Charles Martins Les Jardins botaniques de l’Angleterre comparés à ceux de la France Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 78, 1868 (pp. 805-831). Les jardins botaniques sont les laboratoires de la science des végétaux. Ils réunissent dans un espace limité les plantes des diverses régions du globe dont le climat est analogue à celui du jardin lui-même, et qui peuvent par conséquent y vivre en plein air ; le botaniste les range méthodiquement en genres, en familles, en ordres et en classes. L’ensemble de ces végétaux ainsi coordonnés constitue ce que l’on nomme une école botanique. Toutes ces plantes néanmoins ne pouvant pas rester sans abri pendant la saison froide, on rentre aux premières gelées dans une orangerie bien close les végétaux qui ne sauraient résister sans cette précaution aux rigueurs de l’hiver. La serre tempérée contient les plantes qui, pour développer leurs fleurs et mûrir leurs fruits, réclament un froid très mitigé pendant l’hiver et pendant l’été une somme de chaleur supérieure à celle qu’ils recevraient en plein air. Des appareils de chauffage permettent d’y maintenir toujours une température supérieure de plusieurs degrés à celle de zéro, même lorsque le thermomètre extérieur descend au-dessous du point de congélation de l’eau. La serre chaude, constamment chauffée, sauf durant les grandes chaleurs de l’été, renferme les plantes tropicales. Des serres spéciales sont consacrées aux fougères robustes de la Nouvelle-Zélande, à celles plus délicates de l’Amérique méridionale, aux plantes bulbeuses, aux bruyères du Cap, aux lycopodiacées, amies de l’ombre et de l’humidité, enfin aux orchidées, qui exigent une culture appropriée au mode très particulier de végétation dont elles nous offrent l’exemple. Des aquaria où l’air et l’eau sont maintenus à une température déterminée ont permis aux Européens d’admirer les merveilles de la végétation aquatique des fleuves de l’Amérique méridionale et des marais de l’Hindoustan. Dans les grands établissemens, des espaces étendus sont consacrés aux arbres forestiers indigènes et exotiques, aux végétaux utiles, — plantes agricoles, médicinales, industrielles, alimentaires ou ornementales. Un herbier et des collections sont le complément obligé d’un grand jardin botanique. L’herbier reçoit les échantillons des végétaux à mesure qu’ils fleurissent et fructifient dans le jardin. Si la plante disparaît, l’échantillon reste, et le botaniste peut encore analyser sur le sec la plupart des organes essentiels qui servent à caractériser et à classer une espèce. Sans une bibliothèque botanique aussi complète que possible, un herbier ne rendrait que de médiocres services ; pour déterminer une plante, c’est-à-dire trouver son nom et lui assigner sa place dans la série végétale, il est nécessaire de la comparer directement avec les figures qui en ont été données et les descriptions qui en ont été faites ; aussi le nombre des ouvrages à consulter est-il souvent considérable. A. côté de l’herbier, la science réclame des collections de bois, de fruits, de graines, de produits végétaux. Tels sont les divers départemens dont se compose un grand jardin botanique. La description que nous allons donner de ceux de l’Angleterre et de la France montrera les services que ces établissemens rendent journellement à l’agriculture, à l’horticulture, à l’industrie, à la médecine, aux arts du dessin et de la décoration. I C’est à l’instigation de Francesco Bonafede, professeur de médecine à l’université de Padoue, que le sénat de Venise fonda dans cette ville en 1545 le premier jardin botanique [1] ; il était alors unique dans le monde. Le célèbre voyageur français Pierre Belon le visita en 1554 ou 1555. Il déclare que « onc n’en veist un plus magnifique. » Uniquement consacré dans l’origine aux plantes officinales, ce jardin ne tarda point à réunir tous les végétaux qu’une surface trop restreinte lui permettait de contenir. En 1786, il reçoit use autre visite mémorable, celle de Goethe, qui avait alors trente-sept ans. L’idée de la métamorphose des organes végétaux, qui tous ne sont que des feuilles transformées, couvait alors dans sa puissante intelligence pendant que l’image du Tasse et de la cour de Ferrare occupait sa brillante imagination. En entrant dans le jardin de Padoue, un mur couvert des campanules d’un jaune rougeâtre d’un jasmin de Virginie lui sembla tout en feu, et près de là les feuilles simples d’un palmier nain se découpant en feuilles composées furent pour lui une véritable révélation. A sa prière, le jardinier lui coupa des échantillons qui représentaient la série de ces transformations, et en 1832, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, il les contemplait encore avec émotion en écrivant l’histoire de ses études botaniques. La création du jardin de Padoue détermina la même année ou l’année suivante celle d’un jardin semblable à Pise. L’honneur en revient à Côme de Médicis. Bologne suivit l’exemple de Pise et de Padoue en 1568. Dans le nord, le jardin de Leyde fut fondé par les magistrats de cette ville en 1577, et celui de Leipzig deux ans après. La France ne pouvait rester plus longtemps en arrière : Pierre Richer de Belleval, né à Chalon-sur-Saône en 1558 d’une famille originaire de Picardie, étudiait en médecine à Montpellier. Les services qu’il rendit pendant l’épidémie de Pézenas, suite de la terrible peste de 1580, lui valurent la protection du duc Henri de Montmorency, gouverneur du Languedoc. Sur la demande du connétable et l’avis favorable de Dailleboust, son médecin ordinaire, Henri IV rendit à Vernon en décembre 1593 un édit motivé qui créait dans la faculté de médecine de Montpellier une cinquième régence pour « l’anatomie en temps d’hiver et l’explication des simples et plantes tant étrangères que domestiques le printemps et l’été. » L’édit ajoute que, faute de trouver cet enseignement en France, nombre d’écoliers se décidaient à fréquenter les universités d’Italie. Un second édit daté du même jour ordonnait la création d’un jardin botanique de Montpellier. L’édit fut enregistré par le parlement du Languedoc siégeant à Béziers le 11 mars 1595, et en 1596 le jardin était achevé. C’était le premier en France, et les contemporains en parlent avec admiration. Olivier de Serres, le célèbre agronome, le vit immédiatement après la création, puisque dans son Théâtre d’agriculture, qui fut imprimé pour la première fois en 1600, il le présente comme un modèle à suivre pour un genre d’établissement encore si peu connu. En 1622, plus de 1,300 espèces prospéraient dans le jardin de Montpellier lorsque Louis XIII vint mettre le siège devant la ville, qui était l’une des places de sûreté des protestans du midi. Tremblant pour ses chères plantes, Richer de Belleval transporte les plus précieuses dans l’intérieur de la ville. Ses craintes n’étaient pas vaines : sous la direction de l’ingénieur d’Agencourt, la promenade du Peyrou devient une forteresse ; un bastion s’avance dans le jardin, et le sang coule au milieu des parterres dévastés. Le 3 octobre 1622, la ville capitula, et le jardin fut rétabli. Richer de Belleval eut des successeurs peu dignes de lui. C’étaient des directeurs nommés par le bon plaisir et soutenus par la faveur royale ; mais en 1687, Magnol, qui le premier eut l’intuition du groupement des végétaux en familles naturelles, le remit en bon état. Tournefort, Nissole, Garidel, Séguier, Antoine de Jussieu, Cusson, Commerson, Gérard, Auguste Broussonnet, de Candolle, Delile et Dunal ont successivement dirigé le jardin, commencé leurs études ou accompli leurs travaux au milieu des ressources et à l’aide des matériaux que le zèle des directeurs y avait accumulés depuis 1596. Avant d’être suivi à Paris, l’exemple de Montpellier trouva des imitateurs à Giessen en 1605 et à Strasbourg en.1620. Le célèbre botaniste Jungerman, qui avait déjà décidé le landgrave de Hesse à créer le jardin de Giessen, obtint en 1625 du sénat de Nuremberg la fondation de celui d’Altorf ; celui d’Iéna date de 1629. C’est toujours en vue de la médecine et de la pharmacie que ces jardins furent fondés. L’origine du Jardin des plantes de Paris est plus galante. Les dames de la cour de Henri IV avaient la passion de broder des fleurs au tambour [2] ; mais bientôt elles se lassèrent de reproduire la pâquerette, l’églantine et le bouton-d’or. Les maris et les amans se mirent en quête de fleurs étrangères. Or il y avait à la pointe de la Cité, sur l’emplacement où l’on voit encore la place Dauphine, un enclos appartenant à maître Jean Robin, « apothicaire et simpliste du roy ; » il faisait venir des plantes de Hollande, vendait les fleurs aux dames, mais refusait de donner des bulbes, des caïeux ou des graines : aussi Guy-Patin, le célèbre adversaire de l’émétique, l’avait-il surnommé le « dragon des Hespérides. » Ce jardin n’était pas sans importance, car en 1601 Robin publia un catalogue de 1,300 plantes et le dédia à la faculté de médecine. Henri IV et Louis XIII favorisèrent Robin, dont le fils Vespasien porta, en 1624, à 1,800 le nombre des espèces cultivées dans l’enclos paternel. Guy de La Brosse, l’un des médecins ordinaires de Louis XIII, conçut la pensée de fonder un jardin des plantes entretenu par l’état ; il invoquait l’exemple de Montpellier. Hérouard, premier médecin de la cour, entra dans ses vues. Le roi se laissa convaincre, et en 1626 des lettres patentes enregistrées au parlement ordonnèrent la création d’un Jardin royal de plantes médicinales. La mort d’Hérouard et l’indifférence habituelle des gens en place pour ce genre d’établissemens retardèrent jusqu’en 1638 l’acquisition des terrains nécessaires, qui appartenaient aux religieux de Sainte-Geneviève. En 1635, La Brosse fut nommé intendant du Jardin royal, et trois professeurs y firent des cours sur les plantes et sur les préparations pharmaceutiques qu’elles peuvent fournir. L’opposition de la faculté de médecine de Paris contre La Brosse, qui n’était pas sorti de son sein, fut heureusement sans effet ; le nouvel intendant prit possession de son emploi, et déjà en 1636 il réunissait dans le jardin plus de 1,800 espèces, nombre qui s’élevait en 1640 à 2,360, et en 1665 à 4,000. Guy de La Brosse mourut peu d’années après son installation ; mais quelques-uns de ses successeurs, Vallot, Fagon, Tournefort, Vaillant, Antoine de Jussieu, jetèrent un grand éclat sur l’enseignement du Jardin royal, et contribuèrent à enrichir les collections et à multiplier le nombre des plantes vivantes. L’Angleterre entra tard dans la lice ; nous verrons plus loin comment elle a regagné le temps perdu. Son premier jardin botanique, celui d’Oxford, date de 1640 ; en Suède, celui d’Upsal, illustré depuis par Linné, existait déjà en 1657. La fondation d’établissemens semblables dans la péninsule ibérique remonte à 1753 pour Madrid et 1773 pour l’université de Coïmbre. Depuis cette époque, les établissemens botaniques se sont multipliés dans tous les pays. Des princes ou de riches particuliers créaient également des jardins où ils se plaisaient à réunir des végétaux exotiques. Il serait trop long de les énumérer tous, mais il y aurait injustice de ne pas rappeler ceux que les botanistes contemporains ont illustrés par leurs travaux. Musa Brassavolus a fait connaître les richesses réunies dans le jardin du Belvédère, créé à Ferrare par le duc Alphonse II, le protecteur, puis le persécuteur du Tasse. A Milan, le jardin de Scipion Simonetta a été décrit par le Targio ; à Rome, Aldini figura les plantes de celui du cardinal Odoard Farnèse dans un livre qui porte la date de 1625. En France, nous citerons les jardins de René Du Bellay, qui avait envoyé en Orient Pierre Belon, et ceux de Gaston d’Orléans, contemporains de la fondation du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Amateur éclairé d’horticulture, ce prince avait eu l’heureuse idée de faire peindre sur vélin les végétaux qui fleurissaient dans ses parterres par un artiste célèbre de l’époque appelé Robert. Ces dessins, acquis par Colbert au nom du roi après la mort de Gaston, en 1660, sont l’origine de la collection des vélins du Muséum, qui s’est continuée depuis sans interruption et se poursuit encore de nos jours. A la fin du xvii0 siècle, les jardins botaniques particuliers étaient très nombreux. Conrad Gessner en compte plus de soixante disséminés en Allemagne, en France et en Hollande. Pendant le XVIIIe siècle, le goût des jardins était toujours très vif dans les classes supérieures de la société ; mais, on sacrifiait tout à l’agrément : la lutte entre le style français de Le Nôtre et le jardin paysager importé de Chine en Angleterre passionnait les amateurs et les détournait de la recherche et de la culture des végétaux exotiques. La Hollande seule faisait exception à cet égard. En 1736, un riche banquier appelé Clifford mettait à la tête de ses serres de Hartecamp, près Harlem, l’illustre Linné, alors âgé de vingt-huit ans. C’est là que le bananier fleurit pour la première fois en Europe, et le jeune directeur publiait une figure de la plante merveilleuse, puis décrivait [3] toutes celles fui vivaient dans les jardins dont le soin lui avait été confié. En France, le roi Louis XVI donnait un noble exemple : dirigé par Bernard de Jussieu, il plantait dans les jardins du Petit-Trianon une école botanique où les plantes étaient disposées suivant leurs affinités naturelles. Bernard de Jussieu n’a presque rien écrit. La description de cette école nous eût révélé le plan primitif du créateur de la méthode naturelle, dont son neveu et son héritier intellectuel, Laurent de Jussieu, appliqua depuis les principes à l’ensemble du règne végétal. Cette école a disparu sous le premier empire, et le groupe des amentacées, formé d’arbres de haute futaie, épargné grâce à l’aspect pittoresque qu’il présentait, nous indiqué seul la place qu’elle occupait autrefois. Le jardin royal de Kew est le centre botanique de l’Angleterre, comme le Jardin des plantes de Paris est celui de la France. Il n’a été cependant fondé qu’en 1840 ; mais l’histoire de cet établissement le prédestinait au grand rôle qu’il joue aujourd’hui. Situé à 10 kilomètres de Londres, Kew était dans l’origine une maison de plaisance de Molyneux, secrétaire du roi George II. Molyneux, mathématicien et physicien distingué, descendait de l’un de ces réfugiés français que les persécutions de Louis XIV avaient exilés de leur patrie. C’est avec un instrument construit par Molyneux que Bradley fit les observations qui servirent de base à ses deux immortelles découvertes, l’aberration de la lumière et la nutation de l’axe terrestre. Une inscription gravée sur le piédestal d’un cadran solaire placé par Guillaume TV sur le lieu même où Bradley avait braqué son télescope vers les cieux signale aux amis des sciences ce lieu consacré parle génie. Le prince de Galles fils de George II et père de George III acquit Kew house et l’entoura de jardins. Sa veuve Augusta, princesse douairière de Galles, agrandit ce domaine, où elle se plaisait, et les premiers arbres exotiques qu’elle y introduisît lui furent offerts par Archibald, duc d’Argyle, qu’Horace Walpole appelait plaisamment le marchand de bois. La même princesse fît bâtir une vaste orangerie qui subsiste encore. En 1789, George III acheta Kew house, le démolît, et s’installa dans le palais voisin de Kew, qui appartenait jadis à sir Hugh Portmann, riche personnage que la reine Elisabeth avait anobli. Ce petit, mais pittoresque édifice, datant de Charles Ier, avait été acquis en 1781 par la reine Charlotte, femme de George III, qui y mourut. Fidèle aux traditions de la princesse de Galles, elle aimait à s’entourer de plantes ; le nombre de celles qu’elle faisait cultiver s’accroissait sans cesse, et elle construisît deux serres pour les recevoir. Le directeur de ces jardins, Joseph Aiton, publia en 1789, sous le titre de Hortus Kewensis, un catalogue de 5,600 espèces, étrangères à l’Angleterre, dont la plupart végétaient dans les parterres, l’orangerie et les serres de Kew. La science devait un témoignage d’estime à la reine Charlotte, et le président de la Société linnéenne de Londres, James Smith, dédia le genre Strelitzia à cette reine, née princesse de Mecklembourg-Strélitz. Les voyages du capitaine Cook et de sir Joseph Banks, ceux de Flinders, de Robert Brown, d’Altan Cuningham, les expéditions de Bowie et Masson, enrichirent les orangeries et les serres des productions du Cap, de l’Australie, du Brésil, et nécessitèrent de nouvelles contractions. Après la mort de George III, l’établissement resta stationnaire, et Guillaume IV ajouta seulement une serre à celles qui existaient déjà. Jusqu’ici les jardins de Kew étaient réservés à la famille royale, la science et les amateurs de botanique n’en profitaient point directement. Cependant l’opinion publique, si puissante es Angleterre, réclamait la transformation de Kew en un véritable jardin botanique comme ceux qui existent dans les capitales du continent. Le célèbre botaniste et horticulteur Lindley résuma les vœux de la portion éclairée du peuple anglais. Il demandait la création à Kew d’un jardin national et central qui serait en relation avec les établissemens secondaires des trois royaumes, en favoriserait les progrès et mettrait la botanique au service de l’état et du public. La médecine, le commerce, l’agriculture, l’horticulture, l’industrie, profiteraient de cette création en tout ce qui touche au règne végétal. Un jardin de cette espèce montrerait quelles sont les cultures profitables aux colonies nouvelles, leur fournirait les premiers sujets, et le gouvernement ne serait plus dans la nécessité de s’adresser à des établissemens privés. Le parlement accepta ce programme, la reine Victoria l’approuva, et les jardins de Kew passèrent dans le domaine des eaux et forêts. Une partie comprenant 160 hectares, située du côté de Richmond et composée de prairies et de bois, resta séparée. George III y avait construit un observatoire astronomique transformé maintenant en un institut météorologique placé sous la direction de l’Association britannique [4] ; mais 20 hectares sont consacrés à la botanique, et 110 sont couverts d’arbres magnifiques entrecoupés de prairies formant une délicieuse promenade le long de la Tamise. En 1841, sir John Hooker, connu par ses nombreux travaux botaniques, fut placé à la tête de l’établissement. III Les jardins de Kew sont ouverts tous les jours, le dimanche compris, à partir de midi ; le public peut circuler partout, dans les orangeries, dans les serres, dans les musées botaniques ; les surveillans sont peu nombreux, et, il faut le dire à l’honneur des Anglais, il est fort rare qu’une fleur ou un fruit soit cueilli par une main indiscrète. Cependant l’affluence est énorme : en 1867, on a compté en tout 494,909 visiteurs dont 277,717 sont venus dans la semaine et 217,192 le dimanche. La description que nous allons donner des beautés et des richesses de cette capitale de la botanique expliquera cet empressement. Quand on entre dans le jardin, une orangerie nommée Grecian conservatory se présente à droite ; elle est consacrée spécialement aux plantes de la famille des aroïdées, dont les vulgaires gouets ou pieds-de-veau de nos haies sont les modestes représentans européens. Dans les pays chauds, ces plantes prennent un développement énorme, leurs larges feuilles découpées et trouées de la manière la plus bizarre garnissent des tiges souvent grimpantes ; de nombreuses racines aériennes descendent des branches vers le sol, où elles s’enfoncent. Toute la plante donne une idée de la végétation luxuriante de l’Amérique et de l’Inde tropicales. Pendant la nuit, les feuilles sécrètent des gouttelettes d’eau, et les fleurs forment un long épi enfermé dans une feuille roulée qui prend le nom de spathe. A l’époque de la fécondation, la température de l’intérieur de la spathe s’élève quelquefois à 10 degrés au-dessus de celle de l’air. Plusieurs espèces sont utiles, par exemple la colocase des anciens, cultivée en Égypte et en Syrie, et dont la souche féculente est la principale nourriture des fellahs, le chou caraïbe, qui est très répandu dans l’Amérique méridionale et les Antilles, le Monstera deliciosa, dont l’axe floral est pulpeux et d’un goût agréable.. De beaux palmiers s’élèvent au centre de la. serre ; l’un d’eux, le Phytelephas macrocarpa, fournit l’ivoire végétal ; un autre, l’Euterpe montana de la Nouvelle-Grenade, dont le tronc est renflé à la base, porte des feuilles pennées de trois mètres de longueur. Tous rivalisent d’élégance avec les fougères en arbre de l’Australie, qui les avoisinent. Mentionnons encore quelques arbres utiles. On trouve là le cacaoyer, dont les graines torréfiées servent à faire le chocolat ; les fleurs se développent non à l’extrémité des rameaux, mais sur le bois du tronc et des branches, comme celles de l’arbre de Judée, et les jeunes feuilles ont une teinte bronzée qui contraste agréablement avec la verdure qui les environne. Le papayer donne dans les régions tropicales un fruit comestible ; on a essayé de l’introduire à Biskra, dans la région saharienne de l’Algérie. Enfin, pour honorer la mémoire de la reine à laquelle les jardins de Kew doivent tant de beaux arbres exotiques, un magnifique Strelitzia augusta de 8 mètres de haut s’élève en éventail jusqu’au toit de la serre. En sortant du Grecian conservatory, une allée bordée de cèdres déodoras conduit vers la grande pièce d’eau. Le long de cette allée, des corbeilles de fleurs offrent des modèles de toutes les combinaisons de couleurs auxquelles se prêtent les espèces horticoles les plus répandues, et de beaux groupes de rhododendrons, rappelant ceux des Champs-Elysées de Paris, s’élèvent au milieu d’un gazon toujours vert. L’aquarium est aussi appelé Victoria house du nom de la plus magnifique des plantes aquatiques. Découverte en 1828 dans le’Rio de la Plata, près de Corrientès, par d’Orbigny, la Victoria regia est cultivée avec succès en Europe depuis 1849. Ses larges feuilles rondes flottant à la surface de l’eau peuvent atteindre 4 mètres de diamètre, et supportent dans leur pays natal les oiseaux aquatiques aux longues jambes et au plumage coloré qui, guettant leur proie, se tiennent immobiles, perchés sur ce piédestal naturel. La fleur a 25 centimètres de diamètre, elle s’ouvre la nuit et se ferme le jour. Le botaniste anglais Lindley dédia cette magnifique nymphéacée, retrouvée par sir Robert Schomburgh dans la Guyane anglaise, à la reine Victoria, digne de cet hommage par l’abandon qu’elle a fait à la science des jardins de Kew ; aussi les botanistes n’ont-ils pas réclamé, quoique la plante rentrât comme simple espèce dans le genre Euryale, établi antérieurement par Salisbury. Près de la Victoria regia, le nelumbo ou lotus de l’Inde élève ses grandes feuilles au-dessus des eaux ; mais une seule fleur pâle, maladive, étiolée, témoignait, lors de ma visite, des souffrances de la plante. Ce n’est pas la chaleur qui lui manque, c’est la lumière. La houille peut remplacer la chaleur, mais elle ne supplée pas à la lumière du soleil de l’Inde. A Montpellier, cette plante fleurit en plein air dans les bassins du Jardin des plantes. Jadis le nelumbo était commun dans les canaux de l’ancienne Égypte. Hérodote l’appelle le lis du Nil. Strabon nous apprend que les larges feuilles rondes qu’il porte et dont le long pétiole s’insère au centre du limbe servaient de parasol aux dames égyptiennes lorsqu’elles se promenaient sur les canaux. A peine débarqué en Égypte avec l’armée française, Delile, botaniste de la commission, voit le nelumbo figuré sur tous les monumens, il le retrouve sur les médailles des Ptolémées, se rappelle la phrase de Strabon, mais cherche vainement la magnifique plante qui sous les pharaons ornait les canaux de l’Égypte. De retour en Europe, il la revoit peinte sur un paravent chinois, apprend qu’elle est cultivée dans les provinces méridionales du Céleste-Empire, et qu’elle couvre les marais de la presqu’île indienne. Un botaniste anglais, M. Bentham, lui envoie des graines ; elles germent heureusement. En le cultivant, Delile s’aperçoit que le nelumbo exige pour vivre une eau limpide et libre de ces myriades de végétaux aquatiques, conferves, lentilles d’eau, qui envahissent si souvent les eaux stagnantes. Tant que la civilisation égyptienne se soutint, la plante venue de l’Inde prospéra ; mais dès que l’entretien des canaux fut négligé sous le règne des empereurs romains, puis sous la domination musulmane, le nelumbo, envahi par des herbes parasites, disparut. On n’en retrouvait des traces que sur les monumens pharaoniques. Cependant la tradition se maintint, et les sculpteurs romains représentant le fleuve du Nil figurèrent toujours sur le piédestal la fleur et le fruit du lotus ; mais, ne connaissant plus la plante elle-même, ils lui prêtèrent des feuilles allongées comme celles du roseau au lieu des feuilles arrondies qui le caractérisent. L’air étant toujours humide dans cet aquarium végétal, on y cultive des plantes qui se plaisent dans une atmosphère chargée de vapeur d’eau. Tels sont le liseron à grappes (Batatas paniculata), dont les guirlandes entourent le bassin, le patchouli, qui fournit le parfum du même nom, le Maranla arundinacea, auquel on doit l’arrow-root, le riz, le manguier, qui fournit un fruit estimé, le Jatropha curcas, dont les graines sont purgatives. Entrons maintenant dans la grande serre chaude ou Palm-Stove, qui fait face à la pièce d’eau : haute de 20 mètres, longue de 110 et large de 45, elle s’élève majestueusement au-dessus des plus grands arbres et défie l’effort des vents les plus violens. Ils n’ébranlent pas même le vitrage, quoiqu’il leur offre une surface de 4,180 mètres carrés. Ces verres sont légèrement teints en vert par une addition d’oxyde de cuivre à la masse transparente, afin d’éteindre les rayons du soleil. Une galerie intérieure élevée de 10 mètres au-dessus du sol permet de contempler les arbres de haut en bas. Huit réservoirs d’eau chaude et des tuyaux d’un développement de 8 kilomètres chauffent l’air et le sol. La fumée est amenée par des conduits souterrains vers une tour éloignée de 170 mètres, où elle se consume. Dans cette tour se trouvent également les chaudières à vapeur et les pompes qui servent à élever de l’eau à la hauteur de 32 mètres pour la répandre ensuite dans toutes les parties du jardin. Un chemin de fer souterrain amène le charbon aux chaudières. Ainsi sont évités, dans un chauffage qui n’est point interrompu pendant huit mois de l’année, les inconvéniens de la fumée, si nuisible aux plantes et si désagréable aux visiteurs. Il faut renoncer à énumérer ici tous les végétaux remarquables contenus dans cette vaste serre. Contentons-nous de quelques citations. Divers palmiers de l’Inde d’une grande beauté donnent un vin sucré pendant la saison chaude, et le tronc est rempli de fécule. Le premier [5]porte des feuilles pennées de 5 mètres de longueur, et la tige est couverte de longs poils noirs ; le second [6] a des feuilles découpées en limbes triangulaires dentelés ; le troisième [7] produit une cire végétale, le quatrième [8] l’huile de palme, enfin le cinquième [9] fournît la noix de bétel, dont les Indiens et les Chinois font un si déplorable abus. Les fibres du tronc de l’Attalea funifera servent à fabriquer des cordages excellens. Le Corypha australis et le Livistona inermis de la Nouvelle-Hollande pourront probablement être acclimatés dans le midi de la France, comme le Chamœrops excelsa de la Chine et le Jubœa spectabilis du Chili, qui le sont déjà. On s’arrête étonné devant un palmier [10] semblable à un gigantesque latanier dont les feuilles en éventail ont 2 mètres de diamètre, et devant l’Areca Baueri de l’île Norfolk, qui porte des feuilles pennées de 8 mètres de long. Au milieu de ces formes appartenant à un autre hémisphère, on retrouve avec plaisir le dattier bien connu de l’Algérie et le palmier nain, le seul représentant de cette belle famille en Europe. Tous ces puissans végétaux s’élancent vers la coupole de la serre comme des colonnes portant un chapiteau de feuillage, et quelques-uns, l’ayant atteinte, semblent vouloir la soulever pour s’élever dans les airs. Les baquois (Pandanus), avec leurs feuilles en spirale, nous transportent dans les îles de l’Océanie, et un grand figuier des Banians, avec ses racines qui, partant des branches viennent se fixer dans le sol, évoque le souvenir des temples de Brahma. Au pied de l’escalier est un bambou dont les jets, poussant dans la saison favorable de 0m,45 en vingt-quatre heures, atteignent quelquefois en trois mois le comble de la serre. En Chine, les usages du bambou sont sans nombre pour les palissades, les constructions, les meubles, les conduites d’eau, la marine. Citons encore les nombreuses espèces de figuiers qui produisent le caoutchouc, les bananiers, l’arbre du voyageur, de Madagascar, dont les feuilles conservent à la base une provision d’eau potable, celui qui fournit le bois d’acajou, le Mangifera indica, qui porte le mangoustan, le meilleur fruit des tropiques, et le Jambosa malaccensis, qui n’est pas moins estimé. Après ces végétaux utiles, notons l’Antiaris toxicaria, dont le suc entre dans la composition de l’upas antiar, avec lequel les Malais empoisonnaient leurs flèches. Non loin de cette grande serre, on a construit récemment un jardin d’hiver dont la cage est encore plus grande et plus haute que la serre des palmiers. Quand il sera terminé, il aura 177 mètres de long et couvrira une surface de 67 ares. Il a déjà 80 mètres de long sur 42 de large et 23 mètres de haut. Des arbres plantés dans des caisses sont toujours gênés dans leur croissance ; ceux du jardin d’hiver, végétant en pleine terre, peuvent prendre tout leur essor sous cette voûte de cristal. On y a réuni les végétaux de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Himalaya, de la Chine, du midi de l’Europe et du nord de l’Afrique, qui n’exigent pas une température élevée pendant l’été et ne souffrent pas en hiver tant que le thermomètre ne descend pas au-dessous de zéro. J’y admirai une fougère de la Nouvelle-Zélande, le Cyathea medullaris, dont le tronc de 8 mètres de haut porte un bouquet de feuilles bipennées longues de 3 mètres ; un Araucaria excelsa de 12 mètres d’élévation, et celui du Brésil de 18 mètres, différentes espèces d’Eucalyptus, arbres de l’Australie à croissance rapide cultivés depuis douze ans en pleine terre à Hyères, à Cannes, à Nice et en Algérie ; ils égalent déjà les plus grands arbres indigènes et les dépasseront bientôt. Le bois en est excellent, et la gomme qu’ils exsudent paraît avoir des propriétés fébrifuges. On retrouve encore dans le jardin d’hiver le poivrier d’Amérique [11], arbre au feuillage fin, aux rameaux pendans, qui orne les promenades d’Athènes et de Palerme, ou il résiste aux sécheresses les plus prolongées. Quand tous ces végétaux auront pris le développement dont ils sont susceptibles, on ne pourra nulle part en Europe mieux que dans ce jardin d’hiver apprécier là beauté de cette flore exotique. Les artistes y trouveront des modèles, et ce sera leur faute si dans leurs paysages ils placent encore des arbres sans caractère qu’un botaniste ne saurait reconnaître, ou des végétaux qui ne vivent pas et ne sauraient vivre dans les pays qu’ils ont voulu représenter. Le jardin de Kew possède encore une orangerie et quatorze serres de moindre dimension que celles dont nous venons de parler. L’une d’elles est consacrée aux plantes tropicales qui exigent le plus de chaleur ; on y retrouve de petits exemplaires de plusieurs arbres que nous avons mentionnés. Il faut y ajouter le caféier, dont le fruit ressemble à une cerise et renferme deux graines appliquées l’une contre l’autre par la face plane, creusée d’un sillon, l’arbre à pain, base de la nourriture des Polynésiens, le cannelier à l’écorce aromatique, le Quassia amara, bois précieux pour la médecine, et le trèfle de l’Inde, dont les deux folioles latérales de la feuille sont animées d’un mouvement oscillatoire continu. Dans une autre serre, consacrée également aux végétaux des tropiques, se trouvent de beaux pieds du Carludovica palmata, espèce de baquois indigène du Pérou et de la Nouvelle-Grenade, avec les fibres duquel on tresse les chapeaux de Panama. À côté de ces plantes utiles, le botaniste s’arrête devant des espèces de vignes du sud de l’Afrique dont le tronc est prodigieusement renflé à la base, et devant le magnifique cierge de Honduras dédié à lady Macdonald, et qui porte des fleurs ayant jusqu’à 35 centimètres de diamètre. Traversons sans nous arrêter une petite orangerie consacrée à la culture des plantes du Cap, et pénétrons dans une serre où l’on a eu l’heureuse idée de ne réunir que des plantes utiles soit à l’industrie, soit à la médecine, entre autres l’arbre de l’Amérique centrale qui produit le baume du Pérou, le giroflier, dont les boutons de fleurs sont employés sous le nom de clous de girofle, l’ipécacuanha, l’un de nos plus précieux médicamens, l’arbuste dentelle, ainsi nommé parce que les feuillets internes de l’écorce, imitant la dentelle, sont découpés en collerettes et manchettes fort élégantes, l’arbre qui fournit le bois de Campêche, celui qui donne la noix muscade, les différentes espèces de quinquinas, que les Anglais et les Hollandais, prévoyant avec raison la disette future de cette précieuse écorce, cultivent maintenant sur une grande échelle dans les montagnes de l’Inde, de Ceylan et de Java, l’arbre tanghin, au suc vénéneux, servant aux épreuves judiciaires chez les habitans de Madagascar. Enfin une foule de fruits exotiques, la goyave des Antilles, le litchi des Chinois, le durian de la Malaisie, l’avocatier, la mangue, nous donnent une idée de la pomologie tropicale. Si la serre précédente est consacrée aux plantes utiles, les deux suivantes rentrent dans le domaine de l’horticulture et de la botanique. L’une renferme spécialement les bégoniacées et des végétaux qui réclament une température, une humidité et une culture analogues ; l’autre abrite les plantes grasses, dont les formes bizarres frappent les yeux les plus distraits. Tels sont le cierge à cheveux blancs et le cierge gigantesque, qui s’élève quelquefois dans la Californie méridionale, sa patrie, à une hauteur de plus de 15 mètres, les Echinocactus, hérissons végétaux, atteignant des dimensions énormes, les Opuntia, dont une espèce qui réussit très bien en Algérie nourrit la cochenille, et dont une autre forme des haies impénétrables autour des champs cultivés [12], les euphorbes cactiformes, fui renferment un suc acre et caractérisent la végétation des rochers et des falaises des îles Canaries, enfin les Agaves, plantes toutes originaires d’Amérique, mais dont l’une [13] est devenue tellement commune en Algérie et dans la portion méditerranéenne de la France qu’elle semble faire partie de la flore indigène. D’autres serres ou orangeries spéciales sont consacrées à la culture des plantes d’une même région, celles de la région froide ou méridionale de l’Australie et de la partie chaude ou septentrionale du même continent, du Cap ou de la Nouvelle-Zélande. Les fougères en arbre de cette dernière contrée occupent une serre à part ; elles sont toutes remarquables par l’élégance de leur port, qui rivalise avec celui des palmiers, et la beauté de leurs grandes feuilles découpées ; quelques-unes atteignent une élévation extraordinaire, le tronc de l’Alsophila exelsa, indépendamment de sa couronne de feuillage, mesure quelquefois 20 mètres de haut. J’ai réservé pour la fin la serre la plus curieuse peut-être par la rareté des végétaux qu’elle renferme, celle des fougères tropicales ; elle a 47 mètres de long sur 9 mètres de large ; maintenue pendant l’hiver à une température de 18 à 22 degrés, l’air y est toujours chargé d’humidité, et les plantes sont arrosées avec de l’eau tiède, c’est-à-dire à 15 degrés environ, On les élève dans un sol artificiel où la tourbe domine ; il est recouvert de sable feldspathique qui attire l’humidité, et, comme dans la nature ces plantes vivent sous d’épais ombrages, dans des cavernes humides ou des trous de rochers, un vitrage cannelé les garantit contre l’éclat, pourtant bien mitigé, du soleil d’Angleterre. Un habile jardinier, M. Edwards, varie la culture de ces plantes, et en met ainsi en évidence les organes les plus intéressans. Les racines sont-elles curieuses, la plante est cultivée sur un vase renversé revêtu de tourbe qu’elles entourent d’un lacis étroit ; d’autres, suspendues en l’air, revêtent un cylindre de tourbe et sont maintenues par un grillage en fil de fer ; d’autres enfin végètent sur le tronc d’une fougère arborescente. Ces végétaux, de formes tantôt simples, tantôt bizarres, toujours gracieuses, ont excité en Angleterre une véritable passion ; il n’est point de maison où il n’y ait une petite serre, une jardinière et même une simple cage en verre dans laquelle on élève des fougères indigènes ou exotiques. Le climat s’y prête, la mode s’en est mêlée, c’est une véritable ptérigomanie. Avec les fougères, la serre de Kew renferme les lycopodes et les sélaginelles. Les feuillages les plus délicats, les plus finement découpés et du vert le plus tendre appartiennent à ce groupe. Vivant dans des cavernes plus humides, plus sombres encore que celles habitées par les fougères, la plupart de ces plantes végètent ici sur des rocailles en tuf pénétré d’eau et sont en outre recouvertes chacune d’un vitrage spécial. Dans la même serre, on a réuni les diverses espèces de Nepenthes, plantes originaires du sud de l’Asie et de l’archipel indien. Les feuilles sont en forme d’urnes élégantes fermées par un opercule. Ces urnes atteignent quelquefois une longueur de 45 centimètres sur un diamètre de 5 à 7. Une glande sécrète à l’intérieur un liquide où les insectes se noient souvent en voulant s’y désaltérer. Près des Nepenthes, on voit une plante des marais de Madagascar [14] dont les feuilles, réduites aux nervures, forment un réseau transparent qui rivalise avec les dentelles les plus délicates que l’art puisse créer. Après avoir séjourné dans ces serres chaudes où souvent la température est trop élevée pour être longtemps supportable, le visiteur éprouve le besoin de respirer le grand air ; les magnifiques pelouses du jardin de Kew et le parc qui les avoisine lui offrent leurs moelleux tapis et leurs frais ombrages. Là aussi sa promenade pourra être instructive ; une foule d’arbres et de plantes exotiques attireront son attention. La vigueur qu’elles montrent en pleine terre sous le ciel de l’Angleterre prouve qu’il serait aisé de les acclimater dans une grande partie de l’Europe continentale. Citons d’abord un végétal étrange, l’araucaria du Chili, moitié houx, moitié sapin. Planté en 1792, il avait atteint 6 mètres de hauteur ; mais il a souffert dans ses branches inférieures pendant l’hiver de 1866 à 1867, par une température de 20 degrés au-dessous de zéro. Cet arbre se plaira dans les contrées froides et brumeuses de l’Europe moyenne, car un pied de 8 mètres de haut parfaitement intact orne le parc de Fingask castle près de Dundee, dans le nord de l’Ecosse. Mentionnons encore un magnifique laurier sassafras, arbre des États-Unis, ainsi qu’un grand nombre de chênes et d’érables du même pays. Entre le jardin d’hiver et le lac de Kew, on a disposé par groupes différentes espèces de tilleuls, de mûriers, de saules, de platanes, de chênes, de peupliers, d’ormes, de hêtres et de conifères. Le rapprochement de ces arbres appartenant au même genre ou à la même famille produit un très bel effet comme paysage, et initie sans peine le spectateur aux affinités naturelles des végétaux qui se traduisent si souvent dans le port et l’aspect général de chacun d’eux. Un mât de pavillon s’élevant à la hauteur de 48 mètres est le tronc d’un pin de Douglas de l’île Vancouver. Cet arbre, dont le diamètre à la base mesure 56 centimètres, avait deux cent cinquante ans lorsqu’il a été abattu. Nous avons souvent parlé de l’utilité d’un grand nombre de végétaux vivant en plein air ou dans les serres du jardin de Kew. Cet établissement ne serait pas complet, si le public ne pouvait pas constater cette utilité par lui-même et s’initier ainsi à la botanique appliquée. Sir William Hooker, père du directeur actuel, a fondé le premier de ces musées botaniques, qui se sont rapidement enrichis grâce aux expositions universelles de Londres en 1851 et 1862, de Paris en 1855 et 1867, aux voyages du docteur Joseph Hooker dans l’Himalaya et dans l’Inde, aux autorités coloniales anglaises, et surtout, on ne saurait trop le proclamer, au zèle et à la générosité des voyageurs anglais, qui dans toutes les contrées acquièrent des objets intéressans pour en faire hommage au musée national de leur pays. Les noms des donateurs, inscrits sur chaque objet, les signalent à la reconnaissance des amis de la science, de l’agriculture et de l’industrie. Pour relier étroitement le produit à la plante, tous les objets sont disposés suivant la famille naturelle à laquelle ils appartiennent. Ainsi le public reconnaît immédiatement que les résines sont fournies par les conifères et les térébinthacées, les médicamens amers ou toniques par les familles des gentianées, des cinchonées et des quassiées. Les solanées, les ombellifères, les strychnées et les euphorbiacées réunissent la plupart des plantes vénéneuses, tandis que les malvacées et les caryophyllées n’en présentent aucune. Deux grands bâtimens déjà trop étroits renferment tous ces produits placés derrière des vitrines. Une mappemonde suivant la projection de Mercator, coloriée dans tout l’espace occupé par la plante ou le genre dont elle fait partie, blanche sur tout le reste de la surface, montre au premier coup d’œil quelle est la distribution géographique de l’espèce ou du genre à la surface du globe. Considérons la famille des palmiers. La carte enseigne que les différentes espèces occupent toute l’Afrique, Madagascar, les Seychelles, l’Inde, la Perse, la Chine jusqu’au 30e parallèle, où les palmiers sont arrêtés par la chaîne de l’Himalaya, la moitié nord-est de l’Australie, le nord de la Nouvelle-Zélande, le Brésil, le Mexique, le Pérou et le sud des États-Unis jusqu’à New-York, enfin le littoral méditerranéen y compris la France, où le palmier nain se trouve sur quelques points des départemens du Var et des Alpes-Maritimes. En Afrique, ce palmier nain sert à faire des cordes, des cabas, des chapeaux, qui figurent derrière la vitrine ; au Brésil, une autre espèce du même genre est employée aux mêmes usages. Le dattier donne ses fruits, son tronc se débite en poutres et en planches. Avec les fibres des feuilles, on tresse des paniers, et les feuilles étiolées fournissent des palmes blanches aux hauts dignitaires ecclésiastiques de Rome et de l’Espagne pour les cérémonies de la semaine sainte : c’est la culture principale du village de San-Remo, près de Vintimille, et d’Elche, près d’Alicante. Les usages du cocotier sont aussi nombreux, disent les insulaires polynésiens, que les jours de l’année : la graine renferme une amande agréable au goût et un liquide sucré ; avec les fibres, on fabrique des brosses, on tresse des chapeaux ; les noix servent de coupes, et en Océanie on les cisèle souvent avec beaucoup d’art. Du suc qui coule des incisions pratiquées au pédoncule du fruit, on fait une boisson, l’arrack, dont on tire de l’alcool et du vinaigre ; de la partie charnue de la graine, on extrait de l’huile, de la stéarine, de l’oléine ; les jeunes feuilles servent d’aliment, et les vieux troncs fournissent du bois d’ébénisterie. Un autre palmier de l’Afrique occidentale (Elais guineensis) donne de la glycérine, de l’acide palmitique, une huile qui, importée en Angleterre sous le nom d’huile de palme, sert à la fabrication de bougies et de veilleuses. Tous ces produits figurent rangés méthodiquement les uns à côté des autres. Près d’eux sont un poème hindou écrit sur les feuilles du Borassus flabelliformis, une noix double du coco des Seychelles admirablement sculptée qui servait de tasse à un fakir, de la cire jaune du Ceroxylon andicola, et la fécule en grains, en farine et sous forme de gâteaux du Sagus lœvis, palmier des Moluques et des îles méridionales de l’archipel des Philippines, enfin des hamacs du Brésil tressés avec les fibres de l’Astrocaryum vulgare et ornés de plumes. Après cette famille exotique, choisissons-en une autre renfermant des végétaux indigènes, celle des papavéracées, par exemple, dont les pavots de nos jardins sont les types. Cette famille a des représentans dans toute l’Europe et l’Asie, la Sibérie exceptée, dans le nord de l’Afrique, les alentours de la baie de Baffin, le sud des États-Unis, le Mexique et le nord de l’Amérique du Sud. Voilà ce que nous apprend une première mappemonde. Une seconde est consacrée à la plante la plus importante de ce groupe naturel, le pavot somnifère, qui fournit l’opium. On le cultive en Égypte, en Asie-Mineure, en Perse, dans l’Inde, çà et là en Europe, pour les graines dont on exprime une huile, connue sous le nom d’huile d’œillette, qui n’épaissit point par le froid. Toute l’histoire de la préparation de l’opium est sous nos yeux, — les couteaux à quatre lames avec lesquels on fait une incision dans les capsules de la plante, la cuiller employée pour recueillir le suc, les différentes espèces d’opium de Smyrne, de Patna, du Bengale et de l’Égypte, une caisse de 40 compartimens préparée pour la Chine, une vue des ateliers où l’on prépare la pâte d’opium à Patna dans l’Inde et de celui où on le roule en boule, enfin la flotte chargée d’opium descendant le Gange jusqu’à Calcutta. Peu de plantes jouent dans le monde un rôle pareil à celui d’une espèce de malvacée dont les grains se recouvrent de poils peu de semaines avant d’arriver à complète maturité : des grèves, des guerres, des famines, sont la conséquence immédiate de la disparition momentanée de cette plante dans une seule des contrées où la culture en est dominante ; elle donne le pain à des milliers d’agriculteurs, d’ouvriers et de marins. Nous voulons parler du coton [15]. Le nom ironique de cotton lord appliqué à tous les riches fabricans de l’Angleterre montre que la filature de ces poils végétaux est la source de la plupart des grandes fortunes industrielles de ce pays. Aussi une grande armoire vitrée a-t-elle été consacrée aux produits de cette graine. Le coton est cultivé dans l’Afrique moyenne, l’Égypte, l’Asie-Mineure, la Perse, l’Inde, la Chine méridionale, les îles du Japon, les Moluques, la partie orientale de l’Australie appelée Queen’s land, les États-Unis du sud, le Mexique, le Brésil oriental et le Pérou. Les échantillons des diverses variétés remplissent 40 bocaux, et à la suite se déroulent les tissus de coton du monde entier, ceux trouvés dans les tombes péruviennes, les hamacs de Bornéo, les toiles colorées de Sikkim, celles en couleur nankin naturelle de Malte, les fils de coton filés à la main dans l’Inde, les tourteaux de graines de coton pour l’agriculture fabriqués à Marseille et à Londres, l’huile qu’on en extrait en Égypte. On comprend l’intérêt de pareils musées pour le botaniste, l’agriculteur et le commerçant ; ils jouent le rôle d’une exposition universelle permanente : c’est un livre toujours ouvert pour ceux qui s’occupent, soit de la culture, soit des applications industrielles d’un végétal. Un troisième édifice est consacré à une collection de bois. C’est une ancienne orangerie où l’on a réuni tous les bois de construction d’ébénisterie exotiques et des troncs d’arbres remarquables dont un grand nombre proviennent de l’exposition de 1862. Citons seulement le végétal extraordinaire découvert en 1859 dans les possessions portugaises de l’Afrique occidentale par te docteur Welwitsch. Un tableau représente le désert nu et aride, hérissé de rochers, au pied desquels le Wetwitschia mirabilis croît seul, isolé, sur un sable brûlant où nulle autre plante ne saurait subsister. Imaginez une table ronde d’un mètre de diamètre, du bois le plus dur, élevée de quelques centimètres au-dessus du sol et portant deux feuilles opposées de 1m,80 à 2 mètres de longueur, et dont la consistance est celle de fortes lanières de cuir. Couchées sur le sol, elles durent aussi longtemps que le tronc lui-même, c’est-à-dire souvent plusieurs siècles. Ces feuilles sont les cotylédons ou feuilles séminales de la plantes caduques dans toutes les autres, elles persistent dans celle-ci pendant toute la vie de ce végétal, peut-être le plus singulier de la création, le Welwitschia fait partie d’une petite famille, les gnétacées, dont les Ephedra sont les seuls représentans européens, et qui touchent à la fois aux conifères et aux cycadées. Les fleurs et les fruits, semblables à des cônes, se montrent au pourtour du tronc tabulaire que nous ayons décrit. Je ne puis m’empêcher de rapprocher du Welwitschia un végétal également bien extraordinaire des îles Falkland : c’est une ombellifère [16] aux rameaux entrelacés formant une boule de 1 mètre à 1m,30 de diamètre. Quand la plante est sèche, le vent l’arrache et la promène sur ces plages glacées, de même que le simoun des déserts de l’Afrique chasse devant lui la crucifère desséchée connue sous le nom de rose de Jéricho, qui a donné lieu à tant de légendes merveilleuses. Pour l’étude de la botanique scientifique, les richesses qui ont été accumulées dans ces trois musées en moins de dix-sept ans sont complétées par un magnifique herbier dont ceux de sir William Hooker et de M. Bentham forment la partie principale ; à l’herbier se rattache une bibliothèque qui s’agrandit tous les jours. Cet ensemble de moyens d’instruction et de recherches unique en Europe a fait du village de Kew la capitale de la botanique des deux mondes : aussi le parlement, sachant que l’argent est le nerf du progrès des sciences physiques et naturelles comme celui de la guerre, accorde-t-il tous les ans un crédit de 500,000 francs environ an jardin de Kew [17]. Les législateurs anglais ne pensent pas que cette somme, insignifiante comparée au total du budget de l’empire britannique, soit employée inutilement pour l’instruction du peuple, les progrès de la botanique, de l’horticulture, de l’agriculture et de l’industrie. De leur côté, les savans distingués placés à la tête de ce magnifique établissement utilisent fructueusement ces ressources, et publient chaque année d’importans ouvrages. En 1867 seulement, M. Bentham, avec le concours de M. Müller, a fait paraître le troisième volume de la Flore d’Australie ; le Synopsis de toutes les fougères connues a été achevé par M. Baker ; M. Hooker, le directeur du jardin de Kew, a terminé la deuxième partie de son Manuel de la Flore de la Nouvelle-Zélande, et complété l’ouvrage de feu le docteur Boott sur les Carex, avec 200 planches nouvelles ; enfin MM. Hooker et Bentham continuent la publication des Icônes plantarum, destinées à figurer les plantes nouvelles ou peu connues, et dont les dix premiers volumes sont dus à sir William Hooker. Ces deux botanistes ont de plus fait paraître la troisième partie de l’ouvrage intitulé Genera plantarum, où seront énumérés et caractérisés tous les genres du règne végétal. Par ces travaux incessans, les savans que je viens de nommer affirment l’importance scientifique du jardin de Kew, et intéressent le public et l’état à la prospérité de cet établissement. III Plus ancien de deux siècles, le Jardin des plantes de Paris n’est point en progrès sur celui de Kew. Les jardins et les serres contiennent un nombre considérable de plantes, s’élevant en 1862 à 15,455 espèces ; ses herbiers sont aussi riches, mais moins bien rangés que ceux de Kew ; une collection de produits végétaux a été commencée, elle ne peut s’étendre faute de place. Le Jardin des plantes renferme tous les élémens qui pourraient lui assigner la première place en Europe ; mais c’est un établissement stationnaire depuis trente ans. Un seul mot ou plutôt un seul chiffre explique cette infériorité. La somme affectée à l’entretien et à l’amélioration de Kew dépasse 500,000 francs ; celle accordée à la partie botanique, à la culture et aux serres du Jardin des plantes de Paris n’est que de 98,400 francs pour le personnel et le matériel. Non-seulement l’allocation annuelle est complètement insuffisante, mais encore depuis trente ans la partie botanique et même les autres sont restées ce qu’elles étaient en 1838. Une loi du 27 juin 1833 affecta un crédit de 2,550,000 francs pour l’amélioration du Muséum. Sur ce crédit, on fit l’acquisition de nouveaux terrains, et l’on acheva en 1837, sous l’administration de M. le comte Jaubert, ministre des travaux publics, les deux grands pavillons en verre, les serres courbes qui leur font suite, et le grand édifice où l’herbier, le musée botanique, la galerie de minéralogie et la bibliothèque ont été réunis. Aujourd’hui tous ces locaux sont insuffisans. Les arbres qui figurent en été dans les allées du jardin, pressés, serrés, étouffés dans l’orangerie, qui date de 1795, perdent au printemps, toutes leurs feuilles dès qu’ils sont exposés au grand air. Les serres et le mode de chauffage qui y est appliqué, excellens il y a trente ans, sont maintenant arriérés. Partout l’encombrement est le même que dans l’orangerie. Dans les vastes serres de Kew, la plante, se développant librement comme dans son pays natal, prend son aspect et son port naturels. La même plante au Muséum, gênée dans sa croissance, souvent mutilée pour occuper moins de place, ne fleurit ni ne fructifie, et par conséquent ne fournit point au botaniste les caractères qui servent à décrire et à classer les végétaux. La somme annuelle de 800 francs affectée à l’achat des plantes est dérisoire ; il en résulte qu’une espèce nouvelle n’arrive au Muséum que par voie d’échange ou lorsqu’elle est devenue tellement commune que le plus modeste amateur peut l’acquérir à vil prix. Si le matériel est insuffisant, le personnel ne l’est pas moins. Deux professeurs et quatre aides-naturalistes sont chargés de tout le travail scientifique ; mais les professeurs ne peuvent pas donner, comme leurs collègues de Kew, tout leur temps à la science et aux soins de l’établissement qu’ils dirigent ; leur enseignement en réclame une partie considérable. Quant aux aides-naturalistes, qui tous portent des noms connus dans la science et dont deux sont membres de l’Institut, leur traitement est si modique [18] qu’ils ne sauraient se dévouer entièrement à leurs fonctions. Ainsi matériel, personnel, tout fait défaut, et, si l’on est en droit de s’étonner d’une chose, c’est que le Jardin des plantes soit ce qu’il est, et offre aux botanistes les ressources qu’ils y trouvent. Cette pénurie, cet abandon, sont encore plus frappans par le contraste qu’ils font avec la prospérité de l’horticulture décorative dans la ville de Paris. De nombreuses serres établies à Passy, des pépinières, des jardins de multiplication, renouvellent périodiquement, mais uniformément, les arbres, les arbustes et les fleurs qui ornent les squares et les promenades de la capitale. On ne saurait qu’applaudir à ce luxe intelligent et se féliciter de voir le public tout entier initié à des jouissances qui étaient autrefois le privilège exclusif du riche ; mais n’y a-t-il pas lieu de regretter que l’horticulture soit si bien traitée quand la botanique l’est si mal ? C’est une fille qui vit dans l’opulence tandis que sa mère languit dans la misère. Il semble même que toute idée scientifique ait été soigneusement bannie de ces splendides jardins. Jamais les plantes ne sont groupées suivant leurs affinités ou le pays dont elles sont originaires, jamais on n’y découvre une étiquette qui indique le nom, la famille naturelle, les usages économiques ou industriels, la patrie de la plante, l’époque où elle fut introduite en Europe. L’amateur qui s’arrête devant une belle fleur et voudrait la posséder à son tour ne peut pas même, faute de nom, en demander les graines à un horticulteur. Dans les promenades et les squares de Paris, les plantes jouent le rôle de ces arabesques de fleurs et de fruits qui décorent les palais d’Orient. Les Anglais entendent l’horticulture autrement ; ils ne la séparent jamais de la botanique, et même dans leurs promenades publiques des étiquettes nombreuses répondent pour ainsi dire aux questions que le promeneur serait tenté d’adresser à l’arbre innomé qui se dresse devant lui. Si les squares et les promenades de Paris contribuent à l’agrément du public, ils ne profitent donc nullement à son instruction ; ils répandront le goût des plantes, mais ils n’éveilleront pas le désir de les connaître ; l’accessoire l’emporte sur le principal. Les yeux sont charmés, l’intelligence n’est point satisfaite. En Angleterre, trois jardins seulement dépendent de l’état, ceux de Kew, d’Edimbourg et de Dublin ; mais les universités et certaines villes, Oxford, Cambridge, Glasgow, Londres, Liverpool, ont des jardins entretenus à leurs frais ou par les souscriptions volontaires des habitans. Tel est en particulier le jardin de Glasgow, qui contient onze serres remplies de plantes précieuses parfaitement soignées. Le jardin d’Edimbourg date de 1670 ; mais il a été déplacé en 1820, et il est maintenant situé en dehors de la ville, dont l’œil peut embrasser toute l’étendue du fiant de la grande serre ou des parties culminantes du parc. La superficie totale est de 6 hectares et demi et disposée en promenade. A la première visite, on est frappé du nombre d’arbres relativement délicats qui peuvent prospérer en plein air sous la latitude de 56 degrés : cela tient à ce que les hivers humides et brumeux de l’Ecosse sont moins froids que ceux des contrées orientales de l’Europe, où la sérénité du ciel favorise le rayonnement nocturne de la terre. Ces belles nuits claires si fatales aux végétaux sont rares à Edimbourg, et toute plante qui ne redoute pas l’humidité peut s’y maintenir pendant longtemps. Ainsi on voit avec étonnement en pleine terre le chêne vert et le chêne-liège des départemens méridionaux de la France, le frêne à fleurs, le charme de la Virginie, le platane, le tulipier, le châtaignier, le laurier de Portugal, le cèdre déodora, l’érable à sucre. D’autres plantes que nous sommes habitués à voir se développer librement loin de tout abri, la glycine, l’arbre de Judée, le cerisier, la vigne, le mûrier, le jasmin, le figuier, le groseillier rouge, sont palissés contre un grand mur qui les garantît du froid. Les serres sont nombreuses, et celle des palmiers, bâtie en 1834 et haute de 16 mètres, passait alors pour la plus Belle de l’Angleterre ; mais, les arbres ayant grandi, le parlement accorda libéralement en 1855 la somme de 162,500 fr. pour élever à côté de l’ancienne une nouvelle serre communiquant avec elle, mais plus haute de 3 mètres. Elle n’est pas en verre et en fer comme celle de Kew, elle est en maçonnerie avec de larges fenêtres, l’habile jardinier en chef, M. Mac-Nab, ayant observé que les palmiers se plaisent mieux dans des édifices en pierre, où les changemens de température sont moins brusques et la lumière moins vive que dans une cage vitrée ; aussi quinze espèces de palmiers ont-elles fleuri successivement dans l’ancien et dans le nouveau Palm-house d’Edimbourg. Les petites serres renferment deux plantes intéressantes pour le médecin ; l’une fournit l’assa-fœtida, l’autre la fève du Calabar, un des plus violens poisons du règne végétal, contenu dans la graine d’une plante analogue au vulgaire haricot. Dans le musée botanique, le professeur Balfour, directeur actuel du jardin, a établi un laboratoire où les étudians sont exercés aux observations microscopiques. On doit au même savant la création d’un petit musée, résultat de ses recherches approfondies sur les plantes citées dans les livres saints ; il a disposé sous des vitrines les échantillons desséchés ou des dessins fidèles en regard des passages bibliques où ces plantes sont indiquées. Quelques exemples expliqueront le but de l’auteur. Lorsque Jésus dit : « Apprenez comment les lis des champs croissent, » le lecteur ignore de quel lis il est question, M. Balfour s’est assuré que ce lis est le Lilium chalcedonicum. Quand le prophète Amos parle de l’amorite aussi fort qu’un chêne, c’est le chêne velani qu’il a en vue, La parabole du figuier ainsi que les nombreuses allusions à l’olivier s’appliquent bien aux arbres que nous connaissons sous ces noms ; mais l’hysope, en hébreu esobh, de la Bible n’est pas celui de nos jardins, c’est le câprier d’Égypte. En résumé, le jardin d’Edimbourg est digne de la capitale et de la première université de l’Ecosse. Son budget annuel est de 35,000 francs environ, somme suffisante dans une ville où le prix de la main-d’œuvre n’est pas très élevé, où la houille nécessaire pour le chauffage des serres se paie moins cher que dans aucun autre pays. Le jardin des plantes de Dublin, situé à Glasnevin, près de la capitale, a été créé en 1790 par les membres de la Société royale de Dublin, et le but principal que les fondateurs se proposaient d’atteindre était de répandre le goût, et la connaissance de la botanique scientifique, bases de l’agriculture et de plusieurs branches du commerce et de l’industrie. Depuis cette époque, l’établissement a pris une grande extension, car le jardin couvre maintenant une surface de 14 hectares : il ne possède pas d’école botanique générale ; mais il a des écoles botaniques spéciales dont l’utilité ne saurait être niée. Une place considérable a été réservée aux plantes agricoles ou horticoles et aux arbres fruitiers de l’Irlande ; ces écoles renferment non-seulement des groupes représentant tous les végétaux qui sont cultivés dans l’île, mais encore ceux qui pourraient l’être avec avantage. Le jardin, disposé en parc anglais, est planté d’arbres indigènes ou exotiques d’une très belle venue. Comme dans les allées de celui d’Edimbourg, le botaniste est surpris de voir en pleine terre des végétaux propres aux contrées méridionales ; mais la douceur des hivers, exceptionnelle pour cette latitude, explique parfaitement ce phénomène. Les serres sont disposées sur une seule ligne ; la première, de forme octogonale et chauffée seulement pendant les froids de l’hiver, abrite les conifères, les fougères et les palmiers de l’Australie ou d’autres pays tempérés ; puis vient l’aquarium, contenu dans un édifice rectangulaire contigu au premier. La grande serre à châssis courbes se compose de deux ailes et d’un grand pavillon central de 13 mètres de haut où s’élèvent les palmiers. Dans les ailes, on retrouve un grand nombre de végétaux que nous avons mentionnés en parlant des serres de Kew, quelques-uns même y sont plus beaux. La température, ni trop chaude ni trop froide, le ciel généralement couvert, l’air toujours humide de l’Irlande, sont singulièrement favorables à la végétation de certaines plantes, telles que celles de la Nouvelle-Zélande. Nulle part je n’ai vu de plus belles fleurs persistant plus longtemps sur leurs tiges. A la fin de septembre, lorsque je visitai ces serres, elles étaient remplies de plantes en pleine floraison comme le sont les nôtres au printemps. Près de la grande serre, on en observe encore cinq petites fort basses contenant des orchidées, des fougères tropicales, des lycopodes et des sélaginelles. L’une de ces bâches est adossée au mur d’une serre chaude et recouverte d’un double vitrage. Contre le mur chauffé, on a construit un second mur intérieur avec des morceaux de tourbe taillés en forme de parallélipipèdes. Sur ce mur végétal, l’habile jardinier qui dirige cette culture, M. Léman, sème toutes les espèces de fougères qui ne sont pas tropicales, et, grâce à un air constamment humide, ces fougères y croissent et se multiplient d’une manière incroyable, germant partout, se répandant partout et couvrant le mur tourbeux et les banquettes d’un tapis de fougères délicates présentant tous les degrés de développement depuis les premiers degrés de la germination jusqu’à la fructification la plus avancée. Dans une autre serre, j’admirai un Nepenthes que je n’avais point remarqué à Kew [19] ; un autre tapissait tout le vitrage, et ses nombreux godets en forme d’urnes suspendues au-dessus de ma tête produisaient le plus singulier effet. On voit que, sous la direction de M. David Moore et grâce à la protection du parlement et au concours de la Société royale de Dublin, le jardin des plantes de Glasnevin rivalise avec celui d’Edimbourg. Cet établissement donne un démenti formel à ceux qui accusent sans cesse le gouvernement anglais de traiter l’Irlande en pays conquis et de la négliger au profit de l’Angleterre. Le jour, et il est prochain, où les privilèges de l’église épiscopale seront abolis, l’Irlande catholique n’aura plus de grief sérieux à articuler contre l’Angleterre protestante ; mais, pour égaler sa prospérité, le peuple irlandais devra s’efforcer d’acquérir les qualités solides de ses voisins, et comme l’Angleterre l’Irlande sera le pays le plus libre, le plus calme, le plus industrieux et le plus riche de l’Europe. Si le parallèle du jardin de Kew avec celui de Paris n’était pas à l’avantage de ce dernier, il en sera de même quand nous comparerons les jardins de la province dans les deux pays. En France, l’état n’entretient que deux jardins en dehors de celui de la capitale, ceux de Strasbourg et de Montpellier. Heureusement les municipalités éclairées de plusieurs villes, comme Nancy, Rennes, Angers, Lyon, Toulouse, Grenoble, Metz, Caen, Dijon, Clermont, ne croient pas faire un mauvais emploi des fonds dont elles disposent en en consacrant une faible partie à entretenir des établissemens qui servent à la fois à l’agrément et à l’instruction du public. D’autres villes ont rétrogradé dans cette voie : Avignon possédait autrefois un jardin très précieux avec un musée d’histoire naturelle créé par Requien. Il y a quelques années, l’un et l’autre ont dû faire place à l’avenue Bonaparte. Le jardin n’a pas été remplacé, et les collections n’existent plus. Bordeaux possède également une école botanique dirigée par le savant M. Durieu de Maisonneuve : on la dit menacée ; espérons qu’elle trouvera des défenseurs dans le sein du conseil municipal d’une ville opulente où l’amour de la science doit être traditionnel comme celui des arts. Parmi toutes les villes de France, l’ancienne capitale de la Lorraine est celle qui a le mieux mérité de l’histoire naturelle. Après avoir dépensé 830,000 francs pour les bâtimens de ses facultés nouvellement créées, la municipalité de Nancy alloua 60,000 francs pour les collections, une somme annuelle de 1,000 francs pour les augmenter et 5,000 francs pour le jardin, sans compter les crédits supplémentaires. Enfin le conseil municipal vient de faire un emprunt de 50,000 francs pour la construction d’une serre qui couvrira 550 mètres carrés. La ville de Toulouse se contente d’entretenir son jardin des plantes, pour lequel elle vote annuellement une somme de 5,930 francs. Le jardin de Strasbourg, fort petit et situé au milieu de la ville, ne saurait être considéré comme un établissement botanique. Il en est autrement de celui de Montpellier. La superficie en est de 5 hectares et demi, il contient une école botanique ou 2,800 espèces sont rangées suivant la méthode naturelle avec les divisions que de Candolle y a lui-même introduites lorsqu’il était directeur du jardin. Une orangerie, une serre basse et une grande bâche abritent les végétaux délicats pendant l’hiver. L’école de plantes officinales, une école forestière et des promenades agréablement ombragées occupent le reste de la surface. Un herbier considérable, un petit musée, une bibliothèque qui ne s’accroît pas, complètent ce modeste établissement. En 1860, le ministre de l’instruction publique ordonna la construction d’une grande serre, et la ville acquît un hectare de terrain pour la placer convenablement ; mais, malgré cet agrandissement, le fonds d’entretien est resté ce qu’il était sous le premier empire, 8,320 francs pour le personnel et 4,300 fr. poulie matériel ; en tout 12,620 fr. donnés par l’état et 200 fr. par la ville. Ce total dérisoire rend toute amélioration impossible, et suffit à peine à maintenir ce qui existe. La grande serre est à peu près vide faute de houille pour la chauffer en hiver et d’un jardinier pour la soigner. L’hectare nouvellement acquis, planté en luzerne, reste fermé au public. Ainsi, dans une ville qui s’enorgueillit d’être la capitale scientifique du midi, le second jardin botanique de la France a la même allocation annuelle qu’en 1813. Le bon vouloir du ministre de l’instruction publique est paralysé par l’exiguïté de son budget, et le chef de l’administration municipale ne prélève sur un revenu annuel d’un million que 200 francs pour contribuer à la prospérité d’un jardin antérieur à celui de Paris, berceau de la botanique française, connu dans le monde entier et illustré par les travaux de Richer de Belleval, Maguol, de l’Ecluse, Lobel, Sauvages, Cusson, Broussonnet, de Candolle, Gouan, Delile et Dunal. Plus d’un lecteur, arrivée la fin de cette étude, se dira peut-être que l’infériorité de nos jardins botaniques comparés à ceux de l’Angleterre n’est après tout qu’un détail auquel l’amour-propre national ne saurait être bien sensible. Penser ainsi, c’est oublier que tout se tient dans le domaine des sciences. Les sources d’instruction, les moyens de travail qui manquent au botaniste, font également défaut au zoologiste et au géologue. Tous se sentent également, paralysés. Depuis longues années, les professeurs de l’université réclament au nom de la science : satisfaits de leur modeste position, s’ils importunent les ministres., c’est dans l’intérêt des établissemens qui leur sont confiés ; ce sont des soldats qui demandent des armes et ne sollicitent pas de grades. Vaines réclamations ! rien ne change. En histoire naturelle, nous sommes stationnaires depuis trente ans, tandis que tout est en progrès autour de nous. Le résultat fatal, inévitable, d’un pareil état de choses, c’est la décadence. Il y a quarante ans, la France était aux yeux de toute l’Europe à la tête des sciences naturelles. Cuvier, Geoffroy-Saint-Hilaire, Lamarck, de Blainville, Duméril, Latreille, Savigny, représentaient la zoologje, Laurent et Adrien de Jussieu, Desfontaines, Mirbel, Cassini, Richard, La Billardière, Du Petit-Thouars, Brongniart, de Candolle et le même Lamarck, la botanique ; mais aussi à cette époque le Jardin des plantes de Paris, théâtre de leurs travaux, était un établissement unique et sans rival dans le monde. De Humboldt, capable de le juger dans toutes ses parties, l’appelait « la grande institution du Jardin des plantes. » En province, le jardin de Montpellier pouvait accepter la comparaison avec ceux d’Edimbourg, de Dublin et des petites universités d’Allemagne. Il n’en est plus de même aujourd’hui, nos jardins, nos musées d’histoire naturelle, sont inférieurs à ceux de l’Angleterre, de l’Allemagne, des États-Unis, et les hommes illustres que nous avons nommés n’auront point de successeurs. Les jeunes gens se détournent d’une carrière qui, ne menant jamais à la fortune, rarement aux honneurs, n’a d’autre attrait que celui de satisfaire une passion irrésistible pour l’étude de la nature. Si cette passion même ne trouve pas d’aliment, si à chaque pas le naturaliste est arrêté dans ses recherches par des obstacles matériels, s’il n’entrevoit aucune compensation au sacrifice volontaire qu’il a fait en dédaignant des vocations plus brillantes ou plus lucratives, alors le découragement s’empare de lui, et il renonce à une lutte impossible contre un genre de misère qui n’a pas encore été signalé, la misère scientifique. Il ne lutte plus, il ne travaille plus, car avant d’aborder un sujet il est forcé de supputer les dépenses auxquelles il peut être entraîné. Chaque année, il consacre à ses recherches ou à ses voyages une partie de son modeste traitement ; mais il est bientôt forcé de s’arrêter dans une voie qui serait la ruine de sa famille. Chez nous, cette position est celle de la plupart des zoologistes, des botanistes et des géologues contemporains. Il ne faut pas se faire illusion, la science française est en péril tandis que la science étrangère grandit tous les jours. On n’a pas hésité à renouveler l’armement des soldats chargés de soutenir notre prépondérance militaire ; il est temps de renouveler celui de l’armée scientifique, jalouse, comme l’autre, de soutenir l’honneur national et de contribuer avec les arts et la littérature au rayonnement des gloires véritables de la France. CHARLES MARTINS.