Charles Martins Recherches récentes sur les glaciers actuels et la période glaciaire Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 8, 1875 (pp. 838-861). Il y a quelques années, nous avons tenté d’exposer ici même [1] l’ensemble des connaissances acquises sur les glaciers actuels et leur ancienne extension pendant la période de froid qui a précédé immédiatement celle dans laquelle nous vivons. L’intérêt du sujet a stimulé le zèle des physiciens et des naturalistes ; de nouveaux documens sont venus s’ajouter à ceux que nous possédions déjà. Les nombreuses questions que soulève ce grand problème sont loin d’être résolues définitivement, elles ne le seront même jamais entièrement ; mais toutes tendent vers une solution plus ou moins approchée. Le moment paraît donc venu de faire un court historique des progrès accomplis pendant les huit dernières années dans un domaine qui touche à la fois à la physique du globe, à la géologie, à l’astronomie et à la connaissance des phases préhistoriques de l’homme sur la terre. I. — Glaciers actuels. Semblables à ces fleuves, tels que le Saint-Laurent, le Nil et le Rhône, qui sortent de grands lacs isolés ou communiquant entre eux, les glaciers sont les émissaires des champs de neiges éternelles occupant les cirques et les plateaux dominés par les plus hautes cimes des Alpes, de l’Himalaya., du Caucase ou des Pyrénées. Ces émissaires descendent plus ou moins bas au-dessous de la limite ou de la ligne des neiges éternelles. Tel est le langage usité dans la science officielle. Il est temps de la réformer et de combattre cette croyance à l’existence d’une ligne des neiges éternelles dont il est toujours question dans les ouvrages de géographie même les plus récens. La paternité de cette erreur remonte à Alexandre de Humboldt, et la grande autorité de cet illustre voyageur nous explique pourquoi cette malheureuse conception s’est perpétuée. En voici l’origine. Quand de la plaine suisse on contemple les Alpes, l’œil aperçoit en effet une ligne blanche continue en apparence, au-dessous de laquelle tout est vert ou sombre, tandis qu’au-dessus tout est blanc ou sans végétation. Cette ligne est formée non point par des neiges, mais par des glaciers dits de second ordre, suspendus aux flancs des montagnes. Nulle part, ni sur les hauts sommets, ni sur les plateaux élevés, la neige ne persiste à l’état de neige pendant tout le cours de l’été ; elle disparaît ou se transforme, sous l’influence des températures supérieures à zéro, en névé, c’est-à-dire en neige grenue et pénétrée d’eau. Regelant à plusieurs reprises quand le thermomètre descend au-dessous de zéro, ce névé se convertit peu à peu en glace de plus en plus compacte. Dans les Alpes, un grand nombre de pics et de plateaux élevés au-dessus de 2 800 mètres, hauteur de cette prétendue ligne des neiges éternelles, sont libres de neige pendant l’été. Le Mont-Cervin en Valais, l’Aiguille-Verte dans la vallée de Chamounix, le Finsteraarhorn, dans le canton de Berne, laissent voir leur ossature rocheuse sur toute leur hauteur. La neige qui de loin semble persister dans les crevasses, les cavités ou les simples dépressions, est du névé ou de la glace. Vainement, le baromètre en main, s’efforcerait-on de déterminer la hauteur de cette limite des neiges éternelles. Quand on l’essaie, on trouve d’abord des flaques de névé dans les points abrités des rayons du soleil ou les pentes tournées vers le nord ; mais ces flaques sont isolées et séparées par des intervalles gazonnés où la terre est à découvert. Si l’on s’élève davantage pour atteindre enfin un tapis de neige continu, on met le pied sur la glace, on est sur un glacier. Il y a déjà longtemps, M. Desor proposait de substituer à la prétendue ligne des neiges éternelles celle des névés, qui est en effet bien marquée. Quiconque a remonté l’un des grands glaciers de la Suisse a reconnu qu’il marchait d’abord sur de la glace ; mais à une certaine hauteur, variable pour chacun d’eux et pour chaque année, on arrive au névé ; le pied enfonce dans une neige grenue qui recouvre le glacier comme un linceul et masque souvent les crevasses dont il est sillonné. Le névé forme ces ponts perfides qui s’écroulent sous les pieds du voyageur et le précipitent dans l’abîme. On a donc proposé de remplacer la ligne des neiges éternelles par celle des névés ; mais M. Desor dans les Alpes bernoises, M. Julius Payer dans celles du Tyrol, ont vu que cette ligne variait suivant les années de 300 à 400 mètres. En général, on la trouve vers l’altitude de 3 000 mètres. Ces oscillations annuelles ne nous permettent pas de la considérer comme une ligne fixe et invariable pouvant remplacer l’ancienne ligne des neiges éternelles. L’existence de celle-ci dans les régions arctiques, au Spitzberg, au Groenland, à la Nouvelle-Zemble, n’est pas mieux établie. Dans ces parages, la neige fond au bord de la mer pendant l’été et ne persiste à l’état de névé que dans des fentes ou des cavités. Souvent elle disparaît sur les pentes découvertes ou tournées vers le midi jusqu’à 100 mètres au-dessus de la mer, et au Spitzberg quelquefois jusqu’à 300 mètres. La limite des neiges éternelles est donc une conception de l’esprit engendrée par une trompeuse apparence et qui ne correspond pas à la réalité. Tous les calculs mathématiques auxquels elle a donné lieu sont de pure fantaisie. En effet, la neige fondant par en dessous au contact du sol échauffé par les rayons solaires, la couleur et la conductibilité du sol pour la chaleur jouent un rôle prépondérant dans le phénomène. La neige fond plus vite sur un terrain noir que sur un terrain de couleur claire ; or comment faire entrer l’influence de la couleur dans un calcul mathématique ? Il n’y a donc pas de ligne des neiges éternelles, il n’y a qu’une hauteur variable à laquelle le névé persiste toute l’année comme celui qui constitue les avalanches tombées au printemps dans les basses vallées des Alpes et des Pyrénées, où elles forment sur les torrens des ponts solides que l’on traverse pendant tout l’été. Je suis heureux de pouvoir invoquer sur ce point l’autorité d’un savant autrichien, le lieutenant J. Payer [2], qui, après avoir exploré les montagnes du Tyrol, a pris part à plusieurs campagnes dans les régions arctiques et dirigé, avec le capitaine Edouard Weyprecht, de Trieste, l’expédition austro-hongroise à laquelle nous devons la découverte de l’archipel François-Joseph, qui s’étend entre la Nouvelle-Zemble et le Spitzberg, du 80e au 83e degré de latitude. Ce sont les terres les plus rapprochées du pôle qui aient été explorées par les voyageurs arctiques. Les grands glaciers, avons-nous dit, descendent bien au-dessous de la ligne des névés ; leur progression, comparable à celle d’une rivière qui coule sur une faible pente, est un fait avéré depuis longtemps. Les causes de cette progression, méconnues par L. Agassiz et J. Forbes, ont été élucidées par Tyndall [3]. Pour lui, le poids des masses supérieures du glacier pressant sur les inférieures est la cause unique de leur progression ; il a montré de plus que la glace des glaciers est non pas plastique, comme le voulait Forbes, mais éminemment compressible, c’est-à-dire susceptible de diminuer de volume quand on la comprime et de prendre la forme du moule dans lequel on l’emprisonne. Sous cette pression, les parties séparées par des fentes ou des lacunes se resoudent et redeviennent une masse compacte et continue. Un géomètre anglais, M. Moseley, a cherché à faire intervenir comme facteur de la progression des glaciers les changemens de température des molécules de glace, dont la chaleur, transformée en mouvement, serait la cause principale de cette progression. Il s’appuie sur ce fait, que ces masses marchent plus vite en été qu’en hiver, et s’appuie sur des expériences personnelles exécutées dans le laboratoire. Les conclusions de ces calculs ont été réfutées par MM. Croll et Ball, qui supposent que le rôle de la chaleur, incontestable, mais inconnu, n’est qu’un adjuvant secondaire de la pesanteur. Le mode d’action de la température réclame donc l’attention des physiciens sédentaires et de ceux qui transportent leurs instrumens sur les glaciers eux-mêmes pour en étudier directement les phénomènes. La progression plus rapide des glaciers pendant l’été et leur immobilité relative pendant l’hiver sont la cause des oscillations annuelles. En effet, pendant l’été, le glacier avance, mais en même temps il fond ? la fusion contre-balance les effets de la progression. Si l’été est chaud, si des neiges abondantes tombées pendant l’hiver n’ont pas réparé les pertes que le glacier a subies pendant l’été, alors il semble reculer et remonter pour ainsi dire dans le couloir qui lui sert de lit ; c’est le phénomène dont nous sommes témoins en Suisse et en Savoie depuis vingt ans. En 1854, le glacier des Bossons dans la vallée de Chamounix s’était tellement avancé qu’il menaçait le village du même nom ; mais depuis cette époque, les hivers n’ayant pas été neigeux, les étés au contraire assez chauds, tous les glaciers des Alpes ont reculé. On ne les voit plus descendre dans les vallées au milieu des forêts, menaçant d’envahir les prairies et les cultures, tous se sont retirés dans leurs couloirs, et devant eux s’étend une surface dépourvue de toute végétation, nivelée, polie, striée et recouverte de pierres et de blocs. La moraine profonde, autrefois ensevelie sous le glacier, est maintenant à nu. En même temps que le glacier a reculé, la partie superficielle a fondu, le niveau s’est abaissé ; c’est ce qu’on nomme l’ablation. En 1865, j’ai constaté qu’elle était de 20 à 25 mètres pour la Mer de glace au Montanvert ; l’été dernier, j’ai reconnu qu’elle dépassait 30 mètres sur le glacier d’Aletsoh, près de la Belalp. Au lieu de remplir son lit comme autrefois, ce grand glacier, semblable à une rivière près de son étiage, était dominé par deux escarpemens de rochers polis, striés et recouverts des débris qu’il y avait abandonnés. Jadis on montait sur le glacier pour le traverser, aujourd’hui on descend. Peut-être serons-nous témoins à la fin du siècle d’une nouvelle progression des glaciers. Le dernier hiver a été très neigeux, et, si l’été prochain n’est pas chaud, les glaciers avanceront. Une série d’hivers pareils à celui-ci, suivis d’étés courts et froids, les ramèneraient en quinze ou vingt ans au point qu’ils avaient atteint en 1854 et peut-être à celui où ils étaient arrivés en 1818, le plus extrême qui ait été positivement constaté. MM. Dufour et Forel, étudiant le glacier du Rhône, ont trouvé en 1870 que l’ancienne moraine de 1856 de ce glacier était de 320 mètres en avant de son extrémité inférieure, et celle de 1818 en était éloignée de 420 mètres. Tous les voyageurs qui s’arrêteront à l’excellent hôtel qui les avoisine, après avoir franchi la Meyenwand, traversé la Furca ou remonté la vallée du Haut-Valais, pourront s’en assurer par eux-mêmes. M. Venance Payot a constaté de son côté que le glacier des Bossons dans la vallée de Chamounix avait reculé en quarante-sept ans (de 1818 à 1865) de 480 mètres. La plupart des glaciers avancent ou reculent d’un pas lent et uniforme ; il en est cependant qui, grâce à des circonstances topographiques spéciales, se précipitent quelquefois avec une rapidité inusitée et donnent lieu à des catastrophes subites : tel est le Vernagtferner, au haut de la vallée d’Oetz, dans le Tyrol autrichien. Ce glacier, glissant sur une pente très forte, progressait dans l’été de 1845 avec une vitesse de 10 mètres par jour ; il barra la vallée, un lac se forma, et deux fois par an il se vidait et grossissait d’une manière inquiétante les eaux du torrent qui parcourt l’Oetzthal. Plus curieux et plus redoutable encore est le glacier de Devdorok : il descend sur le versant nord du Kasbek, une des sommités les plus élevées du Caucase, et s’arrête à 2 300 mètres au-dessus de la mer. Émissaire d’un vaste cirque de névé, il glisse sur une forte pente dans un couloir étroit pour s’élargir de nouveau dans une vallée dont l’extrémité inférieure aboutit à une gorge resserrée par où s’échappe le torrent du glacier. comme celui de Zmutt au haut de la vallée de Zermatt en Valais, il est presque entièrement couvert de débris et de blocs tombés des montagnes voisines. Quand le glacier s’accroît outre mesure, la gorge située en aval ne saurait donner issue à la glace amoncelée ; celle-ci forme un barrage qui arrête le cours du torrent ; les eaux, retenues par cette digue infranchissable, s’accumulent sous le glacier et dans les crevasses qui le traversent ; des craquemens intérieurs se font entendre ; le torrent change de couleur, passant du blanc au jaune et au noir, et il arrive un moment où la débâcle a lieu. Alors un mélange d’eau, de glace, de pierres et de boue se précipite à travers la gorge, atteint la vallée du Terek, et intercepte la grande route stratégique par laquelle la Russie communique, à travers le Caucase, avec la Géorgie. Dubois de Montpereux a vu en 1834 les restes de l’avalanche de 1832 : ils formaient encore sur les côtés de la route deux escarpemens puissans, composés de fragmens de glace, de blocs de rochers et de cailloux qui, se détachant sous l’influence du dégel, menaçaient la vie du voyageur. Les eaux invisibles du Terek grondaient sous ces amas, à travers lesquels elles s’étaient frayé un passage souterrain sans pouvoir les entraîner. La circulation fut interrompue pendant deux ans. Une nouvelle débâcle eut lieu le 24 novembre 1842 ; mais elle n’atteignit pas la vallée du Terek. Le 20 juillet 1855, la masse de glace se sépara du glacier, elle s’élevait de 213 mètres de hauteur à l’entrée de la gorge ; l’eau n’eut pas la force de l’entraîner. Tels sont les faits que les observations de Kplenati, du colonel du génie Statkowski, de M. Ernest Favre, de Genève, et de M. Abich ont successivement révélés et éclaircis. La neige, avons-nous dit répare pendant l’hiver les pertes que le glacier a faites pendant l’été par suite de sa fusion et de son évaporation. La théorie indiquait un autre mode de réparation ; mais l’expérience n’avait pas parlé, et toute estimation numérique était impossible. Cette lacune vient d’être comblée. Les glaciers sont d’immenses réfrigérants, car la température de leur surface est toujours à zéro ou au-dessous de zéro. De même qu’une carafe d’eau frappée se couvre de rosée pendant l’été, de même les glaciers doivent condenser et condensent en effet la vapeur d’eau dont l’atmosphère est toujours chargée. Deux professeurs de l’académie de Lausanne, MM. Dufour et A. Forel, ont voulu se rendre compte de l’importance de cette condensation. Après des expériences préalables faites au bord du lac Léman avec des bassins de cuivre remplis de fragmens de glace et ayant 200 centimètres carrés de surface, ils se sont transportés sur le glacier du Rhône en juillet 1870. Leur premier soin fut de creuser une grotte dans la paroi verticale d’une crevasse, afin de mettre leur balance à l’abri du vent ; puis ils ont repris les expériences des bords du lac dans l’atmosphère même qui baigne la surface du glacier. L’augmentation de poids du bassin, rempli de glace, exposé à l’air pendant un temps variable, leur indiquait la quantité de vapeur d’eau condensée par la glace et déposée à sa surface sous forme liquide. La température de l’air a varié entre 4° et 11° au-dessus de zéro, et l’humidité relative ou fraction de saturation entre 53 et 88 pour 100. Les résultats généraux de ces pesées sont que, dans les conditions au milieu desquelles on a opéré, il se dépose en moyenne chaque heure 150 grammes ou centimètres cubes d’eau par mètre carré à la surface du glacier, savoir 150 mètres cubes d’eau par kilomètre carré. Or, la surface totale du glacier du Rhône étant de 23 kilomètres carrés, il en résulte qu’elle condensait en une heure 3 450 mètres cubes d’eau qui s’écoulaient avec celle due à la fusion de la glace ou bien s’ajoutaient à la masse du glacier en se congelant pendant la nuit. Transportés à l’ensemble des glaciers du bassin du Rhône dans le Valais, dont la surface totale est de 1 000 kilomètres carrés environ, ces résultats annonceraient une condensation de 150 000 mètres cubes d’eau par heure, et en une année une quantité égale à 1/7 du débit du Rhône à sa sortie du lac Léman ; or ce débit a toujours été trouvé supérieur à la quantité de pluie et de neige tombées pendant le cours de l’année sur le bassin helvétique du Rhône depuis sa source jusqu’à Genève. Ajoutons que la chaleur latente dégagée par la vapeur d’eau qui se condense à la surface du glacier contribue encore à favoriser la fonte de la glace et à augmenter le volume des sources du Rhône. On voit par cet exemple quel rôle considérable des effets physiques, minimes en apparence, jouent dans l’économie de la nature, puisque la seule condensation de la vapeur d’eau atmosphérique par la glace des glaciers augmente d’un septième le débit d’un fleuve tel que le Rhône. La distribution géographique des glaciers actuels, leur présence ou leur absence dans les différentes régions du globe, sont des élémens très importans pour l’appréciation des conditions topographiques et climatologiques de leur développement. Ces études comparatives peuvent seules nous dévoiler les causes de l’ancienne existence des glaciers dans les contrées où ils n’ont laissé que les traces d’un séjour temporaire plus ou moins prolongé. M. Siegfried, de Zurich, a fait la statistique des glaciers actuels de la Suisse, du Tyrol et de la Savoie. C’est un manuel [4] interfolié de pages blanches où les membres du club alpin suisse pourront consigner leurs observations. Chaque notice particulière renferme tous les élémens connus. Faire le même travail pour les glaciers du Dauphiné et des Pyrénées est une tâche qui incombe au club alpin français, nouvellement constitué à Paris à l’imitation de ceux de l’Angleterre, de la Suisse, de l’Autriche et de l’Italie. Les études topographiques de MM. Tuckett et Bonney ont déjà posé les premiers jalons [5]. Une carte du Mont-Blanc a été publiée en 1865 par M. Mieullet, capitaine d’état-major ; une autre est due à un savant irlandais, M. Adams-Reilly. Bientôt nous verrons paraître une nouvelle carte due à M. Viollet-Le-Duc. Ses études poursuivies pendant sept ans autour du Mont-Blanc et son talent exceptionnel comme dessinateur nous feront connaître exactement le relief et la physionomie de ce massif, le plus important de l’Europe centrale [6]. Une autre carte de M. Adams Reilly nous donne une idée de l’ensemble des glaciers appuyés sur le revers méridional du Mont-Rose, ce rival du Mont-Blanc. M. Julius Payer, officier autrichien, qui s’est illustré depuis dans plusieurs expéditions arctiques, a publié [7] deux cartes des glaciers de l’Ortler, le groupe culminant, des Alpes tyroliennes ; elles sont accompagnées du récit des ascensions que ces travaux topographiques ont nécessitées. Enfin c’est dans les régions circumpolaires arctiques que les voyages récens des Suédois, des Américains, des Allemands et des Autrichiens nous ont révélé l’énorme développement que les glaciers peuvent acquérir sous l’influence des circonstances météorologiques les plus favorables à leur accroissement. Ces régions sont la fidèle image de l’époque glaciaire qui a régné si longtemps dans les zones tempérées de l’Europe et de l’Amérique. Un fait important a été reconnu par Rink, Nordenskiœld et Whymper, c’est que le Groenland méridional forme un immense plateau s’étendant de la baie de Baffin à la Mer-Glaciale, et que ce plateau est recouvert d’une calotte de glace continue dont les glaciers qui arrivent de la mer ne sont que les émissaires. Ainsi des glaciers peuvent s’établir sur des surfaces unies, ils n’ont pas besoin de s’arc-bouter contre des chaînes de montagnes et de descendre, comme on le croyait autrefois, le long de couloirs inclinés. On comprend donc très bien que les plaines de l’Amérique du Nord, de l’Angleterre et de l’Irlande aient été envahies jadis par des glaciers, quoiqu’ils n’eussent pas eu derrière eux comme point d’appui une chaîne de montagnes élevées. Dans les parties les plus septentrionales de la côte orientale du Groenland explorées jusqu’ici, c’est-à-dire entre le 73° et le 77° degré de latitude, le pays est plus accidenté, et les montagnes atteignent de 2 000 à 4 000 mètres. On s’est même demandé si le pays tout entier n’était pas un archipel de grandes îles séparées par des détroits, mais réunies par des glaciers. En effet, le 11 août 1870, le navire la Germania a pénétré dans un golfe ou fiord étroit et profond, situé sous le 73° degré de latitude. D’immenses glaciers couvraient les montagnes. La plupart étaient suspendus au-dessus de falaises escarpées qui semblaient couronnées d’un diadème étincelant sous la froide lumière du jour perpétuel des étés polaires ; abritées des vents du large, les eaux tranquilles du fiord réfléchissaient comme un miroir les cimes d’alentour. Un morne silence régnait dans se canal étroit et sinueux où l’homme pénétrait pour la première fois. Seulement de temps en temps une avalanche de glace, détachée de l’un de ces glaciers aériens, se précipitait avec fracas dans la mer, l’eau jaillissait à une grande hauteur, une légère houle se produisait et balançait le navire pendant quelques instans, puis tout rentrait dans le calme. Assis dans une vallée entre deux montagnes, d’autres glaciers arrivaient jusqu’au rivage et s’avançaient dans la mer. Des portions entières de ces grands glaciers se détachent de la masse : entraînées par les marées et les courans, elles deviennent des îlots de glaces flottantes, chargées souvent des blocs erratiques qui formaient les moraines superficielles. Partout dans les régions circumpolaires des deux hémisphères, les navigateurs ont retrouvé ces glaciers. Dans l’archipel François-Joseph, le navire le Tegetthoff a passé les deux hivers de 1873 et de 1874, emprisonné loin de la côte et soulevé par une banquise de glace ayant 12 mètres d’épaisseur. La nuit hibernale dura 125 jours, régnant sans discontinuité du 22 octobre au 24 février. Le froid atteignit 50 degrés au-dessous de zéro. Dans ces îles, les glaciers remplissaient toutes les vallées et bordaient quelquefois la mer sur une longueur de 100 kilomètres. L’œil attristé n’apercevait que neige, glace ou névé ; les escarpemens même des rochers qui en sont ordinairement dépourvus étaient recouverts d’un verglas qui en dessinait exactement les formes. Quelques herbes rabougries, derniers représentans de la flore polaire, végétaient misérablement entre les pierres, mais ne voilaient jamais la nudité du sol. La vie animale persistait seule : l’ours polaire, les phoques, les morses, les renards bleus et les lièvres blancs résistent à ces affreux hivers. Ces animaux ont été le salut des intrépides explorateurs, et la chair de 67 ours tués sur la glace les a préservés des atteintes mortelles du scorbut. Loin de se laisser abattre, les officiers ont continué leurs observations pendant les deux hivers à la lueur des aurores boréales, exploré l’archipel dans deux excursions en traîneaux attelés de chiens esquimaux, et planté le 12 avril 1874 le drapeau autrichien au-delà du 82° degré-de latitude ; mais, sous peine de passer un troisième hiver dans les glaces, ils durent abandonner le navire le 20 mai 1874 et regagner à travers mille périls la Nouvelle-Zemble, d’où un pêcheur russe les ramena en Norvège. La ville de Vienne a fait à ces braves marins et à ces savans dévoués un accueil enthousiaste ; cette réception honore à la fois ceux qui l’ont méritée et ceux qui payaient ainsi la dette de la science et de l’humanité tout entière. L’une et l’autre profiteront des travaux de ces intrépides voyageurs, dont de dévoûment s’a pas reculé devant les ennuis, les fatigues, les privations et les dangers inséparables d’une mission comme celle qu’ils s’étaient volontairement imposée. II. — Ancienne extension des glaciers. Il y a trente-cinq ans, lorsque Charpentier, Agassiz et leurs collaborateurs soutenaient quee les glaciers de la chaîne des Alpes étaient descendus vers le nord, dans les basses vallées de la Suisse, et avaient pénétré dans le Jura, tandis qu’ils s’étendaient vers le sud dans les plaines du Piémont et de la Lombardie, un sourire d’incrédulité accueillit cette affirmation téméraire, qui était en opposition formelle avec les traditions les plus sacrées de la géologie officielle. Tous les maîtres de la science, — Constant Prévost, de Humboldt, d’Omalius d’Halloy et Charles Lyell exceptés, — condamnaient sans appel les novateurs, mais se gardaient bien d’aller contrôler dans les Alpes les faits qu’ils avaient signalés. Aujourd’hui personne ne conteste plus l’ancienne extension des glaciers alpins, et même on reconnaît que les limites assignées par les premiers observateurs étaient beaucoup trop restreintes. Nous savons, par les études persévérantes de MM. Lory, Benoit, Chantre et Falsan, que les glaciers des Alpes franchissant le Jura descendaient jusqu’au Rhône entre Lyon, Vienne et au-delà. Une association s’est formée en Suisse, en Savoie et en France pour assurer la conservation des blocs erratiques, témoins et monumens de cette ancienne extension. Ne méritent-elles pas en effet d’être classées à l’instar des monumens de l’art, ces pierres gigantesques transportées du haut des Alpes jusque dans les plaines des pays environnans ? Bien autrement anciennes que les dolmens et les pierres levées des druides, avec lesquels on les a souvent confondues, elles sont les témoins muets d’une époque géologique circonscrite aujourd’hui dans les régions circumpolaires du globe. Bientôt les géologues suisses pourront délimiter avec la plus grande rigueur les domaines respectifs des différens glaciers qui ont envahi leur pays : chacun d’eux en effet charriant des blocs de nature diverse, il est facile de les suivre pas a pas quand on sait à quel massif appartient la roche qui les a fournis. C’est ainsi que l’euphotide ou gabbro, qui n’existe que dans la vallée de Saas en Valais, caractérise le domaine du glacier du Rhône, et, comme cette roche se retrouve à l’état erratique depuis Genève jusqu’à Bâle, on peut affirmer que ce glacier couvrait toute cette lisière de la plaine suisse qui borde le pied du Jura. Le glacier de l’Arve, plus petit, intercalé comme un coin entre ceux du Rhône et de l’Isère, se signale immédiatement aux yeux de l’observateur par ses gros blocs de protogine du Mont-Blanc. Il en est ainsi de tous les autres anciens glaciers ; l’analyse minéralogique de leurs blocs erratiques permet de les distinguer entre eux et de remonter de leur gisement actuel à leur gisement originaire. M. Alphonse Favre, centralisant les études partielles des géologues suisses, prépare une carte générale qui nous représentera la surface de l’Helvétie telle qu’elle était à l’époque glaciaire. Celle de MM. Chantre et Faisan nous montrera l’épanouissement terminal de ces glaciers associés avec ceux du Jura dans les montagnes du Bugey et les plaines bressanes. Tous les voyageurs qui ont fait, même en chemin de fer, le trajet de Milan à Vérone, ont pu remarquer une succession de collines qui semblent former les derniers échelons de la chaîne des Alpes expirant dans les plaines de la Lombardie. Semblables à des barrages successifs alignés le long des lacs Majeur, de Varese, de Côme, d’Iseo et de Garde, ces collines, séparées par des vallées à fond plat, des petits lacs, des marais et des tourbières, sont les moraines terminales des grands glaciers qui descendaient jadis du versant méridional de la chaîne comprise entre le Mont-Rose et le Saint-Gothard. Redoutes naturelles, elles ont été le théâtre des batailles de Castiglione, Lonato, San-Martino et Solferino. L’aspect général de ce pays est celui que M. Desor [8] a désigné sous le nom de paysage morainique, conservant les mêmes traits dans la Brianza milanaise entre Côme et Lecco, — près de Thun en Suisse du côté de Stockhorn ; au nord de Lindau, sur les bords du lac de Constance, — aux environs de Salzbourg en Tyrol, et au pied des Pyrénées autour du lac de Lourdes. MM. Zollikofer, Omboni et de Mortillet avaient déjà donné une esquisse de ces anciennes moraines, dont les géologues italiens nous doivent la monographie détaillée. Une découverte récente vient ajouter à l’intérêt qu’elles ont toujours éveillé. Transportons-nous à l’extrémité méridionale de la branche occidentale du lac de Côme à la station de Camerlata, tête de la ligne de Côme à Milan. Une série de collines presque parallèles entre elles s’étendent de l’est à l’ouest. Sur une de ces collines, le docteur Casella de Côme et le marquis Rosalès Sigalini, amateur de géologie, habitant le château d’un village voisin appelé Bernate, découvrirent, au milieu d’excavations creusées pour extraire du sable, un gisement de coquilles admirablement conservées. La colline est une ancienne moraine : blocs erratiques, cailloux rayés originaires des Alpes, boue glaciaire et sable résultant de la trituration des roches, rien n’y manque. Après MM. Stoppani, Desor et Schimper, de Strasbourg, j’ai pu constater que le doute n’était pas possible. Les coquilles furent soumises à l’examen de paléontologistes compétens qui tombèrent d’accord pour reconnaître dans les 51 espèces trouvées 20 espèces vivantes encore dans la Méditerranée [9] et 31 éteintes [10], mais appartenant à la faune pliocène [11]. Cette abondance de fossiles pliocènes éveilla des doutes, on se demanda si ces coquilles avaient été trouvées sur une vraie moraine ou empruntées au terrain pliocène sous-jacent. Sous ce nom, les géologues anglais et français désignent un terrain très moderne, le dernier qui ait été déposé par les eaux marines. Les géologues italiens l’appellent sub-apennin, car il règne tout le long de la chaîne des Apennins ; c’est lui qui forme les collines de l’Astesan en Piémont, des environs de Bologne, de Sienne, etc. Il a été déposé par une mer aujourd’hui disparue, et se compose de sables, de poudingues et de marnes bleues. Les coquilles que renferment ces dépôts annoncent une mer chaude d’une température égale ou supérieure à celle de la Méditerranée. La moraine dont nous avons parlé était donc une moraine sous-marine déposée par les glaciers des Alpes dans la mer pliocène. Tout le prouve : en effet, ces coquilles ont vécu sur le lieu même où on les observe actuellement, elles n’ont point été déplacées, ni roulées par les vagues, car les angles n’en sont pas émoussés, les arêtes sont vives, les épines intactes. Des cailloux de calcaire alpin qui les accompagnent ont été perforés par des pholades. Ainsi donc non-seulement l’ancien glacier arrivait au bord de la mer, mais encore il la surplombait et y déposait sa moraine terminale, comme le font encore les glaciers du Spitzberg et de la Nouvelle-Zemble. Non loin de Côme, aux environs de Balerna, à l’extrémité méridionale du canton du Tessin, M. Stoppani a étudié les marnes pliocènes et a vu que le terrain glaciaire reposait immédiatement sur elles. On ne sera pas surpris de l’incrédulité des géologues lorsqu’ils eurent vent de cette découverte inattendue. En effet, dans les deux hémisphères les glaciers ne descendent jusqu’au bord de la mer que dans les régions les plus froides du globe, celles qui entourent les deux pôles ; mais ici nous sommes en présence d’une moraine sous-marine, déposée dans une mer d’une température qui se rapproche de celle de la Méditerranée. Tous les fossiles trouvés dans cette moraine ont le caractère des coquilles des mers tempérées actuelles. Comment comprendre que l’ancien glacier descendu des Alpes ait pu se maintenir avec un climat aussi chaud ou plus chaud que le climat actuel du nord de l’Italie ? Quelques considérations climatologiques affaibliront les doutes soulevés par la découverte de M. Rosalès sans les dissiper entièrement. Les climats les plus favorables à l’extension des glaciers sont incontestablement les climats très froids : les régions circumpolaires le démontrent suffisamment ; mais ces fleuves de glace peuvent prendre un accroissement considérable, si le climat, sans être très froid, est très neigeux en hiver et peu chaud en été. C’est un climat de ce genre qui règne à la Nouvelle-Zélande. Une arête de montagnes règne dans toute la longueur de deux îles, les sommets s’élèvent jusqu’à 3 000 et 4 000 mètres de hauteur : elles sont chargées de glaciers qui descendent jusqu’à 500 mètres seulement au-dessus de la mer, entourés à leur extrémité inférieure de fougères en arbre, avec des Dracœna, des Metrosideros, des Aralia, le Phormium tenax ou lin de la Nouvelle-Zélande, végétaux qui ne supportent pas les hivers de la Provence ou de la Lombardie. Aussi un géologue distingué, M. Henri Lecoq [12], soutenait-il déjà en 1847 qu’un climat humide et neigeux en hiver, avec ciel couvert en été, favorise plus efficacement la réparation hibernale et la progression estivale des glaciers qu’un climat très froid et très sec pendant toute l’année. Le nord de la Sibérie en est un exemple ; il y tombe peu de neige en hiver, aussi ce pays si froid est-il dépourvu de glaciers. Ainsi on comprend qu’à un certaine époque géologique, lorsque la mer pliocène baignait le pied des Alpes et des Apennins, le climat du nord de l’Italie fût analogue à celui de la Nouvelle-Zélande. Alors les lacs du versant méridional des Alpes, lacs Majeur, de Côme, d’Iseo, de Garde, étaient des fiords semblables à ceux de l’Ecosse et de la Norvège, dont ils ont conservé la forme. Les glaciers qui en occupaient la place ont reculé peu à peu, la plaine lombarde a émergé au-dessus des flots, les anciens fiords, séparés de la mer, sont devenus des lacs comme le Maelar, le Wenern et le Wettern de la Suède méridionale. Les glaciers se sont retirés lentement dans les montagnes, où nous les admirons comme les témoins amoindris d’une époque disparue. En France, on a également poursuivi les études sur la période glaciaire, inaugurées dès 1839 dans la chaîne des Vosges, où les traces en sont évidentes. Toutes les vallées des Pyrénées portent l’empreinte plus ou moins visible du passage des glaciers. Après celle d’Argelez décrite la première, elles ont été toutes explorées sous ce point de vue. Les limites extrêmes n’en sont pas encore bien fixées. Dans cette chaîne comme dans celle des Alpes, on se trouve en présence des mêmes difficultés. Il y a eu au moins deux périodes glaciaires continentales, la première plus étendue que la seconde. Les limites de celle-ci sont parfaitement reconnaissables : ce sont des moraines frontales bien caractérisées, celle d’Adé par exemple. La limite extrême de la première est plus difficile à reconnaître ; les accumulations de terrain de transport que l’on trouve au-delà des moraines de la seconde période n’affectent plus la même forme. A la fonte de ces vastes nappes de glace, les matériaux meubles ont été transportés, roulés et remaniés par les eaux, les formes morainiques ont disparu, et il faut une grande attention et un examen répété pour distinguer un terrain glaciaire d’un terrain purement diluvien. Cela est surtout difficile au pied des Pyrénées, où les courans produits par la fonte des glaciers ont joué un rôle considérable et laissé après eux des cônes de déjection d’une grandeur inusitée que M. Cézanne a signalés le premier. Le plateau de Lannemezan, parallèle aux Pyrénées de Saint-Gaudens à Pau, se compose de sables et d’argiles contenant des blocs erratiques pyrénéens. Doit-on le considérer comme une ancienne moraine ? Y a-t-on reconnu des cailloux rayés, de la boue glaciaire, des ossemens de renne ou de rhinocéros laineux ? Peut-on affirmer en un mot que les eaux n’ont eu qu’une faible part à la formation de cette longue digue qui longe le pied des Pyrénées ? Des observations faites avec la même patience et la même sagacité que celles de MM. Chantre et Faisan aux environs de Lyon lèveraient tous les doutes à cet égard, Il y a des terrains de transport purement diluviens : les glaciers ne les ont pas formés ; seulement ils ont fourni les cailloux et le sable accumulés préalablement dans leurs moraines et l’eau, résultat de leur fusion. Ces terrains doivent être soigneusement distingués des dépôts glaciaires dont les matériaux ont été apportés et déposés directement par le glacier. Sans doute celui-ci est toujours en fusion pendant l’été, l’eau ruisselle à la surface, circule dans l’intérieur et sourd au-dessous de lui, il donne naissance à un torrent qui devient quelquefois un fleuve ; mais les effets dynamiques de l’eau sont faibles relativement à la puissance de transport et d’érosion de la glace solide. Si l’on ne restreignait pas la définition de la moraine, comme je propose de le faire, la Crau d’Arles serait une moraine, car ses cailloux ont été empruntés aux dépôts glaciaires qui remplissent la vallée de la Durance, et ces cailloux ont été en outre charriés par les eaux provenant de la fonte des glaciers alpins. Ce serait donc un étrange abus de mots d’appeler moraines les dépôts diluviens qu’on rencontre dans les vallées et les plaines de tous les pays ; aussi me permettrai-je de conseiller aux jeunes géologues désireux d’éviter ces méprises d’étudier d’abord attentivement les glaciers actuels avant de chercher à déchiffrer les traces souvent obscures et équivoques de ceux qui les ont précédés. C’est en suivant cette méthode logique et rigoureuse que Venetz, Charpentier, Agassiz, Desor, Tyndall et leurs collaborateurs ont porté la conviction dans les esprits les plus rebelles aux nouveautés scientifiques. Les habiles géologues qui ont successivement décrit les montagnes de l’Auvergne ont cru pendant longtemps qu’elles avaient toujours été exemptes de glaciers. Ils inféraient de l’absence des traces qu’ils laissent après eux que, si ceux-ci avaient jadis existé, ces traces avaient dû être effacées par les éruptions volcaniques et les coulées de lave qui ont rempli les vallées. Cependant MM. Delanoue, Jullien et Ed. Collomb ont vu des moraines bien caractérisées aux environs de Murat, dans la vallée de l’Alagnon, et ailleurs des preuves d’une plus grande extension : découverte intéressante en ce qu’elle démontre que les dernières éruptions volcaniques auxquelles le pays doit son relief actuel sont encore antérieures à l’époque glaciaire. Par leur latitude plus méridionale et leur faible élévation, les Cévennes et les montagnes de la Lozère semblaient devoir échapper à l’invasion glaciaire. Cependant, en cherchant sur la carte de l’état-major la vallée dont l’orientation et la forme devaient favoriser le mieux l’établissement d’un glacier dans les montagnes de la Lozère, je me décidai par des motifs purement théoriques pour la vallée de Palhères, au-dessus de Villefort, et j’y rencontrai en effet les preuves les plus incontestables de l’ancienne existence d’un petit glacier qui remplissait autrefois le cirque qui termine la vallée au pied du mont Lozère, élevé de 1,718 mètres au-dessus de la mer. M. Fabre, garde-général des forêts, a reconnu également que le plateau de l’Aubrac était autrefois couvert d’une calotte de glace dont les émissaires descendaient dans les vallées voisines. Depuis longtemps, on avait signalé autour du massif granitique du Morvan, dont l’altitude ne dépasse pas 800 mètres, des blocs erratiques venus de loin, et au pied du massif, près de Pont-Aubert, sur les confins du département de l’Yonne, des accumulations de sable et de cailloux qui rappelaient la position, les formes et la composition d’une moraine terminale. Antérieurement les géologues parisiens avaient remarqué dans le diluvium ou terrain de transport aqueux de Grenelle et d’autres localités voisines des blocs assez gros de granité du Morvan encore anguleux et d’autres roches étrangères au bassin parisien. Le limon qui recouvre les plateaux des environs de Paris offre beaucoup d’analogie avec le loess de la vallée du Rhin, dont l’origine glaciaire n’est pas douteuse ; des cailloux rayés ont été signalés dans ce limon parisien. Enfin à Padole et à Champceuil, près de Laferté-Aleps, M. Belgrand a reconnu, en dirigeant le tracé de l’aqueduc de la Vanne, que d’épaisses plaques de grès de Fontainebleau, recouvrant des collines de sables du même nom, étaient sillonnées par des stries rectilignes, sensiblement parallèles entre elles, et recouvertes sur une longueur de 40 à 50 mètres d’une mince couche de limon rouge. M. E. Collomb, si compétent en pareille matière, n’a pas hésité à reconnaître dans ces sillons superficiels des stries burinées par un glacier se mouvant suivant une direction perpendiculaire à la vallée de la Seine, qui probablement n’était pas encore creusée à cette époque. Enfin on a extrait des fondations de plusieurs maisons du faubourg Saint-Germain des blocs anguleux rappelant les blocs erratiques. Devons-nous admettre que l’humble Morvan, jouant le rôle des Alpes et des Pyrénées, ait jadis nourri des glaciers qui seraient venus jusqu’à Paris ? Je n’ose l’affirmer. Peut-être suis-je devenu conservateur avec l’âge après avoir été jadis l’une des sentinelles avancées de la petite phalange qui combattait en 1846 pour l’ancienne extension des glaciers contre la coalition de toutes les forces géologiques de l’Europe. Je ne sais, mais ma conviction n’est pas entière, et j’attends avec confiance le jour où l’on pourra dire sans hésitation si Paris repose sur un terrain glaciaire, ou bien si l’eau seule a charrié les cailloux qui remplissent le bassin de la Seine. La Scandinavie tout entière, le Danemark y compris, a été envahie par les glaces pendant la période de froid. Comment s’en étonner quand on sait que cette grande péninsule touche aux régions arctiques où l’ère glaciaire règne encore ? Partout où la végétation ne les a pas envahis, on voit des rochers arrondis, moutonnés, polis et striés portant des blocs erratiques et entourés d’amas de cailloux rayés, de sable et de boue, résultat de la trituration des roches par les glaciers. M. Erdmann [13] a publié une carte de la partie méridionale de la Suède destinée à montrer que cette boue glaciaire couvre la plus grande partie de la péninsule ; celle-ci s’étant affaissée en partie sous la mer, cette boue a été remaniée par les eaux et contient de nombreuses coquilles qui presque toutes se retrouvent vivantes au Spitzberg et au Groënland. Observées d’abord à Udevalla, près de Gothembourg, ces coquilles se retrouvent en Dalecarlie jusqu’à 500 mètres au-dessus de la mer ; elles marquent probablement la limite extrême de l’affaissement, ou, pour employer l’expression anglaise, de la subsidence du pays au-dessous de la mer. En émergeant de nouveau pour arriver à son niveau actuel, la côte suédoise a soulevé avec elle cette boue glaciaire, et des bancs de cailloux roulés mêlés de coquilles et chargés de blocs erratiques déposés par les glaces flottantes ; ce sont les Oesars, collines qui se prolongent au loin, et portent souvent une église ou un château, celui d’Upsal par exemple. Ces Oesars, véritables formations littorales, semblent indiquer, suivant M. Erdmann, que la Baltique communiquait pendant la période glaciaire avec la Mer du Nord dans la direction de Stockholm à Gothembourg. Le long fiord appelé lac Maelar, qui s’étend de Stockholm à Koping, celui de Hjelmaren, près d’Orebro, et les lacs Wettern et Wenern sont les restes de cette mer intérieure. On y pêche encore des crustacés dont les générations successives se sont modifiées et habituées à vivre dans l’eau douce, tandis que leurs ancêtres étaient de véritables animaux marins. Ainsi, pendant et après l’époque glaciaire, la distribution des terres et des mers et leur niveau relatif ont changé. L’état actuel lui-même, si l’on juge de l’avenir par le passé, n’est probablement que temporaire et non définitif, comme on le croit généralement. Ces changemens de niveau, ces subsidences et ces émergences de grands continens ou de grandes îles pendant et après la période de froid, ne sont pas particulières à la péninsule Scandinave. L’Angleterre, l’Ecosse et l’Irlande nous offrent des exemples semblables, que les savans de ces pays nous ont successivement révélés. On a vu que le même phénomène s’est produit au pied des Alpes, dans la plaine lombarde, qui n’était pas émergée pendant l’époque glaciaire. Ces dénivellations, modifiant la distribution des terres et des mers, ont amené des modifications concomitantes dans le climat, et par suite le retrait ou l’extension des glaciers. Le professeur Heer, de Zurich, a donné le premier les preuves d’une époque interglaciaire dont le climat était assez semblable à celui qui règne en Suisse actuellement. En d’autres termes, il admet deux époques glaciaires, une première plus intense et peut-être plus longue, pendant laquelle les glaciers ont atteint leur maximum de développement : c’est celle où le glacier du Rhône s’étendait jusqu’à Lyon et Vienne en Dauphiné, — puis une seconde époque de moindre extension où il déposait ses derniers blocs erratiques sur les contreforts du Jura. Voici les faits qui ont servi de point de départ aux idées de M. Heer. En exploitant comme combustible les lignites de Dürnten et de Wetzikon, à l’extrémité orientale du lac de Zurich, on a reconnu que ces lignites avaient été formés par des essences existantes en Suisse, le sapin, le pin sylvestre, l’if, le mélèze, le bouleau, le chêne, accompagnés de plantes marécageuses également communes dans les environs. Au milieu de ces lignites se rencontraient des dents d’éléphant, un squelette presque complet de rhinocéros avec un bœuf fossile et des dents de l’ours des cavernes. Ces animaux, tous disparus, parcouraient des forêts et hantaient des marécages dont la végétation est identique à celle de la Suisse actuelle ; le climat par conséquent devait ressembler à celui qui règne aujourd’hui dans ce pays ; mais ces lignites et ces fossiles reposent sur un terrain glaciaire ancien bien caractérisé, et au-dessus se trouve celui qui recouvre la plaine suisse tout entière. La période de froid n’a donc pas été continue, elle a été interrompue par une phase pendant laquelle les glaciers se sont retirés, et ont permis à la végétation de reprendre possession du sol. Des travaux récens, dus aux frères Geikie, ont prouvé l’existence de ces deux époques en Ecosse. Le till ou argile avec cailloux rayés et coquilles glaciaires caractériserait la première période. Les terrasses et banquettes régulières indiqueraient une période d’affaissement pendant laquelle les glaciers arrivèrent au bord de la mer, où ils déposèrent des argiles plastiques, véritable boue glaciaire conte nant des coquilles arctiques ; puis la partie du sol immergée se souleva de nouveau, les glaciers reculèrent, et édifièrent dans les vallées les moraines superficielles qui les barrent encore actuellement. M. James Geikie ne craint même pas d’admettre dans les îles britanniques plusieurs époques interglaciaires parallèles à celles de l’Europe continentale [14]. On voit combien ces phénomènes très récens, géologiquement parlant, mais qui se perdent déjà dans la nuit des temps, sont compliqués et difficiles. L’observation attentive, suivie de l’analyse la plus sagace, suffisent à peine à les débrouiller. Les gens du monde s’étonneront donc moins si les questions qu’ils adressent aux géologues de la nouvelle école restent le plus souvent sans réponse, et si les explications partielles qui leur sont données se terminent habituellement par un point d’interrogation. Les géologues théoriciens étaient plus affirmatifs ; rien ne les arrêtait, ils parlaient de la création du monde comme s’ils y avaient assisté, racontaient l’histoire de notre planète depuis son origine jusqu’à nos jours, allumant les volcans, creusant les mers, soulevant les montagnes, inondant les continens. Romanciers scientifiques, ils accommodaient les faits à leurs théories, et niaient cette période glaciaire qui formait une dissonance fâcheuse dans l’harmonie de leurs conceptions systématiques ; abusés par leur imagination, ils croyaient savoir ce qu’en réalité on ignore encore complètement aujourd’hui. Toutefois leur labeur n’a pas été entièrement inutile, il a servi de leçon à la génération patiente et réservée qui leur a succédé. La géologie, pour parler le langage d’Auguste Comte, est sortie de sa période théologique pour entrer résolument dans celle de l’observation des faits, fécondée par des méthodes d’induction et de comparaison rationnelles. Les pays jadis occupés par les glaciers présentent çà et là des cavités singulières qui avaient déjà attiré l’attention des premiers observateurs ; ce sont les cavités désignées sous le nom de marmites de géant (giants kettles). Imaginez un trou vertical en forme de cône renversé à ouverture circulaire ou elliptique creusé dans la roche vive et contenant des cailloux plus ou moins arrondis, mais toujours étrangers au sol environnant. De pareils trous se voient dans nos rivières et dans nos torrens sur les points où l’eau tombe en cascade et même là où elle est seulement animée d’une grande vitesse. Je les ai vus dans l’Arve, à l’issue de la vallée de Chamounix, à la cascade de l’Aar, appelée la Handeck, et avec un peu d’attention on les retrouvera dans le lit de toutes les rivières torrentielles coulant sur un fond rocheux. En Suède, en Norvège et en Ecosse, ces marmites de géant existent sur des points éloignés de toute rivière et à toutes les altitudes, depuis le bord de la mer jusqu’à 400 mètres au-dessus de son niveau. Quelques-unes n’ont que 2 ou 3 décimètres de diamètre à leur ouverture et autant de profondeur ; mais d’autres ont 2 ou 3 mètres de diamètre et une profondeur relativement aussi grande ; ils contiennent du sable et des cailloux arrondis de grosseur différente, de nature variée, mais provenant tous de localités plus ou moins éloignées. M. Kjerulf, professeur de géologie à l’université de Christiania, et ses élèves, MM. Brögger et Reusch [15], ont étudié récemment avec beaucoup d’attention les marmites de géant des environs de cette ville ; ils les ont vidées et se sont assurés que l’intérieur du cône est lisse et creusé en hélice, résultat dû à l’action de l’eau qui imprimait un mouvement de rotation hélicoïde aux pierres contenues dans la marmite. C’est ce mouvement qui, continué pendant de longues années, creuse les roches les plus dures. Charpentier, Agassiz et von Post avaient rattaché l’existence de ces cavités à celle des anciens glaciers. Il n’est point de touriste, traversant la mer de glace de Chamounix, entre le Montanvert et le Chapeau, à qui son guide n’ait montré les cascades appelées moulins ! On donne ce nom aux petits ruisseaux qui sillonnent en été la surface du glacier et se précipitent dans une crevasse. Quand ils atteignent la roche sous-jacente, ils commencent à la creuser, des cailloux de la moraine profonde s’engagent dans ce trou ; le mouvement de rotation qui leur est imprimé use la roche, et le cône s’élargit et s’approfondit sans cesse. Les moulins de nos glaciers sont des miniatures ; mais M. Nordenskiœld décrit ceux des glaciers du Groenland comme de véritables torrens qui s’engouffrent dans le glacier. Les moulins des anciens glaciers devaient avoir la même puissance, et ces cavités inexplicables par toute autre hypothèse viennent s’ajouter comme un nouvel argument à tous ceux que nous connaissons déjà pour prouver que la presqu’île Scandinave a jadis été complètement envahie par la glace. Un volume ne suffirait pas pour donner une idée de tous les travaux accomplis par les géologues anglais sur le terrain glaciaire qui couvre l’Ecosse, les deux tiers septentrionaux de l’Angleterre et l’Irlande tout entière : ils le désignent sous le nom de drift. Une phalange d’explorateurs, et à leur tête les membres de la commission chargée de dresser la carte géologique des îles britanniques, se livrent spécialement à l’étude de la géologie superficielle (surface geology), tout à fait négligée par leurs prédécesseurs, qui considéraient tous ces terrains de transport comme indignes de leur attention. Ils se vouaient exclusivement à l’analyse stratigraphique des formations marines ou lacustres éclairée par l’examen des fossiles qu’elles renferment. Plusieurs époques glaciaires, séparées par des affaissemens et des émergences de l’archipel britannique, sont le résultat général de ces investigations : elles ont soulevé une autre question intéressante qui n’est pas encore résolue. L’Ecosse, le pays de Galles, les comtés de Cumberland et de Westmoreland, appelés lake districts, qui ont inspiré les poètes lakistes, et l’Irlande tout entière sont couvertes de petits lacs. Les uns sont dus à des barrages morainiques comme les lacs d’Orta en Piémont, de Gerardmer dans les Vosges, ou de Lourdes, au pied des Pyrénées. L’origine en est donc très facile à expliquer ; mais d’autres sont de simples cuvettes creusées dans les roches les plus dures et forment de petites nappes d’eau sans écoulement apparent. On a cherché à rattacher leur présence à celle du terrain erratique dont ils sont entourés. On a pensé que les glaciers, agissant à la manière d’un soc de charrue, avaient excavé la roche et creusé la cavité où les eaux se réunissent. C’est l’opinion émise dès 1840 par M. Godefroy. L’observation des glaciers en activité n’est pas favorable à cette explication ; leur extrémité terminale s’avance sur le terrain qui la porte sans l’entamer, même lorsque ce terrain est meuble et se compose uniquement de cailloux roulés. Les glaciers nivellent, ils ne creusent pas : ceux des Alpes qui dans leur retrait ont laissé à nu le fond sur lequel ils s’avançaient n’ont pas creusé de cuvettes sur le terrain découvert qui est maintenant sous nos yeux. Nous voyons des surfaces aplanies, arrondies, moutonnées, mais rien qui ressemble à une excavation. Il faut donc chercher une autre explication, car celle-ci n’est point d’accord avec l’enseignement que nous puisons dans l’étude des phénomènes actuels. Peut-être ces lacs, dont la présence paraît liée à celle des anciens glaciers, reconnaissent-ils une autre origine, et je me demande si le creusement n’en serait pas dû à l’action de grandes cascades glaciaires analogues à celles, plus petites, dont les marmites de géant nous ont révélé l’existence. Dans les pages précédentes, nous avons essayé d’énumérer rapidement les nouvelles acquisitions dont un département restreint et limité de la géologie s’est enrichi dans le court espace de huit années. Le tableau est loin d’être complet, mais il donne une idée des progrès accomplis dans une branche dont on ne soupçonnait pas même l’existence il y a quarante ans. Ce progrès incessant n’est-il pas le caractère et le criterium des sciences positives, comme l’immobilité et la reproduction incessante des mêmes faits et des mêmes argumens caractérisent celles qui ne le sont pas ? III. — L’existence de l’homme à l’époque glaciaire. Parmi les questions que l’observation a éclaircies dans le cours du XIXe siècle, il n’en est point qui ait excité plus de curiosité et soulevé plus de contradictions que celle de l’apparition de l’homme sur la terre. Suivant l’ancienne géologie, l’homme fossile n’existait pas et ne devait pas exister : il était, disait-on, le dernier venu sur la planète préparée pour lui, avec les animaux et les végétaux créés pour satisfaire à ses besoins. Cette doctrine n’est plus soutenable. L’homme a traversé des phases géologiques où la distribution des terres et des mers, et par conséquent le climat, la faune et la flore différaient beaucoup de ce que nous voyons aujourd’hui. L’existence préhistorique de l’homme se constate de deux manières : 1° par la découverte d’ossemens humains associés à ceux d’animaux fossiles, c’est-à-dire disparus, ou d’autres vivant encore, mais relégués dans les contrées les plus septentrionales de l’Europe et de l’Amérique, 2° par l’examen de silex, d’os, de dents ou de cornes, évidemment façonnés par la main de l’homme, mêlés également à des débris d’ossemens fossiles et extraits d’une couche géologique chronologiquement bien déterminée. Ainsi M. l’abbé Bourgeois a trouvé à la base du calcaire de la Beauce ou terrain tertiaire inférieur des silex taillés de formes diverses. On en a exhumé des sables plus modernes de l’Orléanais, qui appartiennent aux terrains tertiaires moyens. Enfin M. Desnoyers a rencontré à Saint-Prest, prés de Chartres, dans une sablonnière du terrain tertiaire supérieur ou pliocène des ossemens de grands mammifères fossiles présentant des entailles faites avec un instrument tranchant. D’après ces documens, l’apparition ou l’arrivée de l’homme en France serait contemporaine du dépôt des terrains tertiaires, c’est-à-dire bien antérieure à la période glaciaire. Le lecteur devine les incertitudes que ces preuves indirectes ont dû laisser dans beaucoup de bons esprits et les objections qu’on leur a opposées. Les témoignages sont plus convaincans quand il s’agit de l’existence de l’homme pendant l’époque glaciaire, car ils sont à la fois plus positifs et plus variés. Déjà en 1823, M. Ami Boué exhumait dans la vallée du Rhin des ossemens humains recouverts d’une couche de loess ou boue glaciaire de 25 mètres d’épaisseur. Cuvier, qui repoussait l’idée de l’homme fossile, déclara que ces os devaient provenir d’un cimetière récent, et le fait fut oublié ; mais en 1834, sir Charles Lyell, dont la géologie déplore la perte récente, témoin du déblaiement d’une tranchée creusée dans un osar près de Stockholm pour le passage d’un canal, observait avec étonnement à 18 mètres au-dessous de la surface de la colline, qui était chargée de blocs erratiques, la charpente en bois d’une cabane contenant un foyer rustique avec des bûches en partie carbonisées. En dehors de la cabane se trouvaient des branches de pin coupées pour alimenter le foyer, et les restes d’un canot, dont les bordages étaient réunis entre eux par des chevilles en bois. On comprend d’après ce que nous avons dit précédemment que le pêcheur habitant de cette hutte vivait sur ce rivage avant ou pendant la première période glaciaire, antérieurement à l’immersion de la côte qui lui a succédé. Durant cette immersion, la cabane, enfoncée avec la côte qui la portait au-dessous du niveau de la mer, a été recouverte de sable, de graviers et de limon ; des coquilles marines y ont vécu, les glaces flottantes y ont déposé des blocs erratiques ; puis la côte s’est relevée, la colline émergée a été mise à sec, et un heureux hasard a fait apparaître au jour la cabane, le foyer et le canot du pêcheur préhistorique. Si ce fait était isolé, je concevrais les doutes qu’il a soulevés au dernier congrès anthropologique réuni à Stockholm l’été dernier ; mais partout on a fait des observations analogues. En Angleterre, on a trouvé dans plusieurs localités des silex taillés accompagnés d’ossemens de grands pachydermes reposant les uns et les autres immédiatement sur le terrain glaciaire ancien till ou boulder clay. A Veyrier, village savoyard voisin de Genève, plusieurs observateurs ont recueilli des ossemens humains avec des silex taillés et des os travaillés appartenant au genre cerf, au renne, au bœuf préhistorique et au cheval, dans les alluvions en forme de terrasse qui ont succédé immédiatement à la période glaciaire. Près de Schussenried, non loin du lac de Constance, sur la route de Friederichshafen à Ulm, au milieu des moraines de l’ancien glacier du Rhin, un meunier, élargissant le canal de son moulin, trouve des silex taillés de main d’homme avec de nombreux débris de bois de renne, des os de glouton, de renard bleu, de l’ours des cavernes, du bœuf musqué, animaux tous relégués aujourd’hui dans les régions arctiques, dont le climat peut seul leur convenir. Ces débris reposaient sur le terrain glaciaire et étaient recouverts de tuf, de tourbe et de terre végétale, formations modernes postérieures au terrain sous-jacent. Comme celui de Veyrier, cet homme préhistorique vivait pendant ou immédiatement après l’époque glaciaire. Nous pourrions multiplier ces exemples en énumérant les découvertes faites dans les nombreuses cavernes des Pyrénées, du Périgord et de l’Angleterre. Dans toutes, les restes de l’homme, qui taillait les silex, mais ne savait pas encore les polir, sont recouverts par le limon dit des cavernes, dont l’analogie avec la boue glaciaire est incontestable. Les silex taillés découverts dans le diluvium des environs d’Abbeville par M. Boucher de Perthes, la mâchoire humaine de Moulin-Quignon, viennent ajouter leur témoignage à ceux qui précèdent. En effet ce diluvium, évidemment antérieur à la seconde période glaciaire dans tous les pays où ces deux formations coexistent, est probablement du même âge dans les contrées où le diluvium se montre seul, comme dans la vallée de la Somme dont nous parlons. L’objection à l’existence de l’homme pendant l’époque glaciaire tirée de la rigueur du froid n’est pas un argument sérieux. Les habitans de Chamounix en Savoie, de Grindelwald et de Zermatt en Suisse, vivent au pied des glaciers. Il y a mieux ; les Esquimaux et les Groënlandais ne sont-ils pas les habitans de la période glaciaire actuelle ? Leurs instrumens de pêche et de chasse rappellent d’une manière frappante ceux dont nous trouvons les débris dans les cavernes où vivaient nos rudes ancêtres. Comme nos prédécesseurs du centre de l’Europe, l’homme arctique actuel fend les os longs des animaux pour en extraire la moelle. En résumé, si l’on ne veut pas faire remonter l’existence de l’homme jusqu’à l’origine des terrains tertiaires, comme des observations faites en Europe et en Amérique y autorisent, on peut du moins affirmer avec certitude qu’il a traversé l’époque glaciaire en compagnie du renne, de l’éléphant velu, du rhinocéros laineux et de l’ours des cavernes, auxquels il faisait la chasse et dont il a reproduit les images sur des fragmens d’os ou de cornes qui sont parvenus jusqu’à nous. En présence des progrès que la géologie glaciaire a faits dans ces dernières années, on pourrait penser que les causes de l’ancienne extension des glaciers sont mieux connues qu’elles ne l’étaient il y a huit ans. Il n’en est rien. La question n’a pas fait un pas ; loin de là, elle se complique au lieu de se simplifier. On en est à se demander quel est le climat le plus favorable à l’extension des glaciers. En effet, nous savons, grâce aux nombreux voyages entrepris dans les régions arctiques pour atteindre le pôle nord, que les climats les plus rigoureux, avec des hivers où le thermomètre descend à 50 degrés au-dessous de zéro et des étés où il s’élève à peine à 6 ou 8 degrés au-dessus, sont des plus favorables au développement des glaciers, puisque le pays en est couvert. D’un autre côté, à la Nouvelle-Zélande, les glaciers descendent dans des régions plus tempérées que celles du midi de la France, et nous avons vu qu’on a découvert près de Côme en Lombardie une ancienne moraine portant des coquilles identiques à celles qui vivent dans la Méditerranée. Ainsi donc des climats doux et humides ou des climats très froids seraient également favorables au développement des glaciers ; mais alors on est obligé de renoncer à l’idée d’une cause unique et générale, c’est-à-dire cosmique, cause de l’extension des glaciers. Cependant ce sont ces causes générales auxquelles on demandait une explication, car l’un et l’autre hémisphère terrestre ont été envahis par la glace. Partout cette extension et la fusion qui s’en est suivie sont les derniers changemens importans qui se soient opérés à la surface du globe. Que penser, que dire en présence de ces contradictions ? Se taire et attendre. Les esprits impatiens hasardent des hypothèses, solutions provisoires qui ont l’avantage de provoquer des recherches et des méditations nouvelles. On doit les accueillir avec faveur, quitte à les abandonner sans regret le jour où un seul fait bien observé en démontre la fausseté ou l’insuffisance. On le voit, l’étude des sciences d’observation est une école de patience et de réserve ; elles nous apprennent à avancer incessamment, mais lentement, dans la voie du progrès sans espoir d’atteindre jamais le but final, car, si le champ toujours limité de la connaissance s’agrandit chaque jour, celui de l’inconnu, étant infini, ne se rétrécit jamais. CHARLES MARTINS.