Le Cerveau et la Pensée Paul Janet Revue des Deux Mondes T.57, 1865 I. Données physiologiques Poids et forme du cerveau. — Travaux de MM. Flourens, Lecret, Gratiolet, etc. Il faut être juste envers tout le monde, même envers le docteur Gall. Quelque discrédit qu’il ait encouru par ses présomptueuses hypothèses, il n’en est pas moins, au dire des savans les plus compétens, l’un des fondateurs de l’anatomie du cerveau. Si chimérique même qu’ait paru la phrénologie, et quoiqu’il s’y soit mêlé beaucoup de charlatanisme, c’est elle cependant qui a été le point de départ et qui a donné le signal des belles études expérimentales de notre temps sur les rapports du cerveau et de la pensée ; Sans doute Haller, Sœmmering, et avant eux Willis, avaient abordé ces difficiles problèmes ; mais Gall, par ses sérieuses découvertes aussi bien que par son aventureux système, leur a donné un puissant élan, et depuis cette époque un très grand nombre de recherches importantes ont été faites dans cette voie. Tout en désirant de meilleurs résultats encore, on doit reconnaître que ces recherches sont toutes nouvelles, et que, tels qu’ils sont, les résultats déjà obtenus ont un véritable intérêt. Peut-être aussi, comme le pensent quelques-uns, est-il dans la nature des choses que les études des anatomistes rencontrent toujours en ces matières une ou plusieurs inconnues, et cela même serait déjà un fait important à constater. Quoi qu’il en soit, rien n’est plus intéressant pour la philosophie que de rechercher où la science a pu arriver dans cette voie si nouvelle, si obscure, si délicate. On lui a si souvent reproché de se renfermer en elle-même, de ne point prendre part aux travaux qui se font à côté d’elle et qui touchent de si près à ses études, qu’on voudra bien lui permettre, malgré son incompétence anatomique, de recueillir dans les écrits des maîtres les plus autorisés tout ce qui peut l’intéresser, et intéresser les esprits cultivés dans ce genre de recherches. Les physiologistes positifs ont l’habitude de reprocher aux philosophes de ne pas aborder ces questions avec assez d’impartialité : ils leur reprochent de partir de certaines idées préconçues, de certaines hypothèses métaphysiques, et, au nom de ces hypothèses, d’opposer une sorte de fin de non-recevoir à toutes les recherches expérimentales sur les conditions physiologiques de la pensée. On leur reproche d’être toujours disposés à altérer les faits, à les plier à leurs désirs ou à leurs craintes, de taire ceux-ci, d’exagérer ceux-là, afin que leur dogme favori, à savoir l’existence de l’âme, sorte triomphant de l’épreuve que lui font subir l’anatomie et la physiologie. Je n’examine pas si ces reproches sont fondés ; mais, en supposant qu’ils le fussent, on pourrait facilement renvoyer l’objection à ceux qui la font, car il leur arrive souvent à eux-mêmes, en vertu d’un préjugé contraire, de tomber dans l’erreur inverse : ils sont autant prévenus contre l’existence de l’âme que les autres en faveur de cette existence ; ils arrangent aussi les choses pour les accommoder à leur hypothèse favorite, et si quelqu’un fait par hasard allusion à quelque être métaphysique distinct des organes, ils l’arrêtent aussitôt en lui disant que cela n’est pas scientifique. Mais quoi ! s’il y a une âme, rien n’est plus scientifique que de dire qu’il y en a une ; rien n’est moins scientifique que de dire qu’il n’y en a pas. Je veux bien que dans l’examen des faits on ne suppose rien d’avance ; mais la condition doit être égale de part et d’autre. Celui qui ne croit qu’à la matière ne doit pas s’attribuer à lui-même le monopole de la vérité scientifique et renvoyer au pays des chimères celui qui croit à l’esprit. On peut nous demander de suspendre notre jugement ; mais cette suspension ne doit être un avantage pour personne, et l’on ne doit point profiter d’un armistice pour prendre pied dans un pays disputé. Telles sont les règles de bonne méthode et de sérieuse impartialité qui nous guideront dans ces recherches sur le cerveau et la pensée, où nous essaierons de faire connaître les travaux les plus récens et les plus, autorisés qui traitent de ce grand sujet. Je n’ai pas besoin de dire que dans cet ordre d’études un des premiers noms qui se présentent est celui de M. Flourens. Il est précisément un de ceux que les fausses doctrines de Gall ont sollicités à rechercher la vérité par des méthodes plus scientifiques ; il est l’un des premiers qui aient appliqué à cette question difficile la méthode expérimentale. Je n’ai pas à décider si les ingénieuses expériences qu’il a instituées sont aussi décisives qu’il le dit, et je laisse volontiers les savans se prononcer sur ce point ; mais on ne peut contester qu’il ne soit entré dans la vraie voie, et même qu’il n’ait établi certains faits importans avec beaucoup de solidité ; en un mot, il est impossible de traiter du cerveau et de la pensée sans tenir compte de ses recherches. Les livres dans lesquels il les a résumées et popularisées sont d’une lecture instructive et attachante : on y trouvera, sous une forme agréable, toutes les principales données de la question [1]. Un autre savant, le docteur Lélut, de l’Institut, s’est aussi fait une place dans la science par ses belles études sur la physiologie de la pensée, et il a publié récemment un intéressant ouvrage sur ce sujet, suivi de quelques mémoires spéciaux pleins de faits curieux. L’ouvrage de la Physiologie de la pensée est écrit dans un très bon esprit, dans cet esprit de circonspection et de doute que l’on peut appeler l’esprit socratique. Peut-être même cet esprit y est-il un peu trop accusé, peut-être est-il bien près de dégénérer en scepticisme. Le traité du docteur Lélut, tout excellent qu’il est, a l’inconvénient de décourager le lecteur, de provoquer chez lui une disposition au doute qui, poussée trop loin, serait fâcheuse. Nous n’en considérons pas moins le livre de M. Lélut, surtout les mémoires qui y sont joints, comme une des sources les plus précieuses à consulter pour les philosophes physiologistes et les physiologistes philosophes. Mais l’ouvrage le plus riche et le plus complet sur la matière qui nous occupe est le grand ouvrage de MM. Leuret et Gratiolet, intitulé : Anatomie comparée du système nerveux chez les animaux et chez l’homme dans ses rapports avec le développement de l’intelligence. Le premier volume, qui traite des animaux, est de M. Leuret ; le second volume, consacré à l’homme, est de Gratiolet : l’un et l’autre esprits éminens, originaux, versés dans la connaissance des faits, et sans préjugés systématiques. Le second volume surtout intéressera les philosophes par des analyses psychologiques fines et neuves sur les sens, l’imagination, les rêves, les hallucinations. Ce n’est pas d’ailleurs le seul travail de Gratiolet que nous ayons consulté. Outre ses deux belles leçons aux conférences de la Sorbonne, l’une sur le rôle de l’homme dans la création, l’autre sur la physionomie, il faut lire l’intéressante discussion qui a eu lieu en 1862 à la Société d’anthropologie entre lui et M. Broca, précisément sur les fonctions du cerveau [2]. Celui-ci, esprit net, rigoureux, sans déclamation, mais un peu systématique, incline à exagérer les rapports physiologiques du cerveau et de la pensée. Gratiolet au contraire, non moins positif, non moins versé dans la connaissance des faits, ayant même apporté à la science des observations nouvelles, est le premier à voir les lacunes de ces faits et les mystères qu’ils laissent subsister. Spiritualiste convaincu, il n’hésitait pas à faire la part de l’âme dans le problème de la pensée, et ne craignait pas de se laisser traiter de métaphysicien. Esprit sévère et élevé, inventif et penseur, Gratiolet à ces qualités éminentes en joignait une autre qui ne les déparait pas, l’éloquence. Tel était l’homme distingué qu’une mort subite et lamentable vient récemment d’enlever à la science anatomique et à la haute philosophie naturelle. Dans un tout autre esprit, un savant éminent de l’Allemagne, M. Ch. Vogt, professeur à Genève, a publié des Leçons sur l’homme, sa place dans la création, dont il vient de paraître une traduction française par M. Moulinié. Ce livre est certainement d’une science profonde ; mais il est trop passionné. L’auteur paraît être plus préoccupé d’être désagréable à l’église que de résoudre un problème spéculatif. Il tombe lui-même sous les objections qu’il fait à ses adversaires, et on sent qu’il est sous le joug d’une idée préconçue, ce qui affaiblit beaucoup l’autorité de ses paroles. La science ne doit pas être sans doute la servante de la théologie ; mais elle n’en doit pas être l’ennemie : son rôle est de ne pas s’en occuper. L’hostilité la compromet autant que la servitude. Néanmoins le livre de M. Vogt mérite l’examen, et il serait à désirer, pour l’instruction du public, qu’un naturaliste autorisé voulût bien en faire une appréciation impartiale. Nous ne devons pas oublier toute une classe d’ouvrages qui doivent être lus et étudiés par tous ceux qu’attire le grand problème des rapports du cerveau et de la pensée. Ce sont les ouvrages relatifs à la folie. Il serait trop long de les énumérer tous. Outre les grands et classiques traités de Pinel, d’Esquirol, de Georget, je signalerai surtout, parmi les publications qui touchent de plus près à la psychologie, le Traitement moral de la folie, par M. Leuret, ouvrage très contesté par les praticiens, mais qui indique un esprit vigoureux, décidé, plein d’originalité et de nerf ; les Hallucinations, par M. Brière de Boismont, mine inépuisable de faits curieux, œuvre d’une psychologie ingénieuse, mais qui laisse quelquefois désirer une critique historique plus sévère ; la Folie lucide du docteur Trélat, l’un des livres qui, sans aucune théorie, donne le plus à réfléchir par la triste singularité des faits qui y sont révélés ; la Psychologie morbide de M. Moreau de Tours, essai paradoxal et piquant, qui excite la pensée en l’irritant, et qui n’est d’ailleurs que l’exagération de la thèse spirituelle soutenue par le docteur Lélut dans ses deux ouvrages du Démon de Socrate et de l’Amulette de Pascal, Enfin je citerai encore la Phrénologie spiritualiste du docteur Castle, tentative curieuse où la phrénologie essaie de se régénérer par la psychologie. Tandis que certains physiologistes portaient leurs études jusque sur les confins de la philosophie, il est juste de dire que les philosophes de leur côté essayaient une marche en sens inverse. Déjà notre maître si regretté, M. Adolphe Garnier, dans son livre si ingénieux et si exact sur la Psychologie et la Phrénologie comparées, avait ouvert cette voie. De jeunes philosophes se sont mis sur ses traces : un surtout s’est signalé dans cette direction, M. Albert Lemoine. Son livre sur le Sommeil, un autre sur l’Aliéné, un troisième sur l’Ame et le Corps, témoignent d’un esprit très sagace, très philosophique, qui, sans faux positivisme, est cependant très attentif à la recherche des faits, et qui en même temps, sans déclamation spiritualiste, est très ferme sur les principes. Enfin, puisque nous parlons ici de l’alliance de la physiologie et de la psychologie, signalons une société scientifique établie depuis une vingtaine d’années, et qui a précisément pour but d’accomplir et de consolider cette alliance : je veux parler de la Société médico-psychologique. Cette société publie des annales trimestrielles, où se trouvent de nombreux mémoires dignes du plus haut intérêt. Nous n’avons voulu mentionner ici que les ouvrages et les écrivains qui se sont placés au double point de vue de la physiologie et de la psychologie, et qui n’ont point séparé l’étude des organes de celle de la pensée. S’il ne s’agissait en effet que de physiologie pure, nous aurions dû avant tout autre rappeler le nom de M. Claude Bernard et son livre sur le Système nerveux. Ce grand physiologiste, qui représente aujourd’hui avec tant d’éclat la science française, ce noble esprit, qui unit avec tant d’aisance le bon sens et la profondeur, est désormais le maître et le guide de tous ceux qui veulent pénétrer dans les replis de ce labyrinthe obscur que l’on ap- pelle le système nerveux ; mais ce sont là de trop grandes profondeurs pour notre ignorance. D’ailleurs M. Claude Bernard ne s’est point occupé particulièrement de la question qui nous intéresse : pour dire la vérité, il ne la croit pas mûre pour la science. Il aime à dire que ce sera la question du vingtième siècle, et peut-être, dans son for intérieur, ce fin penseur la renvoie-t-il encore plus loin. Néanmoins les philosophes ont précisément la faiblesse d’aimer les questions qui sont encore à l’état de nébuleuses ; ils aiment ces problèmes où il y a du pour et du contre, comme donnant plus à faire à l’activité propre de l’esprit ; je soupçonne même qu’on les contrarierait, si des démonstrations irrésistibles les privaient du plaisir de la controverse et de la dispute. Quoi qu’il en soit, allons au fait, et cherchons à résumer dans une première étude, je ne dirai pas notre science, mais notre ignorance sur le siège et les conditions organiques de l’intelligence humaine. I On sait l’admiration qu’inspirait à Voltaire le troisième chant du poème de Lucrèce. C’est dans ce chant que le grand poète expose les rapports de l’âme et du corps, la dépendance où l’une est de l’autre, l’influence de l’âge, des maladies, de toutes les causes extérieures sur les progrès, les changemens, les défaillances de la pensée. « Dans l’enfance, dit-il, le corps est faible et délicat ; il est habité par une pensée également faible. L’âge, en fortifiant les membres, mûrit l’intelligence et augmente la vigueur de l’âme. Ensuite, quand l’effort puissant des années a courbé le corps, émoussé les organes, épuisé les forces, le jugement chancelle, et l’esprit s’embarrasse comme la langue. Enfin tout s’éteint, tout disparaît à la fois. N’est-il pas naturel que l’âme se décompose alors, et se dissipe comme une fumée dans les airs, puisque nous la voyons comme le corps naître, s’accroître et succomber à la fatigue des ans ? » Ces beaux vers d’un accent si grand et si triste résument toute la science des rapports du physique et du moral, et Cabanis, dans son célèbre ouvrage, n’a fait autre chose que développer, en multipliant les faits, les argumens de Lucrèce. Il n’entre pas dans notre pensée d’embrasser ce problème dans son inextricable complexité. L’influence de l’âge, des tempéramens, des climats, de la maladie ou de la santé, les affections mentales, le sommeil et ses annexes, telles sont les vastes questions où se rencontrent le médecin et le philosophe, où l’on cherche à surprendre l’influence réciproque du physique sur le moral, du moral sur le physique ; mais comme toutes les actions physiolo- giques et nerveuses viennent se concentrer dans le cerveau, que le cerveau paraît être l’organe propre et immédiat de l’âme, c’est en définitive en lui que s’opère l’union des deux substances, et si l’on peut surprendre quelque chose de cette mystérieuse union, c’est lui qu’il faut étudier en premier lieu. Ici quelques explications très élémentaires sur l’appareil encéphalique sont nécessaires pour introduire le lecteur dans la discussion qui va suivre. On appelle encéphale toute la portion du centre nerveux contenue dans la cavité du crâne. C’est, nous disent les anatomistes, une substance molle, grisâtre, blanchâtre, irrégulièrement aplatie dans une partie de son étendue, dont l’extrémité postérieure est plus grosse que l’extrémité antérieure. On divise généralement l’encéphale en trois parties : la moelle allongée, le cervelet et le cerveau. La moelle allongée est cette partie de l’encéphale qui lie le cerveau et le cervelet à la moelle épinière ; elle est analogue à celle-ci par la couleur, blanche à l’extérieur et grise à l’intérieur, ce qui est le contraire du cerveau. Elle comprend elle-même plusieurs organes distincts, dont la description serait trop compliquée, et dont il suffira de connaître les noms. Ce sont le bulbe, la protubérance annulaire, les pédoncules cérébraux et cérébelleux, les tubercules quadrijumeaux et la valvule de Vieussens. Quelques-uns bornent la moelle allongée au bulbe tout seul, c’est-à-dire au prolongement de la moelle épinière, et rattachent les autres parties au cerveau. Le cervelet est cette portion de l’encéphale située à la partie inférieure et postérieure du crâne, au-dessous du cerveau et en arrière de la moelle allongée. Il a la forme d’un ellipsoïde aplati de haut en bas, arrondi dans les contours, et plus mince sur les bords que dans le milieu. Reste enfin le cerveau, expression dont on se sert souvent assez improprement pour désigner l’encéphale tout entier. Dans le sens propre, il désigne cette portion de l’encéphale qui remplit la plus grande partie de là cavité crânienne, et qui est distincte du cervelet, de la moelle allongée et de leurs annexes ; il est le renflement le plus considérable formé par l’axe médullo-encéphalique : sa forme est celle d’un ovoïde irrégulier, plus renflé vers le milieu de sa longueur, et il se compose de deux moitiés désignées sous le nom d’hémisphères, réunies entre elles par un noyau central que l’on appelle le corps calleux. Ces hémisphères sont fictivement divisés dans le sens de la longueur en trois parties que l’on appelle lobes antérieurs, moyens et postérieurs du cerveau. Il nous reste à dire que la substance du cerveau est de deux couleurs, l’une grise et l’autre blanche. La partie grise enveloppe la partie Manche, et forme comme l’écorce du cerveau ; de là le nom de substance grise ou substance corticale. La substance blanche est interne, et ne peut être découverte que par la dissection. Nous nous bornerons à ces indications, nous réservant d’ajouter chemin faisant les explications nécessaires. Disons seulement que ces premiers détails ne donnent que l’idée la plus grossière de l’extrême complexité de l’organisation cérébrale : l’encéphale est un des organes les plus compliqués du corps humain, et la dissection en est très longue et très difficile [3]. Que le cerveau soit l’organe de la pensée et de l’intelligence, c’est ce qui paraît suffisamment attesté par le fait que nous sentons notre pensée dans la tête, que la contention du travail intellectuel nous y cause de la douleur, que toute affection cérébrale empêche ou altère les fonctions intellectuelles. Cette vérité fondamentale a d’ailleurs été mise hors de doute par les expériences si connues de M. Flourens. Que l’on enlève à un animal, une poule ou un pigeon par exemple, les deux hémisphères cérébraux, l’animal ne meurt pas pour cela : toutes les fonctions de la vie organique continuent à s’exercer ; mais il perd tous ses sens, il ne voit plus, il n’entend plus ; il perd tous ses instincts, il ne sait plus ni se défendre, ni s’abriter, ni fuir, ni manger, et s’il continue de vivre, c’est à la condition que l’on introduise mécaniquement de la nourriture dans son bec. Enfin il perd toute intelligence, toute perception, toute volition, toute action spontanée. Si le cerveau est l’organe de la pensée et des fonctions intellectuelles, il semble naturel que l’on puisse mesurer l’intelligence des différentes espèces animales en comparant leur cerveau, et les faits donnent jusqu’à un certain point raison à cette conjecture. En effet, dans les animaux inférieurs, tels que les zoophytes, qui sont privés de cerveau et qui, selon toute apparence, n’ont pas même de système nerveux, nous ne remarquons, suivant Gall, aucun instinct, aucune aptitude industrielle, à peine quelques penchans analogues à ceux des plantes. Avec les ganglions et le système nerveux ganglionnaire commence la sensibilité, liée aux phénomènes du mouvement : c’est ce qu’on remarque chez les mollusques, réduits à une sorte de vie végétative. A mesure que le système nerveux se perfectionne (c’est toujours Gall qui parle) et que paraît un petit cerveau au-dessus de l’œsophage, paraissent aussi quelques instincts, quelques aptitudes innées. Que le cerveau se perfectionne davantage, ainsi que les organes des sens, et vous rencontrerez les mer- veilleux instincts des abeilles et des fourmis. De degré en degré vous arrivez aux poissons, aux amphibies, dans lesquels le cerveau (c’est-à-dire les deux hémisphères) est déjà visible, et présente à un degré rudimentaire la forme qu’il conservera dans toute la série des vertébrés. Peu à peu le cerveau augmente de dimensions et se perfectionne quant à la structure à mesure que l’on passe des poissons aux oiseaux, des oiseaux aux mammifères, et que dans cette dernière classe on remonte la série des espèces dans l’ordre de leurs facultés intellectuelles. Cette gradation corrélative ne peut sans doute pas être niée lorsqu’on se borne à des faits très généraux ; mais on est très embarrassé pour déterminer la circonstance précise qui assure la supériorité d’un cerveau sur un autre, de l’intelligence d’une espèce sur l’intelligence d’une autre espèce. On est d’abord conduit à penser que cette circonstance est le volume ou plutôt la masse des cerveaux [4], car c’est une loi assez générale de la physiologie que la force des organes est proportionnelle à leur masse, et ainsi, par exemple, les plus gros muscles sont les plus forts. On a donc pensé à peser les cerveaux aux différens degrés de la série animale, et à comparer cette échelle de poids avec l’échelle d’intelligence des différentes espèces. Or cette comparaison ne donne pas des résultats très satisfaisans, car s’il est un grand nombre d’animaux où la loi paraît se vérifier, il est des exceptions capitales et inexplicables. Le chien par exemple, nous dit Leuret, n’a pas plus de cervelle que le mouton, et il en a moins que le bœuf. le cerveau de l’éléphant [5] pèse trois fois plus que le cerveau humain. La baleine et plusieurs autres cétacés ont également un cerveau supérieur à celui de l’homme. Gall, très opposé à la méthode des pesées, considérait ces exceptions comme tout à fait décisives contre l’hypothèse qui mesure la pensée par la masse cérébrale. Mais ici une question très délicate se présente. Lorsque l’on pèse des cerveaux pour y chercher une indication sur l’intelligence respective des animaux, doit-on se contenter du poids absolu des cerveaux comparés ? , Ne faudrait-il pas tenir compte, dans cette comparaison, de la taille et de la grandeur des animaux ? Par exemple, est-il bien étonnant que l’éléphant, qui est un animal bien plus considérable que l’homme, ait un cerveau beaucoup plus gros ? Ce n’est donc pas le poids absolu du cerveau qu’il faut considérer, mais le poids relatif à la masse du corps. D’après cette nouvelle mesure, on dira que l’animal qui a le plus de cerveau comparativement à la masse de son corps aura le plus d’intelligence. Cette méthode, employée, je crois, pour la première fois par Haller, a été un moment très à la mode ; Andrieux y fait allusion dans un de ses jolis contes. « Le cerveau d’un âne, dit-il, ne fait que la 250e partie de son corps, tandis que celui de la souris des champs en fait la 31e : aussi une souris a-t-elle une petite mine assez spirituelle. » Quelque rationnelle que paraisse cette méthode, elle me semble soulever quelques objections. Je comprends que l’on compare un organe au reste du corps lorsque les fonctions de cet organe ont précisément rapport au corps tout entier ; par exemple, le système musculaire ayant pour fonction de mouvoir le corps, si l’on veut en mesurer la force, il faut évidemment comparer le poids des muscles au poids du corps, car c’est dans cette relation même que consiste leur fonction. Mais quelle relation y a-t-il entre la taille corporelle et l’intelligence ? Deux animaux ayant, par hypothèse, une même masse de cerveau, pourquoi cette masse serait-elle plus propre aux fonctions intellectuelles parce que l’animal serait plus petit ? En quoi cette différence de taille, qui n’a rien à voir avec le cerveau, pourrait-elle augmenter ou diminuer les fonctions de celui-ci ? S’il en était ainsi, un individu dont l’embonpoint varierait (le poids du cerveau restant le même) serait donc plus ou moins intelligent selon qu’il serait plus ou moins gros, et l’on deviendrait plus spirituel à mesure que l’on maigrirait davantage. A la vérité, on donne de cette théorie du poids relatif une raison qui n’est pas méprisable : c’est que l’encéphale en général, même les hémisphères cérébraux en particulier, ne sont pas seulement des organes d’intelligence, et qu’ils sont aussi en rapport avec les sensations, avec les mouvemens. Il suit de là qu’entre deux cerveaux égaux, celui qui habitera le plus grand corps, ayant plus à faire pour le mouvoir, aura moins de loisir en quelque sorte pour les fonctions intellectuelles, ou bien, si l’on admet quelque localisation de fonctions, une plus grande partie de la masse étant employée au gouvernement de la vie matérielle, il en reste moins pour l’intelligence. Je comprends et j’apprécie la valeur de cette considération ; mais on voit aussi combien elle jette d’obscurité et d’incertitude sur tout le débat, car tant qu’on n’aura pas spécifié quelle est la partie du cerveau qui exerce les fonctions motrices et sensitives, on ne peut pas s’assurer que cette partie soit plus ou moins grande dans telle ou telle espèce, la taille n’étant elle-même qu’une indication très insuffisante : de ce qu’un animal est plus gros, il ne s’ensuit pas que son cerveau contienne plus de force motrice qu’un plus petit, ni plus de finesse sensorielle. Par conséquent, devant deux cerveaux égaux, n’ayant aucune mesure qui nous permette de défalquer la portion affectée aux sensations et aux mouvemens, nous n’avons que très peu de moyens d’apprécier ce qui reste pour l’exercice de l’intelligence. Quoi qu’il en soit, la méthode du poids relatif, comme celle du poids absolu, donne également des résultats très équivoques, et même les faits exceptionnels et contraires sont encore plus nombreux que pour le poids absolu, car d’après cette mesure l’homme serait inférieur à plusieurs espèces de singes (le saïmiri, le saï, le ouistiti), et surtout à beaucoup d’oiseaux, et en particulier au moineau, à la mésange, au serin [6]. Le chien serait inférieur à la chauve-souris, et le cheval au lapin [7]. Une autre méthode consiste à comparer le poids du cerveau, non plus au corps tout entier, mais au reste de l’encéphale, par exemple au cervelet ou à la moelle allongée ; mêmes incertitudes, mêmes contradictions que pour les cas précédens. L’homme, selon cette méthode, serait à peine supérieur au canard, à la corneille, au sanglier, au cheval et au chien. Il serait à côté du bœuf et au-dessous du sapajou. Enfin on propose de peser non-seulement le cerveau, mais le système nerveux tout entier, la moelle, les nerfs sensoriels, les nerfs. moteurs et les nerfs sensitifs ; mais qui pourrait faire un pareil travail ? Les nerfs n’ayant pas tous la même dignité, il faudrait, dit Gratiolet, « déterminer le poids relatif de chacun d’eux. » Ne voit-on pas dans quel abîme on s’engage, et la méthode des pesées n’est-elle pas convaincue par là même d’impuissance et de grossièreté ? Gratiolet, qui a si profondément étudié toutes ces questions, n’hésitait pas à la condamner très énergiquement. « J’ai regret de dire, s’écriait-il, que Cuvier, qui un des premiers a pesé comparativement l’encéphale des animaux, a donné un mauvais exemple à cet égard. Cet exemple a malheureusement été suivi par Leuret lui-même. Tout ce travail qui n’est point aisé serait à recommencer. Il faudrait, après avoir pris mesure de la quantité totale de l’encéphale, déterminer pour quelle part le cervelet, les tubercules quadrijumeaux, les hémisphères, les lobes olfactifs, seraient dans cette somme. Mais quoi ! tous les cervelets, tous les hémisphères ne sont pas semblables. Il faudrait encore tenir compte dans chaque organe de la proportion de ses parties composantes. Je ne connais point de sujet plus compliqué, de question plus difficile. » Le poids du cerveau, soit absolu, soit relatif, étant un symptôme si difficile à déterminer et d’une signification si douteuse, on a proposé un autre critérium pour mesurer l’intelligence par son appareil organique. On a dit qu’il fallait moins considérer le poids que la forme et le type. Gratiolet insistait beaucoup sur cette considération ; mais ce nouveau critérium présente lui-même de nombreuses difficultés. Si la forme est ce qu’il y a de plus essentiel dans le cerveau, il sera permis, à défaut d’autres moyens, de prendre le cerveau humain comme le type le plus parfait, puisque c’est l’homme qui est l’animal le plus intelligent. Gratiolet adoptait ce principe, et pour lui l’unité de mesure en quelque sorte était le cerveau d’un homme adulte de la race caucasique. On est par là conduit à supposer que les animaux seront plus intelligens à mesure que leur cerveau ressemblera plus au cerveau humain ; mais cette règle est loin d’être sans exception. S’il en était ainsi en effet, l’embranchement des vertébrés, qui conserve jusque dans ses derniers représentans un même type de cerveau, devrait être absolument supérieur en intelligence à tous les autres embranchemens où le cerveau, quand il existe, appartient à un type tout différent de celui du cerveau humain. Ce n’est pourtant point ce qui a lieu. « Dans l’ordre intellectuel, dit Leuret, passer des insectes aux poissons, ce n’est pas monter, c’est descendre ; dans l’ordre organique, c’est suivre le perfectionnement du système nerveux. En effet tout ce que nous savons des mœurs, des habitudes, des instincts propres aux poissons, nous oblige à regarder ces animaux comme généralement inférieurs aux insectes, et à les placer fort au-dessous des fourmis et des abeilles, tandis que leur système nerveux, comme celui de tous les vertébrés, offre de nombreux caractères qui le rapprochent du système nerveux de l’homme. » De cette considération, Leuret conclut, à l’inverse de Gratiolet, « qu’il ne faut pas attribuer à la forme de la substance encéphalique une très grande importance [8]. » Sans sortir de l’ordre des mammifères, il est très difficile d’attribuer une valeur absolue à la forme cérébrale, car s’il est vrai que le singe a un type de cerveau tout à fait semblable à celui de l’homme, en revanche, nous dit Lyell, « l’intelligence extraordinaire du chien et de l’éléphant, quoique le type de leur cerveau s’éloigne tant de celui de l’homme, cette intelligence est là pour nous convaincre que nous sommes bien loin de comprendre la nature réelle des relations qui existent entre l’intelligence et la structure du cerveau [9]. » M. Lélut combat également la doctrine qui fait de la forme cérébrale la mesure et le signe de l’intelligence. Il rapporte cette parole du vieil anatomiste Vésale, « que ce n’est point le crâne qui suit la forme du cerveau, mais le cerveau qui suit la forme du crâne, » et, résumant les travaux de MM. Lafargue [10] et Bouvier [11], il établit que le crâne lui-même reçoit la forme qu’exigeaient le genre de vie de l’animal, et par suite le genre de ses mouvemens. « Le cerveau et le crâne sont étroits et pointus quand l’animal fouisseur doit se servir de son front et de son museau pour creuser la terre, larges au contraire quand il lui faut pour se nourrir, pour voir et pour entendre, une large bouche, de vastes yeux, de vastes oreilles, entraînant le reste du crâne dans le sens bilatéral ; développés en arrière, hérissés de crêtes osseuses, lorsque les exigences de l’équilibre ou celles du mouvement nécessitent elles-mêmes une telle forme [12]. » Il faut remarquer d’ailleurs qu’il est difficile de comprendre à priori, comme le dit avec justesse M. Lélut, quelle relation il peut y avoir entre une forme quelconque du cerveau et la puissance intellectuelle. Dans les fonctions mécaniques, la forme a une signification évidente, et on comprend très bien par exemple que les dents, selon leur structure, sont propres à broyer ou à couper ; on comprend l’importance de la forme pour « le tube digestif, les leviers osseux ou musculaires des membres, les parties articulaires du coude ou du genou. » Mais quel rapport imaginer entre la forme ronde, carrée, ovale pu pointue du cerveau et la mémoire, l’imagination, le jugement, la raison ? Une dernière difficulté contre l’hypothèse d’une corrélation déterminée entre la forme et les fonctions du cerveau se tirera du fait même qui paraît le plus favorable à cette hypothèse, — la similitude du cerveau chez le singe et chez l’homme. On trouve en effet que l’animal qui a le plus d’intelligence, à savoir le singe, est précisément celui qui se rapproche le plus de l’homme par la forme du cerveau. Rien de mieux ; mais après avoir expliqué la similitude, il faut expliquer les différences. Ici certains anatomistes se sont crus obligés, pour sauver la dignité et la supériorité de l’espèce humaine, de trouver dans le cerveau de l’homme des caractères particuliers et significatifs qui manqueraient au cerveau du singe. Le système de M. Darwin est venu ajouter une excitation étrange à ces sortes de recherches, car cette hypothèse n’irait à rien moins, quoique l’auteur ne s’explique pas sur ce point, qu’à faire de l’homme, comme on l’a dit, un singe perfectionné. Cette conséquence, que M. Darwin avait tue et écartée par discrétion et par prudence, a été depuis ouvertement professée. M. Lyell n’en est pas trop effrayé, et M. Ch. Vogt en est ravi. Les Leçons sur l’homme sont un plaidoyer passionné en faveur de la parenté de l’homme et du singe. On comprend que tout le monde n’ait pas été également satisfait de cette belle généalogie. De là, je le répète, de grands efforts pour distinguer anatomiquement le singe de l’homme. Deux anatomistes célèbres se sont distingués dans cette recherche, Owen en Angleterre, Gratiolet parmi nous ; mais le premier va beaucoup plus loin que le second, et admet des caractères distinctifs que celui-ci n’a pas reconnus. Owen a trouvé un grand adversaire en Angleterre dans M. Huxley, et Gratiolet est fort combattu dans le livre de M. Vogt. Je ne puis entrer dans le détail de ces discussions, qui sont du ressort exclusif des anatomistes. Je dirai volontiers que l’impression qui m’en est restée est plutôt favorable à ceux qui assimilent le cerveau du singe au cerveau de l’homme qu’à ceux qui veulent y voir deux types absolument différens [13] ; mais maintenant la difficulté reste aussi grande qu’auparavant. Comment deux cerveaux aussi semblables correspondent-ils à des facultés intellectuelles si inégales ? On invoque le volume et le poids. Le cerveau du singe est en effet moins gros que celui de l’homme ; mais on a vu que ce caractère était insuffisant, puisque le cerveau de l’éléphant est de beaucoup plus gros et plus lourd que celui de l’homme. Il y a plus, si l’on prend le poids relatif, il est des singes, par exemple les ouistitis, qui sont mieux partagés que nous. Qui ne voit les faux-fuyans perpétuels que l’on emploie dans cette question ? Si le poids fait défaut, on invoque la forme ; si la forme fait défaut, on invoqur le poids : tantôt on parle du poids absolu, tantôt du poids relatif. Faut-il chercher la solution dans une résultante du poids et de la forme ? Cela est possible ; mais qui l’a démontré ? On a essayé de résoudre la difficulté par un autre moyen. C’est en comparant le singe aux races inférieures de l’humanité, en montrant que l’intelligence va en se dégradant toujours dans les diverses races humaines, et qu’aux plus bas degrés elle est à peine supérieure à celle du singe ou de quelque autre animal. Je ne voudrais pas être obligé d’aborder incidemment une question des plus difficiles et des plus complexes, celle des différences de l’homme et de l’animal. Cette question mérite d’être examinée en elle-même et non comme un épisode. Deux mots seulement pour répondre à l’objection précédente. En admettant (ce qui du reste ne peut être contesté) que certaines races ont moins d’aptitude que d’autres à la civilisation, et restent dans un état très inférieur, on ne peut nier que dans ces races elles-mêmes tel ou tel individu ne soit capable de s’élever au niveau moyen des autres races, et quelquefois même à un rang très distingué. C’est ce qui est prouvé pour la race nègre ; c’est ce qui serait prouvé, sans doute aussi pour d’autres races, si elles étaient depuis plus longtemps en contact avec la nôtre, et si les blancs s’occupaient de les améliorer, au lieu de les corrompre et de les exterminer. M. de Quatrefages, dans ses travaux sur l’unité de l’espèce humaine, a montré que l’on avait beaucoup exagéré la stupidité des races australiennes. Nous lisions dernièrement dans la Revue même le récit d’un courageux voyageur américain qui a passé deux ans dans le commerce intime des Esquimaux, partageant leurs mœurs, leur vie, leur langue. Un tel fait n’indique-t-il pas qu’il y a entre les degrés les plus distans de l’espèce humaine un lien fraternel ? car qui eût pu supporter une pareille existence avec une famille de singes ? Nous voyons d’ailleurs dans cette histoire, par l’exemple du bon Ebierbing et de sa femme Tookoolito, surtout de celle-ci, que ces humbles créatures ont une certaine aptitude à la civilisation qui ne demanderait qu’à être cultivée [14]. D’ailleurs, pour pouvoir nier d’une manière absolue l’aptitude de telle ou telle race à la civilisation, il faudrait faire des expériences qui n’ont pas été convenablement faites, parce qu’elles sont très difficiles. Il faudrait, par exemple, choisir chez ces races sauvages et infirmes un enfant à la mamelle, et, le transportant en Europe, l’instruire à la manière des nôtres et voir s’il pourrait s’élever au niveau de nos propres enfans. Je n’hésite pas à penser que dans ces conditions un enfant de n’importe quelle race (à moins qu’il n’appartînt à une variété maladive [15], ce dont il faudrait tenir compte), ne fût susceptible d’un développement intellectuel peu différent de celui des autres, races [16] ; mais, sans faire de telles hypothèses, on peut déjà conclure des faits mêmes que nous connaissons que dans toute race il peut y avoir tel individu capable de s’élever au niveau moyen de l’espèce humaine. Toute race contient donc en puissance ce niveau moyen. Or c’est là, ce me semble, un caractère distinctif qui sépare l’espèce humaine de toute autre, car jamais, dans aucune famille de singes, on ne trouvera d’individu s’élevant au-dessus d’une imitation grossière et mécanique des actes humains. Je reviens maintenant à ma première question : le singe étant si inférieur à l’homme par l’intelligence, comment lui est-il si semblable par l’organisation ? M. Vogt s’étonne que certains naturalistes, ne considérant que les différences corporelles, trouvent à peine de quoi faire du genre humain une famille distincte, tandis qu’à considérer les différences morales et intellectuelles ils en feraient volontiers un règne à part ; mais c’est précisément cette antinomie qui doit étonner et faire réfléchir tous ceux qui n’ont pas de parti-pris, et n’ont pas pour leur propre système cette foi aveugle qu’ils reprochent aux autres. M. Ch. Vogt nous dit avec ce ton de mépris bien peu digne d’un savant : « La gent philosophe, qui n’a vu de singes que dans les ménageries et les jardins zoologiques, monte sur ses grands chevaux, et en appelle à l’esprit, à l’âme, à la conscience et à la raison ! » Sans monter sur nos grands chevaux, nous dirons à M. Vogt : La race nègre a donné un correspondant à l’Institut ; connaissez-vous beaucoup de singes dont on puisse en dire autant ? Je suis d’avis que l’on ne doit pas mêler les questions morales et sociales aux questions zoologiques ; je voudrais cependant que l’histoire naturelle ne montrât pas une trop grande indifférence, et que par sa prétendue impartialité elle ne blessât pas trop l’humanité. Je n’aime pas entendre un naturaliste dire : « Il nous sera fort égal que le démocrate des états du sud trouve dans les résultats de nos recherches la confirmation ou la condamnation de ses prétentions. » Après tout, pour être savant, on n’en est pas moins homme. Ne parlez pas de l’esclavage, si vous voulez, c’est votre droit ; mais, si vous en parlez, ne venez pas dire qu’il vous est égal qu’on se serve de vos argumens en faveur de l’iniquité ! J’ajouterai que sans vouloir mêler la morale à la science, ni juger la valeur d’une dissection anatomique par ses conséquences sociales et religieuses, il est permis cependant, en présence de certains zoologistes si pressés de rabaisser l’homme au singe et de se servir, pour le succès de leur thèse, de l’exemple du nègre, que cette thèse intéresse particulièrement, il est permis, dis-je, de demander d’où vient cette répulsion universelle que l’humanité civilisée éprouve aujourd’hui contre l’esclavage. Cette répulsion elle-même n’est-elle pas un fait ? Notre race commence à reconnaître des sœurs dans les races inférieures ; la conscience humaine franchit la question zoologique et la tranche instinctivement : voilà le grand spectacle que présente l’humanité dans le monde entier. Expliquez-nous cela. C’est là du sentiment, répondra-t-on ; mais, encore une fois, ce sentiment est un fait qui doit avoir sa raison d’être dans l’identité de nature des êtres qui l’éprouvent. Pourquoi ne puis-je supporter l’idée de l’esclavage du noir, lorsque je vois sans aucun scrupule l’esclavage du bœuf ou de l’âne ? Peu m’importe la question d’origine : je ne cherche pas si un seul couple a donné naissance à l’espèce tout entière ; ce qui m’importe, c’est qu’il y a un lien commun entre toutes les branches de l’humanité, et un intervalle immense entre les derniers des hommes et les premiers des singes, intervalle qui ne s’explique pas suffisamment par la différence de leur organisation encéphalique. Nous n’avons parlé jusqu’ici que de la forme du cerveau en général. Il y aurait maintenant à examiner quelles sont les conditions particulières de structure indiquées comme caractéristiques du développement intellectuel. Trop de détails sur ce sujet ne conviendraient pas à cette étude, plus philosophique après tout qu’anatomique ; mais nous ne devons pas omettre deux des conditions les plus importantes qui ont été signalées : le développement du cerveau d’avant en arrière, — la présence, l’absence, le plus ou moins de complication des circonvolutions cérébrales. Commençons par ce dernier caractère, qui est le plus important et le plus controversé. Tout le monde a pu observer sur la cervelle de certains animaux des plis variés et irréguliers, semblables à ceux que fait une étoffe que l’on presse doucement avec la main. Ces plis donnent naissance à des saillies et à des creux que l’on a comparés à des collines et à des vallées. Les collines ou saillies s’appellent circonvolutions ; les vallées ou creux s’appellent anfractuosités. Les phrénologistes ont rendu célèbres les circonvolutions du cerveau, manifestées, selon eux, par les bosses du crâne, en localisant dans chacune d’elles des facultés différentes. En laissant de côté ici la question des localisations, disons seulement que ces circonvolutions paraissent liées au développement de l’intelligence. Un naturaliste distingué, Desmoulins, a essayé d’établir cette loi : que l’étendue et la force de l’intelligence sont en raison du nombre des circonvolutions ; quelques-uns ajoutent : et de la profondeur des anfractuosités. M. Flourens paraît donner raison à cette opinion. Les rongeurs, nous dit-il, sont les moins intelligens des mammifères : point de circonvolutions. Les ruminans, plus intelligens que les rongeurs, ont des circonvolutions. Les pachydermes, plus intelligens que les ruminans, en ont davantage, et ainsi de suite de plus en plus chez les carnassiers, les singes, les orangs, enfin chez l’homme, le plus riche de tous les animaux en circonvolutions cérébrales. La doctrine de Desmoulins n’est pas nouvelle. Déjà, dans l’antiquité, Érasistrate l’avait défendue, et il expliquait la supériorité intellectuelle de l’homme par le nombre de ses circonvolutions. Galien lui répondait : « Je ne partage pas votre avis, car d’après cette règle les ânes, étant des animaux brutes et stupides, devraient avoir un cerveau tout à fait uni, tandis qu’ils ont beaucoup de circonvolutions. » Leuret de son côté, tout en reconnaissant la valeur du critérium proposé par Desmoulins, montre qu’il n’est pas rigoureusement significatif. Il conteste en particulier cette proposition de M. Flourens, que les ruminans ont moins de circonvolutions que les carnassiers. Au contraire l’avantage est tout entier du côté des premiers ; or on ne conteste pas qu’ils ne soient très inférieurs aux autres en intelligence. « Pour la forme générale, pour le nombre et l’étendue des sous-divisions, pour l’arrangement des circonvolutions, le mouton approche de l’éléphant beaucoup plus près que le chien. Les éléphans et les singes ont par leur nature des facultés qui les élèvent au-dessus de la plupart des mammifères. Admettons qu’ils tiennent cette supériorité des circonvolutions supplémentaires dont leur cerveau s’est enrichi ; mais les chevaux et les chiens, privés des circonvolutions dont il s’agit, montent par l’éducation au-dessus du singe et de l’éléphant : où faudra-t-il placer leurs facultés nouvelles [17] ? » Un dernier fait remarquable, attesté et par Leuret et par Gratiolet, c’est que pour l’étendue et le nombre des circonvolutions l’éléphant est au-dessus de l’homme. Enfin la loi de Desmoulins doit être soumise, suivant M. Baillarger, à un nouvel examen. C’est ce qu’il a fait lui-même dans un savant mémoire [18] où il établit, contre l’opinion reçue, que le degré du développement de l’intelligence, loin d’être en raison directe de l’étendue relative de la surface du cerveau, semble bien plutôt en raison inverse [19]. L’autre condition, à laquelle on attache avec raison une grande importance comme caractéristique de l’intelligence chez les animaux, c’est le développement du cerveau d’avant en arrière. Plus le cerveau cache les autres parties de l’encéphale, plus l’animal est intelligent. — Chez les rongeurs, dit M. Flourens, les hémisphères ne recouvrent même pas les tubercules quadrijumeaux ; dans les ruminans, ils les recouvrent ; dans les pachydermes, ils atteignent le cervelet ; dans les orangs, ils recouvrent le cervelet ; dans l’homme, ils le dépassent. Or nous savons par Frédéric Cuvier que l’ordre d’intelligence chez les mammifères est précisément celui que nous venons d’indiquer : à savoir les rongeurs, les ruminans, les pachydermes, les carnassiers, les singes et l’homme. M. Leuret reconnaît aussi qu’il y a là un fait qui mérite d’être pris en grande considération, et il est très vrai que tous les animaux dont le cervelet est recouvert par le cerveau sont des animaux intelligens, et que beaucoup d’autres, où il est découvert, sont plus ou moins stupides. Cependant il ne faudrait pas voir là, suivant lui, l’expression d’une loi, car, d’après ce nouveau critérium, le renard et le chien seraient placés au même rang que le mouton, et fort en arrière du phoque et de la loutre ; le singe d’ailleurs serait aussi bien partagé que l’homme et même, quelquefois l’emporterait sur lui. Ce n’est donc pas encore là un fait auquel on puisse attribuer une valeur décisive et absolue. II Si maintenant, au lieu de suivre la série animale en général, nous nous renfermons dans l’espèce humaine, nous trouverons encore, comme tout à l’heure, un certain nombre de faits qui accusent une corrélation incontestable entre le cerveau et la pensée, mais aussi beaucoup de faits contradictoires et embarrassans. D’abord, il est un point sur lequel on s’accorde, c’est que sans cerveau il n’y a pas de pensée : c’est ce que prouve suffisamment l’exemple des monstres acéphales. En second lieu, ce qui n’est pas davantage contestable, c’est qu’au-dessous d’une certaine limite de volume cérébral la pensée est également comme si elle n’était pas. Suivant M. Lélut, cette limite, au point de vue du développement du crâne pris dans sa grande circonférence horizontale, est de 16 à 17 pouces, et au point de vue de la pesanteur du cerveau d’environ 1,000 grammes. Au-dessous de ce poids, un cerveau humain est fatalement condamné à l’idiotisme et à l’imbécillité. Il n’est pas tout à fait aussi bien établi que le poids et la consistance du cerveau augmentent et décroissent avec l’âge. Voici comment Gall nous décrit cette évolution. Dans l’enfant nouveau-né, le cerveau ne manifeste aucune fibrille nerveuse : c’est une sorte de pulpe, de gélatine molle, noyée dans les vaisseaux sanguins. Puis les fibres commencent à se montrer d’abord dans les parties postérieures et moyennes, ensuite dans les parties antérieures. Au bout de quelques mois au contraire, les parties antérieures et supérieures se développent avec plus d’énergie que les autres parties, et alors commencent pour l’enfant l’attention, la réflexion, le langage, en un mot les facultés vraiment rationnelles. Le cerveau va toujours croissant et se développant jusqu’à ce qu’il ait atteint sa perfection, ce qui a lieu entre trente et quarante ans. Alors il y a un point d’arrêt pendant lequel il semble que le cerveau reste stationnaire, puis il commence à décroître ; il s’amaigrit, se rapetisse, s’amollit ; les circonvolutions se rapprochent et s’effacent. Affaissé enfin, le cerveau revient en quelque sorte à l’état d’où il est parti. Je n’oserais pas contester ce tableau si saisissant et si spécieux, et qui paraît vrai dans sa généralité ; mais d’une part Gall voyait tout avec son imagination, et d’un autre côté, quand on a quelque expérience de ces questions, on sait qu’il est bien rare que les faits s’y présentent avec cette parfaite simplicité. Ainsi, pour nous en tenir à la question de poids, nous trouvons de singuliers dissentimens entre les observateurs. Il s’agit de fixer le moment où le cerveau atteint son poids maximum. Suivant Sœmmering, ce serait à l’âge de trois ans, ce qui est vraiment inadmissible. Suivant Wenzel, ce serait entre 6 et 7 ans, suivant Tiedemann entre 7 et 8, etc. On peut choisir. Enfin, d’après Sims, le poids du cerveau irait croissant jusqu’à l’âge de 20 ans, diminuerait de 20 à 30, reprendrait son élan de 30 à 50, et décroîtrait à partir de cet âge. Cette loi extraordinaire, qui suppose une diminution cérébrale de 20 à 30 ans, doit être l’effet d’une illusion de l’opérateur ou s’expliquer par quelque circonstance particulière [20]. Gratiolet cependant incline de son côté à penser « que le cerveau croît toujours, au moins dans les races caucasiques, depuis la première enfance jusqu’à la décrépitude. » Il n’y aurait point par conséquent de décroissance. On voit par tous ces faits que l’on ne sait pas encore très bien, quoi qu’en dise le docteur Gall, le rapport du développement du cerveau avec le développement de l’âge. On a ensuite comparé le poids du cerveau dans les deux sexes, et l’on a cru trouver que les femmes ont en général la cervelle plus légère que les hommes, ce qui s’explique, disent les peu galans physiologistes, par l’infériorité de leur culture intellectuelle. Il est fâcheux que les femmes ne pèsent pas à leur tour des cerveaux, peut-être verrions-nous alors les rôles renversés. Au reste l’opinion qui attribue à l’homme plus de cerveau qu’à la femme est très ancienne, et on la trouve, dit-on, dans Aristote ; mais tous les physiologistes n’ont pas été de cet avis. Meckel prétend que, relativement aux nerfs et au corps entier, c’est chez la femme que l’on trouve le cerveau le plus volumineux. M. Cruveilhier soutient, de son côté, que le cerveau est indépendant du sexe. M. Parchappe au contraire affirme « que l’encéphale de la femme est plus petit que celui de l’homme, sans être sensiblement plus grand par rapport à la masse du corps : il ne compense donc pas son infériorité absolue par une supériorité relative. » Enfin Gratiolet n’a pas une opinion particulière sur ce sujet ; seulement il hésite à se prononcer sur la question d’inégalité intellectuelle, et pour lui la diversité des fonctions n’entraîne pas nécessairement l’idée d’une infériorité absolue. Vient ensuite la comparaison des différentes races humaines. Ici il n’est plus guère possible de peser directement des cerveaux, car on n’a pas facilement à sa disposition un cerveau de Chinois, de nègre ou de Hottentot ; mais à défaut de cerveaux on a des crânes, et au lieu de peser les uns, on prend la mesure des autres [21]. Seulement c’est là une méthode bien inférieure à la précédente pour l’exactitude et la précision, plus loin encore du résultat qu’on veut obtenir. Gratiolet juge cette méthode avec une extrême sévérité. « D’autres, disait-il, emplissent des crânes de millet desséché qu’ils pèsent ensuite, et, comparant les poids obtenus, ils s’imaginent avoir découvert la mesure de la capacité intellectuelle des différentes races. Pauvres gens qui, s’ils le pouvaient, pèseraient dans leurs balances Paris et Londres, Vienne et Constantinople, Pétersbourg et Berlin, et d’une égalité de poids, si elle existait, concluraient à la similitude des langues, des caractères, des industries ! » Cette méthode si défectueuse paraît cependant avoir fourni quelques résultats importans, et M. le docteur Broca affirme que le degré de capacité des crânes correspond au degré d’intelligence des différentes races. Ainsi tous les auteurs ont trouvé la tête plus grosse chez les caucasiques que chez les Mongols, chez les Mongols que chez les nègres, chez les nègres d’Afrique que chez ceux d’Océanie. Les nègres d’Afrique occupent la moyenne entre les Européens et les Australiens. Or n’est-ce pas là précisément la gradation du développement intellectuel dans les différentes races ? La race blanche ou caucasique est supérieure à la race mongole ; au moins elle le croit, et elle est en train de le lui prouver. La race mongolique est supérieure à la race noire, et dans celle-ci l’intelligence du nègre d’Amérique ou d’Afrique est encore supérieure à celle des Australiens. Outre ces faits généraux, M. Broca en cite deux autres qu’il emprunte aux recherches personnelles de Gratiolet. Celui-ci a découvert que les sutures du crâne [22] ne se soudent que très tard dans les races supérieures, ce qui permet au crâne de grandir, et à l’encéphale de s’accroître avec lui. Chez les races inférieures au contraire, la soudure des os du crâne n’en permet pas l’expansion, et le cerveau, enfermé comme une ville dans ses murailles, ne peut pas s’agrandir. Un second fait non moins curieux, c’est que dans les races inférieures les sutures antérieures du crâne se ferment avant les postérieures, d’où il suit que le développement des lobes antérieurs du cerveau s’arrête plus tôt, fait très favorable à l’hypothèse qui place l’intelligence dans la partie frontale du cerveau ; mais ceci touche à la question des localisations, que nous ne voulons pas entamer dans cette étude. Gratiolet accepte tous les faits signalés par M. Broca, mais il les interprète différemment. Le développement du cerveau est un phénomène tout dynamique et le signe d’une vitalité plus grande : une petite tête dont le cerveau s’accroît encore est dans une condition meilleure pour l’éducation de l’intelligence qu’une tête plus grande dont le développement est arrêté. En définitive, Gratiolet résume sa pensée en ces termes significatifs : « Au-dessus du poids nous mettons la forme, au-dessus de la forme nous mettons l’énergie vitale, la puissance intrinsèque du cerveau. » M. Lélut exprime la même idée en disant que ce qui importe dans le cerveau, c’est moins la quantité que la qualité. D’après cette manière de voir, on doit préjuger que Gratiolet était très opposé à la méthode qui tendrait à mesurer l’intelligence des hommes, et surtout des hommes supérieurs, par le poids de leur cerveau. « Quel dommage, dit-il ironiquement, que la méthode des pesées soit si incertaine ! Nous aurions des intelligences de 1,000 grammes, de 1,500 grammes, de 1,800 grammes ! Mais ce n’est pas tout à fait aussi simple. » C’est ici surtout que le débat entre les deux contradicteurs devient très pressant. Quelques faits très saillans paraissent, à vrai dire, autoriser l’hypothèse que Gratiolet condamne si sévèrement. On nous raconte que lorsqu’on ouvrit le crâne de Pascal, on y découvrit (ce sont les expressions mêmes des médecins) « une abondance de cervelle extraordinaire. » Malheureusement on ne pensa pas à la peser. Le premier cerveau illustre qui ait été pesé est celui de Cromwell, que l’on nous donne comme étant de 2,231 grammes, celui de Byron serait de 2,238 grammes ; mais ces deux chiffres dépassent tellement la moyenne, qui varie entre 1,300 ou 1,400 grammes [23], que M. Lélut n’hésite pas à les déclarer apocryphes. « Ce sont là, dit-il, des cerveaux fantastiques. » En réduisant le second, avec M. Wagner, à 1,807 grammes, on a encore un poids « très supérieur à la moyenne, à savoir d’au moins 400 grammes. » Le cerveau de Cuvier était également très considérable, car on le donne comme de 1,829 grammes [24]. Tels sont les faits favorables à l’hypothèse qui mesure la pensée au poids. Voici les faits contraires. M. Wagner, célèbre anatomiste de Gœttingue, a recueilli dans un travail fort curieux toutes les pesées de cerveaux positives que la science peut fournir à l’heure qu’il est, et il a ainsi rassemblé 964 pesées parfaitement authentiques [25]. Or, sur ce tableau, où figurent un certain nombre d’hommes supérieurs ou très distingués, Cuvier et Byron sont seuls au premier rang. Gauss, l’illustre géomètre, n’est que le 33e, Dupuytren le 52e, Hermann le philologue le 92e, Haussmann le minéralogiste le 158e. D’autres sont placés plus haut ; mais il se trouve que Lejeune-Dirichlet, l’élève de Gauss, et qui n’est pas son égal pour le génie, est précisément avant lui. Enfin Fuchs le chimiste est le 32e. Il semble résulter de ces rapprochemens que la supériorité de l’esprit n’assure pas le premier rang dans l’ordre des poids cérébraux. M. Broca discute ces différens faits avec beaucoup de sagacité et d’adresse, et il essaie de leur faire perdre une partie de leur valeur. Il fait remarquer que sur les huit hommes supérieurs de M. Wagner, il y en a cinq dont il a lui-même pesé les cerveaux, et qui étaient ses collègues à l’université de Gœttingue. « Or, nous dit M. Broca, les hommes de génie sont rares partout ; il n’est pas probable qu’il en soit mort cinq en cinq ans, rien qu’à l’université de Gœttingue. » La possession d’une chaire universitaire ne prouve pas nécessairement le génie. On peut déployer de l’intelligence d’une autre manière que dans les sciences. Les hommes qui ne sont pas arrivés à la célébrité ne sont pas toujours pour cela inférieurs à d’autres. D’après ces principes, M. Broca dit qu’il ne faudrait faire entrer en ligne de compte que les génies créateurs et originaux. Or, sur la liste de M. Wagner, il ne reconnaît ce caractère qu’à M. Gauss, géomètre vraiment hors ligne ; mais le cerveau de Gauss était encore de 12 pour 100 supérieur à la moyenne, et d’ailleurs il est mort à soixante-dix-huit ans, c’est-à-dire à l’âge où le cerveau décroît. A ces objections on a répondu que si le cerveau de Gauss dépasse quelque peu la moyenne, il n’en est pas moins toutefois inférieur de 400 grammes au cerveau de Cuvier. Que signifie alors l’énormité de cervelle de celui-ci ? On peut donc être un génie créateur de premier ordre sans avoir besoin de tant de cerveau. L’argument est certainement très fort, et M. Broca ne l’a pas affaibli. Ce n’est pas d’ailleurs le seul fait significatif de la liste de M. Wagner. Haussmann, placé le 119e sur cette liste, et dont le cerveau était au-dessous de la moyenne, n’était pas un homme vulgaire : c’était un minéralogiste très distingué, occupant un rang élevé dans la science. Il y a encore un nom illustre auquel on ne peut refuser le génie, c’est Dupuytren ; or il n’est que le 52e, et son cerveau est inférieur de 450 grammes à celui de Cuvier. A ces exemples on peut ajouter, avec M. Lélut, celui de Raphaël, celui de Voltaire, dont la petite tête est assez connue, celui de Napoléon, dont le crâne mesurait une circonférence à peine au-dessus de la moyenne. Gratiolet cite encore le cerveau de Schiller, dont les dimensions, mesurées par Carus, ne dépassent pas les conditions ordinaires. Enfin il cite le crâne de Descartes, qui est assez petit, mais dont l’authenticité n’est peut-être pas suffisamment établie [26]. Un seul fait ressort de ces débats, c’est que l’on est loin d’être arrivé à des conclusions précises en cette matière. Sans doute le poids exceptionnel du cerveau de Byron et de celui de Cuvier donne à réfléchir ; mais les exceptions sont trop importantes pour que l’on puisse trouver dans la mesure du crâne les élémens d’une loi positive. Une expérience en sens inverse de celles qui viennent d’être résumées a été faite sur le cerveau et sur le crâne des idiots. C’est au docteur Lélut que l’on doit les recherches les plus précises et les plus instructives sur ce point. Le détail de ces recherches ne peut trouver place ici : donnons-en seulement les conclusions. La première est celle-ci : en tenant compte de la taille, qui est beaucoup moindre chez les idiots, le développement cérébral moyen est au moins aussi considérable chez ces derniers que chez les autres hommes. A ceux qui prétendent que l’intelligence réside surtout dans la partie antérieure du cerveau, M. Lélut répond que la partie la plus développée du cerveau chez les idiots ou imbéciles est la partie frontale ; la partie occipitale est au contraire la plus rétrécie. Enfin, si l’on considère la forme du crâne, et par conséquent du cerveau, comme plus significative que le poids, il nous apprend que les idiots ont au moins autant que les autres hommes cette forme de tête allongée qui, depuis Vésale, est généralement attribuée à une plus forte intelligence. Ces trois propositions sont au nombre des plus importantes que la science positive ait établies en cette question, et il ne paraît pas qu’elles aient été depuis ni contestées, ni ébranlées. Elles nous montrent de quelle circonspection on doit user lorsqu’on prétend évaluer dans des balances grossières et avec des poids matériels cette chose impalpable, légère et ailée que l’on nomme intelligence ! En recueillant ainsi toutes les contradictions de la science sur le poids et la forme du cerveau dans leurs rapports avec l’intelligence, aurions-nous la prétention d’établir que la pensée n’a nul rapport avec l’organisation matérielle, qu’elle vit libre et indépendante sans avoir besoin d’organes pour s’exercer et se développer ? Non certes ; mais après tout il faut prendre les choses telles qu’elles sont, et, comme on dit, ne pas en mettre plus qu’il n’y en a. Les relations générales entre l’entendement et le cerveau sont incontestables ; mais toutes les fois que l’on veut préciser, mettre le doigt sur la circonstance décisive, on rencontre des pierres d’achoppement qu’on ne peut écarter. S’il en est ainsi, il serait sage et à propos de ne pas tant triompher, comme le font les matérialistes : non-seulement les raisons psychologiques et morales les condamnent irrévocablement, mais, même en physiologie, leur doctrine n’est qu’une hypothèse, qui laisse échapper un grand nombre de faits. Tous les bons observateurs sont d’accord pour reconnaître que, parmi les conditions physiologiques, il y en a qui nous échappent, et qu’il reste toujours dans ce problème une ou plusieurs inconnues. Pourquoi l’une de ces inconnues ne serait-elle pas l’âme elle-même ? L’un des savans les plus hardiment engagés dans les voies nouvelles, M. Lyell, n’hésite pas cependant à écrire : « Nous ne devons pas considérer comme admis que chaque amélioration des facultés de l’âme dépende d’un perfectionnement de la structure du corps, car pourquoi l’âme, c’est-à-dire l’ensemble des plus hautes facultés morales et intellectuelles, n’aurait-elle pas la première place au lieu de la seconde dans le plan d’un développement progressif [27] ? » Dans le plus beau peut-être de ses dialogues, Platon, après avoir mis dans la bouche de Socrate une admirable démonstration de l’âme et de la vie future, fait parler un adversaire qui demande à Socrate si l’âme ne serait pas semblable à l’harmonie d’une lyre, plus belle, plus grande, plus divine que la lyre elle-même, et qui cependant n’est rien en dehors de la lyre, se brise et s’évanouit avec elle. Ainsi pensent ceux pour qui l’âme n’est que la résultante des actions cérébrales ; mais qui ne voit qu’une lyre ne tire pas d’elle-même et par sa propre vertu les accens qui nous enchantent, — et que tout instrument suppose un musicien ? Pour nous, l’âme est ce musicien, et le cerveau est l’instrument qu’elle fait vibrer. Je sais que Broussais s’est beaucoup moqué de cette hypothèse d’un petit musicien caché au fond d’un cerveau ; mais n’est-il pas plus étrange et plus plaisant de supposer un instrument qui tout seul et spontanément exécuterait, bien plus, composerait des symphonies magnifiques ? Sans prendre à la lettre cette hypothèse, qui n’est après tout qu’une comparaison, nous pouvons nous en servir comme d’un moyen commode de représenter les phénomènes observés. Et d’abord nous voyons parfaitement bien que, quel que soit le génie d’un musicien, s’il n’a aucun instrument à sa disposition, pas même la voix humaine, il ne pourra nous donner aucun témoignage de son génie ; ce génie même n’aurait jamais pu naître ou se développer. Nous voyons par là comment une âme qui se trouverait liée au corps d’un monstre acéphale ne pourrait par aucun moyen manifester ses puissances innées, ni même en avoir conscience : cette âme serait donc comme si elle n’était pas. Nous voyons de plus qu’un excellent musicien qui aurait un trop mauvais instrument à sa disposition ne pourrait donner qu’une idée très imparfaite de son talent. Il n’est pas moins clair que deux musiciens qui, à mérite égal, auraient à se faire entendre sur deux instrumens inégaux paraîtraient être l’un à l’autre dans le rapport de leurs instrumens. Ainsi deux âmes qui auraient intrinsèquement et en puissance la même aptitude à penser seront cependant diversifiées par la différence du cerveau. Enfin un excellent musicien ayant un excellent instrument atteindra au plus haut degré de l’exécution musicale. En un mot, s’il n’y avait pas d’autres faits que ceux que nous venons de signaler, on pourrait conclure d’une manière à peu près sûre de l’instrument au musicien, comme du cerveau à la pensée, mesurer le génie musical par la valeur de l’instrument, comme les matérialistes mesurent le génie intellectuel par le poids, la forme, la qualité des fibres du cerveau. Mais il y a d’autres faits que les précédens. Nous voyons par exemple un musicien médiocre ne produire qu’un effet médiocre avec un excellent instrument, et au contraire un excellent musicien produire un admirable effet avec un instrument médiocre. Ici le génie ne se mesure plus à l’instrument matériel. Nous voyons les lésions de l’instrument compensées par le génie de l’exécutant, tel instrument malade et blessé devenir encore une source de merveilleuse émotion entre les mains d’un artiste ému et sublime. Nous voyons un Paganini obtenir sur la corde unique d’un violon des effets qu’un artiste vulgaire chercherait en vain sur un instrument complet, fût-il l’œuvre du plus habile des luthiers ; nous voyons Duprez sans voix effacer par l’âme tous ses successeurs. Dans tous ces faits, il est constant que le génie ne se mesure pas, comme tout à l’heure, par la valeur et l’intégrité de l’instrument dont il se sert. Le génie sera la quantité inconnue qui troublera tous les calculs. Il en est ainsi pour l’âme et le cerveau : celui-ci pourra être dans un grand nombre de cas, et à juger les choses très grossièrement, la mesure et l’expression de celle-là ; mais il arrivera aussi que les rapports seront renversés et qu’on ne trouvera pas dans l’instrument une mesure exacte pour apprécier la valeur de l’artiste intérieur qui lui est uni. De là les irrégularités, les exceptions que les physiologistes rencontrent toutes les fois qu’ils veulent soumettre à des lois rigoureuses les rapports du cerveau et de la pensée. La force intérieure, secrète, première, leur échappe, et ils n’atteignent que des symboles grossiers et imparfaits. Nous n’avons pas au reste terminé l’enquête que nous nous étions proposé d’instruire sur la nature des relations que l’on a pu surprendre entre le cerveau et la pensée : il se présente encore des côtés assez importans de la question à interroger. La question de la folie, celle des localisations cérébrales appellent notre examen. Ce sera l’objet d’une prochaine étude. PAUL JANET, de l’Institut.