Histoire naturelle. — Le coloris dans le règne animal. Le coloris dans la substance vivante. George Pouchet Revue des Deux Mondes T.97, 1872 I Les poètes et les littérateurs n’ont point eu assez d’expressions pour décrire la parure des fleurs, comme si le privilège des belles couleurs était réservé au monde végétal. Tout au plus quelques-uns, comme George Sand dans un admirable langage, ont-ils dépeint les nuances merveilleuses, mais toutes différentes, de l’aile des papillons et des colibris. Les fleurs ont toujours un ton mat et franc, doux alors même qu’il est le plus intense ; les oiseaux et les insectes revêtent un éclat tout autre, qui semble emprunter aux métaux leurs chatoyans reflets. Sans doute il y a des exceptions, et il n’est pas rare non plus de trouver des nuances à la fois mates et vives chez quelques reptiles et une foule d’oiseaux ; mais le vert tendre de la rainette, quelque pur qu’il soit, n’égale point le moindre feuillage de printemps, le jaune franc du loriot est bien pâle à côté du bouton d’or des prés : sur les continens, la plante a bien réellement le privilège du coloris. Dans l’océan, c’est l’animal ; tout au plus quelques algues ont-elles le vert et le pourpre, la plupart des plantes marines affectent des teintes obscures dans l’échelle du brun. Mais combien le monde vivant de la mer prend une éclatante revanche ! Beaucoup de poissons ont les plus vives couleurs, il en est peu qui ne soient argentés. Les crustacés et les mollusques terrestres, comme le cloporte ou le colimaçon, n’ont que des couleurs ternes, ceux de la mer étalent dans ses profondeurs une éblouissante richesse de coloris. La dure carapace des crustacés elle-même est peinte parfois des nuances les plus heurtées, et parfois a des tons aussi délicats que ceux de la rose. Maint mollusque laisse sortir de sa coquille nacrée un manteau chamarré comme le châle d’un rajah. Les coraux, les madrépores avec leurs fleurs vivantes, sont le véritable luxe du fond de la mer, où leurs corolles étalent les couleurs à la fois les plus variées et les plus franches, semblables à celles des plantes. Aussi avait-on cru retrouver dans ces animaux une autre flore, et, comme si ce n’était pas assez pour chaque zoophyte d’offrir un coloris éclatant, il arrive que la même espèce, sur la même roche, présente des individus de nuances diverses et opposées comme l’orangé et le vert, le bleu et le pourpre, toujours mates comme les teintes des végétaux. Si l’on jette un coup d’œil d’ensemble sur la couleur des animaux, on découvre cette loi curieuse, que les oiseaux, les poissons et les insectes seuls offrent des nuances à l’éclat métallique, tandis que les plantes et les zoophytes n’ont jamais que des couleurs franches sans reflets. Les mollusques tiennent le milieu avec les tons irisés de la nacre, qu’on retrouve au reste chez les vers et chez quelques poissons. Pourquoi en est-il ainsi ? quel est le sens de ces exclusions de tel ou tel mode de coloration dans une partie du règne animal ? Notre ignorance ici est absolue. A force d’observer, nous arrivons bien à saisir certaines corrélations évidentes entre deux catégories de faits, mais il arrive aussi que, quand nous voulons rechercher le lien qui unit ces deux ordres de phénomènes, nous sommes si loin de le soupçonner que nous ne savons pas même de quel côté nous tourner pour le voir. Il n’en est pas ainsi cependant d’une autre loi non moins générale, quoiqu’elle souffre des exceptions soigneusement notées : à savoir que chez tous les animaux la partie du corps tournée vers la terre est plus pâle que celle qui regarde le ciel. Là du moins nous devinons une action de la lumière. Les mammifères, les poissons, les reptiles, les mollusques eux-mêmes subissent la règle. Les poissons qui vivent sur le flanc, comme les soles, les turbots, et qu’on appelle à cause de cela pleuronectes, ont le côté droit, que l’on prend pour le ventre, entièrement blanc, et le côté gauche, qui simule le dos, coloré de teintes foncées. On cite comme des exceptions le blaireau, le ratel, le hamster, chez lesquels le pelage de l’échiné est plus clair que celui du ventre. Encore est-il fort singulier que ces animaux aient l’habitude de se tenir fréquemment renversés. C’est ainsi que le blaireau résiste aux chiens, et quant au ratel, les visiteurs du Jardin des Plantes ont pu le voir manger sur le dos, tenant la viande avec ses quatre pattes en l’air. Cependant ces animaux ne sont pas toujours ainsi, et l’on se demande quel lien mystérieux unit donc les particularités de leur pelage à l’attitude qu’ils prennent parfois. La lumière venant d’en haut, tout naturellement on attribue à l’action des rayons solaires sur les tissus vivans ce coloris plus accusé que présente la face tournée vers le ciel. Il est fort remarquable que les animaux qui volent baignés en quelque sorte tout entiers dans la lumière n’offrent pas une opposition aussi tranchée entre les tons de la face ventrale et le dos. La gorge du ramier, celle des oiseaux-mouches, sont plus colorées que le dessus de leur corps. Les scarabées, les guêpes, les demoiselles errantes sur les roseaux, les mouches à couleurs métalliques bleues ou vertes, ont leurs anneaux également foncés tout autour de l’abdomen, enfin un grand nombre de papillons ont les ailes également parées en dessus et en dessous. Cette influence de la lumière sur la coloration ne saurait être révoquée en doute, quoique nous ignorions la part qui revient au juste à l’action des rayons. Les mollusques qui restent enfermés dans une coquille à peine entre-bâillée, comme l’huître, sont presque incolores, tandis que la coquille Saint-Jacques, qui ne se fixe pas à la roche, qui sait chercher la lumière et se tourner vers elle, a les bords de son manteau brodés des plus belles couleurs. Les vers intestinaux, qui vivent dans l’obscurité des organes profonds, ont tous la nuance terne de l’huître ; on en cite un par exception qui a une teinte rouge assez accusée ; de même encore les larves d’insectes qui rampent dans la terre, dans le bois, dans les viandes en pourriture. Tous ces animaux d’obscurité ont la pâleur indécise de l’embryon au commencement de la vie dans l’œuf ou dans le sein de la mère. Les plus brillans papillons, les belles mouches à reflets bleus ou verts, les scarabées, ont en sortant de la chrysalide cette nuance grisâtre vague qui est en quelque sorte, pour la substance vivante, l’absence même de coloration. Certains insectes, demeurant constamment dans l’obscurité profonde, gardent toute leur vie cet aspect. Tels sont de curieux petits coléoptères qui habitent les crevasses inaccessibles des Pyrénées, à des profondeurs probablement considérables. Ils semblent fuir la lumière comme la mort ; on ne les trouve qu’à certaines saisons, quand ils remontent dans le fond des grottes : ils sont blêmes, mous comme des larves, et n’ont pas d’yeux, qui leur seraient sans doute inutiles dans les retraites où se passe leur vie inconnue. Cette relation entre la couleur des animaux et la lumière est évidente pour ceux qui habitent la terre et l’air ; ils sont d’autant plus brillans qu’ils baignent davantage dans les rayons du soleil, les diurnes plus que les nocturnes, les animaux des tropiques plus que ceux des régions sombres du pôle ; mais la même loi ne semble plus s’appliquer aux bêtes de la mer, qui paraissent d’autant plus riches en couleur qu’elles habitent au sein d’une lumière plus tempérée. D’après le témoignage déjà un peu ancien de Jurine, l’historien des poissons du lac Léman, les lotes pêchées à une grande profondeur seraient beaucoup plus pâles que celles qui vivent sur les pentes du rivage : le fait serait facile à vérifier, mais il semble au premier abord assez peu probable. Nous savons maintenant que les plus éblouissans coraux pendent sous les corniches naturelles des roches et au flanc des grottes sous-marines ; certaines espèces de poissons, comme la scorpène ou crapaud de mer, qu’on trouve tantôt au bord de l’eau et tantôt dans les fonds hantés par la drague, sont ramenés du fond teints d’un beau rouge de pourpre, tandis que la couleur des scorpènes qui vivent à la côte est d’un jaune brunâtre insignifiant. Les physiciens inclinent à croire que la lumière, qui n’a déjà plus ses propriétés entières après avoir traversé une couche peu épaisse d’eau, les perd totalement en s’enfonçant dans une masse comme celle de l’océan, de sorte qu’à une certaine profondeur aucun rayon ne saurait pénétrer : ce serait la nuit, l’obscurité absolue. L’étude des animaux nombreux qui vivent sur les plateaux océaniques, regardés jadis comme inhabités, ne confirme point ces vues ; ils ne sont point blêmes comme ceux qui demeurent dans la terre. On peut donc affirmer que cette obscurité du fond transparent de la mer n’est pas assimilable à celle des crevasses du sol et n’a pas la même action sur la vie. On dirait que certaines influences de la lumière, arrêtées par un faible obstacle opaque tel que l’épaisseur du corps, peuvent se propager à travers d’immenses couches d’eau salée jusqu’au fond de l’abîme sans avoir rien perdu de leurs propriétés pour colorer la substance vivante, tandis que d’autres rayons lumineux d’une action en quelque sorte contraire, ceux qui ternissent les couleurs peintes, sont interceptés par le moindre obstacle. Les éleveurs de poissons rouges savent très bien que, pour avoir de beaux individus dorés, il faut les mettre dans un bassin ombragé, où les plantes aquatiques leur fassent un rideau contre l’ardeur solaire. Quand on les exposé au plein soleil de juillet, il mange leur couleur. II Que si l’on essaie d’examiner d’un peu plus près les causes auxquelles sont dues les colorations animales, on découvre. qu’elles sont des plus variées. Toutes les ressources de l’optique pour avoir les couleurs du spectre, aussi bien que toutes les combinaisons de la teinture la plus habile, sont mises en œuvre, appliquées séparément ou combinées, pour nous donner cette prodigieuse gamme de nuances qui parent le monde animé, et dont on peut dire qu’aucune n’y fait défaut, pas même le noir, qui n’existe point ou du moins se montre très rare chez les végétaux, et qui est au contraire fréquent dans le règne animal. Beaucoup de substances vivantes ont par elles-mêmes une couleur propre. La cause de la coloration est alors dans l’arrangement moléculaire, c’est dire qu’elle nous échappe absolument. La chair du bœuf est rouge, comme le soufre est jaune, ou bleu le sulfate de cuivre ; mais toutes les substances organiques ne sont pas nécessairement colorées : il en est d’aussi limpides que le diamant, et qui offrent sous les plus forts grossissemens du microscope une transparence absolue, quoique jouissant des attributs les plus élevés de la vie, la sensibilité et le mouvement. En général, les teintes les plus vives que présentent les animaux ne sont point liées directement à la constitution moléculaire des tissus : tantôt elles viennent d’un phénomène analogue à celui par lequel les minces parois de la bulle de savon étalent leur iris, tantôt elles sont dues à des matières spéciales, indépendantes en quelque sorte, appelées pigmens, qui s’ajoutent à la substance organique et dont on peut les séparer. Nous ne faisons pas autre chose pour nous procurer le carmin, qui est le pigment de la cochenille ; on peut extraire de même le rouge du sang et le recueillir en cristaux d’une belle couleur pourpre, à part des autres substances animales auxquelles il est uni. Le fard, la poudre elle-même, ne sont pas des moyens inconnus dans la nature. Sans parler de cette poussière que laisse aux doigts l’aile froissée des papillons, il y a des oiseaux, tels que le grand cacatoès blanc, qu’on ne peut toucher sans se blanchir les mains. Nous avons entendu un naturaliste voyageur conter son étonnement de voir, un jour qu’il pleuvait, ses mains toutes rougies par les plumes détrempées d’un oiseau d’Afrique qu’il venait de tuer. Pourtant le cas le plus ordinaire est que le pigment, et c’est là qu’il mérite surtout son nom, existe dans la profondeur même des tissus, réduit en particules très fines pour nos yeux, mais dont le microscope mesure les dimensions. Rares et clair-semées, elles n’influent pas facilement sur la couleur du tissu ; nombreuses et rapprochées, elles lui communiquent leur nuance. Telle est l’origine de la couleur du nègre. Dans cette couche délicate de la peau que laisse à nu l’épiderme soulevé par une brûlure légère, on trouve chez l’homme noir une grande abondance de pigment brun. La coloration est toute superficielle. Aussi la peau du nègre ne diffère pas seulement de celle de l’Européen par le ton, elle manque de cette exquise qualité de transparence propre seulement aux races blondes. Chez celles-ci, les rayons colorés qui viennent impressionner l’œil partent non point d’une surface unie comme une plaque métallique, mais de plans étages dans la profondeur translucide des chairs. De là cette variété « de roses et de lis » suivant que le sang circule plus ou moins abondant sous la peau ; de là ces veines bleues, qui ne sont que fausse apparence, car le sang y est rouge, comme le montrent les saignées ; c’est le propre de la peau de bleuir les tons foncés qu’on regarde à travers elle : l’encre de Chine des tatouages donne un dessin bleu, les yeux bleus ne doivent leur nuance qu’au pigment brun qui tapisse l’autre face de l’iris, les muscles mêmes vus sous la peau donnent cette tache bleuâtre du cou-de-pied bien connue des peintres. La nature chimique du pigment est encore peu connue. On sait que le soleil en favorise le développement dans les taches de rousseur, le hâle. L’âge l’enlève des cheveux, où il fait place à de très petites bulles d’air ; c’est ainsi qu’ils se décolorent chez le vieillard. Le blanc éclatant des plumes est dû de même à de l’air qui les remplit. L’âge, la domesticité, amènent cet effet chez beaucoup d’oiseaux et de mammifères. Chez d’autres espèces, les plumes ou les poils blanchissent tous les ans avant de tomber et se renouvellent. C’est l’histoire de l’hermine : au printemps, la toison qu’on recherche, et qu’elle a eue tout l’hiver, fait place à une robe fauve dont les poils, vieux déjà au bout de quelques mois, deviendront blancs à l’automne. Les romanciers s’accordent avec nombre d’historiens à dire que parfois les cheveux de l’homme ont blanchi en une nuit sous l’influence de la terreur ou d’un chagrin extrême. Il paraît aujourd’hui certain que quelques heures suffisent en effet pour que les cheveux se remplissent de ces parcelles d’air et prennent leur ton de neige. Des observations minutieuses faites par un éminent physiologiste, M. Brown-Séquard, sur lui-même, ne laissent plus aucun doute ; quand le moment est venu, il suffit de moins d’un jour pour qu’un poil de barbe devienne blanc. La médecine moderne, de son côté, n’a pas été sans enregistrer. un certain nombre de cas de canitie subite ou au moins survenue dans l’espace de quelques heures, et ordinairement sous l’influence d’une grande émotion. Bichat en avait rapporté plusieurs exemples. Le docteur Cassan a fait connaître l’histoire d’une dame Leclère, qui fut citée devant la chambre des pairs pour déposer dans le procès de Louvel, et qui en éprouva une perturbation morale si grande que dans l’espace d’une nuit ses cheveux blanchirent complètement. Enfin nous avons une observation beaucoup plus décisive et intéressante entre toutes du docteur Parry, chirurgien-major à Aldershott, aux Indes. Il s’agit d’un cipaye révolté pris par les troupes anglaises, et qu’on allait fusiller. Il avait cinquante-quatre ans. Tout à coup un soldat s’aperçoit que la chevelure du captif grisonnait à vue d’œil et appelle de ce côté l’attention du major : celui-ci put suivre les progrès de la décoloration, qui devint complète dans le temps de l’interrogatoire qu’on faisait subir à ce malheureux avant de le passer par les armes. On remarquera que ce cipaye était précisément arrivé à l’âge où le changement de couleur de ses cheveux devait se produire naturellement : l’effroi ne fit donc qu’accélérer un travail organique déjà préparé ou même commencé. Tous ces faits ne permettent plus guère de rejeter comme autant de fables les récits des historiens. Il est assez singulier cependant qu’ils appartiennent tous au XVe et au XVIe siècle. Ce qu’on a raconté de Marie-Antoinette ne paraît point exact. Aucun renseignement du temps ne donne à croire que ses cheveux aient blanchi, comme on l’a prétendu, dans la nuit de sa condamnation ; elle avait déjà grisonné à l’époque de la mort du roi. Le médecin hollandais Junius rapporte qu’un seigneur espagnol surpris dans un couvent et condamné par Ferdinand le Catholique à avoir la tête tranchée devint tout blanc dans la nuit qui suivit le jugement. Le roi de Castille lui aurait même, à cause de cela, fait remise de la peine capitale. Pareille aventure serait arrivée, dit-on, à Ludovic Sforza le jour où il tomba aux mains de Louis XII, et au seigneur de Saint-Vallier, le père de Diane de Poitiers ; mais ce ne fut pas à ses cheveux blanchis qu’il dut la grâce de la vie. Henri IV racontait, à qui voulait l’entendre, que lors de la Saint-Barthélémy il était resté vingt-quatre heures anéanti, la tête dans les mains, et qu’au bout de ce temps sa barbe et ses cheveux étaient devenus blancs au menton et aux tempes, là où les mains avaient appuyé. Les dires du roi gascon ne méritent peut-être pas très grande confiance ; mais il est intéressant de retrouver cette circonstance du contact des mains dans un autre cas. On prétend que le sire d’Andelot, quand il apprit le supplice de son frère Pierre, compromis dans l’affaire des comtes d’Egmont et de Horn, resta aussi plusieurs heures la tête appuyée sur une de ses mains ; quand il la releva, une partie de sa barbe et du sourcil du même côté étaient devenus blancs. La plus touchante de toutes ces histoires est celle de Guarini, le professeur de grec de Vérone, un des plus purs esprits de la renaissance. Au dire de Virunio, les cheveux de Guarini devinrent blancs tout à coup à la nouvelle de la perte en mer d’une caisse de manuscrits qu’il était allé lui-même chercher à Constantinople. Est-ce que toute lare-naissance n’est pas dans ce petit fait ? Des manuscrits grecs perdus ! c’était plus qu’un malheur de famille, plus qu’une calamité publique ; c’était une catastrophe pour le monde entier. L’homme si vivement affecté n’était pourtant pas de complexion délicate : Guarini eut, dit-on, vingt-trois fils. Ce serait une grave erreur de croire que toutes ces belles nuances métalliques qui diaprent les plumes des oiseaux et les ailes des papillons sont, dues à des pigmens : rêve d’alchimiste que de chercher à les extraire ! Elles ont pour cause unique des jeux de lumière, fugitifs comme les feux du diamant. Quand on examine avec le microscope une plume à reflet métallique de la gorge du colibri, on est tout d’abord étonné de ne rien voir des magnifiques nuances dont on voulait pénétrer le mystère. Elle est tout simplement faite d’une substance brune, opaque, presque autant qu’une plume d’oie noire. On remarque toutefois un agencement spécial : la barbe, au lieu d’une tige effilée, offre une série de petits carrés de substance cornée, bout à bout. Ces plaques larges de quelques centièmes de millimètre sont extrêmement minces, brunes et toutes d’apparence semblable, quel que soit le reflet qu’elles donnent. Les grandes plumes brillantes du paon sont faites de même ; les plaques sont seulement plus espacées, et l’éclat est moindre. On a décrit celles-ci comme autant de petits miroirs ; mais la comparaison n’est pas exacte, car alors elles renverraient simplement la lumière sans la colorer. Elles n’agissent pas non plus en décomposant les rayons qui les traversent, car alors elles ne perdraient point leur irisation dans le champ du microscope, et d’ailleurs elles sont trop peu transparentes. L’éclat de ces plaques n’a donc rien de commun avec celui des lames minces, comme la paroi d’une bulle de savon ou la goutte d’huile comprimée entre deux verres un peu convexes. On a en pareil cas une teinte irisée bien distincte de l’éclat métallique des plumes du colibri, et c’est aux métaux que nous devons demander une comparaison plus exacte. La nature de la surface des plaques de la plume produit seule ces reflets semblables à ceux de l’acier trempé, ou du bismuth cristallisé, ou des beaux échantillons de fer oligiste qu’on rapporte de l’île d’Elbe. Cet état de surface, peut-être dû à des élévations et dépressions insaisissables pour nos meilleurs instrumens, est encore inconnu. Peut-être les mathématiciens pourront-ils le déduire de la qualité même des reflets ; mais cette étude, — que nous sachions, —n’a point été faite. Certains colibris semblent particulièrement favorables à cette recherche, émettant des couleurs d’une pureté assez grande et variables sous des angles déterminés, la même plume rouge écarlate devenant, quand on la tourne à 90 degrés, d’un beau vert d’émeraude. Le procédé que suit la nature pour les colibris est aussi celui qu’elle met en œuvre sur l’aile des papillons. Celle-ci est recouverte d’écailles microscopiques qui semblent jouer le même rôle que les plaques des plumes des oiseaux. La poussière métallique qui reste aux doigts quand on froisse l’aile d’un papillon provient uniquement de ces écailles, disposées comme les tuiles d’un toit et affectant parfois les formes les plus élégantes. Elles perdent leur coloris sous le microscope, et la qualité des reflets montre que le phénomène est identique à celui des plumes. On constate cependant une curieuse différence dans l’étendue de la gamme chromatique. Tandis que les couleurs de l’oiseau-mouche parcourent toute l’échelle du spectre depuis le violet jusqu’au rouge en passant par le vert, les couleurs métalliques des papillons appartiennent de préférence aux rayons les plus réfrangibles du spectre depuis le vert jusqu’au violet en passant par le bleu. Tout le monde connaît l’admirable nuance lilas du morpho menelas et du morpho cypris, dont la bijouterie elle-même s’était emparée il y a quelques années : on voyait dans les vitrines de nos joailliers des ailes de ces papillons, artistement collées sous une mince plaque de mica et qui servaient à la parure. Le vert franc n’est pas moins commun, mais le rouge métallique est rare, et l’urania rypheus est presque une exception : c’est un beau papillon de Madagascar, tout voisin d’une autre espèce qu’on trouve à Ceylan et dans l’Inde. Celle-ci a les ailes d’un noir velouté relevé de taches vertes brillantes ; à Madagascar, ces taches font place sur la seconde aile à une marque rouge de feu. Il y a entre l’éclat métallique des animaux aériens par excellence, comme les oiseaux ou les papillons, et les nuances irisées des poissons la même différence qu’entre le rayonnement vigoureux du bismuth cristallisé et les doux reflets des couleurs changeantes de l’opale. Il faut avoir vu, non pas sur la halle de Paris, mais sortant des filets, une alose de la Seine pour se faire l’idée d’une pareille richesse. Tout l’animal n’est qu’une immense opale avec le même velouté transparent de nuances qui chatoient dans la profondeur des écailles. Aussi l’argenture des poissons a-t-elle donné le seul moyen d’imiter les perles. Celle-là est due non point aux écailles mêmes, mais à de petites lamelles extrêmement minces, situées plus profondément que l’écaillé, sous la peau ou même plus loin, autour des vaisseaux sanguins, qui semblent autant de fils d’argent courant dans les chairs. C’est Réaumur qui a le premier bien vu et bien décrit ces lames : elles ont parfois une forme aussi régulière que celle d’un cristal. Les plus petites mesurent à peine un millième de millimètre, et leur épaisseur est beaucoup moindre. Les plus grandes ont souvent cinq ou six millièmes de millimètre de large et le double en longueur, mais elles sont tout aussi minces que les autres, « à tel point, dit Réaumur, qu’on ne peut apercevoir leur épaisseur. » Et, comme on n’en voit jamais dans le champ du microscope de courbées ou de repliées, il en conclut qu’elles sont d’une matière qui a beaucoup de solidité. L’art des fabricans de perles fausses consiste à recueillir grossièrement ces lames sur un poisson où elles se détachent facilement, et à en faire avec la colle une pâte désignée sous le nom pompeux d’essence d’Orient. On en garnit l’intérieur de boules de verre pour leur donner ce que Ronsard nomme d’un si pittoresque langage « la blancheur naïve des perles. » III Le succès des idées de M. Darwin devait appeler l’attention des naturalistes sur la distribution des couleurs dans le règne animal, et nous allons voir, que les lois de cette distribution, conduisent à leur tour à des inductions toutes nouvelles sur les phénomènes les plus intimes de la sensibilité chez les animaux. On n’a pas manqué de remarquer que les animaux sans défense, comme les lièvres, les daims, les chevreuils, avaient eux-mêmes la nuance la plus favorable à les dissimuler dans la profondeur du bois et l’étendue de la plaine. Quand les milices anglaises s’organisèrent et qu’on rechercha le costume le moins voyant pour habiller les éclaireurs en campagne, on avait tout d’abord pensé au vert ; mais les Anglais, — en gens pratiques qu’ils sont, — commencèrent, avant de rien décider, par faire des expériences sérieuses. On mit à distance dans les forêts et les prairies des soldats vêtus d’étoffes diverses, et on chercha celle qui dissimulait le mieux son homme. Contre toute attente, ce fut non point le vert, mais une nuance approchant celle des biches et des daims, que la nature semble, n’avoir ainsi habillés que pour leur permettre de mieux échapper à l’œil de leurs ennemis. Chez les quadrupèdes, la couleur favorise la défense ; les grands chasseurs, tels que le tigre, le léopard, le jaguar, la panthère, ont une parure d’un certain éclat que l’homme a de tout temps recherchée pour lui-même. Les plus anciens tombeaux égyptiens nous montrent dans leurs peintures les nègres du Soudan avec les hanches ceintes de ces belles peaux de bêtes fauves dont il se fait encore un grand commerce. Au contraire chez les oiseaux, et l’on peut ajouter chez les poissons, la couleur semble favoriser l’attaque. Tous les oiseaux carnassiers qui se nourrissent de petits mammifères ou d’autres oiseaux, ou de poissons, tous les écumeurs de mer de la famille des requins, ont des couleurs ternes, comme pour être moins vus de leurs victimes. L’œil des vertébrés, c’est-à-dire des mammifères, des oiseaux, des reptiles et des poissons, voit probablement le monde extérieur sous les mêmes apparences que nous. Tout prouve qu’il est affecté par les couleurs : l’écarlate passe pour exciter la fureur des taureaux ; les enfans savent très bien que le rouge au contraire a pour dames grenouilles des séductions spéciales, et que le plus petit chiffon de cette nuance, attaché à un hameçon, peut servir d’appât indéfiniment. Les animaux, comme l’a écrit M. Darwin, ont aussi leur esthétique. Les femelles des oiseaux et de plusieurs espèces de poissons se montrent certainement sensibles à la beauté de la robe de noce que prend le mâle au temps des amours. Cependant, si les animaux de ce grand groupe des vertébrés ont, à n’en pas douter, des sensations visuelles comparables aux nôtres, s’ils voient comme nous la couleur en même temps que la figure des objets, il n’est point du tout prouvé qu’il en soit de même des crustacés et des insectes, et que l’a vue de ces derniers, malgré leurs milliers d’yeux, soit aussi parfaite que la nôtre. Nous sommes probablement condamnés sur ce sujet à un doute éternel, car nous n’avons jusqu’à présent aucun moyen certain de connaître les sensations d’un autre individu, homme ou bête, que nous-mêmes. Sans doute on peut, par un langage dont tous les termes sont bien convenus et bien compris, on peut, par des essais multiples et des expériences bien combinées, arriver à une demi-certitude que le même objet affecte de la même manière la vue de deux hommes ; mais cela est tellement délicat — maintenant que l’on sait que beaucoup de gens n’ont pas la sensation juste des couleurs, au point que les compagnies de chemins de fer doivent s’assurer, avant d’engager un aiguilleur, qu’il distingue une lanterne rouge d’une verte ! Tout indique néanmoins que les vertébrés voient comme nous les couleurs ; mais il n’est nullement prouvé que les animaux articulés les voient aussi. Nous avons essayé de montrer ici même en quoi les impressions faites sur les organes de nos sens diffèrent des perceptions qu’elles provoquent dans le cerveau. Il s’agit de savoir si les impressions lumineuses se transforment dans les yeux à facettes des insectes en perceptions colorées. Il n’y aurait rien d’extraordinaire que cela n’eût point lieu. Un moment, on crut tenir la solution du problème. Un physiologiste, M. P. Bert, avait institué des expériences qui semblaient et qu’on crut décisives au début. M. Bert avait étudié une petite espèce de crustacés communs dans nos mares, les daphnies, qui nagent sans cesse par saccades ; quand on en peuple un bocal, elles se répandent de toutes parts dans l’eau uniformément. Elles ont une cinquantaine d’yeux, et recherchent la lumière. Si l’on en met un grand nombre dans un vase bien noirci où on ne laisse pénétrer le jour que par une fente étroite, on voit aussitôt les daphnies s’y porter : cela seul ne prouve rien, on connaît une foule d’animaux inférieurs, sans traces d’yeux, qui jouissent de la même propriété de venir à la lumière ; mais, le vase étant maintenu dans l’obscurité, tandis que les daphnies errent dispersées dans toute l’eau, on fait tomber sur la fente un rayon coloré, un rayon vert. Aussitôt elles s’agitent, elles se groupent toutes dans la direction de la traînée lumineuse, elles montent et descendent sans relâche, et se heurtent contre la paroi qui reçoit la lumière ; si on interpose un écran, elles se dispersent. Or on obtient le même résultat pour toutes les régions du spectre ; le rouge, le jaune, le bleu, l’orangé et le violet, attirent les daphnies comme le vert. Elles sont donc influencées par tous les rayons qui provoquent en nous les perceptions chromatiques. Pour savoir si elles le sont au même degré par les différentes couleurs, l’expérience est disposée autrement. On fait tomber le spectre tout entier sur une cuve à glaces parallèles de manière à laisser les deux bords dans l’ombre. Les daphnies ne tardent pas à se grouper, et l’immense majorité se place dans l’orangé, le jaune, le vert : c’est dans cette zone une agitation, un grouillement extraordinaires ; un assez grand nombre se voient encore dans le rouge, et à l’autre extrémité dans le bleu et le violet ; au-delà du spectre, on n’en trouve que d’isolées en promenade accidentelle. Cette jolie expérience ne prouve cependant pas que les daphnies voient des couleurs. En effet, il est facile de s’assurer que les diverses régions du spectre ne se distinguent pas seulement par ce que nous appelons en propres termes la couleur, la nuance rouge ou bleue, jaune ou verte, mais qu’elles diffèrent aussi par le pouvoir éclairant. Il y a dans le spectre un espace beaucoup plus lumineux que les autres, c’est le jaune, surtout du côté du vert. Quelqu’un, dans une chambre illuminée par un spectre solaire, se mettrait dans le jaune pour lire, tandis qu’il y verrait à peine dans le violet. Peut-être les daphnies ne cherchent-elles le jaune que parce que la lumière y est plus vive. Il est possible que tous les rayons, colorés pour nous, n’influencent les articulés que comme le feraient des clartés plus ou moins vives, et qu’ils voient le monde en camaïeu, tel qu’il nous apparaît à travers certains verres de couleur. Revenant à notre point de départ, cherchons si la couleur des carnivores qui se nourrissent d’insectes ne pourra pas nous éclairer sur des perceptions chromatiques des articulés. Voici d’abord un terrible destructeur d’insectes, insecte lui-même, le calosome sycophante ; c’est un gros carabe qu’on trouve aux environs de Paris : celui-là tue pour tuer, il fait tout l’été un carnage de chenilles qu’il laisse sur la place sans les manger. Ce terrible chasseur est peut-être le plus brillant de sa tribu ; il est d’un beau vert métallique avec des reflets ardens qui devraient dénoncer de loin sa présence à ceux qu’il poursuit. De même pour les oiseaux mangeurs d’insectes, qui tous étalent les plus voyans plumages : le pic, le loriot, le guêpier chez nous, et sous les tropiques des milliers d’autres qui font leur unique proie d’insectes, sont habillés de rouge éclatant, de vert, de jaune, sans précaution aucune, comme pour chasser un gibier aveugle ou du moins que les couleurs n’avertissent point. Pas plus que l’expérience sur les daphnies, l’existence d’un plumage chamarré chez les oiseaux insectivores ne tranche la question des perceptions chromatiques des articulés ; mais c’est du moins un élément du problème qui a sa valeur. Au surplus, la question est beaucoup moins avancée que ne semble l’admettre M. Darwin dans son dernier ouvrage, où il explique le colons des papillons par les préférences de la femelle. Pour les oiseaux, il est bien certain que les mâies cherchent à briller aux yeux de celle qu’ils veulent fasciner. Il est peu de spectacles aussi curieux qu’un faisan doré qui déploie devant la poule préférée les séductions de son étincelant camail, en le tournant de son côté, sur une épaule ou sur l’autre, chaque fois qu’il passe et repasse devant elle. Nul n’oserait prétendre que la poule faisane n’est pas sensible à cette parure, et que le mâle n’a pas lui-même conscience du prix de ses charmes ; mais M. Darwin va peut-être un peu loin quand il étend le même goût du coloris aux papillons et en fait l’origine des belles nuances de leurs ailes. Si l’explication est de tout point admissible pour les oiseaux, dont la rétine fonctionne comme la nôtre, il fallait se garder d’étendre le même raisonnement aux animaux qui ont des yeux tout différens, à facettes. Un critique anglais a spirituellement remarqué que cette hypothèse de la préférence des femelles pour expliquer les brillantes couleurs des papillons n’était pas du moins applicable à leurs chenilles, tout aussi parées quelquefois et assurément fort indifférentes aux attractions sexuelles. IV La couleur des plumes et des poils, des écailles du poisson ou de l’aile des papillons a une fixité relative, puisqu’elle ne change, et encore rarement, que par les progrès de l’âge ou selon les saisons de l’année. Il n’en est plus de même d’autres colorations qui sont liées chez l’animal à des influences beaucoup plus fugitives, et jusqu’à un certain point intérieures. Il n’est personne qui ne se soit diverti au bord de la mer à tourmenter quelque seiche prisonnière dans les flaques d’eau laissées par le flux, pour la voir changer : mille nuances courent sur sa peau comme des rides au dos d’une vague ; c’est une petite tempête de couleurs qui se heurtent, mêlées de reflets irisés : l’animal brunit, pâlit, et devient noir tout à la fois. La simple vue d’un objet qui l’inquiète amène aussitôt ces changemens ? ils ont été pendant longtemps un mystère pour les anatomistes. Voyant apparaître, puis disparaître instantanément la couleur, on crut qu’elle s’enfonçait dans les tissus, d’où elle remontait à la surface de la peau par tout un système de conduits spéciaux. Grâce aux récens progrès des sciences et surtout à l’application du microscope binoculaire, qui montre les plus petits objets en perspective, on sait aujourd’hui comment expliquer ces effets de coloris qui parurent à nos devanciers si extraordinaires et dont ils ont donné parfois les plus fausses interprétations. Peut-être verrons-nous un jour quelque directeur d’un de nos théâtres en quête de nouveauté reproduire sur la scène par un procédé analogue à celui qu’emploie la nature la même magie de coloris insaisissable et changeant comme cette robe dont parlent les contes de fées, qui était « couleur du temps. » Imaginons qu’au plus loin de la scène et du regard du spectateur on dispose contre un fond, qui sera bleu par exemple, une multitude d’éventails assez rapprochés pour couvrir ce fond et se recouvrir eux-mêmes en partie quand ils seront grands ouverts. Ces éventails sont de trois sortes, des roses, des jaunes et des bruns entremêlés. Supposons maintenant, et ceci n’a rien d’impossible, que tous les éventails bruns peuvent s’ouvrir par un truc et de même tous les roses et tous les jaunes. Quand les éventails seront fermés, le fond, que nous supposons placé dans le lointain d’un décor habilement éclairé, ménagé, paraîtra bleu : c’est sa couleur ; mais que le machiniste subitement imprime une impulsion au truc des éventails roses, ils s’ouvriront soudain, et le fond paraîtra lilas par le mélange du bleu et du rose, s’ils ne sont qu’à moitié déployés. En combinant l’action des trois mouvemens, on fera courir sur le fond mille nuances auxquelles l’œil du spectateur ébloui ne saura plus donner un nom. Cette fantaisie théâtrale est exactement ce qui se passe dans la seiche. Il y a là aussi de petits éventails jaunes, rougeâtres ou bruns. Fermés, ce sont des points qu’on distingue à peine sous la peau ; avec un peu d’attention, on les voit s’étaler subitement en nappes larges d’un quart de millimètre. La cause en est à des filamens microscopiques attachés au pourtour de ces points et qui les tiraillent dans tous les sens en se contractant. C’était un grand pas que d’avoir pénétré la mécanique de ces changemens, mais il restait un autre côté du problème. Ces contractions et ces relâchemens subits qui modifient la couleur sont-ils réglés par la bête, ou apparaissent-ils indépendamment de sa volonté, comme le signe d’une émotion comparable à la rougeur des joues dans la honte ou à la pâleur de la crainte ? Et comme nous ne pouvons pénétrer ce qui se passe dans le for intérieur du voisin, fût-ce une seiche, pour savoir si sa volonté agit ou non, nous en sommes réduits aux conjectures. Avec des conditions favorables telles qu’on les trouve par exemple aux précieux viviers d’étude installés par M. Coste à Concarneau, il est possible d’observer pendant plusieurs semaines la même seiche. Elle bouge peu et se tient volontiers au voisinage de quelque trou, guettant sa proie. Tant qu’elle est là, elle ne change pas de couleur et reste pâle ; mais un poisson, compagnon de captivité, vient-il à passer, elle se couvre immédiatement de tons foncés avant même de chercher à fuir ou à lancer son nuage de sépia. On en voit qui laissent paraître au premier signe d’alarme sur leur dos deux taches brunes à droite et à gauche, larges comme deux cachets de cire noire. Si l’on approche avec précaution un objet, de manière qu’il ne soit aperçu que par un œil, la tache noire de ce côté se montre seule. Si l’on promène lentement l’objet de manière à le faire tourner autour de la seiche, dès qu’il cesse d’être vu par un œil et qu’il l’est par l’autre, la première tache disparaît, et la tache opposée se montre pour fondre à son tour quand l’objet s’éloigne. On ne peut admettre que la seiche, par ces taches, cherche à dissimuler sa présence : elles la dénoncent plutôt. Il ne reste alors que deux explications : ou c’est un signe involontaire d’inquiétude, ou bien l’animal a-t-il conscience de l’effet qu’il produit ? veut-il ces taches ? est-ce pour lui un moyen de répandre l’épouvante ? Beaucoup d’animaux partagent, à n’en pas douter, avec l’homme l’instinct de terrifier ses ennemis, qui revêt toujours chez les barbares des formes si prodigieusement naïves. N’avons-nous pas vu les uhlans au pont de Neuilly essayer de contenir la foule en faisant aux femmes et aux enfans des grimaces, sans effet sur la population trop sceptique de Paris ? Un chat qui se grandit sur ses pattes à la vue d’un chien, qui rentre le cou, fait le gros dos et lève sa queue droite, comme pour hausser sa taille, veut certainement effrayer l’autre ; mais comment démêler ce que veut une seiche, quand nous ne sommes pas même certains qu’elle ait des perceptions identiques aux nôtres ? Son œil, tout parfait qu’il est, n’est pas construit sur le même modèle que celui des vertébrés. Son oreille, assez analogue à celle des poissons, ne semble pas tout entendre ; quand on lui corne les sons les plus véhémens de la clarinette, elle ne témoigne aucun émoi et ne fait point paraître ses taches. Et cependant est-ce aller trop loin que d’attribuer à un animal doué d’un système nerveux aussi développé et qui a un véritable cerveau un acte aussi simple que celui de vouloir faire peur ? Il est une bête bien plus fameuse que la seiche, dont le nom vient à l’esprit dès qu’on par le de changemens de couleur : voilà deux mille ans que le caméléon défraie la curiosité et la superstition des hommes. Sauf un passage d’Aristote, il nous faut arriver jusqu’au XVIIe siècle pour trouver des choses sensées et des observations sérieuses sur cet animal. « L’illustre Mlle de Scudéry » avait reçu en présent trois caméléons envoyés d’Égypte. Elle les garda chez elle pendant plus de six mois, et l’un d’eux passa même l’hiver ; il fit les délices de la société choisie qui se donnait rendez-vous aux samedis de la rue de Beaune. Là venait Claude Perrault, admirable anatomiste autant qu’excellent architecte, quoi qu’en ait dit Boileau. On institua des expériences sous sa direction, qui furent fort bien faites. On vit que l’animal devenait pâle toutes les nuits, qu’il prenait une couleur plus foncée au soleil ou quand on le tourmentait, et enfin qu’il fallait traiter de fable l’opinion que les caméléons prennent la couleur des objets environnans. Pour s’en assurer, on enveloppait la bête dans des étoffes différentes et on la regardait ensuite. Une seule fois elle était devenue plus pâle dans un linge blanc, mais l’expérience répétée ne réussit plus aussi bien. La gamme des couleurs que parcourt la peau du caméléon fut trouvée très restreinte, allant du gris et du vert clair au brun verdâtre. Nous ne savons rien de plus aujourd’hui, et ces expériences de Perrault, instituées au milieu d’un cercle de beaux-esprits du XVIIe siècle, marquent le dernier pas qui ait été fait dans cet ordre de recherches : aucun naturaliste depuis ne les a dépassées. Même par les plus beaux étés de nos pays, les changemens du caméléon perdent beaucoup de leur intensité. Sous le ciel d’Afrique, leur livrée change incessamment, quoique dans une gamme peu étendue. Tantôt l’animal offre un rang de larges taches alignées sur les flancs, tantôt toute sa peau se sème de mouchetures comme celles des truites, ou bien c’est un piqueté à grains très fins qui prend leur place. Parfois on voit les mêmes figures se dessiner en clair sur fond brun, qui, un instant auparavant, apparaissaient en brun sur fond clair, et ainsi tant que dure le jour. Il est certain que l’étude de ces changemens doit être reprise au point de vue des récens progrès de l’optique et de la physiologie : il n’est nullement impossible qu’ils soient influencés dans une certaine mesure par les corps environnans, comme le prétend la croyance populaire malgré l’opinion des savans ; en tout cas, ces causes extérieures n’agissent point seules. Nous nous souvenons d’avoir vécu plusieurs semaines sur le Haut-Nil en compagnie de deux caméléons qu’on laissait à peu près libres dans la barque. Ils étaient seulement attachés l’un à l’autre par un bout de ficelle, et, ne pouvant s’éloigner, soumis par conséquent aux mêmes influences : ils ne cessèrent d’offrir un contraste de coloris qui attachait par sa variété même ; mais le soir, quand ils dormaient sous les barreaux d’une chaise dépaillée où d’un commun accord ils avaient élu domicile, ils devenaient de la même couleur pour tout le temps de leur sommeil, un beau vert d’eau qui ne variait plus. La peau se reposait comme le cerveau ; cela eût dû mettre sur la voie d’une découverte qui n’est point faite encore, mais qui devient probable : à savoir que l’activité cérébrale, la pensée, la volonté, quelque nom qu’on lui donne, intervient dans les changemens de couleur du caméléon et les gouverne. Quant à la cause de ces changemens, la lenteur avec laquelle ils s’opèrent, comparée à l’instantanéité de ceux de la seiche, montre que nous avons affaire ici à un mécanisme un peu différent. En effet, la disposition anatomique est autre. Chez le caméléon, comme chez beaucoup d’espèces animales, le pigment est renfermé çà et là dans de petites masses d’une substance vivante ayant la propriété de modifier sa forme comme ces êtres appelés protées qu’on voit sous le microscope changer constamment de figure, se contracter en boule ou s’étaler en étoile dont les rayons s’allongent tour à tour et se raccourcissent. Ces mouvemens, qui portent le nom de sarcodiques, ont pour caractère constant une certaine lenteur. Si cette substance contient des granulations pigmentaires, elle les entraîne nécessairement avec elle dans ses déformations, elle les étale en une large surface quand elle s’étend elle-même, et les rapproche en sphère quand elle revient à cette forme ; mais alors le point pigmenté est si petit qu’il cesse d’être vu par nos yeux, il est comme s’il n’existait pas, tandis que la rétine en a très bien la sensation quand il se dilate, quoique la quantité de pigment n’ait point augmenté. Qu’on mette au milieu d’une feuille de papier blanc une goutte d’encre large de 2 ou 3 millimètres, à vingt pas on ne la verra point ; on distinguera très bien la tache faite avec l’encre de cette goutte étalée. Le mécanisme du changement de couleur des caméléons et des autres animaux doués de la même propriété est aussi simple que cela. Quand ils pâlissent, le pigment ne s’en va point de leur peau, seulement il se ramasse en sphères trop petites pour affecter notre rétine, qui est au contraire impressionnée par le même pigment en même quantité, mais convenablement étalé. On connaît également plusieurs poissons sujets à varier de couleur, mais ces changemens n’ont pas obtenu des naturalistes toute l’attention qu’ils méritent. Les Chinois élèvent pour leur plaisir un petit poisson d’humeur batailleuse qu’ils nomment combattant, et qu’on recherche à cause de la variété de coloris qu’il offre suivant les passions qui l’agitent. Sa taille est à peu près celle de notre épinoche : d’un gris pâle, peu marquant au repos, il devient rouge de pourpre avec du bleu et du vert dès qu’on le tourmente ou dès qu’il attaque. On sait que les anciens aimaient à voir les couleurs changeantes d’une lamproie qui meurt, et donnaient ce régal à leurs yeux comme avant-goût du festin où allait paraître le poisson. Chez nos pêcheurs, c’est une croyance universellement répandue que certains poissons « prennent la couleur du fond » sur lequel ils vivent. Les pêcheurs n’ont pas raison tout à fait, mais ils n’ont pas tort non plus ; seulement il faut donner ici aux mots la signification précise qu’ils ont dans le langage technique du coloriste. Les couleurs sont les impressions mêmes que nous donne le spectre ou qui résultent des mélanges de ces impressions. Elles sont affaiblies ou renforcées : on dit que deux couleurs ou deux tons sont de même valeur quand l’un ne paraît dans sa nuance ni plus clair, ni plus foncé que l’autre. Une robe bleue et un ruban rose peuvent avoir la même valeur, et les femmes, qui ne savent point formuler tout cela, en remontreraient au physicien le plus consommé pour la sûreté du coup d’œil à juger ces choses. Les couleurs pures peuvent donc avoir des valeurs diverses ; celle du bleuet est plus grande que celles de la rose et du lilas, à peu près égales. Il suffit d’ajouter à un ton pur une certaine quantité de noir pour en augmentes’ aussitôt la valeur : on dit alors, dans le langage des Gobefins, que le bleu, le rose ou le violet sont rabattus d’autant. C’est précisément ce qui se passe chez le caméléon, où la belle couleur vert d’eau de l’animal est plus ou moins rabattue par le pigment noir qui augmente, en s’étalant à une place ou à l’autre, la valeur du ton de la peau. De même, parmi les poissons, le turbot ne changera que dans la gamme de couleurs dont il dispose. Outre le noir, il a aussi un pigment orangé qui pourra dans certaines limites modifier la nuance même de la peau par son mélange en proportion variable avec la couleur jaunâtre de celle-ci. Ces changemens de nuance seront d’ailleurs fort peu étendus, tandis que par l’abondance du pigment noir on aura des écarts considérables dans la valeur de ces nuances, du gris clair au brun presque noir. C’est encore grâce aux viviers de Concarneau que nous connaissons bien les mœurs du turbot, et qu’on a pu s’assurer qu’il a aussi, a un degré remarquable, la faculté de changer de couleur par un mécanisme analogue à celui du caméléon. De pâle, il devient foncé et réciproquement en un temps très court, si on le fait vivre par exemple dans une vasque dont une moitié est sablée, tandis que l’autre est couverte d’herbes marines. Y a-t-il plusieurs turbots dans ces conditions, ou les voit, chaque fois qu’ils changent de place d’un fond à l’autre, faire tache d’abord : ceux qui viennent du sable sur le goémon sont plus clairs ; ils sont plus foncés, s’ils quittent le fond brun pour le sable. Au bout de quelques instans, le contraste a disparu, et de part et d’autre les animaux ont pris exactement la valeur du fond où ils sont posés : sur le goëmon, on les distingue à peine, et sur le sable encore moins. Dans le vivier où l’on engraisse les gros turbots pour la vente, on en voit bien çà et là quelques-uns dans l’eau qui nagent, et on croit d’abord que ce sont les seuls hôtes du bassin ; mais que l’on jette un appât aimé, tel que des têtes de sardines salées, on aperçoit aussitôt tout le fond du bassin, ce qu’on prenait pour-la terre même, s’ébranler et venir au devant du régal. Ces changemens de couleur du turbot se font en quelques minutes quand l’animal est dans de bonnes conditions, c’est-à-dire qu’il a depuis peu de temps changé déjà plusieurs fois, car l’habitude a là, comme en tout autre fonction, son empire. L’animal vit-il depuis quelque temps déjà confiné sur le sable, il devient paresseux sous ce rapport ; son pigment, longtemps rétracté, ne s’étale que difficilement ; il faudra trois jours, quatre jours pour que l’animal prenne la teinte du fond brun, au lieu de deux ou trois heures qui suffisent quand il a souvent l’occasion de changer. On s’occupe beaucoup actuellement en Angleterre d’une particularité curieuse que présentent certains animaux, sur laquelle les doctrines soutenues par M. Darwin ont appelé un regain d’attention. Nous voulons parler de cette ressemblance extraordinaire qu’affectent certains êtres avec les objets inanimés au milieu desquels ils vivent. Il y a une sauterelle de l’Afrique méridionale, le trachypetra bufo, qui singe un caillou à s’y méprendre, et dont la couleur varie même d’un canton à l’autre avec la nuance du sol pierreux ; mais l’exemple le plus fameux en ce genre est certainement celui d’un insecte des Indes dont les ailes ressemblent absolument à des feuilles : elles en ont la dimension, la couleur, avec l’apparence des nervures. L’imitation va jusqu’à des taches qui reproduisent exactement les petits accidens que font sur les feuilles la piqûre de certains insectes ou la rouille de l’oïdium, au point qu’on pourrait croire tout d’abord l’aile attaquée par les mêmes champignons. Les zoologistes ont donné le nom de mimétisme à ces singulières ressemblances. On peut dire que les poissons changeans à la manière du turbot offrent une variété de mimétisme qui ne porte, il est vrai, que sur la couleur, mais qui a l’avantage d’une instabilité qu’on ne trouve pas dans l’autre, en sorte que, partout où se pose l’animal, il offre une modification temporaire analogue à cette ressemblance invariable de la sauterelle africaine et de la mouche-feuille indienne avec le milieu où elles vivent. Il est possible que ces changemens temporaires, influencés à leur tour, comme on l’a vu, par l’habitude, puissent devenir à la longue, quand les circonstances extérieures ne changent plus, l’origine de ces imitations persistantes qui constituent le mimétisme proprement dit. V On trouve parfois des turbots d’une sensibilité extrême. Vivant sur le sable, ils en ont la couleur grise au point qu’on les distingue à peine ; mais il suffit d’approcher d’eux quelque objet pour les voir aussitôt se bigarrer de taches noires larges comme le doigt et foncées comme un lavis d’encre de Chine. Et toujours la même question revient : l’animal a-t-il conscience du changement qui se passe en lui ? est-il maître de le produire ou non ? Les preuves dans un sens ou dans l’autre nous manquent et nous manqueront probablement longtemps encore. Ce qu’on sait, ce qui est certain, c’est que le milieu dont l’animal prend le ton n’a pas d’action directe sur le pigment pour en amener le retrait ou l’épanouissement. Tout preuve au contraire que l’influence sur ces changemens part du cerveau ; mais cela même n’avance pas beaucoup la question, car le cerveau règle en nous une infinité d’actes qui ne sont nullement volontaires. Nous voyons un objet qui nous blesse, nous entendons un reproche immérité, le principe de la rougeur qui nous monte au front est bien aussi dans le cerveau, puisqu’elle vient d’un de nos sens offensés, et cependant nous ne sommes pas maîtres de cette rougeur : elle est en dehors de notre volonté, et quoiqu’elle ait pour point de départ une impression sur un de nos sens, dont nous avons parfaitement conscience. Il doit se passer dans les changemens de couleur des poissons quelque chose de la sorte : on le montre en privant un turbot de la vue. C’est un spectacle assez triste que celui de ce pauvre animal, toujours errant, en quête de la proie qu’il rencontrera par hasard, car l’odorat est fort peu développé chez lui et ne saurait le conduire. Cependant il ne dépérit point, grâce sans doute aux broutilles qu’il glane çà et là dans l’eau, comme il peut, allant et venant d’une muraille à l’autre, où il se heurte chaque fois sans apprendre à se diriger. Tous les poissons ne sont pas aussi sots, et plusieurs savent, quand ils ont été aveuglés, mieux se servir des sens qui leur restent. il y a sur nos côtes une petite espèce de chabot, vive, alerte, intelligente, toujours en éveil, et qui change aussi de couleur du jaune au noir avec une grande facilité sous les moindres influences : dès qu’on le tourmente ou qu’on le veut prendre, il fonce aussitôt. Aveugle, on s’aperçoit à peine qu’il est infirme : il trouve sa nourriture et se jette sur elle avec la même adresse ; lui donne-t-on un compagnon, il se fâche, il bataille, et ce n’est pas toujours le voyant qui a le dessus. Cette extrême activité d’esprit chez le chabot devient un grave inconvénient pour l’étude de l’influence que peut avoir la perte des yeux sur la fonction chromatique de la peau. Chez le turbot, où la même pétulance ne vient pas troubler les résultats, l’effet est immédiat : l’animal, ne voyant plus la couleur du milieu environnant, ne change plus : qu’on le mette sur le sable le plus blanc ou sur un fond artificiellement noirci, il garde pendant des semaines une nuance intermédiaire aux tons extrêmes qu’il prenait avant d’être aveuglé. Cette expérience décisive suffît à démontrer que le point de départ des changemens de coloration est bien en effet le cerveau. Celui-ci est influencé par la vue des objets extérieurs, et influence à son tour le pigment, le faisant se dilater ou se contracter comme il convient pour que la couleur de la peau de l’animal soit aussi exactement que possible à la valeur du fond. Quant à la voie qui relie le cerveau aux organes du pigment, ce sont les nerfs, chez lesquels cette fonction nouvelle n’avait point encore été soupçonnée. En coupant un nerf, on paralyse le pigment de la région de la peau desservie par ce nerf, comme on isole un muscle par la section du nerf qui s’y rend. Si l’on a soin de choisir pour cette opération un turbot foncé et qu’on le jette ensuite dans une vasque sablée, il pâlit de tout le corps, excepté de la région qui ne reçoit plus l’influence cérébrale. Les nerfs ont chez les poissons pleuronectes une distribution extrêmement simple et régulière ; ils accompagnent chaque arête. Si l’on coupe, dans les circonstances que nous venons de dire, deux ou trois de ces nerfs vers le milieu du corps du turbot, on dessine sur sa peau une bande noire transversale répondant au trajet de ces nerfs ; si l’on sectionne le nerf qui anime la face, le turbot pâlissant sur le sable garde un masque noir du plus singulier effet. Et ce n’est pas là une apparence passagère que surprend l’attention du physiologiste dans les courts momens d’une expérience. Ces masques, ces bandes dont on zèbre à volonté le dos de l’animal, persistent un temps très long, plusieurs semaines au moins, et l’on a pu même du bord des bassins, à Concarneau, reconnaître des poissons qui avaient de ces paralysies de la couleur par suite de maladie ou d’accident. On avait remarqué un gros turbot dont la tête n’était point comme le reste du corps au ton du fond du vivier. On pouvait deviner une affection du nerf qui se répand sous la peau de la face ? le diagnostic était certain, et on ne crut pas même utile d’examiner de près ce malade d’un nouveau genre. Il mourut au bout de quelques jours, et on constata qu’il avait reçu en effet une blessure déjà ancienne à l’endroit même qu’un physiologiste eût choisi pour couper le nerf en question. C’était la démonstration pathologique de l’influence des nerfs sur la dilatation et la contraction du pigment : c’est un rôle tout nouveau qu’il faut leur reconnaître, et qui semble ouvrir aux observateurs un vaste champ de recherches dans des régions encore peu explorées de la physique biologique. Tout reste à faire dans ce vaste sujet des colorations animales que nous venons d’effleurer ; l’étude chimique et physique des pigmens, les conditions qui en règlent l’apparition, l’intensité, les variations sous certaines influences, l’avortement chez l’albinos, le développement exagéré chez les animaux atteints de mélanisme, tout cela a été fort peu étudié jusqu’à ce jour, et en France moins qu’ailleurs. A la vérité, deux hommes de génie, au commencement du siècle, avaient donné en France à l’anatomie une double impulsion dont s’est ressenti le monde entier ; l’un s’appelait Cuvier, l’autre était simple professeur particulier d’anatomie à l’Hospice d’Humanité, c’était le nom de l’Hôtel-Dieu en l’an X, quand on releva sur les marches du perron Bichat mortellement atteint. Quoiqu’il ne fût point professeur de l’état, les consuls firent placer dans l’amphithéâtre témoin de ses leçons une inscription à son honneur qui se voit encore. Après quelques années, le souvenir de Bichat se perdait dans les rayons de la gloire officielle de Cuvier au comble des honneurs, grand-maître de l’Université, familier des Tuileries ; et cependant Bichat, lui aussi, avait fondé une science, l’anatomie générale, sortie tout entière de son génie, comme l’anatomie comparée de celui de Cuvier. La dernière n’étudie que les formes intérieures des animaux, la disposition des organes ; l’autre, serrant de plus près le problème, ne s’inquiète plus du nombre ou de l’agencement des parties du corps, elle cherche à en pénétrer la structure intime pour y surprendre le secret même de la vie. Nul doute que, si Bichat, comme Cuvier, avait eu le temps de former autour de lui une génération de disciples, beaucoup de points, cette intéressante question des pigments entre autres, auraient été étudiés en France avec l’attention qu’ils méritent ; du moins nous n’aurions pas été dépassés dans cet ordre d’études. Pendant que l’anatomie générale était délaissée par Cuvier, presque répudiée par son entourage, l’Allemagne, avec un sentiment très juste du lien qui rattache cette science à la physiologie, s’y jetait résolument avec l’aide du microscope. L’anatomie comparée, base utile de la zoologie, continue de tenir une place honorable dans les universités d’outre-Rhin ; mais l’anatomie générale, pierre angulaire de la science de la vie, est partout enseignée sous différens noms : elle a ses revues spéciales, ses livres classiques, tandis que la patrie de Bichat n’a pas même une chaire pour l’enseignement de la science qu’il a fondée ! GEORGE POUCHET.