Gustave Lemattre La Transfusion du sang et la vie des élémens de l’organisme Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 85, 1870 (pp. 387-406). De tout temps, les opinions les plus diverses ont été émises sur le principe et sur le siège de la vie ; dans les systèmes que nous ont légués les anciens à ce sujet, il y eut cependant une croyance générale, assez simple pour être universellement partagée, assez bien fondée en apparence pour subsister pendant des siècles. Un fait d’observation vulgaire, la mort à la suite d’une hémorrhagie, donna naissance à l’idée que la vie réside uniquement dans le sang. Les héros d’Homère exhalaient leur âme avec leur sang ; chez les Hébreux comme chez les Grecs, offrir le sacrifice d’une vie, verser le sang d’une victime, étaient deux expressions équivalentes. Les religions occidentales ont consacré sur ce point la foi de tous les peuples et de tous les âges ; un verset du Lévitique l’a résumée ainsi : la vie de toute chair est dans le sang. Depuis Galien jusqu’à Harvey, les savans ont pensé que le cœur ne fait que propager le liquide sanguin du centre à la périphérie. D’après leurs théories, le sang était sans cesse formé et renouvelé dans l’intérieur du foie ; c’était la force centrifuge qui le poussait dans les veines aussi bien que dans les artères. Harvey le premier démontra que le sang revenait sur lui-même. « Il se meut, dit-il, dans le même cercle, tout comme les planètes se meuvent à travers les espaces en décrivant le même orbite. » L’idée de la transfusion du sang a son point de départ dans la découverte d’Harvey ; du moment que le sang peut revenir au cœur et être repris par les vaisseaux, quoi de plus naturel que de chercher à l’introduire dans le corps malade ? Ainsi qu’aux premiers âges de la médecine, le sang n’est-il pas toujours considéré comme le principe unique de la vie ? Et puisqu’on peut le transfuser en nature, on va donc rendre la santé, guérir toutes les maladies, peut-être même prolonger l’existence. L’esprit humain, dans un moment d’orgueil, croit avoir pénétré le secret de la vie ; il pense qu’il en sera désormais le maître. Les alchimistes les plus fameux du moyen âge ne se sont jamais livrés à d’aussi folles espérances. Le XVIe et le XVIIe siècle ont vu naître d’ailleurs tant de découvertes dans les sciences physiques et naturelles, que rien ne semble impossible. Les écoles médicales s’initient avec une ardeur fébrile à ces questions pleines d’avenir ; mais au sein de la lumière qui les pénètre, elles oublient souvent cette observation rigoureuse des faits qui a conduit à découvrir la circulation. Les médecins de ce temps s’inquiètent fort peu de savoir si la croyance ancienne sur le sang est vraie ou fausse, ils l’acceptent sans contrôle et ils la vulgarisent avec ces formes de discussion et ces principes surannés qui leur ont valu à bon droit les railleries de nos satiriques. On fait alors de la médecine et de la physiologie sous la forme d’une argumentation philosophique, la science et l’imagination se trouvent réunies, « et le raisonnement en bannit la raison. » L’histoire de la transfusion, à son origine, apparaît comme une découverte considérable, mais empirique ; la nouvelle expérience ne repose que sur des discussions scolastiques, le vrai se mêle au faux, et quand détracteurs et enthousiastes ont présenté le spectacle d’une lutte stérile, la transfusion est proscrite et condamnée à l’oubli ; de longtemps elle ne se relèvera point, car la vraie méthode scientifique n’est pas encore trouvée. Depuis un demi-siècle, on revient à la méthode d’observation ; cette méthode n’est plus, comme au temps d’Harvey, le privilège de quelques savans, elle est devenue le guide de tous les savans de notre époque et la véritable cause du progrès scientifique. Au milieu du développement général des sciences, la transfusion a reparu agrandie et transformée ; elle ne remplira point les espérances exagérées conçues tout d’abord, mais elle élucidera dans une large mesure le problème de la santé et de la maladie. Les principes sur lesquels repose aujourd’hui cette grande expérience sont bien établis, les fonctions du sang ont été nettement déterminées. On sait que la vie réside dans chaque fragment de notre être ; la masse nerveuse, la chair de nos muscles, le tissu de nos glandes, ont besoin du concours indispensable du sang, mais vivent par eux-mêmes. Si l’anatomie générale a poursuivi l’œuvre de Bichat en étudiant les élémens de la nature morte, la physiologie a réalisé la conception de Haller en analysant les fonctions de ces élémens. L’étude comparative de l’organisation animale et de l’organisation végétale, le développement indépendant des tissus lors de l’évolution du germe, ont fourni des aperçus généraux sur la vie des parties ; la dissection physiologique sur l’animal vivant et surtout le mode d’action des poisons ont complété ces premiers résultats, ont démontré que chaque élément de l’organisme possède une activité individuelle. L’expérience de la transfusion prend de nos jours une importance d’autant plus considérable que l’état de la science est plus avancé. La transfusion n’est pas seulement une opération que l’on pratique sur l’homme, elle a surtout sa raison d’être comme procédé d’investigation scientifique. Par elle, les propriétés des tissus et des organes sont analysées, la vie indépendante des élémens est de nouveau mise en lumière, et quand le mécanisme de notre organisation a été ainsi pénétré, la transfusion n’est plus un remède empirique, elle est devenue un procédé rationnel. A une époque comme la nôtre, où le mouvement des esprits se porte avec une passion presque exclusive vers les travaux justement estimés de l’Allemagne, il n’est pas sans intérêt de rappeler une série de découvertes essentiellement françaises. L’histoire de la transfusion au XIXe siècle, après le récit des essais infructueux tentés au XVIIe, a d’ailleurs l’avantage de faire juger la valeur des méthodes par la nature des résultats. Ces conquêtes scientifiques, de date récente, n’ont été consignées jusqu’à ce jour que dans des publications spéciales ; elles sont cependant d’un intérêt trop général pour être réservées aux physiologistes et aux médecins ; elles doivent entrer dans le domaine commun de la science. I Dans l’ordre des faits scientifiques, une grande découverte ne reste jamais isolée, elle ouvre des horizons inconnus, et par la conquête de nouveaux principes conduit à des applications utiles. Personne n’ignore aujourd’hui que les travaux d’Ampère sur l’électricité et le magnétisme ont produit la télégraphie. Au siècle d’Harvey, la circulation est acceptée malgré les protestations de la faculté et des disciples de Galien ; un génie tel que Descartes la vulgarise dans son mémorable Discours de la méthode, la démonstration expérimentale confirme de tout point l’assertion théorique, et les résultats les plus importans en sont la conséquence immédiate. Ils touchent à la science des médicamens et des poisons, à l’anatomie de l’homme et à la médecine conservatrice. — On comprend tout de suite que les substances pharmaceutiques et délétères auront une action plus rapide, si on les introduit directement dans les vaisseaux, et bientôt Fabricius, médecin à Dantzig, infuse dans les veines des sels purgatifs ; Fracassati, professeur d’anatomie à Pise, injecte de l’eau-forte, de l’esprit-de-vitriol, de l’huile de soufre, de l’huile de tartre. Ces expériences n’avancèrent pas beaucoup l’art de guérir, mais elles eurent un grand résultat, inattendu probablement de leurs auteurs : elles furent l’origine d’un procédé qui permit d’étudier la nature des toxiques ; et l’histoire de l’empoisonnement entra plus tard dans une voie nouvelle. C’est directement et immédiatement que le procédé de la transfusion fut utile à l’anatomiste et au médecin. Un siècle auparavant, l’illustre André Vésale avait créé l’anatomie de l’homme ; après la publication des travaux d’Harvey, on étudie de préférence les artères et les veines. Dans l’amphithéâtre où l’on dissèque, il ne faut pas songer à transfuser un sang vivant ; mais, pour suivre avec plus de fruit le trajet et la distribution des vaisseaux, il est utile d’y injecter des substances colorées et solidifiables. Le Hollandais Frederice Ruysch se trouve à la tête de ce progrès. Dans la patrie de Rembrandt, l’art d’harmoniser les couleurs n’a pas seulement pour but de faire revivre sur la toile la physionomie humaine ; l’anatomiste de Leyde connaît si bien le secret des injections qu’il va, par une coloration à l’intérieur des tissus, rendre une apparence de vie à des corps inanimés. Lorsque, vers la fin de sa longue carrière, Ruysch fit imprimer à Amsterdam le livre remarquable où il signale les merveilles du musée d’anatomie de sa ville natale, comme un artiste satisfait de la perfection de son œuvre, il s’écrie à la première page : « J’ai là de petits enfans embaumés depuis vingt ans ; ils sont si frais et si roses que ce ne sont point des cadavres, on dirait qu’ils dorment. » Les préparations anatomiques de Ruysch, dont le secret est perdu aujourd’hui, furent contemporaines de cette expérience merveilleuse, qui dérive également de la découverte d’Harvey, nous voulons parler de la transfusion du sang en nature. — Vers 1660, les croyances médicales des anciens se maintiennent fortes et vivaces, le sang est plus que jamais le principe de la vie, et comme on sait qu’il circule dans l’organisme, on propose « de faire passer le sang d’un jeune dans un vieil, d’un sain dans un malade, d’un froid dans un chaud, d’un hardy dans un timide, d’un animal apprivoisé dans un animal sauvage [1]. » Mais la parole de Galien est là tout d’abord ; la théorie des esprits animaux règne d’une manière absolue, et Descartes a donné à ce système une force nouvelle. Pour ce philosophe, il y a deux choses en nous, la vie spirituelle, qui comprend l’âme, la vie matérielle, formée par des esprits qu’il compare ingénieusement aux particules mobiles d’une flamme vacillante. Un disciple inconnu de ce grand maître, M. de Gurue, soutient les idées de la nouvelle école à propos de la transfusion du sang. « Le sang des animaux, dit-il, ayant beaucoup d’esprits, ne se peut mêler dans le corps d’un même animal sans se fermenter, et ne peut se fermenter sans allumer la fièvre. » Pour les uns, comme Martin de la Martinière, la transfusion du sang est une barbarie, et ceux qui la pratiquent sont « des bourreaux, et des cannibales. » Pour les autres, comme Eutyphronis, elle a le tort de bouleverser les traditions, a On ne peut, dit-il, admettre cette expérience à moins de remuer toute l’ancienne médecine. » Les partisans de la saignée, les disciples de Guy-Patin, trouvent que transfuser du sang, c’est accabler les malades, c’est leur donner ce qu’on devrait leur enlever. Les éclectiques enfin pensent que « cette opération met d’accord ceux qui l’approuvent et ceux qui ne l’approuvent pas, ceux-là parce qu’elle évacue le sang corrompu, ceux-ci parce que, mettant du nouveau sang en place de celui qu’on tire, les forces du malade ne sont pas diminuées. » Toutes ces discussions purement théoriques auraient pu s’éterniser ; le docteur Denis vint y couper court en 1667. Il attend de l’expérience plutôt que du raisonnement la solution de la plupart des questions de physique. Zénon déclare que tout est immobile dans le monde ; Diogène ne répond pas, il marche. Denis n’admet pas d’autre règle de conduite ; il ne s’arrêtera point à réfuter les raisons de ceux qui ont écrit contre cette opération, il ne veut les combattre que par l’expérience. — Les deux premières transfusions pratiquées avec succès sur l’homme ont été consignées dans une Lettre escrite à M, de Montmor, conseiller du roi en ses conseils et premier maistre des requestes, par J. Denis, docteur en médecine, professeur de philosophie et de mathématiques. Il est utile de faire connaître en quelques mots l’homme éminent auquel ce travail a été adressé. M. de Montmor, membre et l’un des fondateurs de l’Académie française, vécut au milieu du mouvement scientifique ; Gassendi l’honora de son amitié, et quand ce savant philosophe.mourut après avoir réuni de grands travaux sur les connaissances les plus variées, M. de Montmor publia une édition complète de ses œuvres. Dans les années qui précèdent et qui suivent la fondation de l’Académie des Sciences, avant et après 1666, sa maison fut un centre où physiciens et savans vinrent traiter chaque semaine les questions à l’ordre du jour ; la société ainsi formée eut même ses règlemens destinés à faire avancer la science. Quelques années auparavant, un religieux bénédictin, dom Robert des Gabets, y avait fait un sermon sur la transfusion du sang. Le conseiller du roi s’intéressait à une découverte dont il avait pressenti la portée ; il prêta l’appui de son influence au nouvel expérimentateur. « La première épreuve, dit Denis, se fit sur un jeune homme de quinze à seize ans. Ce garçon était atteint d’une fièvre opiniâtre, les médecins l’auraient saigné vingt fois ; il en était devenu si pesant et si assoupy, qu’il en était tout stupide. Il sentit un peu de chaleur pendant l’opération. On lui tira huit onces de sang, et aussitôt, par la même ouverture, on lui introduisit du sang artériel de la carotide d’un agneau. Il se leva vers dix heures, dîna fort bien et s’endormit à quatre heures de l’après-midi. Il saigna un peu par le nez. » Cette opération ayant réussi, Denis en fit une seconde, cette fois plus par curiosité que par nécessité ; l’auteur la rapporte lui-même, et toujours avec la même concision. « La transfusion eut lieu sur un porteur de chaises âgé de quarante-cinq ans et d’une constitution vigoureuse. On lui tira dix onces de sang, et du sang d’agneau lui fut infusé. Cet homme n’accusa aucune souffrance pendant l’opération ; il s’extasiait sans cesse sur cette nouvelle invention qu’il trouvait très ingénieuse. Quand tout fut terminé, il assura qu’il n’avait jamais mieux été. Sur le midy, trouvant occasion de gagner de l’argent, il porta ses chaises comme à l’ordinaire pendant le reste du jour. Le lendemain, il pria qu’on n’en prît point d’autre que lui quand on voudrait recommencer. » Trois ans auparavant, la transfusion du sang avait été pratiquée en Angleterre par Lower, mais uniquement sur des chiens. Denis répéta sur les animaux ce qu’il avait fait sur l’homme. Ses expériences furent variées de la manière la plus intéressante ; il transfusait non-seulement le sang d’un animal dans les veines d’un autre animal, mais du 8 au 14 mars 1667 Denis fit successivement passer le même sang dans trois chiens différens. Étant données les idées de l’époque, il réalisait ainsi la fameuse fable pythagoricienne de la transmutation des âmes. L’expérimentateur tenait du reste à vulgariser ses découvertes, il se proposait de donner des épreuves publiques, et à ce sujet il désigna comme premier jour de ses conférences « le samedi 19 mars de la même année, à deux heures après-midi, sur le quay des Augustins. » L’histoire ne dit pas si Denis mit son projet à exécution ; mais le Journal des Savans relate longuement toute une polémique qui s’engagea plus vive que jamais. Dans cette guerre acharnée des idées, les faits sont laissés au second rang et oubliés, les raisonnemens seuls sont mis en œuvre ; ils deviennent les maîtres de l’opinion. Denis a déclaré tout d’abord ne relever que de l’expérience ; mais en même temps, par une contradiction qu’expliquent les. tendances de son époque, il se produit dans l’arène scientifique avec les armes communes : il discute. Les opuscules consacrés à cette lutte ardente sont presque tous insérés dans le Journal des Savans ; de telles pages, oubliées aujourd’hui, montrent combien peuvent être bizarres les fantaisies de l’esprit soi-disant scientifique. A cette lecture, on se prend à répéter le vers du poète : Un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant. Le ridicule fut poussé à ses limites extrêmes dans les plaidoiries d’un nommé G. Lamy, maître aux arts en l’Université de Paris. « Comme le sang d’un veau, dit-il, ou de quelque autre animal que ce soit, est composé de plusieurs différentes particules propres à nourrir les différentes parties du corps, si l’on fait passer ce sang dans les veines d’un homme, que deviendront les particules du sang que la nature a destinées pour produire des cornes ? Il n’en est pas de même de la chair d’un veau dont on se nourrit, parce que les parties qui ne sont pas propres à la nourriture de l’homme sont changées dans le ventricule (estomac) par la coction. En second lieu, comme l’esprit et les mœurs suivent ordinairement le tempérament du corps, il est à craindre que le sang d’un veau, étant transfusé dans les veines d’un homme, ne lui donne aussi la stupidité et les inclinations brutales de cet animal. » Lamy trouve des adeptes parmi les anti-circulateurs ; les déductions de son raisonnement se suivent et s’enchaînent, le point de départ seul est arbitraire et faux. Les argumens de ses adversaires sont du reste entachés du même vice ; mais, par cela même qu’ils s’adressent aux novateurs harvéiens, ils seront acceptés. Citons encore, sur cette question de la transfusion du sang, un fragment d’une lettre de Denis. « En pratiquant cette opération, on ne fait qu’imiter la nature, qui, pour nourrir le fœtus dans le ventre de la mère, fait une continuelle transfusion du sang maternel dans celui de l’enfant par la veine ombilicale. Se faire faire la transfusion n’est rien autre chose que se nourrir par un chemin plus court qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire mettre dans ses veines du sang tout fait au lieu de prendre des alimens qui se tournent en sang après plusieurs changemens. Le sang des animaux est meilleur pour les hommes que celui des hommes mêmes ; la raison, c’est que les hommes, étant agités de diverses passions et peu réglés dans leur manière de vivre, doivent avoir le sang plus impur que les bêtes, qui sont moins sujettes à ces déréglemens. On ne trouve jamais de sang corrompu dans les veines des bêtes, au lieu qu’on remarque toujours quelque corruption dans le sang des hommes, quelque sains qu’ils soient, et même dans celui des petits enfans, parce qu’ayant été nourris du sang et du lait de leur mère, ils ont sucé la corruption avec la nourriture. » Toutes ces citations, bien qu’elles n’expriment que des idées vieillies, sont curieuses, parce qu’elles montrent à quel point les questions scientifiques peuvent dévier lorsqu’elles ne reposent que sur le raisonnement. Engagée dans cette voie, la transfusion du sang ne pouvait fournir une longue carrière. Elle succomba d’une façon bizarre ; il suffit d’un fait isolé pour en entraîner la chute. Un des malades du docteur Denis devint fou après avoir subi l’opération de la transfusion. Des adversaires s’armèrent de cet accident, et, comme Denis n’avait point pris ses grades universitaires à Paris, ils firent condamner la nouvelle doctrine. A un siècle de distance, la transfusion subira le sort de l’antimoine. Sur la requête de la faculté, après décision du parlement, le lieutenant criminel du Châtelet publie un édit qui la proscrit au nom de la loi. En réalité, quelle est la cause de la ruine du système ? C’est qu’il repose sur des notions physiologiques erronées. Le sang est toujours considéré comme l’unique principe de l’instinct, de l’intelligence et de la vie. Le médecin qui pratique la transfusion ne peut la défendre qu’avec des hypothèses, il n’en peut justifier l’emploi par des explications rationnelles. Seuls, les travaux de nos jours lui donneront une vie durable ; la transfusion renaîtra au bout de deux cents ans, mais rajeunie à jamais, car elle reposera sur les vérités les mieux établies de la physiologie. II La lumière qu’Harvey avait faite dans la science de la vie ne rendait point un compte parfait du mécanisme de notre organisation ; il fallut que Lavoisier vînt, à la fin du dernier siècle, inaugurer par de grandes découvertes une ère de progrès. La physiologie générale fut fondée à cette époque, et bientôt le rôle et les fonctions du sang furent peu à peu connues et précisées. De 1815 à 1830, l’histoire de la transfusion entre dans une phase nouvelle. A l’étranger, Blundell et Diffenbach la vulgarisent par de sérieux travaux ; en France, deux savans éminens, MM. Prévost et Dumas, se livrent à de nouvelles recherches dont le résultat est consigné dans les Annales de Chimie, 1821 ; mais la transfusion du sang n’a fait un pas décisif que dans ces vingt dernières années, grâce surtout aux travaux d’un physiologiste moderne, M. Brown-Sequard. Nous aurons à rapporter ici les expériences aussi hardies qu’intéressantes à l’aide desquelles il a abordé et traité avec tant de succès les problèmes les plus difficiles de la vie ; l’histoire de la physiologie n’offre guère de page plus émouvante et plus instructive. Pour la bien faire comprendre, il nous faut tout d’abord exposer la nature et les fonctions du sang. Tel qu’il circule à l’intérieur des vaisseaux, le sang doit être considéré comme un liquide dans lequel nagent une quantité innombrable de corpuscules colorés. En raison de leur forme, ces petits corps ont été appelés globules ; ils ne peuvent être vus qu’à l’aide d’instrumens grossissans ; en effet, leur diamètre dépasse à peine les sept millièmes d’un millimètre. Le véhicule des globules a reçu le nom scientifique de plasma, les matériaux élaborés par l’appareil digestif, les produits de la décomposition des tissus, constituent essentiellement ce liquide ; les matières albuminoïdes, qui ont leur analogue dans le blanc d’œuf, les graisses, les sucres, les sels de nature minérale, s’y trouvent sous des formes diverses et le renouvellent sans cesse ; sans cesse aussi les voies d’excrétion l’épurent des particules devenues inutiles à la vie. Les élémens de nos tissus sont soumis dans leur nutrition à un mouvement continu d’apport et de départ, les molécules nouvelles succèdent aux molécules anciennes, et les actes d’assimilation et de déassimilation trouvent tour à tour dans le plasma leurs points d’origine et d’arrivée. Le globule du sang se nourrit comme les parties constituantes des glandes, des muscles, des nerfs et du cerveau, et la seule différence à établir sous ce rapport, c’est qu’il se trouve au sein du plasma lui-même, tandis que les autres élémens en sont séparés par la membrane ténue des vaisseaux capillaires. Le globule a si bien une existence propre que les principes chimiques qui le constituent ne se retrouvent point dans son milieu plasmatique. Les réactions variées que ces petits corps présentent vis-à-vis des agens chimiques font supposer qu’ils se trouvent dans le plasma à toutes les périodes de leur développement ; leurs dimensions ne sont pas les mêmes aux différens âges de notre organisation. Quand le germe humain est en voie d’évolution, les premiers linéamens des vaisseaux se dessinent au sein des tissus, le cœur commence à battre ; le liquide sanguin est alors formé, mais les globules qu’il renferme sont bien plus volumineux qu’ils ne le seront après la naissance et à l’âge adulte. Pendant cette vie embryonnaire, le sang de nouvelle formation ne communique point avec les vaisseaux de l’organisme maternel, les deux circulations juxtaposées sont indépendantes ; il n’y a pas, comme on le supposait au XVIIe siècle, transfusion naturelle du sang de la mère dans celui de l’enfant, puisque des deux côtés les particules solides ou globules y circulent et y demeurent de grandeur inégale. — Il est intéressant d’étudier les élémens du sang dans la série animale ; nous les trouvons plus grands chez les poissons et les reptiles que chez les oiseaux et les mammifères, dont l’activité vitale est autrement puissante. Malgré les analogies que présente le liquide sanguin dans ces différens groupes, le sang d’un poisson ne saurait vivifier d’une manière durable le corps d’un reptile, le sang d’un oiseau ne remplacerait pas celui d’un mammifère. ; Les espèces animales dont on transfuse le liquide nourricier des unes dans les autres doivent être très voisines au point de vue de la classification naturelle ; le globule qui émigré dans un milieu étranger ne peut s’y acclimater qu’autant que ses conditions d’existence ne sont point profondément modifiées. Non-seulement le globule sanguin vit individuellement au sein du plasma, mais pour remplir ses fonctions, pour vivifier chaque partie du corps, il doit absorber l’oxygène de l’air, et il prend alors cette belle teinte vermeille qui le caractérise. Le phénomène de cette coloration nouvelle est un acte essentiellement vital, c’est une réaction chimique qui s’opère entre deux corps, l’un solide, l’autre gazeux. Il ne se passe pas autre chose sur la plus vile monnaie de cuivre ; soumise au contact de l’air, elle absorbe un gaz, et bientôt sa surface est le siège d’un produit coloré. Parmi les animaux inférieurs dont le sang renferme du cuivre, chez l’hélice des vignes par exemple, les globules revêtent au contact aérien une coloration bleuâtre. Même phénomène s’observe dans le règne végétal ; l’indigo, blanc dans la plante, exposé à l’air, devient bleu ; beaucoup de matières colorantes sont ainsi formées. Le globule rouge contient du fer, et le travail chimique qui s’effectue en lui n’est peut-être pas sans analogie avec la formation de la rouille. Soumis à l’air atmosphérique, il prend une teinte rutilante, tandis qu’il reste vermeil dans les artères. Au sein des tissus, l’oxygène du globule est dégagé ; une combustion s’effectue avec production de chaleur, mais sans flamme, comme cela a lieu pour l’amadou : le sang devient veineux et noirâtre ; puis, revenu aux vaisseaux du poumon, il va reprendre avec l’air vital sa coloration artérielle. La quantité de sang renfermée dans l’organisme est importante à connaître au point de vue de l’histoire de la transfusion ; elle a été évaluée d’une manière approximative, et l’on a essayé de la déterminer chez l’homme. Un criminel du nom de Langguht fut décapité à Munich le 7 juillet 1855 ; 5 kilogrammes de sang environ furent recueillis par le professeur Bischoff. Le poids du corps s’élevait à 130 livres ; la proportion était d’un treizième. Ce chiffre a été accepté par beaucoup de physiologistes ; pour quelques-uns cependant il serait trop faible. Rien d’absolu à ce sujet ne peut être établi ; la quantité de sang de notre corps ne varie-t-elle point suivant de nombreuses conditions ? Elle ne demeure pas la même avant et après les repas, pendant la veille ou le sommeil. Chez les animaux hibernans, comme la marmotte ou le lérot, si le poids du corps diminue d’un quart dans la période léthargique, celui du sang subit une réduction considérable. Le même fait s’observe pendant l’abstinence, les globules pâlissent et diminuent de volume. Les maladies amènent un résultat analogue, et rien n’est plus vrai que cette opinion communément répandue, que « les chagrins et les privations consument le sang. » Les notions exactes que nous possédons aujourd’hui sur la nature de ce liquide ont profondément modifié les erremens de Broussais, et plus d’un praticien de notre temps souscrirait à ce précepte de Galien, « qu’il ne faut point dans les saignées dépasser la mesure d’un colyle, et qu’il faut en tout cas respecter les veines d’un malade qui n’a pas quatorze ans. » Mieux que toute considération générale, l’étude de la transfusion nous montre l’importance du liquide sanguin. Nous indiquerons tout à l’heure les cas bien déterminés dans lesquels le médecin peut pratiquer cette opération ; mais dès à présent le lecteur est en mesure de comprendre comment chaque partie du corps va se ranimer au contact de ce liquide. Les fonctions des tissus seront tour à tour et rapidement analysées ; glandes, muscles, nerfs, moelle épinière, cerveau, manifesteront leur activité individuelle. On verra comment les globules du sang alimentent isolément toutes ces flammes, qui s’unissent et se confondent pour former le flambeau de la vie. La sécrétion s’opère à l’aide du tissu des glandes. Cette fonction relève de la nutrition, et se confond avec elle dans les produits les moins élevés de la matière organisée. Les végétaux les plus simples et les animaux inférieurs présentent cette confusion. A un degré supérieur de l’échelle des êtres, les élémens secrétaires s’isolent et vivent d’eux-mêmes, ils trouvent dans l’air environnant ou dans les liquides qui les baignent les conditions de leur nourriture et de leur fonctionnement. Chez les organisations parfaites, le tissu glandulaire devient plus complexe, il reçoit des vaisseaux et des nerfs ; la transfusion naturelle du sang joue déjà un rôle important. Le volume et surtout l’activité sécrétoire des glandes se trouvent dans un rapport direct avec la quantité de sang qui les traverse ; c’est ainsi que les reins, dont le travail est incessant, possèdent un système artériel très développé. Le sang se renouvelle dans les glandes comme dans tous les tissus, et les parois extensibles des vaisseaux l’admettent en proportion différente suivant que l’organe fonctionne ou se trouve au repos. Ici comme partout les faits particuliers ne sont que l’expression d’une loi plus générale. L’afflux sanguin augmente là où un excitant exerce son action. Lorsqu’un élément glandulaire manifeste son activité, il congestionne au plus haut degré toutes les parties voisines ; c’est un fait que les physiologistes ont bien mis en évidence sur les glandes salivaires des animaux. A l’état de repos, la congestion de ces glandes est faible, le sang des veines émergentes est noirâtre : c’est qu’alors les organes se nourrissent. Lorsque l’animal, lorsque le sujet de l’expérience vient à saliver sous l’influence d’une excitation artificielle, les glandes s’injectent au contraire, les vaisseaux deviennent turgides et revêtent une belle coloration vermeille. Ainsi les variations dans l’afflux sanguin correspondent partout à des degrés dans l’activité sécrétoire, et la sécrétion cesse lorsque le sang n’arrive plus aux glandes. Les vaisseaux du foie sont-ils oblitérés, la bile cesse de se former. Comprime-t-on les artères du rein, la sécrétion de cet organe s’arrête. Il suffit du reste d’énoncer les conditions du problème pour en avoir la solution ; le sang est un milieu où les élémens glandulaires puisent les principes de leur nourriture et de leurs fonctions, la circulation du liquidé sanguin au sein du tissu glandulaire est une véritable transfusion que le cœur entretient sans cesse et qu’une transfusion artificielle peut seule remplacer. La nutrition et la sécrétion dans leur travail continuel maintiennent l’état d’organisation de la matière végétale et animale. Les plantes ne possèdent guère que ces deux fonctions, on peut presque en dire autant des animaux pendant le sommeil ; mais pendant la veille ces fonctions ne sont point les seules dévolues à l’animal : il entre en relation avec le monde extérieur par le mouvement, la sensibilité et l’intelligence. Là fibre musculaire, organe essentiel du mouvement, possède une activité indépendante du système nerveux ; la transfusion locale confirme cette donnée scientifique, qui repose aujourd’hui sur des preuves multiples. Comme l’élément sécréteur, la fibre musculaire est distincte chez quelques animaux intérieurs ; le microscope la révèle à cet état dans le corps transparent des infusoires appelés vorticelles. Aux degrés les plus élevés de la série animale, cette fibre se trouve en connexion avec des nerfs et des vaisseaux, et, bien qu’elle jouisse d’une excitabilité qui lui est propre, elle reçoit du nerf moteur une incitation au mouvement. Le contact de la fibre musculaire avec les vaisseaux sanguins est intime, mais la composition chimique du sang qui la baigne varie suivant la quantité de travail fourni : aussi faut-il que sans cesse un nouveau liquide soit transfusé dans le réseau sanguin du muscle. La fibre du mouvement est-elle en repos, le sang qui la traverse est à peine modifié. Se trouve-t-elle dans un état de demi-contraction, l’oxygène diminue dans le sang, l’acide carbonique augmente. Si la contraction est manifeste, énergique, la combustion et la production d’acide carbonique sont alors à leur maximum ; le sang veineux est fortement noirâtre, le muscle se nourrit.et fonctionne tout à la fois. Ce sont là des modifications que subit la fibre musculaire pendant la vie. Lorsque la mort survient et que le sang ne se renouvelle plus, l’irritabilité musculaire disparaît après un temps variable et dans un ordre déterminé. Le ventricule gauche du cœur cesse d’abord d’être excitable, puis viennent l’intestin, la vessie, l’iris, les muscles de la vie animale ; l’oreillette droite du cœur meurt en dernier lieu, c’est l’ultimum moriens. La matière organique qui constitue ce qu’on appelle la chair se décompose ; elle est désormais soumise à l’empire des forces chimiques. Les sucs qu’elle renferme deviennent acides, des coagulations se forment, et alors survient cet état que l’on a désigné sous le nom de rigidité cadavérique. Ainsi altéré, le muscle n’est plus excitable ; mais, si à ce moment il est soumis à un courant de sang artériel, aussitôt il se répare, la rigidité cesse, les sucs musculaires reprennent leur composition première, et l’activité individuelle de la fibre se manifeste de nouveau. — Les expériences qui ont établi ce grand fait ont été tentées non-seulement sur des animaux, mais encore sur l’homme lui-même et dans des circonstances dont le récit n’est pas sans quelque difficulté ; le côté dramatique du sujet est assez vif par lui-même pour permettre une narration rigoureusement scientifique. Nous rapporterons ici les transfusions que M. Brown-Sequard exécuta sur deux individus décapités à Paris en juin et juillet 1851. La première expérience fut pratiquée sur un homme de vingt ans. La décapitation avait eu lieu le matin à huit heures ; onze heures après, toute trace d’irritabilité avait disparu dans la plupart des muscles du corps. L’injection dans les vaisseaux fut commencée à neuf heures dix minutes du soir ; la quantité de sang — que l’opérateur avait fait tirer de ses propres veines — était suffisante pour une partie limitée du corps : aussi borna-t-il ses recherches à la main, L’injection fut faite par l’artère où l’on explore le pouls, un peu au-dessus du poignet et naturellement dans la direction des doigts ; elle fut d’abord poussée assez vite, puis lentement. Le sang, qui entrait vermeil, s’écoulait noirâtre de la veine, comme cela a lieu pendant la vie. L’opération se prolongea trente-cinq minutes, et, dix minutes après ce temps, l’irritabilité était revenue ; on pouvait déterminer artificiellement un mouvement dans les muscles de la main. Sur le second décapité, l’injection fut faite avec le sang d’un chien vigoureux ; ce sang avait été préalablement privé de sa partie coagulable et battu à l’air ; il y en avait une livre environ. Le sujet était un homme robuste, d’une quarantaine d’années. La mort avait eu lieu également à huit heures du matin ; à dix heures vingt-cinq minutes du soir, la rigidité cadavérique était générale, il n’y avait aucune trace de contractilité sous l’influence des excitans. Le bras fut amputé, et à onze heures dix minutes M. Brown-Sequard poussa l’injection par l’artère brachiale. La peau prit d’abord une teinte livide, mais bientôt les bulbes des poils s’érigèrent, et la chair de poule se produisit. Cette circulation artificielle s’effectuait si bien que les veines du dos de la main présentaient un reflet bleuâtre ; des battemens semblables à ceux du pouls soulevaient l’artère principale du poignet, la vie musculaire renaissait ; les doigts cessèrent bientôt d’être raides, et à onze heures quarante-cinq minutes l’irritabilité avait reparu dans les muscles du bras ; elle existait encore le lendemain à quatre heures du matin. Jamais expériences n’ont mieux démontré que le sang est nécessaire à la vie musculaire. Dans les membres de ces décapités, la matière organique était décomposée, et toute manifestation vitale devenue impossible. Une irrigation sanguine est pratiquée, et soudain cette chair musculaire redevient contractile ; l’activité spéciale de la fibre du mouvement se ranime, et les fonctions s’exercent comme pendant la vie. On objectera sans doute que l’élément musculaire reçoit des nerfs moteurs ses conditions d’activité, et que les globules sanguins ne l’ont indirectement vivifié qu’en rendant aux nerfs leur excitabilité ; mais le mode d’action du curare n’a-t-il pas prouvé que la vie du muscle persistait après la mort physiologique du nerf [2] ? Si, sur un animal vivant, l’on comprime avec une serre-fine les artères des membres inférieurs, la soustraction du sang fera de même disparaître les propriétés des nerfs avant celles des muscles ; un stimulus artificiel appliqué directement sur la fibre musculaire déterminera encore un mouvement, alors que l’excitabilité nerveuse n’existera plus. Si vous ouvrez ensuite la serre-fine, vous rendez libre le cours du sang, et les propriétés des nerfs moteurs se rétablissent complètement. Ainsi la vie de l’élément nerveux lui-même a été successivement abolie et rétablie ; désormais les incitations motrices d’origine cérébrale ou médullaire pourront se transmettre par l’intermédiaire de ce conducteur, qui jouit d’une autonomie véritable. Les nerfs de la sensibilité générale réclament, comme les nerfs moteurs, le contact du sang artériel. La distribution anatomique de ces élémens nerveux ne permet point d’y étudier dans leur partie périphérique l’action du liquide sanguin ; cependant la sensibilité constitue une fonction trop bien définie pour ne point être, comme la motricité, l’objet d’une analyse expérimentale ; cette analyse s’est faite à l’aide de la transfusion sur la moelle épinière, organe récepteur de toutes les impressions de la peau. Les physiologistes ont employé un procédé ingénieux pour empêcher le sang de baigner ce centre nerveux ; ils injectent dans les vaisseaux, et suivant une direction déterminée, un liquide chargé d’une poudre inerte ; les parties capillaires de la circulation sont bientôt obstruées, la moelle cesse d’être en rapport avec le liquide sanguin, et aussitôt elle ne perçoit plus les impressions de la peau. Même phénomène s’observe lorsqu’on détruit artificiellement tous les vaisseaux sanguins qui de l’artère principale du corps se rendent à ce centre nerveux ; le retour de la sensibilité n’a lieu que lorsque le sang artériel a été rendu à la moelle épinière. Ce fait se prouve d’ailleurs par la transfusion d’un nouveau sang dans les veines d’un animal qui a succombé à une hémorrhagie. Enfin une autre expérience nous en donne la preuve ; voici comment elle a été faite. Deux chiens ont succombé à la section du centre nerveux qui renferme le nœud vital. La mort apparente se produit aussitôt que le point d’origine des nerfs respiratoires a été profondément lésé. Peu à peu, les tissus nerveux perdent leurs propriétés, et, avant qu’elles aient complètement disparu, les moelles des deux animaux sont mises à nu. L’une est soumise à l’action du gaz oxygène, et la sensibilité augmente ; l’autre est mise en rapport avec le gaz hydrogène, et la sensibilité n’est point modifiée. Ces faits démontrent d’une manière péremptoire que les centres nerveux trouvent dans l’oxygène du sang, ou, pour être plus précis, dans l’oxygène du globule, leurs conditions d’activité. Le cerveau, l’organe des manifestations les plus élevées de la vie, fonctionne comme la moelle épinière, — et un riche réseau de vaisseaux sanguins distribue dans toutes ses parties le liquide nourricier. — La masse cérébrale cependant ne saurait toujours mettre en jeu son activité fonctionnelle. L’organisme tout entier se repose après le travail du jour ; le cerveau, en dehors de la veille, ne conserve que la vie nutritive : aussi n’est-ce point sans raison que les religions de la Grèce antique avaient considéré le sommeil comme le frère de la mort. La quantité de sang transfusé à cet organe durant ces deux états si différens, la veille et le sommeil, n’est point la même. Le docteur Pierquin eut l’occasion d’observer une femme chez qui la maladie avait détruit une grande partie des os du crâne et dépouillé le cerveau de ses membranes ; la masse nerveuse, mise à nu, présentait ce reflet brillant qu’offre tout tissu vivant. Dans le repos du sommeil, la substance cérébrale était rosée, presque pâle ; affaissée sur elle-même, elle ne quittait point sa boîte osseuse. Tout à coup, au milieu du silence général de tous les organes, la malade prononce plusieurs paroles à haute voix ; elle rêve, et en quelques secondes l’aspect du cerveau a totalement changé. La masse nerveuse, soulevée, est comme projetée au dehors ; les vaisseaux sanguins, devenus turgides, ont doublé de volume ; la teinte blanchâtre ne prédomine plus : on a devant les yeux une surface d’un rouge intense. Le mouvement fluxionnaire augmente ou diminue suivant l’intensité du rêve ; quand l’organisme entier rentre dans le calme, les vives nuances de l’injection sanguine s’effacent peu à peu, et la pâleur primitive de l’organe redevient manifeste. La succession de ces phénomènes a permis de conclure que la mise en activité des cellules cérébrales, attise à elles une quantité considérable de sang. La circulation générale du cerveau est faible pendant le sommeil ; dans la syncope, elle subit une suppression complète, et chacun de nous a pu être témoin des résultats qu’amène la soustraction du sang dans ce viscère. La moindre émotion, le parfum d’une fleur, déterminent quelquefois des impressions qui, réagissant sur le cœur, en suspendent momentanément les mouvemens ; le sang cesse alors d’exciter le cerveau, et la pâleur de la face est un indice de l’anémie des parties profondes. L’organisme ne déploie plus cette activité extérieure qui est le propre de la vie, il tombe faible ; les manifestations intellectuelles ne se produisent point, les impressions lumineuses et auditives cessent d’être perçues ; mais qu’un courant d’air vif et frais vienne frapper la face, la vie renaît, les mouvemens du cœur reprennent, le visage se colore, et les phénomènes intellectuels et sensoriaux réapparaissent dans un ordre inverse à celui qu’ils avaient lorsqu’ils ont cessé. — Le chirurgien anglais Astley Cooper produisait des phénomènes analogues sur des chiens en comprimant au cou les artères du cerveau ; l’animal s’anéantissait et tombait dans un assoupissement profond. La compression était-elle suspendue, la vie cérébrale renaissait aussitôt ; ce n’était là toutefois qu’une image bien affaiblie de ce qui se passe dans la syncope. Il était réservé à un de nos physiologistes d’entrer plus avant dans le mécanisme du phénomène. Faire revivre momentanément une tête détachée du corps et la faire revivre par le sang artériel, tel fut le problème que M. Brown-Sequard posa et résolut. Voici les détails de cette expérience mémorable. — Un chien est décapité. La tête encore chaude est séparée du tronc, à la jonction du col et de la poitrine. Les manifestations de la vie disparaissent peu à peu, et l’œil perd en dernier lieu son expression. Un courant électrique appliqué à la moelle allongée ne détermine bientôt plus de contractions, les mouvemens respiratoires des narines, des lèvres, cessent complètement. Après dix minutes, M. Brown-Sequard adapte aux quatre artères de la tête un système de tubes qu’il met en rapport avec un sang privé de la partie coagulable et chargé d’oxygène. A l’aide d’un mécanisme artificiel qui supplée à l’action du cœur, l’expérimentateur fait circuler le sang dans toutes les parties du cerveau et de la moelle allongée. Quelques instans s’écoulent à peine, et déjà des tressaillement irréguliers animent la face, ils deviennent plus accusés, et bientôt des mouvemens réapparaissent dans tous les muscles, les yeux deviennent mobiles. Tous ces mouvemens, dit M. Brown-Sequard, semblent dirigés par la volonté. L’expérience fut prolongée un quart d’heure, et durant tout ce temps les manifestations vitales, en apparence volontaires, continuèrent. Elles cessèrent bientôt quand l’injection fut terminée, et l’on vit alors se produire l’ensemble des phénomènes observés dans l’agonie, la pupille se resserra pour se dilater, et le dernier effort de la vie fut une suprême convulsion de tous les muscles de la face. Devant ce spectacle saisissant, le naturaliste reste sous le coup de la plus puissante des émotions. — Le médecin comprend maintenant la nécessité du contact d’un sang artérialisé avec la matière cérébrale. Il sait pourquoi dans le traitement de la syncope la position déclive est favorable pour amener au cerveau le liquide vivifiant ; il sait qu’en jetant de l’eau sur la face, il agira sur les centres nerveux, ranimera les mouvemens du cœur, et fera circuler le liquide sanguin dans la masse cérébrale. — Le philosophe se pose une de ces questions vieilles comme le monde et plus que jamais à l’ordre du jour depuis les discussions passionnées de Barthez et de Cabanis. La matière organisée engendre-t-elle ou non les phénomènes qu’elle manifeste ? Grave problème que M. Cl. Bernard, dans son admirable Rapport sur les progrès de la physiologie, nous paraît avoir résolu. Pour ce savant, le cerveau de l’animal soumis à l’expérience de la transfusion fonctionne comme un mécanisme complexe auquel on restitue le sang qui lui appartient : l’organe cérébral n’est que l’instrument de l’intelligence, et la machine humaine marque la vie comme l’horloge marque le temps. Une dissection physiologique, comme celle qu’opère en quelque sorte la transfusion du sang sur les tissus glandulaires, musculaires et nerveux, si complète qu’elle soit, n’a de valeur que si l’on réunit les résultats de l’analyse ; le morcellement expérimental du corps humain doit aboutir à reconstituer l’ensemble. C’est ainsi qu’on procède dans les sciences physiques. Le faisceau incolore de lumière blanche est décomposé à travers le prisme « comme il l’est sur les gouttes d’eau qui forment l’arc-en-ciel, » et, après avoir traversé le verre, il s’épanouit en un merveilleux assemblage de rayons colorés. On étudie chaque rayon dans ses propriétés calorifiques, chimiques, lumineuses ; puis, quand l’œuvre d’analyse est terminée, un prisme nouveau placé en sens inverse fait converger tous ces rayons, et le faisceau de lumière incolore est reformé. Il en est de même de l’organisme et de ses parties constituantes. Les vies particulières des glandes, des muscles, des nerfs, du cerveau, se démontrent à l’aide de la transfusion locale, et la synthèse de l’être vivant se réalise d’elle-même avec la transfusion générale. Le sang qui arrive au cœur est distribué dans toutes les parties du corps, il n’est plus limité artificiellement à un territoire déterminé : aussi les vies partielles des tissus et des organes se raniment-elles simultanément, et la vie de l’individu devient pour nous une admirable unité collective. Ces importans résultats, que le physiologiste considère au point de vue élevé de la théorie, le médecin les retrouve sur le terrain pratique et en face du malade. Les succès de la clinique viennent du reste confirmer les données de la science, et ils reçoivent une explication rationnelle dans les notions que nous avons d’une part sur la vie normale des élémens, de l’autre sur les altérations morbides qu’ils subissent. La transfusion du sang a été quelquefois un remède héroïque contre les hémorrhagies artérielles et les pertes sanguines qui se produisent à la suite des accouchemens. Dans ces circonstances, les élémens du tissu nerveux, des muscles et des glandes ne sont pas atteints : aussi l’abord d’un sang nouveau leur rend-il la vie ; c’est remettre l’huile dans une lampe dont les rouages sont en bon état. Lorsqu’au contraire les glandes, les muscles, les nerfs, sont altérés primitivement, et que la lésion du sang, au lieu d’être la cause de l’altération des tissus, en est la conséquence, la transfusion ne peut plus rendre les mêmes services ; elle est presque toujours impuissante, et, pour reprendre la comparaison dont nous nous sommes servi tout à l’heure, c’est remettre de l’huile dans une lampe plus ou moins désorganisée en sa structure intime. La transfusion n’est pas seulement employée pour remplacer le sang qu’a perdu le malade ; on s’en sert aussi pour remplacer le sang vicié. On l’utilise avec succès pour combattre l’empoisonnement par l’oxyde de carbone. Ce gaz, formé par la combustion du charbon et de l’oxygène de l’air, est un poison énergique. Respiré en quantité modérée, il amène la mort par un mécanisme bien défini : l’oxyde de carbone, en présence des globules sanguins, en déplace l’oxygène et forme avec eux une combinaison stable et inerte au point de vue des propriétés vitales. Les élémens constitutifs des organes cessent bientôt ide fonctionner, et ils meurent comme à la suite d’une hémorrhagie artérielle. Dans les premières heures qui suivent l’intoxication, les globules du sang sont seuls intéressés, les autres tissus sont respectés : aussi suffira-t-il, pour rétablir la santé, de désemplir le système vasculaire et de remplacer le sang empoisonné par un sang nouveau ; la vie renaîtra. C’est ainsi que l’histoire de la transfusion démontre une fois de plus que les conquêtes dans l’art de guérir peuvent avoir pour point de départ la table du physiologiste, tout comme les progrès de l’industrie ont souvent pour origine la cornue du chimiste. III Dans l’ensemble des siècles, l’époque d’Harvey et la nôtre semblent appartenir à une même période. La démonstration de la vie individuelle des parties par la physiologie, les applications pratiques de la transfusion, sont, comme la circulation du sang elle-même, des résultats tout à fait modernes. Dans l’antiquité, la croyance générale était que la vie réside dans le sang, et cependant quelques anciens ont eu comme le pressentiment que les élémens de l’organisme vivent par eux-mêmes, et peut-être que le sang a un mouvement circulaire. Chose singulière, ce sont les poètes qui, contre l’ordinaire, ont le plus approché de la vérité. — Dans le septième livre des Métamorphoses, Ovide raconte avec détails le rajeunissement du vieil Éson. Médée, qui avait appris de sa mère la secrète vertu des plantes, fabriqua un de ces breuvages merveilleux dont la composition bizarre prouve au moins l’imagination du poète. Rien de plus complexe que ce produit : il renfermait des racines cueillies dans les vallées de la Thessalie, la chair et les ailes d’une chouette, le foie d’un vieux cerf, la tête et le bec d’une corneille qui avait vécu neuf cents ans, etc. Médée ouvre la gorge du vieil Éson, fait sortir le sang de ses veines, et lui substitue la liqueur qu’elle venait de préparer. Nous n’insisterons pas sur la singularité de ce mélange, qui nous rappelle la polypharmacie du moyen âge. — Les conseils que Médée donne aux filles de Pélias offrent plus d’intérêt. « Brandissez votre épée, leur dit-elle, aspirez ce sang vieilli, et je remplirai d’un sang jeune l’intérieur de ses veines. » Ce passage a exercé le talent des commentateurs les plus autorisés. Pline et Élien n’y ont point vu la preuve de la transfusion du sang ; ils n’y virent qu’une simple allégorie. Il est difficile d’admettre en effet l’existence de la transfusion à une époque où l’on ne connaissait pas le circuit du sang. Lucrèce et Virgile sont plus explicites, et l’on pourrait croire qu’ils ont entrevu la théorie des activités individuelles de l’organisme. Dans le milieu de son troisième chant, l’auteur du poème de la Nature exprime cette idée, que la vie réside à la fois dans toutes les parties du corps. Ici, il montre les tronçons du serpent s’agitant d’une manière isolée ; il semble, dit-il, qu’il y ait dans tous ces fragmens autant de vies individuelles tout entières (animas totas) ; plus loin, il met devant les yeux un membre séparé du corps, ce membre palpite encore, et la vie s’y traduit par une convulsion fibrillaire. Il décrit ailleurs les phénomènes que l’on observe sur une tête détachée d’un tronc encore chaud, les mouvements de la physionomie, et la disparition successive des manifestations vitales. — Dans le dixième livre de l’Enéide, le héros Laride est ainsi interpellé : « Et toi, ta main coupée te cherche, tes doigts à demi morts jettent un reflet brillant, et se crispent sur ton épée. » En effet, ces doigts sont bien à demi morts, car ils ont encore la vie individuelle, mais ne participent plus à la vie collective ; ils brillent (micant), car, pendant le mouvement automatique qu’ils exécutent, les rayons de la lumière éclairent des parties devenues mobiles ; la contraction des muscles détermine une flexion, aussi les doigts serrent-ils le fer (ferrumque retractant). Comme on peut le voir, Lucrèce et Virgile ont été observateurs fidèles ; les activités élémentaires des parties de notre organisme sont décrites comme si elles avaient reçu la démonstration expérimentale que leur ont donnée la physiologie moderne et la transfusion du sang. A vingt siècles de distance environ, le même fait se résume dans la même expression ; mais combien il a été différemment compris ! Les anciens n’observaient la vie des parties que dans leurs formes extérieures. C’est ainsi qu’un enfant observe le mécanisme d’une montre. Présentez-la-lui, il se contente d’en écouter le tic-tac ; ouvrez-la, il suit de l’œil le mouvement des rouages, il ne va point au-delà de la constatation des phénomènes. Avec le temps, le progrès s’opère, et l’enfant, parvenu à l’âge d’homme et placé en face de la même montre, se demande pourquoi et comment elle marche ; instruit par l’expérience, à force de persévérance et de travail, il démonte et remonte chaque rouage, il se fait une idée précise du rôle de chaque partie, et le mécanisme de l’ensemble lui apparaît enfin avec clarté. Les savans de notre époque ont ainsi étudié la machine humaine ; la vie des parties a été non-seulement observée, mais encore pénétrée dans le secret de son mécanisme. La transfusion du sang, si utile sous ce rapport, n’atteignit jamais au XVIIe siècle une importance vraiment scientifique. Elle apparaît d’abord comme une panacée universelle ; elle aspire à dominer la vie et à triompher de la maladie elle-même. Pures imaginations ! on a vu comment ce rêve s’évanouit. De nos jours, la vraie méthode, la méthode d’observation, est mise en honneur ; les questions de science ne sont plus agitées dans des tournois d’éloquence, elles sont étudiées modestement sur des faits, à l’ombre des laboratoires. La transfusion reparaît, mais non pas avec les prétentions exorbitantes d’autrefois : elle n’aspire plus à donner la vie universelle, indéfinie. Réduite au simple rôle de procédé scientifique, elle dévoile les secrets les plus mystérieux de l’organisation ; elle porte la lumière dans la vie des parties ; elle démontre que chaque élément de l’organisme vit par lui-même, et trouve dans le sang ses conditions d’activité. GUSTAVE LEMATTRE. Journal des Savans, 1666-1667.