Charles Martins La Géographie botanique et ses Progrès Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 5, 1856 (pp. 457-491). I. Géographie botanique raisonnée, par M. Alph. de Candolle ; Paris 1855. — II. Le Monde primitif à ses différentes époques de formation, par M. Unger ; Vienne 1851. — III. Die Erde, die Pflanzen und der Mensch (la Terre, les Plantes et l’Homme), par M. Schouw, Leipzig 1851[1]. La botanique moderne est une science complexe ; à son origine, elle ne l’était pas. Nommer et décrire les plantes qui s’offraient à leur observation, retrouver celles que les anciens avaient connues et compléter ainsi peu à peu l’inventaire des espèces végétales qui croissent à la surface du globe, telle était la tâche immense, mais peu variée, que s’imposaient les botanistes du moyen âge et de la renaissance. Au commencement du XVIIe siècle, on découvrit que la plante était un être vivant comme l’animal ; on entreprit l’étude de ses fonctions. La physiologie végétale naissait et prenait place à côté de la botanique descriptive. En même temps qu’on apprenait à connaître le jeu de quelques organes, on les étudiait avec plus de soin ; on cherchait à en pénétrer la structure intime. L’anatomie végétale, fille de Grew et de Malpighi, éclairait la physiologie, et formait avec elle une branche distincte de la science des végétaux considérés comme des êtres organisés et vivans. Tous les bons esprits furent frappés des relations intimes de cette branche avec la physiologie animale, et entrevirent les applications prochaines que l’agriculture rationnelle pouvait en attendre. Pendant que la botanique se développait, les autres sciences ne restaient pas stationnaires. D’intrépides voyageurs, parcourant les parties du globe les moins explorées, agrandissaient le domaine de la géographie physique, et notre continent lui-même était soumis à un examen plus détaillé. Les météorologistes apprenaient à caractériser les divers climats ; ils notaient les extrêmes de chaleur et de froid, la direction des vents régnans et la distribution des pluies dans les quatre saisons de l’année. Les géologues dressaient des cartes sur lesquelles chaque terrain est teinté d’une couleur spéciale. Les agriculteurs distinguaient les différentes espèces de sols. On déterminait la hauteur des montagnes, la puissance des massifs, la longueur et l’orientation des chaînes, l’étendue et l’inclinaison des plateaux ; on calculait le décroissement de la température de l’air, qui se refroidit à mesure qu’on s’élève au-dessus du niveau des mers. De la combinaison de ces quatre sciences, la botanique, la météorologie, la physique du globe et la géologie, naquit une science nouvelle, la géographie botanique. Les anciens se bornaient à constater que telle espèce se trouve à la fois dans différens pays, que telle autre n’existe que dans une localité restreinte. La géographie botanique étudie les lois de la distribution des végétaux à la surface du globe : elle se demande pourquoi certaines espèces sont cosmopolites, tandis que d’autres semblent irrévocablement confinées dans un espace limité ; elle cherche quelles sont les causes dépendantes de l’atmosphère, de la hauteur au-dessus des mers, de leur voisinage ou de leur éloignement, de la constitution physique ou chimique du sol, qui impriment à la végétation de chaque contrée un caractère spécial et indélébile. Abordant les problèmes les plus élevés de l’histoire naturelle, elle établit les relations de la flore actuelle de notre planète avec les flores éteintes des diverses époques géologiques ; elle cherche à deviner le plan de la création et à reconnaître si les innombrables individus d’une même espèce dérivent originairement d’un seul individu né sur un seul point du globe, ou bien s’il existe pour une même espèce plusieurs centres de création d’où chaque plante a rayonné en se propageant jusqu’à ce que des circonstances incompatibles avec son existence aient mis un terme à ses migrations. Ces aperçus suffiront, je l’ espère, pour montrer l’intérêt philosophique de ce genre de recherches. Une portion du voile a déjà été soulevée, et la géographie botanique nous fait entrevoir les lois qui ont présidé à l’apparition des végétaux sur le globe terrestre. I – Premiers travaux de géographie botanique. Il serait difficile de dire quel est le premier auteur à qui on ait dû des notions de géographie botanique : on les trouve éparses dans tous ceux qui, après avoir décrit une espèce, énuméraient les pays dans lesquels elle croît naturellement ; mais ces remarques isolées, élémens de la science, ne la constituaient point encore. C’est Linné, dont le génie a deviné toutes les conquêtes réservées à l’histoire naturelle, qui jeta les premiers fondemens de la géographie botanique, et comprit qu’elle en serait un jour l’une des branches les plus attrayantes. Dans un discours sur l’accroissement de la terre, il montre le sol habitable surgissant lentement du sein de la mer et se couvrant de végétaux, dont les graines sont disséminées et répandues de tous côtés par dès agens variés, tels que le vent, les fleuves, les animaux et l’homme lui-même. Dans une autre dissertation, il prouve que beaucoup de plantes occupent des stations déterminées, les unes végétant dans les eaux courantes, les autres dans les marais, d’autres au bord de la mer. Il en est qui ne se plaisent que dans les sables arides, quelques-unes préfèrent les décombres et les terres éboulées ; plusieurs enfoncent leurs racines dans les fentes des pierres, et ajoutent puissamment au charme des ruines en les parant de fleurs ; il en est qui se suspendent aux parois verticales des rochers, mais la plupart aiment une terre riche et féconde où elles puissent acquérir tout leur développement. Enfin, dans une thèse soutenue sous sa présidence par un de ses élèves, Linné donnait des exemples de colonies végétales formées loin de la mère-patrie. Des impressions personnelles se joignaient à ces recherches scientifiques et montraient le côté pittoresque de la science nouvelle. Pendant son voyage en Laponie, la jeune imagination de Linné [2] avait été frappée de l’appauvrissement progressif de la végétation, qui expirait sous ses yeux à mesure qu’il s’avançait vers le nord. Même les arbres de la Suède, sa froide patrie, l’abandonnaient l’un après l’autre sur le versant des alpes laponnes, où le pin et le bouleau résistent seuls à la rigueur des hivers et à l’insuffisance des étés. Il comparait mentalement la végétation luxuriante des tropiques avec les humbles végétaux qui l’entouraient, et, dans le style poétique et concis qui lui est propre, il termine ainsi les prolégomènes de sa Flore laponne : « La dynastie des palmiers règne sur les parties les plus chaudes du globe, les zones tropicales sont habitées par des peuplades d’arbustes et d’arbrisseaux, une riche couronne de plantes entoure les plages de l’Europe méridionale, des troupes de vertes graminées occupent la Hollande et le Danemark, de nombreuses tribus de mousses sont cantonnées dans la Suède ; mais les algues blafardes et les blancs lichens végètent seuls dans la froide Laponie, la plus reculée des terres habitables. Les derniers des végétaux couvrent la dernière des terres. » Le changement et l’appauvrissement que Linné observait en marchant du sud au nord, Tournefort les avait déjà remarqués lorsqu’il s’élevait sur les flancs du mont Ararat, en Asie. Au pied de la montagne, il retrouvait les plantes d’Arménie, plus haut celles d’Italie, plus haut encore celles des environs de Paris, au-dessus celles de la Suède, et enfin, dans le voisinage des neiges éternelles, celles de la Laponie. Contemporain et rival de Linné, Buffon, généralisant tous ces traits épars, caractérisait en peu de mots la géographie botanique : « Les végétaux qui couvrent la terre, disait-il, et qui y sont encore attachés de plus près que l’animal qui broute, participent aussi plus que lui à la nature du climat. Chaque pays, chaque degré de température a ses plantes particulières. On trouve au pied des Alpes celles de France et d’Italie ; on trouve à leur sommet celles des pays du nord. On retrouve ces mêmes plantes du nord sur les sommets glacés des montagnes d’Afrique. Sur les monts qui séparent l’empire du Mogol du royaume de Cachemire, on voit du côté du midi toutes les plantes des Indes, et l’on est surpris de ne voir de l’autre côté que des plantes d’Europe. C’est aussi des climats excessifs que l’on tire les drogues, les parfums, les poisons, et toutes les plantes dont les qualités sont excessives. Le climat tempéré ne produit au contraire que des choses tempérées. Les herbes les plus douces, les légumes les plus sains, les fruits les plus suaves, les animaux les plus tranquilles, les hommes les plus polis sont l’apanage de cet heureux climat. » Linné et Buffon avaient, comme on le voit, pressenti et défini la géographie botanique ; un modeste abbé, dont le nom est trop peu connu, devait le premier en faire l’application à un pays en particulier. Dans son Histoire naturelle de la France méridionale, publiée en 1782, l’abbé Giraud-Soulavie consacre la moitié d’un volume à la topographie des plantes de la région comprise entre la Méditerranée et le sommet des Cévennes ou du Vivarais, dont le point culminant, le mont Mezenc, s’élève à 1,754 mètres au-dessus de la mer. Pour lui, la géographie botanique fut une révélation intuitive. né au pied de ces montagnes et encore enfant, une mère éclairée, voulant ranimer sa santé chancelante par l’air vivifiant des sommets, lui montrait, en le soutenant dans ses bras, la succession des zones qu’ils traversaient ensemble. Cet enseignement maternel s’était gravé dans son esprit, et il en fit le sujet de l’une des parties les plus intéressantes de son ouvrage. Après avoir prouvé que le climat est d’autant plus rigoureux qu’on s’élève davantage, Soulavie distingue cinq zones de végétation étagées l’une au-dessus de l’autre, et caractérisées chacune par l’oranger, puis l’olivier, — la vigne avec le mûrier,— les châtaigniers, les sapins et les plantes alpines. Frappé de l’influence prédominante du climat, il ne méconnut pas celle du sol, qu’il fait ressortir en examinant comparativement la végétation des roches granitiques, calcaires ou volcaniques qui forment le relief des montagnes du Vivarais. Quelques années après la publication du livre de Giraud-Soulavie, la France était étudiée sous un point de vue en apparence distinct, en réalité dépendant de la science dont nous nous occupons. Un agriculteur anglais, Arthur Young, qui appartenait à la classe si honorable des gentlemen farmers, avait parcouru les trois royaumes à plusieurs reprises et dressé le tableau de leur agriculture. Pour juger la valeur des pratiques agricoles de son pays, un terme de comparaison lui manquait : il résolut donc de visiter la France. Quatre étés, ceux de 1787 à 1790, furent consacrés à ce voyage. Ce n’est point emporté par une locomotive sur des chemins de fer dont l’imagination la plus hardie n’eût pas alors soupçonné la possibilité, ce n’est pas même dans les lourdes messageries ou les paisibles voiturins de l’époque que Young accomplit son pèlerinage agricole. Ces moyens de transport lui semblaient encore trop rapides. Young parcourut toute la France à cheval, porté par la même jument, s’écartant des grandes routes, s’arrêtant auprès d’une ferme, afin d’examiner les méthodes de culture, les instrumens aratoires, les chevaux de trait ou les troupeaux, mettant pied à terre pour s’entretenir avec les laboureurs qu’il apercevait dans les champs, s’in former du prix de revient et du prix de vente des produits de la terre. Sa curiosité satisfaite, il remontait à cheval et méditait en cheminant sur ce qu’il avait vu et sur ce qu’il allait voir. La réflexion mûrissait ainsi lentement les résultats de l’observation et le conduisait à des conséquences dont l’avenir a confirmé l’exactitude. En même temps Young ne négligeait pas de visiter les savans, les hommes de lettres, les gentilshommes éclairés qui habitaient la province. Faut-il s’étonner qu’après avoir étudié notre pays avec un esprit dégagé de nos préjugés, et avec un terme de comparaison comme celui de l’Angleterre, il ait mieux jugé la France que les Français, et y ait fait des découvertes aussi nouvelles pour nous que pour les autres peuples ? Young le premier a distingué les climats si divers que la France doit à sa situation géographique et au relief de son sol. Ce que Giraud-Soulavie avait si heureusement accompli pour le Languedoc, Young l’a fait pour le royaume tout entier. Le premier il a remarqué les limites de culture qu’on traverse en allant du nord au sud ou du sud au nord, celles de l’olivier, du mûrier, du maïs et de la vigne. Le premier il dressa une carte des différens sols cultivables de la France : il est donc à la fois le créateur de la géologie et de la géographie agricoles, qui ne sont autre chose que la géographie botanique des espèces cultivées. Malgré l’émotion produite dans le monde entier par les grands événemens de 1789, le voyage d’Arthur Young fit une profonde sensation, et il est resté comme un modèle parfait de l’exploration agricole d’un grand pays. Après Arthur Young et Giraud-Soulavie, citons encore Benedict de Saussure et Louis Ramond. Les voyages qu’ils ont faits, le premier dans les Alpes, le second dans les Pyrénées, quoique spécialement consacrés à la géologie, sont pleins d’observations sur la topographie botanique de ces montagnes : partout ils signalent et apprécient l’influence de la hauteur, de l’exposition, des abris, de la nature du sol sur la végétation. Ramond préludait ainsi à son Mémoire sur la végétation du sommet du pic du Midi, où il essaya le premier de donner la flore complète d’un sommet élevé de 2,924 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les écrits de Saussure et de Ramond sur les plus hautes montagnes de notre continent ferment dignement la série des essais qui dans le XVIIIe siècle préparaient l’avènement de la géographie botanique à l’état de science. Au commencement du XIXe siècle, nous trouvons d’abord le nom du plus illustre représentant de cette branche des sciences physiques et naturelles : c’est celui d’Alexandre de Humboldt. L’éclat et l’importance de ses travaux sont même tels qu’il en est généralement considéré comme le créateur. C’est lui en effet qui, l’affranchissant des limites étroites de l’Europe, lui a fait embrasser le monde tout entier. Grâce à l’universalité de ses connaissances, M. de Humboldt a pu relier la géographie botanique à la météorologie, à la physique du globe et à la géologie, devenues désormais ses compagnes inséparables. Au retour de son voyage dans les régions équinoxiales, l’imagination encore toute pleine des contrastes qu’il avait observés entre la végétation de l’ancien et du nouveau monde, il publie ses idées sur la physionomie des végétaux. Décrivant d’une manière pittoresque ces formes que le paysagiste cherche à fixer sur la toile, et qui donnent un caractère si varié à l’aspect des diverses parties du globe, M. de Humboldt les ramène à quelques types principaux. Il montre que c’est la prédominance de telle ou telle forme végétale qui nous fait reconnaître immédiatement une contrée. Les pins et les sapins nous transportent dans le Nord ou sur les hautes montagnes de l’Europe, les chênes et les hêtres dans la zone tempérée, les oliviers dans le Midi, les palmiers dans les régions intertropicales ; le cap de Bonne-Espérance est la patrie des bruyères, et le Mexique celle des orchidées. Dans ce séduisant opuscule, M. de Humboldt dévoile les affinités secrètes qui unissent la botanique à la peinture et à la poésie, car le sol, les terrains, les rochers sont partout les mêmes, mais la végétation est la parure changeante de la terre. En mettant le pied sur les rivages du nouveau monde, le géologue reconnaît les terrains de l’ancien : pour le botaniste, tout est changé ; la décoration de la terre n’est plus la même : c’est une autre création, toute différente de celle de l’Europe, de l’Afrique ou de l’Asie. À ce poétique essai M. de Humboldt en faisait succéder un autre d’un genre plus sévère, où il établit les bases scientifiques de la géographie botanique. Afin que nul n’en ignore, il l’écrit en latin, la seule langue universelle du monde savant. Après avoir estimé le nombre total des végétaux répandus à la surface du globe, il montre quelle est la répartition des quatre groupes naturels établis par les classificateurs dans la zone équatoriale, les pays tempérés et les régions boréales ; c’est l’arithmétique ou la statistique végétale. M. de Humboldt traite ensuite des plantes sociales, puis de celles qui sont communes à l’ancien et au nouveau continent ; enfin il étudie l’influence du climat sur leur distribution. Le premier il montre clairement que des points également distans de l’équateur et également élevés au-dessus de la mer peuvent avoir néanmoins des climats dissemblables, tandis que des contrées situées sous des parallèles très éloignés l’un de l’autre ont des climats analogues. Ainsi, sur la côte orientale d’Amérique, sous la même latitude que Perpignan, Boston a une température annuelle moyenne de 8°,9, tandis que celle de Perpignan est de 15°,5. Baltimore est sous le même parallèle que Cagliari en Sardaigne ; sa température moyenne annuelle est de 11°,6 ; celle de Cagliari est de 16°,3. M. de Humboldt montre combien la végétation est dépendante de ces différences, et combien d’anomalies apparentes en sont la conséquence nécessaire. Les courbes sinueuses qui enveloppent le globe, en passant par tous les points d’égale température moyenne, ont été désignées par lui sous le nom d’isothermes. Ainsi l’isotherme de Paris (lat. 48° 50’) passe en Angleterre par Portsmouth, qui est à 50°48’, et aux États-Unis par Érasmus-Hall, qui n’est qu’à 40° 38’ de l’équateur. Les cartes des isothermes mensuelles, dressées dernièrement par M. Dove et dédiées à M. de Humboldt comme le complément de son œuvre, montrent encore mieux combien la végétation doit être influencée par cette inégale distribution de la chaleur sur le globe. Prenons les mois extrêmes : le mois de juillet est aussi chaud à Halifax en Amérique (lat. 49° 39’) qu’à Londres (lat. 51° 31’, à Berlin (52° 31’), à Saint-Pétersbourg (59° 56’) et sur la côte orientale de l’Asie sous le 40e degré. Ainsi on retrouve la même température en juillet sur des points dont l’éloignement de l’équateur diffère de 20 degrés latitudinaux ou de 500 lieues. D’un autre côté, le mois de janvier est aussi froid à Halifax (lat. 49° 39’) qu’au Cap-Nord (lat. 71° 40’), à Christiania (lat. 59° 55’), à Azov, Russie méridionale (lat. 47°), et à Peking en Chine (39° 54’). On ressent donc en moyenne pendant le mois de janvier un froid aussi rude à Peking, situé dans la partie méridionale de l’Asie centrale, qu’au Cap-Nord, le promontoire le plus reculé de la Laponie. Ces deux points sont situés à 31 degrés latitudinaux l’un de l’autre, ou à 775 lieues comptées sur un méridien terrestre. Les chiffres qui précèdent suffisent pour montrer l’importance de ces données pour la géographie botanique. L’incroyable diversité des climats, — les uns extrêmes, caractérisés par des étés brûlans et des hivers rigoureux, — les autres égaux, à hivers doux suivis d’étés sans chaleur, — les saisons intermédiaires, le printemps et l’automne, disparaissant ou empiétant sur les autres, — le régime si différent des pluies, les alternatives de sécheresse ou d’humidité, tous ces élémens, modifiés et combinés de mille manières, semblent avoir fait sortir du sein de la terre la riche végétation dont elle est diaprée. C’est ainsi que M. de Humboldt généralise et précise en même temps les lois climatologiques entrevues par Arthur Young. L’échelle de végétation tracée par Giraud-Soulavie sur la pente des humbles Cévennes, il l’étend au Chimborazo, au Caucase, aux Pyrénées, aux Alpes suisses et laponnes, en déterminant les lois du décroissement de la température suivant la hauteur le long des pentes abruptes, des sommets isolés, ou des contre forts adoucis des grands massifs de montagnes. Quand il écrivit son ouvrage, M. de Humboldt n’avait pas visité les contrées septentrionales de l’Europe ; mais deux de ses contemporains les explorèrent dans un esprit qui était le sien. Le premier est George Wahlenberg : compatriote et disciple de Linné, il visite la Suède septentrionale, la Norvège et la Laponie dans les premières années du siècle ; puis, désireux de comparer la flore du nord de l’Europe avec celle des Alpes de la Suisse, il parcourt en tous sens le groupe de montagnes qui entoure le lac des quatre cantons et celles du canton d’Appenzell. À mesure qu’il s’élève sur leurs flancs, il retrouve les plantes de sa patrie, et à la limite des neiges éternelles il salue avec émotion les humbles, mais charmantes fleurs qu’il avait cueillies au bord de la Mer-Glaciale. Non content de cette comparaison, il veut voir encore les Carpathes. Situées sur les confins de l’Asie, ces montagnes lui offrent une végétation spéciale analogue, mais non identique à celle des Alpes et des régions polaires. Le nord de l’Europe, que Linné et Wahlenberg avaient décrit en botanistes, un ami, un compatriote de M. de Humboldt, Léopold de Buch, l’explorait en géologue et en météorologiste. Son voyage, entrepris en 1806, est un chef-d’œuvre scientifique et littéraire tout à la fois. On ne saurait mieux observer que ne l’a fait M. de Buch, et il serait difficile de rendre avec plus de charme les grands et mélancoliques tableaux de la nature septentrionale. L’éveil donné aux savans par les écrits de Linné, de Humboldt, de Léopold de Buch et de Wahlenberg fit pénétrer peu à peu la géographie botanique dans les ouvrages qui jusque-là n’en avaient pas présenté la moindre trace. Les auteurs de la flore d’un pays cherchèrent à caractériser la végétation de la contrée dont ils décrivaient les espèces ; ils notèrent la hauteur à laquelle s’élèvent certaines plantes alpines, distinguèrent les stations des autres, et indiquèrent plus exactement les limites géographiques de chacune d’elles. De Candolle, dans sa Flore française et dans son mémoire sur la géographie des plantes de France considérée dans ses rapports avec la hauteur, donna d’excellens modèles en ce genre. Quelques années plus tard, il résuma, en traitant de la géographie botanique dans le Dictionnaire des sciences naturelles, l’état de nos connaissances sur ce sujet. Il traçait ainsi le programme d’un livre dont son fils devait doter la science vingt-cinq ans plus tard. Peu de temps après, un savant danois, M. Schouw, publiait un traité complet de géographie botanique, dans lequel les limites des plantes sauvages et cultivées étaient tracées avec soin et mises en rapport avec les lignes isothermes dont nous avons parlé. Pendant toute la durée de la république et de l’empire, les mers restèrent fermées aux nations continentales de l’Europe. Les voyages étaient difficiles et dangereux ; les chances de la guerre s’ajoutaient à celles de la navigation. C’est avec une peine infinie que les savans français de l’expédition d’Égypte étaient parvenus à sauver leurs manuscrits et leurs collections. Des voyageurs isolés, tels que Leschenault de la Tour, Dupetit-Thouars, Broussonet, Michaux, Bory de Saint-Vincent, ne revenaient en France qu’après avoir essuyé mille traverses. La paix de 1815 ouvrit le monde aux naturalistes. Les grandes nations ordonnèrent des voyages de circumnavigation. Des botanistes, embarqués avec les explorateurs, voyaient se succéder sous leurs yeux les contrastes de végétation dont la peinture les avait charmés dans les voyages de lord Anson, de Cook et de Bougainville. Aux Canaries, des bois de lauriers, des orangers, des euphorbes et des opuntias aux formes bizarres ; au Brésil, la végétation la plus luxuriante du mondé, les palmiers, les bananiers, les fougères en arbre ; au cap Horn, quelques arbustes rabougris courbés par le vent et des pelouses vertes rappelant celles du nord de l’Europe ; dans les îles de la mer du Sud, des cocotiers s’élançant d’une plage sablonneuse qui se confond avec la mer ; en Australie, une végétation étrange, tellement différente de celle du monde entier, qu’elle semble appartenir aux époques géologiques antérieures à l’apparition de l’homme sur la terre ; dans l’Inde, les figuiers gigantesques, les grandes fleurs et les larges feuilles ; au cap de Bonne-Espérance, des bruyères, des zamia, des protea, arbustes au feuillage rigide et blanchâtre : telles étaient les impressions botaniques que laissaient dans l’imagination des voyageurs les circumnavigations même les plus rapides. En même temps des botanistes s’attachaient à recueillir la plupart des plantes qui croissaient dans un pays ; ils en rapportaient les productions, qui, décrites par les savans sédentaires, prenaient place dans l’immense inventaire de la nature. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, le Japon, visité par Kaempfer et Thunberg dans le siècle dernier, était exploré pendant sept ans par Siebold ; l’horticulteur Fortune s’introduisait en Chine, et herborisait dans les plates-bandes des mandarins, d’où il nous a rapporté tant de plantes ornementales ; Bunge pénétrait en Mongolie. La Russie asiatique et européenne, illustrée par les voyages de Pallas, était visitée dans toutes ses parties par Ledebour, de Baer, Erman, Dubois de Montpereux et Hommaire de Hell. Au moyen âge, l’Orient était le grand marché de Venise, le pays de l’or et des pierreries, la Californie de l’époque, attirant tous les aventuriers avides de fortune. Rauwolf, Belon, Buxbaum et Tournefort furent les premiers qui n’y allèrent que pour chercher des fleurs. Dans les temps modernes, Michaux a visité la Perse, Aucher-Éloy, M. de Tchihatchef et le comte Jaubert [3], l’Asie-Mineure. La Grèce a été explorée par Sibthorp et Bory de Saint-Vincent, l’Arabie par Forskal, la Syrie par Labillardière. L’Inde, ce berceau de la religion et des races européennes, entrevue par les Hollandais, était parcourue par Leschenault de la Tour, Roxburgh, Wight, Jacquemont, Blume, Royle, Griffith, Perrotet, et dans ces derniers temps par M. Hooker fils. L’Afrique, terre dévorante, le tombeau de tant de voyageurs, est peu à peu entamée. Les armées françaises en ont ouvert la route en 1800 par la conquête temporaire de l’Égypte, en 1830 par l’occupation permanente de l’Algérie. Desfontaines, Vahl, Poiret, Schousboe, Broussonet, avaient déjà parcouru ces contrées, soumises alors aux Turcs. Delile a fait la flore de l’Égypte, visitée depuis lui par Ehrenberg et Bové. Bruce, Caillaud, Schimper, d’Abbadie, Lefèvre et Dillon ont pénétré en Nubie et en Abyssinie. Adanson, Palissot de Beauvois, Oudney, Denham et Clapperton, Leprieur, Perrotet et Christian Smith ont fait connaître la côte occidentale d’Afrique ; Sparmann et Burchell, le cap de Bonne-Espérance ; Léopold de Buch, Bowditch, Webb et Berthelot ont tracé un tableau complet de la végétation de Madère et du groupe des îles Canaries. L’Amérique du Nord, visitée par Kalm, Pursb, Michaux père et fils, Nuttall, le prince de Neuwied et Douglas, ne réclame plus le secours des botanistes européens. Chaque état possède son personnel scientifique, et publie le tableau complet de ses productions naturelles et agricoles. L’Amérique du Sud, l’Eldorado de la botanique, révélé dans le dernier siècle par Marcgrave, Pison, le père Feuillée, La Condamine, Joseph de Jussieu, Loefling, Mutis et Aublet, n’a pas encore livré la moitié de ses richesses. Cependant Auguste de Saint-Hilaire, Pohl, Lund et Gardner nous ont fait connaître la végétation du Brésil ; Galeotti, celle du Mexique ; Poeppig et Claude Gay, celle du Chili et du Pérou ; Richard et Leprieur, les plantes de la Guyane française ; Schomburgh, celles de la Guyane anglaise ; Linden, celles de la Colombie. M. Ramon de la Sagra, aidé de plusieurs collaborateurs, nous a donné une description complète de l’île de Cuba. Les Antilles, vues dans le siècle dernier par Sloane, Plumiers, Jacquin et Swartz, l’ont été plus récemment par de Tussac, Poiteau et Turpin. Dumont-d’Urville et Gaudichaud ont fait connaître ! a flore antarctique de la Terre-de-Feu et des îles Malouines, parages glacés qui forment dans l’hémisphère sud le pendant de la Laponie et des îles voisines du pôle nord. Enfin M. Hooker fils a recueilli et décrit les plantes des dernières terres australes, découvertes par James Ross, et qu’une barrière de glace infranchissable dérobera peut-être de nouveau pendant de longues années à la curiosité des voyageurs. Tous ces naturalistes ont contribué à la création de la géographie botanique, les uns directement par leurs descriptions et les tableaux de la végétation des pays qu’ils ont parcourus, les autres en rapportant des plantes sèches ou vivantes, des fruits, des grains, des dessins, élémens élaborés à leur retour par eux-mêmes ou par des savans sédentaires. Tandis que ces infatigables pionniers de la science bravaient mille dangers, mille dégoûts, mille fatigues pour explorer des contrées lointaines et inconnues, l’Europe était le théâtre d’un autre genre de recherches moins brillant, mais aussi profitable à la science. Des botanistes s’attachaient à connaître à fond la végétation d’un pays, d’une île, d’une province, ou même des environs d’une ville. Ils s’efforçaient de recueillir toutes les plantes qui y croissent naturellement en notant les localités où elles se trouvent, leur extension vers le nord, le sud, Test ou l’ouest : ils distinguaient les plantes indigènes de celles qui ont été introduites, les espèces propres au pays de celles qui lui sont communes avec d’autres contrées éloignées ou limitrophes. Les zones de végétation qui s’étagent sur le flanc des montagnes de l’Ecosse ou de la Scandinavie, des Alpes, des Pyrénées, des Apennins, de l’Etna, de la Sierra-Nevada d’Espagne, étaient déterminées avec soin à l’aide du baromètre. On poursuivait jusqu’au dessus de la limite des neiges éternelles les dernières traces de la végétation expirante. D’un autre côté, Franklin, Ross et Parry rapportaient des terres polaires les humbles fleurs qu’un été de deux mois, aussi froid que l’hiver de Paris, fait éclore sur les derniers îlots du Spitzberg et du fond de la baie de Baffin. Les botanistes voyaient avec admiration certaines espèces, craignant également la chaleur, végéter au bord de la Mer-Glaciale et à la limite des neiges éternelles dans les Alpes, les Pyrénées, le Caucase et la Sierra-Nevada. L’influence du sol sur la végétation, cette question vitale de l’agriculture, était abordée par les botanistes, les chimistes et les géologues : ils cherchaient à apprécier la part de la constitution physique des terres, de leur mode d’agrégation, de leur compacité, de leur perméabilité. D’autres portaient leur attention sur la composition chimique du sol, qu’ils considéraient comme prépondérante. Enfin les philologues et les érudits retrouvaient dans les livres les plus anciens des Hindous, des Chinois et des Juifs les noms et quelquefois la description des plantes connues à cette époque : ils en déduisaient la présence ou l’absence de ces espèces dans certaines contrées depuis les âges les plus reculés dont l’histoire fasse mention. Toutes ces recherches accumulées ont constitué la géographie botanique telle qu’elle est actuellement, avec l’ensemble de notions et de principes que résume M. Alphonse de Candolle dans un ouvrage publié récemment. En analysant avec lui les derniers travaux des botanistes, nous pourrons marquer la limite qui sépare la science moderne des tentatives pleines de génie, mais aussi pleines de lacunes, des créateurs de la géographie botanique. À la fin de ce siècle, lors que la végétation du monde sera encore mieux connue, lorsque la géographie, la météorologie, la physique du globe, la géologie, seront encore plus avancées, l’année où j’écris pourra servir à son tour de limite à l’époque où commencera la science du XXe siècle. Les premiers efforts des fondateurs de la géographie botanique, leurs travaux, leurs voyages ignorés du public scientifique, ne seront connus que de quelques érudits. De même les fondemens d’un antique édifice cachés dans les profondeurs de la terre ne sont fouillés que de loin en loin par quelque architecte amoureux de son art, tandis que chacun admire la partie visible dont ils sont la base, et qui sans eux aurait cédé aux premiers efforts de la main des hommes et du temps. II – Statistique végétale – Des influences diverses qui déterminent la distribution des végétaux à la surface du globe Quel est le nombre total des espèces répandues à la surface du globe ? La réponse est difficile. Beaucoup de régions restent encore inexplorées, d’autres le sont à peine, et même dans les pays les mieux étudiés on découvre tous les ans des plantes nouvelles. Or le nombre total des espèces existantes ne saurait se conclure que de celui des espèces connues. Les appréciations des naturalistes ont donc nécessairement varié à mesure que l’inventaire des richesses végétales du globe s’est accru. En 1753, Linné connaissait 6,000 espèces. En 1807, Persoon en comptait 26,000. En 1824, Steudel portait le nombre des espèces à 50,000, et en 1844 à 95,000. Nous n’exagérons point en affirmant que les livres et les herbiers en contiennent actuellement 120,000 environ. Du nombre des espèces décrites, les botanistes ont successivement conclu au nombre total des espèces existantes. En 1820, de Candolle l’estimait de 110,000 à 120,000. Seize ans plus tard, Meyen le supposait, sans pouvoir être taxé d’exagération, de 200,000 au moins. Par un calcul ingénieux de l’espace occupé sur le globe terrestre par une espèce, M. Alphonse de Candolle nous prouve, en 1856, que ce nombre ne saurait être au-dessous de 400,000 à 500,000, chiffre parfaitement en rapport avec celui de l’accroissement continu du nombre des espèces par l’addition de celles que les voyageurs apportent de tous les pays du monde. Quel champ ouvert à la curiosité humaine, mais aussi quel défi jeté au labeur le plus opiniâtre aidé de la mémoire la plus heureuse ! Le règne végétal se divise naturellement en deux grands embranchemens : les végétaux phanérogames, c’est-à-dire portant des fleurs apparentes et présentant, au moment de leur germination, des feuilles primordiales ou séminales, appelées cotylédons. De là le nom de végétaux cotylédonés, que de Jussieu leur a imposé. Tous les arbres, tous les arbrisseaux et la grande majorité des plantes herbacées appartiennent à cet embranchement. Les fougères, les mousses, les lichens, les champignons, tous ces humbles végétaux dépourvus de fleurs, dont la plupart semblent une ébauche imparfaite de la nature, font partie du second embranchement. Dans ces végétaux incomplets, les fleurs existent, mais cachées, ce qui leur a valu le nom de cryptogames. Tous germent sans feuilles primordiales ou cotylédons. De là le nom d’acotylédonés, qu’ils ont reçu de Jussieu. Le premier embranchement, celui des végétaux cotylédonés, se divise, à son tour, en deux grandes classes : les végétaux dicotylédonés, qui germent avec deux feuilles primordiales ou cotylédons (cette classe comprend tous les arbres et arbrisseaux de l’Europe et la plupart des plantes herbacées de toutes les régions) ; les monocotylédonés, qui ne présentent qu’une feuille primordiale au moment où ils sortent de terre. À cette classe appartiennent les palmiers des régions tropicales, nos plantes bulbeuses, telles que les lis et les tulipes, — les graminées, entr’autres les céréales et les herbes qui forment la base des prairies, — enfin les joncs et les roseaux de nos marais. Ces classes se subdivisent en familles, formées de la réunion de végétaux analogues par la structure de leur graine, de leur fruit et des différentes parties de leur fleur. La famille des malvacées se compose de toutes les plantes analogues à la mauve, telles que la guimauve, la rose trémière, le cotonnier, etc. Une famille se partage en genres ou réunions d’espèces qui ne diffèrent plus entre elles que par des caractères secondaires d’une moindre importance que ceux qui distinguent les familles. Ainsi, dans l’exemple choisi, les espèces appartenant au genre cotonnier se distinguent de toutes celles du genre mauve par la structure du fruit et celle de la graine. Dans le cotonnier, la graine est entourée de ces poils dont l’industrie humaine tire un si grand parti ; la graine de mauve en est dépourvue. Enfin le genre se composé d’espèces, c’est-à-dire de plantes très semblables entre elles, qu’un œil peu exercé confond souvent sous le même nom, et que le botaniste distingue par des caractères quelquefois minutieux, mais toujours invariables. Une espèce renferme elle-même tous les individus identiques entre eux, ou différant par des nuances qui tiennent au sol, au climat, à la culture, et qui disparaissent dès que ces individus sont placés dans des circonstances différentes et soumis à des influences contraires. Qu’on veuille bien me pardonner ces définitions un peu arides, mais indispensables pour l’intelligence de cette étude. Si je n’ai pas su me faire comprendre, une comparaison viendra tout éclaircir. Le règne végétal, c’est une armée : les embranchemens sont les différens corps qui la composent ; les classes sont l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie, le génie ; les familles sont les régimens ; les genres, les bataillons ; les espèces, les compagnies composées d’individus tous semblables entre eux par la taille, l’uniforme et l’armement. Nous avons dit qu’en 1844 on connaissait 95,000 espèces ; sur ce nombre, 80,000 sont phanérogames ou cotylédonées, 15,000 cryptogames ou acotylédonées. Parmi les cotylédonées, 65,000 appartiennent aux dicotylédones, 15,000 aux monocotylédonés. Tel est le budget de la flore terrestre ; mais la proportion numérique des espèces, appartenant à ces grandes divisions du règne végétal, varie suivant les différentes zones du globe. À mesure qu’on s’avance vers le nord, le nombre des cryptogames augmente ; celui des phanérogames croît en marchant vers l’équateur. Dans les zones froides ou tempérées, les cryptogames sont d’humbles végétaux s’élevant à peine au-dessus de la surface du sol ; dans les chaudes régions des tropiques, d’élégantes fougères arborescentes, plus hautes que des palmiers, semblent proclamer la puissance du soleil qui grandit et ennoblit les formes végétales. Les relations des monocotylédonés aux dicotylédones ont été déterminées, comme les précédentes, par M. de Humboldt. La proportion des monocotylédonés va en croissant de l’équateur au pôle. Ainsi, dans la zone tropicale, ce rapport est comme 1 est à 6, c’est-à-dire que sur sept plantes on compte une seule monocotylédonée ; il devient 1 à 4 dans la zone tempérée et 1 à 3 dans les régions froides, où le botaniste a chance de ne rencontrer qu’une monocotylédonée sur 4 plantes. Ces lois ne sont vraies que dans leur généralité. Si l’on considère un pays en particulier, elles se trouvent modifiées dans un sens ou dans l’autre. Au Spitzberg, par exemple, je compte 82 phanérogames, savoir : 66 dicotylédones et 16 monocotylédonés ; c’est, comme on voit, le rapport de 1 à 4. Dans l’île Melville, au fond de la baie de Baffin, avec un climat plus vigoureux encore, le rapport est comme 1 à 2, c’est-à-dire du simple au double : il en est de même pour l’Islande, les Faeroë, et, dans l’autre hémisphère, pour les Malouines. Un élément physique, l’humidité, a pour effet d’accroître le nombre relatif de monocotylédonés et de diminuer celui de dicotylédones. Si nous voulions épuiser ce sujet, nous devrions rechercher dans quelle proportion les différentes familles du règne végétal, telles que les graminées, les légumineuses, les ombellifères, entrent dans l’ensemble de la flore d’un pays, puis nous examinerions la répartition des genres, leur nombre relatif, l’aire qu’ils occupent sur le globe ; mais cette étude exigerait chez le lecteur des connaissances trop spéciales pour être bien communes. Nous passons donc sans transition à l’analyse des agens physiques qui déterminent la distribution des végétaux à la surface du globe. Rien de plus varié et de plus complexe que l’influence de ces agens physiques, qui s’entr’aident, se modifient ou se détruisent réciproquement. La chaleur obscure n’agit pas comme la chaleur accompagnée de lumière : une chaleur humide produit des effets opposés à ceux de la chaleur sèche. Étudions donc séparément ces divers élémens en commençant par la chaleur. La végétation de chaque espèce correspond à une section déterminée de l’échelle thermométrique. Au-dessous d’un certain degré de froid, la plante périt ; elle meurt également si le thermomètre dépasse un certain degré de chaleur ; elle ne prospère qu’entre des limites de température parfaitement fixes et invariables. Cette échelle thermométrique est loin d’être la même pour toutes les plantes : le règne végétal présente des diversités infinies. Le mélèze, le bouleau nain supportent des froids de 40 degrés au-dessous de zéro, qui congèlent le mercure, tandis qu’un grand nombre de palmiers, d’orchidées tropicales ou de fougères arborescentes succombent lorsque le thermomètre marque encore 10 degrés au-dessus de zéro. Il est des plantes qui vivent couchées sur le sable des déserts de l’Afrique, dont la chaleur atteint souvent de 60 à 80 degrés centigrades, tandis que les plantes alpines ou boréales se flétrissent ; si le thermomètre se soutient pendant quelques jours à 10 degrés au-dessus de zéro. Il est cependant encore un autre point thermométrique important à considérer, c’est celui où chaque espèce commence à entrer eu végétation. Une plante en effet peut supporter un froid de 15 degrés au-dessous de zéro et ne donner signe de vie que lorsque le thermomètre en marque 6 au-dessus. Il n’est point d’ami des montagnes qui n’ait vu avec ravissement les saxifrages et les soldanelles en fleur baignées par l’eau ruisselant des champs de neiges éternelles qui blanchissent les Alpes : cette eau a une température supérieure à zéro de quelques dixièmes seulement, et celle de l’air ne dépasse pas 5 ou 6 degrés. J’ai même vu la soldanelle fleurissant sous des voûtes de neige fermées de toutes parts. Dans ces cavités, la température de l’air et celle de l’eau sont nécessairement à zéro ; cette basse température est cependant suffisante pour faire germer et fleurir la soldanelle. D’un autre côté, les cocotiers et les végétaux de la zone torride sont insensibles aux températures qui n’atteignent pas 15 ou 20 degrés. Tous les printemps, nous avons la preuve de ces vérités. Nous voyons les plantes de nos jardins entrer successivement en végétation à mesure que le thermomètre s’élève au de gré où la chaleur agit efficacement sur leur vitalité. Chaque espèce a donc son thermomètre particulier, dont le zéro correspond à la température la plus basse avec laquelle sa végétation soit encore possible. Ce zéro est toujours supérieur à celui de nos thermomètres, qui correspond à la température de la glace fondante. La plante une fois en végétation, quelle est la chaleur nécessaire pour amener l’épanouissement des fleurs et la maturation des fruits ? Longtemps on a cru qu’en comparant entre elles les chaleurs moyennes du printemps, de l’été, de l’automne, ou celle de douze mois de l’année dans différens pays, on arriverait à la solution du problème. Si l’on n’admire pas, disait-on, dans les jardins du nord de la France l’acacia de Constantinople, l’agave du Mexique, le nelumbo ou le lagerstrœmia de l’Inde, c’est que les étés ne sont pas assez chauds pour amener l’épanouissement de leurs fleurs, qui ne manque jamais dans le midi de l’Europe. Si on ne cultive plus la vigne dans l’ouest de la France, au nord de la Vendée, c’est, disait-on, parce que la température des étés et du mois de septembre est trop basse pour faire mûrir le raisin, car sur les bords du Rhin et de la Moselle, où l’on récolte d’excellens vins, les hivers sont plus rigoureux qu’en Bretagne et en Normandie, mais les étés y sont beaucoup plus chauds. Si l’on se borne à une approximation, la chaleur des saisons rend compte en effet de la différence de végétation entre des contrées à climats opposés ; mais ces élémens font défaut dès qu’on veut les appliquer rigoureusement à un végétal en particulier. Prenons pour exemple la plante céréale qui s’avance le plus vers le nord, l’orge cultivée. On pensait autrefois que la culture de l’orge cessait là où la chaleur de l’été était insuffisante pour faire mûrir le grain ; mais en raisonnant ainsi, on trouve que l’orge mûrit encore dans des pays où les étés ont une température très différente, et ne mûrit plus dans d’autres où elle est plus élevée que dans les premiers. Ainsi, aux îles Fœroë (latitude 62°), dernière limite de la culture de l’orge sous le méridien des îles britanniques, la température moyenne de l’été est de 12°,1. À Alten, en Laponie (latitude 70°), cette moyenne est de 10°,0, et à Yakoutzk, en Sibérie (latitude 62°), elle s’élève à 16°,0. M. Kupffer a fait ressortir l’influence des températures et des pluies du printemps et de l’automne qui retardent ou hâtent la germination, favorisent ou empêchent la maturation du grain. Nous-même avons montré que la présence perpétuelle du soleil au-dessus de l’horizon compensait sous le 70° degré de latitude la moindre chaleur de l’été. On a de plus tenu compte des jours couverts et des journées sereines ; mais, malgré toutes ces considérations, on n’arrive pas à des nombres parfaitement concordans. L’on se demande toujours pourquoi l’orge mûrit aux Faeroë et en Laponie et ne mûrit pas en Sibérie ; où les étés sont plus chauds. Si l’on veut arriver à une concordance satisfaisante, il faut recourir à la méthode indiquée par Réaumur, appliquée depuis par MM. Boussingault, Quetelet, Gasparin et Alphonse de Candolle, celle des sommes de chaleur. Je m’explique. La végétation de l’orge commence lorsque le thermomètre dépasse 5 degrés centigrades : nous ne tiendrons donc pas compte de toutes les températures inférieures à ce degré ; mais nous additionnerons ensemble les températures moyennes de chaque jour où le thermomètre a dépassé 5 degrés ; de cette manière, nous aurons la somme de chaleur accumulée qui a été nécessaire pour faire parcourir à l’orge toutes les phases de sa végétation depuis la germination jusqu’à la maturité du grain. Il est raisonnable au fond d’assimiler l’effet de la chaleur sur une plante à celui qu’elle produit sur les corps inorganiques. Pour que l’eau contenue dans un vase arrive à l’ébullition, il faut aussi qu’il s’y accumule une quantité de chaleur qui porte cette eau à la température de 100 degrés. En procédant ainsi, M. Alphonse de Candolle prouve que dans les hautes latitudes l’orge mûrit lorsqu’elle reçoit une somme de chaleur de 1,500 degrés, quelles que soient d’ailleurs les moyennes du printemps, de l’été et de l’automne. Le blé entre en végétation lorsque la température atteint 6 degrés au-dessus de zéro. Année moyenne, c’est à Orange le 1er mars, à Paris le 20 mars, à Upsal le 20 avril que l’on observe cette moyenne. Pour que le grain soit mûr, il a besoin d’une accumulation de 2,000 degrés environ : ce total est atteint, et l’on moissonne par conséquent, en général, le 25 juin à Orange, le 1er août à Paris, et seulement le 20 août à Upsal. Le maïs exige pour mûrir une somme de 2,500 degrés à partir de 13 degrés ; la vigne produisant un vin potable, 2,900 degrés à partir du jour où la moyenne est de 10 de grés à l’ombre. Nous manquons d’observation pour les végétaux des tropiques, mais il est probable qu’il faut au moins 6,000 degrés pour que le dattier donne des fruits sucrés. Le cocotier, le muscadier exigent des sommes encore plus fortes ; mais comme la nature a voulu que les régions les plus froides eussent leur parure, les plantes alpines ou polaires se contentent, pour développer leurs feuilles et leurs fleurs, de 50 à 300 degrés. On comprend maintenant pourquoi certains végétaux vivent dans un pays sans y donner de fleurs, d’autres sans y porter de fruits : c’est que la somme de chaleur suffisante pour développer leurs feuilles ne l’est pas pour faire épanouir les fleurs, et à plus forte raison pour mûrir leurs fruits. L’influence de la température sur la végétation est tellement grande, qu’on cite à peine quelques espèces cosmopolites : la plupart habitent une zone, déterminée ; le froid les empêche de la franchir vers le nord, la chaleur de la dépasser vers le sud ; elles ont toutes une limite polaire et une limite tropicale. Prenons pour exemple les arbres forestiers. Aménagés pour le bois qu’ils fournis sent à l’industrie, leur limite polaire est le point où ils ne peuvent plus supporter la rigueur des hivers ; leur limite tropicale, celle où la chaleur et la sécheresse deviennent trop fortes pour qu’ils puis sent s’en accommoder. M. Schouw a tracé ces limites polaires sur une carte d’Europe. En marchant du sud au nord, on voit disparaître d’abord le chêne-liége, puis le laurier, le myrte, le pin d’Italie et le cyprès, ensuite le châtaignier, puis le hêtre et le chêne, puis le sapin, enfin le pin sylvestre, le mélèze et le bouleau, qui dans l’Europe occidentale s’avance jusqu’au Cap-Nord. La sécheresse, encore plus que la chaleur, arrête les arbres dans leur extension vers le sud ; c’est elle qui bannit le hêtre des plaines de la France méridionale, de l’Espagne, de l’Italie, de la Grèce et des bords de la Mer-Noire. Ces faits nous amènent naturellement à considérer l’influence de l’humidité sur la distribution géographique des végétaux. L’eau existe dans l’atmosphère de plusieurs façons : 1° à l’état de vapeur invisible ; 2° sous forme de brouillard, de rosée, de pluie et de neige. L’air chaud et humide est généralement favorable aux plantes, l’air froid et sec leur est nuisible. Les brouillards trop fréquens interceptent la chaleur et la lumière du soleil, provoquent le développement des végétaux parasites et sont hostiles à la plupart des plantes, leur influence est limitée aux contrées froides ; mais la fréquence et la répartition des pluies dans les diverses saisons ont sur la distribution des végétaux dans toutes les zones une influence aussi marquée que celle de la température. Les étés sans pluie de la région méditerranéenne et de l’Europe orientale arrêtent les végétaux dans leur extension vers le sud : nous avons cité le hêtre, le sapin de Normandie, le fusain ; un grand nombre d’espèces annuelles sont dans le même cas. On conçoit en effet que ces plantes ne se maintiennent pas dans une contrée, si leur germination n’est pas provoquée par des pluies au printemps, ou bien si elles sèchent sur pied avant d’avoir mûri leurs graines. Les neiges abondantes ne sont jamais un obstacle à l’extension d’une plante. Véritable manteau, elles la protègent contre le froid de l’hiver, les gelées du printemps, et pénètrent le sol d’une humidité salutaire. Si la neige défend une foule de végétaux contre le froid du nord, la rosée sauve la plupart de ceux du midi pendant les longues sécheresses de l’été : chaque matin, la plante refroidie par la fraîcheur de la nuit se couvre de gouttelettes d’eau comparables souvent à celles d’une pluie légère, et peut braver de nouveau les ardeurs du soleil. Le Sahara serait complètement dépourvu de végétation, si les rosées journalières ne fournissaient pas à ses humbles plantes la faible quantité d’eau nécessaire à leur entretien. M. Alph. de Candolle a parfaitement démontré comment ces diverses causes, la température et l’humidité sous toutes leurs formes agissant ensemble ou séparément, limitent l’extension de certaines plantes vers le nord, le sud, l’est et l’ouest, et les circonscrivent dans une région déterminée. Il a fait choix d’un certain nombre d’espèces annuelles, vivaces ou ligneuses, et pour chacune d’elles il discute avec soin les circonstances météorologiques qui en ont arrêté la migration dans le sens de l’un des quatre points cardinaux. Les mêmes causes qui limitent l’extension des plantes vers le nord les arrêtent sur le flanc des hautes montagnes. Le voyageur qui, partant du pied des Alpes ou des Pyrénées, monte sur un de leurs sommets, traverse des climats analogues à ceux qu’il rencontrerait en marchant vers le nord, sans quitter la plaine. À mesure qu’il s’élève, l’humidité augmente, les brouillards deviennent plus communs, la température s’abaisse rapidement en été, plus lentement en hiver, mais, en moyenne, d’un degré centigrade pour 180 mètres de hauteur verticale. Ce voyageur se retrouve dans un climat analogue soit en s’élevant de 180 mètres, soit en s’avançant dans les plaines de la France de 22 myriamètres vers le nord [4]. Il traverse aussi des zones de végétation semblables. Au pied du Canigou par exemple, l’oranger mûrit ses fruits dans des jardins entourés de murs, puis le voyageur traverse des champs d’oliviers, de maïs, des bouquets de chêne vert, des vignobles célèbres par leurs vins ; mais à 420 mètres de hauteur l’olivier l’abandonne, à 550 mètres la vigne s’arrête, à 800 mètres c’est le châtaignier ; à 1,320 mètres, il rencontre les premiers rhododendrons, dont les touffes fleuries ravissent toujours les yeux de l’ami des montagnes, car elles lui annoncent qu’il entre dans l’air pur des régions alpines. Les derniers champs de seigle et de pommes de terre que l’infatigable Catalan va cultiver à l’extrême limite où il peut espérer une récolte ne de passent pas 1,640 mètres. À cette hauteur, le hêtre, le sapin argenté, le pin, le bouleau, ombragent le sol ; mais leur taille se réduit peu à peu sous l’influence combinée du froid, du vent et du poids de la neige. Le sapin s’arrête à 1,950 mètres, le bouleau à 2,000 mètres, le pin gravit la montagne jusqu’à la hauteur de 2,430 mètres. Au-dessus s’étend une pelouse composée de plantes alpines ou polaires inconnues aux régions tempérées. Le rhododendron ne dépasse pas 2,540 mètres. Le genévrier seul, rabougri, couché sur le sol, monte jusqu’au sommet, à 2,785 mètres, où les plantes du Spitzberg et du Mont-Blanc dorment ensevelies pendant neuf mois sous la neige, et croissent, fleurissent et fructifient en trois mois. Ces observations, recueillies sut le Canigou par M. Aimé Massot, peuvent s’appliquer aux Alpes ; à leur pied seulement, on ne voit ni l’oranger, ni le chêne vert, ni l’olivier. La vigne monte sur leurs flancs aussi haut que dans les Pyrénées, mais le vin qu’elle produit trahit suffisamment la différence des latitudes et des climats. Après la vigne vient la région des châtaigniers, des noyers, des chênes et des hêtres, puis celle des prairies subalpines, arrosées par d’innombrables ruisseaux bordés de frênes et d’aunes. Plus haut commence la région des arbres verts, du sorbier des oiseleurs et de l’aune des montagnes. Au-dessus est la prairie alpine, dépourvue d’arbres et s’élevant jusqu’à la limite des neiges perpétuelles, dont les bords, fondant sous l’influence du soleil d’été, entretiennent au-dessous une éternelle fraîcheur. À peine la neige a-t-elle disparu, que le gazon la remplace, et les chaleurs de l’été variant chaque année, on voit souvent des vaches paissant sur une pente qui, les années précédentes, était restée ensevelie sous la neige. L’ordre de succession des végétaux n’est pas le même dans les différentes chaînes de montagnes étudiées jusqu’ici. Tantôt le bouleau monte plus haut que le pin ou le sapin, tantôt le contraire arrive. Le hêtre dépasse l’alizier dans les Pyrénées, tandis qu’il est dépassé par lui dans les Alpes du Tyrol. L’orientation de la montagne, l’inclinaison de ses contre-forts, les abris formés par des chaînes collatérales, la direction habituelle des vents, modifient les limites des différentes essences. Ainsi sur le Ventoux, sommet isolé qui s’élève dans la plaine du Rhône, certaines espèces n’existent que sur le versant sud ; d’autres ne se trouvent que sur le contre-fort tourné vers le nord. Les hêtres, les lavandes, les genévriers, s’élèvent moins haut sur l’escarpement du nord que sur la pente méridionale ; la différence moyenne est de 245 mètres. Sur l’Etna, montagne isolée comme le Ventoux, cette différence est de 350 mètres, d’après les mesures de M. Gemellaro. La situation plus australe de la montagne, la plus grande intensité de la chaleur et de la lumière qui frappent le côté méridional du volcan, rendent compte de l’écart des résultats obtenus en France et en Sicile. Les cultures s’échelonnent sur les flancs des montagnes comme les plantes sauvages ; mais ici des élémens politiques et sociaux viennent compliquer les influences climatologiques et géologiques. Ainsi dans la chaîne des Alpes pennines, qui unit le Mont-Blanc au Mont-Rose, la limite des champs cultivés est plus élevée sur le versant nord que sur le versant sud. Météorologiquement c’est le contraire qui devrait avoir lieu, mais la population est plus dense en Suisse qu’en Piémont ; elle est aussi plus énergique, et le paysan valaisan sème son seigle ou son orge jusqu’à la limite extrême où il peut espérer une récolte dans les années favorables. En Europe, cette échelle de culture est bornée, mais elle s’étend dès qu’on s’approche de l’équateur. Déjà, dans l’Andalousie, le coton et la canne à sucre réussissent au bord de la mer ; le dattier, la figue d’Inde, l’oranger, le chêne-liége, l’olivier, la vigne, les noyers, les mûriers et les châtaigniers s’étagent sur les flancs de la Sierra-Nevada depuis la plaine jusqu’à la hauteur de 1,600 mètres ; les céréales ne cessent qu’à 2,500 mètres : au-dessus de cette limite, on ne trouve plus de végétaux cultivés, mais des pâturages seulement. L’échelle de culture la plus étendue qui existe dans le monde se déroule sur les pentes des Andes. Au bord de la mer, on cultive le sucre, l’indigo, le café, les bananes ; plus haut, le coton ; au-dessus, le maïs, les patates, le blé d’Europe. Les noix, les pommes, le froment et l’orge s’arrêtent à 3,300 mètres ; mais les pommes de terre, l’ulluco et la capucine tubéreuse montent jusqu’à 4,000 mètres : c’est à cette hauteur seulement que cessent les cultures. Au-dessus sont des pâturages parcourus par des lamas, des brebis, des bœufs et des chèvres. La limite des neiges éternelles est à 4,800 mètres ; c’est la hauteur du Mont-Blanc en Europe [5]. Parmi les causes qui expliquent et déterminent la distribution des végétaux sur le globe, il faut encore compter l’influence du sol. Comme l’atmosphère, le sol agit sur les végétaux d’abord par sa température. Certains sols s’échauffent prodigieusement sous l’influence des rayons solaires et se refroidissent ensuite rapidement. D’autres s’échauffent peu et se refroidissent à peine. De là des actions très diverses sur les racines et la partie inférieure de la tige. À mesure qu’on s’élève sur les hautes montagnes, la chaleur relative du sol, comparée à celle de l’air, augmente dans une progression constante. La raison en est facile à comprendre. En traversant l’atmosphère, les rayons solaires lui abandonnent une partie de leur chaleur ; par conséquent plus la couche d’air sera mince, et moins leur chaleur sera diminuée. Or, sur une montagne, la couche atmosphérique est plus mince de toute la hauteur comprise entre la plaine et le sommet de la montagne ; donc les rayons solaires qui le frapperont auront perdu une quantité de chaleur moindre que ceux qui descendent jusque dans la plaine. Ainsi sur le Faulhorn, montagne du canton de Berne, élevée de 2,680 mètres au-dessus du niveau de la mer, la température moyenne du sol, à la profondeur de deux décimètres, était par un beau jour égale au maximum de celle de l’air. Dans la plaine au contraire, un thermomètre enfoncé dans le sol à la même profondeur se tiendra toujours plus bas qu’un instrument suspendu à l’air libre, comme M. Quetelet l’a prouvé par de longues séries d’observations. Cette chaleur du sol, jointe à l’intensité de la lumière et à l’irrigation permanente provenant de la fonte des neiges, nous explique la variété et la vivacité de couleur des fleurs alpines : elles sont chauffées en dessous, comme les plantes que nous élevons sur couche ou dans nos serres. La chaleur de la terre supplée à l’insuffisance de celle de l’air. Le sol n’agit pas uniquement sur les végétaux par sa température ; sa compacité ou son état de désagrégation, sa dureté, sa densité, sa perméabilité, ses qualités physiques en un mot, jouent un rôle capital. Chacun sait en effet que l’on ne trouve pas les mêmes plantes sur du sable, des terres argileuses ou des rochers compacts. Cette influence est-elle prédominante, ou bien les plantes sont-elles également sensibles à la composition chimique du sol ? Telle espèce exige-t-elle pour se maintenir la présence de certaines substances telles que la potasse, la chaux, la magnésie, la silice ? Sur ce point, les botanistes et les agriculteurs sont divisés. Un savant dont la Suisse regrette la perte récente, M. Thurmann, a soutenu l’opinion de la prédominance des conditions physiques. Habitant la petite ville de Porentruy, au milieu de la chaîne calcaire du Jura, non loin des Vosges, qui sont granitiques, et du petit groupe volcanique du Kaiserstuhl, M. Thurmann avait été frappé de voir les mêmes espèces végéter sur des sols d’une composition physique analogue, mais dont les élémens chimiques étaient totalement différens. Ainsi il retrouvait les mêmes plantes sur un escarpement calcaire, un sommet volcanique ou un dôme granitique ; d’autres végétaient également bien dans des sables ou des éboulemens provenant de roches très diverses. M. Henri Lecoq a signalé beaucoup de faits de ce genre en Auvergne et sur le plateau central de la France, où les terrains les plus divers se trouvent réunis sur un espace peu étendu. D’un autre côté, MM. Unger en Tyrol, Mohl en Suisse, Schnizlein et Frickhinger dans le nord de la Bavière et M. Sendtner dans le sud du même pays, ont fait ressortir l’influence de la composition chimique. M. Alph. de Candolle, résumant tous ces travaux partiels et comparant les mêmes espèces observées dans des contrées éloignées, conclut à la prédominance de la constitution physique comme condition déterminante de la station d’une espèce végétale, quoique certaines plantes montrent une prédilection marquée pour les sols contenant certains principes. Le châtaignier, la digitale pourprée, le genêt ordinaire, affectionnent les terrains siliceux, l’ellébore fétide, le dompte-venin, la grande gentiane, préfèrent les sols calcaires ; mais en général les végétaux qui dans un pays ne croissent jamais que dans un terrain déterminé se montreront ailleurs sur un sol analogue par ses propriétés, différent par ses élémens minéralogiques. Ainsi, en herborisant dans les limites étroites d’un département, un botaniste pourra croire pendant quelque temps à l’influence chimique du sol ; mais il sera détrompé, s’il élargit le cercle de ses observations pour reconnaître si l’espèce qu’il trouvait uniquement sur une roche lui reste constamment fidèle dans tous les pays. M. Alph. de Candolle a analysé sous ce point de vue les 45 espèces que M. Mohl n’avait trouvées que sur des terrains siliceux en Suisse et en Autriche ; or 19 deviennent infidèles dans d’autres climats. Sur 67 espèces propres au calcaire, 36 ont été trouvées hors de Suisse, sur des terrains privés de carbonate de chaux. Sur 43 espèces que Wahlenberg n’avait rencontrées dans les Carpathes que sur les calcaires, il en est 22 qu’il revit sur le granit en Suisse et en Laponie. Des voyages multipliés et bien dirigés réduiraient encore le nombre de ces espèces exclusives. Les plantes maritimes font seules exception à cette règle : le sel est indispensable à leur existence, jamais aussi elles ne s’écartent du rivage ; mais on les trouve dans les eaux saumâtres des salines éloignées de la mer et aux alentours des sources minérales. La conclusion à tirer de ces faits, c’est que les conditions physiques ont une influence prédominante pour les espèces terrestres, tandis que l’existence des plantes maritimes est liée à la présence des sels qui entrent dans la composition de l’eau de mer ; elles ne sauraient s’accommoder de l’eau douce, mais la plupart végètent très bien dans un mélange d’eau douce et d’eau salée, tel que celui des eaux saumâtres dans les lagunes, aux embouchures des fleuves et dans les marais salans. III – De la naturalisation et de l’acclimatation des végétaux – De l’apparition des espèces sur le globe Nous connaissons maintenant les lois auxquelles est soumise la distribution des végétaux sur le globe. Après avoir résumé l’ensemble des notions sur lesquelles repose la géographie botanique, il nous reste à donner une idée de l’intérêt des questions qu’elle peut nous aider à résoudre, et qui touchent, les unes aux applications possibles, les autres aux principes de la science. Parmi les premières, nous citerons la naturalisation, l’acclimatation des végétaux ; parmi les secondes, l’apparition des espèces à la surface du globe. La population d’un pays ne se compose pas uniquement des indigènes ou des descendans de familles qui l’habitent depuis plusieurs siècles : les événemens les plus divers y amènent des étrangers qui s’y établissent, s’y naturalisent, et se confondent, après un petit nombre de générations, avec les habitans primitifs de la contrée. Il en est de même des populations végétales. Une flore se compose d’espèces indigènes, connues de temps immémorial dans le pays, et d’autres introduites successivement par les causes les plus variées. Les courans marins, les rivières, les vents, les oiseaux, portent des graines d’un pays à l’autre ; mais c’est l’homme surtout qui est l’agent volontaire ou involontaire de ces transports. Les semences de céréales envoyées d’Europe en Amérique, ou réciproquement, ont introduit dans les moissons des deux mondes des plantes étrangères dont les graines étaient mêlées à celles du froment, du seigle ou de l’orge. Souvent ces graines, semées avec le blé, ne lèvent pas dans le champ lointain où le hasard les a jetées, mais souvent aussi elles germent et produisent une plante. Si les nouvelles conditions d’existence où elle se trouve placée lui conviennent, la plante vit et se multiplie. C’est ainsi que plusieurs amaranthes et l’une des mauvaises herbes les plus communes de France, l’érigeron du Canada, nous sont venues de ce pays avec des graines de céréales. Réciproque ment, les cultivateurs des États-Unis ont vu paraître dans leurs moissons la bourse-à-pasteur, des espèces de luzerne {medicago), le chrysanthème blanc, le séneçon vulgaire, espèces communes dans les champs de blé de l’Europe, mais étrangères à l’Amérique. Les parcs, les jardins, et surtout les jardins botaniques, sont des centres de naturalisation [6]. La plante se répand d’abord dans l’enceinte du jardin, s’y multiplie, mais ne tarde pas à la franchir pour se propager dans la campagne, où elle se maintient quelquefois. Près de Montpellier, sur les bords du Lez canalisé, qui va se jeter dans la mer, se trouve une petite gare appelée le port Juvénal. C’est là que les tartanes de Jacques Cœur venaient, au XVe siècle, débarquer les précieux tissus et les parfums de l’Orient ; actuellement on y sèche des laines provenant des échelles du Levant, de la Mer-Noire, d’Algérie, de Buenos-Ayres et d’autres contrées. Ces laines sont chargées de graines qui se sont accrochées à la toison des moutons. Étalées sur des cailloux brûlans qui recouvrent un sol humide, elles laissent tomber ces graines, qui germent entre les pierres, et le botaniste étonné voit paraître chaque année des plantes de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique. M. le professeur Godron de Nancy en a décrit 372 espèces. La plupart ne se perpétuent pas sur le nouveau sol où le hasard les a jetées, elles vivent un ou deux ans, puis disparaissent sans retour ; mais quelques-unes se sont répandues et naturalisées dans les environs de Montpellier. Quoique plusieurs soient très communes, d’autres remarquables par leur taille, aucune cependant n’est décrite dans la Flore de Montpellier que le célèbre Magnol publiait en 1686, preuve qu’elles n’existaient pas de son vivant aux environs de cette ville ; M. Hewett-Watson s’est attaché, dans sa Cybele britannica, à distinguer les hôtes étrangers qui sont venus se mêler à la population indigène de l’Angleterre ; il compte en tout 83 espèces dont l’origine est certaine : 10 viennent d’Amérique, les autres des régions européennes voisines, de l’Asie ou de l’Afrique. La France en possède certainement un beaucoup plus grand nombre, mais sa position continentale rend les recherches plus difficiles et moins sûres. Quelques chiffres donneront une idée de l’importance de ces naturalisations. Tous sont au-dessous de la vérité, car il est très difficile de constater après coup l’apparition d’une espèce introduite depuis plusieurs siècles. Cependant, depuis la découverte de l’Amérique, qui ne remonte qu’à 259 ans, il y a déjà 64 plantes de ce continent qui se sont multipliées et vulgarisées spontanément dans le nôtre. Réciproquement, les botanistes américains nous signalent 172 espèces européennes naturalisées dans les États-Unis et le Canada. Ces échanges sont trop peu nombreux pour altérer le caractère des flores, mais ils nous montrent que certains végétaux ont une nature plastique qui s’accommode de conditions d’existence en apparence assez diverses. La plupart au contraire ne prospèrent sous un ciel étranger que par les soins de l’homme, ou même périssent, à moins d’être placés dans le climat artificiel des serres, chaudes ou tempérées. La plupart des plantes alimentaires, industrielles ou ornementales que nous cultivons sont, originaires de contrées éloignées. La France, si favorisée du ciel, réduite à la culture des végétaux indigènes, ne pourrait pas nourrir le quart de ses habitans. Toutes les céréales excepté le seigle et l’avoine, tous les arbres fruitiers excepté le poirier et le pommier, nous viennent de l’Asie centrale. L’Amérique nous a donné le maïs, la pommé de terre et le tabac. Quoique cultivés depuis des siècles, ces végétaux ne sont pas naturalisés en Europe ; ils ne se propagent pas spontanément et sans culture. Les soins de l’homme seul peuvent les perpétuer. Abandonnées à elles-mêmes, les céréales ne se reproduisent plus et disparaissent ; les fruits à couteau redeviennent acerbes, la vigne dégénère. Il faut toute la science, tous les soins de l’agriculteur, pour conserver et améliorer ces précieuses plantes, sur lesquelles repose l’existence même des peuples européens. De redoutables avertissemens, la maladie des pommes de terre, celle de la vigne, ont montré que ces conquêtes végétales, réputées définitives, peuvent encore nous échapper. Une culture prolongée pendant des siècles, des modes anormaux de multiplication, des agglomérations trop considérables des mêmes végétaux dans une même contrée, sont peut-être, comme les grandes agglomérations humaines, des causes permanentes d’épidémies destructives. Quoi qu’il en soit, l’éveil a été donné, et l’on a cherché de tous côtés dans les plantes exotiques des espèces alimentaires propres à remplacer celles dont la perte est sinon probable, du moins possible. Cette recherche est logique et sera couronnée de succès. Presque tous nos végétaux utiles provenant de ce vaste continent de l’Asie, dont nous ne connaissons que les bords, et la moitié des plantes du globe étant encore inconnue, il est évident que nous devons trouver parmi les espèces cultivées par d’autres peuples, ou même parmi les plantes sauvages, des végétaux alimentaires nouveaux. On ne saurait donc trop multiplier les essais : sur le nombre, quelques-uns réussiront ; mais il faut se garder des illusions dont l’expérience a désabusé tous les bons esprits. Un végétal naturalisé et définitivement acquis à une contrée est celui qui se reproduit spontanément, sans le secours de l’homme, comme il le ferait dans son pays natal. L’acacia commun, par exemple, originaire de l’Amérique septentrionale, est naturalisé dans l’Europe moyenne, car il se resème de lui-même, et devient sauvage dans nos haies et dans nos bois. Le marronnier d’Inde n’est pas naturalisé ; sa graine, tombée sur le sol, germe sans doute, et l’arbre commence à pousser, mais il périt bientôt, si l’homme ne lui donne des soins. Ainsi donc rien de plus rare que les naturalisations complètes ; mais, non content de naturaliser les plantes et les animaux utiles, l’homme a prétendu les acclimater. Il s’est flatté de l’espoir qu’un végétal provenant d’un pays chaud s’habituerait peu à peu à un climat plus rigoureux ; il a cru que la graine récoltée sur l’individu cultivé dans sa nouvelle patrie donnerait des sujets plus robustes. Douce chimère ! comme l’a dit Dupetit-Thouars. Le végétal vit tant que le thermomètre et l’hygromètre se maintiennent dans les limites qu’il peut supporter ; cette limite dépassée, il périt. Chaque hiver rigoureux est pour les horticulteurs passionnés une source d’amères déceptions. L’arbre qu’on croyait acclimaté, parce qu’il avait traversé plusieurs hivers semblables à ceux de son pays, meurt dès que le thermomètre s’abaisse au-dessous du minimum de son climat natal. Les grands hivers de 1709,1789, 1820 et 1830 ont tué des arbres que nous sommes habitués à considérer comme indigènes, tels que les noyers, les châtaigniers et les mûriers. Tous les vingt ans, les oliviers de la Provence et les orangers de la Ligurie meurent de froid sur un point ou sur un autre. Leur mort nous rappelle que, dans les contrées d’où ils proviennent, le mercure ne descend jamais au-dessous du point de congélation. Ce que j’ai dit des végétaux est également vrai des animaux : leur acclimatation est une chimère. Chaque espèce vit et se reproduit dans certaines conditions de température et d’alimentation ; en dehors de ces conditions, elle meurt. C’est au zoologiste intelligent de découvrir celles dont la nature plus flexible se prête aux variations de nos climats septentrionaux ; mais il doit renoncer à la prétention de modifier leur organisme. Le renne n’a pu se naturaliser dans les montagnes de l’Ecosse, dont le climat et la constitution physique sont si semblables à ceux de la Laponie. Le cheval au contraire est le fidèle serviteur de l’homme sur toute la terre, depuis les déserts brûlans de l’Arabie jusqu’aux froides montagnes de l’Islande et de la Scandinavie. Le chien a suivi l’Esquimau jusque dans ces contrées couvertes de neiges éternelles où la mer elle-même ne dégèle plus ; mais ce n’est point l’art humain qui a transformé ces animaux et plié leur constitution à des influences si diverses : la nature avait tout fait, l’homme en a seulement profité. Tous les animaux des pays chauds que leur organisation n’avait pas acclimatés d’avance ont toujours péri en Europe ; la phthisie les a invariablement emportés. L’homme seul peut braver impunément tous les climats, parce qu’il modifie son vêtement, son habitation, sa nourriture, et parce qu’il connaît l’usage du feu ; mais l’animal ne s’habitue pas plus à un climat que l’homme ne le ferait s’il voulait vivre nu et sans abri dans les régions septentrionales, comme il le peut impunément dans quelques contrées privilégiées des zones tropicales. Son intelligence, son industrie, l’ont rendu cosmopolite ; par son organisation, il ne l’était pas. Je n’ai garde de vouloir décourager les météorologistes, les botanistes et les zoologistes qui se livrent à des essais de naturalisation : on ne saurait trop les multiplier, et l’expérience prouve que les témérités mêmes ont souvent été suivies de succès. Quel est le botaniste qui aurait cru que l’agave d’Amérique, le lagerstrœmia et le nelumbo de l’Inde pourraient vivre dans le midi de la France, que le paon, la pintade et le kangourou s’accommoderaient de nos hivers ? Mais, tout en proclamant l’importance et l’utilité de ces tentatives, il ne faut pas abuser le public sur le but qu’on peut atteindre. Naturaliser des plantes et des animaux est possible ; les acclimater ne l’est pas. À côté de ces questions d’un intérêt tout pratique, la géographie botanique en soulève d’autres d’un ordre essentiellement philosophique. Gomment la végétation actuelle s’est-elle établie à la sur face du globe ? Chaque espèce était-elle originairement représentée par un seul individu, père de tous ceux qui existent actuellement, ou bien un certain nombre d’individus ont-ils paru simultanément sur plusieurs points ? En un mot, pour parler le langage des naturalistes, y a-t-il eu originairement des centres de création multiples et distincts d’où les plantes se sont répandues en s’irradiant, jusqu’à ce qu’elles fussent arrêtées dans leur migration par des conditions incompatibles avec leur existence ? A l’apparition de la végétation actuelle, la surface terrestre était-elle disposée comme aujourd’hui, ou bien la distribution des terres et des mers et le relief du sol différaient-ils de l’état présent ? Toutes ces questions et d’autres encore ont vivement éveillé la curiosité des botanistes et des géologues penseurs. Ces problèmes ne sont pas résolus, tous sont encore enveloppés d’obscurités ; mais la lumière commence à poindre. Ma tâche est de résumer en peu de mots le plus clair de nos connaissances sur ce sujet. Toutefois, avant d’arriver à l’apparition des végétaux actuels, je dois donner une idée de ceux dont les analogues n’existent plus, mais qui sont conservés à l’état fossile dans le sein de la terre. Grâce aux travaux de MM. Adolphe Brongniart, Alexandre Braun, Henri Goeppert, de Sternberg, Unger, Corda, Lindley, William Hutton, Schimper, Oswald Heer et Bunbury, la paléontologie végétale a suivi les progrès de la paléontologie animale, et nous pouvons nous faire une idée de la végétation des périodes géologiques pendant lesquelles vivaient les animaux étranges dont les dépouilles sont mêlées à celles des végétaux fossiles. Dans l’origine, notre globe était une masse incandescente à moitié fondue tournant autour du soleil ; sa rotation sur elle-même, en aplatissant ses pôles et en renflant son équateur, lui a donné la forme qu’elle a conservée depuis. Pendant cette période, aucun être organisé ne pouvait vivre à sa surface. Après des centaines de siècles, le globe s’est refroidi ; l’eau, se condensant à sa surface, forma les mers ; dans ces mers apparurent les premiers animaux, les premières algues marines ; des îles surgirent peu à peu, une végétation terrestre s’y établit : c’étaient de grands arbres sans fleurs, appartenant à des familles cryptogames, qui ne sont plus représentés dans la flore actuelle que par d’humbles plantes. L’aspect de ces premiers arbres rappelle celui de cyprès gigantesques ou des arbres à feuilles pendantes (dracœna) des pays chauds. La terre ferme se réduisait alors à quelques archipels, la végétation était rare et clairsemée ; mais dans la période suivante, de vastes et humides forêts couvrent une portion de la surface terrestre, des arbres au large feuillage ombragent les marais où paraissent les premiers reptiles. Ces arbres renversés, entassés les uns sur les autres pendant des siècles, ont formé la houille, soit qu’ils tombassent sur place et subissent une transformation analogue à celle des mousses qui se changent en tourbe dans les marais des pays froids, soit qu’entraînés par de puissans courans, ils vinssent s’accumuler à l’embouchure des fleuves de cette époque. Des accumulations analogues se font encore actuellement à l’embouchure des grands fleuves de l’Amérique, et surtout du Mississipi. Depuis la période houillère jusqu’à celle de la craie, le caractère de la végétation reste le même : ce sont toujours des plantes cryptogames qui occupent le sol ; mais après le dépôt de la craie, des arbres semblables aux nôtres se mêlent aux formes primordiales. Les genres modernes vont sans cesse en augmentant dans les deux premières périodes tertiaires qui correspondent aux terrains des environs de Paris. À cette époque, la végétation est complètement changée ; les végétaux primitifs auxquels nous devons la houille ont disparu ; le paysage a l’aspect de celui des pays chauds et des zones tempérées. Les arbres ressemblent à des saules, à des pins, à des palmiers. Enfin, dans la période tertiaire la plus récente, ce sont des arbres voisins de nos acacias, de nos érables, de nos peupliers qui ombragent le sol ; c’est l’aurore de la végétation actuelle, de celle qui doit orner la terre à l’apparition de l’homme. Les arbres du Japon, les forêts de l’Amérique septentrionale rappellent le mieux cette période végétale, et semblent relier ainsi la flore actuelle à la dernière des flores disparues. Les plantes qui nous entourent n’ont pas paru simultanément sur toute la surface terrestre. Dès qu’une terre surgissait au-dessus des eaux, quelques humbles lichens s’attachaient à la roche ; sur le terreau résultant de la décomposition lente de ces lichens, des mousses pouvaient se fixer ; à leur tour, elles préparaient le sol, où se montraient quelques plantes annuelles, puis des espèces vivaces, enfin des arbustes et des arbres. C’est ainsi que les récifs de coraux de l’Océan-Pacifique se revêtent de végétation dès qu’un mouvement du sol les a élevés au-dessus de la mer. Autour de nous, sur les murs abandonnés et les édifices en ruines, nous voyons la végétation s’établir en suivant la même progression : c’est l’humble mousse qui prépare le sol où les alsines, le muflier, la giroflée, puis des figuiers, des érables, des micocouliers, prennent racine, et égaient la sombre ruine par leur fraîche verdure. Comme celui d’un récif, comme celui d’une ruine, le peuplement végétal du globe a été l’œuvre des siècles. À l’embouchure du Mississipi, les alluvions déposées par le fleuve ont 200 mètres d’épaisseur ; dans ces alluvions sont ensevelies des couches distinctes, composées de végétaux actuels. D’abord on trouve un lit de graminées et de plantes herbacées indiquant l’ancienne existence de prairies analogues à celles qui s’étendent encore sur les bords des grands lacs américains et du golfe du Mexique. M. Lyell assigne à la période ainsi représentée une durée qui ne peut pas être inférieure à 1500 ans. Au-dessus sont des couches distinctes de cyprès chauves séparées par des masses de sable, puis viennent des lits formés exclusivement de chênes semblables à ceux qui croissent actuellement sur les bords du fleuve. Sur les troncs de ces arbres, on a pu compter les couches annuelles de bois. Chacune d’elles correspondant à une année, on en a déduit l’âge de la forêt : or on trouve dix lits de ces chênes superposés, et en additionnant l’âge de tous ces arbres accumulés, on arrive au nombre effrayant de 158,000 ans. Tel serait le temps qui s’est écoulé entre les prairies primitives du delta du Mississipi et l’époque actuelle. L’Amérique n’est pas le seul pays où l’on trouve les restes de végétations différentes qui se sont succédé sur la même place. Des troncs de pins et de sapins sont ensevelis dans les tourbières des Alpes, élevées bien au-dessus de la limite actuelle des arbres. Dans celles de la plaine, on déterre également des troncs d’espèces étrangères à la contrée. C’est ainsi qu’en Angleterre on trouve le sapin, qui n’est point spontané dans les îles britanniques. La végétation actuelle a donc traversé des phases successives qui remontent au-delà de toutes les traditions historiques. À l’apparition des végétaux qui vivent autour de nous, la surface du globe n’était point ce qu’elle est de nos jours : la distribution des terres et des eaux, la délimitation des continens, le nombre et la forme des îles différaient de ce que nous voyons aujourd’hui. Tout nous prouve en effet que les terres se sont couvertes de végétaux à mesure qu’elles ont été émergées. Certaines flores sont plus anciennes que les autres, d’autres au contraire sont plus récentes. Des îles voisines de grands continens, les Galapagos sur les côtes du Chili, d’autres dans l’archipel grec et dans le groupe des Canaries, ont une végétation tellement différente de celle du continent voisin, qu’il est impossible d’admettre une création simultanée. La nature géologique du sol confirme cette induction, lorsqu’elle nous démontre qu’à l’époque où l’une des terres était exondée, l’autre était encore couverte par les eaux. Il n’est point de naturaliste qui ne considère la faune ou la flore de l’Australie comme une création à part, antérieure ou postérieure à celle du reste de la terre. Enfin on peut démontrer que des pays séparés par la mer étaient réunis à l’époque où les plantes se sont répandues à la surface du globe : Edward Forbes l’a prouvé pour l’Angleterre. Ce pays ne compte pas une seule espèce végétale ou animale aborigène qui ne se retrouve sur le continent voisin, soit en France, soit en Allemagne. Il y a plus : quelques-unes de ces espèces n’ont pas encore traversé le bras de mer qui sépare l’Angleterre de l’Irlande ; cette île elle-même possède des espèces étrangères à l’Angleterre, mais qui lui sont communes avec le nord de l’Espagne. Tous ces faits semblent indiquer qu’à l’époque de la dissémination des végétaux, l’Angleterre était unie au continent. La géologie est d’accord avec la botanique pour le faire présumer. En effet, la séparation des deux pays est un événement relativement très récent et postérieur au dépôt des cailloux roulés qui couvrent la surface du sol sur les deux rives de la Manche. D’un autre côté, rien ne s’oppose géologiquement à ce que l’Irlande, l’Espagne et les Açores ne formassent un continent unique (peut-être l’Atlantide de Platon) à une époque où la végétation actuelle existait déjà. Depuis son apparition, des affaissemens du sol ont séparé ces pays ; mais malgré le changement de climat qui en a été la suite nécessaire, l’Irlande a conservé quelques plantes espagnoles, témoins muets de l’ancienne union des deux terres. Les études de M. Alph. de Candolle sur les espèces disjointes prou vent que ces singularités ne sont pas particulières à l’Irlande. Une espèce disjointe est celle qui se montre çà et là d’une manière bizarre et inexplicable pour la géographie et la climatologie actuelles. Je choisis deux exemples. Le palmier nain (chamœrops humilis) existe dans le midi du Portugal, dans toute la partie méridionale et occidentale de l’Espagne ; il manque dans le Roussillon et le Languedoc, la Corse, le nord de la Sardaigne, mais apparaît sur un espace restreint de la côte de Nice et à l’île de Capraia près de Livourne ; puis il manque de nouveau dans tout le nord de la péninsule italique : il ne reparaît qu’aux environs de Terracine, sur les limites du royaume de Naples et des états du pape, devient commun dans l’île de Caprée et surtout en Sicile. Dans la partie orientale de la péninsule italique, il se trouve à Tarente, puis en face sur la côte de Dalmatie, où il descend jusqu’au golfe de Corinthe ; mais il n’existe ni en Grèce ni dans les îles de Zante et de Corfou. Trop commun en Algérie, où il est le plus grand obstacle aux défrichemens, on ne le rencontre pas en Égypte, mais seulement en Nubie. Aucune considération géo logique ou météorologique n’explique une distribution aussi singulière. Pourquoi le palmier nain manque-t-il dans la Corse et dans la partie septentrionale de la Sardaigne, tandis qu’il se trouve au nord près de Nice, à l’est dans la petite île de Capraia, à l’ouest sur toute la côte d’Espagne ? D’anciennes connexions de terres séparées main tenant par la mer peuvent seules rendre compte de cette dispersion capricieuse. Le bel arbrisseau connu sous le nom de rhododendron pontique nous fournit un second exemple. Sa patrie originelle, c’est le littoral de la Mer-Noire au pied du Caucase et les environs du mont Olympe, de Smyrne à Nicomédie. Inconnu dans tout l’archipel grec, la Morée, la Turquie d’Europe, l’Italie, la Sicile, les Baléares, l’Algérie, il forme une colonie lointaine dans les montagnes du sud de l’Espagne appelées la sierra de Monchique et dans les Algarves de Portugal. Je pourrais avec M. de Candolle multiplier ces exemples : les deux que je viens de citer me paraissent suffisans, sinon pour convaincre, du moins pour faire réfléchir les botanistes et les géologues. Un autre fait n’est pas moins caractéristique. Certaines plantes vivant dans les étangs et les marais, telles que le nénuphar, le villarsia nymphoides, la châtaigne d’eau (trapa natans), la sagittaire, sont extrêmement répandues en Europe, mais manquent généralement dans le pourtour des alpes de la Suisse et de la Savoie ; elles y vivraient comme ailleurs, on s’en est assuré positivement : jetées dans des marais, elles s’y sont multipliées au point de devenir incommodes. Il a donc fallu qu’à l’époque où elles se sont répandues en Europe, un obstacle quelconque les empêchât de s’établir dans le bassin suisse. Cet obstacle, c’étaient les glaciers qui remplissaient alors toute la vallée comprise entre les Alpes et le Jura. On sait en effet que cette ancienne extension des glaciers, dont les blocs erratiques sont les témoins irrécusables, est le dernier grand fait géo logique antérieur à l’apparition de l’homme [7]. Il a coïncidé avec l’époque de la dispersion des plantes aquatiques, qui n’ont pu se répandre dans des contrées couvertes d’un épais manteau de glace. Existe-t-il un ou plusieurs centres de création végétale ? Est-il probable qu’une espèce a d’abord paru sur un seul point du globe, et s’est répandue de la dans toutes les contrées où nous la rencontrons actuellement, ou bien devons-nous admettre des centres de création multiples ? Donnons d’abord la parole aux faits. Il est certain que des espèces parfaitement identiques se retrouvent à la fois en Laponie, sur les sommets élevés des Alpes, dans les Carpathes, les montagnes de l’Ecosse et sur les pics des Pyrénées. Il ne l’est pas moins que ces espèces ne sauraient vivre dans les plaines intermédiaires. On ne conçoit donc pas comment leurs graines auraient pu accomplir un si long voyage et traverser les vastes surfaces de terre et d’eau qui séparent les principaux massifs montagneux de l’Europe. Le nombre de ces plantes est considérable. M. Anderson, l’auteur le plus moderne qui se soit occupé de la flore laponne, ne compte pas moins de 108 espèces communes aux alpes helvétiques et à la Laponie. Sur ces 108 espèces, il en est qui reparaissent sur des points intermédiaires entre la Laponie et les Alpes, tels que les Carpathes, les montagnes de la Saxe et de la Silésie ; mais 29 n’existent qu’en Laponie et dans les Alpes, et plus au sud dans les Pyrénées ; 18 ne se trouvent qu’en Laponie et en Ecosse. Ces groupes d’espèces sont donc disjoints et séparés par de grands espaces. Veut-on des exemples encore plus frappans ? Trois espèces [8] n’ont été observées jusqu’ici qu’en Irlande et aux États-Unis ; un grand nombre existent uniquement en Asie et en Afrique, ou en Amérique et en Asie. D’autres habitent les zones tempérées des deux hémisphères, et sont séparées par l’immense intervalle des zones tropicales et intertropicales du globe. Parmi ces végétaux, on en cite qui, dans l’hémisphère nord, ont été observés en Laponie seulement, dans l’hémisphère sud à la Terre-de-Feu et à la Nouvelle-Zélande ; d’autres n’ont été vus qu’aux États-Unis et sur les bords de la Méditerranée d’un côté, et de l’autre en Patagonie. Plantes des pays froids ou tempérés, elles ne sauraient vivre sous l’équateur ; une propagation de proche en proche est donc radicalement impossible, et le transport des graines d’un bout du monde à l’autre l’est également, car il n’existe pas de courant aérien ou aqueux qui puisse leur faire parcourir cet immense trajet. Les mêmes faits se reproduisent, si l’on considère des contrées très éloignées l’une de l’autre dans le sens de l’est à l’ouest. On ne saurait les expliquer raisonnablement à l’aide des connexions géologiques de terres séparées aujourd’hui par de vastes mers. En effet, à l’époque de la dispersion des espèces, quand la constitution du globe était différente, les climats l’étaient aussi, car ils sont la conséquence immédiate de cette constitution. Or nous trouvons aux extrémités polaires des deux hémisphères des plantes que la chaleur la plus modérée fait périr rapidement. À l’époque de leur apparition, le climat était donc aussi froid qu’il l’est aujourd’hui ; la distribution des terres et des mers, le relief du sol, causes déterminantes du climat, ne différaient donc pas de l’état actuel, et l’ancienne connexion de grands continens séparés aujourd’hui par l’immensité des mers devient une hypothèse inadmissible. La paléontologie confirme ces inductions : elle nous apprend que les climats ont été par toute la terre plus chauds qu’ils ne le sont actuellement. À la fin de l’époque géologique la plus récente, appelée pliocène par les savans, les éléphans habitaient les environs de Paris, les lions et les tigres le midi de la France. Ce n’est donc pas dans cette période que ces plantes auraient pu s’établir : elle fut suivie, il est vrai, de la période de froid due à l’extension des glaciers qui rayonnaient autour des Alpes, des Pyrénées, des Vosges, et recouvraient toutes les terres polaires. Aussi Edward Forbes considère-t-il l’époque glaciaire comme celle de la dispersion des plantes alpines. Cette opinion, soutenable pour un hémisphère considéré séparément, ne l’est plus quand il s’agit d’expliquer le transport des espèces polaires à travers l’équateur, où la chaleur était la même. Une autre conséquence résulte de l’étude des animaux et des végétaux fossiles, c’est que pendant les périodes géologiques, les climats étaient beaucoup plus uniformes qu’ils ne le sont actuellement. Par conséquent, si des connexions de terres peuvent expliquer la présence de plantes sur des points relativement peu éloignés, je crois que leur existence à l’extrémité des deux hémisphères terrestres ne peut avoir d’autre cause que la multiplicité des centres de création. Tout dans l’étude de la géographie botanique nous ramène à cette idée. Une dernière question a été soulevée récemment. L’apparition des différentes familles végétales sur le globe a-t-elle été simultanée ou successive ? La terre s’est-elle couverte indifféremment de toutes les espèces qui composent l’ensemble du règne végétal, ou bien cette apparition a-t-elle été lente et progressive ? Il est probable que les familles et les genres se sont produits l’un après l’autre dans un ordre hiérarchique : c’est encore la géologie qui jette quelque lumière sur ces premiers jours de la création actuelle. En effet, comme nous l’avons vu, les cryptogames dominent dans les terrains anciens, puis viennent les conifères et les monocotylédonés ; les terrains les plus modernes nous offrent des dicotylédones polypétales, des végétaux de la famille des mauves, des érables, des saules, des chênes, des bouleaux, du myrte et de la rose, mais à peine quelques dicotylédonés gamopétales, par exemple des plantes de l’immense famille des synanthérées, qui compose actuellement un dixième de la végétation du globe : or ces plantes sont celles dont la structure est la plus compliquée. L’ordre hiérarchique que les végétaux enfouis dans le sein de la terre ont suivi dans leur succession a également dû présider à l’apparition des végétaux vivans. Il y a des espèces plus jeunes les unes que les autres ; la création actuelle a continué la création antédiluvienne et se continue peut-être encore : rien ne nous prouve en effet qu’il ne se forme pas continuellement de nouvelles espèces. Lorsque des contrées parfaitement connues et journellement explorées offrent sans cesse, aux yeux des botanistes, des espèces nouvelles, il est permis de dire que celles-ci avaient échappé à leurs devanciers, mais on ne peut pas démontrer qu’elles ne se soient pas récemment formées. Cette opinion a été formulée et appuyée de considérations ingénieuses par M. Henri Lecoq dans sa Géographie botanique du plateau central de la France ; elle mérite toute l’attention des naturalistes philosophes, et la solution d’un tel problème fixerait à jamais leurs idées sur la notion si délicate et si difficile de l’espèce. La science, comme on le voit, a essayé de soulever un coin du voile qui couvre le mystère imposant de la création actuelle. Grâce à l’astronomie, à la physique du globe, à la géologie et à la paléontologie, on entrevoit dans un lointain obscur, Il travers des milliers de siècles, comment le noyau incandescent de la terre s’est refroidi, puis peuplé d’animaux et de végétaux ; comment des changemens successifs, des révolutions séculaires ont fait disparaître, l’une après l’autre, de nombreuses créations et ébauches imparfaites de la création actuelle. Enfin, sur le globe complètement froid, les terres émergées se couvrent peu à peu d’une végétation plus belle et plus variée que les précédentes ; les créations partielles se succèdent et persistent ; des circonstances semblables amènent l’apparition d’êtres identiques ou analogues, et, lorsque la terre est parée de fleurs et peuplée d’animaux, l’homme apparaît. Son origine, comme celle des autres êtres organisés, se perd dans la nuit des temps ; mais, comme eux, il appartient à la période moderne. Sa suprématie intellectuelle l’élève au-dessus de tout ce qui existe autour de lui, et semble le confirmer dans cette orgueilleuse pensée, que les créations précédentes n’ont eu d’autre but que de préparer son avènement, en rendant la terre digne de recevoir un être capable de comprendre le monde et de le gouverner. CH. MARTINS.