Le Cerveau et la Pensée Paul Janet Revue des Deux Mondes T.58, 1865 II. Données physiologiques et inductions philosophiques. Folie. — Localisations. — Mécanique cérébrale. Nous avons un oubli à réparer. Parmi les différentes circonstances par lesquelles on a cherché à expliquer la diversité et l’inégalité des intelligences, nous avons négligé de rappeler la composition chimique du cerveau, qui a cependant attiré l’attention de quelques observateurs [1]. Ces recherches ont même donné naissance a une théorie très répandue, et que M. Moleschott a exprimée en ces termes : « sans phosphore, point de pensée. » Le phosphore est devenu le grand agent de la pensée et de l’intelligence, le stimulant universel, l’âme elle-même. Un célèbre romancier avait déjà exposé cette théorie dans la Recherche de l’absolu. « L’homme, disait-il, est un matras. Selon moi, l’idiot est celui dont le cerveau contiendrait le moins de phosphore ; le fou, celui dont le cerveau en contiendrait trop ; l’homme ordinaire, celui qui en aurait peu ; l’homme de génie, celui dont la cervelle en serait saturée à un degré convenable. » En Allemagne, Feuerbach avait pris tellement au sérieux cette théorie du phosphore qu’il n’hésitait pas à signaler comme une cause de l’affaiblissement des caractères en Europe l’usage exagéré de la pomme de terre, qui contient peu de phosphore. Pour régénérer les peuples et relever le tempérament moral de l’humanité, il proposait sérieusement de remplacer la pomme de terre par la purée de pois, aliment très phosphore. Ces extravagances avaient leur origine dans le mémoire d’un savant chimiste, M. Couerbe, qui avait cru trouver en effet dans le phosphore le principe excitateur du système nerveux. Suivant lui, le cerveau des hommes ordinaires contient 2,50 pour 100 de phosphore ; celui des idiots, de 1 à 1,50 ; celui des aliénés, de 4 à 4,50. Il en concluait que « l’absence de phosphore dans l’encéphale réduit l’homme à l’état de la brute, qu’un grand excès irrite le système nerveux et le plonge dans ce délire épouvantable que nous appelons la folie, enfin qu’une proportion moyenne rétablit l’équilibre et produit cette harmonie admirable qui n’est autre chose que l’âme des spiritualistes. » A cette théorie, on a opposé que la cervelle des poissons, qui ne passent pas pour de très grands penseurs, contient beaucoup de phosphore. De plus M. Lassaigne, qui a analysé des cerveaux d’aliénés, n’y a pas trouvé plus de phosphore que dans ceux des hommes sains en général. Enfin les travaux de M. Couerbe sur la chimie du cerveau ont été entièrement détruits et réfutés par un savant mémoire de M. Frémy. Il serait sans doute très imprudent de soutenir que la composition chimique du cerveau n’a aucune influence sur le développement intellectuel, et le fait du crétinisme peut donner à réfléchir, car il paraît établi que cette malheureuse monstruosité est un arrêt de développement qui tient en partie à l’absence de certains élémens (iode ou autres) dans la composition de l’air atmosphérique. Il y a donc là une considération dont il faudra tenu ; compte ; mais que cette considération soit la seule et que l’on puisse avec le phosphore, l’iode ou telle autre substance, remplacer l’âme, comme le pensait M. Couerbe, c’est ce qui reste fort douteux. Pour compléter la revue de toutes les conditions physiques que l’on a cru pouvoir assigner à la pensée, nous aurions encore à rappeler la Structure microscopique du cerveau, l’action de l’électricité sur le système nerveux, etc. ; mais ce serait dépasser de beaucoup le cadre de ce travail. Nous renverrons pour les détails de ce genre, au livre de M. Lélut, et nous passerons immédiatement à des questions plus importantes. La folie, les localisations, la mécanique cérébrale, appellent notre attention ; seulement ce sont là, des questions si vastes et si complexes que nos recherches auront pour objet beaucoup moins de les résoudre que d’inspirer le désir de les étudier. I Dans les sciences physiques et chimiques, lorsque l’on veut connaître les conditions qui déterminent la production des phénomènes, on fait ce que l’on appelle des expériences : on supprime telle ou telle circonstance, on en introduit de nouvelles, on les varie, on les renverse, et, par toute sorte de comparaisons, on cherche à découvrir des effets constans liés à des causes constantes. Il est très difficile d’appliquer une telle méthode à la question qui nous occupe, au moins dans l’humanité ; on ne peut à volonté, si ce n’est dans des cas très rares et avec quelques périls, jouer avec l’intelligence humaine, comme avec des vapeurs ou des gaz [2] ; mais, hélas !…la nature, se substituant à l’art, fait en quelque sorte à notre place de tristes expériences, lorsque, sous l’influence des causes les plus diverses, elle trouble, elle bouleverse, elle anéantit chez l’homme le sentiment et la raison. C’est ce qui a lieu dans ce cruel et mystérieux phénomène que l’on appelle la folie, ce désordre si étrange que quelques médecins mystiques ont voulu y voir une expiation et un châtiment de nos péchés et de nos passions. Il semble qu’une si triste expérience devrait avoir au moins l’avantage de jeter quelque lumière sur le problème que nous étudions, car si l’on découvrait dans quelle condition se trouve le cerveau lorsque la pensée s’égare, on pourrait conclure de là par opposition les conditions normales de l’exercice de la pensée. La folie par malheur, bien loin d’éclaircir ce mystère, y introduit, des obscurités nouvelles et plus profondes encore. C’est d’abord un fait reconnu par les médecins les plus judicieux et les plus éclairés que l’anatomie pathologique, dans les maladies cérébrales, est pleine de pièges, de mystères, de contradictions. « On peut poser en principe, dit M. Jules Falret, qui dans la médecine mentale soutient dignement le nom paternel, que les lésions les plus légères des membranes ou de la surface du cerveau sont accompagnées des troubles les plus marqués des fonctions intellectuelles, motrices et sensitives, tandis que les lésions les plus considérables peuvent exister pendant de longues années dans l’encéphale sans déterminer de perturbation notable des fonctions cérébrales, quelquefois même sans donner lieu à aucun symptôme appréciable… Comment comprendre en outre l’intermittence fréquente des symptômes coïncidant avec la constance des lésions [3] ? » Si tels sont les résultats de la pathologie cérébrale en général, quels sont ceux de la pathologie mentale en particulier ? Consultons l’une des plus grandes autorités de notre époque dans ce genre de recherches, Esquirol ; il nous apprendra qu’il faut bien distinguer la folie de toutes les affections nerveuses qui la compliquent et qui la masquent, telles que la paralysie, les convulsions, l’épilepsie. — Or, nous dit-il, les lésions organiques de l’encéphale et de ses enveloppes ne sont en général observées que dans les cas de complication. — Il nous apprend en outre que toutes les lésions organiques observées chez les aliénés se retrouvent souvent dans les cadavres d’individus qui n’avaient point perdu l’usage de la raison. Bien plus, dans un grand nombre de cas, le cerveau des aliénés ne présente aucune altération appréciable, quoique la folie ait duré un grand nombre d’années. Enfin comment expliquer les guérisons subites et instantanées de la folie, si elle se rattache toujours à quelque lésion ? Une lésion ne se guérit pas instantanément [4]. Un autre médecin célèbre, Georget, quoique très organicien, confirme l’opinion d’Esquirol ; il insiste sur ce point important, que les altérations ne se rencontrent que dans des folies déjà anciennes, et que, lorsque les aliénés succombent promptement, les organes intellectuels ne présentent rien de bien remarquable et qui ne puisse se retrouver également chez les hommes de l’esprit le plus sain [5]. Pinel, dans son Traité de la manie, s’exprime de la même manière [6]. Parmi les médecins qui ont étudié plus récemment les maladies mentales, MM. Lélut [7] et Leuret se sont surtout signalés par leur lutte contre l’organicisme exclusif qui veut toujours rattacher la folie à quelque lésion visible et palpable du cerveau. Le premier nous dit que, sur vingt cas de manie aiguë observés par lui, il en a trouvé dix-sept au moins n’offrant aucune altération appréciable. Dans la manie chronique, il a fait la même observation pour la moitié des cas. Quant à M. Leuret, on peut lire dans son ouvrage sur le Traitement moral de la folie la critique vraiment scientifique à laquelle il soumet tous les résultats pathologiques donnés par la science. La conclusion de cette critique, conforme à l’opinion d’Esquirol et de Georget, c’est que les altérations des organes cérébraux ne se rencontrent que dans les cas où la folie est compliquée de troubles dans les mouvemens et dans la sensibilité, mais qu’on ne les trouve pas dans les cas de folie simple, c’est-à-dire de trouble intellectuel non compliqué. À ces assertions, sans doute excessives, de M. Leuret, on a objecté l’insuffisance de nos moyens d’investigation. Il peut y avoir en effet des lésions qui échappent à nos sens, et nier tout ce que l’on ne voit pas serait d’un esprit bien peu scientifique. Telle était l’objection du savant et consciencieux M. Ferrus. M. Leuret répondait à cette objection avec beaucoup de bon sens. « Sans doute, disait-il, quand je ne vois aucune altération, je dois m’abstenir de conclure qu’il n’y en a pas ; mais, avec la même circonspection, je me garderai bien de conclure qu’il y en ait une. Lorsque le cerveau d’un aliéné me paraît sain, je n’affirme pas avec M. Ferrus que ce cerveau soit malade ; je reste dans le doute jusqu’à ce que la vérité me soit démontrée. Et si les cas où le cerveau me paraît sain sont précisément ceux où il y a eu un délire sans complication de symptômes physiques, un délire de l’intelligence et des passions, si les cas où le cerveau est altéré sont ceux où il y a eu paralysie, agitation, torpeur, insomnie, j’attribue ces différens accidens à la lésion du cerveau, et la cause de l’aberration mentale me reste encore inexpliquée. » Non-seulement on ne rencontre pas toujours d’altérations organiques dans la folie, mais les altérations qu’on rencontre ne sont pas toujours les mêmes. Selon les uns, la lésion a lieu surtout dans les viscères ; aussi, selon quelques médecins allemands, la folie est-elle une affection viscérale, une irradiation morbide qui se transmet des viscères au système cérébral : telle est l’opinion de Nasse, Jacobi, Flemming. Selon d’autres, les altérations sont cérébrales, mais de toute sorte de nature. Les uns rapportent la maladie à une hyperémie ou à une hypertrophie du cerveau, les autres à une atrophie de cet organe, les autres à un œdème ; tantôt on invoque l’altération de densité, tantôt le changement de coloration. N’est-il pas étrange cependant que des phénomènes de nature si diverse soient employés à expliquer un même fait ? Aurait-on par hasard constaté quelques rapports constans entre telle altération et telle espèce de folie ? Nullement, ou du moins on ne l’a fait que pour un seul cas, le cas de la paralysie générale compliquée de folie, et ordinairement de folie ambitieuse. On aurait constaté alors un symptôme constant, à savoir l’adhésion des méninges ou membranes enveloppantes du cerveau aux circonvolutions cérébrales ; mais M. Leuret fait observer avec raison que dans ce cas, la folie étant compliquée d’une maladie évidemment organique, on n’en peut rien conclure pour les cas où la folie existe seule sans complications. Je vais plus loin ; je suppose que l’on ait trouvé une lésion organique constante dans tous les cas de folie, ou des lésions spéciales corrélatives aux différentes espèces : je demanderai si cette lésion peut être considérée comme le fait caractéristique, essentiel, de la folie, et si elle peut servir à en donner une idée quelconque. Quel rapport y a-t-il par exemple entre l’adhésion des méninges et l’aberration des facultés intellectuelles ? Le premier de ces phénomènes nous conduira-t-il à nous faire une idée plus exacte du second ? Je ne vois là qu’une liaison tout empirique entre deux ordres de faits hétérogènes, mais rien qui ressemble à une explication. La folie est un phénomène essentiellement psychologique, de quelques accidens physiques qu’elle soit accompagnée. Les médecins le savent bien, car lorsqu’ils sortent des hypothèses pour donner une définition caractéristique de la folie, ils ne sont plus que psychologues. En voici un exemple. Il n’y a pas de médecin plus convaincu que M. Moreau de Tours que la folie a son siège dans une lésion du cerveau. Cependant, lorsqu’il cherche le fait caractéristique de la folie, il le trouve dans l’identité du rêve et du délire. Et en effet il n’est pas un seul caractère du rêve qui ne se rencontre dans la folie, et réciproquement : même incohérence dans les idées, mêmes associations fausses, mêmes raisonnemens justes sur des principes faux, rapidité extrême des sensations et des idées, exagération des sensations, transformations d’une sensation interne en objet externe, etc. Dans le rêve somnambulique, les analogies se multiplient encore ; le dormeur agit suivant ses conceptions erronées. Éveillez-le : s’il continue la série d’actions et de pensées que vous avez interrompue, c’est un fou. La folie est donc, suivant M. Moreau de Tours, le rêve de l’homme éveillé. Fort bien ; mais qu’est-ce qu’un rêve ? C’est un état de l’âme dont les conditions physiologiques nous sont inconnues. Définir la folie par le rêve, c’est donc en donner une définition psychologique, non physiologique. J’en dirai autant de celle que donne un autre médecin très éclairé, le docteur Baillarger : celui-ci ramène la folie à un fait fondamental qu’il appelle l’automatisme de l’intelligence. Selon lui, la folie consiste précisément dans la suspension de toute action volontaire et dans l’entraînement fatal avec lequel les idées se reproduisent d’elles-mêmes sans être appelées. Dans l’état normal, ce même fait se reproduit souvent : nous sentons notre esprit traversé par des idées fortuites, accidentelles, qui rompent la suite de nos conceptions ; mais nous avons la force de les écarter pour suivre un certain ordre d’idées, ou, si nous nous y livrons, c’est avec conscience, et sans prendre des rapports tout subjectifs pour des rapports réels. Dans la folie au contraire, les idées s’entraînent l’une l’autre sans que nous y puissions rien, et sans que nous ayons la conscience de cet entraînement. Il s’établit ainsi des associations fatales et étranges où le moi n’est plus pour rien. Non-seulement c’est dans la psychologie que les médecins cherchent la définition de la folie. C’est encore à elle qu’ils empruntent le principe de leurs classifications. Si la folie se manifestait par des signes organiques constans et certains, pourquoi ne se serviraient-ils pas de la différence de ces signes pour établir la division des différentes espèces de folies ? Ce n’est point ainsi qu’ils procèdent. Je prends pour exemple la classification célèbre d’Esquirol, très contestée sans doute, mais non remplacée. Esquirol reconnaît quatre espèces de folies : la monomanie ou délire partiel avec prédominance de gaîté, la mélancolie ou délire partiel avec prédominance de tristesse, la manie ou délire général avec excitation, la démence ou délire général avec dépression de toutes les facultés. Il saute aux yeux que les différences qui distinguent ces quatre types sont toutes psychologiques et non physiologiques. Depuis, beaucoup d’essais de classification ont été proposés. Celle de M. Baillarger est la plus rapprochée de la classification d’Esquirol ; il se contente de transporter la mélancolie dans la classe des délires généraux, et il fait rentrer dans la monomanie toutes les formes du délire partiel, accompagnées non-seulement de gaîté, mais d’excitation, d’exaltation et même de violence. Je crois ces corrections excellentes, mais elles sont dues à une observation psychologique plus exacte, et ne découlent ni de la physiologie, ni de la pathologie. M. Delasiauve présente à son tour un autre système : il distingue deux grandes classes de folies, les folies affectives et les folies intellectuelles, et il pense qu’il peut y avoir autant d’aberrations particulières qu’il y a de facultés normales. Dans cette doctrine, la psychologie morbide ne serait que la contre-partie et la contre-épreuve de la psychologie normale. C’est là un très bon principe, mais qui confirme entièrement ce que nous cherchons à établir. Enfin M. Guislain, l’Esquirol de la Belgique, dans son ouvrage sur les phrénopathies, aussi remarquable par la finesse de l’observation que par la circonspection du jugement, par la richesse des descriptions et des analyses que par la clarté et l’élégance du langage, a inventé un système de classification très savant et très compliqué, dont le point de départ est emprunté à l’observation psychologique de l’état normal. Il y découvre six types principaux, tristesse, stupéfaction, colère, singularité, erreur, nullité, d’où il déduit six forme, simples d’aliénation mentale : mélancolie, extase, manie, folie, délire, démence. C’est là certainement une classification assez artificielle ; mais, comme les précédentes, elle est empruntée à la psychologie. On voit par ces exemples quel faible rôle jouent les lésions organiques dans la théorie et dans les classifications de la folie. Quelques médecins spiritualistes, comme M. Dubois d’Amiens [8], quelques philosophes spiritualistes, tels que M. Albert Lemoine, ont soutenu l’hypothèse d’un siège organique de la folie en s’appuyant sur ce principe, que la folie est une maladie, et que l’âme ne peut pas être malade, Ce dernier surtout, dans son livre de l’Aliéné, a soutenu cette doctrine avec beaucoup d’habileté et de vigueur. Je ne sais si l’on peut dire que l’âme d’un fou est malade, mais à coup sûr elle ne me paraît pas bien portante. La folie est un désordre très positif de l’entendement, une perversion des affections morales. Appelez ce désordre comme il vous plaira, je l’appelle une maladie et si vous reconnaissez l’âme comme le principe qui pense et qui sent, je ne vois pas ce qui empêche de dire que l’âme est malade lorsqu’elle pense et sent d’une manière absurde. Que l’origine de la folie soit ou non dans les organes, toujours est-il qu’elle finit par pénétrer jusqu’à l’âme, car on ne peut nier qu’elle n’atteigne l’entendement et la sensibilité ; or ce sont là certainement des facultés de l’âme. Que la maladie soit consécutive ou qu’elle soit essentielle, comme disent les médecins, toujours est-il que l’âme en est affectée. Il n’est donc pas contraire à la nature des choses que l’âme soit malade, et ce principe ne peut nous servir à rien pour décider si la folie a son siège organique, oui ou non. M. Albert Lemoine nous dit que, si l’on prend la folie pour une maladie de l’âme, on n’aura pas de critérium pour la distinguer des désordres moraux et intellectuels proprement dits. On la confondra avec le péché, comme le fait Heinroth, ou avec l’erreur, comme le fait Leuret ; mais je réponds que si l’âme est susceptible de deux sortes de désordres aussi différens l’un de l’autre que le péché et l’erreur, je ne vois pas pourquoi elle n’en admettrait pas un troisième, à savoir la folie. J’accorde qu’il n’est pas facile de définir et de distinguer la folie de ce qui l’avoisine ; cependant M. Lemoine sait très bien qu’il n’est pas aisé non plus de définir l’erreur et de la distinguer du péché, ou réciproquement, ce qui n’empêche pas que l’un et l’autre ne soient très distincts. Et puis enfin ; lors même que la folie serait une espèce d’erreur, quel mal voyez-vous à cela ? Il y a, je l’avoue, dans le livre de M. Lemoine, d’autres argumens beaucoup plus solides que les précédens. Il nous dit que, dans des cas nombreux et incontestables, des causes purement physiques déterminent la folie, qu’un traitement tout physique la guérit. La folie peut résulter d’une maladie, d’une chute, de la suppression d’une éruption cutanée, etc. En dehors même de ces cas de folie, nous voyons que la fièvre produit le délire, que le sommeil change les conditions de la pensée, que la catalepsie produit des états intellectuels anormaux. En outre, parmi les causes de la folie que l’on appelle des causes morales, il en est qui certainement n’agissent, sur l’esprit que par l’intermédiaire des organes : par exemple, l’abus des boissons, le libertinage, ne causent la folie qu’après avoir altéré l’organisme. Eh bien ! n’est-il pas rationnel de conclure de ces faits, si connus et si positifs, à ceux qui le sont moins ? Nous sommes sûrs que, dans certains cas, la folie dérive d’une cause physique, et se lie à un désordre de l’organisation : pourquoi n’en serait-il pas de même dans tous les cas ? Cela peut être, sans aucun doute ; mais cela est-il ? Voilà la question. On ne peut contester qu’il n’y ait des cas où le désordre intellectuel a sa cause dans quelque désordre organique en vertu des lois de l’union de l’âme et du corps ; n’y en a-t-il pas d’autres aussi où il semble que le trouble soit exclusivement moral, et où l’organisme n’intervient qu’incidemment et subsidiairement : par exemple, lorsque la folie est causée, ce qui est très fréquent, par des chagrins domestiques, un amour contrarié, une ambition déçue, des scrupules religieux portés à l’excès ? Qui pourrait nier alors que le trouble initial ne soit dans l’ordre moral ? C’est là qu’il se produit, qu’il continue, qu’il s’étend, qu’il s’invétère, qu’il devient incurable. Il n’est pas besoin de faire intervenir une cause organique pour comprendre que le chagrin puisse produire la folie. Le lien entre ces deux faits est immédiat, et il est même possible d’en saisir la trace dans l’état normal. Si je viens à ressentir une grande douleur morale dans le moment où je suis occupé d’un travail intellectuel, je deviens incapable de le continuer, et si je veux m’y forcer, je ne sens mes idées ni si vives, ni si faciles, ni si suivies qu’auparavant. Une passion exclusive rend les actes raisonnables plus pénibles à accomplir. C’est là un rapport psychologique, et non organique. Supposez que ce trouble superficiel devienne plus profond, que mon libre arbitre soit suspendu, que mes idées, affranchies de leur discipline habituelle, se produisent fatalement, suivant une sorte d’automatisme : me voilà sur le chemin de la folie. Que ce délire momentané devienne chronique, c’est la folie même. Or, dans cette génération de faits, où est la nécessité d’une altération organique ? Chacun sort de l’autre par la puissance propre de l’âme, et en vertu des lois d’association ou de répulsion qui président au développement des phénomènes moraux. Je sais ce que l’on peut répondre, et M. Lemoine a trop de perspicacité pour n’avoir pas prévu cette objection et essayé de la résoudre. Selon lui, rien n’est plus simple. Le trouble moral commence à la vérité dans l’âme, mais il amène à sa suite un trouble physique, et c’est ce trouble physique qui est la cause directe et déterminante de la folie. En un mot, il en est de toutes les causes morales comme de l’ivresse, qui n’attaque l’entendement qu’après avoir lésé le cerveau. C’est là une théorie ingénieuse, mais qui me paraît bien compliquée. N’est-ce pas comme si l’on disait : J’apprends la nouvelle de la mort d’un ami ; cette nouvelle imprime une secousse anormale à mon cerveau, et à la suite de cette secousse j’éprouve une grande douleur, d’où il suivrait que le chagrin causé par la mort d’un ami ne serait en réalité que la conséquence d’un mal de tête ? On ne peut admettre une pareille conséquence, et il faut reconnaître qu’il y a des liaisons immédiates entre les faits moraux. S’il en est ainsi, le désordre intellectuel ou affectif peut être un de ces faits qui se produisent spontanément dans l’âme, ou du moins dont la cause déterminante est dans un des états antérieurs de l’âme elle-même. J’avoue maintenant volontiers qu’une suite de phénomènes moraux peut avoir sa répercussion dans l’organisme ; mais cette répercussion n’est qu’un effet, et non une cause : autrement c’est renverser toute la psychologie et revenir à son insu, par un chemin détourné, à l’hypothèse de l’homme-machine. En vérité, je ne vois pas ce qui peut empêcher d’admettre que le trouble initial qui détermine la folie est tantôt dans le corps et tantôt dans l’âme, que les modifications organiques qui l’accompagnent sont tantôt la cause, tantôt l’effet. La folie est avant tout un trouble intellectuel et moral qui peut être produit par des causes diverses. C’est ainsi que dans l’état normal même nous employons, pour exciter la pensée, tantôt des moyens physiques, tantôt des moyens moraux, l’espoir d’une récompense ou une tasse de café ; mais le trouble de l’esprit est un phénomène du même ordre que l’excitation de l’esprit, et il peut être produit par les mêmes causes. Sans vouloir toutefois rien nier d’une manière absolue, contentons-nous de conclure que les conditions physiologiques de la folie sont aussi obscures pour l’homme que toutes les conditions physiques de la pensée en général, et que l’étude du premier de ces problèmes fournit très peu d’élémens de solution au second. II Certains savans, persuadés que le cerveau est l’organe de la pensée, mais frappés des démentis bizarres que l’expérience semble donner à cette théorie, ont été par là conduits à supposer que la plupart des erreurs commises venaient de ce que l’on voulait toujours considérer le cerveau en bloc, au lieu d’y voir un assemblage d’organes différens, associés pour un but commun. Tel est le principe de l’organologie de Gall, soutenu encore à l’heure qu’il est par de savans médecins. À l’aide de ce nouveau point de vue, toutes les contradictions apparentes que nous avons signalées dans notre premier travail peuvent s’expliquer facilement. Que signifieraient en effet la masse et le poids d’un organe complexe dont chaque partie aurait une signification déterminée ? S’il y a dans le cerveau des parties nobles et des parties inférieures, comment ces différences se traduiraient-elles dans un total brut, qui enveloppe tout, sans rien démêler ? Tel cerveau, moins pesant que tel autre, peut lui être supérieur, si les parties consacrées à l’exercice de la pensée l’emportent, et si l’infériorité de poids ne tient qu’à la faiblesse des parties grossières, consacrées aux appétits des sens et aux besoins de la vie organique. La première chose à faire est donc de démêler dans le cerveau ses différentes parties et les diverses facultés qui y correspondent. Gall a entrepris cette œuvre, mais il en a compromis le succès par une précipitation excessive : il a voulu réaliser à lui tout seul une entreprise qui, en supposant qu’elle fût possible, demanderait peut-être plusieurs siècles d’observations et d’expériences rigoureusement suivies. Aussi-pas une seule des localisations proposées par lui n’a-t-elle gardé de valeur scientifique, et son hypothèse est frappée au coin d’une témérité frivole qui n’est pas sans mélange de charlatanisme. Il faut reconnaître cependant, qu’il a contribué à donner dans la science une place au principe des localisations, et que, sans avoir lui-même rien découvert, il a provoqué les recherches de ce côté ; il a attiré l’attention sur la complexité de l’organe cérébral, et l’exagération même de ses vues sur le rôle des circonvolutions a été pour quelque chose dans les études plus exactes et plus profondes qui ont été faites depuis. Disons encore que parmi les objections dirigées contre la phrénologie, il en est quelques-unes qui ne nous paraissent pas suffisamment démonstratives, et que l’on pourrait écarter du débat : ce sont certaines objections à priori tirées de la philosophie, et qui : n’ont pas suffisamment d’autorité dans un débat essentiellement physiologique et anatomique. La philosophie en effet ne peut pas avoir la prétention de savoir d’avance si le cerveau est un organe simple ou complexe. Interdire tel ou tel système anatomique au nom d’une doctrine philosophique, ce serait raisonner comme les théologiens du moyen âge qui condamnaient le mouvement de la terre au nom de la révélation. Que reprochait-on au docteur Gall ? De détruire l’unité du moi en admettant la multiplicité des organes cérébraux, et de détruire le libre arbitre en soutenant l’innéité organique des instincts. En un mot, on reprochait à la doctrine de Gall de conduire au matérialisme et au fatalisme. Il y a réponse à ces deux objections. Pour ce qui est du matérialisme, Gall lui-même s’expliquait en ces termes : « Quand je dis que l’exercice de nos facultés morales et intellectuelles dépend des conditions matérielles, je n’entends pas que nos facultés soient un produit de l’organisation ; ce serait confondre les conditions avec les causes efficientes. » Cette distinction est précisément celle que font les spiritualistes quand on leur objecte l’influence du physique sur le moral, et elle est très à sa place ici. On dit que la pluralité des organes cérébraux est contraire à l’unité du moi, et M. Flourens insiste particulièrement sur cette objection. Gall répond qu’on ne voit pas pourquoi l’âme ne se servirait pas de plusieurs organes tout aussi bien qu’elle se sert d’un seul. Lors même que le cerveau ne serait pas un organe complexe, un composé d’organes, il n’en est pas moins, puisqu’il est matériel, un tout composé ; or l’unité de l’âme n’est pas compromise par cette multiplicité de parties : pourquoi le serait-elle par la multiplicité des organes ? L’objection de M. Flourens est d’autant moins fondée de sa part que lui-même admet certaines localisations ; il distingue l’organe de l’intelligence ou le cerveau de l’organe de la sensibilité, qui est la moelle épinière, de l’organe coordinateur des mouvemens, qui est le cervelet. Que ces localisations soient plus ou moins générales, cela importe peu ; toujours est-il que l’âme manifeste son activité par plusieurs organes différens, car on ne peut nier que la sensibilité et la coordination du mouvement n’appartiennent à l’âme aussi bien que l’intelligence. La pluralité des organes n’est donc pas contraire à l’unité de l’esprit. L’imputation de fatalisme, qui est la plus répandue contre la doctrine de Gall, ne me paraît pas non plus très fondée. Que l’on accepte ou non cette doctrine, on est bien obligé de reconnaître que nos inclinations et nos passions sont plus ou moins liées à l’organisme. L’école cartésienne même, suivant en cela les traces de l’école thomiste, définissait les passions « des mouvemens de l’âme liés à des mouvemens corporels. » La vieille théorie des tempéramens et de leur influence sur les caractères peut avoir été plus ou moins exagérée ; mais l’expérience de tous les jours est là pour nous montrer que la gaîté, la tristesse, l’audace, la timidité, et beaucoup d’autres affections ont une liaison étroite avec l’organisation. Enfin les changemens qui ont lieu dans nos sentimens et nos affections sous l’influence des maladies prouvent bien aussi qu’il y a là quelque chose d’organique. Or en quoi serait-il plus immoral de lier nos instincts à la prédominance de tel organe cérébral que de les subordonner à l’ascendant de telle humeur, de tel viscère, de tel système, sanguin, lymphatique ou nerveux ? Mais, dira-t-on, si les instincts sont soumis à la prédominance de certaines parties du cerveau, si l’on naît avec la bosse du vol, de l’homicide, du libertinage, que devient le libre arbitre ? A cette objection, Gall répondait par une distinction très juste et très philosophique, par la distinction du désir et de la volonté. Il disait qu’il ne faut pas confondre les instincts avec la faculté de les gouverner, de les discipliner, de les diriger vers une fin donnée, que ce qui est lié à l’organisation ce sont les instincts, que ce qui appartient à l’âme c’est la volonté, que la volonté peut modifier les effets de l’organisme, que c’est là du reste une difficulté qui subsiste dans tous les systèmes, puisque dans tous les systèmes il faut bien accorder qu’il y a des instincts innés, quelquefois même de mauvais instincts. L’influence de l’hérédité sur les penchans est incontestable, et la religion elle-même reconnaît cette hérédité et innéité des mauvais instincts, puisque c’est principalement sur cette donnée qu’elle fonde la doctrine du péché originel. La phrénologie n’était nullement coupable en cherchant le siège organique de ces différens instincts, et elle n’était point par là plus contraire au spiritualisme que toute autre doctrine physiologique. On aurait donc dû se dispenser de ces argumens, qui, outre leur faiblesse intrinsèque, ont un grand inconvénient : c’est que si à un jour donné la science venait à démontrer la doctrine des localisations (ce qui n’a rien d’impossible), le spiritualisme se trouverait battu par ses propres armes. J’approuve donc l’ingénieux psychologue qui, dans son livre récent sur la Phrénologie spiritualiste, soutient que la doctrine de Gall peut se concilier avec le plus pur spiritualisme. Le docteur Castle défend solidement sur ce point la doctrine de son école, souvent compromise, il faut le dire, par les imprudentes exagérations des adeptes. Cependant, si la phrénologie ne paraît pas avoir été atteinte par les objections à priori que l’on a dirigées contre elle, on peut dire qu’elle a tout à fait succombé sur le terrain des faits et de l’expérience. La physiologie et la psychologie se sont trouvées d’accord pour écarter de la science une hypothèse aussi superficielle qu’erronée. M. Adolphe Garnier, dans une polémique impartiale et pénétrante, a fait la part du vrai et du faux avec une justesse et une équité d’appréciation bien rares dans la controverse. Le docteur Castle n’hésite pas à lui donner raison sur les points les plus importans ; il reconnaît qu’une bonne organologie suppose préalablement une psychologie bien faite, et que la psychologie elle-même ne peut se faire sans l’observation de la conscience. C’est sur ces bases qu’il entreprend de régénérer la phrénologie. J’applaudis volontiers à son entreprise, et j’accorde qu’il y a beaucoup de bonne psychologie dans son livre. Seulement j’y cherche, je l’avoue, la phrénologie ; elle n’y est guère que pour mémoire, et cette défense sensée et honnête ressemble plutôt à une retraite honorable qu’à une apologie victorieuse. Si faible que fût la psychologie des phrénologues, elle était encore supérieure à leur organologie. Là tout est hypothétique, chimérique, arbitraire. Mauvaise méthode, assertions erronées, preuves ridicules, tout se rencontre pour constituer une mauvaise hypothèse scientifique. Aujourd’hui que la question peut être considérée comme jugée, résumons les diverses objections devant lesquelles la phrénologie a succombé. Elles sont de deux sortes : les unes générales, les autres particulières. La méthode des phrénologues était mauvaise. Quoi de plus grossier par exemple, de plus empirique, de moins précis que le procédé de Gall, tel qu’il nous le rapporte lui-même ? Il faisait venir des portefaix, les enivrait, afin que l’abandon du vin lui révélât leur vrai caractère ; puis il tâtait leurs bosses et cherchait des analogies et des rencontres entre le caractère qu’il avait cru découvrir et les protubérances de leurs crânes. Ou bien encore il consultait les bustes anciens, bustes toujours plus ou moins authentiques, mais qui d’ailleurs, comme on peut le présumer, n’avaient guère la prétention de reproduire tous les accidens du crâne. Il allait même jusqu’aux portraits, et on le voit citer sérieusement comme une autorité le portrait de Moïse ! Est-ce avec de pareils procédés que l’on peut fonder une science aussi délicate que celle de la physiologie de la pensée ? Plus tard, les phrénologues ont fait usage de l’anatomie comparée ; mais, si l’on en croit l’un d’entre eux, ce serait avec une grande inexpérience. Voici comment s’exprime M. Vimont. « L’ouvrage de Spurzheim, nous dit-il, contient une multitude d’erreurs extrêmement graves. Toutes les figures servant à l’explication sont imaginaires. Il est complètement dépourvu d’anatomie et de physiologie comparée. L’ouvrage de M. Combes me paraît encore au-dessous de celui de Spurzheim pour la représentation des objets. Un anatomiste un peu distingué ne peut réellement jeter les yeux sur ces figures sans éprouver un sentiment pénible, tant elles sont peu conformes à celles que la nature nous offre. » Je laisse à décider aux anatomistes si M. Vimont a su lui-même éviter les erreurs qu’il reproche à ses confrères. Toujours est-il que les fondateurs de la secte avaient des connaissances bien peu positives. La seconde faute des phrénologues est d’avoir compliqué leur hypothèse physiologique de ce qu’ils appelaient la crânioscopie, qui consistait, comme on sait, à reconnaître et à mesurer les facultés de l’âme par l’inspection extérieure du crâne. Suivant eux, les circonvolutions du cerveau, siège des facultés intellectuelles et morales, se manifestaient extérieurement par des protubérances, vulgairement appelées bosses, qui servaient à juger de l’intérieur par l’extérieur. Cette méthode n’avait pour but que de séduire la multitude par la prétention d’une soi-disant révélation des caractères. En suivant cette voie, les phrénologues se sont mis à lutter avec les chiromanciens et les diseurs de bonne aventure, et s’ils entraînaient par là la superstition, toujours avide d’extraordinaire et d’inconnu, c’était au détriment de la vraie science. Les anatomistes en effet nous apprennent que le crâne ne se moule pas sur les circonvolutions cérébrales ; il ne les représente, nous dit M. Flourens, que par sa face interne, et non par sa face externe. Souvent même la forme du cerveau n’est pas la même que la forme du crâne. M. Lélut en donne pour exemple le blaireau, le renard et le chien, qui diffèrent beaucoup par la forme de leurs crânes, mais chez lesquels le cerveau est à peu de chose près identique. Si des crânes nous passons au cerveau, la difficulté est d’y déterminer avec précision des organes vraiment distincts. Sans doute l’encéphale, comme nous l’avons vu, est un organe complexe, et c’est là qu’on pourra, avec le plus de succès, établir certaines localisations ; mais si l’on se borne aux hémisphères cérébraux, ils semblent bien être un seul et même organe, ou du moins un double organe homogène, semblable aux deux poumons, aux deux yeux, etc. Quant à décomposer anatomiquement les hémisphères par le moyen îles circonvolutions, rien de plus difficile et de moins précis. Ces circonvolutions en effet se continuent les unes les autres comme les plissemens d’une étoffe, et ne se séparent point rigoureusement : il n’y a en réalité qu’une surface unie, qui, pour se caser plus aisément dans une boîte fermée, qui est le crâne, se replie sur elle-même et paraît se diviser en se rassemblant [9]. Aussi les anatomistes qui, avec Desmoulins, voyaient dans le développement des circonvolutions les indices du progrès intellectuel voulaient-ils simplement dire que plus il y a de circonvolutions, plus il y a de matière cérébrale dans un espace donné. Il n’y a pas là toutefois cette délimitation précise qui permet de distinguer un organe d’un autre. « Encore, dit M. Leuret, si les phrénologues se fussent attachés à lier exactement telle faculté à telle circonvolution déterminée, il y aurait là quelque chose de positif et de digne d’examen ; mais non, ils font avec un crayon des départemens sur des cartes. De limites naturelles sur les crânes ou sur le cerveau lui-même, on ne se donne pas la peine d’en indiquer. » M. Leuret fait cette remarque à propos des planches de M. Vimont, qui, on l’a vu, est si sévère lui-même pour celles de Spurzheim et de M. Combes. Enfin le système de Gall supposerait que le siège des facultés serait situé à la surface du cerveau. Or, lui répond M. Flourens, on peut enlever à un animal, soit par devant, soit par derrière, soit par côté, soit par en haut, une portion assez étendue de son cerveau sans qu’il perde aucune de ses facultés. La question la plus importante soulevée par la doctrine phrénologique, et qui même aujourd’hui n’est pas encore entièrement jugée, est de savoir si les parties antérieures du cerveau, et que l’on appelle les lobes frontaux, ne seraient pas le siège spécial des facultés de l’entendement. Ce qui paraît avoir conduit à cette théorie, c’est ce fait de sens intime qui nous fait localiser la pensée dans cette partie de la tête ; c’est là en effet, et ce n’est pas par derrière, que nous nous sentons penser. Il s’agit là cependant d’un phénomène très complexe, qui n’a peut-être pas toute la valeur que l’on pourrait croire. En général, les localisations subjectives sont pleines d’incertitude. On sait que les amputés souffrent dans les organes qu’ils ont perdus ; on sait que les lésions des centres nerveux se font sentir surtout aux extrémités. Ce qui est plus décisif encore et se rapporte de plus près au fait en question, c’est que, d’après les phrénologues (et en cela les physiologistes leur donnent raison), les affections, les émotions, les passions, ont leur siège dans le cerveau : or il ne nous arrive jamais de les localiser là ; nous n’avons pas conscience d’aimer par la tête, mais par le cœur. Ce n’est cependant pas dans le cœur qu’est le siège de l’affection. Si donc nous nous trompons en localisant dans le cœur les affections qui n’y sont pas, nous pouvons nous tromper en localisant la pensée dans la partie antérieure du cerveau [10]. D’ailleurs la localisation de l’intelligence dans les lobes antérieurs soulève de graves objections. M. Leuret par exemple fait observer qu’à mesure qu’on, descend de l’homme aux animaux inférieurs, ce ne sont pas les parties antérieures du cerveau qui viennent à manquer, ce sont les postérieures, celles-là précisément où Gall localise les facultés animales. Pour répondre à cette difficulté, les phrénologues déplacent les facultés et les font marcher avec le cerveau ; mais, dit M. Leuret avec raison, si les organes peuvent ainsi se déplacer et aller d’arrière en avant, ils peuvent tout aussi bien aller d’avant en arrière, et alors pourquoi les organes frontaux n’iraient-ils pas se ranger sous le pariétal ? les organes n’ayant plus de place fixe, il est impossible de les déterminer. S’ils sont liés au contraire d’une manière rigoureuse à telle faculté, cette faculté doit disparaître avec eux ; par conséquent les instincts purement animaux doivent disparaître ou être plus faibles chez les mammifères inférieurs et l’intelligence rester au moins égale, puisque c’est la partie postérieure du cerveau qui disparaît, et non l’antérieure. C’est certainement là un des argumens les plus forts contre la doctrine phrénologique. D’autres faits non moins graves déposent contre la localisation des facultés intellectuelles dans les parties antérieures du cerveau : c’est d’abord le fait signalé par M. Lélut, à savoir que cette partie du cerveau est égale chez les idiots à ce qu’elle est chez les autres hommes ; ce sont enfin de nombreux cas pathologiques d’où il résulte que les mêmes troubles intellectuels peuvent se produire, dans quelque partie du cerveau qu’ait eu lieu la lésion, soit en avant, soit en arrière, soit sur les côtés. Les phrénologues expliquent ces faits en disant que lorsque la blessure ou le mal se produit par derrière, les parties antérieures sont sympathiquement malades ; mais on pourrait faire le raisonnement inverse avec la même autorité, et par là toutes les indications de l’anatomie pathologique sont entachées d’incertitude et d’obscurité [11]. Enfin l’on cite de nombreux cas de lucidité intellectuelle coïncidant avec les lésions de la partie antérieure du cerveau ! Une dernière objection très grave contre la phrénologie, et même contre le principe des localisations cérébrales en général, se tire des vivisections, qui n’ont jamais permis de surprendre une faculté isolée des autres. Nous avons vu que, suivant M. Flourens, on peut enlever dans un animal une partie considérable du cerveau sans qu’aucune faculté soit perdue ; mais, au-delà d’une certaine limite, si l’une disparaît, toutes disparaissent. La contre-épreuve de cette expérience est très curieuse. On peut conduire l’opération de telle sorte que la lésion guérisse et que les fonctions renaissent. Eh bien ! dès qu’une faculté renaît, toutes renaissent. Tout se perd, tout renaît à la fois. C’est là du moins ce que nous affirme M. Flourens, et il y trouve la preuve physiologique de l’unité de l’intelligence. On a fait observer, à l’appui de la phrénologie, que dans la folie les facultés peuvent être surprises dans un certain état d’isolement. On voit en effet telle, faculté persister, telle autre disparaître. La mémoire subsiste souvent seule dans la ruine de toutes les facultés ; le raisonnement continue souvent à s’appliquer à des idées fausses avec une singulière subtilité. Réciproquement, tel ordre de pensées, tel ordre d’affections peut disparaître seul, le reste demeurant intact. On a toutefois répondu à cette objection que ces faits sont absolument analogues à ceux qui se produisent dans l’ordre de nos sensations, sans que l’on soit pour cela obligé de conclure à la diversité des sièges organiques. Ainsi tous les nerfs sensitifs de la peau ont assurément les mêmes propriétés [12], et cependant un malade peut perdre la sensation de température et conserver la sensation de douleur, de tact, et réciproquement. Il en est de même des autres sens ; on peut avoir la perception de telle couleur et non de telle autre, ressentir encore le goût du sucre, perdre le goût du sel, etc. ; ces perturbations étranges et isolées nous conduiront-elles à localiser chacune de ces sensations ? Non sans doute. Ainsi un même organe peut perdre tel de ses modes d’action sans qu’on ait le droit de mettre en doute son unité. Telles sont les raisons générales qui ont été invoquées contre la doctrine phrénologique, et il est impossible d’en méconnaître la valeur ; mais, indépendamment de ces objections, qui atteignent la théorie générale, on peut dire que de toutes les localisations proposées par les phrénologues aucune n’a été confirmée par l’expérience. Par exemple, le cervelet avait été proposé par Gall comme l’organe de l’instinct de propagation. Il est inutile d’insister sur les faits qui ont renversé cette doctrine ; mais il n’y en a pas de mieux réfutée [13]. L’organe de l’amour des enfans ou philogéniture, placé par Gall à l’extrémité postérieure des hémisphères cérébraux, formait, suivant lui, une saillie très frappante chez les femmes et chez les femelles des animaux. M. Lélut a trouvé cette saillie sur un grand nombre de crânes de voleurs, et parmi les animaux indifféremment chez le mâle et la femelle. On sait que l’on a trouvé l’organe du meurtre chez le mouton. Broussais a essayé de justifier la doctrine de Gall sur ce point, et soutient que la destruction des végétaux peut très bien être assimilée à celle des animaux : il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’organe de la destruction puisse se rencontrer chez le mouton aussi bien que chez le chien ; mais Gall avait établi précisément cet organe sur la comparaison des carnivores et des frugivores. « Il existe, disait-il, chez les carnassiers des parties cérébrales dont les frugivores sont privés. » D’ailleurs aucune localisation n’a été mieux réfutée que celle de l’organe du meurtre. M. Lélut, qui a eu entre les mains un très grand nombre de crânes d’assassins, n’y a jamais rien trouvé d’exceptionnel. Le célèbre Fieschi n’avait pas non plus l’organe de la destruction. L’organe de la vénération encore est très remarquable chez le mouton. Broussais explique ce singulier fait par la docilité du mouton à se soumettre au chien ; mais il se trouve que le même organe se rencontre chez le loup, le tigre et le lion. L’organe de la musique est beaucoup plus développé chez l’âne, le loup et le mouton que chez l’alouette, le pinson et le rossignol. Enfin l’organe de la propriété, très saillant, suivant Gall, chez les voleurs opiniâtres et chez les idiots enclins à voler, ne se trouve, selon M. Lélut, ni chez les uns ni chez les autres. Ces faits, qu’il est inutile de multiplier, suffisent pour établir que l’hypothèse phrénologique n’avait aucun fondement sérieux dans l’expérience, et qu’elle n’était qu’une œuvre d’imagination, ou tout au moins une conjecture prématurée. Cependant il serait imprudent de dire que le principe des localisations cérébrales est entièrement et définitivement réfuté. Les expériences mêmes de M. Flourens ne peuvent pas aller jusque-là, car il est bien difficile de savoir au juste ce qui se passe dans une tête de poule ou de pigeon, et affirmer que les facultés disparaissent ou reparaissent toutes à la fois dépasse peut-être ce que notre science sait de la psychologie des poules. De plus, sans méconnaître l’abus que l’on peut faire des raisons à priori, il est difficile cependant de ne pas être frappé des paroles suivantes de M. Broca : « je ne puis admettre, dit-il, que la complication des hémisphères cérébraux soit un simple jeu de la nature, que la scissure de Sylvius ait été faite uniquement pour donner passage à une artère, que la fixité du sillon de Rolando soit un pur effet du hasard, et que les lobes occipitaux aient été séparés des lobes temporaux et pariétaires à cette seule fin d’embarrasser les anatomistes. On trouve par l’embryogénie que les cinq lobes de chaque hémisphère (le frontal, le pariétal, le temporal, l’occipital, l’insula) sont des organes distincts et indépendans. Or je ne puis me défendre de croire que des organes distincts ont des fonctions distinctes [14]. » Indépendamment de ces raisons à priori, il est déjà certain aujourd’hui que l’encéphale au moins, sinon le cerveau, est un organe complexe dont les diverses parties ont chacune son rôle, quoique rien ne soit plus difficile à déterminer par l’expérience. C’est ainsi que la moelle allongée paraît être le principe des mouvemens de la respiration. Le cervelet, suivant M. Flourens, serait l’organe de l’équilibre, de l’harmonie, de la coordination des mouvemens, et cette doctrine, quoique contestée, paraît de plus en plus autorisée dans la science. Les tubercules quadrijumeaux ont une grande importance dans la vision, et l’ablation de ces tubercules entraîne la cécité. Les lobes olfactifs, qui manquent chez l’homme, mais qui existent chez les animaux, sont liés au sens de l’odorat. Enfin les hémisphères cérébraux eux-mêmes sont considérés encore, nous l’avons vu, par certains médecins comme des organes complexes ; on y distingue la substance grise de la substance blanche, et c’est dans la première, qui forme l’écorce du cerveau, que MM. Parchappe, Foville, Broca, placent le siège de la pensée. À l’heure qu’il est même, on discute avec ardeur dans le camp médical la localisation de la faculté du langage dans les lobes antérieurs du cerveau, et certains faits pathologiques, constatés par MM. Bouillaud, Broca et autres, semblent autoriser cette hypothèse, très contestée, il est vrai, par d’autres observateurs [15]. Enfin Gratiolet lui-même, tout opposé qu’il est à la théorie des localisations, admet cependant que les parties antérieures du cerveau ont plus de dignité que les parties postérieures, ce qui indique évidemment quelque différence dans le rôle de ces parties. De plus il admet dans le cerveau des départemens distincts, non pour l’intelligence, mais pour les sensations, les nerfs olfactifs, gustatifs, optiques aboutissant à des parties différentes du cerveau. Or de la prédominance de tel ou tel système sensitif peuvent résulter évidemment de grandes différences dans les instincts et les habitudes de l’animal. Même chez l’homme, certains talens très circonscrits et très déterminés pourraient encore s’expliquer dans cette hypothèse, et l’on reviendrait ainsi par un chemin détourné à une doctrine qui ne serait pas très éloignée de celle de Gall. Si l’on analyse toutefois les faits précédens ; on verra qu’ils établiraient seulement des sièges différens soit pour la sensibilité, soit pour le mouvement, mais que jusqu’ici l’on n’a rien trouvé qui ressemble à une décomposition de l’intelligence [16] ni même des facultés affectives. La question est donc toujours en suspens, ou, pour mieux parler, l’unité du cerveau comme organe d’intelligence et de sentiment peut être considérée comme le fait le plus vraisemblable dans l’état actuel de la science. III Jusqu’ici, nous ne nous sommes occupé que des rapports extrinsèques de la pensée et du cerveau. En effet, que la masse, le poids absolu ou relatif, les lésions matérielles, les développemens anormaux, puissent correspondre à un certain degré d’intelligence, ce sont là des relations tout empiriques qui ne disent rien à l’esprit, de simples rapports de coïncidence et de juxtaposition qui laissent parfaitement obscure la question des vrais rapports, des rapports intrinsèques et essentiels du cerveau et de la pensée. Prétendrait-on connaître la nature ou l’action d’une locomotive, parce qu’on saurait que, pour transporter une somme donnée de voyageurs, elle doit avoir tel poids déterminé, ou parce qu’on saurait encore qu’étant brisée, elle devient incapable de faire son service ? Non, sans doute ; le bon mécanicien est celui qui sait décomposer la machine, en démonter tous les ressorts, en démontrer les mouvemens, et qui nous fait comprendre comment ces mouvemens sont appropriés au genre d’action qu’elle doit produire. La vraie science du cerveau devrait donc comprendre, outre la description anatomique de cet organe, une analyse de ses opérations et nous faire voir comment ces opérations sont liées au résultat final, qui est la pensée. Il est inutile de dire que cette partie de la science est non-seulement dans l’enfance, mais que même elle n’existe absolument pas. Deux hypothèses célèbres ont été proposées pour expliquer les fonctions cérébrales, l’hypothèse des esprits animaux et l’hypothèse des fibres vibratoires. La première, qui date de l’antiquité, a été rendue célèbre par Descartes et par son école ; la seconde aurait été introduite par le docteur Briggs, professeur d’anatomie de Newton. D’autres enfin, Newton lui-même, Hartley et Bonnet, paraissent avoir combiné les deux hypothèses en substituant aux esprits animaux un fluide plus général, qui a obtenu de plus en plus de crédit dans la science moderne, l’éther. L’hypothèse des esprits animaux consistait à supposer que les nerfs sont de petits tubes creux, remplis d’une sorte de vapeur composée des parties les plus subtiles du sang et sécrétée par le cerveau : ce sont de petits corpuscules ronds qui, par leur extrême ténuité, échappent aux sens, et par leur extrême mobilité sont susceptibles des situations les plus variées. Descartes et Malebranche se servaient de ces corpuscules ou esprits pour expliquer non-seulement les mouvemens musculaires, ce qui se comprendrait aisément, mais la mémoire, l’imagination, les passions. On a opposé à cette hypothèse qu’elle est démentie par l’observation, qui n’a jamais réussi à découvrir la structure tubulaire des nerfs. Cette objection n’est pas très démonstrative, car, outre que beaucoup de savans physiologistes soutiennent aujourd’hui que les nerfs sont creux, cela importe assez médiocrement ; si on considère en effet les esprits animaux comme un fluide analogue aux fluides impondérables, ils n’auraient guère besoin, pour traverser les nerfs, d’un tube visible à nos sens, la lumière et la chaleur traversant des corps qui nous paraissent parfaitement pleins. Les esprits animaux, ressuscites de nos jours sous le nom de fluide nerveux, n’ont donc rien d’inadmissible. Quant à la théorie vibratoire, on a objecté que les fibres du cerveau, étant molles et humides, ne sont pas susceptibles de ce genre de mouvement, qui suppose une certaine tension. Cette objection est très forte contre le système du docteur Briggs, qui supposait que les fibres cérébrales, semblables aux cordes d’un instrument, ont des vibrations différentes selon la longueur et le degré de tension ; mais si l’on suppose les fibres cérébrales divisées en parties infiniment petites, plongées dans un milieu élastique très subtil, tel que l’éther, on peut concevoir que des vibrations propagées par l’éther se communiquent à chacune de ces parties infinitésimales de la fibre cérébrale. Il n’y a rien là sans doute d’absolument impossible, et il n’est pas interdit de faire des recherches et des conjectures dans cette direction. Tout ce que l’on peut dire sur ces hypothèses, c’est qu’elles n’ont été ni réfutées ni établies, et qu’elles restent dans le domaine libre de la fantaisie et de la conjecture. Au reste, la physiologie, par l’organe de ses plus grands maîtres, n’hésite pas à reconnaître la profonde ignorance où nous sommes encore, où nous serons peut-être toujours, sur les fonctions cérébrales. « Les fonctions du cerveau, dit Cuvier, supposent l’influence mutuelle, à jamais incompréhensible, de la matière divisible et du moi indivisible, hiatus infranchissable dans le système de nos idées et pierre éternelle d’achoppement dans toutes les philosophies. Non-seulement nous ne comprenons pas et nous ne comprendrons jamais comment des traces quelconques imprimées dans notre cervelle peuvent être perçues de nôtre esprit ou y produire des images, mais, quelque délicates que soient nos recherches, ces traces ne se montrent en aucune façon à nos yeux, et nous ignorons entièrement quelle est leur nature. » Le savant et profond physiologiste allemand Müller s’exprime en termes non moins significatifs. « Il est bien vrai, dit-il, que les changemens organiques du cerveau font quelquefois disparaître la mémoire des faits qui se rapportent à certaines périodes ou à certaines classes de mots, tels que les substantifs, les adjectifs ; mais cette perte ne pourrait être expliquée au point de vue matériel qu’en admettant que les impressions se fixent d’une manière successive dans des portions stratifiées du cerveau, ce à quoi il n’est pas permis de s’arrêter un seul instant… La faculté de conserver ou de reproduire les images ou les idées des objets qui ont frappé les sens ne permet pas d’admettre que les séries d’idées soient fixées dans telles ou telles parties du cerveau, par exemple dans les corpuscules ganglionnaires de la substance grise, car les idées accumulées dans l’âme s’unissent entre elles de manières très variées, telles que les relations de succession, de simultanéité, d’analogie, de dissemblance, et ces relations varient à chaque instant. » Müller ajoute : « D’ailleurs, si l’on voulait attribuer la perception et la pensée aux corpuscules ganglionnaires et considérer le travail de l’esprit, — quand il s’élève des notions particulières aux notions générales, ou redescend de celles-ci à celles-là, — comme l’effet d’une exaltation de la partie périphérique des corpuscules ganglionnaires relativement à celle de leurs parties centrales ou de leur noyau relativement à leur périphérie, si l’on prétendait que la réunion des conceptions en une pensée ou en un jugement qui exige à la fois l’idée de l’objet, celle des attributs et celle de la copule, dépend du conflit de ces corpuscules et d’une action des prolongemens qui les unissent ensemble, si l’on prétendait que l’association des idées dépend de l’action soit simultanée, soit successive, de ces corpuscules, — on ne ferait que se perdre au milieu d’hypothèses vagues et dépourvues de tout fondement [17]. » De tout ce qui précède, je ne crois pas qu’il soit bien téméraire de conclure que nous ne savons rien, absolument rien, des opérations du cerveau, rien des phénomènes dont il est le théâtre lorsque la pensée se produit dans l’esprit. Admettons pourtant que toutes les questions que nous avons signalées soient résolues, que l’on sache avec précision que la pensée correspond à un mouvement du cerveau, et de quel genre est ce mouvement, admettons même que l’on puisse suivre dans le dernier détail la correspondance des mouvemens et des pensées : que saurons-nous de plus, si ce n’est qu’il y a là deux ordres de phénomènes constamment associés, qui même pourront être considérés comme réciproquement causes les uns des autres, mais qui sont absolument incomparables et irréductibles ? On pourra bien dire : La pensée est liée au mouvement ; mais on ne dira pas : La pensée est un mouvement. C’est cependant cette dernière formule qui jouit aujourd’hui d’une certaine popularité dans quelques écoles. Or il me semble que cette proposition, si elle n’est pas une métaphore hyperbolique, est absolument inintelligible et recouvre un véritable non-sens. Le mouvement est un mouvement, et la pensée est une pensée ; l’un ne peut pas être l’autre. Le mouvement est quelque chose d’objectif, d’extérieur, c’est la modification d’une chose étendue, figurée, située dans l’espace. Au contraire il m’est impossible de me représenter la pensée comme quelque chose d’extérieur : elle est essentiellement un état intérieur. Par la conscience, je ne puis saisir en moi ni forme, ni figure, ni mouvement, et par les sens au contraire, qui me donnent la figure et le mouvement, je ne puis saisir la pensée. Un mouvement peut être rectiligne, circulaire, en spirale : qu’est-ce qu’une pensée en spirale, circulaire ou rectiligne ? Ma pensée est claire ou obscure, vraie ou fausse : qu’est-ce qu’un mouvement clair ou obscur, vrai ou faux ? En un mot, un mouvement pensant implique contradiction. À la vérité, on peut retourner la formule de M. Moleschott, qui soutient cette théorie, et au lieu de dire : La pensée est un mouvement, on dira : Le mouvement est une pensée ; mais cette seconde proposition est le renversement de la première. Loin d’expliquer la pensée par la mécanique, on explique la mécanique par la pensée. Je ne suis pas porté à croire que cette seconde proposition soit plus vraie que la précédente. En tout cas, elle est préférable, et nous n’avons pas à nous en occuper ici. Écartons aussi du débat actuel (car il ne faut pas mêler toutes les questions) la grande hypothèse suivant laquelle toutes les pensées ou tous les mouvemens de l’univers ne sont que les modes d’une même substance, d’un substratum universel, qui absorbe toutes les différences dans son indivisible unité. Nous ne sommes pas en mesure de discuter ici cette séduisante et redoutable doctrine. Réduisant la question à des termes précis, nous disons : La pensée est-elle un phénomène que la série des phénomènes matériels amène dans son développement ? Si nous circonscrivons dans l’ensemble des phénomènes matériels de l’univers cette portion limitée que nous appelons un corps, un cerveau, la pensée est-elle à ce cerveau ce que la forme ronde est à la sphère, ce que le mouvement est à la pierre qui tombe, ce que le droit ou le courbe est au mouvement ? Non, la pensée a une source plus haute, et fussions-nous spinoziste, nous dirions encore que la pensée a sa source en Dieu, et que les phénomènes corporels qui l’accompagnent n’en sont que les conditions extérieures et les symboles imparfaits. Ceux qui soutiennent que la pensée est un mouvement font valoir deux considérations empruntées aux nouvelles découvertes de la science. — Nous voyons, disent-ils, les vibrations de l’éther se changer en lumière ; nous voyons la chaleur se transformer en mouvement, et le mouvement en chaleur. Une même force peut donc se manifester sous deux formes différentes, et il n’y a pas de contradiction à supposer que les mouvemens du cerveau se transforment en pensée. — Ceux qui se servent de ces comparaisons ne s’aperçoivent pas qu’ils tombent dans ce genre de sophisme qui consiste à prouver le même par le même (idem per idem) : c’est ce qu’il n’est pas difficile d’établir. On nous oppose que les vibrations de l’éther deviennent de la lumière et de la couleur sans être en elles-mêmes ni lumineuses, ni colorées ; mais on oublie ce que les cartésiens avaient déjà si profondément aperçu, à savoir que le mot de lumière signifie deux choses bien distinctes : d’une part, quelque chose d’extérieur, la cause objective, quelle qu’elle soit, des phénomènes lumineux, cause qui subsiste pendant, avant, après la sensation, et indépendamment d’elle ; d’autre part, la sensation lumineuse elle-même, qui n’est rien en dehors du sujet sentant. Or, si l’on en croit les physiciens, cette cause extérieure des phénomènes lumineux, ce quelque chose qui subsiste dans l’absence de tout sujet sentant et de toute sensation actuelle, paraît n’être qu’un mouvement vibratoire d’un milieu élastique conjectural appelé éther. On a donc raison de dire que la lumière prise en soi est un mouvement ; mais, prise en soi, elle n’a rien de semblable à ce que nous appelons lumière, et tant qu’elle n’a pas rencontré un sujet sentant, elle n’est rigoureusement qu’un mouvement et pas autre chose. Jusqu’ici point de transformation. Maintenant les vibrations de l’éther arrivent jusqu’à l’œil, et par le moyen du nerf optique elles déterminent une action inconnue, à la suite de laquelle a lieu la sensation de lumière. Ce que nous appelons lumière nécessite donc la rencontre d’un objet sensible et d’un sujet sentant. Avant l’apparition du premier animal doué de vision, il n’y avait point de lumière, et c’est seulement alors que l’on a pu dire que la lumière fut. Ainsi cette lumière sentie est toute subjective ; elle n’existe que par le sujet sentant et en lui ; elle est déjà une sensation consciente — et — à quelque degré — une idée. La lumière sensation est donc profondément différente de la lumière objet ; la seconde est hors de nous, la première est en nous ; la seconde est une propriété parfaitement déterminée de la matière, la première est une affection du moi. — Mais, dira-t-on, la sensation de lumière est au moins un phénomène nerveux, un phénomène cérébral. Je réponds : Ne voyez-vous pas que c’est précisément ce qui est en question ? Sans doute il se passe quelque chose dans les nerfs et dans le cerveau, et ce quelque chose peut être supposé analogue aux vibrations extérieures de l’éther ; . mais ce mouvement, quel qu’il soit, n’est pas encore la lumière : il ne la devient que lorsque le moi est apparu et avec lui la sensation consciente. Comment se fait ce passage ? C’est ce que nous ne savons pas ; c’est précisément le passage du matériel à l’immatériel qu’il s’agit d’expliquer. On a bien raison d’assimiler le rapport des vibrations du cerveau à la pensée et celui des vibrations de l’éther à la sensation lumineuse, car c’est une seule et même chose, ïa sensation étant déjà une pensée. Le second argument dont on se sert pour prouver que le mouvement peut se convertir en pensée se tire de la transformation de la chaleur en mouvement et du mouvement en chaleur. Si le mouvement, dit-on, peut se convertir en chaleur (phénomène si différent du mouvement), pourquoi ne se convertirait-il pas en pensée ? Cette objection est du même genre que la précédente. Une certaine cause externe, dont la nature échappe à nos sens, produit sur nos organes un certain effet que l’on appelle la sensation de chaleur, et par suite on a donné le nom de chaleur à la cause qui produit cet effet ; mais cette cause est très différente de la sensation qu’elle produit. Le feu n’a pas chaud, la glace n’a pas froid ; on dit que l’un est chaud et que l’autre est froide, parce qu’ils sont l’un et l’autre cause de ces deux sensations contraires. Eh bien ! cette cause extérieure inconnue que nous appelons chaleur peut, dans certaines conditions, disparaître à nos sens et cesser d’être sentie comme chaleur ; alors il se passe en dehors de nous un autre phénomène, qui est précisément l’équivalent de la chaleur perdue, à savoir un phénomène de mouvement. La machine qui absorbe une certaine quantité de chaleur produit une certaine quantité de mouvement, et dans tous les cas ces deux quantités sont égales. En un mot, une même cause peut, selon les circonstances, produire tantôt la sensation de chaleur sur un sujet sentant, tantôt un phénomène de mouvement dans un corps qui ne sent pas. Tout ce qui résulterait de là, ce serait donc qu’une même cause peut produire sur deux substances différentes deux effets différens, mais non pas que cette cause puisse se transformer en autre chose qu’elle-même et devenir ce qu’elle ne serait pas. On ne peut donc rien conclure de là en faveur de la transformation du mouvement en pensée. Il y a plus : la chaleur elle-même, en tant que chaleur, n’est déjà, suivant l’hypothèse la plus répandue, qu’un phénomène de mouvement, et les physiciens n’hésitent pas à n’y voir, comme pour la lumière, qu’une vibration de ce fluide impondérable que l’on appelle l’éther. Ainsi objectivement la chaleur, comme la lumière, n’est pour nous qu’un mouvement, et elle ne devient chaleur sentie que dans un sujet sentant. La chaleur sentie est donc, comme la lumière sentie, un phénomène tout subjectif, qui implique la présence de la conscience, non pas sans doute de la conscience philosophique et réfléchie, mais d’une conscience proportionnée à la sensation même. Or, la chaleur objective étant déjà un mouvement, comment s’étonner qu’elle produise des mouvemens ? Seulement ce mouvement imperceptible de l’éther tantôt, se communiquant à nos nerfs, produit dans le moi ou dans l’esprit la sensation de chaleur, et tantôt, se communiquant aux corps qui nous environnent, produit des mouvemens visibles à nos sens. Il n’y a pas là la moindre métamorphose, la moindre sorcellerie. Le mouvement produit du mouvement, il ne produit pas autre chose. À la vérité, il reste toujours à expliquer comment ce qui est extérieurement mouvement détermine intérieurement la sensation de chaleur ; mais c’est là, je le répète, ce qui est en question, et on retrouve toujours deux ordres de phénomènes irréductibles, dont les uns sont la condition des autres, mais qui ne peuvent se confondre. Ceux qui font la matière pensante rencontrent donc précisément la même pierre d’achoppement que les spiritualistes, car ils ont à expliquer, tout comme ceux-ci, le passage du matériel à l’immatériel, de l’étendue à la pensée. Encore le spiritualisme, en séparant ces deux choses, n’a-t-il devant lui que cette difficulté : comment le corps agit-il sur l’esprit et l’esprit sur le corps ? Mais ses adversaires en ont une bien plus grave à résoudre, à savoir : comment le corps devient-il esprit ? La pensée en effet, de quelque manière qu’on l’explique, est un phénomène spirituel, qui ne peut être représenté sous aucune forme sensible. Un corps qui pense serait donc un corps qui se transforme en esprit. Ceux qui se laissent satisfaire par une telle hypothèse ne me paraissent pas bien exigeans. Maintenant on pourra nous dire : Si la pensée a son principe en dehors de la matière, comment se fait-il qu’elle ait absolument besoin de la matière pour naître et pour se développer ? Nulle part en effet l’expérience ne nous a permis de rencontrer une pensée pure, un esprit pensant sans organe, une âme angélique dégagée de tous liens avec la matière. La superstition seule, et la plus triste des superstitions, peut faire croire que l’on communique ici-bas avec de tels esprits. Comment donc s’expliquer cette union nécessaire de l’âme et du corps ? On la comprend pour ces sortes d’actions que l’âme exerce en dehors d’elle dans le monde extérieur. Pour agir sur les choses externes, il faut des instrumens ; même pour exprimer sa pensée au dehors, il faut encore des instrumens. Or la pensée est un acte tout interne, où il semble que l’on n’ait besoin de rien d’extérieur. Comprend-on que l’on puisse penser avec quelque chose qui ne serait pas nous-même ? Ce qui pense et ce avec quoi on pense, cela ne peut être qu’une seule et même chose. Ou le cerveau ne peut servir de rien a la pensée, ou il est lui-même la chose pensante. On comprend un instrument d’action, mais on ne comprend pas ce que pourrait être un instrument de pensée. Voici ce que l’on peut opposer à cette difficulté. De quelque manière que l’on explique la pensée, soit que l’on admette, soit que l’on rejette ce que l’on a appelé les idées innées, on est forcé de reconnaître qu’une très grande partie de nos idées viennent de l’expérience externe. Les idées innées elles-mêmes ne sont que les conditions générales et indispensables de la pensée, elles ne sont pas la pensée elle-même. Comme Kant l’a si profondément aperçu, elles sont la forme de la pensée ; elles n’en sont pas la matière. Cette matière est fournie par le monde extérieur. Il faut donc que ce monde extérieur agisse sur l’âme pour qu’elle devienne capable de penser : il faut par conséquent un intermédiaire entre le. monde extérieur et l’âme. Cet intermédiaire est le système nerveux, et comme toutes les sensations venant par des voies différentes ont besoin de se lier et de s’unir pour rendre possible la pensée, il faut un centre, qui est le cerveau. Le cerveau est donc le centre où les actions des choses externes viennent aboutir, et il est en même temps le centre d’où partent les actions de l’âme sur les choses externes. Ce n’est pas tout. On connaît ces deux lois qui ont pu être exagérées sans doute par l’école, empirique et sensualiste, mais, qui restent vraies dans leur généralité : l’âme ne pense pas sans images, l’âme ne pense pas sans signes. Les images et les signes (qui eux-mêmes ne sont que des images) sont donc les conditions de l’exercice actuel de la pensée. En d’autres termes, il faut que les actions, quelles qu’elles soient, exercées sur le cerveau par les choses externes, s’y conservent d’une certaine manière pour réveiller dans l’âme les images sensibles sans lesquelles la pensée est impossible, d’où il suit que le cerveau n’est pas seulement l’organe central des sensations, le sensorium commune ; il est l’organe de l’imagination et de la mémoire, auxiliaires indispensables de l’intelligence. On comprend donc que l’être humain, dans les conditions actuelles où il est placé, ne puisse pas penser sans cerveau. La pensée résulte du conflit qui s’établit entre les forces cérébrales dépositaires des actions extérieures et la force interne ou force pensante, principe d’unité, seul centre possible de la conscience individuelle. En ce sens, il n’est pas inexact de dire que la pensée est une résultante, car elle n’existe en acte qu’à la condition que le système cérébral auquel elle est liée soit dans un certain état d’équilibre et d’harmonie. Si l’organe des images et des signes est altéré ou bouleversé, la force pensante ne peut pas à elle toute seule exercer une fonction qui, selon les lois de la nature, exige le concours des forces subordonnées. On voit en quel sens le cerveau peut être appelé l’organe de la pensée. Mais, s’il en est ainsi, le doute le plus grave vient envahir l’âme et la jeter dans un abîme de mélancolique rêverie. Si le cerveau est l’organe de l’imagination et de la mémoire, comme l’expérience semble bien l’indiquer, si l’âme ne peut penser sans signes et sans images, c’est-à-dire sans cerveau, qu’advient-il le jour où la mort, venant à dissoudre non-seulement les organes de la vie végétative, mais ceux de la vie de relation, de la sensibilité, de la volonté, de la mémoire, semble détruire ces conditions inévitables de toute conscience et de toute pensée ? Sans doute l’âme n’est pas détruite par là même, et elle conserve encore virtuellement la puissance de penser ; mais la pensée actuelle, mais la pensée individuelle, la pensée enfin accompagnée de conscience et de souvenir, cette pensée qui dit moi, celle-là seule qui constitue la personne humaine et à laquelle notre égoïsme s’attache, comme étant le seul être dont l’immortalité nous intéresse, que devient-elle à ce moment terrible et mystérieux où l’âme, en rompant les liens qui l’unissent à ses organes, semble en même temps rompre avec la vie d’ici-bas, en dépouiller à la fois les joies et les misères, les amours et les haines, les erreurs et les souvenirs, en un mot perdre toute individualité ? La science, disons-le, ne connaît pas de réponse à ces doutes et à ces questions, et là sera éternellement le point d’appui de la foi, car l’homme ne veut pas mourir tout entier ; peu lui importe même que son être métaphysique subsiste, s’il ne conserve, avec l’existence, le souvenir et l’amour. Disons seulement que, si les décrets de la justice divine exigent l’immortalité personnelle de l’âme, une telle immortalité n’a rien en soi de contradictoire, quoique nous ne puissions nous faire aucune idée des conditions selon lesquelles elle serait possible. L’embryon dans le sein de la mère ne sait rien des conditions d’existence auxquelles il sera un jour appelé, et il peut croire que l’heure de la naissance est pour lui l’heure de la mort. Pour nous aussi, la mort n’est peut-être qu’une naissance, et ce que nous croyons l’extinction de la pensée n’est peut-être que la délivrance de la pensée. Si vaste que soit notre science, elle ne peut avoir la prétention d’avoir sondé l’abîme du possible et d’en avoir atteint toutes les limites. Ce qui est n’est pas la mesure de ce qui peut être. Cet appel à une vague possibilité est bien peu sans doute pour satisfaire les ardentes ambitions de notre âme ; c’est assez cependant pour qu’il ne soit pas interdit à l’homme sage, suivant la belle expression de Socrate, « de s’enchanter d’une si noble espérance. » PAUL JANET, de l’Institut. Voyez la Revue du 15 juin. On a pourtant fait des expériences de ce genre : telles sont celles du docteur Moreau, de Tours, sur le haschish ; mais, outre qu’elles ne peuvent pas se renouveler sans danger, elles ne donnent guère de résultats appréciables sur l’état physiologique du cerveau pendant l’ivresse. De telles expériences n’ont qu’un intérêt psychologique. M. Jules Falret, Séméiologie des affections cérébrales (Archives de médecine, octobre 1860). Esquirol, Maladies mentales, chap. Ier, p. 110. Georget, De la Folie, ch. VI, § 14 Pinel, De la Manie, sect. III, § 15. Inductions sur les altérations de l’encéphale dans la folie. Voyez Dictionnaire des sciences philosophiques, article Folie. Il faut remarquer toutefois que les plissemens ne se font pas d’une manière arbitraire, et que les circonvolutions ont des places fixes et déterminées, ce qui a permis de les désigner par des chiffres ; mais cela ne détruit pas ce que nous venons de dire de la continuité et de l’homogénéité de l’organe cérébral. Je sais que M. Claude Bernard, dans un travail qu’a publié la Revue (1er mars 1865), a essayé de réhabiliter le cœur. Il a montré qu’il n’y a pas une seule des émotions ou affections qui ne retentisse dans le cœur, et que les plus fugitives, les plus délicates impressions du cerveau se traduisent en altérations des battemens du cœur. Ces faits sans doute sont éminemment curieux : toujours est-il que le cœur ne fait que recevoir le contre-coup de ce qui se passe dans le cerveau : c’est dans le cerveau qu’a lieu le phénomène initial, et de celui-là nous n’avons nulle conscience. Voyez Longet, Anatomie comparée du système nerveux, t. 1er, p. 279. C’est ce qu’affirme M. Vulpian dans ses leçons du Muséum ; mais est-il bien démontré que les nerfs tactiles jouissent tous des mêmes propriétés et sont tous homogènes ? Gratiolet paraissait incliner à l’opinion opposée. « Les sens, disait-il (Anatomie comparée du système nerveux, p. 403), sont moins simples qu’on ne l’avait supposé, et il est probable que les nerfs d’un même sens contiennent plusieurs variétés de filamens élémentaires. Gall admettait dans le nerf optique, l’existence d’autant d’élémens doués de propriétés spéciales que nous pouvons distinguer de couleurs. Certaines expériences de M. Claude Bernard confirment ces vues quant au sens du goût, et la pluralité des sens du toucher n’est plus un doute pour personne. » Ce qui parait du reste certain, c’est qu’il est impossible d’admettre autant d’espèces de nerfs qu’il y a d’espèces de sensations, car il en faudrait un nombre infini. Sur ces toits et tous ceux que je cite plus loin, on peut consulter : Rejet de l’organologie, par le docteur Lélut, De la Phrénologie, par M. Flourens, le premier volume de M. Louret, Anatomie comparée, etc. Bulletin de la société anthropologique, t. II, page 105. On objectera sans doute que M. Broca fait usage ici du principe des causes finales, dont certains savans ont une sainte horreur ; mais il est facile, dans la phrase que nous citons, de remplacer les mots de fin et de but par les mots de résultat et d’effet, de manière, a ce que l’orthodoxie scientifique ne soit pas blessée. Sur cette question curieuse de l’aphasie, alalie, aphémie (perte de la faculté du langage sans perte d’intelligence), on peut consulter Trousseau, Clinique médicale, t. II, deuxième édition, Bulletin de la Société d’anthropologie, 1862, Bulletins de l’Académie de médecine, mai et juin 1865. Le fait le plus important, s’il était bien établi, serait la localisation de la faculté du langage dans les lobes antérieurs du cerveau ; mais là encore je ne vois guère qu’un phénomène de motilité. Dans la plupart des cas cités en effet, les malades, en perdant la faculté d’articuler des sons, ne perdent pas pour cela la faculté de comprendre la parole des autres, ni même de s’exprimer par gestes. Le sens du langage n’est donc pas radicalement, détruit. Il résulterait seulement de là qu’il y a une sorte de mutisme cérébral, comme il y a une cécité cérébrale ; maïs le mutisme, à proprement parler, n’est pas un phénomène d’intelligence, quoiqu’il ait des effets sur l’intelligence.