Le phylloxéra en Europe et en Amérique J.-E. Planchon Revue des Deux Mondes T.1, 1874 I. L’origine du phylloxéra, ses ratages et les moyens de le combattre. De tout temps, les relations établies entre les peuples par la conquête, le commerce, les explorations scientifiques, ont amené l’introduction réciproque de végétaux et d’animaux utiles ou nuisibles. Dans l’antiquité, le courant principal de ces échanges allait, comme la civilisation elle-même, d’Orient en Occident, de la vieille Asie vers l’Europe d’abord barbare et bientôt à son tour conquérante et civilisatrice. Au moyen âge, ce mouvement se poursuit dans le même sens par les Arabes, les croisades et le commerce de la Méditerranée ; il s’étend, dans les temps modernes, vers le Nouveau-Monde, dont les régions tempérées reçoivent à la fois nos céréales, nos arbres fruitiers, nos animaux domestiques, tous les produits de longs siècles d’efforts et d’expériences d’une série de civilisations successives. En retour, l’Amérique nous donne la pomme de terre, le maïs, le topinambour, la patate, le tabac, le cochon d’Inde, le coq d’Inde, la cochenille, bien moins en somme qu’elle n’a reçu de nous. Cette inégalité dans l’échange entre les deux mondes est moins accusée à l’égard des produits nuisibles. Si les mauvaises herbes de nos cultures s’importent trop naturellement dans les régions de l’Amérique où le climat leur est propice, si notre cardon épineux envahit les immenses pampas de la Plata, si nos chiendens, nos orties, infestent les champs et les jardins des États-Unis, en revanche c’est de la Plata que nous viennent les lampourdes et certains amarantes, véritable peste des vignobles du sud de l’Europe ; l’érigeron du Canada pullule dans nos terrains sablonneux, une obscure plante aquatique, l’elodea canadensis, obstrue les canaux et les rivières en Ecosse, en Angleterre, en Allemagne ; une moisissure insidieuse, le peronospora infestans, attachée à la pomme de terre, affame l’Irlande et effraie l’Europe ; une autre cryptogame américaine, l’oïdium, ravage les vignes de notre continent et des îles Atlantiques ; enfuie comme pour se venger de nos importations nuisibles, — rats, blattes, chenilles du chou, pucerons du rosier et autres, cochenilles, charançon du blé, — les États-Unis nous envoient en moins d’un siècle deux insectes éminemment destructeurs, le puceron lanigère, fléau des pommiers, et le phylloxéra vastatrix, qui s’est déjà trop fait connaître comme ravageur des vignes et surtout de la vigne européenne. En consacrant quelques pages à cet infime animalcule, mon intention n’est pas d’en décrire par le menu les caractères et les mœurs ; je ne traiterai que des questions d’ensemble, telles que l’origine de l’insecte, sa diffusion graduelle dans les vignobles d’Europe, son vrai rôle dans la destruction des vignes, les modes de défense à employer contre ses ravages, enfin les moyens de replanter nos vignobles avec des cépages auxquels une constitution spéciale permettrait de lutter contre l’ennemi ou même d’échapper à ses atteintes. I Le phylloxéra est originaire des États-Unis d’Amérique. Cette assertion, contredite par quelques-uns, a besoin d’être démontrée et justifiée ; heureusement les preuves abondent et vont ressortir de l’historique même de la découverte de l’insecte. En 1854, un entomologiste américain, M. Asa Fitch, chargé par l’état de New-York de l’étude des insectes utiles ou nuisibles à l’agriculture, découvrit, sur des vignes du pays, de petites galles ou verrues creuses faisant saillie à la surface inférieure de la feuille et s’ouvrant à la face supérieure par un orifice étroit et garni de poils. Au fond de chaque galle, il vit une sorte de pou à corps rebondi et convexe, à pattes courtes, à suçoir plongé dans le tissu de la feuille, à antennes coupées en bec de flûte. Presque inerte dans son étroite cellule, cette recluse, invariablement femelle, n’était qu’une sorte de machine à pondre, car ses œufs, accumulés autour d’elle, dépassaient parfois le chiffre de plusieurs centaines. De ces œufs sortaient des petits de dimensions exiguës, à marche relativement rapide, qui, se portant vers 1$ haut des pampres, et, piquant chacun un point d’une feuille naissante, déterminaient par cette piqûre la formation d’une galle nouvelle, où ils s’enfermaient pour y parcourir les mêmes phases d’évolution que leur mère. Comparant sans doute ces galles aux vessies des feuilles de l’orme aux bourses des feuilles du peuplier, qu’habitent des pucerons nommés pemphigus, M. Fitch baptisa pemphigus vitifoliœ le nouvel insecte de la vigne. Il n’y vit d’ailleurs qu’un objet de curiosité scientifique, car les déformations produites ainsi sur quelques feuilles d’un arbuste plein de vigueur ne pouvaient donner l’idée d’un dommage sérieux. Bientôt cependant deux autres « entomologistes d’état, » feu Benjamin Walsh et Charles Riley, retrouvant le pemphigus d’Asa Fitch, en firent mention comme d’un insecte nuisible. De son côté, le docteur Henri Shimer, découvrant les mêmes galles et le même insecte, cette fois avec un individu pourvu d’ailes qu’il supposait être le mâle, en publiait en 1867 une description minutieuse, et, le séparant avec raison des pemphigus, l’appelait dactylosphœra vitifoliœ. Dans l’intervalle, le prétendu pemphigus était signalé de l’autre côté de l’Atlantique, dans des serres à raisins (graperies) de Hammersmith, près de Londres (1863), et de quelques points de l’Angleterre et de l’Irlande (1867-1868). Étudié par le célèbre entomologiste Westwood, cet insecte, réputé nouveau, reçut le nom de peritymbia vitisana. Notons que M. Westwood sut voir l’insecte sous une forme nouvelle, l’ayant trouvé à la fois sur les feuilles, dans les galles et sur les racines à l’état de suceur souterrain ; mais cette observation ne fut publiée qu’en 1869, à la suite de la découverte du phylloxéra dans le midi de la France. Quelques années avant cette date, un mal inconnu minait certains vignobles des deux côtés du Bas-Rhône ; à Pujault, dans le Gard, on avait vaguement entrevu ce mal dès 1863 ; en 1867, il avait pris de telles proportions que, dans le Comtat, dans la Grau (Bouches-du-Rhône), sur les Alpines, aux environs de Tarascon, l’effroi des vignerons devint général. C’est alors qu’un vétérinaire d’Arles, M. Delorme, en fit connaître les caractères extérieurs sans en pressentir la vraie cause. Toujours disposés à rattacher les faits nouveaux des faits connus, Les paysans de Vaucluse appelèrent ce mal le blanquet ou pourridié, le confondant avec une maladie de la vigne qui se développe chez les ceps plantés sur défrichement de chêne ; mais, si les racines pourrissent dans ce dernier cas, c’est sous l’action d’un mycélium spongieux d’une odeur de champignon caractéristique : la pourriture des racines provoquée par le phylloxéra est une sorte de gangrène humide, avec une teinte noirâtre et sans trace d’odeur fongique. Cependant, le mal augmentant toujours, la Société d’agriculture de Vaucluse et M. Gautier, maire de Saint-Remy, appelèrent en consultation une commission de la Société centrale d’agriculture de l’Hérault. Réunis au mois de juillet 1868, les délégués étudièrent avec attention les vignes atteintes. S’adressant naturellement aux plus malades, ils n’y trouvaient que des racines pourries, sans traces de champignon ni d’insecte, circonstance aujourd’hui bien expliquée, mais qui dérouta quelque temps l’investigation. Pourtant les allures de la maladie, cette expansion graduelle autour d’un premier centre et le long des lignes de ceps, tout indiquait une cause vivante. « Cela marche comme une armée, » nous disait dans son langage pittoresque le régisseur d’un domaine. Ces mots nous engagent à de nouvelles recherches. Un coup de pioche heureux met à nu quelques racines, sur lesquelles je vois à l’œil nu des taches et des traînées de points jaunâtres. La simple loupe décompose ces traînées en une poussière d’insectes, que leur parenté avec les pucerons et les cochenilles rend suspects à titre de suceurs. Deux jours de recherches nous les font voir en cent endroits, partout ou la vigne souffre. Dès ce moment, un fait capital était établi : c’est qu’un insecte presque invisible, se dérobant sous la terre, s’y multipliant par myriades d’individus, amenait l’épuisement des ceps les plus vigoureux ; mais cet insecte, d’où venait-il ? Était-il décrit ? Quels étaient en tout cas ses alliés les plus proches ? Ces questions n’étaient pas faciles à résoudre du premier coup ; elles ne pouvaient même l’être qu’à la condition de trouver l’insecte sous tous ses états. N’ayant vu d’abord que des insectes souterrains, dépourvus d’ailes, provisoirement désignés par moi sous le nom de rhizaphis ou puceron de racines, je cherchais obstinément la forme ailée que je supposais devoir exister. Cette forme existait en effet, et, l’ayant découverte à l’état de nymphe avec ses ailes encore enfermées dans leurs fourreaux, je la vis éclore le 28 août 1868 comme un élégant petit moucheron, pu plutôt comme une cigale en miniature, portant étalées à plat ses quatre ailes transparentes. Dès lors mon rhizaphis devenait un phylloxéra [1], car, sauf des diversités de détail il était difficile de le distinguer du phylloxéra quercus, insecte qui vit sous la feuille du chêne blanc et dont la présence se trahit par le jaunissement du point piqué. Voilà donc l’insecte de la vigne rapporté à son vrai genre ; restait à le reconnaître pour identique avec un insecte américain. Le premier pas dans ce sens fut le résultat d’un heureux hasard. Le 11 juillet 1869, voyageant avec une commission de la Société des agriculteurs de France pour l’étude de la maladie nouvelle, je découvris à Sorgues (Vaucluse), sur deux ceps d’une variété de vigne appelée tinto, de nombreuses galles pareilles à celles du pemphigus américain. Quelques jours après, M. Laliman retrouvait ces mêmes galles à Bordeaux, mais cette fois sur des cépages d’Amérique, dont plusieurs portaient sur leurs racines des phylloxéras. Soupçonnant que ces deux insectes, si différens en apparence, étaient des formes du même animal modifiées par le milieu, l’une à vie souterraine (type radicicole), l’autre à vie aérienne (type gallicole), M. Liechtenstein et moi eûmes l’idée que le pemphigus vitifoliœ de Fitch n’était rien autre que notre phylloxéra vastatrix. Cette hypothèse devint certitude lorsque d’une part nous eûmes établi par expérience la transformation du phylloxéra des galles en phylloxéra des racines, et surtout lorsque M. Riley, venant exprès d’Amérique en Europe, put affirmer l’identité des insectes des deux pays. Averti en effet par la découverte faite chez nous du phylloxéra des racines, ce sagace entomologiste retrouva sans peine en Amérique le même insecte dans les mêmes conditions, c’est-à-dire vivant sur les radicelles. Il s’expliqua dès lors pourquoi la vigne d’Europe a toujours succombé en Amérique, où le phylloxéra règne partout, et pourquoi des cépages américains souffrent plus ou moins des attaques de cet invisible suceur, alors même qu’aucune trace de galle ne se montre sur les feuilles. Établie par la comparaison des insectes sous tous leurs états, en Europe par M. Riley, en Amérique par moi, cette identité du pemphigus américain et du phylloxéra d’Europe ne saurait plus faire doute ; mais il s’agit de savoir quelle est la vraie patrie de l’insecte, dans quel sens l’importation s’en est faite, ou si par impossible l’espèce serait indigène à la fois dans les régions des deux côtés de l’Atlantique. A priori l’hypothèse d’un indigénat européen répugne presque au simple bon sens. Se figure-t-on un pareil insecte traversant sans se révéler des siècles de culture de la vigne, et tout d’un coup manifestant sa puissance par de véritables désastres ? Supposons même qu’il eût attendu pour sévir des conditions climatériques favorables, par quelle cause apparaîtrait-il simultanément sur les points les plus distans, — midi de la France, Bordelais, Autriche, Erfurt, Portugal, — irradiant toujours d’un centre et se répandant, par invasion autour de ces points de départ ? N’est-ce pas là le caractère des maladies importées ? — Mais, a dit M. Koressios, d’Athènes, le phylloxéra n’est pas nouveau en Europe : il n’est autre que le phtheir ou pou de la vigne décrit par Strabon, et que les Grecs modernes combattent encore par des moyens analogues à ceux qu’indique le vieux géographe[2]. Or, en recourant au texte cité, il est facile de voir que phtheir est une cochenille farineuse [3], très voisine de la cochenille des serres et qui, répandue ça et là dans la région de la Méditerranée et de la Mer-Noire, attaque en été les parties extérieures de la vigne en les recouvrant d’une couche sirupeuse de miellat, sur laquelle se développe comme un enduit de suie la cryptogame appelée fumagine. En Crimée, le même insecte, lorsqu’il séjourne sur les racines, détruit des vignobles entiers à la manière du phylloxéra. — Mais, ajoute M. Nourrigat, de Lunel, votre maladie prétendue nouvelle a déjà ravagé l’Europe, surtout au XVIIIe siècle : c’est ce que les Allemands appelaient alors Gabel (fourchette) à cause de la fréquente bifurcation des sarmens des vignes malades. Or la description même des symptômes prouve avec évidence que ce devait être ou le cottis des Charentes ou l’anthracnose du midi de la France décrite par Esprit Fabre et Dunal. Il serait oiseux d’insister sur ces argumens lorsqu’il est facile d’établir d’une part que le phylloxéra est indigène en Amérique, et de l’autre qu’il a été récemment introduit en Europe. Sur le premier point, deux faits sont importans à noter : d’abord l’existence générale de l’insecte sur les vignes sauvages et cultivées de l’Amérique (à l’est des Montagnes-Rocheuses, c’est-à-dire abstraction faite des états et territoires du Pacifique) depuis le Canada jusqu’à la Floride, et de la Floride au Texas, — ensuite la découverte de galles de phylloxéra sur les feuilles d’un exemplaire de vitis monticola, recueilli au Texas en 1834 par le botaniste Berlandier. J’ai vu récemment cet exemplaire dans l’herbier du docteur Engelmann, de Saint-Louis, l’homme qui connaît le mieux les espèces de vignes américaines. Ainsi l’existence du phylloxéra aux États-Unis a pu être constatée jusqu’à quarante années en arrière ; si nous ne pouvons remonter plus haut, c’est que les documens font défaut. En fouillant dans les vieux herbiers du pays, peut-être y trouverait-on de ces galles accusatrices. Ajoutons que la culture de la vigne est relativement récente aux États-Unis, que la vigne européenne n’a jamais pu y prospérer, que plusieurs cépages de ce pays résistent à ce parasite, et l’on s’expliquera comment le phylloxéra a pu longtemps y vivre inaperçu, tandis que le même insecte, s’il était autochthone dans notre Europe, aurait de tout temps, comme aujourd’hui, compromis la culture de nos vignes. Passons maintenant aux preuves de l’importation, du phylloxéra en Europe. Il n’est pas besoin pour cela d’établir que tous les cépages américains introduits chez nous ont dû nécessairement nous communiquer l’insecte ; il suffit de constater que, partout où l’insecte s’est montré, c’est au voisinage des ceps américains. Or sur ce point la lumière est faite ; il suffit de rappeler des exemples décisifs. Dans la Gironde, le phylloxéra a fait sa première apparition à Floirac, près de Bordeaux, dans le clos de M. Laliman, c’est-à-dire en plein centre de vignes américaines directement importées. Il s’est montré bientôt dans le vignoble contigu de M. le docteur Chaigneau, et progressivement s’est étendu depuis 1868 sur de nombreuses communes de la région dite de l’Entre-deux-mers et même de la rive droite de la Dordogne. In Autriche, il s’est d’abord montré dans la collection de vignes de la station œnologique de Klosterneuburg, près de Vienne, et juste à l’endroit où l’on avait planté des pieds de vignes américaines reçus d’un pépiniériste hanovrien, qui les avait importés directement des États-Unis. Même coïncidence pour le Portugal, où la région d’Oporto, déjà largement envahie, l’a été d’abord dans la paroisse de Gouvinhas, par le vignoble de feu Antonio de Mello Vaz Sampaio, qui reconnaissait avoir introduit, dès 1863 ou 1864, des cépages américains. Nous ne pouvons rien dire, il est vrai, sur l’origine première des phylloxéras qu’on a vus dans les serres à raisin de l’Angleterre et de l’Irlande ; mais, si l’on réfléchit qu’il s’agit là de cultures confinées dans une région dépourvue de vrais vignobles, si l’on songe combien sont fréquentes dans ces conditions les importations de cépages étrangers, l’on ne doutera guère que des variétés américaines n’aient été introduites dans ces graperies. N’est-ce pas également par des serres à raisin, celles de Margate, près de Londres, que l’oïdium de la vigne fit en 1845 sa première apparition en Europe, et ne sait-on pas que les jardins botaniques, les pépinières, les établissemens horticoles, si précieux pour l’étude des végétaux étrangers, sont comme des portes toujours ouvertes à l’invasion des plantes ou des animaux nuisibles auxquels l’analogie du climat permet de se faire une nouvelle patrie ? Qu’on se tienne donc bien en garde contre l’invasion possible du phylloxéra par les plants qu’on demanderait soit à l’Amérique, soit aux vignobles de l’Europe déjà infestés, soit même aux pépinières de tout pays. N’a-t-on pas l’exemple de la Corse, ou l’insecte destructeur s’est introduit dans un vignoble par des plants reçus en 1869 d’une pépinière de Bagnols-sur-Cèze (Gard), c’est-à-dire d’un véritable nid à philloxéra ? « Méfiez-vous des cépages d’au-delà des monts rocheux ! écrit aux Californiens M. Riley ; ils pourraient vous apporter la peste pour vos belles vignes, toutes d’origine européennes par conséquent plus sensibles que les cépages américains. » Proscrivez toute importation de vignes, en multipliant celles que vous possédez, dirons-nous à notre tour aux colons de l’Algérie ; peut-être ferez-vous encore du vin quand nos vignobles d’Europe seront décimés, sinon anéantis, en dehors des plaines basses ou la submersion pourra les sauver. Reste pourtant à expliquer comment le phylloxéra a pu s’introduire dans la région, riveraine du cours inférieur du Rhône, le point de la France et de l’Europe où les ravages se sont le plus étendus. Ici les renseignemens positifs font défaut ; cependant une hypothèse assez plausible me porte à chercher le point de départ de l’insecte dans la pépinière longtemps célèbre, aujourd’hui détruite, des frères Audibert, à Tonelle, près de Tarascon-sur-Rhône. Très riche en végétaux exotiques et notamment en arbustes directement importés des États-Unis, ce bel établissement possédait dès 1838 vingt-sept espèces ou variétés de vignes américaines. Par le témoignage d’un jardinier intelligent et instruit, M. Reynier, (d’Avignon, ancien ami des frères Audibert, je sais que feu M. Clerc, maire de Roquemaure (Gard), a reçu jadis de M. Reynier lui-même des plants d’Isabelle et de Catawba. Roquemaure est à quelques kilomètres de Pujault, où le phylloxéra semble s’être en premier lieu révélé et sans qu’on puisse suivre avec précision les points où ses naissantes colonies se sont établies, les probabilités sont en faveur de l’idée que Tonelle en aurait été la station première. On peut objecter, il est vrai, la date relativement récente où les ravages de l’insecte ont attiré l’attention ; mais rien ne prouve que l’arrivée de l’insecte. d’Amérique ait accompagné les premiers envois de cépages de ce pays. Des sarmens nombreux ont pu venir d’Amérique sans être infectés, une bouture enracinée a suffi peut-être plus tard pour cette importation fatale [4], dont il serait d’ailleurs inique de faire un crime à ceux qui en auraient été les auteurs involontaires et inconsciens. II Jusqu’ici, il n’a été question que de l’introduction première du phylloxéra de l’Amérique en Europe ; voyons maintenant comment ses colonies européennes ont progressivement élargi l’aire de leur extension et pris en moins de cinq ans les proportions d’un malheur public. A cet égard, on peut encore considérer comme un pur accident local la présence de l’insecte dans les serres de l’Angleterre, de l’Irlande, dans quelques pépinières de l’Allemagne (Celle, Erfurt), dans la collection de Klosterneuburg, près de Vienne. En Portugal, grand centre de production de vins de prix, nous ne savons exactement dans quelle étendue est infectée la région dont Oporto est le centre ; toutefois cette étendue est assez grande pour qu’on puisse y voir un foyer très menaçant pour la péninsule ibérique tout entière. En France, deux foyers ont apparu d’abord sur deux points distans, mais l’un et l’autre en des régions dont la vigne est la principale richesse, le sud-est de la France et le Bordelais. Pour suivre en quelque sorte de l’œil l’extension rapide du premier foyer, il n’y a qu’à consulter les cartes qu’un jeune savant, M. Duclaux, professeur à la faculté des sciences de Lyon, a publiées dans les Mémoires de l’Académie des Sciences, dont il était le délégué. Représentées par une teinte spéciale, les surfaces infestées d’une année à l’autre se multiplient et s’agrandissent. En 1865, c’est, d’après des indications rétrospectives et peu précises, un seul point, près de Pujault (Gard), sur la rive droite du Rhône. En 1866, ce point est devenu une large tache couvrant Pujault, Roquemaure, s’avançant K vers Villeneuve-les-Avignon sur la même rive ; de plus Vaucluse offre neuf foyers disséminés, les Bouches-du-Rhône en offrent deux, l’un près de Saint-Remy, l’autre en pleine Grau, entre Saint-Martin et Raphèle. En 1867, une large tache couvre Vaucluse et une partie du Gard, une autre les Bouches-du-Rhône des deux côtés de la chaîne des Alpines ; en 1868, tout le cours du Bas-Rhône est envahi, principalement sur la rive gauche, depuis Grignon et Pierrelatte dans la Drôme jusqu’aux Martigues (Bouches-du-Rhône), avec une pointe remontant la vallée de la Durance jusqu’au voisinage de Lourmarin ; 1869 voit les deux taches réunies et en même temps s’étendant vers le nord jusqu’au-delà de Donzère, vers l’est jusqu’aux confins d’Aix en Provence, vers l’ouest presque jusqu’aux portes de Nîmes ; enfin des points d’attaque isolés, véritables colonies d’avant-garde, se montrent à Loriol et Crest (Drôme) vers le nord, à Ollioules et Toulon vers l’est, à Lunel-Viel, à Saint-Gely du Fesc, dans l’arrondissement de Montpellier (Hérault). Depuis lors le mal a toujours marché en rayonnant autour du foyer primitif, au nord en remontant graduellement le Rhône jusqu’à Lyon avec ramifications dans les vallées des affluens principaux du fleuve, — à l’est en s’implantant dans les Basses-Alpes et le Var, — à l’ouest en envahissant le Gard presque tout entier, sauf les districts des Hautes-Cévennes, et l’Hérault dans sa partie limitrophe aux terrains du Gard, savoir l’arrondissement entier de Montpellier, et dans le bassin de l’Hérault une très faible partie de la lisière orientale des arrondissemens de Lodève et de Béziers. Partout l’envahissement graduel a présenté les mêmes phases après une période de mal latent, apparition de quelques points d’attaque isolés, — dans le courant de l’année même, agrandissement de ces points locaux, que l’on a pu comparer à l’extension graduelle d’une tache d’huile, — en même temps multiplication de ces foyers, — colonies d’avant-garde jetées à des distances de plusieurs lieues au-delà des centres développés l’année précédente, — en un mot aggravation effrayante du mal déjà confirmé, apparition fatale de foyers nouveaux, menace des pays vers lesquels s’avancent les essaims dévastateurs. Moins rapide dans le bassin de la Gironde, la marche du fléau s’y est surtout accentuée dans le sens du nord et de l’ouest, respectant jusqu’ici le Médoc, mais franchissant la Dordogne et servant probablement de point de départ à ces nombreuses colonies que M. Lecoq de Boisbaudran et M. Cornu ont découvertes en 1873 dans la Charente, autre centre de la richesse vinicole de la France. Rien de plus facile que d’expliquer les deux modes d’extension de la maladie : agrandissement des foyers formés, apparition de foyers nouveaux. Le premier fait est dû à l’instinct migrateur des jeunes phylloxéras aptères, qui pousse les générations nouvelles à quitter les racines des ceps épuisés pour se porter vers les ceps voisins encore intacts et pleins de vie ; le second phénomène est sûrement dû à des colonies de phylloxéras ailés que le vent doit emporter et disséminer loin des points où leur évolution s’est faite. En ce qui touche le premier point, l’observation de M. Faucon, sur la marche des phylloxéras en plein air, à la surface du sol, nous fait assister à cette migration de proche en proche : sur le second fait, on ne peut hasarder que des conjectures, bien que la capture de phylloxéras ailés par des toiles d’araignée ne laisse aucun doute sur leur transport à travers les airs. Ce qu’on ignore, c’est la manière dont les mères pourvues d’ailes pondent les deux ou trois œufs dont leur abdomen est rempli et d’où sortent peut-être les premiers fondateurs des colonies souterraines. Quelque regrettable que soit cette lacune dans la connaissance des mœurs de l’insecte migrateur, les migrations elles-mêmes sont un fait incontestable, et la direction divergente de ces exodes par rapport à des premiers centres bien constates prouve qu’il s’agit d’un mal importé, localisé d’abord sur quelques points circonscrits, puis étendu par voie d’invasion sur des surfaces de plus en plus vastes. Au fond, les diverses théories émises sur le rôle du phylloxéra dans la maladie nouvelle de la vigne peuvent se réduire à deux : le phylloxéra effet et le phylloxéra cause, sans parler d’une sorte de compromis entre ces deux systèmes opposés, où l’insecte est considéré comme cause, mais avec cette restriction qu’il n’atteindrait sa puissance d’agent destructeur que sur des lignes préalablement souffrantes [5]. D’après la première théorie, le phylloxéra ne serait que le résultat d’un affaiblissement d’une altération préalable de la santé des vignes, affaiblissement dû, suivant les uns, à l’épuisement du sol par suite de la longue culture de la même plante, suivant d’autres au mode de taille des vignes (taille courte au lieu de la taille à bois de remplacement ou de la culture en treilles ou hautains), — suivant d’autres encore à des intempéries de saisons ou bien à une prétendue dégénérescence qui se produirait à la longue chez tous les arbres fruitiers, à cause de leur multiplication ancienne par la bouture, la marcotte ou la greffe, substituée à tort à la multiplication par semis. Si l’on fait à ces diverses hypothèses l’honneur de les exposer, c’est par esprit d’impartialité d’abord, mais c’est surtout parce que la méthode scientifique est restée assez étrangère à notre public français pour que les vérités de sens commun, en fait d’histoire naturelle principalement, aient besoin d’être démontrées, tandis que les subtilités creuses, les raisonnemens vides en dehors des faits, n’ont besoin que d’un peu de rhétorique pour séduire non-seulement les ignorans, mais bien des gens instruits et d’ailleurs sensés. Discutions donc, puisque discuter il faut, non pas avec l’idée d’épuiser ce fécond sujet de controverse, non avec l’espoir de convertir les abstracteurs de quintessence, mais dans l’intention de débarrasser le terrain des faits de ces broussailles ; de raisonnemens sous lesquelles le vrai et le simple disparaissent. Voici d’abord ceux qui regardent la vigne comme malade par suite de l’épuisement du sol. On peut aisément leur concéder que des cultures épuisantes répétées sur la même terre l’appauvrissent, la stérilisent plus ou moins, et que la diminution des récoltes et même dans certains cas une moindre résistance à l’action nuisible des parasites sont la conséquence de ce contre-sens agricole ; mais à quel agriculteur sérieux fera-t-on croire que les beaux vignobles des terres d’alluvion de l’Hérault, labourés, fumés à profusion, sont livrés au phylloxéra parce que tout d’un coup l’épuisement du sol est venait les rendre ainsi vulnérables ? Pour ne citer qu’un fait entre cent : un agriculteur très distingué, ancien élève et répétiteur de l’École d’agriculture de Grignon, M. Emile Mourret, possède à Saint-Gabriel, près de Tarascon, des terres où la garance, la luzerne, les céréales, donnent de beaux rendemens. A partir de 1863, il y plante des vignes qui deviennent d’abord magnifiques, mais où la maladie apparaît par taches en août 1868. Ces vignes, occupant 14 hectares et dont l’âge était en 1870 de deux, trois, quatre, cinq ou six ans, auraient alors pu produire, 1,000 hectolitres de vin : c’est à peine si l’on peut grapillant en récolter 30 hectolitres. Aujourd’hui, de ce beau, vignoble si plein de promesses, il me reste plus un cep vivant ; mais les terres, rendues à leur ancienne culture, ont donné cette année 24 hectolitres de blé à l’hectare. Pourra-t-on dire que l’épuisement les avait livrées au phylloxéra ? Arrivent les adversaires de la taille courte telle qu’elle se pratique avec tant d’avantage, et d’économie dans les vignobles du midi de la France. La plupart, partant de cette hypothèse que les vignes cultivées, en treille et la lambrusque ou vigne sauvage échapperaient au phylloxéra, proposent de rendre aux vignes leur liberté d’allures et de les cultiver en hautains comme le faisaient les Romains ou comme on le fait encore sur quelques points de la Savoie et de L’Italie ; mais d’abord, si les treilles échappent souvent au phylloxéra, c’est probablement par des raisons toutes mécaniques ou locales, comme le durcissement du sol au pied de l’arbuste, l’emplacement dans des cours, etc. ; encore est-il certain que la phylloxéra peut tuer les treilles. Quant à la lambrusque, outre qu’elle peut être attaquée, elle ne saurait servir d’exemple pour la manière de traiter nos cépages cultivés ; la taille courte est appliquée à ces derniers, j’entends les variétés du midi, pour une foule de raisons telles que la facilité de culture, la nécessité de protéger le sol en été contre la dessiccation, la meilleure qualité des produits, le moindre danger d’invasion par l’oïdium ; ce serait renoncer à ces avantages et reculer vers une pratique condamnée que de substituer aux souches basses les pittoresques guirlandes enlacées aux rameaux des ormes, des châtaigniers ou des saules. Ce qu’il y de vrai dans cette idée de l’immunité des treilles et des hautains, c’est que toute vigne résiste à cet insecte en raison de l’abondance du système radiculaire, et que cette condition est peut-être mieux remplie par des pieds plus espacés et plus hauts que par des ceps ravalés en buisson et rapprochés en rangs serrés. D’ailleurs le système de taille à long ou à court bois est affaire de convenance locale et de variétés de vigne. Si l’on devait recommander pour nos variétés méridionales un traitement propre à les faire résister plus longtemps au phylloxéra déjà établi sur les racines, ce serait non la taille longue, épuisante de sa nature, mais la taille courte plus sévère que d’habitude, pour mieux équilibrer la végétation des pampres avec la moindre force des racines. Quant au rôle qu’on a voulu attribuer aux intempéries des saisons, il est facile de reconnaître l’action nuisible de certains excès de chaud où de froid, de sécheresse ou d’humidité, dans la production de beaucoup d’altérations organiques des végétaux ; mais ces actions sont visibles et se traduisent le plus souvent par des symptômes définis, — gélivure, brûlure, jaunisse, rabougrissement temporaire cessant avec le retour des conditions climatériques favorables. Tout autres sont les effets directs du phylloxéra ; ils portent d’abord sur les racines dans les terrains humides ou secs à tous les degrés ; le rabougrissement des pampres n’est qu’un résultat de la suppression des principaux suçoirs de la plante, c’est-à-dire des radicelles, et plus tard des racines petites et moyennes. Les hivers les plus froids, les étés les plus chauds, n’ont pas anéanti l’implacable insecte, non plus qu’ils ne l’ont créé. Ces conditions climatériques, comme celles du milieu en général, influent sans doute sur la propagation de l’ennemi et sur la résistance variable de la victime ; mais conclure de là que le phylloxéra n’est qu’un effet, ce serait comme si l’on disait que la malpropreté fait naître des animaux, sous prétexte qu’elle en favorise la multiplication. Que l’état de souffrance des arbres soit parfois la cause que certains insectes les attaquent de préférence aux arbres sains, c’est ce que l’on ne songe pas à nier. Les coléoptères, dits xylophages, sont remarquables par cet instinct qui leur fait chercher comme victimes les arbres à sève altérée, à constitution maladive ; on pourrait, dans une certaine mesure, en dire autant des larves de longicornes, des buprestes, dont les dents voraces s’exercent sur des bois un peu altérés plus souvent que sur les bois sains ; mais l’assimilation serait inexacte entre ces rongeurs de bois et le phylloxéra, qui, suçant la vigne au moyen d’une trompe délicate, laisse les tissus mourans pour aller en trouver de sains, voyage du cep souffrant au cep vigoureux, et abandonne la sanie des radicelles putréfiées pour se nourrir des sucs des racines ou de feuilles pleines de vie. Reste la prétendue dégénérescence qui résulterait de la longue succession du bouturage ou de la marcotte appliquée à nos vignes cultivées. En laissant de côté la question d’ensemble, c’est-à-dire l’influence que ces pratiques de bouture, de greffe réitérées, auraient sur les plantes en général, je restreindrai la question à la vigne, et je demande au simple bon sens de la trancher. Comment croire que simultanément, sur les points les plus divers de l’Europe, dans des serres et en plein air, des cépages de tout genre, les plus robustes comme les plus délicats, se sont trouvés dégénérés, et partant sont devenus la proie d’un insecte surgi juste à point pour les détruire ? Cette dégénérescence se serait produite sous l’influence d’une cause générale, mais elle atteindrait justement les pieds de vigne où l’on trouve le phylloxéra ; elle se propagerait comme le phylloxéra lui-même d’un cep à l’autre, ou bien par sauts, à des kilomètres d’intervalle, si bien que les pieds phylloxérés devaient l’être parce qu’ils étaient dégénérés. C’est la prédestination transportée au monde végétal ; mais alors pourquoi ne pas en dire autant des moutons que mangent les loups ou des choux que dévorent les chenilles ? C’est ainsi qu’on tombe dans l’absurde en cherchant des explications subtiles en dehors des faits patens. Laissons là cette discussion, et venons-en aux argumens clairs et simples qui démontrent l’action directement nuisible du phylloxéra sur la vigne saine. D’abord un fait domine et juge tout le débat, c’est l’origine exotique de l’insecte, c’est l’apparition de la maladie sur les points Où le hasard fait arriver le parasite avec des pieds infectés de la plante. A ces exemples d’infection involontaire se joignent comme argumens plus probans encore les exemples d’infection volontaire et préméditée, véritables expériences faites dans le cabinet ou même en plein champ, ces dernières d’autant plus concluantes que ceux qui les ont entreprises [6] attendaient un résultat négatif au lieu du-résultat positif qui s’est produit sous leurs yeux. Dans tous ces cas en effet, des racines phylloxérées étant mises au contact de vignes saines, les insectes se sont portés sur ces dernières en y provoquant les mêmes symptômes morbides qui se présentent en grand sur les vignobles atteints de la maladie. Un de ces symptômes, le plus caractéristique peut-être, du moins celui par lequel le mal débute presque toujours, c’est la production sur les radicelles ou le chevelu des racines de petits renflemens ou nodosités de forme et de grosseur variées. Or les études récentes de M. Cornu, conduites avec le plus rigoureux esprit d’observation, confirment à cet égard, par les détails les plus précis, des faits que j’avais sommairement exposés ; elles montrent que lai nodosité se développe fatalement sous la piqûre de l’insecte, qu’elle en est la conséquence directe, qu’elle nourrit pendant quelque temps un groupe de phylloxéra, après quoi la putréfaction s’en empare, et les phylloxéras abandonnent cette nourriture altérée, les uns se transformant en insectes ailés qui sortent du sol et s’envolent, d’autres se portant sur des radicelles nouvelles où leur piqûre produit de nouvelles nodosités, d’autres attaquant les divisions plus grosses des racines et se joignant aux myriades d’insectes aptères qui par leurs piqûres rapprochées produisent sur ces racines une hypertrophie de l’écorce, aboutissant en définitive à la pourriture humide de la racine tout entière. Une dernière preuve encore de l’effet directement nuisible du phylloxéra, c’est le fait suivant rapporté par M. Duchartre. M. Malcolm Dunn, jardinier à Powerscourt (Irlande), ayant dans ses serres des vignes phylloxérées, les a déplantées, en a nettoyé les racines de tous les insectes, et les replantant dans une terre nouvelle, non infectée, les a vues reprendre leur vigueur normale. N’est-ce pas la l’expérience la plus concluante, et peut-on opposer à un tel fait des raisonnemens a priori ? En résumé, sur les racines d’une vigne quelconque, plantée en vase ou en plein air, jeune ou vieille, vigoureuse ou faible, on peut faire développer à volonté par la simple intervention du phylloxéra les phénomènes caractéristiques de l’action destructive de cet insecte. Donc l’insecte est vraiment cause de la maladie qui porte son nom, au même titre que le sarcopte est cause de la gale chez l’homme ou le cysticerque cause de la ladrerie chez le porc. Cette assimilation avec le sarcopte de la gale humaine vient à propos pour nous rappeler le danger des conceptions fausses sur la vraie nature des maladies parasitaires. Pendant des siècles en effet, la médecine a considéré la gale comme une maladie constitutionnelle qu’on avait la prétention de guérir par des traitemens internes aussi variés qu’impuissans. Ce n’est que lorsqu’on est venu à regarder l’acarus comme la vraie cause de ce mal, et qu’on l’a traité à l’extérieur par des substances insecticides, qu’on est parvenu à le supprimer presque entièrement dans les casernes, les hôpitaux, par tout où l’agglomération des hommes favorise la propagation des parasites. Cela veut-il dire que les parasites eux-mêmes soient absolument indépendans de certaines conditions de milieu et qu’ils se développent également sur tous les sujets, qu’ils les affectent d’une façon identique ? Évidemment non. L’oïdium de la vigne par exemple respecte presque entièrement certaines variétés de raisins, en particulier l’alicante ou grenache, tandis qu’il en frappe d’autres, comme la catignane, avec une intensité remarquable ; il affecte bien plus les raisins de treille que ceux des souches basses, les ceps placés près des arbres que ceux placés en plein vent ; mais cela rentre dans la grande question des conditions biologiques variables agissant sur le même être, qui n’en est pas moins nuisible parce qu’il nuit avec une intensité diverse. Toutes ces variations dans l’intensité de l’oïdium ne nous empêchent pas de recourir au traitement tout externe que l’expérience a suggéré, à savoir l’application de fleurs de soufre. Sans doute aussi la constitution de certains sujets, la diversité de composition de leur sève, expliquent comment les variétés ou races d’une même espèce ou comment des espèces voisines du même genre naturel se comportent diversement sous l’action d’un même parasite. Tels pieds de pêchers seront infestés de pucerons tandis que d’autres tout à côté n’en auront pas un ; parmi les vignes elles-mêmes, le scuppemong ou vitis rotundifolia échappe absolument au phylloxéra ; le concord, le clinton, bien d’autres variétés américaines, l’ont sur leurs racines ou leurs feuilles sans que leur vigueur en soit notablement altérée ; à côté de ces variétés dites réfractaires ou résistantes, d’autres se montrent délicates (le delaware par exemple), tandis que nos variétés européennes en sont mortellement affectées, même en Amérique. Les causes de cette immunité des unes, de cette faiblesse des autres, sont complexes, difficiles à saisir ; mais il faut les chercher en dehors de la théorie qui verrait dans un affaiblissement préalable des vignes la raison de la présence du phylloxéra. C’est en général parmi les esprits chimériques que se recrutent les partisans de la théorie du phylloxéra effet. La plupart, au lieu d’observer d’abord et de raisonner ensuite, abusent du raisonnement a priori, veulent pénétrer d’emblée jusqu’aux causes lointaines des phénomènes, établissent des relations imaginaires entre des maladies qui n’ont rien de commun, confondent l’oïdium et le phylloxéra par exemple, et prétendent guérir l’un et l’autre du même coup en traitant le cep malade. Cette disposition intellectuelle dérive surtout de l’ancienne éducation scolastique, dont l’influence se prolonge encore à travers notre science moderne : c’est le cauchemar des causes occultes obscurcissant de ses fantômes la raison qui cherche la lumière et qui, sans perdre de vue les causes lointaines, veut d’abord trouver un appui sur le terrain des faits immédiatement accessibles à l’observation. On me pardonnerait volontiers ces réflexions pessimistes, si l’on savait combien cette question du phylloxéra a fait surgir depuis six ans de conceptions saugrenues, de raisonnemens en dehors des faits. Comme il arrive fatalement pour des sujets auxquels le grand public s’intéresse, les plus ignorans ont été les plus hardis, et, le mirage d’un prix de 20,000 francs stimulant encore les inventeurs, il s’est produit une avalanche d’élucubrations grotesques dont le rire aurait pu faire justice, si ce n’était avant tout un symptôme humiliant de notre éducation nationale. Hâtons-nous de le dire pourtant, ces excentricités presque morbides n’ont pas empêché les esprits droits de faire leur œuvre et d’aborder résolument le problème difficile de défendre contre une ruine imminente nos vignobles envahis ou menacés. Ces efforts n’ont pas été stériles. Quelques-uns ont abouti à des solutions pratiques, d’autres circonscrivent de plus en plus près le problème ; tous tendent à se contrôler, à se compléter, substituant au triste sentiment de notre impuissance l’espoir d’un succès final qui sauverait la plus noble part de notre richesse agricole. III Il serait fastidieux d’exposer en détail les modes de traitement proposés ou essayés pour guérir les vignes. C’est à grands traits qu’il faut tracer le tableau de ces tentatives : encore insisterai-je de préférence sur celle que le succès vient de couronner et qui rentre dans la catégorie générale des moyens insecticides, je veux dire la submersion automnale des vignobles. L’idée d’employer l’eau pure pour guérir les vignes phylloxérées s’est présentée naturellement à l’esprit de plusieurs agriculteurs, surtout dans les régions où l’existence de canaux permet l’emploi de ce moyen ; seulement le point de vue différent où se sont placés les auteurs de ces procédés a singulièrement influé sur les résultats de leurs essais. Les uns, M. Alphandéry ; par exemple, partaient de l’idée que le phylloxéra n’était pas la cause de la mort des vignes ; ils ne voyaient dans la maladie qu’un effet de sécheresse ; ils pratiquaient donc l’irrigation, pendant l’été principalement, et malgré tout leurs vignes ont péri. M. Faucon au contraire, dès le premier jour que l’existence du phylloxéra lui est démontrée, adopte l’idée que cet insecte est cause du mal ; il en poursuit la destruction par l’asphyxie au moyen de l’eau répandue en telle abondance qu’elle pénètre tout le sol et se maintient au-dessus de son niveau en couche d’une dizaine de centimètres. Avec une persévérance admirable, avec une foi raisonnée qui ne recule ni devant les dépenses d’une installation coûteuse d’endiguemens et de nivellemens difficiles, prouvant ses dires par des faits, défendant ses procédés par la plume, ajoutant à l’histoire des mœurs de l’insecte une découverte des plus importantes, celle de sa marche à la surface du sol, M. Faucon a su convertir à son système les esprits les plus défians. Des expériences nombreuses se font maintenant dans ce sens : la prudence veut qu’on n’en escompte pas les résultats, mais il est permis de présumer qu’ils seront conformes à ceux que des juges compétens ont constatés chez M. Faucon lui-même, chez M. le docteur Seigle, au Thor (Vaucluse), ou ceux qu’une inondation accidentelle du Rhône a donnés sur une vigne du docteur Félix, à l’Isle, dans le même département. Comment s’expliquer, dira-t-on, la diversité si grande des résultats entre deux procédés en apparence si semblables, l’irrigation copieuse et la submersion prolongée ? Par une raison bien simple, et qui, implicitement admise par M. Faucon, m’était très nettement formulée dès le mois de septembre 1869 dans des lettres malheureusement restées inédites de M. Emile Mourret. C’est une raison toute mécanique. Par l’irrigation, la terre s’imbibe, mais conserve encore dans ses interstices, surtout dans les vides compris entre les racines et le sol, des bulles ou des lames d’air qui doivent protéger le phylloxéra contre l’asphyxie ; dans la submersion avec une couche d’eau surnageante, la pression chasse l’air des interstices du sol, supprime autour des insectes l’enveloppe atmosphérique et le livre sans défense à l’asphyxie. Cet effet asphyxiant du bain d’eau complet se produit plus ou moins vite, suivant les saisons, c’est-à-dire suivant l’état de l’insecte dans ses rapports avec la température ambiante. Rapide en été, alors que l’insecte en plein éveil consomme beaucoup d’oxygène, elle devient lente dès que l’insecte engourdi, pareil aux animaux hibernans, n’a plus qu’une respiration réduite et susceptible d’être suspendue sans danger. C’est ainsi que j’ai pu, dans l’hiver de 1869-1870, conserver vivans pendant treize jours au moins des phylloxéras immergés dans l’eau, tandis que peu de jours avaient suffi à M. Mourret pour asphyxier ces insectes au mois d’août 1869. Le même observateur avait remarqué que, sous l’invasion du sol par des eaux de pluies considérables, les lombrics viennent à la surface du sol comme pour fuir l’asphyxie. Or tout récemment, dans de curieuses expériences que M. Gaston Bazille fait sur la submersion des ceps plantés en baquets, les lombrics, au bout de dix ou douze jours, sont remontés morts de la terre dans laquelle ils avaient vécu jusque-là. L’irrigation pure et simple n’aurait certes pas produit cet effet, et l’on peut préjuger par cette mort des vers de terre l’action délétère de l’eau sur le phylloxéra, ce dernier n’ayant pas, comme certains pucerons, un enduit cireux capable de le soustraire au contact direct de l’eau. La couche ou les bulles d’air qui, dans les simples arrosages protègent l’insecte contre l’asphyxie, doivent lui servir également de rempart contre les dissolutions toxiques auxquelles on s’est tant efforcé de le soumettre. L’insuccès des traitemens par des insecticides en dissolution doit, selon toute apparence, être attribué à cette cause. Ce ne sont pas en effet les poisons qui manquent : on n’a eu que l’embarras de les choisir, et quelques-uns, comme l’arsenic, le polysulfure de calcium, l’acide phénique, ont une énergie incontestée. Tous ont réussi dans les essais en petit par submersion totale de l’insecte dans le liquide ; tous se sont montrés insuffisans dans les essais en grand et en plein champ, alors même que les doses de liquide d’arrosage étaient copieuses et susceptibles d’atteindre tout le cube de terre occupé par les racines des ceps. Sous ces traitemens, beaucoup d’insectes périssent sans doute, mais l’air en SOUS-J-trait un grand nombre au contact mortel du poison. C’est là l’obstacle mécanique contre lequel tant d’efforts se sont brisés. Un tel obstacle n’existe pas pour des vapeurs ou des émanations gazeuses. Celles-ci peuvent par voie de diffusion vicier l’atmosphère dans laquelle l’insecte est plongé. Or les substances volatiles toxiques sont très nombreuses ; quelques-unes, comme l’ammoniaque, l’hydrogène sulfuré, peuvent se dégager sous le sol, soit qu’on les y verse en nature, soit qu’on les y produise par voie de réactions chimiques. Seulement le problème ainsi circonscrit présente encore de nombreuses difficultés ; il faut arriver à tuer l’insecte sans compromettre la vie de la plante : question complexe dans laquelle entrent la nature des substances, leur dégagement plus ou moins rapide dans un temps donné, la susceptibilité du sujet traité, l’époque de l’année où se fait l’opération, l’état physique du terrain occupé par les racines. Pour le sulfure de carbone par exemple, on a vu les résultats les plus différens se produire sous ces diverses circonstances. Délétères en été pour les pampres de la vigne, les vapeurs n’ont pas affecté les sarmens dépouillés et arrivés à leur repos en hiver ; les doses de sulfure de carbone encore peu déterminées ne sauraient l’être que par de nombreux tâtonnemens ; les terrains compactes n’ont pu se laisser pénétrer au même degré que les terrains perméables ; bref, pour ce poison comme pour tout autre, l’efficacité tient moins à la substance elle-même qu’aux conditions de l’emploi. Ma conviction néanmoins, dans l’état de nos connaissances, c’est que les gaz et les vapeurs sont plus propres que les liquides à nous rapprocher de la solution du problème, c’est-à-dire de la destruction de l’insecte, condition préalable de la guérison des vignes. Est-ce à dire que la suppression totale de cet ennemi soit nécessaire pour que la vigne vive et prospère ? Ne peut-on pas concevoir la force végétative et productive de l’arbuste activée de telle sorte que l’insecte tellement réduit en nombre que sa présence devienne presque inoffensive ? Cette résistance au mal existe chez certains cépages américains : naturellement vigoureux ; mais, pour notre vigne européenne, toujours délicate vis-à-vis de l’insecte, la résistance ne pourrait venir que de certaines conditions de culture telles que la fertilité exceptionnelle du sol, les fumures abondantes, les arrosages d’été, tout ce qui favorise la production rapide des radicelles adventives venant remplacer sur les racines moyennes ou grosses de la plante le chevelu normal détruit par l’insecte. Je suis bien loin de nier les bons effets de ces moyens culturaux ; malheureusement ils sont précaires, transitoires, livrés à toutes les chances d’échec, en somme insuffisans. Un système plus logique serait d’associer les insecticides et les substances fertilisantes, les premiers pour combattre la cause du mal, les secondes pour en atténuer les effets. La théorie parle en faveur de cette méthode éclectique, qui semble devoir concilier les vues divergentes sur le rôle du phylloxéra. Ceux qui voient dans l’insecte la cause du mal sont loin de nier l’action utile des engrais ; ou de tout agent permettant à la vigne de se défendre : ils conçoivent même que l’équilibre puisse se rompre en faveur de la vigne contre l’insecte ; mais ils comptent peu sur un triomphe final, et s’inquiètent de la présence constante d’un ennemi toujours prêt à reprendre l’offensive alors même qu’il semble dompté. Il faut bien le dire du reste, les partisans du phylloxéra effet n’ont jamais été dans la pratique au bout de leurs théories. J’en sais un qui nous écrivait gravement de son cabinet : « Mettez une cafetière d’eau au pied de chaque cep, et tout sera dit ; » mais l’auteur de ce beau conseil se gardera bien d’en réclamer la paternité : depuis lors les pluies diluviennes n’ont pas sauvé les vignes- de Provence, et voilà du coup mise de côté la théorie qui cherche dans la sécheresse la cause de la maladie. Les grands froids, invoqués d’abord au même titre, ne comptent plus aujourd’hui que comme causes débilitantes et pour quelques-uns prédisposantes. Que restait-il en présence ? D’un côté, un insecte dont l’action est fatalement nuisible, puisqu’il est né suceur et que les tissus s’altèrent à la suite de ses piqûres, de l’autre un arbuste qui se défend comme il peut, profitant de toutes les circonstances favorables pour émettre de nouveaux suçoirs sous forme de radicelles adventives, pour régénérer son écorce sous l’ancienne écorce pourrie ; le rôle du vigneron est tout tracé, c’est de détruire autant que possible l’insecte et de soutenir la vigne. Dans cette lutte contre l’insecte, la nature nous refuserait-elle des auxiliaires ? En d’autres termes, l’ennemi de la vigne n’aurait-il pas lui-même des ennemis naturels ? Il en a sûrement, et plus d’un, mais il s’agit de les connaître et, si possible, de les utiliser. Depuis les admirables travaux de Réaumur, on sait que les pucerons et les cochenilles servent de pâture à de nombreux ennemis, soit insectes, soit acariens. Parmi les premiers figurent les larves des coccinelles, vulgairement bêtes à bon Dieu, celles des hémérobes, jolies mouches à quatre ailes de gaze veinées en réseau, des syrphus, mouches élégantes à corps annelé de noir sur fond jaune, des scymnus, petits coléoptères, en outre des hyménoptères (aphidius, crabonites, etc.). Les plus voraces de ces cannibales, suivant le mot des entomologistes américains, ont reçu de Réaumur le nom expressif de lions des pucerons. Or ces genres ont des représentans des deux côtés de l’Atlantique, et les plus communs (hémérobes, syrphus, coccinelles) ne se font pas faute de détruire des légions de phylloxéras, soit du chêne, soit de la vigne, lorsque ces derniers habitent des feuilles, c’est-à-dire les galles phylloxériennes. J’ai même entrevu, sans pouvoir la déterminer, dans les galles mêmes, une petite punaise de couleur blanche, étiolée, comme il convient à une recluse privée de lumière, qui dans cette étroite cellule trouve le vivre et le couvert. Ce sont là tout autant d’agens destructeurs de la forme gallicole du phylloxéra ; mais cette forme, si rare même en Amérique, n’est presque pas nuisible à la vigne : il s’agit donc de trouver des auxiliaires contre l’ennemi le plus redoutable, je veux dire contre le phylloxéra souterrain, celui dont les innombrables légions détruisent les vignobles entiers. Ici la recherche est naturellement plus difficile ; elle est restée longtemps infructueuse. Parmi les insectes soupçonnés de pouvoir dévorer sous terre le phylloxéra des racines, M. Riley n’a longtemps cité qu’une petite larve vermiforme de syrphide, le pipiza radicum, que l’on a vue aux États-Unis manger sur les racines des pommiers le puceron lanigère. Plus récemment, le savant entomologiste de Saint-Louis a découvert sur les racines des vignes du Missouri un petit acarus blanc qui vit aux dépens du phylloxéra et de ses œufs. La parenté de cet infime animalcule le rapproche des tyroglyphes ou cirons, dont une espèce est si connue comme vivant dans les débris de la croûte des fromages : d’autres espèces dévorent des substances animales ou végétales en voie de décomposition, telles qu’insectes morts, champignons, bulbes de jacinthe ou de tulipe. Le tyroglyphus phylloxerœ sera le premier connu de son genre qui s’attaque à une proie vivante, et cette circonstance pourrait jeter quelque doute sur son vrai régime, si M. Riley, observateur si précis, n’avait assisté à ses repas et ne pouvait certifier avec assurance ses instincts de cannibale. Ayant pris à mon départ d’Amérique (le 4 octobre 1873) de la terre et des racines phylloxérées où se trouvaient d’assez nombreux tyroglyphus, je m’empressai dès mon arrivée à Paris (treize jours après) de rechercher ce que ces acariens étaient devenus. Le nombre m’en parut bien diminué : cinq ou six au plus au lieu de plusieurs douzaines ; mais à ma grande surprise je vis dans la même terre d’autres acariens bien plus petits, plus agiles, à corps tout d’une venue, dépourvus des grosses mandibules en pince que présentent les tyroglyphus ; je me doutai que ces nouveaux venus n’étaient qu’une forme nouvelle issue des anciens. Ces hypopus (ainsi nommés jadis par Dugès, qui les croyait autonomes, c’est-à-dire d’un genre à part) dérivent en effet des tyroglyphes non par voie de génération, mais par une simple mue qui fait sortir de la peau d’une nymphe de tyroglyphe un être en apparence tout différent et qui n’est pourtant que le même individu sous des traits étranges ; l’hypopus lui-même redeviendra tyroglyphe par une série de transformations dont les phases n’ont pas été bien définies. Chaque espèce de tyroglyphus a probablement son hypopus correspondant. En observant, des deux côtés de l’Atlantique, celui du tyroglyphus phylloxerœ, M. Riley et moi, sans nous être concertés, confirmions les observations récentes de Claparède et de M. Mégnin sur ces singuliers cas d’hétéromorphisme. Tout ce qu’il importe de noter ici, c’est que, le premier hypopus décrit ayant été trouvé sur un insecte, bien que d’autres vivent sur des matières organiques mortes, il est probable que celui du phylloxéra s’attache également en parasite à ce suceur de la vigne. Sur ce point, des recherches restent à faire, l’hiver ayant interrompu brusquement celles que M. Riley et moi avions entreprises. Jusqu’à présent, le rôle de l’acarien en question comme ennemi du phylloxéra s’est enfermé dans de très étroites limites. Les quelques mots que j’en avais dits à l’Institut sont devenus, grâce à la verve fantaisiste d’une partie de la presse, surtout de l’autre côté de l’Atlantique, le thème de véritables romans où l’acarus part en guerre contre le phylloxéra. En dehors de ces inévitables exagérations, l’expérience seulement nous apprendra dans quelle mesure cette guerre très réelle pourra nuire à notre ennemi. En tout cas, aux États-Unis même le tyroglyphe en question n’a pas empêché le phylloxéra de détruire nos vignes d’Europe, et, s’il est vrai, comme je commence à le croire, qu’un tyroglyphe très semblable vive en Europe sur les racines des vignes phylloxérées, l’on ne s’est malheureusement pas aperçu qu’il ait sauvé ces vignes de la mort. Ce tyroglyphe européen a été vu et signalé, en même temps que deux autres acariens, en août 1869, par un savant viticulteur, M. Eugène Raspail, de Gigondas (Vaucluse) ; je l’ai retrouvé souvent depuis, soit au milieu des phylloxéras, soit sur des racines de vignes pourries d’où les phylloxéras s’étaient éloignés. Cette dernière circonstance, et ce qu’on savait alors des autres espèces, m’avait fait douter de ses habitudes insectivores, signalées par M. Raspail, mais la découverte du tyroglyphns phylloxerœ ouvre un nouveau jour sur la question. En ce moment, dans la terre des flacons où j’ai tenu vivant plus de deux, mois le tyroglyphe d’Amérique, il ne reste plus de traces de cet acarien ni même de sa forme hypopus. M. Riley lui-même ne l’a plus revu à Saint-Louis, à partir des premiers froids de l’hiver ; mais il compte les retrouver à l’œuvre dès le printemps et renouveler alors les provisions qui nous permettraient d’en essayer la naturalisation en Europe. Encore une fois il ne faut pas trop compter sur cet auxiliaire pour vaincre et même simplement pour réduire dans une proportion, notable les légions ravageuses des phylloxéras. Si le salut pour nos vignes non submersibles doit nous venir d’Amérique, ce sera peut-être sous la forme de cépages réfractaires à l’ennemi qui tue les nôtres ; un de nos espoirs repose sur les vignes des États-Unis, et la même loi de changement, qui régit et domine toutes choses, va peut-être peupler nos vignobles des nombreux cépages dérivés en moins d’un siècle des vignes sauvages du Nouveau-Monde. Un tel sujet est donc à l’ordre du jour : c’est celui que je me propose d’aborder dans une prochaine étude, où je ferai l’histoire des vignes d’Amérique et de leurs produits. Réduites à des aperçus d’ensemble, dépouillées de l’appareil technique des citations et des preuves justificatives, les pages qui précèdent ne prétendent pas juger sans appel et dans un seul sens les débats ouverts sur une question complexe, hérissée de difficultés de tout genre, du côté de la science comme du côté de la pratique. Résumer sur le premier point les travaux de MM. Riley, Lichtenstein, Signoret, Cornu, Balbiani, Duclaux, c’était s’engager dans un domaine où les naturalistes seuls auraient pu nous suivre ; on peut d’ailleurs consulter avec fruit, sur ce sujet une étude publiée ici même [7]. Quant aux procédés de guérison, l’énumération seule de tous ceux qu’on a proposés remplirait des pages, et sauf des exceptions très honorables, l’analyse de ces procédés n’aurait été qu’une humiliante liste des erreurs, des préjugés, des réclames, qui sont partout comme les scories de la vérité. Heureusement les erreurs passent et les vérités restent ; les subtilités n’ont qu’un temps, le bon sens et l’évidence des choses finissent toujours par triompher- J.-E. PLANCHON.