle, par conséquent prématurée et dangereuse. Au contraire tout progrès partiel ou général qui s’accomplit par voie de contrat et de convention, soit entre plusieurs, soit entre tous, est à la fois selon la nature et selon l’art, au lieu d’être un pur artifice. Autre est l’artifice, autre est l’art véritable ; le premier s’oppose à la nature, le second s’y conforme ; l’art, selon un mot profond de Joseph de Maistre dont il a tiré de fausses conséquences, est la nature même de l’homme : « la toile du tisserand est aussi naturelle que celle de l’araignée ; » il y a peut-être aussi loin de la caverne à la cabane que de la cabane à la colonne corinthienne, et comme tout est œuvre d’art dans l’homme en sa qualité d’être intelligent et libre, il s’ensuit que, en lui ôtant tout ce qui tient à l’art, on lui ôte tout, on lui ôte sa nature même. — Si ces réflexions sont valables contre les paradoxes de Rousseau sur les arts, elles ne le sont plus contre la théorie du contrat social, à laquelle de Maistre veut les appliquer ; la politique, dans une société d’êtres doués de raison et de volonté, doit être une œuvre d’art pour être une œuvre de nature, et le contrat est précisément la conciliation et la synthèse de ces deux choses. Ce qui est fait sans le consensus des citoyens est fait en dehors du consensus vital qui constitue le lien même de l’organisme politique [6]. Comme l’unanimité des volontés est le plus souvent impossible à obtenir dans les réformes sociales et que la majorité laisse toujours subsister en face d’elle une minorité plus ou moins réfractaire, on peut déduire de là une troisième règle de politique ou de sociologie appliquée : la nécessité des transitions, des mesures intermédiaires, des moyens termes ou des compromis entre l’ancien et le nouveau, entre le présent et l’avenir. Ces moyens termes sont d’autant plus indispensables que la volonté actuelle de la majorité rencontre devant elle tous les résultats pour ainsi dire emmagasinés des volontés passées, toutes les traditions, toutes les « situations acquises, » toutes les coutumes, tous les préjugés ; la majorité rencontre même tous les effets de sa propre volonté passée. Enfin, dans un corps aussi vaste que l’organisme social, la constitution de l’ensemble ne saurait être tout d’un coup transformée sur tous les points à la fois : il faut donc un certain temps pour l’accommodation au milieu nouveau et aux nouvelles conditions d’existence. On ferait autant de mal à une société, dit M. Spencer, en détruisant ses vieilles institutions avant que les nouvelles soient assez bien organisées pour prendre leur place, qu’on en ferait à un amphibie en amputant ses branchies avant que ses poumons soient développés. De là l’utilité des forces conservatrices et des forces progressives dans une nation : la vraie science sociale est à la fois « radicale » et prudente, radicale parce qu’elle est convaincue que l’avenir tient en réserve des formes de vie sociale très supérieures à tout ce que peuvent imaginer les plus hardis réformateurs, prudente parce qu’elle sait qu’il faut compter avec le passé et ne modifier que par degrés l’organisme politique. En un mot la grande conséquence qui dérive de la physiologie des sociétés, c’est la supériorité de l’évolution sur les révolutions. Et quel est le principal moyen d’évolution progressive ? C’est encore le contrat ou la libre convention, qui n’établit que ce qui est peu à peu accepté, au fur et à mesure de l’acceptation même. Est-ce à dire que les révolutions soient par là absolument et universellement condamnées, comme le prétendent de récens historiens qui s’inspirent volontiers de l’histoire naturelle ? — Non ; il y a des circonstances où un organisme languissant et malade ne peut être sauvé que par une révolution physiologique, par une crise, par un accès de fièvre bienfaisant, par une réforme brusque et radicale d’un genre de vie qui le condamnait à la mort. Un être intelligent et libre comme l’homme ne peut-il pas et ne doit-il pas parfois prendre des résolutions qui changent radicalement son hygiène physique ou morale, ses habitudes et sa conduite ? Sans doute l’habitude est souvent plus forte que la volonté ; mais c’est pour cela même que la volonté ne saurait être trop énergique, que le désir du progrès ne saurait être trop grand. Les forces d’inertie et de routine n’ont pas besoin qu’on les aide, mais seulement qu’on les fasse entrer en ligne de compte dans ses prévisions ; elles agiront assez par elles-mêmes, et c’est vers l’avenir, c’est vers le mieux, que la volonté doit s’élancer de préférence, sans pour cela méconnaître la réalité actuelle et les nécessités qu’elle impose. Il faut donc se contenter de dire : l’évolution est la règle, tandis que la révolution est une exception toujours fâcheuse, quoique parfois nécessaire. Les révolutions légitimes sont celles qui sont en conformité avec la volonté de tous, qui par cela même peuvent être appelées une explosion du sentiment national. Il se produit alors comme une entente tacite et une convention secrète entre les membres du corps malade ou opprimé : les chefs qui sont à la tête du mouvement y sont en vertu d’une délégation spontanée, et le mouvement lui-même, devenu irrésistible, n’est plus un artifice de quelques-uns, mais une délivrance naturelle de tous. C’est une évolution depuis longtemps préparée, qui n’a de soudain que l’apparence et qui ne fait que mettre en liberté des forces lentement accumulées : l’orage s’amasse pendant des années, il éclate en un jour, et le ciel reprend ensuite sa sérénité. On le voit, les doctrines progressistes comme les doctrines conservatrices peuvent à des degrés divers s’autoriser de l’histoire naturelle ; leur vraie conciliation est dans la liberté, et c’est aussi, en somme, le libéralisme qui est la légitime conclusion de la biologie appliquée à la politique. Les partisans de tous les moyens de contrainte méconnaissent le caractère vivant de la société et la traitent comme un mécanisme inanimé. Ces hommes qui se donnent à eux-mêmes par excellence le nom d’hommes d’ordre se figurent l’ordre social sur le même type que l’ordre matériel et inorganique. Dans les choses purement matérielles, par exemple dans une machine quelconque, les élémens ne sont rapprochés que par une force supérieure qui les maintient en repos ou les met en mouvement. L’unité à laquelle ces œuvres mécaniques sont soumises vient de l’ouvrier et ne s’est réalisée que dans la forme, non dans le fond : la nature intime des élémens n’est point modifiée, le bois demeure du bois, le fer demeure du fer. C’est seulement par une série de contraintes mutuelles que nous parvenons à faire exécuter aux diverses parties le travail voulu : dans une locomotive, par exemple, la vapeur contraint le piston, qui contraint la bielle, qui contraint les roues, et ainsi de suite. L’ordre réalisé par cette série de nécessités toutes extérieures est lui-même extérieur et superficiel : dans l’intimité des choses, la division subsiste, chaque partie lutte contre toutes les autres, et si elles aboutissent néanmoins à un concours, à une apparente harmonie, c’est par une action contre nature qui ne dure jamais éternellement. Toute machine se dérange, et tout ordre qui n’est qu’imposé, non consenti aboutit tôt ou tard au désordre : c’est l’ordre des choses matérielles, non des êtres vivans. S’il n’y avait pas autre chose dans la société humaine et dans l’état, ce serait le règne de la force et le despotisme. Cette union extérieure, perpétuel objet d’admiration pour les esprits autoritaires, n’est qu’une discorde intérieure ; cette paix apparente est celle dont parlait Montesquieu, la paix d’une ville que l’ennemi vient d’occuper. Ce n’est point là que nous chercherons le véritable lien de l’état. Sans doute il y a dans la société humaine, comme dans tout être organisé, une part à faire à la contrainte et à la force, c’est-à-dire au fond à la nécessité, mais c’est là seulement le côté matériel de la société humaine, le côté par où elle est encore nature brute, par où à vrai dire elle n’est pas encore société, car on n’appelle pas société le rapprochement qui existe entre les rouages d’une machine. La part de la force est la limite et l’imperfection de la société humaine, loin d’en être l’essence. A parler exactement, là où la violence et la contrainte commencent, la vraie société cesse entre les hommes, il y a guerre et non plus association. Seul, le consentement des particuliers, sous les formes de la sympathie primitive et des conventions ultérieures, peut produire le véritable « ordre public ; » par le contrat social, en qui cet ordre s’achève, la force directrice de l’ensemble se trouve inhérente à chaque partie, si bien que chacune se meut selon son sens propre et que toutes se meuvent de concert. Si donc on veut faire de l’état une machine non artificielle, mais naturelle, en d’autres termes, un organisme animé où la vie jaillisse du dedans au dehors, où le fond projette lui-même sa forme et où cette forme ne soit pas une prison, il faut s’adresser à la liberté des citoyens. Quelle est en définitive la politique de la nature dans l’être vivant, et si on l’interprète en son vrai sens, n’en peut-on tirer plus d’une leçon pour la politique humaine ? Dans l’être animé comme dans le corps social, il y a des fonctions laissées à l’initiative des individus, d’autres à l’initiative des centres secondaires et des associations particulières, d’autres à celle du centre supérieur et de l’association tout entière qui y est représentée. D’abord l’être vivant laisse agir par elle-même chacune de ses cellules composantes et l’abandonne aux forces dont elle est le siège. Ces forces se ramènent à deux, comme nous l’avons vu : l’intérêt et la sympathie ; chaque cellule en effet se sent elle-même et sent sympathiquement sa voisine, dont l’intérêt devient ainsi partiellement identique au sien propre. En vertu des affinités de nature et de tendance, conséquemment d’une communauté d’intérêt ou de sympathie, les cellules s’unissent, s’agrègent, s’associent ; il s’établit entre elles un échange d’alimens et de mouvemens. C’est l’équivalent des échanges et des contrats entre particuliers, qui ont aussi pour raison des intérêts communs ou des sympathies communes, et qui doivent aussi s’accomplir en toute liberté sans l’intervention du pouvoir central. En second lieu, il y a dans l’être vivant des centres secondaires et de grands organes qui ont leur autonomie : ce sont comme des associations moins vastes contenues dans l’association plus large du tout. Tels sont principalement les viscères chargés d’élaborer, de purifier, de faire circuler la nourriture : estomac, poumons et cœur. Ces organes, comme l’a remarqué M. Spencer, ne sont point soumis à l’action de l’organe directeur, du cerveau. Que ce dernier le veuille ou ne le veuille pas, l’estomac élabore bien ou mal les alimens, le cœur bat et fait circuler le sang par tout le corps, la poitrine se soulève et les poumons purifient le sang au contact de l’air. L’autonomie des organes de nutrition va si loin que les intestins continuent parfois leurs mouvemens propres après la section des nerfs qui les font communiquer avec le cerveau ; le cœur arraché du corps continue à battre un certain temps, surtout chez les animaux à sang froid et aussi chez certains mammifères comme les ours du pôle ; le foie d’un animal égorgé peut, comme l’a montré Claude Bernard, continuer la sécrétion de la bile ou la production du sucre après que le sang s’est écoulé. Les hydrozoaires de l’Océan sont parfois composés de parties très diverses et offrent déjà une organisation compliquée, et cependant ils n’ont pas de système nerveux. — « Il faut donc bien, dit M. Spencer, que, par un arrangement quelconque, ces unités diverses dont est formé l’animal, tout en s’occupant chacune de sa propre subsistance en dehors de toute action directrice du reste, arrivent cependant, en vertu même de leur nature et des positions respectives dans lesquelles elles ont grandi, à coopérer au salut les unes des autres et toutes ensemble à celui du corps. » Il n’est donc besoin, ajouterons-nous, ni d’un pouvoir central, ni d’une archée, ni d’une force vitale, ni d’une cause finale mystérieuse, pour produire ici l’apparence d’un dessein commun et la réalité d’un commun concours : il n’est besoin que de la spontanéité des élémens composans, c’est-à-dire de leur sensibilité ou de leur irritabilité, conséquemment de leurs tendances intéressées ou sympathiques, et de leurs échanges particuliers analogues à nos contrats particuliers. Ainsi les fonctions de nutrition et de croissance s’accomplissent indépendamment du cerveau. Qu’est-ce donc qui incombe à ce dernier ? — C’est le commandement des organes de relation par lesquels l’être vivant connaît le monde extérieur et les autres êtres, peut entrer en rapport avec eux, cherche au dehors sa subsistance, se défend contre les attaques et fait face aux mille dangers de la vie. Pour cela il faut que les organes extérieurs obéissent à un gouvernement capable de combiner leur action, de la diriger, de la varier selon les circonstances ; d’où la nécessité d’un appareil nerveux complexe, ayant un centre, et qui se fait obéir des organes pleinement, promptement. Encore remarquerons-nous que le système nerveux lui-même n’est pas toujours ni tout entier sous la domination du centre cérébral : les centres nerveux secondaires, par leurs mouvemens réflexes, réagissent et au besoin se défendent tout seuls. Chez l’insecte, chaque ganglion nerveux remue ses pattes et résiste pour son compte aux attaques du dehors. Chez tous les animaux, le membre atteint par la douleur se contracte et se détend tour à tour pour repousser l’obstacle. Quand un objet menace tout d’un coup nos yeux, nos paupières s’abaissent avant même que nous ayons réfléchi au danger et donné l’ordre de le prévenir. Quand nous faisons un faux pas, nous nous rejetons en arrière par un mouvement tout spontané. Il y a des cas où l’être vivant ne peut attendre la délibération du pouvoir central et où il se protège par un effort subit, résultant d’une coopération soudaine et spontanée entre les divers centres nerveux. L’autonomie, si frappante dans les organes intérieurs de nutrition et de circulation, a ainsi sa part jusque dans les organes extérieurs de relation. Ces faits nous permettent de nous faire une opinion sur l’intéressant débat qui s’est élevé entre M. Huxley et M. Spencer, l’un ne trouvant guère dans l’histoire naturelle que des exemples de politique despotique, l’autre y trouvant des leçons de politique libérale. Peut-être M. Spencer, dans son ingénieuse réponse, n’est-il pas encore allé jusqu’au bout des déductions permises ; s’il a suffisamment restreint sur certains points l’action du pouvoir central, peut-être pourrons-nous, en nous appuyant sur l’histoire naturelle, étendre plus que lui cette action sur d’autres points et corriger ainsi ce qu’on a nommé avec exagération son « nihilisme administratif. » M. Huxley répugne à se servir des analogies entre les êtres vivans et les sociétés pour bâtir des théories politiques. Et ce n’est pas sans raison qu’il se défie ici des inductions précipitées. La biologie peut bien nous enseigner en partie ce qu’est le corps politique et comment il est devenu ce qu’il est ; mais son autorité est toujours sujette à caution quand il s’agit de savoir ce que le corps politique doit être et deviendra un jour. L’intelligence humaine n’est pas faite pour suivre aveuglément l’exemple des « vivans » inférieurs. Il faut éviter aussi de s’en tenir à des analogies superficielles ou incomplètes, comme le font trop souvent les politiques qui prétendent s’inspirer de la biologie. Certains raffinés d’aujourd’hui qui exagèrent ou faussent les déductions de l’histoire naturelle pour appuyer des thèses rétrogrades ressemblent plus qu’ils ne le croient aux naïfs d’autrefois qui croyaient démontrer la supériorité de la monarchie par l’exemple des abeilles ou celle de la république par l’exemple des fourmis. Toutefois, nul enseignement n’est à négliger dans ce vaste univers où tout se tient. Or, si l’on en croit M. Huxley, l’analogie du corps politique et du corps vivant aurait pour conclusion une excessive concentration du gouvernement. « Le souverain pouvoir du cerveau, dit-il, pense pour l’organisme physiologique, agit pour lui et régit les composans individuels avec une règle de fer. » La théorie adoptée par M. Spencer, qui nie le rôle de l’état, semble à M. Huxley en opposition avec les faits biologiques que M. Spencer prend pour guides. Chaque muscle, dit M. Huxley, n’aurait qu’à se fonder sur cette théorie et à refuser au système nerveux tout droit de se mêler de ses contractions, si ce n’est pour l’empêcher de gêner les contractions d’un autre muscle ; chaque glande, à soutenir qu’elle a le droit de distiller son liquide pourvu qu’elle ne gêne pas les sécrétions d’autrui ; chaque cellule serait libre de suivre son intérêt particulier ; laissez-faire serait le nom du souverain ; qu’arriverait-il alors du corps vivant tout entier ? M. Spencer répond avec raison en distinguant les organes extérieurs et les organes intérieurs. Si la centralisation est nécessaire aux premiers, les seconds ont besoin de spontanéité et ne réclament en échange que leur juste part de nourriture, que la quantité de sang équivalente au travail par eux accompli : c’est là, pour ainsi dire, la justice du corps vivant. — Qu’arriverait-il, demande M. Huxley, si le pouvoir central de l’organisme cessait d’agir ? — « La réponse est bien différente, dit M. Spencer, selon qu’il s’agit des organes intérieurs ou des organes extérieurs. » Les premiers ne cesseraient pas d’accomplir leurs fonctions propres ; les seconds seraient réduits à l’impuissance ; si chaque muscle était indépendant des centres de délibération et d’exécution, les muscles ne pourraient plus se mettre d’accord ; il serait impossible à l’individu de se tenir debout et plus encore d’agir sur les objets alentour : son corps serait une proie offerte au premier ennemi. Il en est de même dans la société : les appareils de défense extérieure exigent la concentration du pouvoir ; ceux de nutrition et de circulation intérieures, c’est-à-dire l’industrie et le commerce, exigent au contraire la liberté. Selon qu’une société est plus militaire ou plus industrielle, elle a un gouvernement plus ou moins centralisé. La biologie ne conclut pas à l’anarchie, pas plus qu’elle ne conclut au despotisme ; l’intervention de l’état est partout nécessaire ; mais cette intervention, dit M. Spencer, peut être positive ou négative. Si l’état prétend cultiver ma terre à ma place ou m’imposer tel mode de culture, c’est là une intervention positive ; s’il se borne à m’empêcher de toucher aux récoltes du voisin, de passer à travers son champ, de gêner son travail, c’est là une intervention négative. Cette dernière est la seule dont les fonctions économiques aient besoin dans l’organisme social : que le gouvernement assure l’exécution des contrats, c’est-à-dire la justice, et.il aura rempli sa fonction propre. « Que chaque citoyen jouisse de ce qu’il a obtenu par ses efforts sans enlever à son voisin le moyen d’en faire autant, et les fonctions dont nous parlons s’accompliront d’une manière saine, plus saine en vérité que si on leur imposait tout autre contrôle [7]. » La plupart des fonctions les plus importantes pour la vie de l’état, selon la remarque de l’économiste Whateley, sont accomplies par le concours de gens qui n’y pensent pas, * qui ne se savent même pas associés, qui cherchent simplement leur intérêt, et elles le sont avec une sûreté, un soin des détails, une régularité où n’atteindrait sans doute jamais la bienveillance la plus diligente et la plus éclairée. Qu’un homme se propose ce simple problème : fournir chaque jour de tous les objets nécessaires à la vie une ville comme Londres ou Paris, avec ses habitans qui se comptent par millions, il échouera devant la prodigieuse complexité des détails. Qu’un gouvernement se charge de cette tâche, il l’accomplira mal, chèrement, irrégulièrement ; il sera ce que serait notre cerveau s’il était chargé, comme « l’âme » de Stahl, de veiller aux détails de l’assimilation et de la circulation du sang, de faire monter « le lait même aux mamelles. » La nourriture de chaque jour arrive aux portes de nos capitales par une circulation spontanée dont les battemens quotidiens sont réguliers comme ceux de notre pouls ; l’intervention positive du gouvernement n’aurait ici d’autre résultat qu’une alternance de pléthores et de disettes ; son intervention négative, en assurant l’exécution des marchés, assure le mouvement de la vie. Il suffit donc d’un concours d’hommes dont pas un n’élève les regards au-dessus de ses intérêts particuliers pour réaliser ce que ne réaliserait pas la philanthropie d’un sage ou la vigilance désintéressée d’un gouvernement. — Sans doute, dira-t-on, quand il s’agit de besoins matériels, les efforts que font les individus sous l’aiguillon de l’intérêt personnel sont suffisans, mais quand il s’agit de besoins d’un autre ordre, il n’en est plus de même. — M. Spencer répond qu’il est faux de croire qu’en dehors de l’intérêt particulier il n’existe qu’une force sociale, celle du gouvernement ; les hommes n’ont-ils pas, outre leurs besoins égoïstes, des besoins sympathiques, et ces derniers, soit qu’ils agissent isolément soit qu’ils s’associent, ne produisent-ils pas des effets aussi admirables que ceux des intérêts personnels ? Voulez-vous connaître les effets sociaux de la sympathie, soit isolée, soit associée, voyez toutes les œuvres de religion, de philanthropie, d’instruction, dues à l’initiative des individus ou des associations particulières. Intérêt et sympathie, ces deux forces suffisent, à en croire M. Spencer, pour satisfaire à tous les besoins du corps politique comme à tous les besoins du corps vivant. Que le gouvernement, encore une fois, se borne donc à remplir une fonction vraiment analogue à celle du cerveau, qu’il soit le représentant et le pondérateur de tous les intérêts et de toutes les sympathies, avec la justice pour loi. Dans le cerveau de l’animal se produit une véritable délégation ou représentation du corps entier, qui doit servir de modèle au gouvernement ; en effet, c’est au cerveau que tous les organes envoient leurs avertissemens, centralisent leurs jouissances et surtout leurs souffrances, manifestent leurs besoins, leurs perturbations ou leur équilibre. Les cellules cérébrales sont comme les représentans des autres cellules, qui viennent s’exprimer en elles sous la forme des sensations ou des pensées, et qui attendent d’elles en retour des ordres nécessaires sous forme de volitions ; l’organisme tout entier se résume donc dans le cerveau. Or la fonction normale de ce dernier, « c’est de prendre la moyenne entre les intérêts qui se produisent chez le vivant : intérêts physiques, intellectuels, moraux, sociaux. » De même la fonction d’une assemblée de représentans doit être « de prendre la moyenne entre les intérêts des différentes classes de la communauté. » Dans une bonne assemblée, les partis qui correspondent à ces divers intérêts doivent se faire un tel « équilibre qu’à eux. tous ils produisent dés lois concédant à chaque classe tout ce qui se peut sans faire tort aux droits des autres, [8]. » Si une assemblée, si un gouvernement se borne ainsi à sa tâche propre, il la remplira bien ; s’il la dépasse, il se rendra lui-même impuissant, car c’est encore la biologie qui nous enseigne que toute fonction, pour être bien accomplie, doit être spécialisée. Quelque excellentes que soient ces vues de M. Spencer sur le rôle de l’état, sont-elles complètes et a-t-il poussé assez loin les déductions de l’histoire naturelle ? Nous ne le croyons pas. Dans l’individu, le cerveau n’est pas une simple représentation du corps, un simple miroir condensant en soi ce qui se passe au sein des cellules, un simple arbitre entre des intérêts et des sympathies, qui en prendrait la moyenne sans y ajouter rien de nouveau et qui n’aurait d’autre règle que la médiocrité d’un juste milieu. Le cerveau est un organe d’intelligence et de volonté, par conséquent de progrès et d’initiative, qui entraîne tout l’être sous l’influence d’une pensée supérieure. De même dans la société, outre l’intérêt et la sympathie, il y a une troisième force sociale : l’idée. L’homme peut se désintéresser de lui-même, se désintéresser de tels ou tels individus, s’élever au-dessus de son égoïsme ou de ses sympathies pour concevoir quelque chose d’universel : une haute vérité, un haut idéal. Il porte en lui non-seulement la notion de lui-même et de la société bornée dont il fait partie, mais encore celle de l’univers, non-seulement l’idée du temps présent où il est perdu comme un point dans l’immensité, mais encore celle de l’avenir infini. Si le corps peut se passer du cerveau pour sa vie animale et, dans une certaine mesure, pour sa conservation immédiate et présente, le progrès supérieur, qui n’est lui-même que la garantie de la conservation future, n’exige-t-il pas l’action centrale et collective du cerveau ? Ce qui n’est dans le reste de l’organisme qu’une vague aspiration et une tendance encore trop aveugle devient dans le cerveau une pensée clairvoyante et une volonté réfléchie. De même une nation n’est pas seulement un ensemble d’intérêts ou de sympathies, elle est aussi un ensemble d’idées qui se ramènent à une idée centrale et directrice, à un idéal de justice et de droit que tous les membres poursuivent, les uns avec une conscience plus obscure, les autres avec une conscience plus claire. L’intérêt et la sympathie suffiront-ils pour assurer l’accomplissement de cette fonction supérieure : réalisation de l’idéal national et, mieux encore, de l’idéal humain ? Pas toujours. Il est des droits élevés dont l’importance est d’autant moins ressentie qu’ils sont moins satisfaits ; ainsi ce sont les ignorans qui ont le plus grand droit à l’instruction et qui cependant sentent le moins ce droit. L’état devra-t-il s’en remettre ici à l’intérêt individuel ou à la bienfaisance d’associations mues par la sympathie, au lieu d’établir lui-même une instruction obligatoire pour tous ? Devra-t-il aussi méconnaître cette nécessité et ce droit qui s’imposent aux nations modernes, pour ne pas être distancées et absorbées par les nations voisines, de cultiver la haute spéculation sans laquelle la pratique est bientôt stérile, la science pure nécessaire à la science appliquée, l’art pur nécessaire à la moralisation générale ? Lui sera-t-il interdit ici, pour sauvegarder les droits mêmes des générations à venir, de dépasser la « moyenne » présente de la nation et de se faire initiateur ? Non, c’est là un rôle que la nation même peut et doit lui confier, par une délégation explicite, de manière à mettre la force commune au service d’un commun idéal. Nous craignons que M. Spencer n’ait ici borné à l’excès le rôle de l’état et qu’il n’ait pas vu dans le corps social la puissance de l’idée se réalisant elle-même, se créant à elle-même non-seulement des organes particuliers et décentralisés, individus et associations particulières, mais encore un organe général et central, le gouvernement. Il a bien reconnu la puissance de la spontanéité dans le développement des peuples ; il n’a peut-être pas eu assez foi dans la puissance de la réflexion, qui doit atteindre son plus haut degré dans le pouvoir directeur de l’ensemble. Si on a soin de ne pas séparer ces deux choses, — spontanéité et réflexion, — on possédera par là même les deux forces les plus générales qui expliquent non-seulement la création des sociétés, mais encore celle des êtres vivans et, qui plus est, celle même de l’univers. Qu’est-ce, en définitive, que production et création ? La sociologie et la biologie éclairent ici la métaphysique : elles nous font entrevoir comment a pu se produire et vivre le grand organisme du monde. Les partisans de l’antique conception des causes finales se représentent un but extérieur à l’être et un pouvoir également extérieur qui, mettant l’être en mouvement, crée et forme le monde ; mais, nous l’avons vu, à mesure qu’on connaît mieux les fonctions de la vie et celles de la société, on comprend de plus en plus que la vraie finalité est immanente à l’être et se confond avec sa spontanéité même, sans qu’il soit besoin de faire intervenir un créateur ou un démiurge. Raisonnons par analogie. Comment a eu lieu la création du langage, que M. Spencer compare à celle des sociétés et que nous pouvons, nous, comparer à celle du monde même ? Pendant longtemps on a attribué la création du langage à une puissance surnaturelle : un pareil don de l’homme ne pouvait être qu’un présent miraculeux. Le langage offre en effet, comme la nature, des genres, des espèces, des ordres divers, faits pour s’adapter les uns aux autres, pour se combiner d’instant en instant en groupes toujours nouveaux et pour exprimer ainsi toutes les combinaisons des idées. C’est un organisme merveilleux au service de la pensée. La science moderne a cependant chassé de ce domaine, comme de tous les autres, le deus ex machina. Des signes d’abord principalement mimiques, puis mélangés de mimique et de sons, puis à la longue purement vocaux, et qui en somme se réduisent eux-mêmes à des mouvemens réflexes, voilà la matière du langage ; quant à la forme, elle est résultée de la coopération spontanée entre les individus, comme la forme du corps résulte de la coopération spontanée entre les organes. Les hommes avaient besoin de se communiquer leurs idées et leurs sentimens, ils obéissaient ainsi à leur intérêt personnel ou à leurs sympathies : c’était assez ; peu à peu, sans se douter qu’ils pussent travailler à autre chose qu’à leur satisfaction personnelle ou collective, ils ont formé le langage. C’est donc sous l’influence de l’intérêt et de la sympathie d’abord, puis, plus tard, sous celle de l’idée, que le langage s’est établi en ses rudimens informes, développé à travers les siècles, perfectionné par un art naturel comme celui des êtres vivans et des sociétés. Enfin la réflexion y a peu à peu marqué sa trace à côté de la spontanéité même, car le langage est un produit spontané d’êtres capables de réflexion. Aujourd’hui cette création de l’esprit est tout un monde, image du monde de la pensée et, par l’intermédiaire de la pensée, image de l’univers. Complétons donc notre conception de l’univers en appliquant à sa production ce que nous venons de dire sur la formation des langues, des organismes vivans, des sociétés animales ou humaines. Il nous semble qu’on pourrait concevoir l’univers entier comme une vaste société d’êtres dont tous les membres coopèrent, d’abord spontanément, puis avec réflexion, à la vie du tout ; chacun, en ne suivant d’abord que son intérêt, finit par suivre aussi l’intérêt des autres en vertu de ses liens avec eux : par là se produit l’ordre universel. S’il en est ainsi, de vagues sensations à l’intérieur, premiers rudimens de la pensée et de la conscience, qui se traduisent par des mouvemens à l’extérieur, voilà ce qui suffit à la formation du monde ; il n’y a pas d’autre finalité, et ce qu’on appelle de ce nom n’est que la tendance de tout ce qui existe à se conserver ou à se développer. Ce n’est donc pas une parole divine, surnaturelle et unique, qui a créé le monde ; c’est la parole spontanée de tous les êtres, c’est leur aspiration, leur désir. L’être est éternellement partout, et partout il veut, il se sent et sent les autres, aspire à penser, à jouir de soi et d’autrui, à prendre conscience de soi et d’autrui, à communiquer pour cela avec lui-même et avec tous ses membres. Le monde est le langage universel ; c’est une idée obscure qui se réalise en se pensant elle-même et en s’exprimant elle-même par les mille voix et les mille tressaillemens de tous les êtres unis dans l’être. ALFRED FOUILLEE.