Les Centres de création et l’apparition successive des végétaux Eugène Fournier Revue des Deux Mondes T. 13, 1876 I. Die Vegetation der Erde nach ihrer klimatischen Anordnung, par M. A. Grisebach, Leipzig 1872. — II. La Végétation du globe d’après sa disposition suivant les climats, esquisse d’une géographie comparée des plantes, par M. A. Grisebach, ouvrage traduit de l’allemand par M. P. de Tchihatchef, Paris 1875 ; Guérin. Les problèmes longtemps indéchiffrables de l’origine des animaux et des végétaux n’ont été abordés d’une manière sérieuse que depuis le commencement des recherches paléontologiques, et, on peut le dire, depuis la grande époque de Cuvier. Les zoologistes ont été pendant bien des années seuls à étudier lès êtres que l’on nommait alors en bloc antédiluviens ; les botanistes ne sont venus qu’après, et, bien qu’ils aient fait dans ces vingt dernières années des pas de géant, les découvertes de la paléontologie végétale n’ont pas encore obtenu l’attention qu’elles méritent. On jugera de l’importance de ces découvertes par les résultats que peut en tirer dès aujourd’hui une induction légitime lorsqu’il s’agit de se rendre compte de l’origine des végétaux innombrables qui nous entourent et des causes qui les ont répartis entre les régions où ils sont cantonnés à la surface de la terre. On verra notamment quelle lumière elles jettent sur l’hypothèse des centres de création multiples, qui a encore tant de partisans, mais qui ne saurait supporter une critique sérieuse fondée sur les faits ; on verra aussi, nous l’espérons, combien les découvertes récentes sont favorables au contraire à la doctrine des époques de création, établie sur l’apparition successive des végétaux. I Si l’on jette un coup d’œil général sur l’ensemble des végétaux, on reconnaît bientôt qu’ils se groupent par types d’aspect semblable dans certaines aires qu’ils caractérisent, et auxquelles on a donné le nom de régions naturelles. L’un des vétérans de la science allemande, M. Grisebach, professeur à l’université de Göttingue, dans un ouvrage récent qui appelle l’éloge aussi bien que la critique, admet un peu arbitrairement vingt-quatre de ces régions pour la totalité du globe. Avant d’examiner la valeur de ces subdivisions, nous commencerons, pour fixer les idées, par en citer trois : la région méditerranéenne, la région saharienne et la région de l’Amazone. La région méditerranéenne, la seule connue de l’antiquité classique, enceinte au nord par les Pyrénées, les Alpes et les Balkans, au sud par l’Atlas africain, limitée à l’est par les hauts plateaux de la Syrie, à l’ouest par ceux de l’Espagne, voit naître sur les rives de son grand lac intérieur les arbrisseaux les plus divers, caractérisés par la persistance de leur feuillage : les chênes verts, le myrte, le grenadier, les orangers, le laurier-rose, les cistes, les acanthes, l’olivier et plusieurs arbres de la même famille. Un ciel toujours pur, des plages que les montagnes abritent contre les vents âpres du nord ou contre les vents chauds du désert, une mer dont l’humidité bienfaisante tempère les ardeurs du soleil, et que l’étroite fracture de Gibraltar protège même contre les marées, tels sont les élémens du climat méditerranéen, qui se révèle subitement au voyageur surpris quand il descend le Rhône entre Montélimart et Orange, et qui cesse aussi subitement sur les derniers contreforts méridionaux de l’Atlas, au contact desséchant du Sahara. Toutefois le caractère botanique de la région ne reste constant qu’au-dessous d’une certaine élévation, et, bien que l’on retrouve quelques-unes des mêmes plantes communes, soit entre la Sierra-Nevada d’Espagne et les cimes du Maroc, soit entre les sommets de l’Algérie du sud et ceux du Liban ou du Taurus, cependant l’Apennin, dès qu’on dépasse 400 mètres, offre des essences forestières identiques ou analogues à celles de l’Europe septentrionale, et les montagnes de la Grèce ont une végétation spéciale : en fait de lauriers, le sol du Parnasse ne produit que ceux des poètes. Rien n’est plus différent de la flore méditerranéenne que celle qui la suit immédiatement, celle du Sahara. Dans la première, le feuillage est vert et luisant, parfois développé jusqu’à l’exubérance ; dans la seconde, il se contracte, se réduit au strict nécessaire, voire à quelques épines, se revêt de poils pour se garantir contre l’évaporation, se couvre d’une couche cireuse qui le défend contre l’ardeur du soleil et lui communique une teinte glauque, poussiéreuse, commune à tous les bas buissons du désert. C’est cette teinte neutre qui, ne se détachant pas sur le sol, fait croire à première vue que le désert est dépourvu de végétation. En général il n’en est rien ; mais sur le sable, au lieu de plantes annuelles, que le manque d’eau tuerait avant leur développement, — ce qui domine, ce sont des légumineuses sans feuilles, des rutacées épineuses, des tamarix, des genévriers à port de jonc, des crucifères et des chénopodiacées buissonnantes ; lorsqu’une source, un puits permet l’établissement d’une oasis, alors seulement à l’ombre du dattier, — l’olivier du désert, — ou du palmier down, se développent les plantes herbacées propres au pays et les céréales. La région désertique n’est pas limitée à l’Afrique ; elle se propage par l’Arabie à travers les steppes de la Perse et de l’Afghanistan jusqu’à l’Indus, au-delà duquel quelques-uns de ses végétaux se retrouvent encore, atteignant le pied de l’Himalaya. Si la région méditerranéenne est la région de l’antiquité classique,. celle du désert appartient à l’antiquité biblique, aux nomades, aux pasteurs et aux caravanes ; parfois encore de nos jours nos colonnes de zouaves y ont cru voir tomber du ciel la manne des Hébreux, sous forme d’un lichen comestible que le vent détache et emporte à de grandes distances. M. Berthelot, l’ayant analysé chimiquement, y a constaté la présence de la mannite. Nos soldats s’en sont nourris, mais en passant et non pendant quarante jours ; il est vrai que l’état de leurs approvisionnemens ne nécessitait aucune intervention miraculeuse. En continuant toujours vers le sud, nous verrions le Sahara faire place à une région toute différente, peu explorée encore, la région équatoriale de l’Afrique avec ses mimosées et ses graminées, le baobab, les arbres à encens, le dragonnier, région à grands fleuves et à pluies périodiques, dont nous retrouvons l’analogue en Amérique dans le bassin beaucoup mieux connu de l’Amazone. L’Amazone, ce fleuve au cours si long, si paisible et si large, une petite Méditerranée, ouverte à l’est, celle-là, par les bouches du Para, étendue à perte de vue pendant la saison des pluies, recevant du sud les grands fleuves du Brésil, du nord une partie des eaux de l’Orénoque, de l’ouest les torrens qui tombent du faîte de la Cordillère, l’Amazone est l’artère d’une forêt presque encore vierge. Sur les rives du fleuve s’élèvent des roseaux énormes, derrière eux des balisiers gigantesques, puis des palmiers hauts de 50 pieds et si variés d’usages et de formes qu’ils ont fourni à M. de Martius la matière d’un livre entier, enfin des forêts où croissent spontanément le noyer du Para (Bertholletia excelsa) et le cacaoyer, des légumineuses à cœur dur comme du fer, et cette myriade d’arbres que chargent non-seulement leurs propres fleurs, mais des parasites de toute espèce : des broméliacées en crinières dressées ou pendantes, qui ne leur demandent qu’un support, — des loranthacées, guis géans à grands panaches rouges, qui s’y implantent pour s’en nourrir, — des lianes qui les étreignent d’étroites cordelettes d’où retombent en cascades odorantes des grappes de fleurs orangées. Ici règnent une chaleur, une humidité constantes sous l’abri de dômes immenses de verdure où la lumière pénètre à peine ; c’est une serre chaude entretenue par la nature et, abstraction faite du Para, le séjour le plus délicieux du globe. En considérant ces régions naturelles, les mieux délimitées de toutes, les botanistes se sont peu à peu habitués à croire que les végétaux appropriés à ces régions avaient été créés pour elles, et que tout domaine de végétation, pour parler la langue un peu barbare de M. Grisebach, était en même temps un centre de végétation, ou plus exactement un centre de création. La conception d’un centre de création d’où aurait rayonné chaque espèce végétale remonte un peu haut dans la science. Selon Linné, tous les types de végétaux et d’animaux seraient sortis d’un seul point de la terre, berceau en même temps du genre humain. En laissant de côté l’origine et les migrations de l’homme, dont l’étude réclamerait des considérations de nature fort diverse, et en nous restreignant à la partie botanique du sujet, il faut reconnaître que l’opinion de Linné ne pouvait se soutenir, même avant les découvertes de la géologie, que par de grands efforts d’imagination. On l’a réfutée mainte et mainte fois. Après Linné, Gmelin et d’autres ont proposé non plus un seul, mais plusieurs centres de création. Willdenow prétendit rattacher les différentes flores aux chaînes de montagnes dites primitives : ainsi les Alpes auraient été un centre de végétation, le Caucase un autre, etc. Malheureusement les détails de pareilles hypothèses ne supportent pas la discussion. Peu à peu les naturalistes européens se sont comme accordés à rapporter les végétaux si variés qui couvrent la terre à un certain nombre de points primordiaux, sur le chiffre et la situation desquels on n’a pas d’ailleurs pu s’entendre. Cette doctrine a été établie de la manière la plus formelle par Adrien de Jussieu, et M. Grisebach l’adopte sans réserve. « La coexistence de flores diverses à côté l’une de l’autre, nous dit-il, prouve déjà qu’elles proviennent de certaines localités créatrices déterminées que l’on peut considérer comme leurs centres de végétation, dont le nombre est incertain et dépend de la quantité des espèces indigènes… Ce n’est que dans les localités spéciales que la nature a répandu ses premiers germes, mais ces localités furent innombrables et disposées sans symétrie, comme les étoiles du firmament, et chaque localité eut la propriété de produire une forme organique déterminée. » L’autorité légitime dont M. Grisebach jouit dans la science, et qui doit recommander la lecture de son livre, est précisément la raison qui nous oblige à formuler aussi courtoisement que possible les preuves qui militent contre la théorie adoptée par lui. Ces preuves sont de plusieurs sortes. La première nous sera fournie par la difficulté même de définir le nombre des régions dites naturelles, et encore plus des prétendus centres de création. Si chaque région naturelle était aussi bien caractérisée que les trois dont nous avons parlé, et si chacune offrait une végétation spéciale plus abondante et pressée au centre de la région, d’où elle aurait visiblement rayonné pour s’arrêter au contact des régions voisines, la théorie des centres de création réunirait en sa faveur de grandes probabilités ; mais il est loin d’en être ainsi. Les régions s’entremêlent sur les bords, se pénètrent en tout sens, comme l’a fait remarquer M. Alphonse de Candolle [1], et, ce qui est plus défavorable encore à la théorie en question, la région la mieux définie varie dans son intérieur, et, loin d’être toujours identique à elle-même, offre en différens points de petits centres secondaires. L’histoire de la science a enregistré les contradictions de ceux qui ont essayé d’énumérer les centres de création ; aussi, quel que dût être le résultat de la tentative de M. Grisebach, elle était assurément des plus délicates. M. Grisebach est certainement l’auteur qui jusqu’à présent a tracé de la manière la plus précise, je dirai même la plus méthodique, la subdivision du globe en régions naturelles ; mais le meilleur esprit ne peut résoudre d’une manière complètement satisfaisante un problème mal posé. Sans doute M. Grisebach doit se flatter d’avoir démontré la possibilité de reconnaître dans la végétation du globe des régions naturelles ; cependant quelques-unes de celles qu’il a circonscrites sont de nature à provoquer de sérieuses objections. Sa première région, dite par lui domaine arctique, comprend les types des Alpes et des hautes montagnes de toute l’Europe ; en la localisant dans l’extrême nord, il nous donne une fausse idée de la distribution géographique des végétaux qu’elle renferme. Il est vrai que la région « arctico-alpine » ne serait même pas, à proprement parler, une division géographique du globe terrestre. Presque aucune de ses régions n’est à l’abri d’une critique semblable. La région méditerranéenne, assez homogène sur les côtes et dans les îles, peut-elle comprendre, comme le veut M. Grisebach, et les hauts plateaux de l’Espagne, et la chaîne de l’Apennin, et les massifs élevés de l’Asie-Mineure ? De même la dépression de la mer Caspienne et les montagnes du Thibet peuvent-elles être classées dans une même unité régionale sans violer à la fois les rapports entre les flores et le sentiment instinctif des vérités naturelles ? Il y a bien des végétaux de l’Himalaya qui ne sauraient s’accommoder du climat chaud et humide de la mer Caspienne. Nous n’ignorons pas que M. Grisebach n’a fait, dans cette partie de ses conceptions, que se rallier à une théorie généralement admise avant lui, et c’est justement en la développant avec un talent incontestable, appuyé sur une masse imposante d’observations personnelles, qu’il en a le mieux montré les faiblesses. Ces faiblesses n’apparaissent nulle part plus prononcées que dans la constitution de sa quatorzième région, composée des îles de l’Océan où l’auteur a cru reconnaître des centres de création, c’est-à-dire des pays les plus éloignés et les plus différens, tels que les Açores, Madère et les Canaries, qui forment un ensemble, Madagascar et les îles voisines, qui en constituent un autre, les Sandwich, qui ont une flore spéciale, etc. Il n’y a là qu’un cadre artificiel, et l’auteur le sait aussi bien que personne ; mais pourquoi n’a-t-il pas rattaché les îles du Cap-Vert à la région du Sénégal, les Gallapagos et Juan-Fernandez au continent américain ? En séparant les îles des terres fermes voisines pour les réunir entre elles, il rompt des affinités naturelles et rapproche des flores qui « hurlent de se trouver ensemble. » On voit déjà par où péchera toujours l’application qu’on voudra faire de cette théorie. Il y a nécessité de diviser le globe en aires bien plus nombreuses pour les faire coïncider avec des centres de création locaux. M. Grisebach en a omis beaucoup, et nous sommes d’autant mieux en droit de le constater que ces omissions sont volontaires et ne procèdent point, tant s’en faut, de l’ignorance. Pour ne citer que deux des grandes régions qu’il a en apparence méconnues, la région atlantique et la région antarctique ne font point partie de ses subdivisions. La région occidentale de l’Europe ou région atlantique, que l’on pourrait nommer aussi « la région des bruyères et des ajoncs, » commence aux Canaries, renferme le nord du Portugal, la côte cantabrique de l’Espagne, le littoral de la France jusqu’aux contreforts du plateau central et à la Sologne, fait une pointe à l’ouest de Paris en comprenant la forêt de Rambouillet, puis se retire en un point à déterminer sur la Manche, embrasse les îles normandes et va toucher le sud de l’Irlande, où vivent en sentinelles avancées une douzaine d’espèces méridionales, principalement d’éricinées et de saxifrages, et où le myrte croît en pleine terre, sous la douce influence du climat maritime. Le gulf-stream, dont une branche pénètre dans la partie supérieure de la région, y réchauffe à la fois la mer et l’atmosphère en portant jusque dans les polders de la Belgique et de la Hollande quelques-unes des plantes atlantiques, notamment un groupe de monocotylédones et des campanulacées rares. C’est une région que M. Grisebach ne voudrait considérer que comme une émanation de la région méditerranéenne, bien que les conditions climatériques y diffèrent considérablement de celles de la Méditerranée. Elle est remarquable par l’étendue de l’aire qu’y occupent quelques-unes de ses plantes caractéristiques : le pavot à fleurs jaunes, qui s’étend du Portugal et des Asturies à l’Auvergne, à la Bretagne et à l’Ecosse, — la bruyère cendrée, qui peuple nos guérets et qui, devenue rare en Belgique, parvient cependant jusqu’en Norvège, etc. Des considérations de cette nature ont inspiré l’ingénieuse hypothèse d’Edouard Forbes, selon laquelle ces analogies entre terres aussi éloignées résultent de l’existence ancienne d’un continent intermédiaire, l’Atlantide, dont la tradition, révélée jadis aux prêtres d’Égypte, avait été portée jusqu’à Platon. Si l’Irlande a été jadis contiguë ou rattachée aux Asturies et aux Açores, et ces dernières aux Canaries, il ne serait pas surprenant en effet que l’Irlande eût conservé quelques espèces de cet ancien continent, de même que les autres points de la région atlantique ont gardé des types qui leur sont communs entre eux ou avec quelques pays du bassin méditerranéen. Une autre région, la région australe ou antarctique, a été indiquée par l’illustre directeur du Jardin de Kew, M. J. Hooker, qui, dans la préface de sa Flore de la Nouvelle-Zélande, s’est vu conduit, pour expliquer des affinités de végétation et même des identités, à supposer l’affaissement d’un continent ou d’îles considérables dans la direction du Chili à la Nouvelle-Hollande et même du Chili à Tristan da Cunha. Supposer des terres disparues entre Madagascar et l’Australie, c’est une hypothèse hardie qui pourra s’imposer un jour à la science et qui reçoit une grande force des argumens que M. Alphonse Milne Edwards a tirés de l’étude des faunes. L’une des expéditions envoyées l’an dernier pour l’observation du passage de Vénus, celle de Saint-Paul, qu’a si brillamment dirigée M. le commandant Mouchez, a rapporté de nouveaux documens qui fortifient la conception d’une région botanique australe. Un certain nombre de végétaux n’étaient encore connus, dans le monde entier, que sur le petit îlot de Tristan da Cunha, où l’on pouvait les croire dans leur centre de création, entre autres une graminée coriace et piquante, semblable à l’alfa de l’Algérie, qui remplit des espaces entiers pour le plus grand malheur du naturaliste (le spartina arundinacea de Carmichaël), un arbre à port singulier, formant à lui seul une forêt, le phylica arborea, de la famille des rhamnées, un lycopode, des fougères, etc. Or toutes ces plantes, propres à Tristan, ont été rapportées de l’île Saint-Paul ou de l’îlot voisin d’Amsterdam, que plus de 100 degrés de longitude séparent de Tristan, par M. George de l’Isle, botaniste attaché à la dernière expédition. Les régions naturelles, pour satisfaire à l’hypothèse des centres de création, doivent donc se multiplier, se morceler bien plus encore que nous ne l’avons laissé entrevoir. La théorie, pour être conséquente avec elle-même, doit par exemple placer dans la région que nous connaissons le mieux, la région méditerranéenne, un centre aux Baléares, un en Corse et plusieurs en Espagne, où la végétation se diversifie considérablement selon la disposition fort tourmentée de la Péninsule et ses altitudes diverses. Il y a plus encore : toutes les fois qu’une espèce, fût-elle unique, est spéciale à un pays, il faut logiquement attribuer à ce pays un centre de création. C’est ce que M. Grisebach est forcé d’accorder à l’Oural, qui possède un petit œillet, le gypsophila uralensis, aux Cévennes, qui ont en propre deux herbes minuscules, l’arenaria ligericina et le kœnigia macrocarpa. Cet endettement de l’action créatrice, que l’on suppose s’être employée à semer çà et là une graine presque sur chaque point du globe, est-il en harmonie avec les procédés si simples et si grandioses à la fois que nous admirons dans l’œuvre cosmogonique ? II Les régions botaniques naturelles, où l’on veut voir le résultat d’une création locale, sont dues avant tout à des causes climatériques. Pour soutenir cette thèse, nous n’avons qu’à puiser à pleines mains dans le livre de M. Grisebach et dans les notes intéressantes dont M. de Tchihatchef a enrichi la traduction de cet ouvrage. Le mérite dominant du livre, à la préparation duquel le professeur de Göttingue a consacré quarante années, est en effet l’étude approfondie de cette harmonie constante qui se révèle à l’observateur entre la plante et les conditions où elle doit vivre, entre le caractère botanique et le caractère climatérique de la région ; c’est même là le côté spécial de son œuvre, dont la meilleure partie est celle qui lui appartient le plus, et c’est à cause de ce mérite original que l’on ne saurait trop remercier le naturaliste éminent, le voyageur célèbre, qui a distrait d’une vie si fructueuse le temps employé au labeur d’une telle traduction. Examinons donc, le livre de M. Grisebach à la main, quelles sont les conditions climatériques qui déterminent la végétation d’une contrée ou même d’un coin de terre. Parmi ces conditions, il faut considérer d’abord la latitude, facteur des plus importans, dont la valeur n’est pourtant pas aussi absolue qu’on le croit communément, — ensuite l’altitude, qui a pour effet général d’abaisser la température, — puis la position du lieu par rapport aux grandes étendues d’eau, qui tempèrent l’ardeur de l’été aussi bien que la rigueur de l’hiver, — la direction des vents régnans, qui rendent l’atmosphère humide s’ils ont passé sur un océan, sèche s’ils soufflent de l’intérieur, chaude s’ils viennent du midi, froide s’ils descendent du nord, — enfin l’abri que des remparts naturels créent pour certaines localités privilégiées. Telles sont les stations recherchées chaque hiver par les malades, par exemple les environs de Nice ou le littoral génois, ou même les rives embaumées des grands lacs de l’Italie septentrionale, où l’on jouit en hiver, protégé par les hautes cimes des Alpes contre l’âpreté du mistral, d’une température plus douce qu’on ne la trouverait à Pise ou même à Rome. Chaque pays a ainsi son climat particulier, déterminé par des conditions locales, et déterminant à son tour la végétation. Aussi chaque coin de terre, chaque versant de montagne, pour ainsi dire, choisit-il dans la flore générale de la contrée à laquelle il appartient les végétaux le mieux adaptés à sa nature, de même que la contrée entière semble les avoir choisis dans la flore générale du monde. Or ces conditions, locales ou générales, ne sont que l’expression de l’état actuel des parties du globe, de ce globe qui a tant varié depuis qu’il s’est tant refroidi, et dont les continens visibles à nos yeux sont tous sortis du sein des eaux ou du cratère des volcans. Si cet état se modifiait, ne fût-ce que sur un point, la constitution des autres pays varierait proportionnellement, car les courans marins et atmosphériques les rendent tous solidaires. Si le Sahara par exemple, dont certains chotts sont au-dessous du niveau de la mer, était envahi par les eaux, on ne verrait plus le simoun, le vent brûlant du désert, échauffer la région méditerranéenne, qui, rendue à des conditions antérieures, admettrait sur ses rives des végétaux chassés jadis sur les montagnes par la chaleur de ses étés. Une création locale doit être une dans son essence, et surtout dans une île isolée par sa position géographique. Si les partisans des centres de création avaient connu la flore de la Nouvelle-Calédonie, une des dernières conquêtes de nos naturalistes, ils eussent hésité non-seulement devant le caractère évidemment ancien de cette flore, mais surtout devant les affinités multiples qu’en révèle l’examen. Un centre de création suppose des végétaux disséminés autour d’un point de départ dans une aire homogène. Dans notre colonie polynésienne, rien de pareil : à côté d’un grand nombre de types spéciaux à cette île, ou du moins non encore observés ailleurs, on en trouve beaucoup d’autres dont les affinités s’échelonnent sur une double direction, relient la Nouvelle-Calédonie d’une part aux Moluques, à Java et aux îles intermédiaires, d’autre part à l’Australie et même à la Nouvelle-Zélande ; sur les plus hauts pics de l’île habitent enfin des végétaux qui rappellent ceux de la flore antarctique, comme ceux des Alpes et des Pyrénées dans l’hémisphère boréal se retrouvent au Spitzberg et au Groenland. Comment trouver dans un assemblage aussi bigarré les caractères d’un centre de création ? On peut en dire autant de l’Australie, bien que cet immense continent soit encore, dans son ensemble, moins connu que la petite région néo-calédonienne. Il y a peu d’années, on se plaisait à citer toujours l’Australie comme un monde à part dont les productions différaient toutes de celles du reste du globe. Les découvertes récentes, dues au zèle persévérant de l’honorable directeur du jardin des plantes de Melbourne, le baron F. de Müller, ont du modifier quelque peu cette opinion. Sans doute les types étranges, à faciès australien, les eucalyptus à feuilles verticales, les goodéniacées à larges cloches ailées, les épacridées, sortes de bruyères spéciales à la Nouvelle-Hollande, les protéacées.aux appareils floraux étranges, n’ont pas diminué, mais nous en connaissons mieux la distribution géographique. C’est la partie orientale, sous le parallèle de Sidney et au-dessous, que les types australiens rendent si remarquable ; la côte occidentale, surtout si l’on s’élève au-dessus de la rivière des Cygnes et de la baie Champion, ne possède plus que peu d’espèces de celles qui croissent sous le même parallèle dans les districts orientaux. Il y à plus, les déserts de l’intérieur, bien que peuplés par une végétation particulière (des casuarinées, sortes de prêles arborescentes, des acacias à feuilles entières), n’ont pas la même flore que le littoral de l’est, et les types spéciaux à la Nouvelle-Hollande n’atteignent guère la partie septentrionale de ce continent, sur laquelle dominent les genres franchement tropicaux de la terre des Papous, tandis que sur les montagnes et sur la côte, dans le sud-est du pays, croissent des espèces de la zone antarctique, espèces qui se retrouvent à la terre de Van-Diémen et à la Nouvelle-Zélande, où les glaciers descendent à 500 mètres du rivage. D’ailleurs les plantes le plus franchement australiennes (protéaoées et icycadées) ne sont pas sans analogues dans le sud de l’Afrique, et il n’y a pas longtemps que M. le comte de Saporta, assurait avoir retrouvé des protéacées dans les couches anciennes des terrains de la Provence. Voilà, on en conviendra, un centre de création bien éloigné de l’unité, et cependant il s’agit d’une partie du monde fort isolée aujourd’hui, où les conditions actuelles de transport n’ont pu agir que d’une manière presque insensible pour en modifier la végétation. Nous venons d’invoquer contre les partisans des centres de création les affinités multiples. Passons maintenant aux faits que nous offrent les espèces disjointes, espèces qui coexistent aujourd’hui simultanément sur plusieurs points du globe très éloignés les uns des autres. Ainsi une sorte de jonc fleuri, l’eriocaulon septangulare d’Ecosse et d’Irlande, croît aussi au Canada sans que les courans marins actuels aient pu en transporter les graines de l’une à l’autre de ces régions. Quel sera donc le centre de création de cette espèce, la seule de sa famille qui existe en Europe ? Un pois sauvage, le pisum maritimum, se trouve simultanément à Ankhangel, puis en France sur la côte voisine de Saint-Valéry (Somme), à New-York et sur le cap Tres-Montes, entre le Chili et la Terre de Feu, dans un endroit qui n’a jamais été colonisé. Des remarques analogues s’appliquent à de grands arbres qui ne peuvent passer inaperçus du naturaliste, ni même de simples voyageurs. Le cèdre du Liban, l’erez du roi Salomon, que tout le monde connaît et qui n’a plus aujourd’hui dans les montagnes de la Syrie sa station la plus étendue, a été retrouvé en Asie-Mineure dans le Taurus, en Algérie dans l’Atlas de la province de Constantine, et, comparaison faite, il ne diffère pas du cèdre de l’Himalaya, le dêva-daru (arbre sacré) des épopées de l’Inde antique [2]. Or, si cet arbre grandiose existait dans une contrée intermédiaire à ces stations éloignées, on l’y eût certainement découvert. Il y a plus, il ne saurait croître entre elles, c’est-à-dire entre des massifs montagneux sur lesquels il s’élève à de grandes hauteurs, car les contrées intermédiaires ne lui offrent que des altitudes trop faibles ou des déserts. Les montagnes pour leurs végétaux sont des îles que la terre basse enferme comme une mer infranchissable. Le cèdre est donc confiné dans quatre ou tout au moins dans trois, centres séparés par des centaines de lieues les uns des autres. Dans lequel des trois placera-t-on l’origine de cet arbre, et pourquoi dans l’un des trois plutôt que dans chacun des deux autres ? Plusieurs végétaux d’Orient, nous offriront des cas encore plus intéressais, Il existe deux espèces de platanes, l’une, le platane d’Orient, que le village de Bujuk-Déré a rendu célèbre, l’autre, le platane d’Occident, répandu dans l’Amérique du Nord. Les deux arbres, bien que d’espèce différente, appartiennent à un même genre. Il y aurait là un fait bien peu explicable, si l’on ne savait qu’à l’époque dite miocène par les géologues le genre platanus s’étendait du Spitzberg à la Méditerranée-. Or au XVIe siècle le platane était tellement inconnu chez nous que le voyageur Pierre Belon, l’ayant rencontré près d’Antioche, le signala comme une de ses singularitez. De son temps, on aurait donc assigné certainement au genre platanus deux centres de création fort éloignés, l’un de l’autre, si l’on s’était préoccupé de cette théorie. Beaucoup d’exemples analogues pourraient être empruntés à des types différens, notamment aux liquidambar et à la famille des ormes. III Les faits géologiques que nous ont offerts les types du platane nous conduisent naturellement à un dernier ordre de preuves empruntées à la paléontologie. Nous allons juger de quelle importance sont les progrès de cette science appliquée à la botanique, par les inductions dont elle fait profiter toutes nos recherches sur l’origine des végétaux. Pour peu que l’on fouille l’écorce de notre terre, on constate dans certaines de ses couches les plus récentes, puis, de ses couches plus anciennes, des débris de végétaux passés à l’état de fossiles. En descendant ainsi progressivement, nous les rencontrons d’abord dans la période à laquelle les géologues donnent le nom de quaternaire, période que peut-être l’homme a pu connaître quand il a paru sur la, terre, puis dans l’immense période tertiaire, subdivisée de haut en bas en pliocène, miocène, éocène. On en trouverait encore au-dessous dans la craie, au-dessous encore dans le terrain jurassique, bien au-dessous enfin dans les terrains de houille, foyers heureusement inépuisables de nos usines, qu’alimente la végétation des siècles écoulés. Si nous commençons par le littoral de l’Angleterre, le premier fossile important à citer ici sera le sapin, si abondant sur divers points de l’Europe, et qui cependant ne croît plus spontanément sur le même littoral, bien que de la Tamise à la Clyde il se développe, quand on le plante, dans les meilleures conditions. Il existait indubitablement sur le sol aujourd’hui anglais, il y a un grand nombre de siècles, sous l’influence d’un climat différent. Ce n’est donc pas à un centre de création actuel quelconque, situé sur une montagne quelconque, que l’on peut rapporter l’origine de cet arbre ; mais changeons de région, et interrogeons le sol de la Provence, par exemple la vallée de l’Huveaune, aux environs de Marseille. Nous y recueillerons à l’état fossile le laurier des Canaries, qu’a chassé de ces parages une aggravation moderne des conditions hivernales, puis des pins tels que le pin des Pyrénées et d’autres essences, le tilleul, l’érable à feuilles de viorne, le framboisier, que l’augmentation de la chaleur estivale a depuis forcés de se réfugier sur les montagnes. Que deviennent, en présence de ces faits, le centre de végétation des Canaries et celui des Pyrénées ? En Amérique, la flore du terrain pliocène offre les mêmes faits sur une échelle plus grande. Dans les couches anciennes de l’île Vancouver ont été constatés des végétaux ligneux, palmiers, laurinées, figuiers, qui n’habitent plus maintenant les côtes occidentales de l’Amérique du Nord à une latitude aussi élevée ; cependant une de ces laurinées ne saurait se distinguer du persea actuel de la Caroline, et des types analogues ou identiques à ceux de Vancouver se retrouvent dans les couches pliocènes du centre de l’Europe, à OEningen, en Souabe, localité célèbre pour la bonne conservation de ses fossiles. Un cyprès pétrifié de Vancouver existe aussi dans les couches de notre continent, où il a été recueilli depuis le milieu de l’Italie jusque dans le nord de l’Europe. Qu’on vienne donc nous parler d’un centre de création spécial à l’Amérique du Nord ! Si l’on descend encore d’une assise dans les profondeurs du globe, on pénètre dans la flore miocène, laquelle, d’après les beaux travaux de M. Oswald Heer, de Zurich, et les découvertes de M. le professeur Nordenskiöld, offrait déjà sous les latitudes alors tempérées du Spitzberg quarante-six espèces qui vivaient aussi presqu’à la même époque dans la région devenue aujourd’hui la Provence, et parmi lesquelles on peut citer des cyprès, des peupliers, des chênes, des tilleuls, des sorbiers, des noyers, des houx, des lierres, plus ou moins analogues aux espèces de ces genres qui habitent maintenant l’Europe tempérée. En descendant toujours, on rencontre l’étage éocène, différemment exprimé dans les tufs des environs de Paris et dans ceux de la Provence. Aux environs de Paris, ce dernier étage est particulièrement représenté en Champagne, près de Rilly, par les travertins de Sézanne. Ces travertins constituent un calcaire poreux, qui a si bien conservé les empreintes végétales qu’en coulant de la cire dans ses intervalles, et en dissolvant ensuite le calcaire par un acide, on obtient, comme vient de le faire avec succès un habile préparateur du Muséum, M. B. Renauld, la forme exacte de fleurs et de fruits qui n’existaient déjà plus sur la terre quand l’homme est venu l’habiter pour la première fois. Eh bien ! s’ils n’existent plus aujourd’hui comme espèces, ils appartiennent à des genres que nous voyons encore autour de nous. C’est ainsi que dans les couches de Sézanne on trouve des types analogues à ceux qui croissent dans l’Europe tempérée : aulnes, bouleaux, ormes, peupliers, saules, etc. ; mais le fait le plus étrange au premier abord, c’est qu’avec eux se rencontrent pêle-mêle des genres qui habitent à présent l’Amérique du Nord [3] et d’autres qui vivent maintenant dans les régions chaudes du globe [4]. Cette promiscuité ancienne ne confirme guère l’idée de centres de création récens. La série inférieure des couches ne ferait que confirmer ces exemples par de nouveaux faits. Bornons-nous à constater la présence, à certains étages de la craie, d’une végétation analogue à celle de l’Amérique septentrionale. C’est ainsi que le genre magnolia se retrouve non-seulement aux États-Unis même, mais encore à Moletein en Moravie, avec des sequoia, des aralia, etc. A ce point de vue, le Nouveau-Monde est, par une partie de sa végétation, plus ancien que notre continent. Une autre subdivision de la flore crétacée nous montrerait des protéacées ou des cycadées, c’est-à-dire les végétaux propres aux déserts de la Nouvelle-Hollande intérieure ou de l’Afrique méridionale. Les sables néocomiens, qui appartiennent à un autre étage de la craie, nous offrent en Belgique des araucaria d’un genre aujourd’hui. spécial aux forêts qui séparent le Chili du Brésil. Certains lits fossilifères du terrain jurassique contiennent des fougères à nervures réticulées, comme celles de nos régions les plus chaudes, enfin, presque aussi haut que nous puissions remonter dans cette étude de notre globe, les tourbes de l’époque houillère, savamment analysées par M. le comte Castracane, laissent filtrer sous l’eau qui les traverse des corpuscules excessivement petits qui sont des carapaces siliceuses ayant renfermé des algues-diatomées, et ces microscopiques végétaux du terrain carbonifère seraient identiques avec des diatomées qui vivent encore aujourd’hui dans les eaux. Aussi profondément que l’on pénètre dans l’écorce terrestre et dans l’étude des âges écoulés, la nature met sous nos yeux une distribution de plus en plus différente des êtres, régis par d’autres climats. Aux temps anciens du globe, les associations de végétaux croissant ensemble dans la même contrée n’étaient point ce qu’elles sont aujourd’hui. Les changemens nombreux qui se sont succédé dans le cours des diverses périodes géologiques ont rompu les associations primitives en diversifiant les climats, que tout indique avoir été d’abord d’une égalité et d’une humidité extrêmes en même temps que très chauds. La température a diminué généralement pour se conserver plus chaude sur certains points, les mers et les continens ont changé plus d’une fois de rapports, et les chaînes montagneuses nouvellement soulevées, en arrêtant les nuages et en modifiant les vents, ont singulièrement modifié les climats. Le globe a passé toujours d’une variation à une autre variation. Les végétaux anciens qui ont persisté à travers ces mutations d’âge en âge (et qui sont certes beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit) se sont peu à peu accommodés forcément aux climats qu’ils subissaient, de même que ceux qui ont successivement apparu sur le globe ; ils se sont casés là où ils trouvaient les conditions de leur existence, diminuant de nombre à chaque époque nouvelle qui rendait plus difficile la situation des survivans, et qui favorisait quelquefois beaucoup plus l’établissement des nouveau-venus. Refoulés de leurs anciennes stations, ces survivans s’éparpillaient de plus en plus, et l’on pourrait presque affirmer aujourd’hui qu’un type rare de la flore actuelle est un type ancien en voie de décroissance, comme M. Martins l’a fait toucher du doigt pour une légumineuse du midi de la France, l’anagyris fœtida. Si une espèce est cantonnée dans une chaîne de nos montagnes, limitée aux Carpathes ou à l’Atlas marocain, cela n’indique pas le moins du monde qu’il y ait un centre de création spécial à l’un ou à l’autre de ces massifs ; cela signifie simplement que cette espèce ne trouve plus aujourd’hui que dans cette station restreinte les conditions nécessaires à son existence [5]. Les plantes placées dans des conditions exceptionnelles sont des restes, des témoins, d’une époque ancienne, comme les ruines des palais égyptiens attestent une civilisation enfouie sous les décombres du passé. L’hypothèse des centres de création modernes est donc en contradiction directe avec les faits. On nous répondra peut-être qu’il faudrait admettre des centres de création antérieurs à l’époque actuelle ; mais il est visible que les mêmes objections se reproduiraient en remontant d’âge en âge. Il est clair que la flore des travertins de Sézanne par exemple, tout ancienne qu’elle est, ne présente point les caractères d’un centre de création. Mais, nous dira-t-on encore, si vous ne reconnaissez point de centres de création, comment comprenez-vous l’apparition incontestable de formes nouvelles qui a marqué le début et les phases de chaque grande époque ? Nous répondrons que, si les progrès de la science nous forcent aujourd’hui à répudier comme fausse la conception des centres de création, ils nous engagent à lui substituer celle des époques de création. L’importance et l’étendue des époques de création résultent de tout ce qui précède. Pour en faire apprécier le caractère, il suffira d’insister sur deux d’entre elles, l’époque éocène, dont nous avons déjà cité quelques types, et l’époque glaciaire, antérieure immédiatement à la nôtre. Vers la fin de Péocène, il existait sur les pourtours d’une large mer une région végétale des mieux caractérisées. Cette mer partait des contre-forts des Alpes-Maritimes, et, sauf une île allongée correspondant à l’Italie centrale, s’étendait sans obstacle vers la Libye et l’Égypte, qu’elle recouvrait en grande partie, entrant ainsi en communication directe avec l’Océan indien, et la première terre qu’elle rencontrait dans cette direction était l’Abyssinie, qui avec le Haut-Soudan formait alors une région continentale à laquelle les grès de Nubie, récemment émergés, servaient de ceinture. Il en résultait une méditerranée du double plus large que la nôtre, dont le climat, sensiblement égal sur ses deux rives à cette époque de l’histoire de la terre, facilitait, sur la rive septentrionale, la présence des types de l’Abyssinie ou du Cap que l’on remarque dans la flore fossile des gypses d’Aix, notamment des bananiers et le curieux genre widdringtonia, aujourd’hui confiné dans un étroit espace comprenant le Cap, la terre de Natal et l’île de Madagascar, dont les rives étaient baignées par la mer éocène. Cette même mer bordait aussi la partie septentrionale de l’Hindoustan, car les dépôts qu’elle a laissés peuvent être suivis sur une immense étendue, de la Syrie et de Bagdad au Golfe-Persique et jusqu’au-delà de l’embouchure de l’Indus, dans la vallée de Kashmir et dans le Bengale oriental. Aussi la flore des gypses d’Aix présente-t-elle des affinités avec celle de l’Inde par des types qui se rencontrent également tantôt au Japon et en Chine, tantôt aux îles de la Sonde et même aux Philippines [6]. L’époque glaciaire est plus intéressante encore. Elle appartient, avons-nous dit, à l’époque qui a précédé la nôtre, et qui a vu sans doute, au moins dans la dernière partie de son ère, commencer les développemens de l’homme. Nos premiers ancêtres, à l’occident de l’Europe, ont vécu dans des cavernes ou dans des habitations rudimentaires construites sur pilotis au milieu de lacs à demi glacés. La nature au dehors était inclémente pour eux. Par suite d’un refroidissement momentané encore inexpliqué, la plus grande partie de notre hémisphère fut ensevelie sous les neiges, et les sommets se chargèrent d’immenses glaciers dont les moraines ont strié ou poli les roches sous-jacentes et creusé nos vallées. De ces moraines se détachaient des blocs qui emportaient des graviers et de la terre, et qui ont été les agens les plus certains du transport des espèces végétales. A cette époque se rattachent toutes les espèces qui côtoient encore aujourd’hui les neiges perpétuelles au cœur des grandes Alpes ou dans la région polaire, au Groenland, au Spitzberg et dans la Sibérie orientale, et celles qui, souvent identiques, ont franchi des espaces immenses pour atteindre non-seulement les Pyrénées, mais encore les sommets des monts Cameroons dans l’Afrique occidentale, ou ceux d’Abyssinie dans l’Afrique orientale » Il y a là une époque des mieux caractérisées, et une époque de création par excellence, car les plantes qui vivaient près des glaciers n’ont pu exister aux époques antérieures [7]. C’est une époque de création, mais où lui assigner un centre ? La flore qui la caractérise est née d’une manière large, simultanée, générale, sur la moitié septentrionale de notre hémisphère, sauf la région arctique, alors trop froide [8], et peut-être aussi sur l’Himalaya ; mais elle est variée, quoique toujours alpine, et diffère aussi bien dans l’Amérique boréale qu’au sommet de nos Alpes et sur le plateau élevé du Thibet. Cette variété même empêche d’adopter l’hypothèse d’une origine commune, d’un point de départ central. Ainsi, pour nous résumer, la diversité étonnante des espèces qui peuplent la surface du globe dépend non de centres de création répartis sur cette surface, autour desquels auraient rayonné ces espèces, mais d’époques successives, dont les descendans se partagent encore le globe. Les climats de ces ères anciennes persistent aujourd’hui. Pour n’en citer que quelques-uns, celui des premières, des plus chaudes, s’est conservé dans les sources thermales au milieu desquelles vivent certaines plantes, celui de l’époque éocène sous les tropiques, celui de la période miocène du Groenland dans l’Europe tempérée, celui de l’époque glaciaire dans la zone arctico-alpine. Les intermédiaires sont nombreux. Ce qui fait la richesse de la terre, c’est précisément cette étonnante variété, variété qui s’est prononcée davantage à mesure que le globe vieillissait dans la série des âges géologiques : l’homme est apparu pour en jouir précisément quand cette variété, essentiellement accommodée aux besoins multiples de son organisation, devait faciliter la vie pastorale autant que la chasse, puis permettre l’échange entre les productions des différons climats, et fournir au commerce les élémens nécessaires. L’homme a connu sur notre planète des animaux disparus aujourd’hui, tels que le mammouth de Sibérie et le grand cerf d’Irlande, et peut-être a pu sauver d’une époque antérieure des végétaux qui ne se reproduisent plus sans culture, le blé par exemple, dont aucun voyageur n’a constaté la spontanéité d’une manière certaine. L’homme est plus jeune non-seulement que le sol qu’il foule, mais que les végétaux dont il se nourrit. C’est là une vérité générale, acceptable comme démontrée ainsi que les grands faits retracés dans cette esquisse ; elle prouve que, si l’on ignore bien des détails dans l’histoire de la création, on est parvenu déjà à une somme de certitudes imposante. Une tâche plus importante encore incombe à nos successeurs : dans l’histoire de la terre comme dans l’histoire du langage, en paléontologie comme en philologie, et dans bien d’autres branches de nos études, la connaissance du passé, c’est le secret de l’avenir. EUGENE FOURNIER.