Charles Martins Recherches sur la période glaciaire et l’ancienne extension des glaciers du Mont-Blanc depuis les Alpes jusqu’au Jura Revue des Deux Mondes, Période Initiale, tome 17, 1847 (pp. 919-943). Au mois d’août 1815, un géologue revenait d’une longue excursion sur les glaciers qui occupent le fond de la vallée de Lourtier, vallée latérale à celle qui mène au couvent du grand Saint-Bernard. Désirant se rendre le jour suivant à l’hospice par un col difficile et peu connu, il passa la nuit dans la cabane d’un chasseur de chamois, appelé Jean-Pierre Perraudin, qui devait lui servir de guide le lendemain. Assis devant le foyer où brûlaient des touffes de rhododendron, dont la fumée odorante s’échappait par le haut du toit, le géologue et le montagnard parlaient des hautes régions qu’ils avaient l’un et l’autre si souvent parcourues. Puis la conversation vint à tomber sur ces gros blocs de granite qu’on trouve souvent à une grande distance des rochers d’où ils ont été détachés. Le géologue expliquait longuement au montagnard comment les savans avaient démontré, à l’aide de profonds calculs, que ces blocs erratiques ont été transportés jadis par de grands courans d’eau. A tout cela Jean Perraudin ne pouvait répondre, mais il hochait la tête d’un air de doute et d’incrédulité. « M’est avis, dit-il enfin, que les glaciers de nos Alpes étaient jadis bien plus étendus qu’ils ne le sont actuellement. Toute notre vallée jusqu’à une grande hauteur au-dessus du torrent de la Durance a été remplie par un vaste glacier qui descendait jusqu’à Martigny, comme le prouvent les blocs de roche qu’on trouve dans les environs de cette ville, et qui sont trop gros pour que l’eau ait pu les y amener. » En parlant ainsi, Perraudin ne se doutait guère avoir fait une grande découverte et résolu, à force de bon sens, un problème que le génie des plus célèbres géologues, armé de toutes les ressources de la science, avait abordé sans succès. Heureusement le savant auquel il venait de communiquer le résultat de ses observations solitaires était un homme pratique, plus soucieux de faits que de théories. Le germe que le paysan avait jeté dans son esprit s’y développa librement, et l’idée d’une ancienne extension des glaciers au-delà de leurs limites actuelles devint pendant vingt ans l’objet constant de ses recherches et de ses méditations. Un ingénieur de ses amis, M. Venetz, avait été amené de son côté aux mêmes vues par l’étude des blocs erratiques du Valais. Enfin, en 1834, lorsque sa conviction fut complète et appuyée sur des preuves nombreuses et irrécusables, M. de Charpentier (car c’était lui qui avait été le confident de Perraudin) émit ses opinions au congrès des naturalistes suisses réunis à Lucerne. Comme toute idée nouvelle, celle-ci fut accueillie avec froideur ou repoussée avec dédain ; mais, comme c’était une vérité, elle fit son chemin toute seule, et aujourd’hui c’est une des questions les plus importantes qui aient agité le public géologique. Grace aux nombreux travaux publiés sur cette question depuis quelques années [1], le phénomène des Alpes a pris les proportions d’une grande révolution, qui a eu pour théâtre une portion considérable des deux hémisphères. Si le génie de l’homme peut s’élever un jour à la cause de ce cataclysme glaciaire, il aura jeté la plus vive lumière sur la dernière phase de l’histoire géologique du globe, sur l’époque mystérieuse qui a précédé l’apparition de l’homme à la surface de la terre et sur ce déluge universel dont la trace se retrouve dans toutes les traditions des peuples, en Europe, en Asie et dans les deux Amériques. La relation intime qui lie ces deux phénomènes ne saurait être niée, car elle nous est attestée à la fois par le raisonnement et par l’observation. Néanmoins nous ne poursuivrons pas l’étude des phénomènes glaciaires dans tous les pays où ils ont été signalés ; nous nous bornerons à les étudier dans les Alpes, où les faits, bien connus et mieux appréciés, peuvent être vérifiés chaque année par de nombreux voyageurs. Les glaciers de la Suisse et de la Savoie ont-ils toujours été circonscrits dans leurs limites actuelles, ou se sont-ils étendus autrefois dans les grandes plaines qui environnent la chaîne des Alpes ? Tel est le problème réduit à sa plus simple expression. Mon but est d’exposer les faits sur lesquels s’appuient les partisans de l’ancienne extension des glaciers. Pour faire accepter cette idée, ils ont à combattre, chez les savans, des convictions anciennes appuyées sur les autorités les plus irrécusables en géologie ; chez les gens du monde, le témoignage de la tradition biblique et celui de tous les sens qui se révoltent à la seule pensée que ces plaines si fertiles et si animées aient été ensevelies pendant de longues périodes de temps sous un immense linceul de neige et de glace. Les uns et les autres ont le droit d’exiger des preuves nombreuses et positives. Ces preuves existent ; mais, avant de les examiner, il est indispensable de posséder quelques notions sur les glaciers actuels ; car la méthode suivie par les géologues auxquels on doit les résultats que nous allons exposer a toujours été celle que M. Constant Prévost a introduite dans la science, et qui peut se résumer en ces mots : « Étudier le mode d’action des élémens naturels que nous voyons fonctionner sous nos yeux et comparer les effets qu’ils produisent à ceux dont la surface du globe a conservé l’empreinte. » En procédant ainsi, nous verrons que partout, dans les vastes plaines qui environnent les Alpes, on rencontre les traces de ces glaciers gigantesques dont ceux d’aujourd’hui ne sont, pour ainsi dire, que la miniature. Cependant, quoique réduits à de faibles dimensions, les glaciers actuels nous offrent en petit tous les phénomènes que les nappes de glace offraient jadis sur une plus grande échelle. Les effets sont les mêmes, et de leur identité nous pourrons conclure à celle des agens qui les ont produits. I. – Des glaciers actuels. Du haut des crêtes du Jura, qui dominent le bassin du Léman, on embrasse d’un seul coup d’œil toute la chaîne des Alpes, depuis le Valais jusqu’en Dauphiné. Seule, la masse colossale du Mont-Blanc, assise sur sa large base, s’élève majestueusement au-dessus de cette longue arête dentelée. Les plus hautes cimes se distinguent des sommets moins élevés par la blancheur éclatante des neiges qui les recouvrent. En été, la limite inférieure de ces neiges perpétuelles forme une ligne droite horizontale, parfaitement tranchée, qui contraste avec la sombre verdure des forêts étendues au pied des montagnes. Cette ligne, c’est celle des neiges éternelles. Au-dessus, l’hiver règne seul ; au-dessous, les saisons suivent leur cours régulier. Au-dessus, la vie existe à peine et est représentée seulement par quelques plantes polaires et quelques insectes éphémères ; au-dessous, elle se manifeste sous mille formes variées, depuis les plus hautes régions où s’aventurent le pin et le chamois jusqu’aux plaines habitées par les hommes, où les moissons jaunissent et où la vigne mûrit ses fruits. En Suisse, la limite inférieure des neiges perpétuelles est à 2 700 mètres au-dessus du niveau de la mer ; mais, en s’approchant des Alpes, en pénétrant dans les vallées étroites qui découpent les massifs principaux, tels que ceux du Mont-Blanc, du Mont-Rose, du Saint-Gothard et de la Jungfrau, on s’aperçoit que cette limite n’est pas une ligne droite, comme elle le paraît, quand on la considère de loin. Les champs de neiges éternelles émettent, pour ainsi dire, des rameaux qui descendent dans les vallées sous la forme de masses de glace semblables à des torrens congelés. Ces masses sont des glaciers. Leur pied est souvent à plus de 1 500 mètres au-dessous de la limite des neiges perpétuelles et avoisine quelquefois de grands villages, tels que ceux de Chamonix, de Courmayeur et de Grindelwald, dont la hauteur moyenne est de 1 120 mètres au-dessus de la mer. Toutefois il existe un grand nombre de glaciers qui ne descendent pas aussi bas et s’arrêtent sur ces pentes élevées où l’on ne trouve plus que des chalets épars, habités seulement pendant quelques mois de l’année. Quelles sont les relations qui existent entre ces glaciers et les champs de neige auxquels ils se rattachent ? c’est la première question que nous devons examiner. La science l’a déjà résolue. En hiver, au printemps et en automne, il tombe sur les sommets des Alpes des masses de neige considérables [2]. Ces neiges, chassées par les vents, emportées par les tourbillons, s’accumulent surtout dans les grandes dépressions qui avoisinent les hautes cimes. Ces dépressions sont connues sous le nom de cirques, car elles se terminent ordinairement par une enceinte demi-circulaire, couronnée de sommets élevés. Tels sont, aux environs de Chamonix, le cirque qui s’arrête au col du Géant, le grand plateau, qui n’est qu’à 800 mètres au-dessous de la cime du Mont-Blanc ; près de Grindelwald, le cirque qui conduit à la Strahleck ; au Grimsel, ceux du Lauteraar et du Finsteraar. Les neiges qui s’accumulent dans les cirques ne restent pas immobiles ; elles sont animées d’un mouvement de progression qui les entraîne vers la vallée. Semblables à ces lacs qui alimentent une rivière, et dont les eaux commencent à couler lentement dès que l’influence de la pente se fait sentir, ces champs de neige peuvent glisser sur les terrains les plus faiblement inclinés. A mesure que cette neige descend dans les régions plus tempérées, elle subit, surtout dans la belle saison, des modifications importantes qui en changent complètement la nature et l’aspect : elle se transforme en glace. Voici comment s’opère cette transformation. À la chaleur des rayons du soleil, la surface de la neige commence à fondre ; l’eau résultant de cette fusion s’infiltre dans les couches inférieures, qui se changent, sous l’influence des gelées nocturnes, en une masse granuleuse, composée de petits glaçons encore désagrégés ; mais plus adhérens entre eux que les flocons qui leur ont donné naissance. Cet état de la neige a été désigné par les physiciens suisses sous le nom de névé. Pendant tout l’été, ce névé s’infiltre de nouvelles quantités d’eau provenant toujours de la fonte superficielle ou de celle des neiges environnantes, dont les eaux viennent se réunir dans la dépression qui forme le berceau du glacier. Dans ces régions, le thermomètre tombant chaque nuit au-dessous de zéro, même au cœur de l’été, ce névé se congèle à plusieurs reprises. A la suite de ces fusions et de ces congélations successives, il offre l’apparence d’une glace blanche compacte, mais remplie d’une infinité de petites bulles d’air sphériques ou sphéroïdales : c’est la glace bulleuse des auteurs qui ont écrit sur ce sujet. L’infiltration et la congélation de la masse devenant de plus en plus parfaite à mesure que le glacier descend vers les régions habitées, l’eau finit par remplacer toutes les bulles d’air : alors la transformation est complète, la glace paraît homogène et présente ces belles teintes azurées qui font l’admiration des voyageurs. Telle est, en peu de mots, l’histoire de la formation d’un glacier : en réalité, il se compose, comme on le voit, de toutes les couches de neige accumulées pendant une longue série d’années, et qui, peu à peu, se sont converties en glace plus ou moins compacte. Si les chaleurs de l’été ne limitaient pas l’accroissement des glaciers, ils grandiraient indéfiniment en longueur et en puissance ; mais chaque été voit disparaître une épaisseur considérable de la surface glaciaire [3] : c’est le phénomène que M. Agassiz a désigné sous le nom d’ablation. En même temps, l’extrémité inférieure fond rapidement, et le glacier diminuerait chaque année, si une progression incessante ne venait contre-balancer cet effet. Il s’établit ainsi une espèce d’équilibre entre la fonte estivale d’un côté et la progression annuelle de l’autre. Si la saison est chaude et sèche, c’est la fusion qui l’emporte, et le glacier recule ; si l’été est froid et pluvieux, la progression compense largement les effets de la fusion, et le glacier avance. On comprend actuellement quelles sont les influences qui assignent aux glaciers une limite moyenne autour de laquelle ils peuvent osciller sans la dépasser jamais. Il est moins facile de se rendre compte pourquoi certains glaciers descendent dans les vallées habitées, tandis que d’autres restent suspendus aux flancs des plus hautes montagnes. Ces différences tiennent à la grandeur et à la hauteur des cirques, qui servent à l’alimentation de ces glaciers. Plus ces cirques seront vastes et élevés, et plus la quantité de neige qui s’y accumulera sera considérable, plus aussi les émissaires des champs de neige descendront dans les basses vallées et regagneront, pour ainsi dire, le terrain que la fusion leur fait perdre chaque année. C’est ainsi que le glacier des Bossons, dont la source est au grand plateau du Mont-Blanc, vaste cirque situé à près de 4 000 mètres au-dessus de la mer, s’abaisse jusqu’à 1 040 mètres, et s’avance au milieu des habitations, des vergers et des champs cultivés. Les glaciers d’Aletsch, de Viesch, de Grindelwald, de Zermatt, sont dans le même cas. Tous les ans, le voyageur étonné peut voir des moissons dorées à côté du glacier de la Brenva, qui descend de la face méridionale du Mont-Blanc. L’influence de la grandeur et de l’élévation des cirques contre-balance même, suivant la remarque de M. Desor, celle de l’exposition, et explique ce fait surprenant, que les glaciers les plus longs et les plus puissans des Alpes bernoises se trouvent sur le versant méridional de la chaîne. Nous avons vu que ces glaciers étaient animés d’un mouvement de progression qui les entraîne vers la plaine. Quelles sont les lois de ce mouvement ? La recherche de ces lois a constamment préoccupé tous les physiciens qui se sont livrés à ce genre de travaux, sans qu’ils aient pu jusqu’ici déduire, la cause de cet avancement de l’ensemble des phénomènes singuliers qui le caractérisent. M. J.-D. Forbes les a étudiés sur la mer de glace de Chamonix ; mais c’est sur les glaciers de l’Aar que les observations ont été continuées avec le plus de soin et de persévérance. Depuis 1842, MM. Agassiz et Desor, aidés du concours de MM. Wild, Otz et Dollfus-Ausset, se sont occupés sans relâche de cette question ; ils ont constaté que, dans sa partie moyenne, ce glacier avance de 71 mètres par an. Vers l’extrémité inférieure, la vitesse de la progression se ralentit au point de n’être plus que de 39 mètres ; elle s’accélère au contraire un peu vers le haut, où le glacier parcourt annuellement un espace de 75 mètres [4]. L’inclinaison de la pente sur laquelle le glacier descend ne paraît pas avoir d’influence sur la rapidité de sa marche, mais elle est singulièrement modifiée par les parois du couloir dans lequel il se meut. Le frottement de la glace contre ces parois ralentit considérablement la progression des parties latérales du glacier. Il y a plus : si un promontoire s’avance vers le milieu de la vallée, le glacier, arrêté par un de ses côtés, contourne l’obstacle avec une extrême lenteur, ou plutôt ce côté reste en arrière, tandis que la partie moyenne et le bord opposé continuent à marcher avec leur vitesse relative. II. – Roches polies et striées par les glaciers actuels Le frottement que le glacier exerce sur son fond et sur ses parois est trop considérable pour ne pas laisser de traces sur les roches avec lesquelles il se trouve en contact ; mais son action est différente suivant la nature minéralogique de ces roches et la configuration du lit qu’il occupe. Si l’on pénètre entre le sol et la surface inférieure du glacier, en profitant des cavernes de glace qui s’ouvrent quelquefois sur ses bords ou à son extrémité, on rampe sur une couche de cailloux et de sable fin imprégnés d’eau. Si l’on enlève cette couche, on reconnaît que la roche sous-jacente est nivelée, polie, usée par le frottement et recouverte de stries rectilignes ressemblant tantôt à de petits sillons, plus souvent à des rayures parfaitement droites qui auraient été gravées à l’aide d’un burin ou même d’une aiguille très fine. Le mécanisme par lequel ces stries ont été gravées est celui que l’industrie emploie pour polir les pierres ou les métaux. A l’aide d’une poudre fine appelée émeri, on frotte la surface métallique et on lui donne un éclat qui provient de la réflexion de la lumière par une infinité de petites stries extrêmement ténues. La couche de cailloux et de boue interposée entre le glacier et le roc sub-jacent, voilà l’émeri. Le roc est la surface métallique, et la masse du glacier, qui presse et déplace la couche de boue en descendant continuellement vers la plaine, représente l’action de la main du polisseur. Aussi les stries dont nous parlons sont-elles toujours dirigées dans le sens de la marche du glacier ; mais, comme celui-ci est sujet à de petites déviations latérales, les stries se croisent quelquefois en formant entre elles des angles très petits. Si l’on examine les roches qui bordent le glacier, on retrouve les mènes stries burinées sur les parties qui ont été en contact avec la masse congelée. Souvent j’ai pris plaisir à briser la glace qui pressait le rocher, et sous cette glace je trouvais des surfaces polies et couvertes de stries. Les cailloux et les grains de sable qui les avaient gravées étaient encore enchâssés dans le glacier comme le diamant du vitrier est fixé au brut de l’instrument qui lui sert à rayer le verre. La netteté et la profondeur des stries dépendent de plusieurs circonstances. Si la roche en place est calcaire, et que l’émeri se compose de cailloux et de sable provenant de roches plus dures, telles que le gneiss, le granite ou la protogine, les stries seront très marquées. C’est ce que l’on peut vérifier au pied des glaciers de Rosenlaui et de Grindelwald, dans le canton de Berne. Au contraire, si la roche est gnéissique, granitique ou serpentineuse, c’est-à-dire très dure, les stries seront moins profondes et moins marquées, comme on peut s’en assurer aux glaciers de l’Aar, de Zermatt et de Chamonix. Le poli sera le même dans les deux cas, et il est souvent aussi parfait que celui des marbres qui ornent nos édifices. Les stries gravées sur les rochers qui contiennent ces glaciers sont en général horizontales ou parallèles à sa surface. Toutefois, aux rétrécissemens des vallées, ces stries se redressent et se rapprochent de la verticale. Il ne faut point s’en étonner. Forcé de franchir un détroit, le glacier se relève sur ses bords et remonte le long des flancs de la montagne qui lui barre le passage. C’est ce qu’on voit admirablement près des chalets de la Stieregg, étroit défilé que le glacier inférieur de Grindelwald est obligé de franchir avant de s’épancher dans la vallée de même nom. Sur la rive droite du glacier, les stries sont inclinées de 45 degrés à l’horizon ; sur la rive gauche, celui-ci s’élève quelquefois jusqu’aux forêts voisines, et entraîne de grosses mottes de terre chargées de touffes de rhododendron et de bouquets d’aunes, de bouleaux ou de sapins. Les roches tendres ou feuilletées sont brisées et démolies par la force prodigieuse du glacier. Les roches dures lui résistent ; mais la surface de ces roches, aplanie, usée, polie et striée, témoigne assez de l’énorme pression qu’elles ont eu à supporter. C’est ainsi qu’au glacier de l’Aar, le pied du promontoire sur lequel s’élève le pavillon de M. Agassiz est poli sur une grande hauteur, et sur la face tournée vers le haut de la vallée j’ai observé des stries inclinées de 64 degrés. La glace redressée contre cet escarpement semblait vouloir l’escalader ; mais le roc de granite tenait bon, et le glacier était obligé de le contourner lentement. En résumé, la pression considérable d’un glacier, jointe à son mouvement de progression, agit à la fois sur le fond et sur les flancs de la vallée qu’il parcourt. Il polit tous les rochers assez résistans pour n’être pas démolis par lui, et leur imprime souvent une forme particulière et caractéristique. En détruisant toutes les aspérités de ces rochers, il en nivèle la surface et les arrondit en amont, tandis qu’en aval ils conservent quelquefois leurs formes abruptes, inégales et raboteuses. On comprend, en effet, que l’effort du glacier porte principalement sur le côté tourné vers le cirque d’où il descend, de même que les piles d’un pont sont plus fortement endommagées en amont qu’en aval par les glaçons que le fleuve charrie pendant l’hiver. Vu de loin, un groupe de rochers ainsi arrondis rappelle l’aspect d’un troupeau de moutons ; de là le nom de roches moutonnées que de Saussure leur a donné, et qui leur est resté. III. – Moraines et blocs erratiques des glaciers actuels Il est un autre ordre de phénomènes qui jouent un grand rôle dans l’histoire des glaciers actuels et de ceux qui couvraient autrefois la Suisse : je veux parler des fragmens de roche de toute grosseur et de toute nature que le glacier transporte avec lui. Les Alpes, leur aspect nous le dit, sont d’immenses ruines. Tout conspire à leur destruction, tous les élémens semblent conjurés pour abaisser leurs cimes orgueilleuses. Les masses de neige qui pèsent sur elles pendant l’hiver, la pluie qui s’infiltre entre leurs couches pendant l’été, l’action subite des eaux torrentielles, celle plus lente, mais plus puissante encore, des affinités chimiques, dégradent, désagrègent et décomposent les roches les plus dures. Leurs débris tombent des sommets dans les cirques occupés par les glaciers, sous forme d’éboulemens considérables accompagnés d’un bruit effrayant et de grands nuages de poussière. Même au cœur de l’été, j’ai vu ces avalanches de pierre se précipiter du haut des cimes du Schreckhorn, et former sur la neige immaculée une longue traînée noire composée de blocs énormes et d’un nombre immense de fragmens plus petits. Au printemps, une fonte rapide des neiges de l’hiver engendre souvent des torrens accidentels d’une violence extrême. Si la fusion est lente, l’eau s’insinue dans les moindres fissures des rochers, s’y congèle et fend les masses les plus réfractaires. Les blocs détachés des montagnes ont quelquefois des dimensions gigantesques ; on en trouve dont la longueur atteint 20 mètres, et ceux qui mesurent 10 mètres dans tous les sens ne sont pas rares dans les Alpes. Si le glacier était immobile, ces débris s’y entasseraient sans aucun ordre ; mais la progression amène, dans la distribution de ces matériaux, un certain arrangement et même une certaine régularité fort remarquables. Les blocs se disposent sur le glacier en longues traînées parallèles à ses rives, ou s’accumulent à l’extrémité sous la forme de grandes digues transversales. Les unes et les autres ont été désignées sous le nom de moraines. Voici quel est le mécanisme de la formation des moraines. Les débris des montagnes environnantes tombant sur les bords du glacier, ces débris participent à son mouvement et marchent avec lui ; mais, d’autres éboulemens survenant pour ainsi dire chaque jour, ils se mettent à la suite des premiers, et tous réunis forment ces longs convois de matériaux qui longent les deux rives du glacier : ce sont les moraines latérales. Un glacier offre souvent plusieurs moraines latérales, parce que les éboulemens tombent sur des points inégalement distans du milieu, et dont la vitesse est par conséquent différente. La plupart des touristes qui ont visité les grands glaciers de la Suisse connaissent ces moraines latérales, et plus d’un se rappelle encore douloureusement les fatigues qu’il a endurées pour franchir ces accumulations de blocs gigantesques. On dirait un rempart élevé par des géans pour défendre l’accès de ces champs de neiges éternelles où la nature a caché le secret des dernières révolutions de notre globe. Après avoir franchi la moraine latérale, le voyageur découvre presque toujours une traînée plus considérable encore, disposée longitudinalement vers le milieu du glacier et qu’on nomme moraine médiane. Elle résulte de la jonction de deux glaciers d’une puissance à peu près égale. A l’extrémité de l’éperon qui les sépare, la moraine latérale gauche de l’un s’adosse à la moraine latérale droite de l’autre. Ces deux moraines latérales se confondent bientôt en une seule, et forment la moraine médiane du nouveau glacier, composé lui-même des deux affluens réunis. Ainsi, à la jonction de l’Arve et du Rhône, on voit les eaux troubles du torrent se mêler au milieu du confluent avec les ondes transparentes du fleuve épuré par son passage à travers le Léman. La moraine médiane participe au mouvement de la partie moyenne du glacier ; après un trajet plus ou moins long, chaque bloc atteint à son tour l’escarpement terminal, roule le long de son talus et s’arrête au pied de ce rempart de glace. Sur le glacier de l’Aar, dont la longueur est de 8 kilomètres, un bloc met cent trente-trois ans à parcourir l’espace compris entre le promontoire de l’Abschwung qui sépare les deux affluens principaux et l’extrémité inférieure. L’accumulation de ces blocs forme une digue concentrique à cette extrémité : c est la moraine terminale ou frontale qui diffère de toutes celles dont nous avons parlé, en ce qu’elle ne repose pas sur le glacier, mais au-devant de lui sur le fond de la vallée. Nous connaissons maintenant trois genres de moraines : les unes superficielles, étendues à la surface du glacier, qui se divisent en moraines latérales et moraines médianes, suivant qu’elles sont sur ses côtés ou au milieu, et la moraine terminale, due à l’accumulation des blocs qui tombent de l’escarpement terminal du glacier et reposent sur le sol. Il existe encore un autre genre de moraine, c’est la couche de sable et de cailloux interposée entre la surface inférieure du glacier et le roc sousjacent. Je la désignerai sous le nom de moraine profonde, pour la distinguer des moraines superficielles et terminales. IV. – Cailloux striés par les glaciers actuels. Transportés lentement à la surface du glacier, tous les blocs des moraines superficielles et terminales conservent leurs formes originelles. Les arêtes de ces blocs sont vives, les angles aigus comme au moment où ils sont tombés sur la glace. Ils ne présentent pas ces traces d’usure et de frottement qu’on observe sur les pierres roulées et arrondies par l’action des eaux. On peut en détacher de jolis groupes de cristaux aussi intacts que dans leur gîte primitif, car, sauf la première chute qui les a précipitées sur le glacier, ces masses n’ont été soumises à aucune violence. Les agens atmosphériques peuvent seuls les démolir ou les dégrader ; aussi les blocs composés de roches dures et résistantes conservent-ils souvent les dimensions colossales dont nous avons parlé. Il n’en est pas de même des fragmens qui ne font point partie des moraines superficielles. Les parois latérales du glacier ne sont point en contact immédiat avec les flancs de la vallée ; il existe presque toujours un petit intervalle entre eux. Nombre de blocs et de débris s’engagent entre ce mur de glace et les rochers qu’il polit. Quelques-uns restent suspendus dans cet intervalle ; d’autres gagnent peu à peu la surface inférieure du glacier et forment la moraine profonde. A ces blocs viennent s’ajouter une partie de ceux qui tombent dans les nombreuses crevasses et les puits [5] si redoutés des voyageurs novices. Tous ces débris, enclavés entre la roche et le glacier, pressés, broyés, triturés par ce laminoir sans cesse en action, ne conservent pas les dimensions qu’ils avaient en se détachant des montagnes. La plupart se réduisent en un limon impalpable qui, mêlé à l’eau qui découle du glacier, forme la couche de boue sur laquelle il repose. Les autres conservent les traces indélébiles de la pression à laquelle ils ont été soumis. Tous leurs angles s’émoussent, toutes leurs arêtes s’effacent, et ils prennent la forme de cailloux arrondis ou présentent des facettes inégales résultant d’un frottement prolongé. Si la roche est tendre comme les calcaires, alors non-seulement le caillou est arrondi, mais il offre une foule de stries entre-croisées dans tous les sens. Ces cailloux striés ont une grande importance pour l’étude de l’ancienne extension des glaciers ; ce sont des médailles frustes dont la présence accuse d’une manière presque certaine l’existence antérieure d’un glacier disparu. En effet, le glacier seul a le pouvoir de façonner, d’user et de strier ainsi ces cailloux. L’eau les polit et les arrondit, mais elle ne les strie pas. Il y a plus, elle efface les stries burinées par les glaciers. On peut vérifier ce fait au pied de ceux de la vallée de Grindelwald. A 300 mètres de l’escarpement terminal, les torrens qui en sortent ne roulent plus que des cailloux arrondis, mais lisses et complètement dépourvus de stries. Je m’en suis assuré de la manière la plus positive. De son côté, M. Édouard Collomb a résolu la question d’une manière expérimentale. Il a pris des cailloux striés par les glaciers et les a placés avec du sable et de l’eau dans un cylindre horizontal auquel on imprimait un mouvement de quinze tours par minute seulement. Au bout de vingt heures, toutes les stries avaient disparu. Aussi en chercherait-on vainement sur les cailloux roulés par les torrens les plus violens ou sur les galets que le flux et le reflux de la mer brasse continuellement en les poussant sur la grève pour les ramener ensuite vers le large. Grace à ces détails, nous l’espérons du moins, les preuves que nous invoquerons pour démontrer l’ancienne extension des glaciers actuels seront suffisamment intelligibles. Nous avons omis à dessein tout ce qui n’était pas d’une application directe à l’étude de ce grand phénomène. La méthode que nous suivrons pour prouver cette ancienne extension est à la fois la plus simple et la plus sûre que l’on puisse adopter en géologie. Nous allons parcourir les pays qui environnent les Alpes et chercher s’ils nous offrent des traces indubitables de l’action des glaciers. Si partout nous trouvons ces traces aussi nombreuses, aussi évidentes que dans le voisinage des glaciers actuels, nous serons inévitablement conduit à admettre que jadis ils descendaient dans la plaine et remplissaient l’intervalle qui sépare les Alpes du Jura. L’ancienne extension des glaciers sera démontrée sans que nous puissions encore nous rendre compte des perturbations météorologiques qui l’ont accompagnée, car, dans une étude qui date de quelques années, on ne saurait se flatter d’avoir réuni un assez grand nombre de faits pour pouvoir s’élever à la cause qui a produit le phénomène. On peut affirmer seulement que ce développement prodigieux des mers de glace serait impossible dans les conditions climatériques actuelles, et qu’elle suppose nécessairement un abaissement notable dans la température et par conséquent un climat différent de celui qui règne actuellement en Europe. V. – De l’ancienne extension des glaciers du Mont-Blanc depuis Chamonix jusqu’à Genève. Avant de donner une idée de l’étendue des glaciers antédiluviens, j’ai pensé qu’il y aurait avantage à suivre l’un de ces glaciers dans toute sa longueur, depuis son origine jusqu’à sa moraine terminale. Dans ce voyage, nous rencontrerons partout les traces qu’il a laissées sur son passage, et nous constaterons facilement l’identité de ces traces avec celles qu’on retrouve dans le voisinage des glaciers actuels. Je choisis pour exemple les glaciers du Mont-Blanc, qui jadis remplissaient toute la vallée de l’Arve et s’étendaient depuis Chamonix jusqu’à Genève. Transportons-nous au Montanvert, à 850 mètres au-dessus du village de Chamonix. La Mer de Glace est à nos pieds ; elle descend des vastes cirques du Jardin et de l’aiguille du Géant. Sans être de hardis montagnards, nous pouvons franchir les Ponts, traverser la moraine latérale gauche et nous avancer jusqu’au promontoire de l’Angle. Toute la surface de ce promontoire est polie et striée au-dessus comme au-dessous de la surface du glacier. On peut s’en assurer en plongeant le regard entre la glace et la paroi de granite. Si nous poussons cet examen plus loin, nous verrons que les roches sont polies et striées jusqu’à une grande hauteur, et que les traces de l’action du glacier ne s’arrêtent qu’au pied des hautes aiguilles qui le dominent. Or, les stries que la glace a burinées sous nos yeux étant identiques à celles qui sont à 300 mètres au-dessus de notre tête, nous sommes en droit d’en conclure que l’épaisseur du glacier ou sa puissance, pour parler la langue des géologues, était jadis plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui ; mais, si sa puissance était plus grande, sa longueur l’était aussi, car il existe une relation nécessaire entre les trois dimensions d’un glacier. Ainsi donc la moraine terminale, au lieu d’être au hameau des Bois, à 3 kilomètres en amont de Chamonix, se trouvait alors beaucoup plus loin. On voit que, sans quitter la surface du glacier actuel, on peut acquérir déjà la certitude que son étendue était autrefois plus considérable que de nos jours. Les autres preuves ne nous manqueront pas. Au lieu de s’arrêter, comme le glacier, au pied de la montagne du Chapeau, la moraine latérale droite se prolonge sous la forme d’une digue immense qui barre la vallée de Chamonix et porte le hameau de Lavangi. L’Arve s’est frayé un étroit passage entre cette digue et le revers septentrional de la vallée. Pour tracer la route, on a été obligé d’entamer cette levée naturelle, et ce travail a permis de s’assurer qu’elle se compose de sable, de cailloux et de gros blocs anguleux entassés confusément les uns sur les autres comme dans les moraines actuelles. L’un de ces blocs, placé sur la crête, est connu sous le nom de Pierre de Lisboli. Cette digue est l’ancienne moraine latérale de la Mer de Glace ; mais la forêt qui la recouvre prouve que depuis long-temps la surface du glacier s’est abaissée au niveau où nous la voyons actuellement. Déjà de Saussure [6] avait reconnu l’existence de cette ancienne moraine, qui se révèle avec une évidence que ne sauraient nier les esprits les plus prévenus. Elle s’étend en remontant la vallée jusqu’au hameau des Iles, à 2 kilomètres du village d’Argentière. L’Arve, barrée dans son cours par la moraine de Lavangi, formait jadis un lac dont les niveaux successifs sont encore indiqués par des terrasses horizontales qui bordent le cours du torrent. Du haut de cette moraine latérale, un observateur attentif peut reconnaître dans la vallée l’ancienne moraine terminale de la Mer de Glace à l’époque de sa moindre extension. La forme de cette moraine est caractéristique : c’est celle d’un arc dont la concavité est tournée vers le haut de la vallée. Le village de Chamonix est bâti en partie sur cette moraine et aux dépens des blocs erratiques qui la composent. Le petit monticule situé sur la rive gauche de l’Arve, en face de l’hôtel de l’Union, en est un des points les plus saillans. En 1845, j’ai pu étudier la structure intérieure de ce monticule pendant que l’on creusait les fondemens du nouvel hôtel qui s’élève en face de celui que je viens de nommer, et j’ai trouvé qu’elle était identique à celle des moraines actuelles. Mais, dira-t-on, où est la preuve que les blocs erratiques de la moraine de Chamonix y ont été déposés par la Mer de Glace ? N’est-il pas plus naturel de supposer qu’ils sont descendus du Brevent, dont les éboulemens continuels menacent sans cesse le village et forment le grand delta dont il occupe l’angle oriental ? La réponse est facile. Le Brevent est une montagne de gneiss, et la presque totalité des blocs de la moraine sont de la protogine, espèce de granite caractéristique qui constitue la masse du Mont-Blanc et celle des aiguilles dont il est environné. Continuez à descendre le long de la vallée. Après avoir traversé l’Arve sur un pont de bois, vous arrivez au hameau de Montcuar, qui est entouré de toutes parts d’énormes blocs de protogine. Le terrain, au lieu d’être uni, devient inégal, et la route passe sur plusieurs digues peu élevées. Vous êtes sur une nouvelle moraine terminale correspondant à une plus grande extension de la Mer de Glace et du glacier des Bossons réunis ; c’est celle de Montcuar, dont la largeur mesurée, sur les bords de l’Arve, est de 400 mètres environ. Cette moraine se termine un peu au-delà du torrent qui vient du glacier de Taconnay. Les blocs qui la composent sont réellement gigantesques. Tous les étrangers remarquent ceux qui se trouvent dans le petit bois d’aunes qui longe le torrent. Un de ces blocs, appelé Pierre Belle, n’a pas moins de 24 mètres 7 décimètres de long sur 9 mètres de large, et au moins 12 mètres de haut. Ce n’est pas une pierre, c’est une véritable colline qui s’élève au-dessus de tous les arbres qui l’entourent. S’il conservait quelques doutes sur la nature de l’agent qui a transporté ces blocs, l’observateur qui ne craindrait pas les chemins difficiles n’aurait qu’à s’élever sur les escarpemens qui dominent la rive droite de l’Arve. Sur le rude sentier qui mène au hameau de Merlet, il trouverait, entre 336 et 350 mètres au-dessus de la vallée, des roches moutonnées, c’est-à-dire arrondies et polies comme celles que l’on rencontre sous les glaciers actuels. Après avoir traversé la moraine de Montcuar, le voyageur marche sur un terrain formé de cailloux roulés, amenés par les torrens dont il reconnaît encore les lits desséchés ; mais, s’il jette les yeux sur la rive droite de l’Arve, il aperçoit de loin des blocs erratiques et de grandes surfaces polies presque verticales. Il se trouve alors près du village des Ouches, le dernier de la vallée de Chamonix. C’est là que le glacier a laissé les traces les plus variées et les plus évidentes de son passage. Les pressions énormes qu’il a dû exercer pour forcer l’entrée de la gorge étroite des Montées, le changement de direction de la vallée, tout contribuait à produire ces phénomènes que nous observons au pied des promontoires ou près des rétrécissemens qui resserrent le lit des glaciers actuels. En face du village des Ouches, sur la rive droite de l’Arve, s’élèvent trois monticules d’une forme caractéristique : ils sont arrondis en amont et escarpés en aval. On reconnaît aisément que la force qui a usé les couches inclinées de stéaschiste argileux dont ils se composent venait du haut de la vallée, et a épargné la face tournée vers le bas. De là cette croupe arrondie en amont qui se termine brusquement par un escarpement tourné en sens opposé. Examinons ces collines de plus près ; partout, sur le sommet et sur les flancs, nous trouverons ces cannelures rectilignes, ces stries fines dirigées dans le sens de la vallée que les glaciers seuls peuvent tracer, et, pour achever la démonstration, de nombreux blocs de protogine, souvent énormes, aux angles aigus, aux arêtes tranchantes, reposent sur ces surfaces polies et striées. Jusqu’à la hauteur de 593 mètres, toute la montagne de Coupeau, au-dessus de la rive droite de l’Arve, est couverte de roches moutonnées qui disparaissent, pour ainsi dire, sous d’innombrables blocs erratiques. Les stries qui sillonnent ces roches ne sont pas horizontales ; elles ne sauraient l’être, car cette montagne formait un promontoire saillant dans la vallée, et le glacier s’est redressé contre l’obstacle qui s’opposait à sa marche, il a buriné des stries ascendantes qui se relèvent d’amont en aval, comme celles que nous avons signalées sur le glacier de l’Aar, au pied du promontoire qui porte le pavillon de M. Agassiz. Ainsi les traces les plus probantes qu’un glacier puisse laisser de son passage à l’entrée d’un défilé, collines arrondies en amont, escarpées en aval, roches moutonnées avec cannelures et stries rectilignes, horizontales au fond de la vallée, ascendantes sur le promontoire qui la rétrécit, moraine latérale composée de blocs anguleux suspendus aux flancs des montagnes, se trouvent réunies à l’entrée de la gorge des Montées. Il est des savans qui attribuent encore tous ces phénomènes à l’action de grands courans aqueux. Ils pensent que ces torrens diluviens ont eu le pouvoir de transporter les blocs erratiques sans en émousser les angles, sans en effacer les arêtes. Ils attribuent au passage rapide de ces blocs les formes arrondies des roches moutonnées et les stries dont elles sont couvertes ; ils ne reculent pas devant la nécessité d’admettre des courans de 400 à 500 mètres de profondeur, coulant pendant de longues périodes de temps, ce qui suppose des masses d’eau réellement incalculables et dont l’origine ne saurait s’expliquer. Cependant la foi robuste du diluvialiste le plus convaincu serait, je crois, ébranlée en comparant les traces de l’ancien glacier qui débouchait par la vallée de Chamonix à l’action séculaire de l’Arve, dont les eaux torrentielles se sont creusé un lit dans le même terrain que le glacier a modelé. D’un côté des roches moutonnées, sillonnées de cannelures rayées à l’intérieur, des surfaces polies avec des stries fines toujours rectilignes, souvent ascendantes, des blocs erratiques énormes aux angles vifs, aux arêtes tranchantes, déposés sur les flancs des montagnes, voilà l’œuvre du glacier ; de l’autre, des érosions, des canaux sinueux, ramifiés, à parois lisses et unies, toujours dirigés dans le sens de la pente, des cavités cylindriques appelées marmites de géans, des blocs de grosseur médiocre, roulés, arrondis, aux arêtes et aux angles émoussés, déposés au fond de la vallée, voilà les effets d’un torrent. On peut les étudier dans le lit de l’Arve à côté des traces du glacier. Dans le premier cas, c’est un corps solide qui nivèle et burine la roche ; dans le second, c’est un liquide qui l’attaque incessamment, la creuse, la polit, mais sans la rayer. En partant du village des Ouches, le voyageur traverse une petite plaine, puis il s’engage dans la gorge des Montées, qui nuit la vallée de Chamonix à celle de Servez. A droite l’Arve gronde au fond d’un précipice, à gauche un espace bas et marécageux s’étend jusqu’au pied du Prarion. Tous les escarpemens de la gorge des Montées, tous les rochers qui surgissent dans la vallée sont moutonnés, semés de gros blocs erratiques et sillonnés de stries rectilignes dont la longueur est souvent de plusieurs mètres. Sans s’écarter du grand chemin, on peut voir une de ces collines sur la rive gauche de l’Arve, après avoir passé le pont Pélissier ; c’est celle qui porte les ruines pittoresques de la tour de Saint-Michel. Partout autour de ces collines on trouve des blocs de protogine recouvrant des roches polies et striées. Souvent ces blocs sont comme suspendus sur les flancs de la colline, dans des positions telles qu’on est invinciblement amené à cette conclusion, qu’ils ont été transportés par un agent qui les a déposés doucement et sans secousse à la place où ils sont restés en équilibre, tandis qu’un torrent impétueux les eût entraînés et précipités dans le fond de la vallée. Quelle était la puissance du glacier au moment où il franchissait le défilé des Montées ? Pour résoudre cette question intéressante, je me suis élevé sur les deux rives de l’Arve ; à droite, au-dessus des rochers dont les parois escarpées plongent dans le torrent, j’ai trouvé des roches polies et des blocs erratiques jusqu’à la hauteur de 758 mètres au-dessus du pont Pélissier. A gauche, non loin du col de la Forclaz, les blocs s’élevaient à la hauteur de 683 mètres. Ces deux points, situés vis-à-vis l’un de l’autre, sont séparés par une distance horizontale de 4 kilomètres au moins. Le glacier avait donc une lieue de large dans ce point, et sa puissance moyenne était de 720 mètres (2 215 pieds) au moins ; car, dans ce genre de mesures, on n’a jamais la certitude d’avoir suspendu le baromètre précisément au-dessus de la dernière roche polie ou auprès du dernier bloc erratique [7]. Au-delà du village de Servoz, les traces du glacier de l’Arve (c’est le nom sous lequel nous le désignerons désormais) disparaissent pendant quelque temps. On passe en effet sur d’effroyables éboulemens qui ont enseveli les roches moutonnées et les blocs de la moraine sous une couche épaisse de décombres. Un de ces éboulemens, celui de 1751, fut accompagné d’un bruit si formidable et d’un nuage de poussière tellement noir, que les autorités de la ville voisine envoyèrent un courrier à Turin pour annoncer qu’un volcan s’était ouvert dans les Alpes. Sur la rive gauche de l’Arve, les traces de l’ancien glacier n’ont point été masquées comme sur la rive droite. Si l’on suit le chemin qui mène du village de Chède aux bains de Saint-Gervais, on retrouve les blocs de protogine aux bords du torrent, à la sortie de la gorge étroite d’où il s’échappe pour entrer dans la vallée de Sallenches. Un de ces blocs est surmonté d’un pigeonnier qui le signale de loin à l’attention des voyageurs. Les bains de Saint-Gervais sont situés à l’extrémité de la vallée de Montjoie, qui côtoie le flanc occidental du Mont-Blanc et vient couper celle de l’Arve sous un angle presque droit. Le torrent du Bonnant, qui forme derrière les bains une cascade célèbre parmi les touristes, coule dans le fond de la vallée. Si la théorie de l’ancienne extension des glaciers n’est point une vaine hypothèse, la vallée de Montjoie devait, comme celle de Chamonix, donner issue à un glacier, et à son point de rencontre avec celui de l’ Arve nous devons retrouver les traces des phénomènes qui se passent sur les glaciers actuels à la jonction de deux afflueras. Si ces affluens sont d’égale force, ils se réunissent et marchent parallèlement l’un à côté de l’autre ; mais, s’ils sont de grandeur inégale, le plus petit est refoulé par le plus grand, et forme seulement une espèce de coin qui pénètre plus ou moins dans le glacier principal. La réunion des glaciers du Lauteraar et du Finsteraar est un exemple d’un confluent du premier genre ; les petits glaciers du Thierberg, de Silberberg, du Grünberg, qui viennent se jeter dans celui de l’Aar, nous montrent ce qui se passe dans le second cas. Comparé à celui de l’Arve, le glacier du Bonnant n’était qu’un faible affluent : toutefois il a déposé ses blocs à l’entrée du val Montjoie, où, sur un espace de quelques kilomètres, ils couvrent seuls les flancs de la montagne entre Saint-Gervais et Combloux ; mais en même temps le glacier du Bonnant, refoulant vers le milieu de la vallée la moraine latérale du glacier de l’Arve, a forcé les blocs de protogine de s’éloigner du bord. Aussi, quand le glacier de l’Arve a fondu, ces blocs, au lieu de rester suspendus aux flancs de la vallée de Sallenches, se sont déposés au fond, et nous les trouvons aujourd’hui gisans autour de la gorge occupée par les bains de Saint-Gervais. Nous voyons même devant l’établissement thermal des couches inclinées de cailloux roulés, mélangées de blocs anguleux, preuves certaines de l’ancienne existence d’un petit lac glaciaire semblable à celui du Tacul, qui se trouve dans l’angle formé par la jonction des glaciers du Géant et de Lechaud, affluens principaux de la Mer de Glace de Chamonix. Au bout de quelques kilomètres, les blocs erratiques déposés par le glacier du Bonnant sont remplacés par ceux de la moraine latérale du glacier de l’Arve, qui reparaît sur les flancs de la montagne et règne sans interruption depuis le village de Combloux jusqu’à la petite ville de Sallenches. C’est au savant évêque d’Annecy, à Mgr Rendu, qu’on doit la découverte de cette moraine. Il avait remarqué avec surprise que la continuité des champs cultivés qui, du fond de la vallée, s’élèvent jusqu’à une grande hauteur, était interrompue par une zone de forêts. En entrant dans l’ombre des noirs sapins, il reconnut immédiatement la cause de cette singularité. Dans cette zone, le sol disparaît sous une accumulation de blocs erratiques entassés les uns sur les autres et s’élevant jusqu’à la hauteur des arbres. Partout on voit des masses de protogine mesurant 10 à 20 mètres dans tous les sens. Les arêtes de ces masses sont aussi vives, les angles aussi aigus qu’au moment où elles se sont détachées des cimes du Mont-Blanc. Non-seulement les arbres ont poussé entre les blocs, mais ils ont envahi les blocs mêmes, et souvent un beau bouquet de sapins et de bouleaux végète, comme une forêt suspendue, sur un socle de granite. Le voyageur a autant de peine à se frayer un passage dans ce dédale que s’il était égaré dans les moraines de la Mer de Glace à Chamonix. Partout où les ruisseaux ont raviné le sol, il aperçoit ce mélange de sable, de cailloux et de blocs anguleux entassés pêle-mêle, qui caractérise les dépôts formés par les glaciers. Ce n’est qu’à la profondeur de plusieurs mètres qu’il trouve les couches schisteuses de la montagne. Les blocs les plus gigantesques de la moraine de Combloux se trouvent à la lisière du bois, au-dessous du village de ce nom ; un autre, situé près du hameau des Caches, à une petite distance de Sallenches, est célèbre dans le pays sous le nom de Pierre à Mabert. La grande accumulation de blocs qui fait de la moraine de Combloux une des plus remarquables dans les Alpes s’explique aisément, si l’on considère que dans ce point le contrefort de la vallée est précisément en face de la gorge de Servoz, par où le glacier de l’Arve débouchait dans la plaine de Sallenches. Cette moraine était donc à la fois latérale et frontale comme celle du glacier actuel de Lauteraar, près du Baerenritz. L’imagination ose à peine supputer l’espace de temps pendant lequel le glacier y a déposé les blocs arrachés aux aiguilles qui environnent le Mont-Blanc. Quelques-uns ont pénétré avec ceux du glacier du Bonnant dans la haute vallée de Megève, qui s’ouvre entre Saint-Gervais et Combloux ; mais ils n’ont guère dépassé le point de partage des eaux de l’Arve et de l’Isère. La vallée de Megève ne se terminant point par un cirque couronné de hautes montagnes, on comprend qu’elle n’ait pas donné naissance à un glacier comme le val Montjoie ; mais, comme elle s’ouvre d’un côté dans la vallée de l’Arve, de l’autre dans celle de l’Isère, il est probable que deux rameaux des glaciers de même nom se rencontraient à l’endroit où se trouve actuellement le bourg de Megève, car au-delà, sur le versant de l’Isère, on ne trouve plus ces blocs de protogine qui caractérisent les glaciers du Mont-Blanc. En continuant à descendre le cours de l’Arve, on entre dans la vallée de Maglan, et l’on peut s’assurer que la moraine de Combloux ne s’arrête pas à Sallenches. D’innombrables blocs de protogine couvrent toutes les pentes qui dominent la rive gauche de la rivière. Au défilé de Cluses, plusieurs d’entre ces blocs sont visibles de la grande route, et je les ai poursuivis jusqu’à la hauteur de 286 mètres, qui n’est certainement pas la limite extrême de la moraine. Les blocs erratiques manquent totalement sur la rive droite, dans toute la vallée de Maglan. D’où vient cette différence ? Pourquoi trouvons-nous des milliers de blocs de protogine sur la rive gauche de l’Arve et pas un seul sur la rive droite ? Depuis Servoz jusqu’à Saint-Martin, en face de Sallenches, on pourrait croire que les blocs sont enfouis sous les éboulemens de la montagne de Fis et de l’aiguille de Varens ; mais au-dessus de la gracieuse cascade du Nant d’Arpenaz et du village de Maglan, la montagne offre des gradins découverts. Mgr Rendu a déjà résolu cette difficulté : il fait observer qu’à la hauteur de Servoz, un puissant glacier venant du Buet devait déboucher dans celui de l’Arve par le col d’Anterne. Cet affluent considérable, marchant parallèlement au glacier de l’Arve dont il formait le flanc droit, ne charriait point des blocs de protogine ; sa moraine était calcaire comme les montagnes qui le dominent. Or, les contreforts de la vallée de Maglan étant de même nature, cette moraine se confond avec les roches d’éboulement. Rien n’est en effet plus difficile que de distinguer les blocs erratiques lorsqu’ils ont le même aspect et la même composition minéralogique que la roche sur laquelle ils reposent. D’un autre côté ; ces fragmens de calcaire, de schiste, de grès, n’ont point résisté comme la protogine à l’influence des agens atmosphériques, et ont été détruits en grande partie. On voit que la théorie de l’ancienne extension des glaciers explique très bien la séparation des blocs de protogine et de la moraine calcaire. La supposition d’un courant diluvien est impuissante à résoudre cette difficulté. En effet, comment comprendrait-on qu’un torrent impétueux qui aurait entraîné pêle-mêle les fragmens calcaires et les blocs de granite aurait déposé les uns sur sa rive gauche, les autres sur sa rive droite, sans jamais les mélanger entre eux ? Cette supposition est inadmissible et prouve l’insuffisance de l’hypothèse diluvienne. La longue moraine latérale qui s’étend de Cluses à Bonneville forme une zone non interrompue tout le long du flanc gauche de la vallée. Les derniers blocs de cette moraine sont souvent à 640 mètres au-dessus de l’Arve, témoin ceux qu’on remarque dans le voisinage de l’église du mont Saxonex, dont la position élevée et l’aspect pittoresque attirent de loin les yeux du voyageur. Toute la plaine comprise entre Bonneville et la montagne de Salève est semée de nombreux blocs erratiques. Toutefois ces blocs manquent complètement sur une bande longue de 17 kilomètres et d’une largeur variable qui s’étend depuis l’entrée de la vallée du Bornand jusqu’à Nangy, village situé sur la route de Bonneville à Genève. Cette longue bande, connue sous le nom des Rocailles, est presque complètement inculte et contraste par sa stérilité avec la végétation vigoureuse de la plaine environnante. La petite ville de la Roche, les villages de Saint-Laurent et de Cornier sont bâtis sur les Rocailles, tandis que ceux de Pers, de Saint-Romain et de Nangy sont placés sur les bords. En pénétrant au milieu de ces rochers, dont plusieurs, élevés de 30 à 40 mètres, portent les imposantes ruines des châteaux de la Roche, du Châtelet et les tours de Saint-Laurent et de Bellecombe, le géologue se voit transporté tout à coup dans un pays calcaire. La nature minéralogique des roches qui l’environnent, la boue blanche qui couvre la route, tout le confirme dans cette idée. Le botaniste reconnaît immédiatement les plantes propres aux montagnes calcaires, le buis, le cyclamen, le dompte-venin ; mais ces apparences sont trompeuses : partout où les torrens ont entamé le sol, on voit les bancs de mollasse sur lesquels reposent ces masses calcaires. Les coquilles fossiles qu’elles contiennent achèvent de démontrer que ces masses ne sont pas à leur place, mais qu’elles ont été arrachées jadis aux parties élevées des montagnes du Bornand, et transportées dans la plaine. On acquiert enfin la conviction que les Rocailles sont une grande moraine calcaire sortie de la vallée du Bornand à l’époque où un glacier débouchait de cette vallée pour se réunir à celui de l’Arve. Sur plusieurs points, on peut voir la moraine granitique et la moraine calcaire se toucher sans se confondre, à l’entrée, par exemple, de la ville de la Roche du côté de Bonneville, et auprès du pont de Bellecombe, au-dessous du village de Nangy. A un kilomètre en amont de ce village, tous les voyageurs remarquent deux rochers escarpés qui s’élèvent près de la route. L’un supporte un pavillon, c’est le Château de pierre ; l’autre, un bouquet de pins de l’effet le plus pittoresque. Ces deux rochers sont les derniers blocs de la moraine calcaire du Bornand, poussés jadis par le glacier jusque sur la rive droite de l’Arve. Au-delà de Nangy, la plaine comprise entre le flanc méridional des Voirons et le revers oriental des monts Salèves est semée de blocs de protogine, qui se sont accumulés principalement sur le plateau des Bornes, situé derrière ces montagnes ; mais c’est sur la face orientale des deux Salèves qu’il faut chercher la moraine terminale du glacier de l’Arve. Malgré une exploitation active qui dure depuis plusieurs années, la croupe arrondie de ces deux montagnes est partout recouverte de ces blocs. Un grand nombre d’entre eux ont pénétré dans la gorge de Monetier, d’autres sont restés suspendus au haut de l’escarpement qui regarde Genève, ou ont été précipités dans la plaine dont cette ville occupe le centre. Près du village de Mornex, situé sur le revers oriental du petit Salève, on trouve aussi des roches polies et des amas considérables de sable, de gravier et de cailloux striés. Ainsi toutes les preuves de l’ancienne existence d’un glacier sont réunies sur le versant oriental des Salèves, aussi visibles, aussi incontestables que dans la vallée de Chamonix, berceau du glacier gigantesque dont nous avons suivi les traces. Pour lui, les Salèves n’étaient point une barrière infranchissable ; il a dépassé leurs cimes, contourné leurs extrémités et jeté ses derniers blocs sur le mont de Sion, renflement mollassique situé au sud de Genève et point de partage des eaux qui se rendent dans le lac Léman ou dans celui d’Annecy. Les blocs de protogine occupent les parties les plus élevées du mont de Sion, et le dernier groupe couronne le sommet d’une colline qui s’élève au-dessus du village de Vers, près de la route de Genève à Chambéry. Sur les deux versans du mont de Sion, le géologue trouve des blocs erratiques de nature très variée, et, en se rappelant les montagnes où ces roches forment des massifs considérables, il acquiert la conviction qu’il se trouve au point de rencontre de trois grands glaciers antédiluviens, celui du Rhône, qui remplissait tout le bassin du Léman ; celui de l’Isère, qui débouchait par les lacs d’Annecy et du Bourget, et celui de l’Arve, qui, s’intercalant entre eux comme un coin aigu, venait se terminer près du village de Vers. L’humble mont de Sion était, comme le dit M. Arnold Guyot, à qui on doit cette belle découverte, le point où venaient converger ces puissans glaciers qui ont si profondément modifié la surface de la plaine comprise entre les Alpes et le Jura. Nous ne les suivrons pas tous dans leur parcours, car tous nous présenteraient des particularités analogues à celles du glacier de l’Arve. Traçons seulement à grands traits les limites de l’ancienne extension de ces glaciers. Le glacier du Rhône prenait naissance dans toutes les vallées latérales qui découpent les deux chaînes parallèles du Valais, et où se trouvent les montagnes les plus élevées de la Suisse, le Mont-Rose, le Mont-Cervin, la Jungfrau, le Velan, etc. Ce glacier remplissait le Valais et s’étendait dans la plaine comprise entre les Alpes et le Jura, depuis le fort l’Écluse, près de la perte du Rhône, jusque dans les environs d’Aarau. C’était le glacier principal de la Suisse ; c’est lui qui a charrié ces blocs innombrables qui couvrent le Jura jusqu’à la hauteur de 1 040 mètres au-dessus de la mer. Les autres glaciers n’étaient que de faibles affluens du glacier du Rhône incapables de le faire dévier de sa direction. Ainsi, lorsque le glacier de l’Arve le rencontre sur la crête des Salèves ou sur les flancs des Voirons, on reconnaît à la disposition des moraines que le glacier du Rhône continue sa marche, tandis que celui de l’Arve s’arrête brusquement. De même un fleuve rapide refoule le faible ruisseau qui lui apporte le tribut de ses eaux. Les autres glaciers secondaires occupaient les principales vallées de la Suisse. Tels étaient le glacier de l’Aar dont les dernières moraines couronnent les collines des environs de Berne, celui de la Reuss qui a couvert les bords du lac des Quatre-Cantons de blocs arrachés aux cimes du Saint-Gothard. Celui de la Linth s’arrêtait à l’extrémité du lac de Zurich, et la ville est bâtie sur sa moraine terminale. Enfin celui du Rhin, moins étudié que les autres, occupait tout le bassin du lac de Constance, et s’étendait jusque sur les parties limitrophes de l’Allemagne. Ainsi donc, pendant la période de froid qui a précédé l’apparition de l’homme sur la terre, la Suisse était une vaste mer de glace dont les racines s’enfonçaient dans les hautes vallées des Alpes, tandis que l’escarpement terminal s’appuyait sur le Jura. De même, sur le versant méridional de la chaîne, les glaciers descendaient dans les plaines du Piémont et de la Lombardie. Ceux du revers méridional du Mont-Blanc se réunissaient pour former le glacier de la vallée d’Aoste. Sa moraine terminale s’élève comme une digue gigantesque aux environs de la ville d’Yvrée ; c’est la Serra du Piémont. La plupart des lacs de la haute Italie doivent leur existence aux moraines frontales de ces grands glaciers ; en barrant le cours des fleuves, elles les ont forcés à s’étendre sous forme de nappes liquides. Parmi les moraines les plus évidentes, je citerai les trois arcs concentriques qui circonscrivent l’extrémité du lac Majeur près de Sesto-Calende : celles du lac de Garde ne sont pas moins bien caractérisées, aux environs de Desenzano et de Peschiera. VI. – Du climat de l’époque glaciaire. Lorsque l’imagination se représente tous les pays qui environnent les Alpes ensevelis sous la glace à la distance de plusieurs myriamètres, elle frémit pour ainsi dire à l’idée du froid épouvantable que suppose ce développement prodigieux des glaciers alpins. Il semble que les climats de la Sibérie n’offrent rien d’assez rigoureux pour expliquer l’existence permanente de ce manteau de glace étendu sur des contrées qui jouissent maintenant d’un climat tempéré. Il est facile de montrer combien ces idées sont exagérées. En effet, ce que nous avons dit sur la transformation de la neige en glace par des fusions et des congélations répétées doit faire comprendre qu’il ne saurait y avoir de glaciers avec un climat d’une rigueur extrême, tel que celui du nord de la Sibérie. Le Spitzberg, qui réalise au plus haut degré la conception d’un pays envahi par les glaciers, puisqu’ils descendent partout jusque dans la mer, a une température moyenne de 8 degrés centigrades au-dessous de zéro ; celle de l’été est de 2°,4 au-dessus. L’Islande, où les glaciers s’arrêtent au rivage de la mer, mais ne le dépassent pas, comme ceux du Spitzberg, présente dans ses différens points une température moyenne comprise entre zéro et + 4°. Nous pouvons d’ailleurs, à l’aide d’un calcul fort simple, nous former une idée du climat qui a pu amener les glaciers du Mont-Blanc jusqu’aux bords du lac de Genève. La température moyenne de cette ville est de 9°,56. Sur les montagnes environnantes, la limite des neiges perpétuelles se trouve, comme nous l’avons vu, à 2 700 mètres au-dessus de la mer. Les grands glaciers de la vallée de Chamonix descendent à 1 550 mètres au-dessous de cette ligne. Cela posé, supposons que la température moyenne de Genève s’abaisse de 4 degrés seulement et devienne par conséquent 5°,56. Le décroissement de la température avec la hauteur étant de 1 degré pour 188 mètres, la limite des neiges éternelles s’abaissera de 750 mètres et ne sera plus qu’à 1 955 mètres au-dessus de la mer. On accordera sans difficulté que les glaciers de Chamonix descendraient au-dessous de cette nouvelle limite d’une quantité au moins égale à celle qui existe entre la limite actuelle et leur extrémité inférieure. Or, actuellement le pied de ces glaciers est à 1 150 mètres au-dessus de l’océan ; avec un climat plus froid de 4 degrés, il sera de 750 mètres plus bas, c’est-à-dire au niveau de la plaine suisse. Ainsi donc l’abaissement de la ligne des neiges éternelles suffirait pour faire descendre, le glacier de l’Arve jusqu’aux environs de Genève. Mais il ne faut pas oublier qu’un glacier descend d’autant plus bas que le cirque d’où il provient est plus vaste ; or, des glaciers, ayant pour bassin d’alimentation toutes les vallées et toutes les gorges élevées au-dessus de 1 950 mètres de hauteur, descendront, par cela seul, beaucoup plus bas qu’auparavant. Ainsi, l’action réunie de ces deux causes, l’abaissement de la ligne des neiges éternelles et l’agrandissement des cirques, causes dont chacune, prise isolément., suffirait pour expliquer l’ancienne extension des glaciers, nous fait très bien comprendre comment celui de l’Arve a pu jadis s’avancer jusqu’aux environs de Genève. N’oublions pas que cette extension a été l’œuvre d’une longue suite de siècles dont le nombre nous est, pour ainsi dire, révélé par ces millions de blocs que le glacier a lentement et successivement charriés du pied du Mont-Blanc jusqu’aux bords du Léman. Le climat qui a favorisé ce développement prodigieux des glaciers n’a rien dont nous ne puissions nous faire une idée fort exacte : c’est le climat d’Upsal, de Stockholm, de Christiana et de la partie septentrionale de l’Amérique dans l’état de New-York Les géologues, qui n’hésitent pas à élever de 10 à 20 degrés les températures moyennes des zones froides ou tempérées pour expliquer la présence dans le sein de la terre de fougères tropicales ou d’animaux des pays chauds, auraient mauvaise grace, ce me semble, à s’effaroucher de cette altération de la température moyenne annuelle, parce que le changement proposé se fait dans un autre sens, et que le thermomètre descend au lieu de monter. Si l’on accorde que le climat d’une portion du globe a pu changer, il est aussi légitime de supposer qu’il s’est refroidi que d’admettre qu’il s’est réchauffé, et diminuer de 4 degrés la température moyenne d’une contrée pour expliquer une des plus grandes révolutions du globe, c’est, à coup sûr, une des hypothèses les moins hardies que la géologie se soit permises. Discuter les causes qui ont produit cet abaissement de température, indiquer les changemens géologiques ou météorologiques qui ont amené cette longue période de froid, me paraît une tentative tout-à-fait prématurée. Il faut, avant tout, dresser la carte de l’ancienne extension des glaciers ; or, c’est à peine si elle est ébauchée pour les Alpes, les Vosges et les montagnes de l’Écosse. D’anciennes moraines existent dans les Pyrénées, l’Altaï, le Caucase et l’Atlas ; mais personne n’a encore entrepris la topographie des glaciers qui les ont poussées devant eux. La Suède, la Norvège, le Danemark, la Finlande, le nord de l’Amérique, étaient couverts de grandes nappes de glace, dont la limite méridionale reste encore à déterminer. Que dire, par conséquent, de positif sur les causes d’un phénomène dont nous ignorons l’étendue ? N’imitons pas nos prédécesseurs, dont la brillante imagination appuyait les généralisations les plus hardies sur la base fragile de quelques faits isolés et incomplets. Toutes ces œuvres hâtives sont destinées à périr. La science vient de, nous révéler une époque nouvelle dans l’histoire de notre planète ; un vaste champ s’ouvre devant les physiciens, les astronomes et les naturalistes. Ne craignons pas de jeter un regard investigateur dans les profondeurs de ce passé lointain, dont la surface de la terre a conservé la trace, mais repoussons ces hypothèses qui devancent les faits, et que le fait le plus minime en apparence renverse impitoyablement. Gardons-nous toutefois de tomber dans l’excès opposé. À côté de la période diluvienne, nous voyons poindre la période glaciaire ; saluons l’apparition de cette dernière phase des révolutions du globe, car elle nous a été dévoilée par l’étude attentive de faits bien observés.et non par de vaines spéculations de l’esprit. Ne renouvelons pas les querelles oiseuses des neptuniens et des vulcanistes ; l’équitable postérité a jugé entre eux. Ils avaient également tort comme partisans passionnés d’une idée exclusive, ils avaient également raison par les faits et les observations qu’ils apportaient à l’appui de leurs théories absolues. Tous les géologues actuels sont à la fois vulcanistes et neptuniens ; la science a fait la part de l’eau et du feu. Il en sera de même des glaciers et des courans. Les uns et les autres ont joué leur rôle dans le passé, comme ils le remplissent encore actuellement. Les phénomènes sont restés les mêmes ; mais, au lieu de ces manifestations gigantesques, caractère des époques géologiques antérieures à la nôtre, ils se renferment dans les limites d’action qui leur sont imposées par l’équilibre de la période de repos que l’apparition de l’homme a inaugurée sur la terre. CH. MARTINS.