La nouvelle philosophie de la nature - L’atome et l’esprit Charles Lévêque Revue des Deux Mondes T.81, 1869 I. Histoire des doctrines chimiques depuis Lavoisier jusqu’à nos jours, par Ad. Würtz, membre de l’Institut, in-8°, 1869. — II. De l’espèce et de la classification en zoologie, par Agassiz, traduit de l’anglais par M. F. Vogeli, 1 vol. in-8°, 1869. — III. Voyage au Brésil, par Agassiz, traduit de l’anglais par M. F. Vogeli, 1869. — IV. Anthropologie, par M. A. de Quatrefages, membre de l’Institut, 1868. — V. Leçons sur l’unité de l’espèce humaine, par le même, 1868. — VI. Les Questions anthropologiques de notre temps, par M. Schaaffhausen, professeur à Bonn, traduit de l’allemand par M. L. Koch, 1868. Les forces innombrables, infiniment variées, dont l’ensemble compose l’univers jouent sans cesse un jeu auquel l’homme ne peut jamais, quoi qu’il fasse, demeurer indifférent. Sa destinée en effet suit toujours plus ou moins les chances diverses de la partie engagée. Il s’efforce donc, autant qu’il est en lui, de diriger les coups, et pour cela d’entrevoir, comme disait Jouffroy, le dessous des cartes dont la nature physique ne lui présente que le dessus. Entrevoir le dessous des cartes dans le jeu des choses entre elles et avec nous, c’est pénétrer jusqu’au sanctuaire mystérieux où se cachent les énergies secrètes, les âmes, en un mot les causes secondes. C’est affirmer l’existence, déterminer la nature, marquer les caractères distinctifs des puissances de l’univers, non d’après l’expérience, qui n’a pas d’yeux pour les apercevoir, mais d’après l’idée que s’en forme la raison. C’est travailler à cette science supérieure qui répand les clartés idéales sur la confuse réalité. Ceux-là y travaillent qui conçoivent et affirment l’atome d’éther dans les vibrations lumineuses, l’atome chimique au sein de la molécule de l’or et du cristal, l’âme sous le tissu de la plante, l’esprit dans les volontés de l’animal. Le philosophe ne mérite son nom qu’à la condition de démontrer ces conceptions diverses et d’en former une interprétation plus ou moins complète de l’univers. Alors la nature apparaît, grâce à lui, non plus comme une énigme indéchiffrable, mais comme une œuvre admirablement intelligible. La science qu’il édifie ainsi, c’est, depuis plus de vingt siècles, la métaphysique. De modernes savans, — MM. Berthelot et Laugel entre autres, — l’appellent la science idéale. Le nom de philosophie idéaliste de la nature est peut-être celui qui lui convient le mieux. Dans ces dernières années, le crédit de cette science des causes a paru gravement compromis. De tous les points de l’horizon, des ennemis se sont levés contre elle. Cet assaut général était de nature à ébranler les convictions les plus éprouvées. Cependant les vétérans de cette philosophie française qui prend pour point de départ l’observation de l’homme intérieur sont restés fidèles à l’esprit qui depuis cinquante ans soutient et anime leurs études. Ils se séparent sur certains points sans doute, et il faut se réjouir de ces divergences, car la science en tirera profit ; mais le fait certain et capital, c’est que durant la récente crise philosophique aucun penseur se rattachant de près ou de loin au grand mouvement de 1818 n’a renoncé à l’interprétation métaphysique de la nature. Expliquer cette constance par l’entêtement ou par l’esprit de routine, ce serait faire à ces penseurs consciencieux et convaincus une injure gratuite. Leur ferme attitude a de tout autres causes. Ils se sont dit d’abord que la vérité expérimentale et la vérité rationnelle n’étant après tout qu’une même chose, elles devaient tôt ou tard se confirmer réciproquement ; puis, suivant avec attention le prodigieux mouvement scientifique de l’époque présente, ils se sont assurés que beaucoup de savans, par leurs tendances philosophiques, n’ont cessé de justifier et justifient chaque jour davantage les espérances des métaphysiciens. La science moderne, je dis plus, la science actuelle, s’appuie sur un ensemble de conceptions idéalistes affirmées ou supposées. Ces conceptions, pour la plupart, sont celles auxquelles aboutit le spiritualisme ; mais voici qui est plus curieux : les sciences positives se montrent parfois sur les questions capitales plus hardies, plus avancées, plus téméraires que pas une doctrine philosophique. C’est à tel point qu’en ce moment même elles hasardent un idéalisme vraiment nouveau, que les spéculatifs de profession acceptent en partie, mais qui pourtant dépasse de beaucoup l’extrême limite de leurs inductions légitimes. Ainsi la métaphysique, vouée, selon de sinistres prophéties, à une mort prochaine, prend une vie et une force nouvelles, et cela avec la coopération parfois intempérante des sciences qui, disait-on, devaient la tuer. Si le fait est vrai, quel éclatant démenti donné aux prédictions positivistes ! Or ce fait est certain. Il n’y a plus à en douter quand on a étudié d’importans travaux récemment publiés. De nombreux savans reviennent à cette recherche de l’invisible, de l’idéal et des causes dont on s’était flatté de les dégoûter à jamais. Ni les trésors de l’observation, ni la beauté des lois nouvellement découvertes, ne satisfont leur soif de connaître. Il leur faut une philosophie idéaliste de la nature, et quand ils ne la trouvent pas toute prête, sous la main, ils l’improvisent. Les preuves surabondent ; mais pour aujourd’hui, je n’appellerai en témoignage que la chimie et l’histoire naturelle. Sur la philosophie des chimistes, mon guide sera le dernier ouvrage théorique de M. Ad. Würtz. Il y a deux sortes de chimistes : ceux qui ont peur de la philosophie et ceux qui possèdent l’art de s’y appuyer. M. Würtz est de ces derniers. Tout en exposant fidèlement les résultats de l’expérience, il les voit et les fait voir de haut. Si je ne me trompe, il dirait volontiers de la science et en particulier de la chimie ce que Bossuet disait de la vérité en général, qu’elle est semblable à l’eau des fontaines, et qu’on doit l’élever pour la mieux répandre. Aussi l’Histoire des doctrines chimiques depuis Lavoisier jusqu’à nos jours fait-elle penser en même temps qu’elle instruit ; mais l’intérêt principal de ce remarquable morceau de littérature scientifique, c’est qu’on y assiste au développement continu pendant soixante années d’un idéalisme chimique auquel ont travaillé les plus illustres savans, et qui semble atteindre en ce moment son dernier degré de précision. C’est au sujet de cette philosophie que je consulterai surtout M. Würtz. Quant aux naturalistes, je demanderai leurs théories à trois hommes différens d’origine, de tendance, d’opinion. M. Agassiz, Suisse de naissance et professeur à Cambridge, en Amérique, est une puissante intelligence. Observateur pénétrant, penseur fécond en intuitions larges et profondes, du reste étranger, comme il le dit lui-même, à tout esprit de bigoterie ou de secte, il ne craint pas de se montrer idéaliste jusqu’à relever au nom de la zoologie les types génériques du platonisme. Notre compatriote M. de Quatrefages, plus circonspect, mais éminent par le talent d’exposition, la méthode et l’impartialité, établit en ce moment l’anthropologie sur un système d’hypothèses empruntée à la psychologie. Enfin un Allemand partisan avoué des idées darwiniennes, M. Schaaffhausen, professeur à Bonn, a trouvé le secret d’édifier, en se fondant sur la théorie de l’évolution, une zoologie spiritualiste dont les perspectives hardies s’étendent à l’infini dans le passé et dans l’avenir. Les doctrines de ces savans ont d’autant plus de signification qu’ils ne sont enrôlés sous aucune de nos bannières philosophiques. En méditant sur leurs travaux, je suis arrivé aux conclusions suivantes, que je vais essayer de justifier par la démonstration. D’abord il y a au fond de la chimie moderne un idéalisme tantôt conscient, tantôt inconscient, mais nettement caractérisé. En second lieu, les naturalistes actuels ont aussi leur métaphysique, peut-être plus hardie encore. Enfin cet idéalisme scientifique, quoique parfois aventureux, n’est ni tout à fait hypothétique ni purement chimérique. Il répond aux vues les plus neuves de certains penseurs aussi solides que brillans, et il signale un mouvement auquel la philosophie proprement dite doit résolument s’associer pour l’empêcher d’avorter et pour recouvrer cette hégémonie intellectuelle à laquelle son honneur et son devoir lui commandent également d’aspirer. I Parmi les premières sciences où se soit exercée l’activité naissante et inexpérimentée de l’esprit humain, la chimie est assurément l’une des plus anciennes. Sans la faire remonter jusqu’à Mezraïm, fils de Cham et premier roi d’Égypte, sans en chercher les origines dans la douteuse sagesse des prêtres égyptiens, il est permis d’en reconnaître au moins les germes au fond des systèmes qui furent les préludes de la philosophie grecque. Dès cette époque, l’étude de la nature, confondue avec celle de la matière, était déjà idéaliste, car elle assimilait les forces physiques tantôt à des âmes, tantôt à des dieux. L’abus qu’elle faisait de l’hypothèse et de la conjecture était compensé par de fermes tendances philosophiques. A partir de notre ère, ce fut l’esprit de chimère qui l’emporta. Alors et au moyen âge, on rencontre de plus en plus marquées les traces de l’alchimie, cette recherche ardente et folle qui visait à découvrir le double secret de convertir les métaux en or et de prolonger à volonté la vie de l’homme en la dérobant aux maladies. Au premier siècle, Caligula tentait d’extraire de l’or d’une grande quantité d’orpiment, mais le peu de succès de son expérience ne tardait point à le dégoûter. Bien d’autres devaient réussir aussi peu sans toutefois perdre courage. Dix siècles plus tard en effet, l’alchimie, malgré ses mécomptes, s’obstinait à vivre d’espérance. L’une de ses plus fameuses victimes fut un médecin nommé Rhazès, à qui cette science infligea deux déceptions cruelles. Renommé pour son habileté à produire de l’or, il fut incapable d’arracher à ses cornues la somme de dix pièces d’argent promise en dot à sa femme, et subit la prison pour dettes. Plus tard, atteint de cécité à la suite d’une cataracte, il reconnut, à ses dépens, son impuissance à commander aux maladies. Peu à peu cependant l’alchimie, instruite par ses échecs même, se rapprochait des voies scientifiques. Certes, au moment où le grand souffle de la renaissance excitait les intelligences et les poussait à toutes les audaces, Paracelse était encore alchimiste et astrologue. Il admettait, sous le nom de grand arcane, une matière première d’où la Divinité, selon lui, tirait tous les êtres, qui sont autant d’arcanes particuliers. Sans doute il a écrit des pages extravagantes où il prouve que certains homuncules semblables à nous peuvent naître en dehors des voies physiologiques ; pourtant l’alchimie est à ses yeux autre chose que l’art de faire de l’or. C’est par excellence l’art de plier à notre usage les forces physiques en imitant habilement les opérations de la nature elle-même, qu’il nomme le premier des alchimistes. Lorsqu’il tenait ce langage dont la bizarrerie cache une réelle profondeur, Paracelse était le véritable précurseur de la chimie moderne. Imiter en effet les actions et les réactions de la nature, comme elle défaire, refaire, décomposer, recomposer les corps, telle devait être la puissance expérimentale de la nouvelle science chimique. D’autre part, personnifier la nature, la considérer sinon comme un alchimiste unique, du moins comme un ensemble de forces invisibles et idéalement conçues, dont il faut surprendre les habitudes et les lois, telle devait être la puissance théorique du chimiste au XIXe siècle. De ces deux puissances, on peut dire que Lavoisier a fondé la première, Dalton la seconde. Lorsque Lavoisier parut, l’alchimie agonisait ; mais elle n’était pas morte. Soutenue par la pensée que les métaux étaient des corps composés et par l’incorrigible espoir d’en retirer beaucoup d’or, elle s’obstinait dans ses anciennes pratiques. Lavoisier lui porta le coup de grâce en démontrant que les métaux sont des corps simples ; mais là ne se borna point l’œuvre de son génie. Généralisant la notion des corps simples, il l’éleva au suprême degré de clarté. Il proclama simples les corps dont on ne peut tirer qu’une seule espèce de matière, qui, soumis à toutes les épreuves, se retrouvent toujours les mêmes, indestructibles, indécomposables. Après avoir défini ces corps, Lavoisier montra qu’ils étaient doués du pouvoir de s’unir entre eux et de former par là des corps composés sans que cette union entraîne la moindre perte de substance. Il constatait en effet, la balance à la main, que chaque combinaison renferme toute la matière des corps qui y sont entrés. Ces quelques principes d’apparence si modeste portaient dans leurs flancs la plus brillante et la plus heureuse des sciences modernes. Dès ses premières années, elle se développa rapidement à l’aide de sa méthode, dont la précision est incomparable. Sa puissance fut complète lorsqu’elle eut découvert avec Wenzel et Richter la loi des proportions définies, avec Dalton la loi des proportions multiples. Ces lois lui avaient livré le secret de l’action réciproque des élémens. Par elles, la chimie connaissait désormais les conditions mathématiques dans lesquelles s’accomplissent les mariages des substances qu’elle rapproche. Elle devenait maîtresse de former à son gré ces unions mystérieuses ou de les dissoudre quand il lui plairait. Réalisant enfin le vœu de Paracelse et se conformant au précepte de Bacon, elle imitait à volonté la nature et devenait, au moins dans certains cas, sa rivale. Au moment même où ses lois lui étaient révélées par des faits éclatans, la chimie voulut pénétrer, au-delà de l’expérience, jusqu’à la substance des corps et jusqu’à la cause interne des changemens qu’ils éprouvaient. Trente ans à peine après les premières observations de Lavoisier, cette science sentit la nécessité de grouper les phénomènes autour d’une théorie qui en éclairât l’étendue et les relations. Dès lors on la surprend en flagrant délit de métaphysique. Ce qui paraîtra plus étonnant encore, c’est que l’idéalisme chimique inauguré à cette époque est resté en crédit, s’est fortifié avec les années, et exerce aujourd’hui un empire presque incontesté. Pour comprendre et mesurer l’essor que prit la chimie théorique il y a soixante ans, il faut savoir comment on fut conduit à adopter l’hypothèse des atomes. En 1804, Dalton étudiait à Manchester la composition de deux gaz, le gaz des marais et le gaz oléfiant, formés l’un et l’autre d’hydrogène et de charbon. Il reconnut que, la quantité de charbon restant la même, le gaz oléfiant renferme exactement moitié moins d’hydrogène que le gaz des marais. Frappé de cette proportion de 2 à 1, il voulut étudier au même point de vue la composition de l’acide carbonique et de quelques autres corps. Le résultat de ses recherches fut celui-ci : lorsqu’un corps simple donné forme avec un autre corps simple une suite de combinaisons, le poids de l’un de ces corps restant le même, les poids de l’autre varient suivant des rapports numériques très simples. Quoi de plus simple effectivement que les différences de 1 à 2, 1 à 3, 2 à 3, 1 à 4, qui expriment ces rapports ? C’est là ce qu’on a nommé la loi des proportions multiples, dont la formule a été trouvée par Dalton. Un exemple rendra cette loi aisément intelligible. Qu’on prenne de l’azote et de l’oxygène et qu’on en forme une série de composés en conservant toujours la même quantité d’azote, soit 175 parties, on obtiendra le tableau suivant : Le protoxyde d’azote renferme, pour 175 parties d’azote 100 d’oxygène Le bioxyde d’azote 175 — 200 — L’acide nitreux 175 — 300 — L’acide hyponitrique 175 — 400 — L’acide nitrique 175 — 500 — Entre les chiffres de ces deux colonnes, les relations sont saisissantes. Un seul et même nombre occupe la première, tandis que dans la seconde figurent des quantités qui varient comme les nombres simples 1, 2, 3, 4, 5. Notons que cette belle loi embrasse et confirme celle des proportions définies, laquelle est encore plus facile à comprendre, et consiste en ceci, que, pour former par exemple du protoxyde d’azote, il faudra dans tous les cas invariablement associer 175 parties d’azote à 100 parties d’oxygène. Il y a là une proportion déterminée, fixe, constante, qui constitue une loi. Avant Dalton, cette permanence avait été contestée ; elle le fut encore de son temps, notamment par Berthollet. Elle ne l’est plus aujourd’hui. En posant cette loi, en y ajoutant celle des proportions multiples, la chimie est venue attester deux fois les habitudes régulières de la nature et l’ordre merveilleux auquel elle obéit. Après avoir constaté ces intéressans phénomènes, Dalton eut l’ambition de les interpréter théoriquement. Pour expliquer le jeu si merveilleusement régulier des combinaisons chimiques, il eut recours à une hypothèse très claire dont il sut encore augmenter la clarté. Évoquant les corpuscules autrefois imaginés par Démocrite, il supposa que les parties dernières qui s’associent dans les corps mis en présence sont des atomes d’une étendue réelle et d’un poids constant. Partant de là, il disait que, si deux corps se combinent selon la loi des proportions définies simples, un atome du premier s’unit à un atome du second. Si les combinaisons ont lieu selon la loi des proportions multiples, on admettait qu’un atome du premier corps s’unit successivement à un, deux, trois, quatre, cinq atomes du second. Entre les molécules complexes des corps composés, il établissait les mêmes rapports qu’entre les atomes des corps simples réunis par l’affinité. Enfin le poids d’un corps n’était plus que la somme des poids de ses atomes. On raisonnait sur des termes précis, on s’entendait avec soi-même, les abstractions prenaient corps. Dès le début, on apprécia l’utilité et la fécondité de cette hypothèse. Elle a été éprouvée pendant plus d’un demi-siècle par une légion d’esprits chercheurs et inventifs. Gay-Lussac, Ampère, Berzélius, M. Dumas, Laurent et Gerhardt l’ont tour à tour marquée, de leur empreinte. Entre les mains des derniers venus, elle s’est élargie, a pris une physionomie nouvelle et a reçu le nom caractéristique de théorie de l’atomicité. Sous cette forme récente, elle comprend quatre suppositions essentielles : les corps simples se composent de particules invisibles ou atomes ; ces élémens sont doués du pouvoir d’attirer et de fixer à leur substance les atomes de certains autres corps ; ils ont la propriété de choisir en quelque sorte le nombre et l’espèce des atomes auxquels ils tendent à s’unir ; enfin de cette dernière propriété se déduit la structure intérieure, la forme secrète ou, si l’on veut, l’architecture mystérieuse de la molécule. Existence de l’atome invisible, affinité, atomicité, structure moléculaire, où la chimie a-t-elle rencontré ces idées ? Hypothétiques ou non, ces notions sont admises par elle ; elle s’en sert à chaque instant. Encore une fois, à quelle faculté les doit-elle ? Est-ce aux sens ? est-ce à la pure raison ? Dans cette conception de l’atome renouvelée du matérialisme antique par la science contemporaine, n’y a-t-il que des résultats puisés aux sources expérimentales ? Parmi les savans modernes, il y en a qui, malgré l’étymologie du mot, admettent que l’atome est étendu et même divisible. D’autres ne séparent pas l’idée d’indivisibilité de l’idée d’atome. Les premiers comme les seconds, quoique par des voies différentes, franchissent les limites de l’observation sensible et s’engagent dans le domaine des choses idéales. En effet, à le prendre d’abord comme étendu et divisible, l’atome n’a jamais été isolé de la masse dont il est partie intégrante. Pesant, il n’a jamais été séparément pesé ; étendu, il n’a jamais été séparément mesuré. Personne ne l’a vu, ni touché, ni montré. Il n’a donc jusqu’à présent qu’une existence purement rationnelle, car, malgré les propriétés physiques que la science lui prête, aucun de nos organes n’en a jamais reçu la moindre impression. Regarde-t-on l’atome comme indivisible ? Ce que nous venons de dire sera, s’il est possible, encore plus vrai. « On appelle atome, dit M. Louis Büchner, la plus petite particule de matière qu’on ne peut plus diviser, ou que nous nous représentans comme indivisible. » Soit, répondrons-nous ; mais on ne se représente que les objets qu’on a déjà connus en entier ou dont on a rencontré du moins les élémens épars dans la réalité. Or on peut défier les savans de montrer l’indivisible où que ce soit dans la nature. Le microscope n’a pas rapproché l’indivisible de nos regards ; il l’en éloigne au contraire de plus en plus à mesure que l’instrument se perfectionne. D’un autre côté, l’étendue mathématique elle-même est toujours divisible par la pensée. Il n’y a d’indivisible en nous que notre âme, et en dehors de nous que ce que l’âme a idéalement conçu à l’image d’elle-même. Pour juger à quel point l’atome, indivisible ou non, est en dehors et au-delà de l’expérience, il faut considérer les attributs qui lui sont conférés par les chimistes qui en font la base de leurs théories. Certes, de cette particule élémentaire je ne dis pas que c’est un être vivant. Je ne puis consentir pourtant à n’y voir qu’un élément inerte, car il se meut, e pur si muove, et qui plus est, il meut. Entre la vie, si riche en énergies diverses, même à son plus bas degré, et l’inertie, si pauvre qu’elle en est réduite à tout recevoir du dehors, il y a un milieu. Ce milieu, cet intermédiaire trop souvent méconnu, c’est la force, dont le caractère est d’être capable d’action, tout en restant dépourvue de conscience, de sentiment, de pensée, de liberté. Cette force, insensible, aveugle, fatale, mais non pas inerte, elle entoure, presse, menace ou sauve ceux qui s’obstinent à la nier. C’est l’oxygène qui brûle, le sel qui dissout, le curare qui tue. Brûler, dissoudre, tuer, serait-ce donc être inerte ? Il suffît de constater quant à présent que l’atome est regardé par la plupart des chimistes comme doué, au moins hypothétiquement, d’une certaine énergie active qu’on nomme l’affinité. Parmi ceux-là mêmes qui emploient incessamment ce mot d’affinité, il y en a qui ont coutume de ne le regarder que comme une sorte de signe algébrique remplaçant dans le discours quelque chose d’absolument inconnu. Ils se trompent en cela, et les philosophes ont le droit de relever cette erreur. Non, le mot d’affinité n’est point une expression inintelligible. Sans avoir le génie de Goethe, qui l’a pris pour titre d’un de ses plus curieux ouvrages, on comprend que ce terme désigne la faculté d’attirer, d’être attiré et de tendre fortement à s’unir avec ce qui attire. Quand on veut expliquer par analogie la vertu de ce magnétique attrait, on le compare naturellement à l’amour, qui, lui aussi (chacun le sait, l’a su ou le saura), est une puissance d’attirer, d’être attiré et de s’unir. N’en croyez donc pas tout à fait les savans qui prétendent ignorer entièrement ce que c’est que l’affinité. Ce qu’il y a de vrai dans leurs affirmations restrictives, c’est que la science n’a jamais aperçu l’affinité parmi les objets qu’observent les sens. Oui, cette force est invisible, impalpable. C’est un de ces moteurs qui animent l’univers au point que pas une parcelle de matière n’y demeure une seconde dans l’immobilité. Ces moteurs, qui les a vus ? Personne ; cependant tout le monde y croit, en parle et s’en fait une idée. D’après quel type ? D’après notre âme évidemment, qui est un moteur, mais un moteur qui se voit lui-même et que les yeux du corps n’ont jamais seulement entrevu. On ne se contente pas d’attribuer à l’atome invisible l’affinité, non moins invisible que lui. D’après la chimie, non-seulement l’atome attire et fixe l’atome, il a en outre le pouvoir supérieur de choisir le nombre et la qualité des atomes auxquels il s’associe. Les faits semblent confirmer ce langage, d’ailleurs si limpide et si attachant qu’on en croit volontiers ceux qui le parlent en maîtres. « Chaque atome, écrit M. Würtz, apporte dans ses combinaisons deux choses : d’abord son énergie propre, et de plus la faculté de la dépenser à sa manière, en fixant d’autres atomes, pas tous indistinctement, mais de certains atomes et en nombre déterminé. » Quoi de plus clair ? L’auteur de ces lignes m’ouvre la porte du monde atomique. J’y entre de plain-pied. Là j’aperçois par la pensée des êtres formant des unions assorties. J’avance encore, et l’on m’initie plus intimement à leur caractère. Tel métal est incapable de s’unir, par exemple, à plus d’un atome de chlore, tel autre en prend deux. Celui-ci se combine à trois atomes de chlore, celui-là en prend quatre pour former un chlorure saturé. Voici maintenant les atomes de carbone qui montrent une tendance tout à fait singulière à s’accumuler en grand nombre dans les molécules des corps organisés. Je demande pourquoi ; on me répond que c’est qu’ils ont la faculté de se combiner entre eux et de s’attacher les uns aux autres. Cette faculté qu’ont les atomes de choisir un nombre déterminé d’autres atomes appropriés à leur nature spéciale, les chimistes l’ont baptisée l’atomicité. Qu’est-ce donc au fond que l’atomicité ? Comme l’affinité, c’est une force, mais plus spéciale encore et plus définie. C’est une énergie fatale, aveugle, et qui pourtant opère électivement avec une sûreté si infaillible que les effets en sont prévus et d’avance notés en formules. Je me demande inutilement en quel temps, en quel lieu, dans quel être j’ai surpris au passage une force pareille à celle-là. Je vois bien la fatalité dans la nature, où les choses subissent la loi des retours périodiques ou des transformations inévitables ; mais avec mes yeux je n’y vois pas la force. En moi-même, j’aperçois, à côté de la liberté, des passions impétueuses, violentes sans doute, mais dont aucune n’a l’allure mathématiquement fatale de l’atomicité. L’univers m’offre la fatalité et me dérobe la force. Ma conscience me donne le spectacle de la force, mais me dérobe l’absolue fatalité. C’est le travail de mon esprit qui rassemble et combine ces deux notions séparées. L’atomicité est conséquemment une notion composite, faite d’un élément pris à la nature et d’un autre emprunté à la conscience ; c’est encore une œuvre idéale de la raison. En partant de l’atomicité, les chimistes arrivent à dessiner dans leur esprit d’abord, puis sur le papier, la configuration des groupemens moléculaires. En 1855, M. Würtz avait entrevu la théorie de l’atomicité avec quelques-unes des conséquences qui en découlent. Trois ans plus tard, cette théorie fit un grand pas. Un mémoire important de M. Kékulé énonçait cette idée, que le carbone est un élément tétratomique, c’est-à-dire doué du pouvoir de fixer à un seul de ses atomes quatre atomes d’un autre corps. C’est ce qu’on exprime d’une autre manière en disant que le carbone a quatre atomicités. M. Kékulé en était venu là en observant que, dans les corps organiques les plus simples, un atome de carbone est toujours uni à une somme d’élémens équivalente à quatre atomes d’hydrogène. Ainsi la molécule du gaz des marais, qui se compose d’un atome de carbone et de quatre atomes d’hydrogène, est tétratomique. On en conclut qu’elle peut être figurée par une croix grecque. L’atome de carbone occupe le centre de la croix et les atomes d’hydrogène sont placés aux extrémités des quatre bras. Cette figure ingénieuse a été présentée avec beaucoup d’autres par M. H. W. Hoffmann à ses auditeurs dans une leçon publique faite à l’Institution royale de Londres. Cet exemple très simple suffit pour expliquer comment les chimistes passent de l’atomicité à la structure moléculaire ; mais on parvient à décrire des molécules bien autrement complexes. Il y en a d’inachevées dont certaines atomicités demeurées disponibles attendent encore l’atome ou les atomes qu’elles exigent pour être saturées. Il y en a qui forment une longue chaîne aux nombreux anneaux rivés l’un à l’autre par la force de combinaison. D’autres ont un noyau entouré d’un premier cercle d’atomes auxquels d’autres atomes s’attachent comme autant d’appendices, et dans ces systèmes moléculaires le groupement des particules élémentaires est souvent déterminé d’une façon nécessaire par le nombre et l’énergie propre des atomes. Cette reconstruction de l’architecture moléculaire au moyen des indications fournies par l’atomicité est intéressante à étudier. Le savant y déploie une sorte de pouvoir créateur. En cherchant à percer les voiles sous lesquels se cache l’organisme de la molécule, il mêle malgré lui je ne sais quelle fantaisie poétique à l’exactitude des expériences et à la rigueur des formules. Est-il besoin de dire pourquoi ? Ici encore une fois, le chimiste chemine dans les sentiers mystérieux de l’invisible. En elle-même et par les notions qui la préparent, la construction de la molécule est une opération essentiellement idéale. Pas plus que l’atome, pas plus que la molécule elle-même, l’arrangement des particules élémentaires n’est saisi par l’observation. Conséquence de prémisses purement idéales, la conception de cette structure a le même caractère que les notions d’où elle dérive. Il est aisé maintenant de mesurer l’importance philosophique de la théorie atomique. Le rôle que les chimistes attribuent à cette théorie est considérable. Affinité et atomicité, dit M. Würtz, telles sont les deux manifestations de la force qui réside dans les atomes, et cette hypothèse forme aujourd’hui la base assurée de notre système de connaissances chimiques. — Certes on ne parlerait pas en ces termes d’une hypothèse de circonstance destinée à disparaître bientôt. Eh bien ! quand la philosophie examine de près cet ensemble de vues fécondes, elle n’y découvre que des inductions psychologiques et des intuitions idéalistes. Ce n’est pas tout. En y réfléchissant, on voit se dessiner au fond de cet idéalisme une véritable théorie métaphysique de la matière. Il en sort en effet certaines conclusions que plus d’un chimiste déclinera peut-être, mais qu’il n’est pas facile d’éluder. Ces conclusions iraient aussi loin que les solutions risquées par les penseurs les moins timorés. D’abord et du premier coup, la théorie atomique entraîne une modification profonde des idées reçues au sujet de l’essence de la matière. C’est en partant de l’atome, à la fois invisible et indivisible, c’est en pensant à la force, indivisible et invisible comme l’atome parfait, que tel chimiste illustre de notre siècle en est venu à idéaliser la matière presque jusqu’à la supprimer. Dans une occasion récente et solennelle, M. Dumas a pu dire de Faraday : « Il ne croyait même pas à la matière, loin de lui tout accorder… Ce qu’on appelle matière n’était à ses yeux qu’un assemblage de centres de forces. » Voilà bien l’élément dernier de la matière rapproché autant que possible de la substance immatérielle. — La seconde conséquence de l’atomisme chimique, c’est qu’il individualise les parties constitutives de la matière. Une certaine école rêve encore de nos jours l’absolue identité de toutes les matières : idée séduisante peut-être pour les esprits que domine en toute chose la passion de l’unité, mais simple conjecture aussi longtemps qu’on n’aura pu décomposer et réduire en poussière d’atomes semblables les corps indécomposables jusqu’ici. De toutes les conséquences de la théorie atomique, la plus remarquable, c’est qu’elle tend à restreindre le principe trop absolu de l’inertie de la matière. On répète que la matière, abandonnée à elle-même, est incapable de changer d’état. D’autre part, les chimistes nous disent que les atomes se portent, se lancent, se précipitent vers les atomes pour lesquels ils ont une vive affinité. M. John Tyndall s’approprie et prend à la lettre ce mot poétique d’Émerson : « les atomes marchent en cadence. » N’est-il pas évident qu’une énergie aussi spontanée exclut dans les élémens de la matière l’inertie complète qui en serait la négation ? Tous les chimistes, dira-t-on, n’ont pas embrassé la cause de l’atomisme. Sans doute ; mais parmi les hérétiques il en est d’éminens qui ont aussi leur idéalisme, quoique moins complet que celui des orthodoxes. Tel est, par exemple, M. Berthelot. Le jeune professeur du Collège de France n’est pas seulement l’un des pins brillans promoteurs de la chimie organique ; c’est encore un penseur. Il a une philosophie à lui qu’il a exposée d’abord dans l’introduction et dans la conclusion de son ouvrage principal [1] ; puis dans une étude encore présente à la mémoire des lecteurs de la Revue [2]. Ces deux écrits le montrent fort éloigné du positivisme. Il s’y défend de l’intention de proscrire les hypothèses et les théories. Il écarte soigneusement le mot d’atome ; mais il emploie volontiers celui de molécules et de forces moléculaires. Il ne supprime nullement les questions métaphysiques. Au contraire, sur l’ensemble dès faits recueillis par la science positive, il fonde et élève l’édifice de la science idéale. On souhaiterait que celle-ci lui parût capable d’arriver à la certitude. C’est beaucoup toutefois que de l’admettre même en la réduisant à la probabilité. D’ailleurs la science des causes a plus d’une fois rencontré juste, puisque M. Berthelot écrit que la chimie « a réalisé sous une forme concrète la plupart des formules de la vieille métaphysique. » Nous ajoutons, quant à nous, que la plupart des chimistes confirment et au-delà les idées de la métaphysique nouvelle. Voici en effet ce que, d’après les considérations précédentes, on peut dire dès à présent. Ouvertement, comme Faraday, ou sans le savoir et en dépit d’eux-mêmes, les partisans de l’atomisme chimique ont une métaphysique idéaliste. Cette métaphysique attribue ou tend à attribuer à la matière un degré d’idéalité et de puissance que nulle philosophie ne lui avait accordé jusqu’au siècle présent. Je ne vois point de système antérieur à notre temps qui ait conçu une matière à la fois si peu matérielle que celle de Faraday et si énergiquement active que celle de M. Würtz. Il n’y a que la hardiesse de certains penseurs du temps présent qui égale l’audace consciente ou involontaire de quelques chimistes. L’idéalisme spiritualiste de la zoologie et de l’anthropologie actuelles est du même genre que celui des chimistes. L’origine en est la même, et la nouveauté au moins aussi grande. II S’il est une science qui paraisse au premier aspect libre d’attaches métaphysiques, c’est l’histoire naturelle. On ne voit pas tout de suite quelle nécessité l’entraînerait au-delà de l’observation pure et simple des faits sensibles. Pour reproduire le tableau des êtres tel qu’il se déroule chaque jour sous nos yeux, elle n’a nul besoin, à ce qu’il semble, de spéculations transcendantes. On se demande en quoi elle pourrait avoir affaire de ce que les sens n’atteignent pas. Que la chimie s’allie avec la philosophie, on le conçoit. La forte unité que lui prête la théorie l’empêche de se résoudre en une maigre nomenclature de formules et de faits. En outre, des hauteurs où l’élèvent les principes, elle domine et gouverne les applications et la pratique au lieu de s’y asservir ; mais qu’importent les idées, les principes, les causes, au naturaliste, dont l’ambition discrète n’a point à s’inquiéter du pourquoi des choses ? N’est-il point satisfait quand il a su retrouver et dépeindre l’ordre vivant de l’univers ? Il est vrai, le naturaliste n’explique pas. Le but unique de ses efforts est de classer, c’est-à-dire de découvrir et de marquer au juste la place que chaque espèce d’êtres occupe dans la hiérarchie universelle. Toutefois classer n’est pas une tâche à laquelle le travail de l’expérience suffise absolument. Déjà quatre cents ans avant notre ère, l’auteur du Philèbe et du Sophiste, le maître du naturaliste de génie qui a écrit l’Histoire des animaux, enseignait que l’art des classifications est un don tout à fait divin. Sans diviniser ni Linné, ni Cuvier, ni les deux Geoffroy Saint-Hilaire, on doit avouer que déterminer les caractères génériques et spécifiques des corps bruts, des plantes et des animaux, est l’une des entreprises les plus ardues de la science. D’éminens esprits y ont échoué ou n’y ont qu’imparfaitement réussi. La science actuelle en connaît la raison. Ils ont tenu trop grand compte des caractères visibles et négligé ces traits profonds que la philosophie seule sait aller saisir sous les apparences. La considération exclusive de la structure les a souvent trompés : elle abuse encore aujourd’hui leurs successeurs. Ne se fier qu’à la forme extérieure, c’est ressembler à un sculpteur qui, pour faire un buste, se bornerait à pratiquer un moulage sur le vif, et ne reproduirait la figure qu’en éteignant le regard et en pétrifiant la physionomie. Dans son livre sur l’Espèce et les classifications, M. Agassiz a exposé avec beaucoup d’autorité les mérites et les défauts de ce procédé, dont le vrai nom serait celui de méthode extérieure. Évidemment le naturaliste ne peut se passer d’une étude attentive de la structure. La connaissance approfondie des linéamens de l’organisation tant végétale qu’animale lui est indispensable. S’il ne l’a pas envisagée sous tous ses aspects, il tombe dans une foule d’erreurs et de confusions. Égaré par de trompeuses ressemblances, l’observateur emploie le même terme d’ailes ou de pattes pour désigner les appendices locomoteurs des oiseaux et des insectes que distinguent pourtant d’essentielles différences. Il continue d’appeler poumons les cavités respiratoires des limaces tout comme les voies aériennes des mammifères, des oiseaux et des reptiles. Il prend l’organe caractéristique du poisson volant pour une aile, tandis que c’est à la lettre une voile présentée par l’animal au souffle du vent. Il range dans deux espèces séparées le mâle et la femelle de certains poissons, très différens d’aspect, mais de même famille. Pour éviter ces méprises, il faut regarder de fort près les formes extérieures. En même temps qu’elle révèle les dissemblances les plus délicates, l’analyse de la structure fait éclater l’harmonie des ressemblances. Elle met en vive lumière cette unité de plan qui, d’un pôle à l’autre, sous tous les méridiens, relie entre eux les poissons, les oiseaux, les reptiles, les mammifères. Ces mérites sont à coup sûr considérables, la méthode extérieure ou matérielle les possède au plus haut degré ; mais elle est entachée d’un défaut qui, lorsqu’on l’emploie exclusivement, en fait disparaître les avantages : elle n’observe et ne décrit qu’un seul côté des êtres vivans. Ceux-ci ont une autre face aussi réelle que physiquement insaisissable. Sous les formes habilement conservées dans les collections zoologiques, quelque chose souffrait, jouissait, frémissait autrefois de colère ou d’amour. Voilà bien l’aile diaprée du papillon, la gorge étincelante du colibri, le fauve pelage du tigre ; l’animal visible est là, l’animal invisible n’y est plus. Il a vécu pourtant. Au XVIIe siècle, les grands cartésiens en ont autrement jugé. Ils ont cru que les animaux ne sont que des machines plus ou moins perfectionnées, et ils ont voulu le faire croire ; mais ils n’y ont pas réussi. La Fontaine, qui se connaissait en bêtes, et Mme de Sévigné, qui savait bien un peu ce que c’est que l’esprit, furent au premier rang parmi les défenseurs de l’esprit des bêtes. Le XVIIIe siècle partagea leur avis, et, plus épris de la nature, il ouvrit sur l’organisation des animaux de véritables perspectives psychologiques. Réaumur et Rösel ont marché dans cette voie. Buffon y a marqué son passage par des traces brillantes et ineffaçables. Il eût fallu suivre ces exemples, sauf à coordonner plus fortement les observations et à en tirer les conséquences dont elles étaient grosses. Au siècle présent, Audubon en Amérique, Naumann en Allemagne, Frédéric Cuvier et plus récemment MM. Milne Edwards et Ém. Blanchard en France, ont prouvé combien serait attachant et utile au progrès de l’histoire naturelle un vaste ensemble de monographies psychologiques sur les diverses espèces animales. Il y a plus, et c’est là une vue dont M. Agassiz aura eu l’honneur de mettre l’importance hors de doute, la psychologie est l’un des plus sûrs moyens, sinon le meilleur, de déterminer d’une façon certaine les caractères distinctifs des genres et des espèces. Ressemblances et dissemblances apparaissent à cette lumière plus nettes, plus saillantes que jamais. A la vérité, pour faire porter tous ses fruits à cette féconde méthode, ce ne serait pas assez d’observer un animal adulte d’un sexe quelconque, et d’esquisser à grands traits, d’après cet unique individu, la physionomie abstraite de l’espèce. Il y aurait à suivre d’un regard patient la série des développemens successifs de plusieurs sujets, à examiner si cette suite de progrès présente dans les genres divers des phases pareilles ou différentes. Si chaque espèce en effet dans son mouvement ascendant s’arrête à un degré distinct de l’échelle psychologique, chaque espèce a son essence à elle, sa nature morale, qui la différencie des autres espèces, quelque semblables du reste que soient les commencemens. Un exemple fera sentir la justesse de cette pensée. Il semble que chez tous les animaux sans exception l’amour maternel se produise à son heure sous les mêmes traits et avec une ravissante évidence. Ce n’est pas seulement la poule qui veille sur sa nichée et qui au besoin la défend ; les preuves de l’universalité de cet instinct sont innombrables. Le chat marin a autant de sollicitude pour sa progéniture, la fourmi nourrice prodigue autant de soins aux larves fraîchement écloses que la femme à son enfant. Irez-vous donc tout de suite en conclure que l’affection maternelle est absolument la même chez les insectes, chez les poissons et chez la compagne de l’homme ? Vous n’en auriez pas le droit. Comment alors découvrir la différence ? En suivant la femelle de l’animal et la jeune femme pas à pas, depuis le premier instant jusqu’à la dernière minute de leur carrière maternelle. Cette comparaison dévoilerait tôt ou tard une de ces différences spécifiques, profondes, décisives peut-être, une de ces lignes de démarcation qu’il appartient à la seule science de l’esprit de mettre en lumière. Ce n’est point là, convenons-en, l’ancienne et classique psychologie. C’en est une autre qui doit porter le nom nouveau de psychologie comparée. Elle aussi, elle aura ses destinées, tout comme l’anatomie comparée, la philologie comparée, et d’autres encore, qu’il lui sera peut-être donné de redresser. Ce ne sera pas la faute de M. Agassiz, si cette jeune science ne reçoit bientôt une vigoureuse impulsion. Le naturaliste philosophe ne se contente pas de se former une idée de la vie affectueuse et intellectuelle de l’animal d’après ce que le sens intime lui dit de son âme propre, il n’arrête son idéalisme qu’aux dernières profondeurs. Comme il entend d’ailleurs ne s’enchaîner à aucune solution religieuse, il admet ouvertement l’existence, dans tout animal, d’un principe immatériel semblable à celui qui, par son excellence et la supériorité de ses dons, élève l’homme si fort au-dessus des animaux. « Ce principe existe, dit-il, sans aucun doute ; qu’on l’appelle âme, raison ou instinct, il présente, dans toute la chaîne des êtres organisés, une série de phénomènes étroitement liés les uns aux autres. Il est le fondement, non-seulement des plus hautes manifestations de l’esprit, mais encore de la permanence des différences spécifiques qui caractérisent chaque organisme. » S’élançant dans le champ infini des inductions et de l’idéal, M. Agassiz ne balance point à affirmer l’immortalité des bêtes. On raconte qu’un homme d’une érudition rare et de beaucoup d’esprit regrettait vivement, aux approches de sa fin, de ne pouvoir emporter au-delà du tombeau sa bibliothèque bien-aimée. Il souriait en en faisant l’aveu ; mais son regret était sincère. Pareillement la raison de M. Agassiz ne conçoit pas un paradis où manquerait la faune si riche et si belle de ces États-Unis dont il a fait sa seconde patrie. Comment ne pas être frappé de ces tendances de la science moderne qui non-seulement atteignent, mais encore laissent loin derrière elles les suprêmes espérances des métaphysiciens spiritualistes ? Ce n’est, répondra-t-on, qu’un cas particulier. — Je pourrais répliquer qu’en ces matières on pèse les voix au lieu de les compter. Mieux vaut à ce témoignage en ajouter un autre de poids presque égal et en même temps d’un autre caractère. Voici donc maintenant un savant français aussi réservé, aussi jaloux de garder la neutralité à l’égard des doctrines spéculatives que le précédent est porté à conclure en philosophe. Dans ses ouvrages et dans ses leçons, M. de Quatrefages aime à répéter qu’il s’interdit sévèrement le terrain des idées tant religieuses que philosophiques. Loin de nous la pensée de mettre à plaisir un tel esprit en contradiction avec lui-même. On cherche ici des témoignages à recueillir, non des adversaires à embarrasser. Il sera donc permis de signaler sans dessein hostile les points où l’anthropologie, bon gré mal gré, touche à la métaphysique ou plutôt s’y engage. Parmi les questions que se pose l’anthropologie, la première est celle-ci : quelle est la place qui appartient à l’homme dans le tableau général des êtres, et d’abord à quel règne se rattache-t-il ? Résoudre ce problème n’est possible qu’à la condition de distinguer l’homme du minéral, du végétal, de l’animal même, s’il y a lieu. L’anthropologie, celle du moins qu’enseigne M. de Quatrefages, refuse aux minéraux et aux plantes la sensibilité et la volonté, tandis qu’elle regarde ces facultés comme les attributs essentiels de la nature animale. N’entrevoyant pas dans le végétal le plus petit indice de sensation réelle ou d’émotion véritable, cette science réserve à l’animal la sensibilité qui l’excite et la volonté qui le meut sous l’aiguillon de la souffrance et du désir. C’est fort bien ; toutefois la zoologie doit nous apprendre où elle a fait connaissance avec ces puissances animales qu’elle nomme sensibilité et volonté. Elle répondra sans doute qu’elle les a aperçues au fond de la conscience humaine, car la sensibilité du chien tant admirée et la volonté du mulet si incontestée, personne ne les a jamais vues ; mais au nom de quel principe la zoologie transporte-t-elle dans la bête ce qu’elle n’a saisi qu’en nous ? C’est, dit-elle, qu’il est légitime de rapporter les mêmes faits à des causes semblables. D’accord : seulement ce principe, si évident que l’on ne peut s’abstenir de l’appliquer, dépasse de mille lieues la portée et l’horizon de l’histoire naturelle. C’est un axiome idéaliste. Nous en dirons autant du suivant, invoqué sans l’ombre d’hésitation par la zoologie : ce qui sent et veut dans l’animal est une seule et même chose ; là où est présumée l’individualité, là aussi doit être présumée l’unité de la force. — La formule est excellente ; Leibniz et Jouffroy n’auraient pas mieux dit. Cependant, qu’on y prenne garde, l’individualité est le trait caractéristique d’une substance simple, mais simple au point de ne comporter aucune division, non pas même la division par la pensée. Cherchez où vous voudrez une telle substance au sein du monde physique, vous perdrez votre temps. Repliez-vous au contraire une seule minute sur vous-même, vous verrez face à face cette réalité intérieure. Le naturaliste trouve et prend l’idée d’individualité à la même source que l’idée de volonté. Quand il conçoit l’animal invisible à l’image de l’homme intérieur, il fait, ne lui en déplaise, non plus acte de zoologiste, mais acte de métaphysicien, comme le chimiste quand celui-ci conçoit et affirme l’atome indivisible. L’animal une fois distingué de la plante et des corps inorganiques, il reste à savoir si l’homme est par essence distinct de l’animal. A ce point de la discussion, l’intérêt redouble. Ne suis-je qu’un mammifère d’un rang élevé, suis-je l’un des citoyens d’un monde où l’animal n’aura jamais droit de cité ? Pour savoir s’il y a ce qu’elle nomme un règne humain, l’anthropologie commence par éliminer l’un après l’autre tous les phénomènes qu’elle observe à la fois chez les animaux et chez l’homme. Où cherchera-t-elle les traits nouveaux qui impriment à l’humanité la marque significative d’un genre distinct ? Sera-ce dans l’anatomie ? Non, tous les grands appareils qui fonctionnent dans le corps de l’homme se voient aussi dans l’organisation de la plupart des animaux, au point de présenter une identité de composition qui se constate os par os, muscle par muscle, nerf par nerf. Aurons-nous recours à la physiologie ? Pas davantage ; là où les organes sont semblables et composés. de semblables élémens, nulle différence dans les fonctions. Fera-t-on valoir la noblesse de la station verticale chantée par la poésie comme l’un des privilèges de l’humanité ? Certains singes vont sur deux pieds, et, parmi les oiseaux, le grand manchot et une race particulière de canards domestiques ont la même façon de marcher et de se tenir. Ce sera donc aux facultés intellectuelles que l’homme se reconnaîtra éminemment ? Ouï, si l’intelligence n’était qu’en lui : mais on la voit poindre chez le zoophyte, luire un peu plus chez l’insecte, se révéler même chez l’huître, que l’on habitue, quand on l’a parquée, à garder son eau, afin qu’elle arrive toute fraîche aux lèvres du gourmet. L’intelligence va ainsi croissant toujours à chaque échelon de l’animalité jusqu’à ce qu’elle perce dans les animaux supérieurs et resplendisse dans l’homme. Elle n’est donc pas en ce dernier une différence générique, car la gradation continue d’un seul et même caractère ne conduit pas la science d’un règne à un autre. Pour qu’il y ait coupure, il faut un caractère nouveau. Or l’anthropologie ne reconnaît pas ce caractère dans l’intelligence. Elle ne l’aperçoit pas non plus dans le langage ni dans les affections de l’homme, parce que l’animal lui paraît offrir, quoiqu’à un plus humble degré, ces phénomènes psychologiques. La séparation existe cependant. Le signe humain par excellence, celui qui, d’après M. de Quatrefages, marque l’hiatus entre la bête et nous, grâce auquel l’homme est vraiment seul de son genre, ce signe, le voici : l’homme discerne le bien du mal, il a une faculté que l’anthropologie nomme la moralité ; l’homme croit à un être ou à des êtres dont la puissance surpasse infiniment la sienne, il a une faculté qui est la religiosité. Rien de pareil à ce double don n’a jamais paru chez la bête ; donc l’homme est un être à part, et la science doit compter un quatrième règne, le règne humain. Après certaines hésitations, Linné et Buffon avaient adopté cette théorie du règne humain. En la reprenant et en l’appuyant sur un nouvel ensemble de fortes preuves, l’anthropologie nouvelle a montré que les argumens tirés des caractères invisibles étaient à ses yeux les plus dignes d’être comptés. Il est en outre fort remarquable que, parmi les phénomènes psychologiques, deux seulement et les plus élevés lui aient paru constituer des différences capitales entre l’homme et l’animal. Eh bien ! si haut que l’eût conduite cette méthode, elle a jugé qu’elle devait monter encore. Elle tenait dans sa main des faits décisifs, il lui a fallu concevoir idéalement, nommer et affirmer La cause. « Nous ne devons pas hésiter, — écrit M. de Quatrefages, — à employer l’expression d’âme, et nous dirons que l’homme se distingue des animaux par son âme morale ou âme religieuse. » Contre une interprétation trop profonde de ces paroles, il a pris ses précautions ; je ne l’oublie pas. Il a déclaré une dernière fois qu’en faisant usage du mot âme, il le donnait sans commentaire philosophique ou religieux comme le signe purement représentatif d’une cause inconnue. Il ajoute qu’il ne se préoccupe ni de la nature, ni de l’origine, ni de la destination de ce principe, et il se tait en effet sur la double question de la destination et de l’origine. Quant à la nature de l’âme, c’est autre chose ; il en a expressément parlé. Il affirme que ce je ne sais quoi, que cet inconnu est unique par essence et de plus individuel, c’est-à-dire rigoureusement simple. Certes, connaître cela de l’âme, ce n’est pas n’en rien savoir du tout ; c’est au contraire en dire autant que la science de l’esprit elle-même. Il nous reste à recueillir une confession d’idéalisme d’une portée plus grande encore. Aussitôt que s’est répandue en Europe la doctrine de l’évolution, renouvelée avec tant d’originalité par M. Darwin, les adversaires de l’idéalisme s’en sont emparés, convaincus que cette hypothèse apportait à leurs opinions une confirmation décisive. Vainement M. Darwin s’était tenu sur la réserve, déclarant qu’il ne s’occupait ni de l’origine des facultés mentales de l’animal, ni du principe qui en est le sujet ; un groupe de ses plus chauds partisans n’a pas tardé à plier ses vues dans le sens des solutions négatives. M. Huxley, éminent professeur à l’Institution royale de Londres, enseigne au nom de la théorie darwinienne que les forces de la nature suffisent à expliquer la formation successive des êtres. D’autres lui font écho ; cependant tous les évolutionistes ne suivent pas cette voie. Déjà en Allemagne on peut citer des sectateurs de la mutabilité des espèces qui se rattachent hautement au spiritualisme, et qui osent même y ajouter quelques développemens imprévus. Tel est M. Schaaffhausen. Au récent congrès des naturalistes et médecins allemande qui s’est réuni à Francfort-sur-le-Mein, ce savant a fait sortir des entrailles mêmes du darwinisme un ensemble de propositions idéalistes dignes au dernier point de l’attention des philosophes. M. Schauffhausen n’est pas un inconnu. Darwinien avant Darwin, qui le cite parmi ses prédécesseurs, il écrivait dès 1853 des mémoires scientifiques très remarqués en faveur de la mutabilité des espèces. Il s’y montrait plus hardi et à certains égards plus absolu que l’auteur dont la doctrine a pris et a gardé le nom, et depuis il est resté fidèle à ses premières déclarations. A l’en croire, rien ne sépare plus l’animal de la plante, et on a définitivement jeté bas le mur qui se dressait entre le monde primitif et le monde actuel, entre l’homme et la bête. De différences essentielles entre le singe et l’homme, il n’en admet point. Les dents du premier, dit-il, ressemblent à celles du second. Les trois plus nobles organes des sens, le tact, la vue et l’ouie, sont pareils dans l’un et l’autre mammifère. Comme nous, le singe possède les corpuscules du tact, les houppes nerveuses qui rendent la sensation si délicate. Comme l’homme, il a la fovea centralis de l’œil et la tache jaune de la rétine. Enfin, chez le singe, l’os de l’oreille appelé labyrinthe est exactement identique à celui que l’anatomie découvre dans notre appareil auditif. Entre l’intelligence de cet animal et celle de l’homme, la différence n’est nullement fondamentale. Nous le sentons instinctivement à son aspect, car il ne nous paraît aussi laid que parce qu’il nous ressemble trop et nous offre comme la caricature de l’être humain. Cependant on ne prétend pas que l’homme descende uniquement du singe ; mais le moule simiesque est « le dernier moule que l’homme a brisé, la dernière enveloppe qu’il a dépouillée, la larve d’où est sortie cette figure, la plus belle de toutes. » Ainsi l’homme est jusqu’ici la dernière et la plus parfaite floraison de la vie animale. Il n’est pas moins, mais il n’est pas davantage. En lisant ces assertions si nettes, on tremble que le savant naturaliste n’aboutisse au matérialisme pur. Pas du tout ; il déclare catégoriquement que les matérialistes sont dans l’erreur. Suivez-le jusqu’à la fin ; il vous dira que l’animal a une âme, moins active seulement que celle de l’homme et moins capable de s’épanouir au souffle de l’éducation. Quant à l’homme lui-même, dont l’histoire se confond dans le passé avec celle de l’animal, qu’il s’en console et qu’il espère. Sa dignité n’a point à en souffrir. Sa grandeur n’en reçoit nulle atteinte. Ce qui lui importe uniquement, c’est qu’à l’heure présente il est, par son corps et par son âme, supérieur à la longue série de ses ancêtres. D’ailleurs cette existence antérieure, de moins en moins animale, qui a graduellement produit sa constitution actuelle, lui garantit une vie future dont celle-ci est l’élaboration. Il porte en son esprit un idéal qui dépasse sa nature. Cet idéal, il cherche sans cesse à l’atteindre, et il en approche réellement. L’âge d’or est devant lui ; c’est la nature qui le lui annonce, et « dans la nature c’est Dieu lui-même qui élève la voix. » Voilà certes qui surprendra et peut-être troublera un peu ceux qui avaient attendu de la doctrine darwinienne de tout autres conclusions. Qui l’eût prévu en effet ? Non-seulement cet étrange défenseur du darwinisme enseigne avec éclat l’existence de Dieu et celle de l’âme, mais entre ses mains la doctrine de l’évolution devient un moyen scientifique et original de démontrer que nous jouirons d’une suite d’existences de plus en plus heureuses. Au nom de la méthode empirique, il promet à notre pauvre race une félicité qu’il dépend d’elle de conquérir par le travail intellectuel. Quoi de plus idéaliste et quoi de plus nouveau ? De quelque côté que je regarde dans le champ de l’histoire naturelle, je rencontre donc des amis déclarés ou involontaires des choses métaphysiques. Il y a plus : l’idéalisme scientifique, tant celui des chimistes que celui des naturalistes, se présente avec des conceptions nouvelles pleines d’intérêt et d’ampleur. Quelle est maintenant la valeur de cette philosophie qui jaillit du cœur des sciences rajeunies ? A-t-elle des adhérens parmi les penseurs de profession ? N’est-elle qu’un rêve de plus ajouté à tant d’autres rêves, ou porte-t-elle dans son sein de beaux germes d’avenir ? III Si l’on néglige les détails sans importance pour ne s’attacher qu’aux propositions saillantes, cette philosophie de la nature se résume en trois points. D’abord la matière est animée de forces actives, bien que dépourvues de sensibilité, de volonté, d’intelligence et par conséquent de conscience, à quelque degré que ce soit. D’après certains savans, ces forces résident dans des atomes étendus, mais invisibles ; d’après d’autres, ces forces sont des monades indivisibles, quoique résistantes, et inétendues, quoique donnant au tact l’impression de la solidité. Selon ces derniers, la matière n’est plus qu’un assemblage de centres de forces simples, comme le pensait Faraday. — En second lieu, les animaux ont des âmes substantiellement pareilles aux nôtres, âmes actives ; sensibles, douées même de quelque volonté et d’une certaine intelligence, mais privées de liberté et de raison. — Enfin, et voici à coup sûr de quoi scandaliser beaucoup de gens, comme le corps humain, l’âme humaine, envisagée dans l’espèce, sinon dans l’individu, a des origines animales ; mais, après avoir fourni sa terrestre carrière, chacun de nous deviendra un être nouveau, supérieur à l’homme autant que celui-ci est au-dessus du chimpanzé et voué à des destinées toujours de plus en plus hautes. Telles sont les nouveautés qu’il est temps de juger. A quoi bon ? répondent quelques savans. Ces assertions dont vous vous préoccupez ne contiennent rien dont la métaphysique ait lieu de se prévaloir ; ce ne sont que des hypothèses, des échafaudages volans que nous laisserons à l’écart dès que nos constructions seront achevées. L’objection est spécieuse, mais il est aisé de la renverser. Si les conceptions idéalistes sur les causes secondes et sur l’essence de la matière n’ont qu’une valeur hypothétique, il est surprenant que les savans y attachent presque constamment une signification positive. Dans leur langage, les atomes chimiques, bien loin de figurer simplement à titre de signes et de symboles, agissent en individus réels, doués d’attributs, riches die propriétés, sinon de facultés » Les âmes animales évoquées par les naturalistes se comportent, non en fantômes d’école ou en mannequins scientifiques, mais en personnages vivans, pleins de désirs, de passions, d’amour. Si ces conceptions ne sont que des artifices de méthode tout à fait provisoires, comment le progrès de l’esprit humain ne les a-t-il pas rendues inutiles ? Elles le sont, répond un bomme qui se sépare de l’école atomique. M. Henri Sainte-Claire Deville aspire à éliminer l’affinité et les forces moléculaires. Ces hypothèses, dit M. Sainte-Claire Deville, ne servent à rien, et son principal argument, c’est que, pas même en nous, nous ne connaissons une cause quelconque de mouvement, puisque l’âme ignore comment elle meut son corps. Il en conclut que le savant qui conçoit la force chimique à l’image de sa volonté ne fait qu’ajouter l’inconnu à l’incompréhensible. — Sans doute, sur le comment des choses, notre ignorance est profonde. Sur la cause, nous en savons un peu plus long. Comment je meus ma main qui écrit, ce m’est un mystère ; mais que je sois la cause qui meut cette main, j’en suis certain. Aussi, quand je prête à l’atome une. force motrice analogue à la mienne, j’introduis dans les corps quelque chose que je connais. Tout aussitôt le mouvement de la matière me devient intelligible. L’humanité s’obstine à animer la matière, pourquoi ? C’est qu’alors elle y voit plus clair. Écartez les causes forgées à plaisir, à la bonne heure ; mais travaillez à déterminer méthodiquement les causes véritables accessibles à l’induction métaphysique. L’humanité a besoin de cette lumière, puisqu’elle ne se corrige pas de la chercher. Qu’on la lui refuse, elle ira la demander au mysticisme, et le terrain déserté par la science, la superstition l’envahira. La raison, quand elle déploie régulièrement sa vigueur tout entière, ne s’arrête qu’à la force invisible. Voilà pourquoi le nouvel idéalisme scientifique est par certains côtés aussi peu une chimère qu’une pure hypothèse. Tout au contraire, en quelques-unes de ses assertions, il est si bien le fruit naturel de l’intelligence moderne parvenue à sa maturité, qu’il sort des méditations de nos penseurs en même temps que des intuitions de la science. Pour parler d’abord des chimistes, ceux qui préconisent la théorie des atomes doués d’énergie active et de pouvoirs électifs ont des complices dans les rangs de la philosophie actuelle. Ceux-là aussi y comptent des adhérens qui vont en quelque sorte jusqu’à dématérialiser la matière. MM. Vacherot, Ravaisson, Janet, tentent d’établir l’harmonie entre les sciences positives et la philosophie première au moyen d’un rajeunissement de la monadologie de Leibniz. S’ils se trompent, je persiste à me tromper avec eux. Pour démontrer qu’ils sont dans l’erreur et répudier du même coup l’idéalisme des savans et celui des philosophes, on ne manquera pas d’alléguer les différences qui divisent ceux-ci. Ces différences sont visibles, mais elles ne détruisent en rien la vérité de leur point de vue fondamental. D’ailleurs il est possible d’indiquer rapidement ici au prix de quelles concessions réciproques l’accord parviendrait à se faire entre les principaux représentans de l’idéalisme nouveau. Ils admettent également que l’élément de la matière, c’est la force active, indivisible, inétendue. Ils s’entendent encore en ceci, que les corps diffèrent de l’esprit, non parce qu’ils sont formés d’élémens étendus, mais parce qu’ils sont des agrégats de monades simples, tandis que l’esprit, — la conscience le proclame, — n’est nullement un agrégat. Sur la simplicité absolue des atomes corporels, M. Vacherot est très décidé. Ce n’est pas lui qui dira que la force est inhérente à la matière ; ce langage lui paraît très justement inintelligible. A ses yeux, la matière est constituée uniquement par la force, ni plus ni moins. Il raie donc l’étendue de la liste des qualités propres de la matière et ne croit point détruire par là l’étoffe dont les corps sont faits. Ainsi, dans les Essais de philosophie critique, point de différence substantielle entre la matière et l’esprit ; mais les différences d’attributs y sont maintenues expressément. L’auteur ne tolère pas le moindre rapprochement analogique entre les forces physiques et chimiques, si actives qu’elles soient, et les mouvemens propres de l’âme humaine saisis par la conscience. Tout au reours, M. Ravaisson [3] attribue à la force chimique, physique, physiologique, peu importe, non-seulement des tendances, des affinités, des penchans, mais même de la volonté. A presser les conséquences de cette pensée, il faudrait dire qu’il y a de la volonté dans les atomes de la molécule d’acide carbonique qui tend à s’unir à la chaux, et que c’est cette volonté atomique qui produit le carbonate de chaux. Si partisan que l’on se sente de l’induction psychologique, on hésite à pousser les analogies jusque-là. Quant à M. Janet [4], il incline à reconnaître une hiérarchie de monades de plus en plus riches en attributs, depuis l’atome réduit aux propriétés mécaniques jusqu’à l’âme libre. Ces monades, il ne pense pas qu’elles soient toutes capables de vouloir, comme semble l’insinuer M. Ravaisson. Elles sont, à ses yeux, le premier degré de l’âme en quelque sorte. Si M. Vacherot accordait que l’activité dynamique de la matière est pareille à notre faculté de tendre, de mouvoir, d’attirer, moins toutefois la conscience, si de son côté M. Ravaisson, renonçant à distinguer deux écoles quand il n’y en a vraiment qu’une, retranchait à l’atome la volonté pour ne lui laisser que son activité fatale, l’accord serait complet. Les nouveaux leibniziens diraient unanimement que le premier degré de la hiérarchie monadologique est marqué par l’atome destitué de puissance affective, volontaire et intellectuelle, mais doué des énergies diverses que lui attribue la science actuelle. Toutes les vraisemblances, tous les signes d’activité restreinte que donne l’atome, sont en faveur de cette doctrine. C’est qu’en effet, si la raison humaine n’est pas le jouet de ses propres intuitions, ce qui s’agite au fond de la cornue du chimiste, c’est de l’esprit, mais de l’esprit à son minimum d’énergie. On a prétendu que c’était de l’esprit éteint. Le mot est inexact, quoique ingénieux. L’esprit de l’atome n’est pas éteint, puisque ni la chaleur de la vie, ni le feu de la passion, ni les ardeurs de la volonté, ni la flamme intellectuelle, n’ont encore brûlé en lui. Non, cette chose mystérieuse et certaine, humble et pourtant puissante, c’est de l’esprit, moins les rayons qui, à mesure qu’ils s’allument et brillent, manifestent successivement l’âme du chêne, celle du lion et, à leur plus grand éclat, la nôtre. — Au reste, la question est aujourd’hui tellement mûre que la conciliation entre les dissidens s’opérera d’elle-même. Quand paraîtra un travail synthétique ou seront coordonnés les élémens déjà préparés d’un système, il y aura des résistances, on doit y compter ; cependant la raison moderne s’habitue peu à peu à comprendre, comme le comprennent savans et philosophes à la fois, que la conception des forces simples est aussi lumineuse et féconde que l’idée d’une matière étendue est obscure et stérile. Pareille convergence à peu près au sujet de l’âme des bêtes. D’une part, on l’a vu, la zoologie et l’anthropologie se rapprochent sincèrement de la science de l’esprit. De son côté, la psychologie s’est affranchie de plus d’une entrave. C’est uniquement à l’induction fondée sur l’expérience qu’elle entend demander désormais la solution du problème. On y avait mêlé au XVIIe siècle, et peut-être depuis, trop de préoccupations étrangères à la science. Au lieu de chercher simplement si, en fait, les animaux souffrent et connaissent, et si cela est possible sans une âme indivisible, les cartésiens compliquaient la question de difficultés théologiques. Si les animaux souffrent, disait-on, de deux choses l’une : ou ils ne l’ont pas mérité, et alors Dieu est injuste, ou ils l’ont mérité par le péché. Mais quoi, ajoutait spirituellement Malebranche, les bêtes auraient-elles donc mangé du foin défendu ? Moins attaché à la doctrine de l’automatisme, Bossuet pensait que les bêtes ont le sensitif, mais dans une âme d’essence mitoyenne, ni corps, ni esprit, ce qui est inintelligible. En cela, il suivait de près saint Thomas, pour qui les âmes animales n’étaient pas subsistantes en elles-mêmes : ex quo relinquitur… quod animœ brutorum…. non sint subsistentes ; doctrine aristotélique, mais singulière et bien embarrassante pour celui qui s’y voudrait tenir, car saint Augustin a expressément enseigné le contraire. Qui suivra-t-on, saint Augustin ou saint Thomas ? Croyons-en l’évidence, que saint Augustin savait reconnaître et à laquelle la théologie finit toujours par se ranger. Or, sur le fait inductivement constaté de l’esprit des bêtes, l’évidence semble faite aujourd’hui. Lisez ou interrogez les psychologues contemporains d’une science et d’une autorité reconnues : il n’en est pas un seul qui dénie à l’animal une âme capable de souffrir et de jouir, d’aimer, de vouloir et même d’accomplir certaines combinaisons intellectuelles. Voilà un second point considérable et qu’on peut regarder comme acquis. Il est impossible d’en dire autant du troisième. Sur le problème des origines animales de l’homme et de l’avenir immortel des animaux, quelques zoologistes se déclarent fixés. Ils le résolvent, les uns par un non, les autres par un oui, et ils produisent leurs preuves. Du côté des philosophes, c’est tout autre chose. Pour un psychologue qui tranche la difficulté, il y en a vingt qui se gardent de l’affronter. Peut-être sommes-nous cette fois sur les confins du pays des chimères, et les philosophes ont-ils raison de rester en-deçà. Cependant, en présence du défi que leur jette une certaine anthropologie, il ne leur est plus possible de refuser la discussion. S’ils jugent qu’il n’y a pas lieu d’y entrer, il faut qu’ils donnent leurs motifs. Je concède qu’il est encore trop tôt pour se prononcer à l’égard des futures destinées de l’éléphant et du crocodile ; mais il y a une question dont la solution préparerait les esprits à en aborder de plus épineuses : c’est celle de la différence actuelle entre l’âme de l’homme et celle de la bête. Eh bien ! celle-ci n’est ni oiseuse, ni résolue, ni insoluble, et, pour la science de l’esprit, l’heure est décidément venue de s’y engager.. Il n’est indifférent ni en théorie ni dans la pratique de savoir à quel degré la nature intime de l’homme diffère de celle de l’animal. Les plus grands génies ont compris qu’il importait de marquer la distance avec une précision scientifique : non qu’il convienne, ainsi qu’on persiste à le répéter, d’étudier d’abord les bêtes afin de mieux connaître l’homme. La véritable méthode ne consiste point à aller de ce qui est obscur à ce qui est plus clair ; mais, cette réserve faite, il est incontestable que la science de l’esprit doit s’étendre à tout ce qu’il y a d’esprits dans l’univers. On la mutile en la restreignant à l’observation de l’homme. Porté sur le terrain de la pratique, le débat acquiert un intérêt bien plus saisissant encore. Les mœurs et les lois se modifient selon que l’intervalle entre l’homme et la bête croît ou décroît aux yeux de la raison. Un jour, Fontenelle et Malebranche entraient ensemble à l’oratoire Saint-Honoré. La chienne de la maison vint caresser Malebranche, qui la reçut à coups de pied et lui arracha des cris plaintifs. Fontenelle s’en étant ému, le philosophe cartésien lui répondit froidement : « Eh quoi ! ne savez-vous pas bien que cela ne sent point ? » De nos jours, on appliquerait à Malebranche la loi Grammont, et il paierait l’amende. C’est qu’il ne jugeait pas l’animal capable de souffrir, tandis qu’il n’est personne aujourd’hui, spiritualiste ou non, qui ne croie que la bête a une âme ou qui ne se conduise comme s’il le croyait. Au contraire on sait ce qu’il en a coûté de sang et de tortures à toute une race humaine pour avoir paru trop ressembler au chimpanzé et à l’orang-outang. Hier encore, la moitié d’un grand peuple osait essayer de justifier l’esclavage en arguant de l’infériorité native des noirs. Est-on bien sûr que les canons aient anéanti cet odieux sophisme ? Une démonstration solide, éclatante, fondée sur des faits, répandue en tous lieux, reproduite sous mille formes, n’est-elle pas nécessaire pour compléter l’œuvre matérielle et toujours imparfaite de la guerre ? Que l’on ne réponde pas, pour se mettre à l’aise, que cette démonstration existe, et qu’elle est, par exemple, dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, de Bossuet. Ce serait en vérité n’avoir que bien faiblement le sens des choses contemporaines. Le monde a marché depuis deux cents ans. Le siècle actuel a ses tendances, ses inquiétudes, ses curiosités, qui ne sont plus celles des premiers lecteurs de Bossuet. La vérité ne vieillit pas dans son fond ; mais les raisons qui en assurent le triomphe ne gardent pas invariablement la même puissance. Vient un moment où, comme des flèches émoussées, elles touchent les esprits sans y pénétrer. La meilleure psychologie comparée du XVIIe siècle en est là. Qu’on ne l’oppose pas aux évolutionistes : ils n’ont pas d’oreilles pour l’entendre, ou, s’il leur arrive d’y être attentifs, ils la combattent de toutes leurs forces. Vous leur répétez à satiété que l’homme est raisonnable, tandis que la bête ne l’est point. — Qu’en savez-vous ? réplique M. Schaaffhausen ; est-ce que la raison d’un Boschiman est supérieure à celle d’un gorille ? Comment voulez-vous, poursuit-il, que j’admire la raison d’un cannibale qui fait rôtir son ennemi vaincu et le mange à belles dents ? — Un air indigné ou un mouvement de sentimentale éloquence ne suffirait point à réfuter de telles objections. M. de Quatrefages y oppose, il est vrai, une série d’argumens redoutables ; mais enfin, aux yeux de beaucoup de juges sérieux, l’issue de la lutte est encore incertaine. Qui fera pencher la balance ? Il est temps que la philosophie intervienne. Elle le doit et elle le peut, car la question en litige est soluble, à une condition toutefois : c’est que les philosophes appliqueront au problème une méthode à la fois sûre et appropriée aux penchans intellectuels de notre époque. Cette méthode existe, elle est trouvée ; c’est celle que M. Agassiz recommande et applique. Insistons sur l’excellence de cet instrument de recherche, qui, employé parallèlement par les naturalistes et par les observateurs de l’âme, donnerait l’essor à la métaphysique moderne. Cette méthode est à double face ; elle est aussi à double effet, puisqu’elle met en relief toutes les différences physiques et toutes les différences d’âme ou d’esprit. A l’égard de l’organisation physique des animaux, M. Agassiz enseigne qu’on doit étudier l’animal visible à chacun des degrés, à chacun des momens de son existence, même dans l’embryon, même dans l’œuf. On s’assure ainsi que les ressemblances d’un jour ou d’une période, ressemblances qui frappent quand elles paraissent, mais qui ne persistent point, ne prouvent absolument rien en faveur soit de l’identité, soit de la parenté des espèces. « J’ai moi-même étudié, dit l’éminent observateur, une centaine d’embryons d’oiseaux maintenant déposés au musée de Cambridge. J’ai trouvé qu’à un certain âge ils avaient tous les ailes, le bec, les jambes, les pieds exactement pareils. Le jeune merle à poitrine rouge et la jeune corneille ont le pied palmé tout comme le canard ; c’est seulement plus tard que les doigts deviennent distincts. » De ces formes embryonnaires, un instant parfaitement semblables, on voit sortir cependant des oiseaux qu’il est impossible d’assimiler. Tournez maintenant cet instrument d’analyse du côté des ressemblances psychologiques de l’animal avec l’homme ; l’étendue, la profondeur, la durée des similitudes et aussi le point précis où elles s’arrêtent brusquement se montreront à vos yeux. Ainsi il est constaté qu’à une date de leur vie le singe et l’homme manifestent des facultés presque équivalentes. M. Agassiz avoue tout le premier qu’il ne saurait dire en quoi les facultés mentales d’un enfant diffèrent de celles d’un jeune chimpanzé ; mais il ne se presse pas d’en conclure que l’homme n’est qu’un chimpanzé transformé. Loin de là, il confesse son ignorance et déclare qu’il n’en sortira, et que les savans comme lui n’arriveront à quelque lumière, que par une comparaison minutieuse de l’homme et du singe à tous les momens de leur existence respective. Ce travail n’est point à faire tout entier ; il a été commencé en France, et il n’y aurait qu’à le reprendre et à le continuer. Vers 1843, un excellent petit livre de M. Flourens captiva l’attention publique. Ce n’était qu’un résumé, mais un résumé lumineux et attrayant des travaux de F. Cuvier sur l’instinct et sur l’intelligence des animaux. Quoique la question de nos origines simiesques n’eût pas encore été de nouveau soulevée, le succès du modeste volume fut rapide. Les lecteurs éclairés étaient frappés surtout des différences que F. Cuvier avait su faire ressortir au milieu même des ressemblances les plus désagréables. C’est précisément à l’aide du procédé recommandé par M. Agassiz que notre savant compatriote avait aperçu et marqué ces traits de saisissante dissimilitude. F. Cuvier était à la fois naturaliste et psychologue. Il s’était donc livré à des recherches suivies de psychologie comparée, et avait abouti à des résultats d’une extrême importance ; nous en citerons un avant de conclure. Du singe à l’homme, il n’y aurait, d’après certains anthropologistes, qu’une nuance intellectuelle. A un moment donné de l’existence de l’un et de l’autre, le fait a été effectivement constaté. L’orang-outang de Frédéric Cuvier, âgé seulement de quinze à seize mois, avait besoin de société. Il s’attachait aux personnes qui le soignaient ; il aimait les caresses, donnait de véritables baisers, boudait lorsqu’on ne lui cédait pas, et témoignait sa colère par des cris en se roulant par terre. Il ouvrait lui-même la porte de la chambre où on le mettait, et, comme sa taille était petite, il allait chercher une chaise pour y monter et atteindre le loquet. Ce singe était vraiment supérieur à la plupart des enfans du même âge que lui ; mais attendez. Dès qu’il eut dépassé la jeunesse, son intelligence, au lieu de suivre un développement croissant, s’affaiblit avec rapidité. C’est que telle était sa loi. L’orang-outang, tant qu’il est jeune, étonne par sa pénétration, par sa ruse, par son adresse. Devenu adulte, il n’est plus qu’un animal grossier, brutal, intraitable. « Il en est de même de tous les singes, » ajoute M. Flourens. Ainsi l’entelle a dans le jeune âge le front large, le museau peu saillant, le crâne élevé, arrondi. A ces traits organiques répond une intelligence développée. Plus tard, le front disparaît, recule, le museau est proéminent, et le moral ne change pas moins que le physique : l’apathie, la violence, le besoin de solitude, remplacent la pénétration, la docilité, la confiance. Notez qu’il s’agit ici d’animaux restés dans la société de l’homme et soumis jusqu’à leur mort à la puissante influence de l’âme libre. Cette influence, ils en ont ressenti les bienfaisans effets jusqu’à un jour déterminé. Passé cette date, il y a eu dans leur esprit arrêt de développement. Que dis-je ? leur intelligence est revenue en arrière. Ce phénomène si considérable semble démontrer que l’âme du singe a ses bornes intellectuelles qu’elle ne franchit pas. Tout ce qu’elle enveloppe de virtualités, de possibilités, se déploie et paraît à l’heure de sa pleine jeunesse ; puis le vase est vide, la source est tarie : plus rien. Au contraire ce maximum d’intelligence que le singe ne dépasse pas n’est pour l’homme qu’un minimum au-dessus duquel il s’élève, s’il le veut, à chaque minute de sa vie, montant toujours plus haut jusqu’à la fin. Des faits de ce genre observés à fond, accumulés, coordonnés, seraient décisifs et, j’ose le dire, écrasans. Supposez que l’on achève cette biographie psychologique de l’animal qui nous ressemble le plus. Concevez qu’on ait aussi écrit celle des animaux supérieurs, puis de ceux qui les suivent, jusqu’aux plus imparfaits. On aura sur chaque espèce d’êtres une monographie pareille à celle d’Huber sur les fourmis. Éclairée par ce travail préparatoire des naturalistes, la philosophie descendrait à pas lents, mais sûrs, l’échelle de la vie invisible. Peut-être ne répondrait-elle pas en fin de compte à toutes les questions que tranche la science actuelle dès que la métaphysique l’enivre ; elle embrasserait du moins presque tout ce monde caché d’énergies et d’âmes dont la nature n’offre à nos regards que le visage. Pour entreprendre une interprétation semblable de l’univers, on ne peut pas attendre qu’il ait été tout entier observé et décrit. Ajourner la science des causes au temps où l’expérience aura terminé ses travaux, ce serait en prononcer la déchéance. Peut-être la présente étude aura-t-elle servi à démontrer que la suppression de la métaphysique est impossible. La philosophie des chimistes et des naturalistes actuels prouve, à ce qu’il semble, davantage encore. Elle confirme d’abord une belle série de principes essentiels, déjà repris et rajeunis par certains penseurs contemporains ; puis les affirmations conjecturales où elle se lance avec plus d’ardeur que de prudence trahissent un violent désir de franchir les barrières où le positivisme s’était promis de nous emprisonner. Cette impatience est légitime et significative. Toutefois les métaphysiciens de l’école spiritualiste ne sont pas forcés d’y obéir aveuglément. Ils ont eu raison d’y résister aussi longtemps que les faits observés n’ont pas offert de base suffisante à une nouvelle étude des causes. Les siècles sont passés où le philosophe pouvait être à la fois astronome, mathématicien, physicien, naturaliste, et préparer de ses propres mains tous les matériaux de son futur système. La tâche est désormais immense, il a fallu la diviser. C’est donc aux savans d’accomplir celle qui leur est dévolue. C’est aux Wurtz, aux Berthelot, aux Agassiz, aux Quatrefages, aux Wirchow, aux Claude Bernard, d’accumuler et de coordonner les phénomènes ; ce sera aux philosophes d’en chercher l’explication. Malgré leur génie et leurs efforts, les savans sont loin encore d’avoir achevé leur récolte, j’entends celle du siècle présent. Cependant les provisions de faits nouveaux sont assez belles pour que la philosophie en charge son vaisseau et tente quelques premiers voyages. Plusieurs chercheurs sont déjà partis, mais ils sont revenus un peu vite. D’autres persévèrent afin de rapporter, s’il se peut, des solutions fortes et neuves. Ceux-ci rendront à la métaphysique un double service : ils en attesteront l’inépuisable vitalité, et ils feront voir quel immense avantage la science des causes trouve à se retremper périodiquement dans les eaux froides, mais fortifiantes de la science des faits. CHARLES LEVEQUE.