Auguste Laugel Un naturaliste philosophe – M. Agassiz et ses travaux Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 11, 1857 (pp. 77-108). Ses théories sur la pluralité des créations et la classification des êtres Le savant qui s’applique à la découverte des grandes lois naturelles peut trouver un sujet d’étude jusque dans les lieux où rien ne fixe l’attention d’un observateur superficiel. On s’explique pourtant que la curiosité scientifique soit plus vivement excitée et devienne plus féconde dans les contrées où la nature semble s’être complu à rapprocher les spectacles les plus variés et les plus magnifiques. La Suisse est une de ces régions privilégiées : quel voyageur arrivant de la France par un beau jour et parvenu au sommet de la dernière crête du Jura n’a pas, en apercevant la chaîne des Alpes et ses neiges éternelles, senti confusément qu’il approchait d’un pays de merveilles ? Les paysages alpestres ont inspiré à Rousseau quelques-unes de ses pages les plus célèbres, à Byron ces vers immortels qui sont dans toutes les mémoires, et où, par un art infini, il a su allier une étonnante précision de traits au sentiment poétique le plus élevé. Visitées chaque année par une multitude de touristes venus de tous les points de l’univers, les Alpes sont aussi une terre classique pour tous ceux qui étudient les sciences naturelles, et qui viennent y suivre la trace des maîtres les plus fameux. Faut-il rappeler le nom de Saussure, qui le premier fit l’ascension du Mont-Blanc, trop souvent répétée depuis sans nécessité ? Oeuvre d’un observateur profond en même temps que d’un véritable amant de la nature, le Voyage dans les Alpes sera toujours relu avec un vif plaisir, étudié avec profit, malgré les rapides progrès de la science. L’illustre Léopold de Buch, qui fut l’un des pères de la géologie moderne, visita plus d’une fois les diverses parties des Alpes. M. Elie de Beaumont aussi les a fréquemment parcourues, il a fait connaître ce qu’on pourrait appeler, la structure de ces chaînes compliquées, il y a découvert le secret et les lois des grandes révolutions qui ont fait surgir les montagnes à la surface de notre globe. Cependant, parmi les naturalistes éminens qui ont choisi les Alpes pour champ de leurs explorations, il en est un surtout qui doit en grande partie la popularité dont il jouit à ses patientes études sur les glaciers alpestres. M. Agassiz a visité en Suisse la plupart des grands cirques qui servent de réservoir aux neiges éternelles, il a gravi quelques-unes des cimes les plus élevées qui les dominent, entre autres la Jungfrau, dont il atteignit le premier le sommet, d’un accès beaucoup plus difficile que celui du Mont-Blanc lui-même. On aurait peine à trouver un théâtre aussi admirablement disposé que les Alpes pour étudier les lois de la formation et du mouvement des glaciers. Dans la zone polaire, on ne peut les visiter qu’en affrontant les rigueurs d’un climat meurtrier, au prix de mille dangers et de longues fatigues ; en Suisse, les glaciers débouchent dans de riantes vallées, et il suffit de quelques heures pour passer de l’hiver des hauteurs neigeuses dans l’air plus doux de la région des pâturages et des forêts. Les travaux de M. Agassiz sur les glaciers auraient suffi à l’illustrer : ils ne sont pourtant qu’un de ses titres à la célébrité. Tandis que la vie entière d’un homme suffit à peine aujourd’hui pour approfondir quelques points particuliers des sciences zoologiques, il n’est dans cet ordre d’études aucun grand problème que les investigations de M. Agassiz n’aient touché. Il ne s’est pas contenté d’étudier les animaux aujourd’hui vivans ; il a écrit sur les animaux fossiles des ouvrages considérables, qui sont de véritables monumens scientifiques. De la comparaison entre la faune vivante et les faunes éteintes, il a su tirer des conclusions aussi neuves que profondes relativement à la succession des formes organiques sur la terre. Son activité intellectuelle a tout embrassé ; il s’est associé avec ardeur au mouvement de la zoologie moderne, qui poursuit la solution de problèmes tout nouveaux dans l’étude si longtemps négligée des animaux inférieurs et de l’embryogénie comparée. Il n’a abordé aucune question sans l’éclairer d’une vive lumière : ses travaux innombrables ont été publiés et traduits en Suisse, en Allemagne, en France, en Angleterre, en Amérique, répandus dans une foule de livres, de recueils, dans de nombreuses et actives.correspondances. Il ne peut entrer dans le plan de cette étude d’en donner une analyse détaillée. C’est en m’attachant aux considérations les plus générales qui dominent chaque sujet que je voudrais faire apprécier quel a été et quel est encore le rôle de M. Agassiz comme naturaliste philosophe, comme novateur, comme agitateur scientifique. Cette expression n’étonnera aucun de ceux qui connaissent le caractère enthousiaste, l’éloquence, l’esprit communicatif du célèbre géologue, aucun de ceux qui savent qu’à l’université de Cambridge, dans la calme atmosphère de la Nouvelle-Angleterre, il a conservé toute l’activité de la jeunesse. Les sujets traités par M. Agassiz sont d’une nature si variée, qu’il serait impossible de s’astreindre ici à l’ordre purement chronologique. Dans l’ensemble de ses travaux, ses recherches et ses théories sur les glaciers forment un groupe distinct qui s’offre d’abord à l’attention. Ensuite il faudra se transporter avec le savant naturaliste dans le domaine des études zoologiques et paléontologiques, puis exposer ses vues sur la coordination des formes organiques et sur la classification des êtres. I – Travaux sur les glaciers et la période glaciaire L’étude des glaciers rentre dans le domaine naturel de cette science qui, sous le nom de géographie physique, décrit les traits les plus généraux de la configuration terrestre. Récemment néanmoins la géologie s’est emparée de ce sujet, depuis qu’on a essayé d’expliquer par le mouvement d’anciens glaciers le transport des blocs de rocher qu’on nomme erratiques, et qui sont disséminés dans certaines régions, notamment autour de la chaîne des Alpes. Avant M. Agassiz [1], on admettait généralement que les blocs erratiques avaient été entraînés au loin, à la suite du déversement d’anciens lacs ou de déluges subits. M. Agassiz, remarquant que les glaciers ont aujourd’hui encore le pouvoir de porter à d’assez grandes distances les débris qui tombent du sommet des montagnes, imagina que les blocs erratiques ont été amenés à la place où nous les voyons par d’anciens glaciers, beaucoup plus étendus que ceux que nous connaissons aujourd’hui, et qui depuis ont reculé ou même entièrement disparu. Deux ingénieurs du Valais, M. de Venetz, puis M. de Charpentier, avaient les premiers proposé sur les lois du mouvement des glaciers quelques explications où se trouvait comme en germe la théorie de M. Agassiz ; mais leurs idées, qui devançaient de quelques années seulement les travaux du célèbre naturaliste, n’avaient point été confirmées par un nombre suffisant d’observations. Aussitôt que M. Agassiz fut nommé, très jeune encore, professeur d’histoire naturelle à Neuchâtel, il résolut de se vouer à l’étude des glaciers ; il s’appliqua surtout à établir la théorie des faits déjà connus, à l’appuyer non-seulement par de nombreuses et nouvelles recherches, mais par des expériences qui sont devenues justement célèbres. Le système du professeur de Neuchâtel était fait pour entraîner toutes les imaginations amoureuses de nouveauté. Aujourd’hui les glaciers ne remplissent que les vallées les plus élevées des Alpes ; ils devaient autrefois, suivant M. Agassiz, à la faveur du climat plus rigoureux qui régnait pendant l’époque qu’il a nommée glaciaire, pénétrer jusque dans les vallées les plus basses, remplir toutes les profondeurs des massifs accidentés des Alpes, et, débouchant sur l’immense vallée de la Suisse, s’étaler en vastes plateaux légèrement inclinés, dont l’extrémité allait s’appuyer sur le Jura lui-même. Ce tableau grandiose, dont rien aujourd’hui sur la terre ne saurait donner une idée même approximative, frappa tous les esprits ; on suivit avec impatience et curiosité les démonstrations de M. Agassiz. Cela même cependant n’était pas assez ? la Suisse n’est pas le seul pays où l’on trouve des blocs erratiques, sentinelles détachées de quelque montagne éloignée ; on en rencontre dans tout le nord de l’Europe et de l’Amérique. Sur un grand nombre de points, ces blocs ne sont pas isolés ; ils dominent d’ordinaire de vastes lits formés par l’accumulation de débris incohérens, qui, suivant les lieux, ont reçu des noms divers. En expliquant par l’action de courans violens la dispersion des blocs erratiques, on comprend sans peine comment tous ces matériaux d’inégale grandeur auraient été réunis ; mais M. Agassiz préféra y reconnaître les débris d’anciennes moraines pareilles à celles qui se forment autour des glaciers actuels par l’entassement de tous les matériaux qu’ils entraînent avec eux. Comme les amas erratiques du Nord recouvrent des régions immenses, quelquefois à peine ondulées, M. Agassiz en conclut qu’à une période antérieure à la nôtre, la zone polaire était le centre d’un glacier dont les branches gigantesques recouvraient les vastes plaines de l’Amérique du Nord, de l’Allemagne septentrionale et de la Russie. M. de Humboldt avait souvent fait remarquer qu’un hémisphère terrestre, présentant de l’équateur au pôle la succession de climats, de faunes et de flores variés, peut être comparé à une très haute montagne qui, de la base au sommet, offre à des distances infiniment plus rapprochées des variations analogues. M. Agassiz continua en quelque sorte cette comparaison en l’appliquant aux glaciers. Il faut examiner si les conditions physiques qui en règlent le mouvement s’accordent pleinement avec cette brillante théorie. Sur les cimes les plus élevées des Alpes, dont l’éblouissante blancheur dessine des lignes si pures dans le ciel, la neige est à l’état de poussière fine et sèche ; elle devient plus granuleuse dans ces grands cirques d’où sortent les glaciers, et que dans la Suisse on appelle les névés. Enfin dans les glaciers mêmes la neige est convertie en une sorte de glace grenue et pénétrée de bulles d’air. On ne retrouve point une succession pareille sur toutes les montagnes assez hautes pour être recouvertes de neiges perpétuelles : il n’y a point de glaciers sur les sierras neigeuses de l’Amérique, dont quelques-unes sont beaucoup plus élevées que le Mont-Blanc ; mais quand on sort de la zone tropicale et qu’on pénètre dans la zone tempérée, le niveau des neiges éternelles s’abaisse de plus en plus, et les glaciers s’étendent en rameaux au-dessous de cette ligne. À cette zone appartiennent les glaciers de l’Himalaya, des Alpes, de la Scandinavie. Dans la zone polaire enfin, ces fleuves solides descendent au niveau même de la mer et prennent les proportions les plus formidables. Il semble donc qu’il y ait une concordance remarquable entre la latitude et la formation des glaciers. M. Élie de Beaumont, qui n’est pas seulement géologue, mais encore physicien, qualité qui a malheureusement manqué à la plupart des personnes qui ont étudié la matière, a le premier donné la raison de ces différences ; il a fait voir que les glaciers se forment d’autant plus aisément que le contraste entre les saisons est plus tranché. Cette condition est d’autant mieux remplie qu’on s’éloigne plus de l’équateur, où les températures extrêmes de l’année sont renfermées entre les limites les plus rapprochées. Dans la zone tempérée, un hiver prolongé refroidit lentement les névés. Quand arrive la saison chaude, les neiges superficielles fondent ; l’eau, pénétrant dans les interstices d’une masse dont la température est inférieure à zéro, s’y convertit immédiatement en glace. Ainsi les neiges des hautes régions alpines se pénètrent de glace chaque année, elles prennent peu à peu le caractère de véritables glaciers, et en même temps qu’elles subissent cette transformation, elles descendent graduellement vers les vallées. Les glaciers sont en effet animés d’un mouvement lent qui s’accélère pendant l’été, sans être jamais complètement arrêté, même pendant l’hiver. Quand on s’y promène, on croit être sur une surface parfaitement immobile ; mais, pour comprendre que cette immobilité n’est qu’apparente, il suffit de se rappeler que le pied du glacier fond constamment, et qu’il s’arrête pourtant à un niveau qui n’est pas modifié sensiblement pendant une longue période d’années. Il faut donc que les neiges descendues des sommets viennent incessamment réparer les pertes produites par la fusion, et que la masse entière s’achemine lentement vers la partie inférieure de la vallée qui l’enserre. Ce phénomène singulier tient à des causes complexes : M. Agassiz avait cru en trouver la raison dans la dilatation que subit l’eau en se congelant dans les interstices des glaciers ; mais il donna à cette explication une forme erronée. Suivant lui, l’expansion qui met les diverses parties d’un glacier en mouvement s’opère par suite des alternatives de réchauffement et de refroidissement qu’amènent chaque jour et chaque nuit ; il n’a point tenu assez de compte des alternances, beaucoup plus marquées, qui sont dues aux diverses saisons. Il n’est pas difficile de montrer que la congélation de l’eau pendant la nuit ne peut avoir aucune influence sensible sur la marche des glaciers, car les changemens de température dus à la succession du jour et de la nuit n’ont d’effet que jusqu’à une très faible profondeur, et la température de la masse entière est indépendante de cette variation, puisque l’eau ne gèle la nuit que jusqu’à deux mètres environ dans l’intérieur du glacier. Il est admis généralement aujourd’hui que la théorie de la dilatation, telle que l’a présentée M. Agassiz, ne peut pas servir à expliquer le mouvement des glaciers. Au reste, même en admettant que l’eau qui entre pendant le jour dans les innombrables interstices d’un glacier fût congelée chaque nuit, la dilatation qui en résulte devrait, comme l’a fait justement observer un géologue anglais, M. Hopkins, s’exercer dans le sens où la résistance est la moindre. Si un mouvement sensible pouvait résulter de cette expansion, il s’exercerait avec le plus de facilité dans le sens vertical, car, pour s’allonger dans le sens de la vallée, le glacier est obligé de vaincre l’énorme pression que lui opposent les parois où il est enfermé. L’effet de la dilatation, telle que l’admet M. Agassiz, serait donc plutôt un bombement graduel de la surface du glacier : or rien n’indique qu’il s’opère un pareil exhaussement. On s’accorde aujourd’hui à croire que les glaciers descendent en vertu de leur masse même, et l’on ne diffère plus que dans la manière de présenter cette théorie de la gravitation. L’explication de M. Agassiz a été abandonnée, mais ses belles expériences ont fourni les élémens avec lesquels on en a imaginé une nouvelle, et ont aidé du moins à résoudre ce difficile problème. Le théâtre qu’il choisit pour ses observations est le beau glacier de l’Aar, qui lui offrait quelques avantages importans : les moraines y sont très bien développées, et la rencontre des deux glaciers qui viennent en se rejoignant former le glacier principal permet d’y étudier les moraines médianes. D’ailleurs le glacier de l’Aar n’a qu’une faible inclinaison ; il est d’un accès bien plus facile que certains glaciers des Alpes bernoises, beaucoup plus connus des touristes, entre autres les deux grands glaciers de Grindelwald et le petit glacier escarpé de Rosenlaui, dont on va admirer les pures et brillantes couleurs. Sur le glacier de l’Aar, on peut monter facilement jusque dans l’intérieur des vastes cirques où s’accumulent les ; neiges, et dominer les masses immenses qui descendent vers la vallée. M. Agassiz alla, plusieurs années de suite, s’y établir pendant l’été. Dans l’origine, il n’avait, avec les savans qui l’accompagnaient, d’autre abri qu’un gigantesque bloc de gneiss, placé sur la moraine médiane, et qui reçut le nom pompeux d’hôtel des Neuchâtelois. On passait la nuit sur la paille, à côté du rocher, qui n’offrait qu’un abri insuffisant et même assez dangereux. Comme il fallait avoir une base parfaitement stable pour les instrumens, M. Dollfus-Aousset établit sur un rocher qui s’élève en promontoire au-dessus du glacier une tente, et plus tard une maisonnette en pierres sèches. Après les travaux du jour, M. Agassiz et ses amis y trouvaient un abri que la libéralité de M. Dollfus-Aousset avait rendu aussi agréable que possible. Tous ceux qui ont eu la bonne fortune d’assister à ces réunions intimes se les rappellent avec le plus vif plaisir : l’imagination de M. Agassiz, s’animant dans ces lieux sauvages, répandait un charme toujours nouveau dans des conversations où les problèmes de la géologie, les mystères de l’histoire naturelle, étaient abordés, tour à tour et discutés avec autant de verve que de clarté. La pléiade réunie autour de lui était bien digne de recevoir les leçons et les confidences d’un esprit aussi élevé : c’était M. Desor, qui, dans des récits pittoresques, a retracé les excursions de M. Agassiz sur les glaciers et dans les hautes régions des Alpes, et a participé pendant longtemps à ses études d’histoire naturelle. C’étaient M. Collomb, qui a publié des observations pleines d’intérêt sur les anciens glaciers des Vosges : — M. Charles Vogt, naturaliste allemand, que M. Agassiz choisit pour collaborateur dans ses travaux sur les poissons, qui depuis joua un rôle important au parlement de Francfort, et vient d’être appelé récemment à Genève pour y professer la géologie ; — M. Dollfus, qui chaque année continue les observations commencées par M. Agassiz. Parmi les visiteurs, nommons M. Charles Martins, le plus zélé peut-être et le plus enthousiaste de tous les glacialistes [2] ; M. Forbes, un savant anglais, qui entreprit lui-même des expériences sur le glacier des Bossons, et à qui ses beaux ouvrages sur les Alpes et la Norvège ont valu une réputation bien méritée. Quelle que soit la valeur des travaux de ces hommes éminens, il ne faut point oublier que M. Agassiz a été l’âme du mouvement auquel ils ont pris part, et que le premier il a imprimé une direction scientifique aux études sur les glaciers. Comme un général entouré de ses lieutenans, il faisait les plans de campagne et dictait les ouvrages qui rendent compte de ses opérations. Le glacier inférieur de l’Aar est formé par le confluent de deux glaciers qui descendent l’un du Schreckhorn, l’autre du Finsteraarhorn, cime la plus élevée de la chaîne des Alpes bernoises. Voici à l’aide de quelles expériences M. Agassiz en étudia la marche : il fit planter des lignes de pieux en travers du glacier ; au moyen de marques tracées sur les rochers qui forment les parois de la vallée et à l’aide d’une lunette, on observait chaque jour de quelle quantité chacun des pieux s’était déplacé. On remarqua ainsi qu’une ligne de pieux primitivement droite s’infléchit de plus en plus, parce que les plus rapprochés du centre descendent plus vite que ceux qui sont sur les bords. Ces expériences donnèrent la preuve que les glaciers sont de vrais fleuves solides qui se meuvent exactement, bien qu’avec une vitesse que l’œil ne peut saisir, comme les fleuves ordinaires, où le courant est d’autant plus rapide qu’on s’éloigne plus de la rive. Dans les rivières, on nomme thalweg la ligne où la vitesse est la plus forte ; cette vitesse maximum y varie d’ailleurs d’un point à un autre : il en est de même dans les différentes parties d’un glacier. À l’époque des observations de M. Agassiz, le glacier de l’Aar avançait de 80 mètres pendant un an à la partie supérieure, de 60 mètres à la partie moyenne, de 28 mètres seulement à l’extrémité. M. Forbes a fait des expériences analogues sur un des glaciers qui descendent dans la vallée de Chamouni. Ses opérations ne furent cependant ni aussi rigoureuses, ni aussi longtemps suivies, et il n’y aurait pas lieu à les rappeler, si M. Forbes, abandonnant les idées de M. Agassiz, n’avait cherché à expliquer le mouvement des glaciers par une théorie nouvelle, aujourd’hui plus généralement admise. Les diverses portions d’un glacier ne marchant point avec une égale vitesse, M. Forbes fit observer qu’on ne peut le considérer comme un corps solide et incompressible, mais qu’il jouit réellement, bien qu’à un degré très imparfait, de la propriété des corps liquides, où les différens points se déplacent les uns par rapport aux autres. Il le compara à une matière visqueuse et plastique qui descendrait sur une surface légèrement inclinée, et se moulerait sur toutes les inégalités qu’elle rencontre. Des expériences directes ont démontré que la glace jouit d’un certain degré de plasticité : M. Christie, en faisant congeler de l’eau dans un globe creux, percé d’une ouverture, en a vu sortir un petit cylindre de glace, par suite de la dilatation qui accompagne le passage de l’eau à l’état solide ; mais quand on parle de la plasticité des glaciers, il importe de se rappeler qu’ils ne sont point uniquement formés de glace, et qu’il s’agit d’un mélange de glace et d’eau à proportions variables. Pendant l’été, la masse du glacier est entièrement imprégnée d’eau, les fissures en sont constamment remplies, et il est impossible que la pression même de l’eau ne joue pas un rôle important dans le phénomène de la marche des glaciers : quand des crevasses demeurées longtemps vides se remplissent par suite des pluies, des fontes de neige, les pressions se communiquent plus facilement, et la mobilité de ces gigantesques masses se trouve accrue. Malgré ce qu’a de séduisant la théorie de M. Forbes, quelques géologues, M. Hopkins entre autres, refusent encore de l’admettre, parce que la multitude des fissures qu’on aperçoit dans les glaciers et ce qu’on pourrait nommer l’incohérence des matériaux qui les composent ne se concilient pas, suivant eux, avec la conception d’une masse visqueuse ou plastique ; mais si, comme ils l’assurent, un glacier n’était qu’une accumulation de blocs de glace entassés les uns à côté des autres et simplement entraînés par la pesanteur, ces blocs devraient être arrêtés dans les parties les plus étroites des vallées, et finiraient par les encombrer, tandis que les glaciers franchissent au contraire les détroits et les étranglemens comme des fleuves ordinaires, et suivent docilement toutes les anfractuosités du terrain. Au reste, ce qui ressort aujourd’hui de tous les travaux dont M. Agassiz a été le promoteur, c’est que le mouvement des glaciers se rattache à des causes plus complexes qu’on ne l’avait cru à l’origine. Il y a encore à faire la part rigoureuse de ces divers élémens, et c’est une question qui présente un digne sujet de recherches aux physiciens comme aux géologues. Les études de M. Agassiz n’ont pas été bornées aux glaciers actuels, et il n’a approfondi un grand nombre des phénomènes dont ils sont aujourd’hui les agens qu’afin de déterminer à quels indices l’on peut reconnaître l’action et l’étendue des glaciers disparus ou amoindris. M. Charles Martins a développé avec beaucoup de clarté ces caractères singuliers [3] : il a montré comment les glaciers polissent la surface et les flancs des vallées où ils se fraient un passage, comment les cailloux incrustés dans la glace, agissant comme un burin sur les rochers, y creusent lentement des stries à la faveur du mouvement qui entraîne les glaciers, comment les blocs tombés des hauteurs qui les dominent sont portés au loin, et forment les traînées et les amas qu’on appelle des moraines. Partout où ces caractères se retrouvent, — roches polies et striées, blocs anguleux échelonnés ou en tas, — M. Agassiz les considère comme la preuve certaine de l’existence d’un ancien glacier ; dans toutes les vallées des Alpes, à travers la grande vallée de la Suisse et sur les flancs du Jura, il rechercha avec patience les restes de moraines ; il trouva en beaucoup de lieux des roches striées qui rappellent exactement celles qu’on observe sous les glaciers actuels. On voit des blocs erratiques, descendus des sommités les plus élevées des Alpes, sur les versans du Jura, jusqu’à une hauteur de 1,000 mètres environ, et Léopold de Buch a depuis longtemps décrit les blocs de ce genre qu’on rencontre aux environs de Neuchâtel. M. Agassiz expliqua tous ces phénomènes par l’action d’anciens glaciers qui auraient couvert tout l’espace compris entre les Alpes et la muraille naturelle du Jura. Cette hypothèse, à l’appui de laquelle il déploya, ainsi que tous ses partisans, outre un zèle et une ardeur extrêmes, une incontestable habileté, ne fut pas universellement admise, du moins avec les conséquences absolues qu’on y attacha. On ne peut nier que dans la longue suite des siècles il n’y ait eu quelques oscillations dans la marche et l’extension des glaciers. M. de Venetz a donné la preuve que, du XIe au XVe siècle, ceux des Alpes avaient reculé, et qu’ils ont depuis envahi des cols qui alors étaient libres. Depuis longtemps, M. Elie de Beaumont a indiqué qu’à une certaine époque les glaciers descendaient beaucoup plus bas dans la vallée de Chamouni et le Val-Ferret. « Peut-être, écrivait-il à ce sujet, le gulfslream, qui réchauffe aujourd’hui l’Europe occidentale, n’existait-il pas encore pendant les dernières périodes géologiques qui ont précédé la nôtre. » Si aujourd’hui le courant chaud cessait de se diriger sur notre continent, il est certain que les glaciers viendraient rapidement combler toutes les vallées des Alpes ; mais pourraient-ils s’étendre jusqu’au Jura lui-même ? Il est permis d’en douter. Suivant M. Elie de Beaumont, on ne connaît dans les Alpes aucun glacier qui, sur l’étendue d’une lieue, se meuve sur une pente inférieure à 3 degrés. Les pentes des fleuves, à cause de l’extrême mobilité de l’eau, sont infiniment plus faibles ; mais les fleuves de glace ne peuvent avancer que sur un fond sensiblement incliné. On a cité quelques exemples de glaciers se mouvant sur une surface tout à fait unie, ou même remontant une pente ; mais ce ne sont là que des accidens purement locaux. C’est ainsi qu’un fleuve franchit des barres et des rochers, et que le lit n’en présente pas moins, malgré ces irrégularités, une inclinaison générale. Il en est de même pour les glaciers. On sait aujourd’hui que la dilatation qu’éprouve l’eau en se congelant ne peut servir à en expliquer le mouvement. Plus on sera porté à les considérer comme des masses qui s’étendent en vertu de leur propre poids, plus il sera nécessaire de leur attribuer une certaine inclinaison pour qu’ils puissent se mouvoir. Veut-on savoir quelle serait l’inclinaison d’un glacier qui, partant du sommet du Mont-Blanc, irait rejoindre le Jura à 100 mètres seulement de hauteur ? Elle ne serait que de 2 degrés au plus. On voit qu’il est difficile d’expliquer par l’extension des anciens glaciers le transport des blocs erratiques les plus éloignés de la chaîne centrale. Un géologue anglais, sir Charles Lyell, croit qu’à l’époque où les blocs aujourd’hui disséminés sur le Jura se sont détachés des sommités des Alpes, la vallée suisse comprise entre ces montagnes formait un immense golfe pareil à celui qui sépare aujourd’hui la Finlande de la Suède, et que les glaciers alpins descendaient jusqu’à la rive ; des radeaux et des montagnes de glace, traversant le golfe, allaient déposer leur fardeau de rochers sur la rive opposée. La disposition des blocs erratiques sur le Jura rend cette explication peu vraisemblable. Ceux qui sont dans le voisinage de Neuchâtel sont descendus du Mont-Blanc et du Valais, ceux de la région moyenne du Jura proviennent de l’Oberland bernois, et ceux du Jura occidental sont venus des Alpes des petits cantons. Les radeaux flottans auraient donc toujours traversé le golfe à angle droit. Or on sait que les courans ne suivent jamais une pareille direction et longent au contraire ordinairement les côtes. Le transport des matériaux erratiques s’est opéré dans la direction des vallées principales : du côté de la Suisse, ce sont les vallées du Rhône, de l’Aar, de la Reuss et de la Limmat ; du côté de la France, celles de l’Isère et de la Durance. Aussi les géologues qui ont refusé d’adopter les conclusions de M. Agassiz ont-ils admis généralement que le terrain erratique est, comme tous les autres terrains géologiques, dû à un transport opéré par les eaux en mouvement. Des torrens de boue et de limon, pareils à ceux qui se formèrent lors de la débâcle de la Dent-du-Midi, peuvent entraîner au loin des blocs très considérables sans les arrondir et sans en émousser les arêtes ; ils doivent aussi sans aucun doute exercer sur les roches qu’ils rencontrent l’action d’un burin puissant. Si, par suite d’une fusion subite, les glaciers, qui n’avancent d’ordinaire qu’avec une extrême lenteur, descendaient avec une vitesse sensible, ils auraient beaucoup plus de force qu’aujourd’hui pour polir et strier les roches. Ce n’est pas seulement aux alentours des Alpes que se rencontrent des blocs erratiques, il s’en trouve çà et là sur une grande partie de l’Europe et de l’Amérique : de vastes accumulations, formées de gros blocs de gravier, de sable et d’argile, recouvrent, comme un manteau, toute la région boréale. Ce terrain, souvent nommé erratique, a été l’objet des études de MM. Murchison et de Verneuil en Russie, de MM. Keilhau, Forschhammer, Selfstrôm, Durocher en Scandinavie. La limite de l’immense surface qu’il recouvre va de l’extrémité de l’Oural vers Smolensk, s’étend vers Cracovie, Breslau, Leipzig, côtoie le Harz, le nord de la Westphalie, traverse les Pays-Bas et comprend une partie de la côte orientale de l’Angleterre. Les blocs qu’on y trouve forment deux classes distinctes : les uns, véritablement erratiques ou voyageurs, ont été transportés des montagnes de la Scandinavie à des distances qui atteignent plus de 100 lieues. D’autres présentent les mêmes caractères que les terrains sur lesquels ils reposent, ce qui prouve qu’ils n’ont été entraînés qu’à une très faible distance ; ce ne sont point des colons lointains, mais des habitans mêmes de la contrée. En Europe, le terrain erratique ne dépasse point le 52° degré de latitude ; mais en Amérique on le rencontre encore au sud de Boston, qui est situé sous le 48e degré, et dans la vallée de l’Ohio, jusque vers le 38e degré. Les caractères de ce terrain y sont absolument les mêmes que dans le nord de l’ancien continent : on y vérifie la parenté entre les matériaux erratiques et les roches sous-jacentes, et l’on voit qu’ils n’ont généralement été entraînés qu’à une faible distance vers le sud. Ainsi, sur la côte méridionale du golfe Saint-Laurent, on trouve des blocs et des détritus qui viennent de la côte opposée du Labrador et de Terre-Neuve. L’île du Prince-Edouard, située dans le golfe, a, comme un écran, arrêté les blocs venus du Labrador ; elle a elle-même envoyé des blocs de grès rouge sur la côte opposée de la Nouvelle-Ecosse. Sur la rive méridionale du Lac-Supérieur, on trouve des blocs de cuivre et d’argent natif très pesans qui ne sont qu’à 2 ou 3 lieues des gisemens primitifs. Il y a peu d’années, M. Agassiz a publié un ouvrage fort intéressant sur le Lac-Supérieur : la flore et la faune de cette région encore imparfaitement connue y sont l’objet d’une étude spéciale ; mais un des chapitres traite du terrain erratique. Dès que les glaciers eurent fixé l’attention des géologues, M. Agassiz avait cherché à établir un lien entre les phénomènes glaciaires observés dans les hautes montagnes et ceux dont les régions boréales du globe nous offrent la trace. Pour expliquer le transport des blocs erratiques sur le Jura, il avait admis qu’une période de froid avait précédé la période actuelle, bien que l’ensemble des notions géologiques indique que la température a toujours été en s’abaissant à la surface du globe pendant la série des âges. Une fois la période glaciaire acceptée, M. Agassiz admit hardiment qu’un manteau de glace avait recouvert, à la faveur de ce refroidissement général, toutes les régions boréales de la terre, et que cet immense glacier envoyait des blocs partout où nous les retrouvons aujourd’hui, polissant et striant les roches de la Scandinavie et de l’Amérique du Nord, couvrant de vastes moraines les plaines de la Russie, celles du nord de l’Allemagne, du Canada et des États-Unis. Cette hypothèse singulière a été abandonnée par ceux mêmes qui ont toujours été les disciples les plus fervens de M. Agassiz, et il y aurait à peine lieu à la discuter, si, dans son ouvrage sur le Lac-Supérieur, M. Agassiz ne la présentait dans les mêmes termes qu’autrefois, et ne cherchait à établir qu’elle est seule propre à rendre compte des phénomènes erratiques. Cette persistance ne ramènera sans doute pas ceux qui ont cru devoir abandonner les conséquences extrêmes de la théorie glaciaire. Tant qu’il ne s’est agi que de montrer à la faveur de quel climat les glaciers des Alpes avaient pu s’étendre jusqu’au Jura, M. Agassiz a toujours cherché à prouver qu’il suffisait pour cela d’une diminution assez peu notable dans la température moyenne de l’année ; mais il faut bien sortir de ces termes quand on veut représenter la région polaire entière et une grande partie de la zone tempérée comme couvertes par un glacier unique : des variations légères dans le climat ne suffiraient point à modifier d’une manière complète les caractères d’une partie si considérable du globe. Quand on aurait fait voir ce qui a occasionné une pareille révolution météorologique, il resterait encore à expliquer comment un glacier pourrait se mouvoir sur des plaines parfaitement unies. Tous les glaciers que l’on connaît sont suspendus aux flancs inclinés des montagnes ; dans le Groenland et les terres arctiques, si souvent explorés depuis quelques années, on n’en voit que dans les vallées qui débouchent sur la mer, A l’intérieur des terres, on ne trouve plus que les neiges éternelles qui comblent toutes les ondulations du sol. La plupart des géologues admettent volontiers aujourd’hui que le phénomène restreint auquel il faut attribuer l’extension ancienne des glaciers des Alpes a également agi dans les montagnes Scandinaves et dans quelques massifs montueux de l’Amérique du Nord ; mais il faut attribuer au dépôt erratique des plaines une autre origine. Cette cause agit peut-être encore aujourd’hui sous nos yeux. Chaque année, les détroits du grand labyrinthe des terres arctiques sont obstrués par les champs de glaces et les débris des glaciers. Ces radeaux flottans emportent avec eux une immense quantité de débris, et déposent en fondant leur fardeau dans la mer. Quelques montagnes de glace vont s’aventurer très loin vers le sud, mais la plupart des débris charriés par le courant polaire sont arrêtés à la hauteur du gulfstream ; le banc de Terre-Neuve tout entier est le produit de cette rencontre. Si cette partie de l’Atlantique était aujourd’hui mise à sec, on y trouverait sans doute des dépôts entièrement semblables à certaines formations dites erratiques, des barres sablonneuses, des amas de matériaux incohérens, grossièrement stratifiés. Les mêmes phénomènes se produisent dans les régions polaires antarctiques : les montagnes de glace y circulent plus librement, et vont porter à des latitudes encore plus lointaines les débris dont elles sont chargées. La plupart des caractères du terrain erratique s’expliquent assez aisément, si l’on admet que les glaces flottantes ont joué le rôle d’agent de transport. Ainsi l’on a remarqué que les blocs les plus gros sont ordinairement entassés sur des crêtes : les falaises de la côte méridionale du golfe de Finlande, qui ont 50 mètres de hauteur, en sont couvertes, ainsi que les collines qui dominent le lac Onega. On ne rencontre pas un seul bloc sur les plaines de sable qui avoisinent Posen, et, pour en trouver, il faut atteindre la frontière plus élevée de là Pologne. On expliquerait difficilement ce fait par l’hypothèse de M. Agassiz ; on comprend très bien au contraire que les glaces flottantes viennent s’échouer et déposer leur fardeau sur les parties les plus hautes du fond de la mer. Les stries qui sillonnent parfois les rochers recouverts par le terrain erratique ont fourni un des argumens les plus puissans à M. Agassiz et à ses partisans ; mais on ne voit guère pourquoi les glaces flottantes ne posséderaient pas le pouvoir de strier les roches aussi bien que les glaciers. Dans leurs longs détours à travers les détroits qu’elles obstruent chaque année, ces grandes masses exercent sans aucun doute une énergique action sur les rochers qui s’opposent à leur passage. Si les courans souterrains qui les entraînent sont assez forts pour les faire avancer quelquefois contre le vent, on comprend sans peine que, lorsque ces masses gigantesques viennent s’échouer sur un bas-fond, les pierres qui y sont incrustées impriment sur la roche solide qui forme l’obstacle des traces ineffaçables. Les débris mêmes qui sont semés sur le bas-fond, se trouvant comprimés avec une violence irrésistible, peuvent servir de burin et jouer à peu près le même rôle que la boue qu’on trouve partout sous les glaciers. Les coquilles marines qu’on a rencontrées dans beaucoup de dépôts meubles erratiques, les preuves aujourd’hui multipliées que la partie boréale de notre hémisphère est sortie des eaux depuis une époque géologique très récente et subit encore un certain mouvement d’exhaussement, toutes ces considérations se réunissent pour donner une grande probabilité à l’hypothèse qui attribue, en partie du moins, à l’action des glaces flottantes ce qu’on nomme un peu vaguement encore le terrain erratique. On en sait assez aujourd’hui pour affirmer que tout ce qui est encore compris sous ce nom ne peut être attribué à une cause unique ; mais on n’est pas encore en état de faire la part des origines diverses de ce terrain, parmi lesquelles, avec les glaciers proprement dits et les glaces flottantes, il faut compter les grands courans qui ont balayé diverses parties du globe à la suite des dernières révolutions dont la terre a été le théâtre. En résumé, on peut distinguer dans les travaux de M. Agassiz sur les glaciers deux parties, l’une théorique, l’autre expérimentale, la première discutable dans certains développemens extrêmes, la seconde digne de l’admiration et de la reconnaissance du monde savant. Ses descriptions des glaciers des Alpes et des phénomènes dont ils sont les agens, ses expériences sur la vitesse de ces grands fleuves solides, garderont toujours une incontestable valeur. Il a ajouté un chapitre attrayant à la géologie et à la géographie physique ; en même temps il a inauguré l’étude de ce terrain erratique, encore si incomplète, et dont la connaissance approfondie est destinée sans doute à jeter tant de jour sur les dernières révolutions du globe, peut-être même sur les mystérieuses origines de la race humaine. II – Travaux d’histoire et de philosophie naturelles La carrière du naturaliste, étudiée dans ses traits généraux, nous fera mieux saisir encore son vrai rôle et son originalité [4]. Les dispositions du jeune Agassiz pour les sciences naturelles se manifestèrent de bonne heure. Né en 1807, sur les bords du lac de Morat, le futur historien des poissons fossiles y passa son enfance, préludant à ses savans travaux par des recherches sur les mœurs et les habitudes des poissons d’eau douce. Après avoir terminé son éducation première à Lausanne, le jeune observateur fut un moment sur le point, pour obéir aux intentions de sa famille, d’entrer dans une maison de commerce ; mais il parvint à faire triompher ce qui était déjà une véritable vocation, et obtint d’aller à Zurich étudier la médecine et la chirurgie. Il alla passer ensuite quelque temps à l’université d’Heidelberg, où il s’appliqua à l’étude de l’anatomie, sous la direction du professeur Tiedemann. Néanmoins la carrière scientifique de M. Agassiz ne commença réellement qu’à Munich : il y resta quatre années entières, et, bien que simple étudiant, il ne tarda pas à se lier avec les savans professeurs que le gouvernement bavarois venait d’appeler à cette université, nouvellement fondée. Il vivait dans la maison même du professeur Döllinger, qui l’initia aux mystères de l’embryogénie. Oken lui enseigna les principes de la classification naturelle ; Martius, l’organisation des végétaux et les lois de leur distribution. Il eut, à l’âge de vingt et un ans, l’honneur d’être le collaborateur de ce savant, qui était récemment revenu de l’Amérique du Sud, et qui lui confia la tâche de décrire les poissons qu’il avait rapportés du Brésil. Après avoir pris les degrés de docteur en médecine et de docteur en philosophie, M. Agassiz alla passer quelque temps à Vienne et y poursuivit ses études favorites sur les poissons. Un ami de son père lui fournit à cette époque les moyens de faire le voyage de Paris, où il fut assez, heureux pour se lier avec Cuvier et M. de Humboldt. L’accueil que lui firent ces illustres savans décida sans doute de sa carrière. M. de Humboldt lui offrit sa généreuse protection, qui depuis ne lui fit jamais défaut. Cuvier ne se contenta pas de l’encourager dans ses travaux ; il lui donna encore une marque de confiance vraiment extraordinaire, en mettant à sa disposition tous les matériaux qu’il avait lui-même patiemment recueillis pour faire l’histoire des poissons fossiles. Cet héritage ne pouvait tomber en de meilleures mains, mais un pareil acte de désintéressement scientifique honore autant celui qui en a la pensée que celui qui en est l’objet. Après la mort de Cuvier, M. Agassiz retourna en Suisse et fut presque aussitôt nommé professeur d’histoire naturelle à Neuchâtel. La paisible cité devint alors un des centres du mouvement scientifique : c’est là que M. Agassiz écrivit ses ouvrages les plus importans. Il y mena de front l’étude des glaciers et les travaux zoologiques les plus variés. Il ne se contenta pas d’étudier les animaux vivans, comme font les zoologistes proprement dits, ou, comme les paléontologistes, les animaux éteints. Avec la noble ambition d’embrasser tous les êtres dans ses classifications, il fit rentrer dans un cadre agrandi les faunes disparues et la faune actuelle. Pendant qu’il travaillait à l’Histoire naturelle des Poissons d’eau douce de l’Europe, il achevait les Recherches sur les Poissons fossiles, qui le placèrent immédiatement au premier rang parmi les naturalistes. Ce bel ouvrage est pour l’histoire des poissons un monument aussi important que les Recherches sur les Ossemens fossiles pour les mammifères. Les découvertes de Cuvier seront toujours, sans nul doute, le chapitre le plus attachant de là paléontologie par la netteté des caractères et l’intérêt supérieur qui s’attache aux animaux terrestres ; mais on ne peut nier qu’au point de vue de l’utilité géologique, les mammifères ne le cèdent aux poissons, car, tandis que les premiers ne se retrouvent qu’isolément, dans une partie seulement des formations géologiques, les poissons ont vécu dans les mers de toutes les époques. On en rencontre des restes jusque dans ce terrain où l’on a découvert les premières et les plus anciennes traces de la vie organique, et auquel le célèbre géologue anglais Murchison a donné le nom de silurien, parce qu’il fut d’abord étudié dans la partie de l’Angleterre autrefois habitée par les Silures. Le terrain déconien, placé immédiatement au-dessus du terrain silurien, est remarquable par l’abondance et la singularité des poissons qu’il renferme ; en remontant l’ordre des formations géologiques, l’on en trouve encore d’analogues dans le terrain carbonifère, qui contient dans quelques parties, sous forme de houille, les restes d’une ancienne et puissante végétation. À ces dépôts anciens succédèrent les formations qu’on appelle secondaires : dans cette série nouvelle, les couches où l’on a découvert les poissons les plus nombreux sont celles du terrain jurassique, auxquelles les géologues ont donné ce nom, parce que la chaîne du Jura est due aux soulèvemens qui les ont fait surgir en larges ondulations. On rencontre également des restes de poissons dans le terrain suivant, connu sous le nom de terrain crétacé, à cause des immenses couches de craie qu’il renferme, et qui sont si développées en France, par exemple dans certaines parties de la Champagne. Enfin les poissons deviennent de plus en plus variés, et se rapprochent graduellement de ceux que nous connaissons aujourd’hui, pendant la longue période des terrains tertiaires, qui sont les plus récens, et auxquels il faut rapporter les dépôts qui forment le grand bassin géologique dont Paris est le centre. Aussitôt qu’il commença l’étude des poissons fossiles, M. Agassiz comprit que la classification dont Cuvier s’était contenté était insuffisante. Le naturaliste français s’était borné à distinguer les poissons osseux et les poissons cartilagineux, qui n’ont point de véritables os, mais de simples cartilages. Ces derniers animaux se retrouvent en très grand nombre parmi les poissons fossiles, et, comme d’ordinaire ils n’ont laissé d’autre trace que les écailles qui recouvraient leur corps, M. Agassiz prit ces écailles mêmes pour base d’une classification nouvelle. Il y a sans doute une corrélation profonde entre ce trait extérieur et l’organisation même des poissons, puisque tout s’enchaîne et se lie dans la nature animale ; pourtant on comprendrait difficilement que M. Agassiz eût accordé tant d’importance à ce caractère unique, s’il n’y eût été en quelque sorte contraint. Tout en admirant le parti qu’il a su en tirer, on ne peut, à première vue, s’empêcher de craindre que la classification qui s’appuie sur un fondement en apparence aussi frêle ne manque de solidité ; mais les conclusions auxquelles M. Agassiz est arrivé en la développant ont un tel caractère d’ordre et de généralité, qu’on se sent bientôt disposé aies admettre avec confiance. Ces résultats inattendus ont jeté un jour, tout nouveau sur l’enchaînement des êtres à travers les âges, et ont inspiré à M. Agassiz la doctrine zoologique qu’il défend aujourd’hui, et qui sera développée plus loin. Le naturaliste suisse divise les poissons en quatre ordres, caractérisés, comme l’indique leur nom, par la forme des écailles, — placoïdes, ganoïdes, cycloïdes et ctenoïdes. — Les mers n’ont d’abord été peuplées que par les poissons des deux premiers ordres. Les placoïdes n’ont qu’un squelette cartilagineux ; leur peau est recouverte de larges plaques d’émail ou de petits corps osseux, âpres au toucher. Ils ont traversé toutes les époques et sont encore aujourd’hui représentés par la nombreuse tribu des squales, les requins au corps recouvert de chagrin, les raies, les scies au museau allongé en lame, les chimères, les cestracions. Si l’ordre des placoïdes renferme à peu près tous les poissons que « Cuvier nommait cartilagineux, ceux qu’il nommait les poissons osseux sont compris dans les deux ordres des cycloïdes et des ctenoïdes. La perche peut servir de type aux ctenoïdes, tandis que les cycloïdes sont représentés par la famille des carpes, des brochets, des saumons, etc. L’ordre des ganoïdes constitue un type qui se sépare à la fois de celui des poissons osseux et des poissons cartilagineux ; à peine représenté dans la faune actuelle, il a joué en revanche le rôle le plus important dans celle des premiers âges géologiques. Parmi les poissons, il n’en est pas qui offrent des caractères plus remarquables et plus étranges que les ganoïdes. Au lieu d’être, comme chez les autres animaux de cet embranchement, disposées à peu près comme des tuiles ou des ardoises sur un toit, leurs écailles sont rangées les unes à côté des autres comme des pavés : ce sont des plaques larges et solides recouvertes d’une couche brillante d’émail qui embrassent le corps comme une puissante cuirasse. Le squelette des ganoïdes présente aussi des caractères tout à fait originaux. On sait que, dans les poissons ordinaires, la colonne vertébrale s’arrête au point où commence la nageoire caudale ; dans les ganoïdes anciens, elle s’étendait jusqu’à l’extrémité même de la queue, et la nageoire s’y attachait à peu près comme le gouvernail à un bateau. Ce caractère, qui donne aux ganoïdes un aspect tout particulier, s’est perpétué jusqu’au début de la période jurassique ; mais la fin de cette ère fut le signal de leur prompte décadence, et depuis lors les mers ont été livrées exclusivement à l’empire des autres ordres. On ne connaît plus aujourd’hui que de rares représentans des ganoïdes, le lepidosteus, qui habite les rivières de l’Amérique du Nord, le bichir du Nil, les esturgeons, les coffres, etc. Les recherches de M. Agassiz ont jeté une vive lumière sur les variations des formes organiques depuis les époques les plus anciennes jusqu’à la période moderne. Dans les huit mille espèces de poissons actuels, on trouve, pour employer l’expression du naturaliste suisse, une queue homocerque, formant un appareil de forme symétrique placé à l’extrémité de la colonne vertébrale : les poissons ganoïdes de la mer dévonienne, et plus tard de la mer carbonifère, avaient une queue dissymétrique ou hétérocerque, divisée en deux parties inégales par le prolongement de la colonne vertébrale. M. Agassiz fut frappé du rapport que présente la construction des poissons aux différens âges de la terre avec les variations singulières qui accompagnent le développement embryonique de chaque individu. Les embryons de certains poissons commencent en effet par avoir une queue semblable à celle des anciens ganoïdes, et ce caractère n’est pas le seul qui rappelle les poissons des premiers âges. À l’époque où le jeune sort de l’œuf, les vertèbres sont cartilagineuses, la bouche est placée transversalement au-dessous d’une tête fortement aplatie. Que l’on compare ces caractères avec ceux des poissons dévoniens, et l’on ne pourra manquer de remarquer une analogie saisissante. Dans l’embryon actuel, la ressemblance avec les poissons primitifs n’est que passagère, et les caractères nouveaux que l’animal doit conserver pendant toute la durée de son existence se développent avec rapidité. Ces modifications, aujourd’hui renfermées dans la période éphémère de la vie embryonique, sont l’image fidèle de celles qui se sont opérées pendant la longue série des âges antérieurs à l’apparition de l’homme. Ainsi les ganoïdes à carapace osseuse ont été peu à peu remplacés dans les mers par des ganoïdes à véritables écailles ; les caractères qu’on pourrait appeler embryogéniques se sont effacés graduellement : la bouche a pris la position normale qu’elle possède dans les poissons actuels, le corps et la tête se sont allongés, la colonne vertébrale s’est ossifiée et séparée de la nageoire caudale. Enfin il ne reste plus aujourd’hui que quelques genres seulement qui n’aient point subi ces altérations, et demeurent comme les souvenirs d’un passé lointain. En somme, l’on peut distinguer trois périodes principales dans l’histoire des poissons. Dans la première, les formes sont embryoniques ; au lieu d’épine dorsale, les poissons n’ont qu’une corde cartilagineuse. Pendant la seconde, qui commence avec l’ère jurassique et forme en quelque sorte une époque de transition, paraissent les premiers poissons homocerques, et la tête prend des formes plus effilées. Enfin avec l’époque crétacée commence l’ère des véritables poissons osseux. Cette succession forme une série parallèle au développement embryogénique des individus actuels, et il semble que la nature ait opéré lentement, pour la classe entière des poissons, le travail qu’elle renouvelle encore pour chacun d’eux en particulier. Après avoir publié la monographie des poissons du vieux grès rouge, qui forme un supplément important aux Recherches sur les Poissons fossiles, et qui fut entreprise à la requête de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, M. Agassiz partit pour l’Amérique, afin de chercher de nouveaux matériaux pour compléter l’histoire des anciennes faunes marines en même temps que pour recueillir de nouvelles observations sur les poissons de la faune actuelle. L’accueil qu’il reçut dans le Nouveau-Monde, où il ne se rendait que pour remplir la mission scientifique dont le roi de Prusse l’avait chargé, le succès éclatant des leçons qu’il donna à l’institut Lowell de Boston, le déterminèrent à se fixer aux États-Unis, où il occupe aujourd’hui la chaire de zoologie et de géologie à l’école scientifique annexée à l’université de Cambridge. Depuis qu’il habite l’Amérique, le savant naturaliste a donné une forme méthodique et plus arrêtée à la comparaison entre la succession des formes organiques et le développement embryogénique des êtres. Il étend aujourd’hui à toutes les parties de la nature animée les notions que l’étude des poissons fossiles lui a primitivement inspirées. Les élémens de zoologie populaire qu’il a publiés pour les écoles de la Nouvelle-Angleterre, tous les travaux partiels qu’il a insérés dans les journaux savans depuis quelques années, ne sont qu’un continuel développement de ces principes nouveaux. La confiance qu’ils lui inspirent est si grande qu’il laisse quelquefois la théorie devancer l’observation, et trace un cadre aux faits avant même de les avoir suffisamment observés. Les erreurs et les imperfections sont inévitables dans l’établissement de toute synthèse scientifique nouvelle ; mais celle que M. Agassiz complète aujourd’hui offre à l’esprit de si séduisantes perspectives et des vues si profondes sur l’ensemble de la nature animée, présente et passée, qu’il est nécessaire de l’exposer avec quelque détail. Pour mieux faire comprendre la doctrine de M. Agassiz et l’originalité de ses conceptions, il ne sera pas inutile de rappeler brièvement de quelle manière ont été résolues avant lui les hautes questions de philosophie naturelle que les découvertes de la paléontologie ont soulevées. Les animaux qu’on trouve enfouis dans les diverses formations géologiques diffèrent de ceux qui habitent aujourd’hui notre terre, et sont les représentans de populations anéanties que nous n’aurions jamais connues, si, à l’aide de quelques débris, la science n’était parvenue à les reconstituer. Comment les animaux actuels ont-ils pris la place de tant d’êtres disparus ? L’explication la plus simple consiste à supposer que tous les animaux ont été créés simultanément, répartis inégalement sur le globe, et que, dans la longue série des âges, ils ont changé de station ; en même temps, les espèces, les genres et les familles n’étant doués que d’une vitalité bornée, des extinctions successives auraient eu lieu dans le règne animal. Cuvier défendit cette hypothèse, en se préoccupant surtout des migrations et des extinctions des animaux terrestres ; mais, depuis que la paléontologie a fait connaître les grandes faunes marines des temps passés, cette théorie, trouvée en défaut, a été à peu près abandonnée. Au lieu de croire que la population terrestre ait été constamment en s’appauvrissant, les naturalistes sont généralement aujourd’hui d’accord pour admettre qu’à de nombreuses reprises des êtres nouveaux ont apparu sur le globe à mesure que disparaissaient les anciens ; mais on a voulu expliquer ce remplacement mystérieux, et de nouveaux systèmes se sont produits. Ceux qui considèrent les espèces animales comme absolument invariables sont forcés d’admettre qu’il y a eu plus d’une création, et font intervenir la puissance divine chaque fois qu’ils rencontrent une espèce nouvelle : ils refusent de reconnaître une filiation quelconque entre les animaux actuels et les animaux éteints, une marche progressive de l’imparfait vers le parfait dans la succession chronologique des êtres. Ceux au contraire qui ont accepté, en les modifiant plus ou moins profondément, les idées de Lamarck admettent que les espèces animales se sont transformées d’âge en âge, par suite des révolutions physiques dues au lent refroidissement de la terre et aux violens cataclysmes qui en ont tant de fois brisé et accidenté la surface. Au lieu de chercher uniquement dans la nature externe la cause des changemens qu’a subis la nature animée, l’illustre Geoffroy Saint-Hilaire les fit découler d’une cause qui lui serait inhérente et serait l’un des attributs mêmes de la vie. Un plan unique préside, suivant lui, au développement de toutes les formes organiques, et les variations multipliées que nous y observons sont dues à l’action variable de cette force, sans cesse contrebalancée par une force contraire, qui impose des limites à la fécondité créatrice de la nature. Ainsi, de ces quatre théories, la première est fondée sur une création unique et des extinctions successives, la deuxième sur des créations multiples et la négation de tout progrès organique, les deux dernières sur une transformation des êtres due, soit aux modifications de la nature physique, soit à l’action même des forces vitales. M. Agassiz n’a adopté, au moins dans son entier, aucune de ces théories ; il a introduit des considérations absolument nouvelles dans l’étude de ce grand problème de la hiérarchie et de la succession des êtres organisés. — Il n’admet point le principe posé par Geoffroy Saint-Hilaire, et connu sous le nom de l’unité du plan organique des êtres ; suivant lui, il y a au contraire plusieurs plans organiques entièrement distincts ; comme un architecte emploie des ordres divers, la nature semble avoir voulu travailler sur des types ou modèles différens, et les grandes divisions naturelles établies, sous le nom d’embranchemens, par les naturalistes, loin d’être des conceptions artificielles, ne font que répondre à cette diversité. M. Agassiz n’accepte pas non plus la théorie du développement graduel des êtres fondée sur la transformation des espèces. À l’époque où il habitait encore l’Allemagne, il penchait vers cette doctrine ; mais aujourd’hui on ne pourrait trouver chez aucun naturaliste une croyance plus profonde et plus vigoureuse à l’immutabilité absolue des espèces. Nous en avons la preuve dans cet extrait d’une lettre écrite à propos de la découverte de poissons sans yeux dans une caverne, en 1842 : « Pour ma part, je crois que les animaux aveugles de la caverne ne montreraient d’organes de la vue que pendant la période embryonique, en conformité avec le développement normal des types respectifs auxquels ils appartiennent. Je crois même que, placés sous l’influence d’une lumière modérée, incapable de les injurier, mais suffisante pour favoriser le développement des yeux dans les espèces alliées qui en possèdent, les jeunes des espèces particulières à la caverne deviendraient graduellement aveugles, tandis que les autres pourraient acquérir des yeux parfaits ; car je suis convaincu, par tout ce que je sais de la distribution géographique des animaux, qu’ils ont tous été créés pour les circonstances où ils vivent actuellement, placés dans les limites entre lesquelles ils ont été distribués, et avec les particularités de structure qui les caractérisent aujourd’hui. » On ne saurait heurter plus hardiment de front l’opinion des naturalistes qui, à la suite de Lamarck, admettent que les organes des animaux se développent ou s’atrophient suivant les circonstances, et que les forces mystérieuses qui président à la vie demeurent soumises, dans une certaine mesure, aux nécessités changeantes que leur impose la nature inorganique. M. Agassiz professe, relativement aux faunes anciennes, la doctrine absolue qu’il applique à la faune actuelle. Chaque fois, selon lui, qu’une création nouvelle a repeuplé la terre, la structure et la répartition des animaux ont été déterminées par la puissance créatrice elle-même : chacun d’eux a été pourvu d’attributs invariables, en rapport avec la fonction et la place qui lui étaient assignées, et les a transmis sans altération à tous ses descendans, jusqu’au jour où une destruction radicale de tous les êtres est venue mettre fin à cette ère d’harmonie et de stabilité organiques. Pour combattre la doctrine de la transformation des espèces, on a l’habitude de ne chercher des preuves que dans la nature aujourd’hui vivante, et l’on n’a point de peine à faire voir qu’il est impossible de reconnaître la moindre altération dans les caractères des animaux depuis les époques les plus reculées jusqu’à nos jours. L’étude des faunes anciennes a fourni à M. Agassiz des argumens d’un ordre nouveau. Il a montré que les faunes successives qui ont peuplé la terre ne peuvent être dues à un petit nombre de germes primitifs, parce qu’à toutes les époques le nombre des espèces animales a été aussi considérable qu’aujourd’hui. Pour faire une pareille comparaison, il ne serait pas juste, comme il le fait remarquer avec raison, de mettre le nombre total des espèces animales actuelles en regard de celles qui caractérisent les différentes périodes géologiques. La paléontologie ne peut étudier les faunes détruites qu’en des points isolés, et ne peut arriver à connaître qu’une bien faible partie des débris qui demeurent cachés dans les profondeurs du sol. Il faut donc, pour procéder à une telle comparaison, la circonscrire dans les bassins déterminés qui se trouvent le mieux connus, et l’on s’assure ainsi qu’au point de vue du nombre des espèces, elle n’est point défavorable au passé. Les patientes, recherches de M. Deshayes ont élevé à plus de douze cents le nombre des mollusques du bassin de Paris. Nulle partie de la terre ne présente aujourd’hui sur une égale surface une telle variété de formes organiques. La Méditerranée entière n’est habitée que par six cents espèces de mollusques environ ; celles des côtes de l’Europe baignées par l’Atlantique sont au nombre de six cents ; la faune des îles Séchelles en comprend trois cents, celle des îles Maurice, Bourbon et Madagascar, trois cents également ; celle de la Mer-Rouge, quatre cents ; celle des côtes de l’Amérique centrale, situées près des tropiques, entre le 22° et le 28° degré de latitude, cinq cents. Les bancs de polypiers les plus anciens, de même que ceux de la période jurassique qu’on trouve dans le Jura, la Suisse, l’Allemagne et la Normandie, sont aussi riches en espèces que les bancs de corail qui s’élèvent de nos jours dans la Mer-Rouge, dans le Pacifique et sur les côtes de l’Australie. Les insectes sont de tous les animaux ceux dont les restes ont dû le plus vite céder à l’action destructive du temps ; pourtant ceux que l’on a découverts à OEningen, et qui ont été décrits par M. Oswald Heer, forment une tribu aussi nombreuse qu’aucune de celles qu’on pourrait aujourd’hui trouver dans les mêmes limites géographiques. On sait en quelle énorme quantité les débris de poissons se rencontrent au mont Bolca en Italie, à Solenhofen en Allemagne, à Lyme-Regis en Angleterre. Quant aux mammifères eux-mêmes, les découvertes faites dans le Brésil et dans l’Australie ont donné la preuve que les animaux fossiles appartenant à cette classe y sont plus nombreux que ceux qui sont aujourd’hui vivans. Les débris trouvés dans la colline de Montmartre se rapportent aussi à des espèces qui dépassent numériquement celles qui habitent actuellement la France. M. Agassiz insiste fortement sur tous ces exemples, auxquels il ajoute encore la découverte très récente de nombreux fossiles dans les mauvaises terres du Nebraska, en Amérique, pour prouver que les types actuels ne proviennent point de ce qu’on pourrait nommer la différentiation de quelques types primitifs ; il croit pouvoir en conclure qu’il n’y a aucun ordre de filiation généalogique entre les espèces qui ont vécu pendant les diverses formations géologiques. Il semble cependant que la seule conclusion rigoureuse qu’on puisse tirer de ces comparaisons, c’est que la nature s’est montrée autrefois aussi féconde qu’aujourd’hui. Les recherches de M. Agassiz l’ont conduit à poser en principe que les divers types naturels n’ont primitivement été représentés que sous les formes les plus humbles, qui rappellent les embryons actuels. Ce fait remarquable ne peut-il point servir à donner jusqu’à un certain point l’explication de la multiplicité des espèces dans les anciens terrains, en supposant qu’elle soit générale, qu’elle puisse s’appliquer à toute la surface du globe et à toutes les formations ? Le perfectionnement de l’organisation paraît aujourd’hui encore coïncider avec la réduction du nombre des espèces. Tant que la nature animée ne revêt que des formes rudimentaires, elle s’essaie pour ainsi dire dans toutes les directions, et se prête aux variations les plus étranges. Plus l’organisation se définit et se complique, plus ce mouvement d’expansion est enfermé entre des limites rapprochées. Un des traits les plus saisissans du règne animal n’est-il pas le chiffre restreint des mammifères, qui forment une véritable aristocratie, si on les compare aux oiseaux, à la foule des poissons qui pullulent dans les mers et les fleuves, à la multitude des mollusques, enfin à ces myriades d’animaux inférieurs dont les formes présentent tant de variétés, que la mémoire la plus tenace ne peut en conserver fidèlement le souvenir ? Quoi qu’il en soit, M. Agassiz ne croit point qu’on puisse reconnaître une parenté naturelle entre les faunes qui ont successivement animé notre globe. Suivant lui, les grandes révolutions géologiques, qui ont à de fréquentes reprises inauguré des phases nouvelles dans l’histoire de la terre, ont toujours amené la destruction complète de tous les êtres vivans. Une création nouvelle a chaque fois repeuplé le globe ; des animaux différens ont été distribués dans des zones d’habitations marquées, et placés dans les stations qu’ils étaient destinés à occuper. M. Agassiz n’admet point qu’on puisse trouver une seule espèce identique dans deux formations géologiques qui se suivent. La classification des terrains tertiaires n’étant fondée actuellement que sur la proportion du nombre des espèces qui y sont contenues avec les espèces identiques encore existantes, il attaque cette méthode, imaginée par sir Charles Lyell, et cherche à prouver qu’elle ne repose que sur de vicieuses déterminations d’espèces. Une pareille discussion ne peut pas être très profitable, quand on admet, comme le fait M. Agassiz, que les coquilles de deux animaux peuvent présenter les mêmes caractères sans que les animaux. soient identiques, et que les espèces mêmes qui nous paraissent entièrement semblables ne le sont peut-être pas en réalité, parce que nous n’avons pas des moyens d’observation suffisans pour découvrir ce qui les sépare. Au reste, le professeur de Cambridge ne prétend tracer aucune limite à la puissance créatrice, et, lui laissant la faculté de recommencer ce qu’elle avait déjà fait une fois, il se borne à considérer comme improbable qu’il y ait des espèces communes dans deux créations consécutives. De telles restrictions rendent tout débat sur ce point aussi impossible qu’inutile. Tout en admettant qu’il y a eu des créations répétées, M. Agassiz. se sépare nettement de la majorité des partisans de cette hypothèse. Dans les grands événemens dont la terre a été le théâtre, ceux-ci ne voient en quelque sorte qu’une suite de tableaux qui ne sont reliés par aucune action, par aucune pensée commune : repoussant toute idée de continuité dans le développement des formes organiques à travers les âges, ils rejettent la croyance au perfectionnement graduel des êtres ; M. Agassiz y croit au contraire très fermement, et c’est là que réside l’originalité de sa doctrine. À travers les destructions et les vicissitudes, il a poursuivi la trace du plan auquel la puissance créatrice est restée fidèle, et il s’est efforcé d’en saisir l’ordonnance. — Ses études sur les poissons l’amenèrent à cette importante découverte, que les types animaux ont été représentés dans les faunes primitives par des espèces qui, suivant son expression, sont les images prophétiques et agrandies des embryons actuels. Le progrès organique consisterait donc dans le passage graduel des caractères embryoniques aux caractères présens. Si l’on restaure, à l’aide des restes fossiles, les principaux représentans d’une classe particulière d’animaux, on s’assure qu’à chacune des diverses périodes zoologiques, ils ont présenté des caractères nouveaux. Or ces changemens n’ont point eu lieu d’une façon arbitraire : ils se sont opérés dans un ordre régulier, semblable à la série des métamorphoses que subissent, avant d’arriver à leur forme définitive, les représentans actuels de cette classe. Les animaux qui vivent autour de nous sont, à l’état d’embryon, de véritables miniatures de ceux qui habitaient la terre il y a des myriades d’années. Mais, si l’on ne considère que les êtres actuels, on remarque aussi que certains animaux, durant les premières époques de leur existence, ressemblent à d’autres parvenus à leur état définitif. Un animal quelconque peut être ainsi regardé comme le représentant, à l’état permanent, d’un autre animal observé pendant l’une des phases transitoires de la vie embryonique. Les insectes, par exemple, offrent, sous forme de larve, tous les caractères des vers, et l’on est en droit de considérer ceux-ci comme des insectes arrêtés dans leur développement. Les singuliers animaux qu’on nomme méduses parce que leurs bras entrelacés rappellent la chevelure de la Méduse antique, avant d’errer librement dans les mers, demeurent, au début de leur existence, fixés aux rameaux d’une sorte d’arbuste vivant analogue au corail. Les animaux qui appartiennent à la classe des coraux peuvent donc être regardés comme des méduses immobilisées dans leur forme première. Les transformations qui signalent aujourd’hui la vie des individus sont exactement analogues, — comme le célèbre Léopold de Buch le faisait déjà remarquer avec étonnement, à propos de certains fossiles dont il publia la monographie, — aux transformations que subissent ces familles pendant la longue série des ères géologiques. Après avoir été conduit à prendre pour mesure du progrès organique qui s’est opéré pendant ces périodes successives le passage graduel des formes les plus humbles, les plus embryoniques, aux formes actuelles, M. Agassiz devait se trouver naturellement disposé à régler, d’après la même mesure, la hiérarchie des êtres actuels : il devait être conduit à les classer d’après le nombre et l’importance de leurs métamorphoses. C’est au point de vue de ces transformations, dont l’étude constitue l’embryogénie, que M. Agassiz a tenté d’établir une classification nouvelle, à laquelle la paléontologie doit en quelque sorte servir de vérification, s’il est vrai que les animaux aient apparu les uns après les autres dans le même ordre où ils doivent être rangés sur une échelle rationnelle. III – Nouvelle classification des êtres À toute époque, la classification représente exactement l’état des sciences naturelles, parce qu’elle est l’expression immédiate et abrégée de la méthode qui a dirigé l’étude de la nature, comme des principes sur, lesquels cette méthode s’est fondée. Ainsi dans l’antiquité la classification n’a eu d’autre base, à vrai dire, que la distinction des élémens où vivent les animaux : l’eau était considérée comme l’empire des poissons, l’air celui des oiseaux, le sol celui des quadrupèdes. Cuvier souleva le voile qui recouvre les opérations de la nature ; il étudia les êtres dans leur structure même. L’anatomie comparée, dont il est l’illustre fondateur, lui permit de les grouper d’après des types nettement définis, et un grand nombre des divisions qu’il est parvenu à établir ne seront certainement jamais modifiées. Cependant l’histoire naturelle des animaux inférieurs a fait aujourd’hui de tels progrès, les catalogués sont encombrés d’une telle multitude d’êtres dépourvus de ces caractères anatomiques simples particuliers aux classes les plus élevées, qu’il est de toute nécessité de chercher un nouveau fil pour se conduire dans un dédale qui s’agrandit chaque jour. Ce fil, suivant M. Agassiz, est l’embryogénie comparées En cherchant à préciser les lois de cette science nouvelle, à montrer de quelle importance est l’étude des changemens que subit chaque être depuis le moment où il commence à vivre jusqu’à celui où il arrive à son état permanent, le célèbre naturaliste a introduit dans la zoologie des considérations aussi neuves que fécondes. Voici quel est le caractère essentiel et vraiment original du grand travail de classification tenté par M. Agassiz. Le tableau des divisions hiérarchiques établies par le professeur de Cambridge peut servir de tableau chronologique destiné à représenter l’histoire du règne animal. On y trouve les principaux groupes organiques rangés dans l’ordre même où ils ont apparu sur la terre. La foi du naturaliste suisse dans cette concordance entre la hiérarchie animale et la succession chronologique des êtres est si profonde, qu’à défaut d’autre secours il n’hésite pas à déclarer que l’ordre d’apparition de deux familles en trahit suffisamment le degré d’importance zoologique. Dans un remarquable discours prononcé en 1850 à Charlestown à la réunion de l’association américaine pour l’avancement des sciences, M. Agassiz s’exprimait ainsi à ce sujet : « J’irai jusqu’à dire que le temps viendra où l’âge relatif des fossiles, entre certaines limites, sera un guide aussi sûr que les faits dérivés de l’étude de leur structure, pour indiquer la position normale qu’ils occupent dans le système de la nature, tant sont intimes les rapports qui unissent entre elles toutes les parties du plan admirable que nous présente la création. » Jusqu’à quel point les découvertes paléontologiques modernes justifient-elles les assertions hardies de M. Agassiz ? Y a-t-il dans chacun des groupes organiques un parallélisme constant entré l’ordre de succession chronologique des êtres et la classification naturelle ? Si cette corrélation est générale, les représentans des divers types organiques doivent être d’autant plus imparfaits et revêtir des formes d’autant plus rudimentaires, qu’on les rencontre dans des terrains plus anciens. L’embranchement animal le plus élevé, qui comprend sous le nom commun de vertébrés les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les poissons, fournit les exemples les plus nombreux et les plus connus à l’appui de la doctrine du développement graduel des formes organiques, comme l’ont démontré les travaux de Cuvier, de Geoffroy Saint-Hilaire, de Blainville, de Richard Owen et de M. Agassiz lui-même. Les poissons, qui occupent le dernier rang parmi les vertébrés, ont été, à une époque extrêmement reculée, les souverains de la création ; mais l’empire leur a peu à peu échappé et a été saisi par les reptiles, dont l’organisation est déjà supérieure ; enfin il appartient aujourd’hui aux mammifères, qui sont les plus parfaits de tous les animaux. Si l’on examine en détail le développement de chacune de ces classes, on y trouve aussi des preuves multipliées du progrès organique : les recherches de M. Agassiz sur les poissons en ont fourni de nombreuses, et l’étude des mammifères fossiles en a fait aussi découvrir de très saisissantes. Les plus anciens animaux de cette classe qu’on ait réussi à trouver dans les couches terrestres appartiennent tous à cette tribu imparfaite représentée aujourd’hui par les timides kangourous de la Nouvelle-Hollande. Les vues théoriques de M. Agassiz trouvent aussi une confirmation dans l’étude des diverses classes qui forment les embranchemens inférieurs à celui des vertébrés. Il a mis à contribution tous les travaux de la science moderne pour démontrer que les formes les plus rapprochées des embryons actuels ont toujours apparu les premières dans la suite des époques géologiques, et que l’avènement des divers types organiques s’est opéré dans l’ordre même que leur assigne une classification fondée sur l’embryogénie comparée. Pour la classe des échinodermes en particulier, qui comprend les oursins, les étoiles de mer, etc., les travaux importans et très étendus qu’il avait publiés autrefois, avec le concours de M. Desor, lui permettaient de découvrir mieux qu’un autre ce parallélisme remarquable. Deux groupes organiques se sont pourtant montrés rebelles à la théorie de M. Agassiz : le premier de ces groupes appartient à l’embranchement des mollusques, qui comprend ces animaux dont le corps mou, privé de squelette, de membres articulés, est ordinairement enfermé dans une coquille. Tous les naturalistes s’accordent à considérer comme les plus parfaits des mollusques ceux qu’on nomme céphalopodes, parce que leur tête est entourée de longs tentacules qui leur servent de pieds pour ramper au fond de la mer. Dans le système de M. Agassiz, ce sont les classes les plus dégradées qui ont dû apparaître les premières dans l’ordre des temps géologiques ; pourtant on a retrouvé des représentans de la classe des céphalopodes dans les terrains les plus anciens. Parmi les animaux qui ont joué un rôle prédominait dans les faunes primitives du globe, il faut aussi nommer ces crustacés qu’on nomme trilobites, à cause de la disposition de leurs lobes où anneaux. M. Agassiz s’exprime ainsi en parlant de ces singuliers animaux, dont l’importance n’a été révélée que depuis ces dernières années : « Tous les genres de trilobites semblent être, dans une forme gigantesque, les images prophétiques des divers types des crustacés actuels à l’état d’embryon. » Cette opinion, il faut le dire, n’est point acceptée par M. Barrande, dont les recherches sur le terrain silurien de la Bohême ont ajouté de si précieux matériaux à l’histoire de ces animaux, et qui a été assez heureux pour en trouver des embryons et pour tracer la série entière de leur développement. On le voit, quelques-uns des aperçus du professeur de Cambridge ne doivent être acceptés qu’avec une prudente réserve. Ce n’est qu’avec circonspection qu’on peut appliquer l’étude des métamorphoses à la classification, car s’il est permis d’une manière générale de regarder un animal comme plus parfait pendant l’âge mûr, il faut remarquer néanmoins qu’au point de vue de certaine organes particuliers, cet animal à l’état embryogénique peut paraître supérieur. Bien des obscurités recouvrent donc encore les problèmes abordés avec une si grande hardiesse. Il est dangereux de fonder hâtivement des théories sur les lois du développement des êtres, parce que la découverte fortuite de quelques restes fossiles dans des couches où ils étaient jusque-là demeurés inconnus suffit quelquefois à les renverser. D’ailleurs, si la comparaison entre la succession chronologique des êtres et le développement des embryons actuels était absolument démontrée, il nous semble que les lois générales que M. Agassiz en a tirées sont beaucoup moins en harmonie avec la théorie des créations répétées, dont il s’est constitué le défenseur, qu’avec celle de la filiation des espèces animales telle qu’elle ressort de la doctrine philosophique de l’illustre Geoffroy Saint-Hilaire. Ceux qui ne voient qu’anarchie dans la multitude des êtres qui ont habité le globe, ceux qui s’appliquent à prouver qu’on ne saurait trouver aucun indice d’une variation ordonnée et régulière dans le développement des formes organiques, sont forcés d’admettre que la population de la terre a été détruite et renouvelée entièrement à diverses reprises ; mais il est singulier de voir cette croyance partagée par M. Agassiz, qui regarde en quelque sorte l’histoire du règne animal comme une longue embryogénie. Si les représentans des divers types zoologiques se sont remplacés les uns les autres dans l’ordre même où nous voyons se succéder les métamorphoses des êtres actuels, une pareille concordance n’est-elle pas faite pour nous amener assez naturellement à croire que la nature s’est exercée, pendant l’incalculable série des âges, à produire les phénomènes qu’elle renouvelle aujourd’hui en un temps très court, et qu’elle nous laisse lire le secret de son œuvre lente dans le développement actuel de chaque individu ? Les recherches de M. Élie de Beaumont ont donné la preuve que le nombre des révolutions auxquelles il faut attribuer le relief des continens est beaucoup plus considérable qu’on ne l’avait autrefois soupçonné. D’ailleurs, ainsi qu’il l’a fait voir, les perturbations qu’elles ont entraînées ont été généralement bornées à une étendue restreinte, à un dix-huitième environ de la surface terrestre. On comprendrait difficilement, en les ramenant à ces limites véritables, que les bouleversemens qui ont accidenté l’écorce du globe aient pu anéantir la population terrestre tout entière. Il n’est pas invraisemblable que ces crises aient été renouvelées plusieurs centaines de fois, et l’on s’effraie à la pensée que le cours de la vie animale ait été entièrement suspendu à de si nombreuses reprises. Au lieu d’expliquer comme M. Agassiz le progrès organique qu’il a cru reconnaître à travers les diverses périodes de l’histoire de la terre, beaucoup de naturalistes continueront à l’attribuer aux changemens qui se sont opérés dans les circonstances physiques à mesure que la planète a vieilli, et à quelque principe inhérent à la nature animée elle-même. Telles sont donc les principales doctrines de M. Agassiz, ses vues sur les méthodes de classification naturelle, sur l’alliance de l’anatomie et de l’embryogénie comparées, sur la corrélation des faunes passées et de la faune actuelle. Il est encore un sujet sur lequel il est intéressant de connaître son opinion, nous voulons parler de la question tant débattue de l’unité ou de la diversité des races humaines. M. Agassiz l’a traitée dans un mémoire annexé à un ouvrage publié, il y a peu de temps, en Amérique : Types de l’Humanité, par MM. Nott et Gliddon. Son travail a pour titre : Esquisse des provinces naturelles du règne animal et de leur relation avec les différais types humains. La terre est divisée en grandes zones caractérisées par un ensemble de traits zoologiques et botaniques spéciaux. M. Agassiz cherche à prouver que les limites géographiques qui séparent ces grandes circonscriptions naturelles tracent également le domaine des différentes races humaines. Des raisonnemens qu’il nous paraît superflu de discuter en détail l’amènent à cette conclusion : « La coïncidence entre la circonscription des races humaines et les limites naturelles des diverses provinces zoologiques caractérisées par des espèces différentes d’animaux est un fait qui ne peut manquer de jeter du jour, dans quelque période future, sur l’origine même des différences qui existent entre les hommes, puisqu’il montre que la nature physique de l’homme est modifiée par les mêmes lois que celle des animaux, et que les résultats généraux obtenus dans le règne animal relativement aux différences organiques des divers types doivent aussi s’appliquer à l’homme. Nous n’avons donc aujourd’hui à choisir qu’entre deux alternatives : où bien toute l’humanité provient d’une souche commune, et toutes les différentes races, avec les particularités qu’elles présentent dans leur distribution actuelle, doivent être attribuées à des changemens subséquens, présomption en faveur de laquelle on ne peut fournir aucune preuve, et qui oblige tout de suite à admettre que la diversité entre les animaux n’est point originelle, et que leur distribution n’a pas été fixée dans un plan général, établi dès le commencement de la création ; ou bien il faut reconnaître que la diversité des animaux est un fait déterminé par la volonté du Créateur, et que leur distribution géographique est une partie du plan général qui embrasse tous les êtres organisés dans une grande conception organique : d’où il suit que ce que nous appelons les races humaines sont des formes distinctes primordiales du type humain. » La critique trouverait beaucoup à redire aux raisonnemens sur lesquels sont appuyées ces conclusions, notamment à la définition que M. Agassiz est obligé d’admettre pour ce qu’on appelle en histoire naturelle l’espèce, définition que peu de zoologistes seront tentés d’accepter. Il faut se borner ici à faire une seule remarque. La question de la diversité des races humaines se rattache, en Amérique, aux plus redoutables questions politiques : les partisans de l’esclavage s’emparent avec empressement des argumens que leur fournissent les savans, dont le public accepte volontiers les arrêts, parce qu’il les croit désintéressés et inspirés par le seul amour de la vérité. Sans doute, les différences anatomiques qu’on signale entre les races ne peuvent légitimer l’oppression des unes par les autres, puisque nous ne voyons nulle part qu’elles aient pour conséquence l’abolition du sentiment de l’indépendance personnelle et des passions dont la servitude arrête ou dénature l’essor ; mais l’intérêt tire les conséquences les plus forcées d’un principe, et dans une aussi grave question il est presque obligatoire de protester contre toute fausse application. Si M. de Humboldt pouvait récemment écrire que parmi les pages de ses nombreux ouvrages, c’est à celles où il exprime sa réprobation contre l’esclavage qu’il attache le plus de prix, M. Agassiz ne trouvera rien dans ses écrits qui lui permette un semblable témoignage. Il a au contraire consenti à prêter sa collaboration à une œuvre qui, débarrassée de son appareil scientifique, n’est en définitive qu’un long pamphlet destiné à défendre l’esclavage ; il a fourni une pièce justificative à un livre qui sert une cause détestable. Ses ennemis, s’il en avait, pourraient l’accuser d’avoir montré trop de complaisance pour les préjugés du pays qui l’a adopté, et le comparer à ceux de ses compatriotes qui quittent l’air libre des montagnes natales pour aller mettre leur épée au service de quelque tyrannie étrangère. L’auteur des recherches sur les glaciers et sur les poissons fossiles a heureusement trop de titres à la popularité et à la reconnaissance même de l’Amérique pour qu’il lui soit nécessaire d’en rechercher de semblables : il est venu apporter à la nation qui grandit de l’autre côté de l’Atlantique un bien plus précieux que tout ce qu’elle peut lui donner en échange, un talent mûr et élevé, une activité capable d’accélérer et de diriger le mouvement scientifique qui commence à naître aux États-Unis. Le professeur de Cambridge a conservé toute l’ardeur de l’ancien professeur de Neuchâtel : il a déjà parcouru en tout sens le vaste et nouveau théâtre qui lui fournit chaque jour l’occasion de multiplier ses observations ; il a visité les bords du Lac-Supérieur, les prairies de l’ouest, les récifs de la Floride, étudié la faune du continent tout entier. Ainsi se continue dignement une des carrières scientifiques les mieux remplies déjà qu’on puisse citer dans les deux mondes. Dans l’ensemble d’études si considérables dont nous avons voulu indiquer ici les résultats principaux, il a été aisé de reconnaître l’action vigoureuse d’un esprit observateur, armé d’une puissante faculté d’analyse, en même temps que porté vers les théories générales et les systèmes. Le caractère le plus saillant peut-être des travaux de M. Agassiz est une tendance persistante à rapprocher des sciences qui habituellement demeurent séparées. C’est ainsi qu’il a fait servir l’étude physique des glaciers et des phénomènes mécaniques dont ils sont les agens aux questions purement géologiques.qui se rattachent à l’origine du terrain erratique ; mais c’est surtout dans le domaine des sciences qui ont pour objet l’étude des êtres organisés qu’il a opéré les rapprochemens les plus heureux, en fécondant les découvertes paléontologiques par celles de la zoologie ordinaire. Ses premières observations sur nos poissons d’eau douce lui vinrent en aide quand il entreprit d’écrire l’Histoire des poissons fossiles ; ses travaux sur les échinodermes et les mollusques lui servirent de guide dans le dédale des faunes anciennes ; en observant les métamorphoses des animaux inférieurs, il pénétra les étranges mystères de la vie, surprise en quelque sorte à ses premiers débuts. C’est par ces grands travaux qu’il s’est préparé à remanier, suivant des principes nouveaux, les méthodes de la classification et à remuer les problèmes les plus élevés de la philosophie naturelle. Il y a sans doute des points hasardés dans les conceptions de M. Agassiz, mais il est incontestable qu’elles sont appelées à exercer une heureuse influence sur la science moderne. En découvrant la coïncidence entre le développement embryonique des êtres et la gradation qui s’est opérée d’âge en âge dans les formes organiques, M. Agassiz a déjà éclairé d’une lumière inattendue l’histoire de la création, et trouvé, pour ainsi dire, la clé de cette langue dont les restes fossiles sont les caractères mystérieux. En appliquant aujourd’hui à la classification naturelle les considérations tirées de l’embryogénie, il fournit à l’anatomie comparée un auxiliaire précieux, et ouvre une voie nouvelle aux investigations des naturalistes. AUGUSTE LAUGEL. Deux publications résument les travaux de M. Agassiz sur les glaciers ; ce sont : Études sur les glaciers, Soleure 1840, 8 vol. in-8°, avec 32 pi. in-fol. ; Système glaciaire, ou Recherches sur les glaciers et leur mécanisme, avec un atlas, Paris 1847. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1847, une étude de M. Ch. Martins sur la Période glaciaire et sur les glaciers du Mont-Blanc. Dans l’étude déjà citée, Revue du 1er mars 1847.