Revue des Deux Mondes, tome 14, 1846 V. de Mars Revue scientifique Ce n’est pas dans cette saison que les savans entreprennent d’ordinaire de nouveaux et considérables travaux. Vers la fin de l’année scolaire, et lorsque chacun aspire au moment d’aller chercher un peu de repos et de fraîcheur au loin, les séances de l’Académie des Sciences commencent à devenir moins animées, et, au palais Mazarin comme ailleurs, on se ressent de la chaleur caniculaire qui nous accable tous. Cependant quelques lectures intéressantes ont été faites dernièrement à l’Institut. M. Edmond Becquerel, qui suit avec succès l’exemple de l’illustre physicien auquel il doit le jour, a communiqué à l’Académie le résultat d’une série d’expériences entreprises dans la vue de confirmer et de développer les découvertes de M. Faraday, dont nous avons entretenu nos lecteurs il y a peu de temps. Dans un mémoire remarquable, M. Coste a rendu compte de la manière dont les épinoches, petits poissons fort communs dans les ruisseaux des environs de Paris, construisent leur nid et soignent leurs oeufs. L’habileté employée dans cette circonstance par ces animaux mérite de fixer d’autant plus l’attention des naturalistes, qu’elle paraît dépasser de beaucoup les bornes de cette portion fort restreinte d’instinct que jusqu’à présent on avait accordée aux poissons. Pour apprécier convenablement un grand travail sur le mouvement d’Uranus, que M. Le Verrier a présenté à l’institut, il faut attendre à la fois que les calculs aient été publiés, et que les observations soient venues confirmer les conjectures de l’auteur. M. Le Verrier croit, avec d’autres astronomes, que les irrégularités du mouvement de cet astre, si éloigné de nous, sont dues à l’action d’une autre planète située à une distance beaucoup plus considérable, et qu’aucun observateur n’a pu jusqu’à présent apercevoir. D’après les recherches de cet académicien, la position de l’astre inconnu serait déterminée avec assez d’approximation pour que l’on pût nourrir l’espoir de soumettre cette hypothèse à une prochaine vérification. De telles prédictions ne sont pas sans précédens en astronomie, et l’on sait qu’au commencement de ce siècle, après la découverte de Cérès, petite planète observée d’abord par Piazzi, M. Olbers avait assigné deux points du ciel près desquels il annonçait qu’on trouverait probablement de nouvelles planètes. La découverte de Junon et de Vesta vint bientôt confirmer l’heureuse conjecture de l’astronome allemand. Espérons que M. Le Verrier n’aura pas moins de bonheur, et que, malgré la difficulté de constater le mouvement d’un astre qui, s’il existe, doit employer près de deux siècles et demi à faire le tour du ciel, son hypothèse pourra promptement être sanctionnée par l’observation directe. L’événement scientifique le plus considérable de ces derniers mois, c’est la nomination de M. Jacobi, illustre géomètre prussien, à la place d’associé étranger de l’Académie des Sciences de Paris. M. Jacobi succède à M. Bessel, astronome célèbre, dont la réputation et le talent appelaient de tous les points de l’Europe un auditoire d’élite à l’université de Koenigsberg, où il était professeur. On sait à peine dans le public que ce titre d'associé étranger est la plus haute récompense qu’on puisse accorder à des découvertes éclatantes. Sans compter les académiciens libres, mais en y comprenant les deux secrétaires perpétuels, l’Académie des Sciences se compose de soixante-cinq membres titulaires résidant à Paris, et divisés en onze sections, dont la première contient les géomètres, et la dernière les médecins. A chacune de ces sections, toutes de six membres, sauf la section de géographie et de navigation, qui n’en compte que trois, vient s’adjoindre une section de correspondans, composée également d’un nombre fixe de membres pris hors de Paris, dans le reste de la France ou à l’étranger. Si l’on songe, par exemple, qu’en déduisant deux géomètres français, choisis dans les départemens, il n’existe actuellement sur toute la surface du globe que quatre seuls mathématiciens qui soient correspondans de cette académie, on comprendra combien ce titre est honorable et élevé ; mais, en réfléchissant que pour toutes les branches des sciences mathématiques, physiques et naturelles, il ne peut jamais y avoir au monde que huit associés étrangers de l’Académie des Sciences de Paris, on sentira tout ce qu’il y a de glorieux dans un tel titre, que Newton et Leibnitz ont porté avec orgueil, et qui toujours a été ambitionné par les esprits supérieurs de tous les pays. Rappeler les noms de ceux qui l’ont obtenu, ce serait poser les bases de la plus éclatante biographie scientifique étrangère, et il suffira de citer Boerhaave, Haller, Franklin, Linné, Lagrange et Davy, pour prouver qu’à chaque époque l’Académie des Sciences a su se rattacher, par cette distinction, les plus beaux génies de toute l’Europe. Dans un choix si rare et si disputé, on ne croira qu’avec peine que pendant près d’un siècle une seule famille, celle des Bernoulli, ait possédé, à bon droit et sans interruption, toujours une, et souvent deux de ces places. Il est impossible de comparer aucune autre famille à cette race privilégiée de mathématiciens, mais il n’est pas inutile de comparer entre elles à ce point de vue les différentes nations de l’Europe. Pendant long-temps l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, semblaient appelées à contribuer, dans des proportions à peu près égales, à la formation de cette illustre cohorte, à laquelle, il y a une vingtaine d’années à peine, trois italiens, Piazzi, Scarpa et Volta, appartenaient à la fois. Dans ces dernières années, cette espèce d’équilibre a cessé d’exister, et l’Allemagne s’est emparée presque sans discontinuation de toutes les places qui devenaient vacantes ; aujourd’hui elle en possède six sur huit, et les autres peuples doivent craindre que bientôt, aux noms déjà si illustres de Gauss, de Berzélius, d’OErsted, de Humboldt, de Jacobi et de De Buch, ne viennent se joindre ceux non moins célèbres de Liebig, de Mitscherlich, de Ehrenherg. Sans nous arrêter ici à rechercher la cause de ce fait, nous ne pouvons cependant nous dispenser d’engager les savans des autres nations à redoubler d’efforts pour partager des couronnes qui ne doivent pas être l’apanage exclusif de l’Allemagne. La nomination si méritée de M. Jacobi pourrait donner lieu à d’autres considérations auxquelles nous ne nous arrêterons qu’un instant. Depuis quelque temps, les Juifs ont commencé à cultiver les sciences et les arts avec une nouvelle ardeur et un succès des plus remarquables, et ce progrès, qui est réel partout, n’est nulle part aussi bien constaté qu’en Allemagne. Au nom de M. Jacobi, qui appartient à une famille juive, on peut ajouter celui de M. Stern, habile géomètre, qui marche à Goettingue sur les traces de son illustre maître, M. Gauss, et ceux encore plus populaires des Meyerbeer et des Mendelssohn, que la culture des arts comme celle des sciences ont rendus célèbres. Nous en passons et de fort considérables. Ce réveil d’un peuple qui a tant contribué au moyen âge à répandre chez les chrétiens les sciences des Orientaux est d’un excellent augure. Fruit en grande partie de la philosophie, cette illustration nouvelle d’une nation injustement proscrite est un gage de plus donné aux idées de tolérance et à la liberté de la pensée. Les travaux de M. Jacobi sont tellement nombreux et tellement spéciaux en même temps, qu’il serait très difficile, pour ne pas dire impossible, d’en donner une idée suffisante à nos lecteurs. Constatons pourtant, dès le principe, que, si M. Jacobi s’est consacré uniquement aux progrès des mathématiques, cela ne signifie nullement qu’il manque de ces connaissances littéraires qui font la base de toute éducation libérale et que certains savans voudraient bannir de chez nous peut-être pour ne pas être seuls à ignorer le latin. Tandis qu’en France il y a des gens qui croient faire injure à quelqu’un en l’appelant érudit, les savans de l’autre côté du Rhin ne négligent rien de ce qui peut étendre et fortifier l’esprit. Nous avons sous les yeux des thèses en philosophie soutenues en 1825 par M. Jacobi à l’université de Berlin ; dans une petite biographie placée vers la fin, le futur géomètre dit qu’il s’appliqua d’abord à la philologie, primum philologiae studiis incubui. Parmi les points que le jeune candidat (M. Jacobi avait alors vingt ans) eut à traiter dans cette épreuve décisive, on trouve, à côté des questions mathématiques les plus difficiles, une discussion sur une variante qu’il proposait d’introduire dans le texte grec du vers 1260 de l'Électre de Sophocle. Pourtant ces recherches n’ont pas plus empêché M. Jacobi de devenir un grand géomètre que les anciens travaux de M. Mitscherlich sur les langues orientales ne se sont opposés à ce que celui-ci se plaçât au premier rang des physiciens. Un peu d’érudition ne peut jamais nuire ; même réduite à une dose très modique et bornée à la connaissance des plus simples rudimens de la langue latine, elle peut avoir de grands avantages. Dans une occasion récente, elle aurait probablement empêché un de nos astronomes de prendre pour la traduction fidèle d’un ouvrage latin de Fabricius relatif aux taches solaires une paraphrase incomplète, qui ne reproduit que très imparfaitement les idées de l’auteur. Bien que M. Jacobi se soit occupé avec supériorité de presque toutes les parties de l’analyse mathématique, c’est surtout par ses recherches sur les fonctions elliptiques et sur la théorie des nombres qu’il a su mériter l’estime des géomètres. A plusieurs reprises, la Revue a tenté de donner à ses lecteurs une idée de ces propriétés curieuses des nombres, dont l’étude constitue une des branches les plus élevées des mathématiques. Quant à la théorie des fonctions elliptiques, il serait bien difficile d’en donner une idée même incomplète aux personnes qui ne sont pas initiées aux mystères de la plus sublime analyse. Qu’il suffise de dire que cette théorie a pour objet l’étude approfondie des propriétés d’une famille de lignes transcendantes auxquelles, à cause de l’une d’elles, on a donné le nom d'elliptiques ; il s’agit de trouver pour ces courbes des théorèmes analogues à ceux que la géométrie élémentaire renferme à l’égard du cercle. Les bases de ces recherches ont été posées, il y a plus d’un siècle, en Italie par Fagnani, esprit subtil et inventif, dont les découvertes avaient passé presque inaperçues de son temps, et qui n’a été que depuis peu apprécié à sa juste valeur. C’est à lui qu’on doit d’avoir démontré pour la première fois l’égalité de longueur de certains arcs de la lemniscate, courbe comprise dans les transcendantes elliptiques, quoique ces arcs ne pussent pas se superposer ni se transformer en d’autres lignes propres à admettre une comparaison directe. On sait qu’en géométrie le principe de superposition, appliqué directement ou après quelques transformations, sert généralement à juger de l’égalité ou de l’inégalité de deux quantités, et l’on conçoit que l’introduction dans la science d’un nouveau moyen de comparaison ait pu produire depuis Fagnani des résultats inattendus. Cette théorie des transcendantes elliptiques, à laquelle M. Jacobi doit une partie notable de sa réputation, et dont pendant long-temps Legendre, en France, s’occupa presque seul, a été cultivée en Allemagne par d’autres géomètres qu’il est impossible de ne pas mentionner ici. Déjà, au commencement de ce siècle, M. Gauss avait énoncé, dans ses Recherches arithmétiques, des propositions qui pouvaient donner une idée des immenses progrès qu’il avait faits dans cette carrière ; mais, par une disposition d’esprit qui a été souvent signalée, l’illustre géomètre de Goettingue semble satisfait dès qu’il a fait une découverte, et ne s’empresse jamais de publier ses travaux. Aussi, lorsqu’en 1827, un jeune géomètre norvégien, Abel, fit paraître à Berlin, dans le journal si estimé de de M. Crelle, des recherches admirables qui paraissaient renfermer en grande partie les découvertes inédites de M. Gauss sur cette matière, celui-ci se contenta d’applaudir aux progrès de ce nouvel athlète, et, dans une lettre qui a été imprimée, sembla voir avec une espèce de satisfaction qu’un autre l’eût prévenu, et lui eût épargné de la sorte le souci de faire imprimer son ouvrage. Il faut s’appeler M. Gauss pour céder ainsi sans regret des découvertes de cette importance ! M. Jacobi répondit sans retard à ce premier appel du géomètre norvégien, et, pendant deux années, on vit ces deux jeunes et infatigables champions étonner les géomètres de l’Europe par le nombre et la rapidité de leurs découvertes ; mais, hélas ! ce beau spectacle ne devait pas durer long-temps, et M. Jacobi, auquel l’Académie des Sciences de Paris vient d’accorder une distinction si flatteuse, doit sans doute regretter son infortuné rival, mort à vingt-sept ans, et dont les derniers momens ne furent pas exempts de poignantes angoisses. Abel était pauvre, et, quoiqu’il eût dans son pays des amis dévoués, à la tête desquels il faut placer son ancien maître, M. Holmboe, qui a été plus tard l’éditeur de ses ouvrages [1], il fut toujours dans une position malheureuse. Un travail infatigable, l’abandon dans lequel on le laissait, l’incertitude de son avenir, minèrent sa santé, et il mourut d’une maladie de poitrine presque sous le pôle, aux forges de Froland, où il s’était réfugié dans l’hiver de 1829. Il faudrait pouvoir raconter une à une les souffrances de cette longue agonie. Dans les lettres de lui qui ont été publiées, on voit qu’il en était venu jusqu’à douter de son propre talent. Tout se réunissait pour l’accabler. D’admirables travaux qu’il avait présentés à une illustre académie furent d’abord oubliés par les commissaires, qui ne s’en occupèrent que lorsque l’auteur avait cessé d’exister. Une invitation du gouvernement prussien, pour qu’Abel allât s’établir à Berlin, n’arriva à Froland que quelques jours après sa mort. Une lettre adressée en 1828 au roi de Suède par MM. Legendre, Poisson, Lacroix et Maurice, membres de l’Institut, dans laquelle ils lui demandaient de prendre sous sa protection ce beau génie qui languissait dans une position peu digne de son rare et précoce talent, resta sans réponse et sans résultat, malgré le nom et la célébrité des savans qui avaient écrit au roi Charles-Jean. Enfin ; il faut le dire, cet illustre géomètre, au sujet duquel on peut à juste titre répéter ce mot si connu de Newton : Si Cotes eût vécu, nous saurions quelque chose, a vu sa carrière abrégée par le chagrin et par le malheur. Cette fin si prompte et si triste impose à tous les amis des sciences le devoir de répéter souvent avec vénération et respect le nom d’un homme auquel on ne peut offrir qu’une gloire posthume. Nous ne dirons qu’un mot, et à regret, d’une discussion fort animée qui a eu lieu à l’Académie des Sciences et dans les journaux à propos de l’éloge de Monge, lu récemment en séance publique par M. Arago. Comment se résoudre, en effet, après s’être arrêté quelque temps en compagnie d’Abel, de Gauss et de Jacobi, dans les plus hautes et les plus calmes régions de la science, à descendre sur le terrain des personnalités et des invectives, où le savant député de l’extrême gauche a tenté d’établir le débat ? Mais, jusqu’à ce que de par la charte la personne de M. Arago ait été déclarée inviolable et sacrée, jusqu’à ce que la liberté de la presse ait été suspendue en ce qui le concerne, il doit être permis de faire remarquer que, malgré les règlemens, ce savant secrétaire perpétuel ne fait plus les éloges des membres que perd l’Académie, et qu’il va chercher parmi les célébrités de la révolution des sujets surannés de biographies et des moyens politiques de succès. Depuis quelque temps, on annonce des modifications considérables dans l’enseignement scientifique que donne l’université. Dans une prochaine occasion, nous traiterons cette question, qui touche aux bases mêmes de l’instruction universitaire et que M. le ministre de l’instruction publique paraît, à tort, vouloir résoudre sans le concours des chambres. Comme tous les chemins glissans, la voie des ordonnances est facile ; mais il est des terrains sur lesquels, après une course rapide, il est à peu près aussi malaisé de s’arrêter que de se tenir debout. V. DE MARS. NOTE: 1. Voyez les Œuvres complètes d’Abel. Christiana, 1839. 2 vol. in-4°.