Des progrès de la chimie organique Alfred Maury Revue des Deux Mondes T.59, 1865 L’histoire des sciences présente des révolutions analogues à celles que nous offre l’histoire des sociétés. La domination scientifique, comme la domination politique, a tour à tour passé d’une province à une autre. Telle partie de la science qui n’était à l’origine qu’une chétive principauté, un coin de terre, agrandie par des conquêtes successives, est arrivée à constituer un vaste royaume ; telle autre partie comprenant d’abord un territoire étendu, graduellement rétrécie dans la suite, a fini par ne plus former qu’un simple canton. Il est même de ces provinces de la science qui, par le progrès des idées, ont été totalement effacées de la carte, — la magie et l’astrologie par exemple. Dans le principe, la philosophie embrassait presque tout le champ des sciences de calcul et d’observation, elle prétendait expliquer à la fois les lois du monde physique et celles du monde moral, elle enseignait quelle était l’essence divine, la nature des êtres créés ; elle cherchait à pénétrer le mystère de leur origine et de leur destinée. Cet empire quasi universel subit de nombreux démembremens, la philosophie se vit enlever une à une ses principales provinces, et, ainsi que cela s’est produit pour l’empire romain, il ne reste plus guère aujourd’hui de son antique domination que sa capitale, réduite au tiers de son étendue antérieure. Entre les sciences qui se sont détachées de cette métropole primitive de l’esprit humain, la chimie est à coup sûr l’une de celles dont les commencemens furent le plus modestes. Elle composa ses états d’une province très circonscrite de l’empire philosophique, à laquelle elle en joignit une autre conquise sur un empire rival, celui de la médecine, dont le vaste territoire allait aussi se démenbrant. Elle ne fut d’abord que la recherche de la pierre philosophale et de l’élixir de longue vie, puis elle emprunta à l’art des apothicaires quelques notions, quelques procédés qu’elle perfectionna. Occupés de la détermination des lois auxquelles obéissent les corps dans leur transformations, les chimistes furent peu à peu conduits à scruter les combinaisons de tous les corps entre eux et leurs diverses propriétés. Alors un champ presque sans limite s’ouvrit à leurs investigations. On vit apparaître dans les laboratoires une multitude de corps dont on ne soupçonnait pas auparavant l’existence. A force de répéter les fusions et les mélanges, on décomposa en des éléments plus simples des substances que l’on avait cru élémentaires. En mettant en présence, sous diverses conditions, les corps nouvellement découverts, on en créa de toutes pièces qui se retrouvèrent dans d’autres matières où ils s’étaient dissimulés. On fut ainsi amené à rechercher les principes de la matière partout où ils pouvaient être contenus, en sorte que la chimie ne s’offrit plus seulement comme l’art de décomposer les corps, comme l’étude de leurs propriétés utiles ou curieuses, elle s’éleva rapidement à la hauteur de la science de la matière même, de la matière envisagée sous toutes ses formes, dans tous ses agrégats et ses composés ; elle devint la connaissance des lois et des conditions physiques qui président à la formation des corps, à leurs décompositions, à leurs transmutations. Ainsi reconstituée, la chimie tend à être la science physique par excellence, la science maîtresse de toutes les autres sciences physiques, car rien n’existe ici-bas qui ne soit un composé plus ou moins complexe et plus ou moins stable de molécules ; rien n’existe où ces molécules ne se trouvent associées ou combinées d’après les lois de leur nature propre, sans échapper pour cela aux influences des forces et des molécules extérieures. Tout ce qui croît, végète ou vit, comme tout ce qui a figure et mouvement, est matière, ou du moins a dans la matière un de ses principes constituans. On ne saurait donc expliquer aucun phénomène, aucune fonction organique, aucune influence d’un corps sur un autre, aucune production, aucune métamorphose, sans remonter aux propriétés des molécules elles-mêmes, autrement dit sans consulter la chimie. Si cette science ne remplace pas toutes les autres, elle s’en fait du moins des vassales, et plus elle grandit et se fortifie, plus elle étend son hégémonie. Déjà la minéralogie n’est plus en réalité qu’une suite de chapitres détachés de la chimie ; la cristallographie, une autre de ses branches ; l’agriculture, à son tour, une application de la chimie et de la physiologie à la culture, à la composition des amendemens et des engrais. La géologie, de son côté, n’est au fond que la recherche des grandes opérations chimiques accomplies à l’intérieur ou à la surface du globe il y a des milliers, des myriades d’années ; la médecine demande à la chimie la connaissance de ses remèdes, et voilà que les progrès récens de la chimie organique vont faire de la physiologie animale et végétale une de ses tributaires. Ces conquêtes, qui ont souvent demandé moins d’années que celles des plus grands capitaines, d’un Alexandre et d’un Tamerlan par exemple, n’en ont pas eu le retentissement. Le théâtre en a été plus restreint, à ne mesurer que l’espace matériel parcouru ; mais elles seront bien autrement fécondes et durables, et dans l’ordre intellectuel elles occupent une bien autre place. Si elles n’ont pas obtenu la même popularité que les conquêtes du glaive et de la force, cela tient à ce qu’elles se sont passées dans des régions moins accessibles au vulgaire. Pour accompagner les conquérans fameux, il suffisait d’être un bon soldat ; pour comprendre ce qu’ils ont fait, il n’est besoin que d’un peu de géographie et d’histoire, tandis que, pour bien apprécier les découvertes de la chimie moderne, une préparation longue et sérieuse est indispensable. Il est plus aisé de savoir d’une manière générale quels événemens se sont accomplis en France depuis cinquante ans que de suivre même superficiellement les travaux exécutés par nos grands chimistes durant la même période. Cependant l’intérêt de tant de découvertes vaut bien la peine qu’on tente quelque effort pour les comprendre. Quelle science est plus faite pour nous captiver que celle qui nous révèle de quelle matière nous sommes formés, de quoi nous nous nourrissons, avec quelles substances nous sommes en contact, quels effets physiques se produisent nous, hors de nous, où passent ces parties que nous nous assimilons, que nous rejetons incessamment ? Ce ne sont pas là des affaires particulières, des intérêts du moment : ce sont des problèmes qui touchent à l’humanité physique tout entière ; c’est le monde des êtres auquel nous appartenons qui est ici en jeu. Nous dépensons beaucoup d’intelligence et de travail à pénétrer dans le dédale de contestations mesquines et de fait insignifians, et nous n’aurions pas souci d’apprendre ce qui a bien autrement d’intérêt, à savoir ce qu’est la merveilleuse nature au sein de laquelle nous naissons, nous vivons, nous mourons, qui nous précède et qui nous survit, qui fournit à toutes les générations les principes mêmes qui les font exister ! Cette ignorance du vulgaire en ce qui touche la nature tient, il est vrai, à ce que cette étude absorberait seule une vie tout entière. La chimie soulève des problèmes dont l’étendue nous effraie ; elle exige une portée d’esprit qui excède celle de bien des hommes. Moins l’intelligence est puissante, plus elle préfère ces petits faits, ces petits détails, ces petites choses faciles à pénétrer et à saisir, et, quelles que soient la grandeur et l’importance d’une science, la masse ne la goûte que médiocrement quand elle demande une méditation trop constante, une patience trop prolongée. La frivolité de notre esprit repousse les grandes entreprises intellectuelles, et, une connaissance est d’autant plus populaire qu’elle suppose moins de travail. Puisqu’il en est ainsi, on ne saurait prétendre donner à tous le désir d’étudier les conquêtes de la chimie moderne ; on peut du moins faire comprendre aux gens de bonne volonté les plus féconds des résultats auxquels elle nous conduit ; on peut montrer aux personnes étrangères à la chimie ce que cette science nous a déjà enseigné sur la constitution de la matière, sur les lois qui en régissent les composés. En l’essayant, on inspirera, je l’espère, pour tant de découvertes l’admiration et le respect auxquels elles ont droit. I Les substances que nous offre le règne minéral ont été si fort étudiées dans les laboratoires depuis un siècle, les applications que la chimie inorganique a trouvées dans l’industrie sont si nombreuses que cette branche des sciences physiques, sans être familière à tous, n’est cependant ignorée d’aucune personne tant soit peu instruite. Les élémens de la chimie minérale sont enseignés dans tous nos lycées, dans nos écoles industrielles, dans un grand nombre de cours publics ; ils sont exposés dans une foule de livres accessibles aux esprits les plus médiocres. Il n’en est pas de même pour la seconde branche de la chimie, de constitution plus récente, de celle qui s’occupe des substances produites par les êtres organisés ou entrant dans leur enveloppe matérielle. C’est seulement depuis peu que cette chimie est l’objet spécial d’un enseignement public. Les gens les plus intéressés à la savoir n’en possèdent que des notions fort incomplètes. Cela tient à ce que la chimie organique est demeurée longtemps un pur ensemble de données sans liaison solide, une collection d’observations ne présentant à l’intelligence ni enchaînement logique, ni classification simple. On se résignait facilement à cette ignorance dans la pensée que les produits organiques sont l’œuvre exclusive de forces mystérieuses qui échappent à l’analyse, la force vitale et la force végétative. Retirer des plantes et des animaux quelques substances utiles à nos usages, en définir les propriétés, voilà donc à quoi la chimie organique fut d’abord contrainte de se borner. Cependant les progrès mêmes de la chimie minérale soulevaient tout doucement un coin du voile dont la fabrication des produits organiques au sein de la nature demeurait enveloppée. Dès la fin du siècle dernier, on reconnut que les matières qui se développent chez les végétaux et les animaux, qui sont retirées de leurs débris, renferment presque exclusivement du carbone, de l’oxygène, de l’hydrogène et de l’azote. On constata par là que ces quatre corps sont les principes formateurs, les élémens de toutes les substances organiques, élémens qui se trouvent souvent combinés avec certains autres corps simples et divers sels minéraux. Ce premier résultat nous apprit que, si la végétation et la vie sont des forces à part qui ne sauraient être confondues avec le simple mouvement, avec l’affinité et la cohésion, elles ne créent cependant rien dont elles ne prennent les matériaux dans le règne minéral qui les entoure. En effet, les quatre élémens organiques existent tout formés dans l’atmosphère. L’air est un mélange d’oxygène et d’azote, associé à une faible proportion d’acide carbonique, c’est-à-dire de carbone combiné avec l’oxygène. De plus l’atmosphère tient en suspension de la vapeur d’eau, et personne n’ignore que l’eau est un composé d’oxygène et d’hydrogène. Donc les matières organiques empruntent à cette masse fluide et inorganique qui environne et pénètre notre globe les élémens de leur composition. Quant aux autres substances placées pour ainsi dire accidentellement dans leur trame, elles les tirent du sol ; les plantes les y pompent, et les animaux, en mangeant les plantes, se les assimilent. Il devint ainsi manifeste que les principes particuliers qui jouent souvent dans le règne organique le rôle de corps simples se constituent par la combinaison, l’union d’autres principes n’appartenant pas exclusivement au même domaine ; mais, ce fait constaté, le procédé à l’aide duquel l’économie animale ou végétale engendre les substances qui lui sont propres n’en demeurait pas moins inconnu : on pouvait encore supposer que, toutes composées qu’elles sont d’élémens inorganiques, les matières organiques obéissent, dans leur union et leurs actions réciproques, à des lois spéciales différentes de celles que la chimie avait fait connaître. On pouvait croire que dans ce laboratoire admirable qui s’appelle un organisme il y a des opérations et des effets produits absolument différens de ce qui se passe dans le laboratoire des chimistes. Les progrès ultérieurs de. la science montrèrent qu’il n’en est rien. Quand l’analyse eut atteint une plus grande rigueur, grâce aux travaux des Gay-Lussac, des Thénard, des Berzélius, des Liebig, des Dumas, on reconnut dans ces matières organiques l’intervention du même ordre d’affinités que dans le règne minéral, des lois de combinaison toutes semblables à celles de la nature brute. Les élémens des substances orga- niques se combinent en effet, comme ceux des substances inorganiques, suivant des rapports simples, mais qui demeurent constans pour un même composé. Qu’il s’agisse, par exemple, d’un gaz dégagé d’une pierre, d’une plante ou d’un animal, une proportion identique de ce gaz unie à une proportion déterminée d’un autre gaz engendrera toujours un corps, identique, et ce corps nouveau, né de l’union intime en proportions définies des deux gaz, ne pourra jamais se former que par le concours de ceux-ci. Quelque prodigue que semble être la nature de ces combinaisons d’hydrogène, d’oxygène, de carbone et d’azote, elle n’associe pas plus les élémens organiques que les élémens purement minéraux d’une manière capricieuse et irrégulière. Il doit constamment exister un rapport fixe entre les volumes des radicaux qui, en s’unissant, donnent naissance à un corps différent ; ce rapport varie à chaque espèce de corps, mais pour la même espèce il ne saurait se modifier. Mis en présence, deux ou plusieurs des élémens de la nature organique, en quelque quantité qu’ils se trouvent, ne se combinent qu’en observant la proportionalité des volumes, condition même de leur combinaison. Le surplus de l’un ou de l’autre de ces élémens demeure libre, se sépare ou se précipite ; c’est un excès dont le composé qui se forme n’avait pas besoin. Que l’on fasse passer, par exemple, trois volumes d’hydrogène et un volume d’oxygène dans l’appareil consistant en un tube de verre épais terminé par une armature métallique auquel a été donné le nom d’eudiomètre, puis qu’une étincelle électrique traverse ce mélange : l’on obtiendra de l’eau ; mais tout l’hydrogène n’aura pas été dépensé, on en recueillera encore un volume dans le tube. Pourquoi ? C’est que l’eau est formée de deux volumes d’hydrogène et d’un d’oxygène ; on avait donc en trop un volume du premier gaz, et quand l’excitation de l’étincelle électrique a eu produit la combinaison et engendré l’eau, cette combinaison n’a absorbé que deux volumes d’hydrogène ; un volume tout entier est resté en dehors de ce phénomène de métamorphose. N’eût-on introduit dans l’eudiomètre que deux volumes d’hydrogène, les deux gaz auraient complètement disparu pour ne laisser place qu’à l’eau. C’est là ce que l’on appelle la loi des proportions définies, et cette loi, les matières organiques n’en font que confirmer la généralité. Nulle part elle n’a paru pour ces matières avec un plus haut degré d’évidence que dans les corps gras d’origine animale dont un des plus habiles chimistes de notre temps, M. Chevreul, a poursuivi l’étude avec autant d’adresse que de pénétration. Ces corps si variés et si divers dans leurs propriétés sont des mélanges, des associations en proportion indéfinie d’un certain nombre de principes ; 1 mais ces principes constituent des espèces définies où les éléments entrent toujours dans une proportion constante pour chaque espèce respective. Deux autres lois qui complètent celles des proportions définies, la loi des proportions multiples et la loi des équivalens, appliquées aux matières inorganiques, furent reconnues applicables aussi aux matières organiques. Il fut constaté que, si deux élémens organiques s’unissent en plusieurs proportions et que le poids de l’un d’eux demeure constant pour les différens composés, les poids de l’autre seront des multiples simples les uns des autres »,On s’assura aussi que dans le règne organique les rapports des poids suivant lesquels s’unissent entre eux deux corps simples sont les mêmes que les rapports suivant lesquels ils s’unissent à tous les autres corps. Un rapprochement nouveau entre les deux, règnes organique et inorganique résulta donc de la généralité de ces diverses, lois. On comprit que non-seulement les élémens formateurs sont les mêmes, mais que pour les substances organiques et les substances inorganiques il y a la même loi de proportionalité dans l’union des molécules. Le végétal et l’homme, envisagés matériellement, ne sont donc au fond qu’un laboratoire vivant qui puise les produits chimiques dont il se sert dans toute la nature ; les substances simples obéissent dans l’organisme aux mêmes règles que celles qu’elles suivent ailleurs. Si la constatation de ce fait curieux renversait le mur de séparation infranchissable qu’on croyait d’abord dressé entre les deux règnes, elle n’en laissait pas moins subsister cet autre fait, que les substances organiques, une fois formées d’élémens inorganiques, affectent des caractères spéciaux, et que, douées d’une certaine stabilité due à la vie ou à la végétation, elles conservent, en face de corps inorganiques composés d’élémens semblables, leurs propriétés spéciales. Ces corps organiques, qu’on ne connut d’abord qu’en petit nombre, mais dont la liste ne cesse de s’accroître, demeuraient aux yeux de bien des gens un monde à part, sans rapport avec la nature inorganique, affectant des formes et présentant des propriétés générales d’un ordre très différent de celles des substances d’origine purement minérale. Ce contraste que semblaient offrir les deux règnes ne tarda pas à devenir de moins en moins prononcé. La nature organique mieux étudiée donna bientôt des corps dont la physionomie et le rôle répondaient d’une manière frappante à d’autres corps propres au règne inorganique. On sait qu’il existe dans les matières minérales deux classes bien tranchées de corps binaires, autrement dit de corps formés de deux élémens dont l’un est toujours l’oxygène, le plus important et le plus général de tous les élémens de la nature, celui qu’on pourrait appeler le grand démiurge : ce sont les acides et les oxydes. Les premiers, plus riches en oxygène que les seconds, sont d’une saveur généralement aigre et rougissent les teintures bleues végétales ; les seconds, doués de propriétés opposées, ont une saveur caustique ou urineuse, et ramènent au bleu les teintures rougies par les acides. A raison de leurs propriétés antagonistes, ces deux ordres de corps tendent fortement à s’unir, car l’expérience a démontré que l’affinité entre deux corps est d’autant plus grande que leurs propriétés diffèrent davantage. Eh bien ! ces acides, ces oxydes, ou ces alcalis, comme on les appelle encore, ne sont pas particuliers à la nature inorganique. Le règne organique nous présente des corps dont les uns se comportent comme des acides, en ont les propriétés essentielles, et dont les autres répondent complètement aux alcalis. En un mot, le monde organique nous offre dans ses innombrables composés deux classes de corps qu’on peut aussi appeler des acides et des alcalis. Ce ne sont pas, il est vrai, habituellement des combinaisons de l’oxygène avec un radical proprement dit, avec un corps simple, bien que quelques-uns, l’acide oxalique par exemple, aient ce caractère : ce sont des combinaisons en proportions diverses des élémens que j’ai indiqués plus haut comme étant ceux de toutes les manières inorganiques ; mais, sauf cette différence, la similitude est complète entre les alcalis minéraux et les alcalis organiques, entre les acides minéraux et les acides organiques. Le système de nomenclature à l’aide duquel les chimistes du siècle dernier avaient pensé pouvoir dénommer tous les corps en exprimant leur composition est devenu, par la découverte de ces acides et de ces oxydes organiques, tout à fait insuffisant. Le retour constant à des parties constitutives identiques pour une foule de corps différens ne permettait plus d’emprunter aux noms de la matière des composans les élémens formateurs du nom à attribuer à chacun de ces corps. On dut se borner à désigner les acides d’après les substances d’où on les avait originairement tirés. C’est ainsi que l’on créa le nom d’acide acétique, acide qu’on avait d’abord extrait du vinaigre et qui s’est retrouvé dans la sève de presque toutes les plantes, — celui d’acide gallique, cet acide ayant d’abord été fourni par la noix de galle, — celui d’acide citrique, acide que Scheele en 1784 obtint du jus de citron, — celui d’acide formique, acide que donnent les fourmis rouges et auquel les orties doivent leur propriété irritante. L’existence des alcalis organiques dénommés d’après un procédé analogue à celui qui a fourni la terminologie des acides ne fut constatée qu’un laps de temps assez long après la découverte des premiers acides organiques. On les rencontra d’abord dans l’opium. En soumettant à une analyse de plus en plus délicate ce produit du pavot, on y constata la présence de six de ces alcalis, la morphine, obtenue en 1816 par Sertürner, la codéine, la thébaïne, la narcotine, etc. D’autres alcalis furent fournis par les quinquinas, par des plantes de la famille des solanées, des ombellifères et diverses matières d’origine organique. MM. Pelletier et Caventou ont attaché leur nom à la découverte des plus importans de ces composés. Les alcalis végétaux, liquides ou solides (on n’en connaît point de gazeux), ne sont pas des corps binaires comme les alcalis minéraux, comme l’ammoniaque, avec lesquels plusieurs d’entre eux offrent une assez grande analogie ; ce sont des corps quaternaires composés d’hydrogène, d’oxygène, de carbone et d’azote : ils agissent d’une manière énergique sur l’économie animale et sont pour la plupart des poisons violens ; mais la médecine, en les administrant à petite dose, en tire un heureux parti. La preuve la plus décisive de l’identité de caractères généraux des acides et des oxydes des deux règnes nous est donnée par ce fait, que les acides organiques s’unissent aux oxydes minéraux, comme les acides d’origine minérale, et constituent des sels fort répandus, que les alcalis se comportent à la fois à l’égard des acides organiques et des acides minéraux comme de véritables bases salifiables. On n’a pas seulement retrouvé dans le règne organique les deux classes de corps ; on est encore arrivé, en traitant des principes ou des composés tirés soit de matières végétales, soit de matières animales, à en produire d’artificiels. Les mêmes procédés, les mêmes méthodes qui avaient permis de fabriquer des corps inorganiques nouveaux, ont mené à la découverte d’une foule de composés appartenant au monde organique, et dont plus d’une fois on a ensuite constaté la présence dans la nature. L’apparition de ces produits artificiels, dont le nombre augmente tous les jours, a établi un nouveau trait d’union entre les deux règnes, puisqu’on les obtient en faisant intervenir simultanément les principes des deux chimies. L’analogie entre les matières organiques artificiellement produites et les matières minérales correspondantes se décèle jusque dans le mode d’après lequel les réactions s’accomplissent. Les acides et les alcalis que l’on fabrique manifestent immédiatement, soit par affinité simple, soit par affinité résultante, les propriétés caractéristiques des élémens unis à ceux qu’ils renferment. Ainsi c’est par la fixation de l’oxygène sur des élémens hydro-carbonés que l’on constitue presque tous les acides organiques ; les alcalis participent des propriétés de l’ammoniaque, qui sert à les produire ; c’est également aux élémens générateurs que les radicaux métalliques composés doivent leurs caractères les plus frappans, en sorte que, quelles que soient la variété de tous ces composés et la mobilité relative de leurs élémens, ils ne font que reproduire, dans des conditions plus délicates, les aptitudes fondamentales des élémens minéraux concourant à les former. Toutefois, si la nature organique a, comme le règne minéral, ses acides, ses oxydes, si elle présente des corps répondant, sinon par leur composition, du moins par leur rôle, aux corps simples de la chimie inorganique, elle l’emporte de beaucoup sur lui pour la variété des types ou catégories de substances. Elle renferme en effet des corps n’ayant aucune analogie avec les matières minérales, affectant des propriétés qui ne se retrouvent dans aucune substance non carbonée et qui remplissent des fonctions particulières. Leurs propriétés spéciales sont aussi nettement définies que celles des acides et des alcalis organiques, mais elles appartiennent à un tout autre ordre. Ces corps, qui n’ont rien d’analogue dans la nature minérale, ne reproduisent point, à la façon des acides et des alcalis organiques, les propriétés principales des élémens minéraux ayant servi à leur formation. Il faut ranger dans cette catégorie les carbures d’hydrogène, les alcools, les éthers, les aldéhydes, les matières sucrées, les corps gras neutres. Ces substances, étudiées avec beaucoup d’attention depuis un demi-siècle, ne sont pas toutes l’œuvre de la nature ; on a pu en fabriquer un grand nombre artificiellement, comme cela avait eu lieu pour les acides et les alcalis organiques, à l’aide d’autres composés fournis par le règne organique. Le hasard entra d’abord pour beaucoup dans la découverte de ces produits ; mais les méthodes ne tardèrent pas à se perfectionner. La synthèse en chimie organique fit de notables progrès, et l’on réussit à créer d’une manière régulière des séries entières de corps dont on n’avait, quelques années auparavant, aucune idée. Cette création, on l’annonçait parfois à l’avance, tant on s’était rendu maître des lois qui président à la combinaison des corps. C’est ce qui arriva pour les aldéhydes et pour les acides gras, dont M. Dumas rattacha la formation aux alcools par des liens nouveaux et généraux. Dans les recherches auxquelles se livraient les chimistes pour reformer les matières organiques, pour les tirer les unes des autres et en créer de nouvelles, l’oxydation jouait le rôle principal ; mais, quelque puissante que fût cette ressource, elle ne pouvait suffire à tout. On dut recourir à de nouveaux agens et employer non-seulement les affinités de l’oxygène, mais encore les affinités diverses de tous les corps simples dont dispose la chimie minérale. Ce concours d’élémens, étrangers pour la plupart à la nature organique, on en usa par voie détournée. Se propose-t-on d’enlever à un principe organique quelqu’un de ses élémens, le carbone, l’hydrogène, l’oxygène ou l’azote, ce n’est point d’ordi- naire en traitant directement ce principe par un corps simple actif, tel que le phosphore, le potassium, le chlore, le brome, etc., que l’on atteint son but. On commence par faire entrer les élémens actifs en combinaison avec les principes organiques, et l’on forme ainsi des principes artificiels qui renferment parmi leurs élémens du chlore, du brome, du phosphore, du potassium, des métaux même ; puis l’on soumet les nouveaux composés à des réactions d’un autre genre, fondées sur les propriétés actives des corps simples, ainsi introduits dans les composés organiques et devenus solidaires des élémens normaux de ces composés. En effet, les corps simples dont il s’agit conservent en partie l’énergie de leurs affinités caractéristiques dans les combinaisons organiques qu’ils concourent à former ; ils se prêtent dès lors à des métamorphoses plus faciles, plus variées, opérées ta une température plus basse que celles dont les principes primitifs avaient été susceptibles. C’est grâce à ces découvertes qu’a pris naissance depuis trente-cinq ans environ une chimie spéciale fondée sur l’étude des êtres artificiels que l’on produit en unissant les divers corps simples de la chimie minérale avec les principes organiques naturels. L’union des élémens des corps minéraux tels que les métaux au sein des principes organiques s’opère suivant des lois appartenant à tout le monde moléculaire, et dont la généralité prouve que la distinction des deux chimies inorganique et organique ne repose pas sur une séparation établie par la nature. Cette loi, que les importans travaux de l’Anglais Faraday, des Allemands Liebig et Wöhler, ont contribué à faire découvrir, c’est à M. Dumas que revient l’honneur de l’avoir conçue dans toute sa généralité ; on la connaît sous le nom de loi des substitutions. Je ne saurais entrer ici dans le détail de ces règles formulées dès 1835, et qui sont devenues entre les mains des chimistes une source féconde de découvertes ; je ne citerai que la principale, qui pourra donner une idée des autres. Quand un corps hydrogéné renfermant ou non de l’oxygène est soumis à l’action déshydrogénante du chlore, du brome, de l’iode, de l’oxygène, etc., par chaque atome d’hydrogène qu’il perd, il gagne un atome de chlore, de brome ou d’iode ou un demi-atome d’oxygène. De cette loi et d’autres qui s’y rattachent, il résulte que les mêmes propriétés générales régissent les combinaisons et les transformations des matières organiques et inorganiques. On était, par voie de décomposition, passé d’une matière organique à une autre en faisant agir des principes minéraux ; ces faits s’étaient surtout multipliés depuis la découverte des alcools et des aldéhydes. On avait fabriqué de la sorte des produits que la nature nous donne tout créés [1]. Depuis, on avait obtenu, par l’union de deux principes organiques, un composé organique plus compliqué, et exécuté ainsi des synthèses partielles. Avant même que les résultats fussent arrivés au point où les amenèrent les chimistes que j’ai nommés et plusieurs autres, tels que notre regrettable Auguste Laurent ; Charles Gerhardt, enlevé comme lui prématurément à la science, M. Cahours, les Anglais Graham, Williamson, A.-W. Hofmann, l’Allemand Strecker et bien d’autres, on put se flatter que la synthèse parviendrait à transformer des substances inorganiques en substances organiques, et que les derniers vestiges du mur de séparation élevé entre les deux chimies disparaîtrait. La réalisation de cette espérance ne se fit pas longtemps attendre. II C’est en 1829 que fut fabriquée pour la première fois de toutes pièces une matière d’origine exclusivement organique. Cette découverte appartient à un chimiste allemand, M. Wöhler, dont le nom a surtout retenti parmi nous à propos de l’extraction de l’aluminium, où il a eu pour digne émule M. Henri Sainte-Claire-Deville. Au siècle dernier, Rouelle le jeune avait retiré de l’urine de l’homme et des animaux une substance incolore, inodore, d’une saveur fraîche, légèrement amère et ressemblant à du salpêtre, qu’on appela urée. Dans ces derniers temps, l’urée a été retrouvée dans le sang, puis dans le chyle et dans la lymphe [2]. En traitant par l’ammoniaque, gaz formé d’azote et d’hydrogène, l’acide cyanique dont le radical, le cyanogène, est un composé binaire (carbone et azote) se comportant dans la nature absolument comme un corps simple, M. Wöhler donna naissance à l’urée. Ce fait capital, suivi un peu plus tard de la production par voie artificielle d’autres matières organiques, telles que la transformation de l’acide cyanhydrique en acide formique, due à M. Pelouze, la création de l’acide acétique au moyen du sulfure de carbone par M. Kolbe, ne fut point assez remarqué, sans doute parce que ces réactions n’étaient pas déduites d’une méthode plus générale, parce qu’on n’avait pas saisi le lien qui les rattache aux carbures et aux alcools. On ne vit là d’abord que des phénomènes exceptionnels, et d’éminens chimistes, comme Berzélius et Ch. Gerhardt, continuèrent à penser que dans la nature vivante les élémens obéis- sent à des lois très différentes de celles de la nature inorganique ; ils maintinrent l’impossibilité pour la science de fabriquer de toutes pièces les corps que l’organisme engendre, ne prêtant à la chimie que le pouvoir d’analyser les produits dont la force vitale s’est réservé le secret de composition. Et cependant, par ses progrès, l’analyse des matières organiques indiquait déjà, comme on l’a vu plus haut, la voie qui conduisait à cette synthèse réputée inabordable. L’analyse en effet ne nous avait pas seulement enseigné de quels élémens primordiaux les matières organiques sont composées ; en fournissant pour chacune d’elles les proportions des élémens, ou, pour m’exprimer dans le langage technique, en donnant pour chaque composé le chiffre des équivalens, elle permettait de dresser une échelle ascendante ou descendante de groupemens. Les formules qui représentent d’une manière abrégée les composés quaternaires, ternaires ou binaires, mises en regard les unes des autres, prouvent que la suppression de quelques volumes d’un ou de deux de ces élémens, accompagnée parfois de l’addition de nouveaux volumes d’un troisième, transforme un composé organique en un autre n’en différant que par les exposans à l’aide desquels le nombre des équivalens est indiqué. Ces formules ne résument pas sans doute tous les phénomènes qui se passent dans l’union des molécules ; il y a certainement des faits produits dont ces sortes de monômes algébriques ne fournissent aucune indication. Ainsi il arrive souvent que les élémens de l’eau s’éliminent au moment de la combinaison pour se fixer derechef quand a lieu la décomposition. Il n’y faut donc pas chercher la représentation rigoureuse du mode de composition des corps ; ces formules n’ont d’autre objet que de faire saisir d’un coup d’œil la nature des élémens, leur proportion en poids et l’équivalent du composé lui-même ; mais elles permettent par cela seul d’exprimer avec certitude toutes les transformations chimiques d’un composé, toutes les réactions auxquelles il peut concourir, car ce sont là des relations de poids et d’équivalens établies en dehors de toute hypothèse sur la constitution des corps. Les formules une fois admises avec la signification précise et limitée qu’elles comportent, et réduites à n’être que l’expression abrégée des résultats de l’analyse, la comparaison montra que, du moment où il deviendrait possible d’opérer dans une matière organique une addition ou une suppression d’une certaine quantité de volume d’un ou de plusieurs de ces élémens, on la transformerait en une autre matière déterminée. Par l’association de moyens empruntés tantôt à la chimie organique, tantôt à la chimie minérale, on arriva à une décomposition partielle des corps qui permettait de changer un corps donné en un autre moins complexe. On réussit à priver un composé quaternaire d’abord de son azote et à le ramener par là à n’être plus qu’un composé ternaire ; puis on élimina l’oxygène de telle façon qu’on n’eût plus qu’un composé binaire d’hydrogène et de carbone, ou, comme l’on dit, un carbure d’hydrogène. Le carbure à son tour, soumis à l’influence d’une température très élevée, fut séparé en ses deux élémens, et on obtint ainsi isolément le carbone et l’hydrogène. On le sait toutefois, ce n’est pas seulement par les élémens, par la nature des unités matérielles, que les matières d’origine organique diffèrent ; c’est encore et surtout par la quantité de ces élémens ou unités, par la proportion des volumes en un mot. Bien des substances organiques sont exactement composées des mêmes élémens, mais elles diffèrent par la proportion de ceux-ci ; altérez quelque peu cette proportion, et vous donnerez naissance à une autre substance. A volumes égaux par exemple, deux gaz que fournissent les matières organiques peuvent contenir deux fois, quatre fois, vingt fois plus de carbone l’un que l’autre. Le carbone est ainsi plus condensé dans l’un des gaz que dans l’autre. Eh bien ! de même que l’on était parvenu à éliminer d’un composé quaternaire un, puis deux élémens, on parvint à enlever à un composé successivement un ou deux volumes, quelquefois plus, d’un de ses composans, et à diminuer par là graduellement la condensation de cet élément formateur. Si on dresse une échelle des carbures d’hydrogène au haut de laquelle se placent ceux où le carbone est le plus condensé, et qui d’échelon en échelon fasse descendre jusqu’à ceux où il l’est le moins, on verra que par des décompositions successives il est possible d’arriver d’un des carbures les plus riches en carbone à celui qui en est le moins pourvu. L’analyse, en établissant la faculté de descendre l’échelle de composition, faisait donc entrevoir la possibilité de la remonter. Il fallait rechercher des procédés inverses ; autrement dit, il fallait recourir à la synthèse, qui est l’inverse de l’analyse. Puisque des matières organiques étaient déjà sorties des laboratoires artificiellement fabriquées par décomposition, on était fondé à espérer qu’on en pourrait fabriquer d’autres en suivant dans une direction opposée la voie que l’analyse avait tracée. Il fallait d’abord recomposer les carbures d’hydrogène, point de départ, comme l’avait déjà vu Aug. Laurent, de tous les composés organiques, puis, par l’addition d’un élément nouveau et la condensation ou l’élimination de ceux qu’on avait déjà combinés, arriver aux substances ternaires, pour de là s’élever, s’il était possible, à ces matières végétales ou animales quaternaires, telles que les alcalis végétaux, la fibrine, l’albumine, etc. Cette méthode, il ne suffisait pas de la concevoir ; on devait encore l’appliquer, et l’application offrait de graves difficultés tenant au caractère différent de stabilité, de permanence des substances sur lesquelles on opère. Voulait-on par exemple fabriquer des carbures d’hydrogène, on devait demander le carbone à ces composés très simples où il est combiné avec l’oxygène, tels que l’acide carbonique, l’oxyde de carbone. Or la stabilité de ces corps luttait, dans l’opération chimique, contre la facile destruction des carbures eux-mêmes, d’une constitution beaucoup plus précaire. Force fut donc de ne pas s’en tenir à la méthode logique, qui n’eût été que l’inverse de l’analyse, de ne pas toujours procéder du simple au composé, et d’user de moyens détournés, en quelque sorte d’artifices, pour arriver au but. C’est là que se montra le génie de l’expérimentateur. On va en trouver un exemple dans le procédé auquel recourut d’abord M. Berthelot avant d’avoir découvert des méthodes plus simples et plus directes. Ce premier procédé conduit à transformer l’eau et l’acide carbonique, c’est-à-dire les matériaux naturels des formations végétales, en composés organiques proprement dits. M. Berthelot commença par créer artificiellement de l’acide formique, corps ternaire, mais qui, à raison de la simplicité de sa composition, présentait dans sa reproduction moins de difficultés ; car cet acide, formé de carbone, d’hydrogène et d’oxygène ; ne diffère en réalité de l’oxyde de carbone, c’est-à-dire d’un composé minéral proprement dit, que par un excès d’oxygène ; excès qui, uni à une quantité correspondante d’hydrogène, représente les élémens de l’eau. En effet, l’acide formique, chauffé avec de l’acide sulfurique concentré, se décompose précisément en eau et en oxyde de carbone. C’était là ce qui avait montré que, sans des réactions bien compliquées, il devait être possible de remonter de l’oxyde de carbone à l’acide formique. Restait à y fixer l’eau, et c’est à quoi M. Berthelot parvint en faisant usage de la potasse, alcali très apte à se combiner avec l’acide formique sitôt qu’il aurait pris naissance et à le conserver ainsi sous forme de sel, le for lui la Le de potasse. L’acide formique fourni directement par l’oxyde de carbone est identique à celui qui se produit physiologiquement, qui se rencontre dans la sueur, dans le sang et dans divers liquides du corps humain. Il offre dans sa stabilité et ses réactions les mêmes caractères généraux que les substances organiques naturelles, c’est-à-dire cette même propriété de se transformer graduellement, sous l’influence de forces peu énergiques, en donnant naissance à de nouveaux composés analogues à lui-même. M. Berthelot, une fois en possession de l’acide formique artificiellement engendré, le traita par la baryte ou oxyde de baryum, d’où il résulta du formiate de baryte. Ce sel, décomposé par une chaleur élevée, produisit d’une part un carbonate de baryte, et de l’autre divers composés où se trouvent combinés le carbone, l’oxygène et l’hydrogène, et au milieu desquels apparurent les carbures d’hydrogène cherchés, à savoir l’hydrogène protocarboné ou gaz des marais, l’hydrogène bicarboné ou gaz oléfiant, le propylène et diverses autres substances plus compliquées. Le procédé qui vient d’être exposé dota définitivement la science d’une méthode de synthèse qui allait permettre de créer de toutes pièces un ordre entier de matières organiques. Les matières qui appartiennent à cette catégorie sont fort simples sans doute : ce ne sont que des composés binaires résultant de la décomposition spontanée de débris végétaux accumulés au fond des eaux, dans la profondeur du sol ; mais ce n’en était pas moins là un premier pas dans la voie de la création artificielle. M. Berthelot varia et perfectionna ses procédés ; il recourut à des moyens qui furent souvent plus heureux. C’est ainsi qu’il parvint à transformer le sulfure de carbone en carbure d’hydrogène. Toujours guidé dans ses recherches par une même idée générale, il découvrit la méthode de synthèse la plus simple et la plus directe qui se puisse imaginer, car il réussit à combiner directement le carbone et l’hydrogène, c’est-à-dire à opérer une combinaison regardée jusque-là comme impossible. En effet, tous les carbures d’hydrogène connus se décomposant en leurs élémens sous l’influence d’une haute température, l’espoir de réunir directement ces mêmes élémens semblait chimérique. Un fait demeuré inaperçu montra à M. Berthelot qu’il n’était pas téméraire de tenter un pareil rapprochement. Il avait observé un carbure d’hydrogène d’une stabilité exceptionnelle, l’acétylène, plus riche en carbone que les autres gaz hydrocarbonés. Cet acétylène, il l’avait obtenu par la condensation directe du gaz des marais, ainsi que par la décomposition opérée dans les autres carbures et composés organiques à l’aide de la chaleur. Il l’avait rencontré jusque dans le gaz de l’éclairage, auquel ce carbure communique une partie de son odeur et de son pouvoir éclairant. De là, chez l’habile chimiste, la pensée que l’acétylène pourrait être obtenu par la réunion directe de ses élémens. Après divers tâtonnemens, l’expérience réussit complètement. La démonstration de ce fait capital est aussi brillante que décisive. On fait circuler un courant d’hydrogène sur le charbon porté à l’incandescence et réduit en vapeur par l’arc électrique ; on obtient alors cette lumière éblouissante que nous avons tous contemplée au théâtre ou dans les fêtes publiques. Si on la produit dans un courant d’hydrogène, ce gaz s’unit immédiatement au carbone vaporisé, et l’acétylène prend naissance. Le carbure d’hydrogène, ainsi créé par une synthèse immédiate, n’est pas un produit isolé, mais le point de départ de bien d’autres produits. En l’unissant avec l’hydrogène naissant, M. Berthelot forma le gaz oléfîant ; en combinant celui-ci avec les élémens de l’eau, il obtint aussitôt l’alcool. Il ne suffisait pas cependant d’avoir fabriqué quelques-unes des matières constituant le premier ordre des substances organiques ; il fallait encore en établir la génération mutuelle, montrer comment l’on pouvait passer de l’une à l’autre, en un mot retrouver bien nettement par la synthèse les divers échelons qui mènent à ce qu’on pourrait appeler le premier étage des formations organiques. Le plus simple de tous ces carbures, c’est le gaz des marais ou formène ; là le carbone se trouve le moins condensé, car un litre de formène ne renferme qu’un demi-gramme de carbone, tandis que tous les autres gaz hydro-carbonés connus en contiennent dans un litre au moins un gramme. En même temps que la condensation du carbone est très faible, l’hydrogène se trouve avec ce dernier corps dans un rapport plus grand que cela ne s’observe pour tout autre carbure. Le gaz des marais devait donc être le point de départ d’une série d’opérations destinées à reproduire des carbures de plus en plus riches en carbone. M. Berthelot les exécuta, et il réussit à transformer successivement, par des méthodes directes, le formène en acétylène (deux fois aussi condensé), en benzine (six fois aussi condensée), en naphtaline (dix fois aussi condensée) ; par des méthodes indirectes, il changea le même gaz en éthylène (4 parties de carbone, 4 d’hydrogène), en propylène (6 parties de carbone, 6 d’hydrogène), en butylène (8 parties de carbone, 8 d’hydrogène), en amylène (10 parties de carbone, 10 d’hydrogène). Il avait découvert le moyen de condenser de plus en plus le carbone, et en opérant cette condensation il vérifiait par la synthèse cette loi importante : chaque molécule de l’élément que l’on condense s’unit à 2, 3, 4 ou un plus grand nombre de molécules de la même nature ; c’est ce qu’on nomme la polymérie. Ainsi, dans les nouveaux carbures obtenus par voie de condensation, le nombre des équivalens du carbone est toujours un multiple de celui de ces mêmes équivalens dans le corps générateur. Cette loi synthétique mettait en évidence les combinaisons arithmétiques qu’opère la nature, et démontrait par la, pratique la génération des corps par l’assemblage d’un certain nombre de molécules d’espèces différentes accompli suivant différentes proportions ; elle établissait la possibilité de créer des carbures d’hydrogène à l’infini en condensant de plus en plus les élémens qui y entrent. Qu’on condense par exemple deux molécules d’amylène formées chacune de 10 parties de carbone et de 10 parties d’hydrogène en une seule, on obtiendra la molécule d’un corps nouveau, le diamylène, découvert par M. Balard, et qui se trouve composé de 20 parties de carbone et de 20 d’hydrogène. Par une condensation nouvelle, on obtiendra le triamylène, dont la molécule renfermera 30 parties de chacun des élémens carbone et hydrogène, puis le tétramylène, dont la molécule en contiendra 40 parties, et ainsi de suite. Cette génération croissante au moyen de la condensation du carbone pourra être appliquée à d’autres carbures d’hydrogène où les deux élémens ne se trouvent pas combinés suivant le même rapport que précédemment, et donner de la sorte naissance à une série parallèle de carbures. Si l’on prend comme point de départ le plus simple de ces carbures, celui où les deux élémens se trouvent dans des proportions représentées par des nombres pouvant fournir, par voie de multiplication et de soustraction, divers ordres de multiples, à savoir le formène ou gaz des marais, on réussira par tous les degrés de condensation à engendrer tous les carbures d’hydrogène imaginables. Toutefois, dans la formation successive des corps qu’opère M. Berthelot, les deux élémens ne subissent pas toujours en même temps une condensation, comme cela s’observe pour l’amylène. Dans le plus grand nombre de cas, tandis que la richesse en carbone augmente, la proportion d’hydrogène reste stationnaire ou même diminue, il faut donc, alors qu’on condense le carbone, éliminer parfois successivement une proportion d’hydrogène. Les propriétés des corps sont si bien unies à la dose relative des élémens qui les composent, que dans les carbures d’hydrogène il suffit qu’une partie d’hydrogène ait disparu pour qu’on se trouve en présence d’un carbure nouveau ayant ses propriétés spéciales. Je ne m’étendrai pas davantage sur les recherches de M. Berthelot relatives à la synthèse de ces carbures. Qu’il me suffise de dire qu’ayant formé d’abord les plus simples de ces composés binaires, il obtint les autres carbures par la condensation de leurs élémens. La fabrication artificielle des composés organiques binaires était donc démontrée possible ; elle était opérée dans une foule de cas. Il fallait maintenant gravir de nouveaux échelons du règne organique, arriver à un second étage, les composés ternaires. Ces composés, ils s’étaient déjà pour ainsi dire laissé forcer dans leurs retranchemens par la fabrication de toutes pièces de l’acide formique au moyen de l’acide cyanhydrique, due à M. Pelouze ; mais cette conquête n’avait été que le résultat d’une sorte de coup de main sur un ouvrage avancé mal défendu : il était nécessaire, pour arriver à foudre complètement le problème, de s’en prendre à ces substances, ternaires essentiellement organiques n’ayant pas dans le règne minéral de correspondans et qui constituent une catégorie, à part, car, leur synthèse opérée, on aurait la preuve la plus concluante que les composés organiques sont dus au jeu des mêmes forces qui produisent les phénomènes de la chimie organique. Entre ces substances se placent en première ligne les alcools, composés neutres, formés de carbone, d’hydrogène et d’oxygène, et ayant pour type l’alcool du vin ou alcool proprement dit. Ces corps, qui constituent aujourd’hui une classe nombreuse, et des plus importantes ont la propriété de donner naissance aux éthers [3] en se combinant directement avec un acide quelconque, tandis que l’eau qu’ils contiennent est éliminée. Les éthers à leur tour, en fixant de nouveau les élémens de l’eau, reproduisent les alcools qui leur ont donné naissance. Ces alcools, on les a extraits d’abord des matières organiques : la fermentation du sucre produit de l’alcool ordinaire ; la distillation du bois fournit l’alcool méthylique ou esprit de bois. De celle de l’huile de ricin, on retire l’alcool caprylique ; de celle du blanc de baleine, l’alcool éthalique. Dans ces derniers tempe, un chimiste fort distingué, M. Cahours, a retiré des résidus de la fermentation vineuse l’alcool amylique. On peut, suivant la proportion des élémens, hydrogène et carbone, toujours associés à deux équivalens d’oxygène, établir entre les alcools diverses sections. Pour ceux de la première, de la composition la plus simple, deux équivalens d’oxygène sont unis à des proportions d’hydrogène et de carbone, qui présentent de part et d’autre une progression régulière. M. Berthelot, remarquant qu’ils peuvent tous se représenter par les élémens de l’eau unis à un carbure d’hydrogène, en conclut qu’à l’aide d’un pareil carbure, le gaz défiant par exemple, on devait parvenir à fabriquer de toutes pièces des alcools ; on n’aurait qu’à combiner ces corps binaires avec les élémens de l’eau. Il y réussit, employant tantôt le gaz oléfiant, ce qui lui donna l’alcool ordinaire, tantôt le propylène, ce qui lui donna l’alcool propylique. Le procédé demeurait toutefois insuffisant pour d’autres alcools de la même classe. M. Berthelot imagina alors d’unir un carbure d’hydrogène à un hydracide, c’est-à-dire à un acide où l’hydrogène remplace l’oxygène et en joue le rôle. Il parvint de la sorte à créer un éther où il substitua ensuite à l’hydracide les élémens de l’eau, et il arriva à ce qu’il cherchait. Ce procédé eut, des résultats beaucoup plus généraux que le précédent, qui était pourtant en réalité plus simple. Ce n’est pas seulement l’acide propylique que M. Berthelot a produit à l’aide d’un carbure d’hydrogène, tel que le propylène ; tout carbure qui lui présentait entre les élémens composans les mêmes rapports de quantité que le gaz oléfiant lui a fourni un alcool correspondant. C’est ainsi que de l’amylène M. Berthelot tira un alcool amylique, du caprylène un alcool caprylique, de l’éthalène un alcool éthalique. En fixant de l’oxygène sur le gaz des marais, il obtint également, en vertu d’une seconde méthode générale, un alcool, celui que l’on appelle méthylique. La synthèse des alcools des autres classes est moins avancée ; mais l’application de pareilles méthodes a déjà permis d’en refaire quelques-uns. Cette production tout artificielle de composés aussi important et aussi essentiellement organiques que les alcools était une victoire décisive remportée sur la nature. Une des voies principales menait à la création des produits organiques était ouverte. Un pas de plus, et l’on allait reproduire, avec les élémens minéraux, ces innombrables dérivés des alcools qui remplissent l’histoire de la chimie depuis soixante ans. Ces dérivés, dont plusieurs préexistaient dans la nature, sont les uns d’essence éthérée, de propriétés moléculaires étroitement liées à celle des alcools, au moyen desquels ils s’engendrent par déshydratation, combinaison ou réduction ; les autres, obtenus par voie d’oxydation, s’écartent davantage des propriétés des alcools générateurs. A la première catégorie appartiennent les éthers proprement dits, à la seconde les acides végétaux, les aldéhydes [4], intermédiaires entre les acides et les alcools, les acétones, qui s’en rapprochent, les amides, tirés des sels ammoniacaux par déshydratation. « Les alcools une fois obtenus artificiellement, les acides organiques paraissent devoir en être tirés par une voie assez régulière, car à chaque alcool correspond un acide particulier, n’en différant que par deux molécules d’hydrogéné en moins et par deux molécules d’oxygène en plus. Il existe aujourd’hui plusieurs méthodes pour convertir un alcool en son acide correspondant. J’ai déjà dit plus haut qu’un chimiste allemand, M. Kolbe, était parvenu à préparer artificiellement l’acide acétique. MM. Dumas et Malaguti ont depuis, et avant que la synthèse eût été portée au point d’avancement actuel, donné une méthode pour la production d’un acide analogue à l’acide acétique au moyen d’un alcool moins carboné. En général, chacun des dérivés fondamentaux des alcools devient le point de départ de nouveaux composés, et ceux-ci peuvent à leur tour servir à en former d’autres. Ainsi s’étend d’une manière presque indéfinie la chaîne des principes que l’on peut produire avec les alcools. L’étude de la préparation de tous ces dérivés a été plus spécialement poursuivie sur les alcools ordinaire et méthylique et sur les combinaisons benzoïques ; mais les résultats auxquels on a été conduit par ces recherches particulières sont d’ordinaire d’une application très étendue, et se reproduisent sur tous les alcools. En effet, lorsqu’on a composé un corps au moyen d’un alcool déterminé suivant une méthode régulière, il suffit le plus souvent d’appliquer la même méthode à chacun des autres alcools pour composer toute une série de corps formés suivant les mêmes procédés et susceptibles de jouer le même rôle chimique. Sans doute ce n’est là encore qu’un bien petit coin du vaste champ à défricher, et nous n’avons guère fait que les premières stations d’une route dont la longueur ne saurait être mesurée ; mais les principes à l’aide desquels on accomplira de nouveaux progrès sont déjà posés. Quelques-uns des éthers qui constituent une des classes de des innombrables dérivés alcooliques ont été recréés de toutes pièces ! C’est ainsi que M. Berthelot est parvenu à fabriquer l’essence de moutarde, qui n’est en réalité qu’un éther, baptisé par les chimistes du nom un peu barbare d’éther, allylsulfocyanique. Pour cela, il traite l’éther dit allyliodhydrique, dont la synthèse est également possible par le sulfocyanate de potasse. La synthèse des corps gras naturels, réalisée encore par M. Berthelot, nous offre une application plus étendue des mêmes idées. Elle donne son fondement à la théorie générale des alcools polyatomiques, théorie découverte également par lui, et à l’aide de laquelle cet éminent expérimentateur fait rentrer dans le cadre scientifique de la chimie les corps gras neutres et les sucres demeurés jusque-là en dehors, de toute falsification. C’est cette même théorie qui a servi depuis de guide à M. Adolphe Würtz dans ses remarquables travaux sur les glycols, qui lui ont valu récemment le prix biennal de l’Institut. La théorie formulée par M. Berthelot, en confirmant la génération des carbures d’hydrogène établie par l’expérience, nous fournit la preuve qu’elle est un guide sûr dans ce genre de recherches ; elle nous montre que tous les carbures d’hydrogène peuvent être engendrés à l’aide du formène ; autrement dit, tous ces carbures ne sont que du formène plus ou moins condensé. Chez certains carbures qu’on peut qualifier de complets, l’hydrogène éliminé est remplacé par un volume égal de formène ; chez d’autres, qu’on peut appeler incomplets, le volume d’hydrogène éliminé est double, triple, etc., du volume de formène fixé. M. Berthelot fait ainsi voir que le formène, c’est-à-dire un corps comprenant deux équivalens de carbone et quatre d’hydrogène, est le type générateur des carbures. Il y a de même pour les alcools, pour les acides, pour les aldéhydes, pour les éthers, pour les alcalis, pour les amides, etc., de véritables types formateurs qui peuvent être engendrés théoriquement et expérimentalement au moyen des carbures d’hydrogène, c’est-à-dire en définitive au moyen du formène. Cette idée féconde des types chimiques appartient surtout à MM. Dumas, Laurent, Gerhardt, et bien d’autres l’ont développée depuis ; mais, abandonnant une hypothèse longtemps acceptée qui croyait les retrouver dans l’eau, l’hydrogène, l’acide chlorhydrique, M. Berthelot, pour les découvrir, interrogea les lois de la synthèse. L’existence de ces types et le succès avec lequel on est remonté des différens carbures d’hydrogène au formène font concevoir l’espoir très fondé de reproduire un jour les composés qui semblaient tout d’abord l’œuvre la plus exclusive de la vie organique. Comme les substances azotées artificielles résultent de l’union de l’ammoniaque et de l’acide nitrique avec les principes oxygénés, on est conduit à supposer que les substances azotées naturelles sont nées de la même façon. Or ces principes oxygénés peuvent être fermés à leur tour, le plus souvent, à l’aide des alcools ; il suffira donc d’opérer l’union de ceux-ci avec l’ammoniaque et l’acide azotique dans certaines conditions pour arriver à reproduire les substances azotées naturelles. J’ai dit plus haut que M. Wöhler était parvenu à fabriquer l’urée par la combinaison de l’ammoniaque avec l’acide cyanique. M. Würtz a réussi à créer toute une série de produits renfermant les éléments de cette même substance, mais dans lesquels un ou plusieurs équivalens d’hydrogène se trouvent remplacés par des radicaux d’alcools, qui, unis aux acides, donnent naissance à des sels nettement cristallisés et qui se décomposent à la manière de l’urée sous l’influence de l’eau ; c’est ce qu’il appelle des urées composées. Ces corps curieux et nouveau, M. Würtz les observa dès 1847, en traitant par l’acide cyanique non plus l’ammoniaque, mais d’autres composés azotés dont la découverte lui appartient également et qui sont les ammoniaques composés (étylamine, méthylamine, amylamine, etc.). Les premier de ces corps s’obtint en distillant avec de la potasse de l’éther cyanique, c’est-à-dire un corps renfermant à la fois les éléments prochains de l’ammoniaque et ceux de l’alcool. Ainsi, avant qu’on eût entrevu toutes les ressources de la synthèse, cet habile chimiste, s’il n’avait pas créé de toutes pièces les alcalis organiques que nous fournit la nature, en fabriquait du moins d’artificiels ayant avec eux une frappante analogie, et dont quelques-uns se sont même retrouvés dans des produits naturels. C’est ce qui est arrivé notamment pour la butylamine, dont un chimiste anglais, M. Anderson, constatait la présence dans la partie la plus volatile de l’huile provenant de la distillation des os. Presque en même temps que M. Würtz, M. Hofmann parvenait à reproduire les ammoniaques composés en recourant à une autre voie qui mit plus complètement en relief leur constitution. Ainsi, on est en voie de reproduire un grand nombre de matières organiques, et le voile dont s’enveloppait la nature se déchire en bien des points. On pour- rait encore dire aux chimistes : Vous refaites l’œuvre de la création, soit ; les moyens toutefois que vous employez sont autres, et vous ne nous éclairez pas en réalité sur l’action de la nature. M. Berthelot a répondu d’avance à cette objection en termes qui méritent d’être cités. « A la vérité, écrit-il, les principes que nous obtenons d’abord dans nos synthèses artificielles sont bien différens des principes qui se manifestent dans la synthèse végétale. Les premiers sont très simples et peu condensés, tandis que l’organisation végétale tend à engendrer les composés organiques dans l’état de condensation le plus élevé et dans l’état de complexité le plus grand possible. Ainsi l’amidon, la cellulose, les principes ligneux, sont des composés très condensés, qui paraissent résulter de l’accumulation d’un grand nombre d’équivalens des principes sucrés, combinés les uns avec les autres ; l’albumine, la fibrine et les principes azotés analogues sont également des substances complexes et condensées, comparables aux amides et formées probablement par la réunion d’un certain nombre de principes plus simples. Il en est de même des corps gras naturels. On peut ici préciser davantage les idées, parce que la synthèse a éclairé complètement la constitution de cette classe générale des composés. Or la synthèse prouve que la plupart des corps gras naturels, tels que la stéarine, l’oléine, etc., représentent l’état de combinaison le plus avancé auquel puisse parvenir un dérivé glycérique. Dans les êtres vivans, nous ne rencontrons guère de corps gras formés en vertu de ces combinaisons intermédiaires que l’art nous apprend à obtenir d’abord, avant de parvenir jusqu’aux combinaisons complètement saturées. Ce sont là des circonstances remarquables et caractéristiques de la synthèse végétale ? mais il est facile de montrer qu’elles n’établissent aucune distinction radicale entre la synthèse naturelle et la Synthèse artificielle. Toute la différence tient aux conditions dans lesquelles nous nous sommes placés jusqu’à présent pour réaliser nos formations. » La nature tire d’ailleurs les substances organiques des mêmes sources auxquelles les chimistes les empruntent dans les expériences de leurs laboratoires. Ceux-ci en effet mettent en œuvre l’eau et l’acide carbonique, et c’est précisément l’acide carbonique et l’eau qui fournissent aux végétaux et aux animaux le carbone et l’hydrogène, qu’ils renferment. Par le concours de la lumière solaire et des parties vertes des végétaux, l’acide carbonique et l’eau sont décomposés ; autrement dit, par le fait de la respiration végétale, l’eau passe à l’état d’hydrogène, et l’acide carbonique à l’état d’oxyde de carbone. Eh bien, si ce n’est pas sous l’influence de la lumière que le chimiste réalise la combinaison réciproque du carbone et de l’hydrogène dans la synthèse d’un produit organique, du gaz des marais par exemple, c’est pourtant aussi en réduisant l’acide carbonique et l’eau de manière à donner naissance à l’oxyde de carbone et à l’hydrogène. Ces deux corps réagissent l’un sur l’autre à l’état naissant, comme cela se passe dans la nature organique, et engendrent le carbure d’hydrogène. Une autre question cependant se pose ici. Nous venons de voir que le chimiste était parvenu à former de toutes pièces des matières organiques, sans recourir ni à des végétaux ni à des animaux ; peut-il en être de même dans la nature et peut-être doit-on croire qu’il se forme à la surface du globe des matières organiques par la seule influence des agens minéraux. M. Berthelot répond affirmativement, et il a consacré une des plus belles pages de son enseignement [5] à démontrer que, même en dehors de l’intervention des êtres vivans, les matières organiques peuvent être conçues et réalisées dans la nature par des voies purement minérales. Les efforts que la chimie est obligée de faire pour rattacher les premiers anneaux, d’une chaîne immense dont les diverses parties s’offrent à nous séparées, la nature n’a pas besoin d’y recourir ; elle accomplit tout sans peine par des moyens fort simples. Plus on pénètre dans le détail de la création, plus on s’aperçoit que ce qui nous paraît le plus complexe et le plus irrégulier n’est au fond que le résultat de lois simples et constantes, et nos moyens artificiels se rapprochent d’autant plus des procédés de la nature, que nous les avons simplifiés davantage. L’œuvre du génie consiste précisément à faire découler d’un petit nombre de principes facilement formulables les applications les plus ingénieuses et les inventions les plus puissantes. Eh bien, ce génie des génies dont les plus merveilleuses intelligences humaines ne sont que des réductions infiniment petites a ramené à une simplicité extrême, à la plus grande simplicité possible, toutes les opérations de la nature ; l’intelligence divine nous apparaît comme la conscience d’une loi unique et simple embrassant tout l’univers, et dont les applications indéfinies engendrent une multitude de phénomènes qui se groupent par analogie et sont régies par de mêmes lois secondaires découlant de la loi primordiale. III Maintenant que nous avons fait connaître les conquêtes les plus importantes de la chimie organique, jetons les yeux sur les conséquences qui semblent en découler, et tâchons d’apprécier l’extension qu’elles peuvent prendre. Il y a là de graves problèmes philosophiques qu’il n’est pas hors de propos d’aborder. Un premier fait qui frappe, c’est la variété infinie de composés Résultant de la combinaison de trois ou quatre élémens. En augmentant ou en diminuant la condensation de l’un ou de plusieurs d’entre eux, on arrive à obtenir des matières de nature et de propriétés très différentes. A ces élémens on peut quelquefois en substituer d’autres qui, dans des proportions déterminées, jouent le même rôle et n’apparaissent ainsi que comme des variétés de ceux dont ils ont pris la place. Puisqu’une différence de condensation dans les molécules détermine des caractères et des qualités différens, comme ce sont les caractères et les qualités des corps qui nous servent à les distinguer, on est tout naturellement conduit à se demander si la condensation de la matière ne serait pas la cause principale de l’essence diverse des substances. C’est une bien ancienne idée que celle de l’homéomérie, qui envisage tous les corps comme composés de petits éléments semblables à l’ensemble. La doctrine atomistique, qui fut celle de Démocrite et de Leucippe dans l’antiquité, concevait tous les êtres comme formés par un certain nombre d’atomes où d’éléments simples, indivisibles, indestructibles, dont les assemblages variés constituent tous les êtres vivans et animés, de la même manière que les lettres de l’alphabet peuvent former par leurs associations les mots les plus divers. Cette doctrine, développée par Epicure, et qui n’était chez les philosophes anciens, étrangers à l’expérimentation, qu’une pure spéculation, se présente maintenant à notre esprit comme la conséquence possible d’une science bien plus positive et bien plus avancée. La multiplicité des composés dus à l’association d’élémens gazeux, comme l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, suggère la pensée que la diversité des corps pourrait n’être qu’apparente, et que ces corps simples que nous prenons pour les élémens de la matière ne sont que des produits diversement condensés d’une matière unique. La chimie a dû et doit encore prendre les faits tels qu’ils nous apparaissent ; elle doit dire, avec Berzèlius, que les corps simples sont des êtres distincts, indépendans les uns des autres, dont les molécules n’ont rien de commun, sinon la fixité, l’immutabilité, l’éternité. Dans ce cas, il y aurait autant de matières distinctes qu’il y a d’élémens chimiques ; mais, devançant les progrès de la science, ne peut-on pas supposer que les molécules des divers corps simples sont nées de la condensation d’une matière unique, telle que l’hydrogène par exemple ? Des quantités semblables de cette matière pourraient, par des arrangemens différens, constituer des élémens ou radicaux de même poids, mais doués de propriétés distinctes. Dans cette hypothèse, on assimilerait les radicaux supposés simples de la chimie minérale aux radicaux composés de la chimie organique, les premiers différant toutefois des seconds par une stabilité infiniment plus grande et telle que les forces dont la chimie dispose aujourd’hui seraient insuffisantes pour en opérer le dédoublement. Cette question est encore à l’étude. La théorie peut déjà mettre sur la voie d’une solution satisfaisante par la comparaison exacte des équivalens des corps simples ; mais ces équivalens, sommes-nous sûrs d’en avoir l’expression rigoureuse [6] ? M. Dumas, qui a soulevé le problème, s’occupe depuis plusieurs années d’une révision générale des équivalens qui donnera sur ce point satisfaction aux scrupules de la science ; mais il restera encore à savoir si ces équivalens peuvent se classer selon un petit nombre de séries, comme des termes liés entre eux par d’incontestables relations numériques. Tels qu’on les connaît, bon nombre des équivalens des corps simples ne sont pas dans ce rapport régulier. La loi formulée par le chimiste anglais Prout, et d’après laquelle, l’équivalent de l’hydrogène étant pris pour unité, ceux des corps simples, les plus connus s’expriment généralement par des nombres entiers d’ordinaire peu élevés, cette loi est sujette à bien des exceptions. Quand les questions spéciales et circonscrites dans lesquelles le problème se décompose se trouveront résolues, on sera en mesure de prononcer ; on verra si, comme M. Dumas est enclin à le supposer avec beaucoup d’autres chimistes, les chiffres exprimant les équivalens des corps simples peuvent être engendrés suivant des lois semblables ai celles qu’une étude attentive fait découvrir dans la génération des équivalens des élémens composés ou radicaux de la chimie organique. Disons-le tout de suite, cette unité de la matière séduit singulièrement l’esprit, et les nombreux corps composés qui, dans les matières provenant des animaux ou des végétaux, ont les allures, les propriétés générales, la physionomie des corps simples, donnent une extrême probabilité à l’hypothèse, que les corps simples ne sont eux-mêmes que des corps composés d’élémens identiques, mais inégalement groupés ou associés. Le phénomène du dimorphisme, qui nous montre des densités, des coefficiens de dilution, des propriétés optiques et certaines propriétés, chimiques déférentes dans un même corps suivant qu’il affecte une forme cristalline ou une autre, peut être encore cité à l’appui de l’hypothèse ici indiquée. La valeur de cette hypothèse (ressort avec non moins d’évidence du fait de l’isomérie, observé dans les deux règnes. Jadis on admettait comme un axiome que l’identité de composition impliquait l’identité des propriétés. Depuis qu’on a constaté.que des corps de même composition possèdent des propriétés différentes, les idées qu’on se faisait sur la matière se sont singulièrement modifiées. C’est alors que Berzélius imagina sa distinction des corps, isomères possédant la même composition et le même équivalent, des corps polymères ayant la même composition, mais dont les équivalens sont multiples les uns des autres, et des corps métamères doués de la même, composition, du même équivalent, mais susceptibles d’être formés par l’union de composés binaires tout différens. Les cas, d’isomérie sont fort nombreux dans la nature, et attestent que les molécules semblables ne se groupent pas toujours suivant la même loi. Ces groupement s’opèrent sous des influences diverses, par l’effet d’agens qui sont les grands moteurs de la matière, de l’électricité notamment. Ainsi l’oxygène à travers lequel on a fait passer des étincelles, électriques, quoiqu’il garde ses propriétés principales, n’a plus tous les caractères de l’oxygène, s’il est apte à contracter des combinaisons ou à produire des décompositions que ce gaz ne saurait opérer sous sa forme ordinaire ; il devient ce que l’on appelle de l’ozone. Cette unité, vers laquelle tend la chimie, peut-elle nous faire supposer que des lois, complètement identiques régissent le monde animé et le monde brut ? Devons-nous nous flatter de pouvoir un jour non-seulement refaire artificiellement toutes les manières organiques, mais reproduire à volonté les conditions, dans desquelles naîtra la végétation ou la vie ? Je ne le pense pas. La physiologie et la chimie sont deux domaines bien autrement, distincts, que ne l’étaient, il y a un siècle, la chimie organique et la chimie minérale. Nulle part la plante même la plus élémentaire, l’animal le plus bas placé dans l’échelle zoologique, ne sont nés du concours d’affinités chimiques, de la combinaison des simples matières organiques ou inorganiques. Longtemps, il est vrai, on a cru aux générations spontanées ; mais cette idée a perdu, chaque jour du terrain malgré la ténacité de ceux qui la défendent, et grâce aux beaux travaux d’un chimiste français, M. Pasteur, elle vient d’être définitivement ruinée. Ces germes que l’on supposait prendre naissance tout à coup, comme certains composés chimiques, ont trouvé leurs ancêtres, M. Pasteur nous a révélé l’existence dans l’atmosphère d’une multitude de corpuscules organisés qui sèment partout la vie en même temps qu’ils portent partout la destruction. Nulle part on n’a pu découvrir de germes là où ces animaux microscopiques n’existaient pas déjà ; aucune réaction, aucune solution n’a pu présenter de ces animaux où l’air, à défaut d’un autre véhicule, ne les y eût pas déjà portés, et ces animaux infusoires interviennent eux-mêmes comme de grands agens chimiques ; ils aidaient à leur insu les sa vans et les industriels dans quelques-unes des méta- morphoses auxquelles ceux-ci avaient recours. Les mycodermes, ces pellicules lisses ou ridées, vulgairement appelées fleurs du vin, fleurs de la bière, fleurs du vinaigre, que l’on voit apparaître à la surface de toutes les liqueurs fermentées, sont des êtres organisés qui portent sur les matières organiques, telles que les sucres, les acides organiques, les alcools, les matières albuminoïdes, l’action comburante de l’oxygène. Les mucédinées, et sans doute aussi de petits infusoires, se trouvent ainsi être non pas la cause directe, mais la cause accidentelle de la fermentation. Telle est leur action que M. Pasteur a reconnu que l’on pouvait, par le développement d’une seule mucédinée, transformer en eau et en acide carbonique des quantités relativement considérables de sucre sans qu’il restât dans la ligueur la plus faible proportion de cette substance. Le même savant à constaté que toutes les fermentations proprement dites, visqueuse, lactique, butyrique, la fermentation de l’acide tartrique, celle de l’acide malique, étaient dues à la présence d’êtres organisés. Ce ne sont pas les matières albuminoïdes exposées au simple contact de l’air, de l’oxygène, qui constituent les fermens : ces matières n’en sont que l’aliment. C’est parce que l’air est tout rempli de corpuscules organisés, microscopiques, qu’il détermine par le simple contact la fermentation. Partout où l’atmosphère a été purgée de ces petits corps qu’elle charrie incessamment, qu’elle dépose à la surface des objets, la décomposition acide ou putride ne se produit plus. Ainsi, si les êtres microscopiques disparaissaient de notre globe, la surface de la terre serait encombrée de matières organiques mortes, de débris d’animaux et de végétaux. Ce sont les êtres microscopiques principalement, écrit M. Pasteur, qui donnent à l’oxygène ses propriétés comburantes : sans eux, la vie deviendrait impossible, parce que l’œuvre de la mort serait incomplète. Ces poussières animées ou végétantes dont l’atmosphère inférieure est comme saturée, surtout dans nos villes, ces cellules organisées qui transportent l’oxygène de l’air sur toutes les matières organiques pour les brûler plus ou moins complètement, conservent leur fécondité jusqu’à la température de 130 degrés, c’est-à-dire jusqu’à cette même température au-delà de laquelle les spores ou germes reproducteurs des plantes cryptogames, appelés par le vulgaire moisissures, perdent leur faculté de reproduction. Ainsi nulle part nous ne pouvons saisir la vie apparaissant au sein d’une matière brute ou minérale, d’une matière même d’origine organique d’où elle s’est retirée. La condition indispensable de la transmission de la vie par un être déjà vivant où végétant au germe qui en doit produire un nouveau se retrouve à tous les degrés de l’organisation. Certaines expériences cependant ont pu tout d’abord faire concevoir l’espérance de créer la vie ou la végétation de toutes pièces, comme on crée maintenant des matières organiques. On a, par des moyens mécaniques, opéré des fécondations artificielles. Je ne parle pas seulement de la substitution de la chaleur habilement distribuée, à la couvée pour les œufs de la poule, mais de véritables fécondations où l’on se passe du mâle, où un moyen mécanique porte sur les œufs, sur les germes, le fluide qui doit les rendre féconds. Ces expériences, qui datent déjà du siècle dernier, ont été renouvelées de nos jours même sur des animaux d’un ordre élevé, tels que les chiens. Le phénomène est sans doute digne d’attention ; mais, notons-le bien, ce qui est artificiel, c’est le transport du liquide fécondant sur l’œuf les deux facteurs de la génération, le liquide et l’œuf, étaient déjà donnés. Pour que la création de l’être vivant fût véritable y il faudrait que l’expérimentateur pût refaire à la fois artificiellement et l’œuf et la liqueur fécondante. Quant à l’œuf, produit d’une évolution si complexe et si intimement liée, aux opérations de la vie, la chose est manifestement impossible ; il faudrait avant, tout refaire non-seulement ces principes immédiats que M. Frémy et Valenciennes ont retrouvés dans l’œuf, et qu’ils appellent substances vitellines, mais substituer à l’appareil ovarien, dont le produit diffère de composition pour chaque espèce, une série d’opérations chimiques exigeant une délicatesse, une rapidité, des soins qui dépassent la dextérité humaine. Quant à la liqueur fécondante, il peut paraître moins difficile de la fabriquer de toutes pièces avec les matières purement chimiques dont elle se compose, — l’eau, le phosphate calcaire, le chlorhydrate de chaux, la soude, et cette substance fort analogue à la fibrine, s’en rapprochant du moins, qu’on a nommée spermatine. Cette composition de la semence, qui n’est pas d’ailleurs la même pour les différentes classes d’animaux, offre au fond une complexité non moins grande que celle de l’œuf. Il y a là, trois ou quatre liquides élémentaires : les uns constituent le principe fécondant, les autres en sont le dissolvant ou le véhicule ; mais ce ne sont pas seulement des liquides qui figurent dans la liqueur reproductrice il y a encore des élémens organiques indispensables à la fécondité, doués d’un mouvement propre, et ou l’on a vu tour à tour, des animaux ou de simples corpuscules mouvans. Ces zoospermes, ces spermatozoïdes, comme on les appelle, tiennent l’espèce de vie propre dont ils sont doués de l’animal au sein duquel ils ont pris naissance. Ainsi le chimiste, eût-il refait artificiellement toutes les matières chimiques que renferme la semence, serait ramené par ces corpuscules en présence du principe mystérieux de la vie qu’il s’efforcerait en vain de remplacer. C’est ce principe animé et invisible qui présidera la formation de l’embryon, qui en distribue les diverses parties sur le modèle de l’espèce, qui lutte contre les causes extérieures tendant à contrarier son action. Dans les opérations qu’il exécute, il n’a recours qu’aux seules forces mécaniques, physiques ou chimiques. Voilà pourquoi il n’est pas impossible, par l’application intelligente et l’action combinée de ces diverses forces, de recréer les matières à l’aide desquelles il façonne le germe, il nourrit la plante ou l’animal, il y entretient la chaleur et le mouvement ; mais refaire dans sa complexité le végétal ou l’être vivant en se passant du principe animateur lui-même, voilà ce à quoi on ne saurait arriver. Il y a dans la formation d’un être vivant, d’un végétal nouveau, autre chose que du mouvement mécanique de l’affinité ; autre chose que des agens purement physiques ; et même ce que nous appelons une création artificielle n’est point encore une création fatale et spontanée. Sans doute, il n’y a plus là la force vitale qui dans la plante ou l’animal dispose les choses pour l’élaboration de la matière, puisque le chimiste obtient cette matière dans son laboratoire ; mais l’expérimentateur qui se substitue comme ordonnateur à la force cachée que nous appelons la végétation ou la vie est lui-même une intelligence, un être animé qui n’a point été engendré artificiellement. On tient pour démontré le caractère tout artificiel des opérations de la synthèse chimique, parce qu’on ne prend les élémens formateurs que dans les sources minérales ; on fait observer que la formation de toutes pièces ides substances organiques ne serait pas démontrée ; si l’on se bornait à les composer avec des élémens produits eux-mêmes par l’action physiologique. On a certainement raison ; mais il existe un élément dont il est absolument impossible de se passer : c’est l’intelligence, le génie de l’homme, et cet agent directeur de l’expérience, une origine purement organique, pour ne parler que le langage de la physiologie. Est-ce à dire que l’apparition de la vie sur le globe ait été un miracle, un fait surnaturel ? A mon avis, non. La rareté d’un phénomène ne le place point, pour cela en dehors de l’ordre naturel ; elle montre seulement que les conditions nécessaires pour le produire, ne se rencontrent que rarement. Pareillement, de ce qu’un phénomène qui s’est produit il y a des myriades d’années ne se passe plus sous nos yeux. Il faut simplement en conclure que les conditions nécessaires à la production n’existent plus. Tel est précisément le cas pour les végétaux et les animaux, qu’ils soient originairement issus d’êtres non semblables à eux, et qu’ils se soient graduellement modifiés sous l’influence des milieux, ou qu’ils aient surgi tout formés par le jeu de forces ne pouvant plus se faire jour, mais qui reprendraient leur effet si les conditions cosmiques redevenaient ce qu’elles ont été dans le principe. Dieu, toujours présent dans l’univers, ne s’est pas retiré de son œuvre après la création, qui a d’ailleurs duré bien des siècles. Il a naguère agi comme il agit encore, suivant des lois générales dont la permanence et l’inflexibilité ne sont que la conséquence de l’infinie sagesse et de l’infinie prévoyance qui les ont établies. Partout et toujours, Dieu s’est manifesté dans la nature par des règles qui peuvent être déterminées à l’avance, calculées, combinées, parce qu’elles ont entre elles un admirable enchaînement et qu’elles sont immuables dans des conditions identiques, à l’instar de l’intelligence suprême dont elles émanent. Quand la vie est apparue, quand les différentes formes végétales, animales, se sont succédé en se modifiant, l’intervention de Dieu n’était pas plus active ni plus absente qu’elle n’est actuellement, et si nous avions pu assister aux divers actes de la création, nous n’aurions rien vu que des phénomènes dont nous pouvons, grâce à la géologie, nous représenter quelques-uns en imagination. La vérité de cette observation ressort de certaines recherches contemporaines. A l’aide de hautes températures et de puissantes pressions, en se soumettant à de certaines conditions laborieusement obtenues, on a réussi à refaire artificiellement des substances minérales, des pierres précieuses, des roches qu’on était d’abord enclin à regarder comme le produit des phénomènes mystérieux accomplis lors de la création. Des matières produites accidentellement dans les usines métallurgiques ont mis sur la voie des procédés à employer. C’est ce qu’on peut voir dans le beau mémoire de M. Daubrée sur le métamorphisme des roches. Les causes de production de ces matières avaient cessé à la surface du globe ; dès qu’elles ont été réunies artificiellement, les matières ont reparu. Seulement, comme on n’a pu opérer que sur une très petite échelle, on n’a produit qu’en une quantité très réduite ce que la température fort élevée de la terre a autrefois engendré en grandes masses. Tout le problème consiste donc à ramener dans nos laboratoires les conditions primordiales et c’est là pour les êtres complexes, pour les êtres organisés, une chose des plus difficiles. Non-seulement ces conditions sont aussi nombreuses qu’instables et délicates, mais nous manquons de données pour les apprécier, l’observation nous fait défaut. Voilà pourquoi on ne saurait nourrir raisonnablement l’espérance de fabriquer des végétaux, même les plus simples, des germes d’animaux, infusoires ou radiaires. Quelque progrès que fasse la chimie organique, elle sera toujours arrêtée par l’impossibilité de donner naissance à la force vitale, dont elle ne dispose pas, comme elle le fait pour la chaleur, la lumière, l’électricité, force dont une fonction spéciale dans lez deux règnes organiques garde le dépôt. La force vitale s’est produite dans des conditions dont nous n’avons aujourd’hui aucune notion, aucune idée. ALFRED MAURY. Dès 1821, Döbereiner avait obtenu de l’acide formique par l’oxydation de l’acide tartrique. MM. Liebig et Würtz pensent que l’urée prend naissance dans l’intimité des tissus partout où des matériaux devenus impropres à la vie ont besoin d’être emportés par la combustion respiratoire. Le nom d’éther a été d’abord appliqué à un liquide très volatil doué d’une saveur suave et pénétrante que l’on obtient en distillant un mélange d’alcool et d’acide sulfurique. Les aldéhydes sont des alcools incomplets dérives des alcools en vertu d’une perte d’hydrogène opérée sans substitution. Leçons sur les méthodes générales de synthèse en chimie organique professées en 1864, p. 184.