A. de QUATREFAGES Physiologie comparée. — Les Métamorphoses et la Généagénèse, dernière partie Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 4, 1856 (pp. 55-82). Physiologie comparée. — Les Métamorphoses et la Généagénèse, dernière partie V. – Théorie de la généagénèse. L’examen des essais d’interprétation scientifique provoqués par les phénomènes de la généagénèse nous ramène à l’idée première de ces études, à la recherche de la loi commune dont les modes en apparence les plus divers du développement des êtres ne sont que des applications. Ces modes, — transformation, métamorphose, généagénèse, — ont successivement appelé notre attention. Aidé de quelques exemples, j’ai pu, sans trop de peine, retrouver les applications de cette loi dans les phénomènes qui caractérisent les deux premiers modes[1]. Arrivé aux animaux à généagénèse, j’ai dû entrer dans de plus amples détails. Ici j’avais à initier le lecteur à un ordre de faits généralement peu connus, et pour bien faire comprendre ce qu’ils ont de remarquable et d’exceptionnel, il m’a fallu les suivre jusqu’au plus fort de leur variété et de leur complication[2]. J’ai maintenant à faire connaître les résultats de la théorie après ceux de l’observation, et pour faciliter l’appréciation des divers systèmes dont la généagénèse a été le point de départ, je dois rappeler en quelques mots les traits essentiels du phénomène. — Dans les espèces à développement généagénétique, l’œuf, comme chez les animaux à transformations et à métamorphose, se montre au début et produit un être simple, mais celui-ci se multiplie d’abord par bourgeon. — D’ordinaire les individus ainsi engendrés ne ressemblent ni à leur parent ni à la progéniture qu’ils enfanteront eux-mêmes.— Au bout d’un certain nombre de générations, le type primitif reparaît, et avec lui reparaissent les attributs des deux sexes et la reproduction par œufs. — Toutes les générations intermédiaires développées entre les termes extrêmes de ce cycle sont agames, c’est-à-dire manquent de véritables organes reproducteurs, et se multiplient exclusivement par bouture et par bourgeon interne ou externe. Voilà les faits : il me reste à montrer comment à diverses époques on les a expliqués. Au début, on chercha seulement à les rattacher à ce qu’on savait déjà. Le premier étonnement une fois passé, ceux qui découvrirent chez les animaux la propagation par bourgeonnement, par bouture, etc., se mirent l’esprit en repos par une simple comparaison avec ce qu’ils connaissaient depuis si longtemps dans le règne végétal. La reproduction des pucerons était plus difficile à faire rentrer dans les règles généralement acceptées. Aussi jusqu’à ces derniers temps a-t-elle donné lieu aux interprétations les plus diverses. L’anatomie avait démontré que l’hermaphrodisme, admis momentanément par Réaumur, était une chimère, et faute de savoir que mettre à la place de cette hypothèse, la plupart des naturalistes se bornaient à constater le fait. Parmi ceux qui voulaient aller plus loin, le plus grand nombre, entre autres deux éminens entomologistes anglais, MM. Kirby et Spence [3], admettaient qu’un seul rapprochement entre les deux sexes suffisait pour féconder toutes les femelles résultant de cette union pendant plusieurs générations. D’autres, et parmi eux notre habile anatomiste de Saint-Sever, M. Léon Dufour, eurent franchement recours à la génération spontanée pour expliquer ce fait si remarquablement exceptionnel [4]. D’autres enfin, comme M. Morren, adoucissant ce que cette opinion avait de trop en désaccord avec la science moderne, admirent que la génération se faisait ici par individualisation d’un tissu précédemment organisé [5]. Mais la première de ces interprétations, ou bien n’expliquait rien, ou bien supposait l’existence d’un appareil organique complet, lequel n’existe pas, et quant aux théories qui de près ou de loin se rattachent aux générations spontanées, on sait aujourd’hui qu’elles sont par cela seul inacceptables. Toutes ces doctrines d’ailleurs s’appliquaient à un cas particulier, regardé jusque-là comme étant sans analogue. En découvrant l’alternance de formes et d’état que présente chaque espèce de biphores, Chamisso,— et c’est là une justice qu’on ne lui a pas assez rendue, — a vu presque toutes les conséquences de ce fait, considéré isolément ; mais il ne pouvait aller au-delà. Entre ce mode de reproduction et celui qu’on observe chez les pucerons, les différences extérieures sont trop grandes pour que l’on pût dès l’abord songer à rapprocher ces deux phénomènes. Les beaux travaux de Saars, de Siebold, de Löwen, deDalyel et enfin, de Steenstrup, en comblant une partie de l’intervalle, en servant d’intermédiaires, ont seuls permis d’apercevoir des relations jusque-là insaisissables. Encore a-t-il fallu être doué d’un rare esprit de synthèse pour atteindre à ce résultat. Aussi, quelles qu’aient pu être d’ailleurs les erreurs du naturaliste danois, son livre sur la Génération alternante n’en restera pas moins comme une œuvre d’une haute importance, comme marquant dans l’histoire du développement des êtres vivans une ère toute nouvelle. Le titre seul de cet ouvrage nous apprend que l’auteur s’est placé au même point de vue que Chamisso, et qu’il a été frappé surtout par l’alternance des formes que présentent les diverses générations produites par généagénèse. L’auteur a vainement essayé de protester contre cette remarque, faite très justement par un de ses confrères [6]. Les premières phrases du livre ne peuvent laisser de doute à cet égard, et il eût été de bon goût de reconnaître cette parité de vues en rendant justice à un prédécesseur que l’on répétait sur bien des points. Heureusement pour lui, M. Steenstrup ne s’en est pas tenu là. Il a nettement précisé le fait physiologique qui ouvre et ferme le cycle des générations. Ce fait c’est la réapparition non-seulement des formes primitives, mais encore de tous les caractères tant physiologiques qu’anatomiques ; c’est en particulier la propagation par œufs fécondés comme à l’ordinaire. Toutes les recherches postérieures ont confirmé cette conclusion, tirée d’abord d’un assez petit nombre de preuves. Là est encore un des plus vrais, un des plus sérieux mérites de M. Steenstrup. En effet, de ce résultat, que l’auteur danois s’est contenté d’ailleurs de présenter comme relevant de l’observation directe, découlent deux conséquences des plus importantes pour la physiologie générale, et qui me semblent avoir échappé aux savans qui ont traité cette question. — Jusqu’à nos jours, les divers modes de reproduction avaient été considérés comme indépendans les uns des autres, et par suite on leur attribuait une importance biologiquement égale. Qu’il fût œuf, bulbille ou bourgeon, le germe était pour les naturalistes quelque chose de primitif ; l’être auquel il donnait naissance ne datait que de lui. La reproduction gemmipare, au point de vue de la perpétuation des espèces, était donc l’égale de la reproduction par œufs. Évidemment on se trompait. Les bourgeons, les bulbilles, quelque apparence qu’ils revêtent, ne sont que le produit plus ou moins médiat d’un œuf préexistant. Celui-ci seul renfermait le germe essentiel, le germe primaire de toutes les générations qui découlent de lui. Par conséquent les bourgeons ne sont que des germes secondaires, et les êtres résultant de leur développement se rattachent médiatement à l’œuf primitif. — Un autre point établi, c’est que la reproduction gemmipare ne suffit pas à perpétuer l’espèce, et qu’au bout d’un temps déterminé la reproduction par œufs redevient nécessaire. Cette dernière est donc seule fondamentale ; c’est une fonction de premier ordre. La reproduction par bourgeons n’intervient plus que comme accessoire ; c’est une fonction subordonnée. — Nous verrons plus loin tout le jour jeté par ces données bien simples sur le phénomène de la généagénèse. M. Steenstrup exagéra et faussa ce qu’il y avait de vrai dans ses idées en y cherchant l’interprétation du phénomène en lui-même. Ses doctrines à ce sujet ne sont pas seulement hypothétiques au plus haut degré, elles sont vraiment quelque peu bizarres. Les phases de la multiplication, ou mieux les générations que nous avons appelées scolex, strobila, M. Steenstrup les nomme grand’nourrices, nourrices, etc. Ces mots, l’auteur ne les prend pas seulement au figuré, mais bien dans leur sens propre et absolu. D’après lui, une méduse sous sa forme hydraire a beau produire d’autres polypes, elle n’est pas mère pour cela ; elle n’est pas non plus parent dans le sens étymologique du mot. Elle ne peut être mère, elle ne peut rien enfanter, et si elle semble produire des bourgeons, des germes, qui deviendront des êtres semblables à elle, c’est que ces germes lui ont été confiés ; c’est qu’elle-même, en naissant, les portait avec elle. Le germe préexiste aux organes dans lesquels il est déposé, au corps sur lequel il se montre, et lui-même provient de l’individu mère primitif. La nourrice n’a point de progéniture propre ; elle ne fait qu’élever une progéniture étrangère et que sa mère lui a laissée par héritage [7]. — On voit que nous sommes ici en pleine doctrine de l’emboîtement des germes. Chez les pucerons, dix ou douze générations agames s’interposent parfois entre les deux générations pourvues d’organes reproducteurs, et nous avons vu qu’un seul insecte sorti d’un œuf produit des milliers de millions d’individus. L’œuf renfermait donc autant de germes emboîtés les uns dans les autres. De cette conclusion, que M. Steenstrup s’est d’ailleurs bien gardé de tirer, à la panspermie de Bonnet, il n’y a vraiment pas grande distance. M. Steenstrup a cherché à rendre sa pensée plus claire à l’aide d’une comparaison ou même d’une assimilation aussi peu acceptable que la pensée même. Pour lui les nourrices, c’est-à-dire les scolex de méduse, de puceron, de biphore, etc., représentent les neutres d’une colonie d’abeilles, de guêpes, de termites, etc. ; seulement elles sont placées plus bas dans l’échelle des développemens. « Une guêpe femelle, dit-il, isolée et ayant résisté aux rigueurs de l’hiver, construit d’abord quelques loges et pond des œufs, d’où sortent exclusivement des ouvrières. À peine nées, celles-ci se mettent à l’œuvre, élargis sent les gâteaux et multiplient les cellules. La mère pond de nouveau, et cette seconde couvée, soignée par les ouvrières déjà venues, ne se compose encore que de neutres. Il en est de même jusqu’à ce que les travailleurs soient en nombre suffisant. Alors seulement d’un petit nombre d’œufs sortent des mâles et des femelles, qui sont de la part de tous les neutres l’objet des soins les plus tendres. Les mêmes faits se reproduisent, et l’essaim grandit rapidement, chaque couvée d’individus reproducteurs étant précédée par une ou plusieurs couvées d’insectes agames destinés à s’occuper d’elle, à veiller sur les œufs, à récolter la nourriture commune, à donner à manger aux larves…, etc. Ces neutres remplissent donc l’office de nourrices, et l’on peut leur assimiler la méduse hydraire, qui porte et nourrit en elle le germe de la vraie méduse. Seulement ce que l’insecte exécute en vertu d’une volonté déterminée par l’instinct et se traduisant par des actes, le scyphistome le fait par la seule activité organique et sans en avoir conscience. Dans les deux cas, la nature atteint le même but, savoir le perfectionnement du produit définitif à l’aide, non pas de générations intermédiaires, mais de plusieurs couvées appartenant à la même génération. » — On voit en quoi pèche le raisonnement du savant danois. D’une part il argue précisément de ce qui est en question, c’est-à-dire de la préexistence des germes dans les scolex, et d’autre part il conclut à une assimilation, par cela seul que les résultats se ressemblent, et, de son aveu, quoi que les moyens mis en œuvre soient totalement différens. C’est la pourtant ce que M. Steenstrup appelle faire une simple combinaison de la nature intime des faits. Il est, je crois, permis de dire que ce naturaliste, si peu indulgent quand il s’agit des conceptions d’autrui, pourrait sans inconvénient réserver pour lui-même une part de la sévérité dont il a fait preuve envers ses plus illustres confrères [8]. Le monde savant rendit pleine justice à l’ouvrage de M. Steenstrup sur la génération alternante. Chose bien rare, on adopta d’emblée ce qu’il y avait de vrai dans les vues d’un auteur qui groupait et rattachait les uns aux autres tant de phénomènes jusque-là isolés et regardés comme d’étranges anomalies ; mais on combattit avec raison ses idées théoriques. Nous ne saurions, on le comprend, entrer dans le détail de ces polémiques, où les critiques se montrèrent parfois injustes, et le naturaliste danois presque toujours acerbe ; mais nous ne saurions passer sous silence les opinions émises par quelques-uns des hommes les plus compétens. En première ligne, à tous égards, nous devons mentionner l’ouvrage de M. R. Owen. Ce naturaliste, qui, par l’étendue de ses travaux, a su mériter le surnom de Cuvier anglais, à peu près comme nous appelons Laplace le Newton français, a publié sur les phénomènes qui nous occupent un travail intitulé : Sur la Génération virginale [9]. Ce titre est à lui seul toute une théorie, et nous regret tons d’avoir à dire que cette théorie ne nous paraît pas fondée. En effet, à l’idée de virginité se rattache invinciblement celle de la possibilité de cessation de cet état. Cette dernière suppose l’existence des appareils qui sont les attributs distinctifs des sexes. Que ces organes viennent à disparaître normalement ou accidentelle ment, et par cela même l’individu ne peut plus être appelé vierge. Personne n’appliquera cette épithète à un eunuque, à un chapon. À plus forte raison devra-t-on la refuser à un être qui n’a jamais été ni mâle ni femelle. Or, pour quiconque s’en tient à l’observation et à l’expérience, tel est incontestablement le cas de tous les animaux dont nous avons parlé, tant qu’ils sont encore à l’état de scolex ou de strobila, tant qu’ils se reproduisent par bourgeons, par boutures, par scission spontanée. Le scalpel le plus délicat, le microscope le plus puissant ne nous montrent dans le scyphistoma, dans le sporocyste, rien qui de près ou de loin puisse donner l’idée d’une sexualité quelconque. Néanmoins, pour M. Owen, tous ces êtres sont des femelles, et tout en reconnaissant la difficulté qu’on éprouve à exprimer certaines relations de parenté, il pense qu’on peut leur appliquer l’expression de mères. Cette manière de voir du savant Anglais repose principalement sur une exception très remarquable et unique qui se rencontre au milieu des faits dont il s’agit. Les générations intermédiaires de pucerons ont des organes reproducteurs femelles, incomplets il est vrai, mais parfaitement reconnaissables. Dans ces organes, la partie fondamentale, l’ovaire, semble être constituée exactement de même chez les individus vivipares ou les scolex, et chez les individus ovipares, qui seuls sont de vraies femelles. Seulement chez ces dernières on trouve de véritables œufs pourvus de toutes leurs parties caractéristiques, chez les premiers de petites masses granuleuses, où l’on ne distingue jamais ni vitellus, ni vésicule germinative, ni tache de Wagner. En admettant que tous les animaux qui se reproduisent par généagénèse se trouvent dans des conditions semblables à celles que présentent les pucerons, M. Owen est certainement allé au-delà des résultats fournis par l’observation directe ; mais n’en fût-il pas ainsi, nous ne pourrions accepter sa théorie. En effet, pour interpréter les faits, M. Owen remonte à l’origine des plus simples organismes, et s’appuie sur la doctrine cellulaire de Schwann, doctrine dont nous avons en bien des points constaté l’insuffisance. Certains êtres, dit le savant anglais, — par exemple les monades, regardées comme les derniers infusoires, et les grégarines, qui sont aussi des infusoires vivant en parasites à l’intérieur de quelques animaux, — sont formés en réalité d’une seule cellule pourvue de son noyau. Chez eux, la propagation s’effectue par la division du noyau, qui entraîne celle de l’animal entier. Or l’œuf est essentiellement formé d’une cellule à noyau, la vésicule germinative, qui renferme le jaune germinatif. Le jaune proprement dit, ou vitellus, n’est qu’un accessoire, une provision d’alimens. L’œuf fondamental se multiplie, comme la monade, par scission ; mais celle-ci n’est déterminée que par le rapprochement des deux sexes. Cet acte est nécessaire pour infuser au jaune germinatif une puissance, une force prolifique particulière [10]. En vertu de cette imprégnation, la vésicule germinative disparaît, le jaune germinatif se contracte, et bientôt se montre une première cellule germinative. Celle-ci se divise d’abord en deux, puis en quatre, et ainsi de suite, entraînant à chaque fois dans sa multiplication le vitellus lui-même. Ainsi s’expliquent, d’après M. Owen, le framboisement de l’œuf et sa transformation totale en une masse de cellules germinatives toujours imprégnées de la puissance prolifique qui leur a donné naissance et s’y trouve comme mise en magasin. C’est cette masse de cellules germinatives, pénétrées d’une force spéciale, qui, toujours d’après M. Owen, sert de point de départ à la formation d’un nouvel être. Chez les mammifères, chez tous les vertébrés, chez un grand nombre d’invertébrés, cette formation suffit pour épuiser la provision de cellules et de force prolifique mise en réserve. Chez les pucerons, les méduses, les distomes, etc., il en est autrement. Une partie de la masse formée de cellules germinatives passe sans changement dans le corps de l’embryon, et la puissance prolifique ne cessant pas d’agir, les cellules continuent à se multi plier dans ce nouveau séjour. Chaque fois qu’il s’en est formé une quantité suffisante, un nouvel être s’organise, et emporte également avec lui sa part de cellules et de force reproductrice ; mais, par suite de ce travail de répartition, la puissance prolifique s’épuise : alors seulement l’intervention des deux sexes redevient nécessaire pour la renouveler. Toute reproduction animale est le produit d’une fécondation unique, opérée par le concours d’un père et d’une mère, le premier donnant à l’élément fondamental fourni par la seconde la puissance de se multiplier pendant un temps variable, selon les espèces. Dans la reproduction par œufs, cette puissance s’épuise d’un seul coup, et veut être renouvelée à chaque génération. Dans la parthénogenèse, cette puissance se transmet à plusieurs générations successives, avec des élémens matériels provenant de la première cellule germinative. Dans les deux cas, celle-ci est le point de départ. En elle est accumulée au début la force prolifique qui détermine des phénomènes plus ou moins durables, mais toujours identiques. Par conséquent la reproduction parthénogénétique diffère de la reproduction ovarique uniquement par des circonstances accessoires. Au fond, il n’y a la qu’un seul et même phénomène. Telle est en résumé la théorie de M. Owen ; il faut convenir qu’elle est séduisante. Remarquons d’abord qu’elle justifie l’expression de parthénogenèse. Dans cet ordre d’idées, les bourgeons, bulbilles, etc., apparaissent comme une sorte de progéniture de l’œuf primitif, comme composés en partie de la substance de cet œuf, comme étant au moins de même nature. Ce sont pour ainsi dire autant de véritables œufs, seulement ils ont été fécondés d’avance. Or la femelle seule produit des œufs. Au fond, les scolex sont donc de ce sexe, et dès lors ; on peut leur attribuer une sorte de virginité. En ramenant ainsi à un fait fondamental unique tous les modes de reproduction, M. Owen simplifie d’ailleurs toutes les questions, embrasse et coordonne une masse considérable de faits épars, et met en lumière des rapports jusque-là inaperçus. Malgré tous ces avantages, malgré la juste autorité du nom de l’auteur, la doctrine de M. Owen n’a conquis, croyons-nous, que peu de partisans, et ce résultat est facile à comprendre. Sans parler de tout ce qu’elle emprunte à la doctrine cellulaire de Schwann, dont, à certains égards, elle n’est qu’une application nouvelle, cette théorie repose en entier sur quelques hypothèses que les faits n’ont pas confirmées. La disparition de la vésicule germinative avant toute fécondation a été constatée par une foule d’observateurs, aussi bien chez les mammifères que chez la hermelle et le taret [11]. Or ce fait est en contradiction absolue avec les idées de M. Owen ; il frappe la théorie que nous combattons précisément à son point de départ. En outre, depuis la publication de l’ouvrage de Schwann, bien des naturalistes ont démontré que les segmens du vitellus pendant le framboisement ne sont nullement des cellules. Les observations que j’ai publiées à peu près au moment où paraissait la Parthénogenèse, et qui ont été confirmées plus tard, ont montré que le framboisement était une manifestation de la vie propre de l’œuf, que l’élément mâle ne faisait pas naître ces singuliers mouvemens, mais seulement les régularisait. Dès lors il est difficile d’admettre la force spéciale invoquée par M. Owen, au moins telle qu’il la comprend. Ajoutons que l’accumulation de cette force dans une cellule germinative primaire, son affaiblissement, son épuisement, par suite de la multiplication des cellules, sont autant d’hypothèses, ingénieuses sans doute, mais qui nous semblent n’avoir pour elles ni expériences, ni observations bien précises [12]. Tout au contraire, le fait que la reproduction agame des pucerons peut être prolongée presque indéfiniment par l’emploi de la chaleur artificielle est en opposition directe avec les théories du naturaliste anglais. Malgré la juste autorité de M. Owen, nous avons cru devoir rejeter le nom de parthénogenèse comme renfermant une idée inexacte. Pourtant cette expression ne doit pas encore être rayée définitive ment du vocabulaire scientifique. Peut-être s’appliquera-t-elle avec une grande justesse à des faits encore peu connus, quoique bien dignes d’attirer l’attention. On sait que certains papillons, venus de chenilles élevées dans un complet isolement, pondent très souvent leurs œufs. Ces œufs, produits par des femelles bien caractérisées et vraiment vierges, devraient toujours être stériles, et il en est ainsi dans l’immense majorité des cas. Pourtant, chez certaines espèces nocturnes, il arrive parfois que quelques-uns de ces œufs, soustraits en apparence à toute fécondation, n’en donnent pas moins naissance à des chenilles. Tel est le fait très extraordinaire qu’ont observé à plusieurs reprises les Bernouilli, les Treviranus, les Burmeister, etc., et dont il n’est guère possible de mettre la réalité en doute. Mais ces observateurs ont-ils eu affaire à de véritables œufs, ou bien à des espèces de bulbilles enveloppés d’une coque, et revêtant ainsi une apparence trompeuse ? S’agit-il d’un phénomène de bourgeonne ment quelque peu déguisé, ou bien doit-on invoquer réellement la transmission de mère à fille de la force fécondante d’Owen ? L’hermaphrodisme jouerait-il ici un rôle inattendu ? La solution de ces questions n’a pas même été tentée, croyons-nous, et jusqu’à nouvel ordre on peut considérer ces reproductions par œufs non fécondés comme de véritables exemples de génération virginale ; mais il est facile de voir en même temps combien ce phénomène diffère de ceux qui nous occupent aujourd’hui. Sans rechercher, comme Steenstrup et Owen, la nature intime du phénomène, M. Leuckart a assimilé la généagénèse à la métamorphose [13]. Pour lui, un scolex d’ordre quelconque n’est autre chose qu’une espèce de larve. Le scyphistoma est pour ainsi dire la chenille de la méduse. Nous ne saurions regarder comme fondée cette assimilation, et ici nous partageons pleinement la façon de voir de Steenstrup, qui avait réfuté d’avance la plupart des raisons invoquées par M. Leuckart. « L’état de nourrice, disait l’auteur danois, diffère totalement de l’état de larve. La chenille se transforme elle-même en papillon. Au contraire, jamais le scyphistoma ne devient aurélie. » La justesse de ce raisonnement est d’autant plus facile à saisir, que souvent chez le même animal nous constatons successivement les deux phénomènes, celui de la métamorphose et celui de la généagénèse. Chez les méduses par exemple, après que l’œuf est devenu par transformation une larve ciliée, celle-ci se change en scyphistoma par métamorphose ; la généagénèse intervient pour produire les strobila, dont les proglottis s’isolent d’abord sous la forme d’éphyres et se métamorphosent ensuite en aurélies. Ici donc la larve ciliée peut être considérée comme la larve du scyphistoma, l’éphyre comme la larve de l’aurélie. Chez les helminthes appelés distomes, la complication du phénomène est bien plus grande, et nous trouvons à la fois les trois modes du développement et les trois phases de la métamorphose proprement dite. L’œuf donne par transformation une larve ciliée, qui, par généagénèse, produit un sporocyste, lequel acquiert ses formes définitives par métamorphose. À la généagénèse doit être rapportée la multiplication par bourgeons des sporocystes eux-mêmes et des cercaires. Ces dernières sont les vraies larves des distomes futurs, et, quand elles perdent leurs queues, s’enkistent et restent immobiles, que font-elles, sinon dépasser à l’état de nymphes à la façon des stratiomes ? Quand enfin elles sortent de cet état de torpeur sous la forme de distome, n’est-ce pas par une véritable métamorphose, comparable à tous égards à celle d’où résulte l’insecte parfait ? Bien loin que la généagénèse ne soit qu’un cas particulier de la métamorphose, les faits que nous révèle la première ne tendent à rien moins qu’à modifier quelques-unes des idées les plus universellement acceptées et qu’avait confirmées la seconde. Certes, s’il y a eu jusqu’ici quelque chose d’admis, c’est que le fils est le produit direct du parent ; c’est que l’individualité persiste dans le germe, de la naissance jusqu’à la mort. Tant que la reproduction par bourgeons a été regardée comme un fait aussi primordial que la reproduction par œuf, ces idées s’appliquaient également à l’une et à l’autre ; les métamorphoses ne changeaient non plus rien à cet égard. Dans un papillon, quelque nombreux et complets que soient les changemens de structure et de facultés, l’animal reste un ; l’individualité se maintient. Par conséquent, pour être passé par les états de chenille et de chrysalide, le papillon n’en est pas moins le produit direct du germe contenu dans l’œuf ; il n’en est pas moins le fils immédiat de ses père et mère, et cela au même titre que l’enfant, qui fut d’abord embryon et puis foetus. Mais du moment qu’entre la reproduction par œufs et la reproduction par bourgeons il existe des relations nécessaires telles que la première doit toujours être le point de départ de la seconde, il n’en est pas ainsi. Le germe primitif, l’œuf, formé et fécondé comme par tout ailleurs, acquiert, comme nous l’avons déjà établi, une valeur très supérieure à celle des germes secondaires qui n’en sont plus que les dérivés. Les relations de parenté, de père à fils, de mère à fille, ressortent comme n’existant réellement qu’entre les individus qui produisent de tels germes. Or que se passe-t-il chez l’aurélie par exemple ? De chaque œuf sort un animal unique d’abord, sans appareil reproducteur spécial, mais pouvant produire de toutes pièces, en les tirant comme de sa propre substance, un grand nombre d’individus. Chacun de ceux-ci se fractionne à son tour en un certain nombre d’autres, qui eux-mêmes acquièrent les organes caractéristiques des sexes, produisent et fécondent des œufs. Ces derniers venus sont seuls les vrais fils du premier parent ; mais ils sont plusieurs, et tous proviennent en définitive d’un seul œuf contenant un seul germe. Par conséquent l’unité et l’individualité de ce germe ont été multi pliées, c’est-à-dire en réalité brisées par le fait du développement. Les nombreuses aurélies provenant de l’œuf primitif unique ne sont plus que le produit indirect du germe que renfermait cet œuf ; elles ne sont que les filles médiates de leurs parens. Là est pour nous la différence fondamentale qui sépare la généagénèse de la métamorphose. M. van Bénéden s’est placé à un point de vue plus modeste que celui de Steenstrup, d’Owen et de Leuckart. Le naturaliste belge n’a pas prétendu remonter à l’essence du phénomène ; il a été frappé avant tout de ce fait, que certaines espèces animales se reproduisent par un seul procédé, que d’autres emploient à la fois deux procédés distincts. De là sa division en animaux monogénétiques et en animaux digénétiques. De là aussi le nom de digénèse donné à l’ensemble des phénomènes reproducteurs qui s’accomplissent sans l’intervention des sexes. — Pour qui entre complètement dans les idées de l’auteur et ne cherche rien au-delà, cette expression est heureuse : elle traduit le fait en dehors de toute hypothèse ; mais d’une part elle n’a de signification que par son opposition au mot de monogénèse, appliqué par M. van Bénéden à la reproduction ordinaire, et d’autre part elle ne me semble pas indiquer suffisamment ce que présente de profondément caractéristique l’ordre de faits dont il s’agit, savoir la production de plusieurs types et d’un nombre indéterminé d’individualités par un germe primitif unique. Cette remarque s’applique également aux autres dénominations dont j’ai déjà parlé. Voilà pourquoi j’ai proposé de leur substituer celle de généagénèse, qui rend assez bien ma pensée, et qui, elle aussi, constaté seulement un fait existant en dehors de toute idée théorique. Pour être bien nommé, le phénomène n’est pas expliqué. Nous devons d’ailleurs renoncer à découvrir, au moins encore de longtemps, quelle en est la cause première ; tout au plus pouvons-nous le rattacher à d’autres faits déjà connus et en éclaircir ainsi la nature. Or les naturalistes dont nous avons tout à l’heure rappelé les travaux se sont tous efforcés de ramener la génération agame à la génération sexuelle, la reproduction par bourgeons à la reproduction par œufs. Là est, croyons-nous, la cause principale des difficultés qu’ils ont rencontrées. Le docteur Carpenter s’est placé à un tout autre point de vue [14]. Pour ce savant anglais, l’oviparité est chose entièrement distincte de la gemmiparité. La première exige le concours de deux systèmes d’organes spéciaux et distincts ; la seconde tient seulement à « une multiplication de cellules par le progrès d’un accroissement continu. » Ne connaissant pas le travail même du docteur Carpenter, nous ne savons comment il développe et justifie sa pensée. À en juger par les expressions précédentes, il fait peut-être jouer à la théorie cellulaire un rôle exagéré ; mais à cela près, son opinion est au fond la nôtre depuis longtemps, et voici quelques-unes des considérations qui nous ont conduit à cette manière de voir. Toute reproduction agame n’est en réalité qu’un phénomène de bourgeonnement. Le fait est évident chez l’hydre, chez l’aurélie et chez tous les animaux où les choses se passent à l’extérieur. L’observation micrographique démontre qu’il en est de même chez les biphores, chez les helminthes, chez les pucerons. Seulement, dans ces dernières espèces, le germe pousse à l’intérieur, se détache par fois de très bonne heure, et tombe dans des cavités où il subit les transformations qui le rapprochent plus ou moins de sa forme définitive. Ici le germe, au lieu d’être un bourgeon proprement dit, est un véritable bulbille, c’est-à-dire un bourgeon caduc destiné à se développer dans l’animal même qui lui donna naissance [15]. Le phénomène du bourgeonnement n’en est pas moins à son début un simple fait d’accroissement local. S’il se forme quelque part un bourgeon externe ou interne, fixe ou caduc, c’est que le tourbillon vital accumule les matériaux plastiques sur un point spécial au lieu de les répartir dans l’ensemble du corps. Ainsi toute génération agame se rattache à l’accroissement proprement dit. Les faits ne manquent pas pour justifier cette conclusion, à laquelle conduit le seul raisonnement. Quand nous coupons la tête à un lombric ou la queue à un lézard, que voyons-nous paraître d’abord sur la plaie circulaire résultant de cette opération ? Un petit tubercule, un véritable bourgeon, où ne se distinguent d’abord ni nerfs, ni os, ni muscles, ni vaisseaux. Ce bourgeon augmente de volume, et au bout d’un temps donné, ces divers élémens organiques reparaissent ; l’animal reproduit les parties violemment retranchées. Voilà un premier degré de reproduction par bouture. L’hydre, qui peut être hachée, et dont chaque fragment reproduit un animal nouveau, nous montre cette faculté élevée à son maximum. Chacun de ces fragmens, avant de changer la forme accidentelle que lui a donnée l’opération, bourgeonne en tous sens, c’est-à-dire s’accroît. Voilà ce que nous enseigne l’expérience ; l’observation pure et simple conduit au même résultat, peut-être même est-elle plus démonstrative encore. En effet, dans les études consacrées à la transformation et à la métamorphose proprement dite, nous avons montré comment se fait l’accroissement normal des animaux. Nous avons vu que ce phénomène se manifeste tantôt par l’augmentation du volume des parties, tantôt par la multiplication de ces mêmes parties. Or, dans ce dernier cas, il arrive souvent que chaque partie surajoutée réunit un ensemble d’organes qui en fait presque un individu. Chez les annélides par exemple, dans la plus grande étendue du corps, chaque anneau possède son centre nerveux, son appareil locomoteur, son système vasculaire, sa grande poche digestive, ses organes reproducteurs, le tout semblable à ce qui existe dans l’anneau qui précède et dans celui qui suit. Un pas de plus, et chaque anneau pourra se suffire à lui-même. Il ne lui manque, à vrai dire, qu’une bouche et des organes des sens. Dans les syllis, les myrianes, les naïs, etc., cette bouche s’ouvre, ces organes naissent sur un anneau spécial, il est vrai, mais qui se forme exactement comme tous les autres [16], et dès lors une individualité nouvelle prend naissance. Tous les anneaux placés en arrière de cette tête accidentelle lui obéissent. Entre ces phénomènes, que nous ne pouvons qu’indiquer rapide ment, et la gemmation de l’hydre, celle du strobila, telle que l’a observée M. Desor, ou la segmentation du même être, telle que l’a décrite M. Saars, il n’y a évidemment aucune distinction fondamentale. La forme seule des espèces, les lois de leur accroissement individuel suffisent pour expliquer les différences apparentes. Ainsi l’on passe de la simple croissance d’un mammifère au bourgeonnement le mieux caractérisé par des nuances insensibles, et tout nous ramène à cette importante conclusion, que le bourgeonnement et par conséquent la reproduction agame ne sont au fond qu’un phénomène d’accroissement. Une fois placés à ce point de vue, nous comprenons très bien pourquoi la génération agame ne saurait être indéfinie. Dans tout animal, l’accroissement a des limites fixées d’avance. Si le bourgeonnement n’est qu’une forme de l’accroissement, il doit forcément avoir un terme. Il ne peut donc suffire à perpétuer les espèces. Dès lors l’intervention des sexes devient une nécessité à laquelle ne saurait échapper aucune espèce animale. Seulement, aussitôt que les sexes interviennent, l’œuf se montre comme élément de reproduction. Par conséquent les espèces les plus franchement fissipares, gemmipares, etc., devront, au bout d’un temps plus ou moins long, en revenir à la reproduction par œufs. Une fois constitué, le bourgeon se développe comme le ferait un germe quelconque, et sous l’empire des mêmes lois générales qui transforment en mammifère, en oiseau ou en mollusque l’œuf du lapin, de la poule ou du taret. Dès-lors nous devons nous attendre à retrouver ici tous les phénomènes qui ont fait le sujet des premiers chapitres de cette étude. Que le bourgeon reste fixé comme chez l’hydre jusqu’au jour où le nouvel être n’aura plus qu’à grandir ; qu’il se détache à l’état de masse presque inorganisée pour tomber dans un organe spécial où s’accompliront ses évolutions subséquentes, comme chez les pucerons, ou pour être transporté au loin, comme chez la synhydre, il n’en présentera pas moins des transformations, des métamorphoses, comparables de tout point à celles que nous avons décrites, et le tourbillon vital qui lui donna naissance pourra seul lui faire acquérir ses formes, ses proportions définitives. Ces considérations nous amènent à penser que la voie où nous nous sommes rencontré avec le docteur Carpenter est réellement la bonne. Sans invoquer aucune hypothèse nouvelle, cette manière d’envisager la généagénèse s’accorde avec tout ce que nous apprennent l’expérience et l’observation directes ; elle conduit des faits les mieux connus et les plus simples de l’accroissement aux phénomènes les plus compliqués et les plus récemment découverts de la généagénèse ; elle explique la neutralité de toutes les générations intermédiaires ; elle rend compte de la multiplication par les individus agames et justifie l’existence des cycles qui ramènent la reproduction par œufs ; enfin elle distingue nettement les phénomènes qui nous occupent aujourd’hui de ceux de la métamorphose, tout en conservant entre ces deux ordres de faits les relations qui les unissent et que l’on ne saurait nier. Dans l’ensemble comme dans les détails, elle semble donc présenter tous les caractères de la vérité. VI – De la généagénèse chez les végétaux – Rapports entre le règne animal et le règne végétal L’ensemble des faits résumés dans cette étude a conduit à des résultats d’une haute importance pour la physiologie générale. Un des plus remarquables, à coup sûr, a été de rapprocher chaque jour d’avantage le règne animal et le règne végétal, de faire disparaître quelques-unes des plus larges lacunes que les anciens croyaient exister entre les deux grandes divisions des êtres vivons. Depuis Peyssonel jusque MM. Steenstrup et Owen ; presque tous les naturalistes livrés à ces curieuses études ont à l’envi signalé cette conséquence. Nous-même, à diverses reprises, nous avons insisté sur ce point. En faisant connaître aux lecteurs de la Revue les travaux : de M. Dujardini nous avons indiqué la ressemblance extrême que présentaient les faits observés chez les méduses par le zoologiste de Rennes avec ceux qu’avait révélés à M. Dutrochet l’étude des champignons. Nous avons montré comment le mode de reproduction établissait des rapports fort inattendus entre les vers de nos rivages et les arbres de nos forêts, entre les syllis que nous venions d’observer à Bréhat et les dattiers cultivés par l’habitant des oasis [17]. À mesure que les recherches se sont multipliées, ces rapports sont devenus plus frappans et plus généraux. Aujourd’hui, on peut hardiment dire que, partout où intervient la généagénèsei, il s’établit entre les deux règnes non pas seulement quelques-unes de ces analogies qui, pour être suivies, exigent un certain effort d’esprit, mais bien une similitude évidente, parfois presque une identité. Pour ne pas être taxé d’exagération, il nous faut entrer ici dans quelques détails, et nous rendre bien compte de ce que sont une plante, un arbre ; mais, pour en arriver là, il faut d’abord savoir ce qu’est l’individu, soit dans le règne animal soit dans le règne végétal. Il ne saurait y avoir de doute à cet égard, quand nous parlons d’un homme, d’un pigeon, d’une grenouille. Chacun de ces mots représente à notre esprit un certain ensemble de parties — déterminées quant à leur nombre et à leurs relations — nécessaires pour former le tout, l’individu. Qu’une seule de ces parties vienne à se multiplier ou à se transposer, et nous constatons tout de suite l’anomalie. Qu’une seule vienne à manquer, et sur-le-champ nous reconnaissons que le tout, que l’individu n’est pas complet. Cette appréciation se traduit souvent jusque dans le langage, et de là ces expressions de monstre, de borgne, de manchot, etc., qu’on retrouverait peut-être dans toutes les langues. Ce que nous venons de dire de l’homme et de quelques animaux bien connus de tous nos lecteurs s’applique à une infinité d’autres espèces. Un naturaliste reconnaîtra du premier coup d’œil qu’il manque à un insecte une aile ou une patte, à un mollusque un tentacule, à une astérie un de ses rayons, à une méduse un de ses filamens ; pour lui, ce seront autant de touts ayant perdu quelqu’une de leurs parties,. autant d’individus incomplets. Que ces mêmes organes soient plus nombreux qu’à l’ordinaire, que leurs rapports soient quelque peu changés, et le naturaliste jugera qu’il a devant lui des individus monstrueux. Mais ce même naturaliste, placé en face d’un pied de corail ou d’une plaque d’ascidies composées quelque peu mutilée, ne pourra plus se prononcer comme il le faisait tout à l’heure, à moins que des traces de cassure, de déchirure, etc., ne trahissent un accident arrivé à l’objet qu’il examine. Quelque nombreuses que soient les branches du corail ou des figures géométriques dessinées par les ascidies, le savant le plus sévère ne verra ici rien de monstrueux. De ce fait seul, on pourrait conclure que le polypier, que la plaque, ne sont pas des individus, malgré la forme générale qui les caractérise et permet souvent de distinguer à première vue les diverses espèces. Une observation attentive confirme, on le sait, cette conclusion. Dans les deux cas, on reconnaît la présence d’un grand nombre d’êtres dont l’agrégation constitue l’ensemble. Or chacun de ces êtres présente des conditions identiques à celles que nous trouvons chez l’homme lui-même. : il se compose de parties dont le nombre et les rapports sont déterminés. Chacun d’eux est donc un animal, un individu distinct. Le polypier, la plaque, ne sont que des agrégations. Ce sont pour ainsi dire des villages ou des villes dont les polypes sont les habitans et les loges, les maisons. L’on comprend qu’habitans et maisons peuvent se multiplier ou diminuer sans rien changer au fond des choses, à peu près comme Paris et Constantinople restent ce qu’ils sont dans le monde en dépit d’une épidémie ou d’une exposition, et bien que l’un étende chaque jour ses faubourgs, tandis que l’autre brûle les siens de temps en temps. Ces idées, depuis longtemps admises en zoologie, ne sont entrées que plus tard dans la botanique, et pourtant, là plus qu’ailleurs peut-être, leur vérité est incontestable. Quels que soient les accidens de la végétation, un tilleul, un chêne restent toujours un arbre ; un myrte, un rosier sont toujours un arbrisseau. Pour le savant pas plus que pour l’homme du monde, aucun d’eux n’est monstrueux ni incomplet, qu’il soit grand ou petit, que ses rameaux soient touffus ou rares, qu’il ait poussé en pleine liberté ou qu’on l’ait sévèrement émondé. Il n’y a donc rien de déterminé dans le nombre ou la position de ses parties ; il n’est donc pas un individu. Dès-lors il ne peut être qu’une agrégation. Tout arbre est une espèce de polypier végétal, dont la partie commune est représentée par le tronc, les racines, les branches. Mais comment distinguer et isoler ces êtres correspondans aux polypes ? Ici les botanistes ne sont pas d’accord. Les uns, voyant la feuille plus ou moins modifiée reparaître partout comme élément fondamental, ont voulu trouver en elle l’individu végétal. D’autres, ramenant cette même feuille à la condition d’organe, ont cherché l’individualité dans le germe, c’est-à-dire dans la graine et dans le bourgeon. Ils ont considéré comme individu le rameau produit par l’une ou par l’autre. Bien des faits, et souvent les mêmes, différemment interprétés, sont invoqués par les partisans de ces deux opinions. Nous n’avons pas le droit de décider entre elles : pourtant la seconde, appuyée principalement sur l’embryogénie et ayant incontestablement pour elle l’analogie, nous semble devoir être préférée. En conséquence, nous l’adopterons dans le parallèle à établir entre les animaux et les végétaux, bien que M. Owen ait opté pour la première. Au reste, les deux manières de voir se prêtant également bien au rapprochement des faits constatés dans les deux règnes, les idées que nous allons exposer seront au fond en partie celles qu’a déjà publiées notre illustre confrère ; mais la forme sera un peu différente, et cela même nous conduira à quelques considérations qui ont échappé à nos prédécesseurs. Nous venons de voir que l’arbre ressemble au polypier, non pas seulement par sa forme, mais encore par sa nature complexe. Ni l’un ni l’autre ne sont des êtres simples ; tous deux ont pour élément l’individu végétal ou animal, tous deux sont des colonies. Comment s’accroissent et se multiplient ces colonies ? Ici apparais sent dans tout leur jour les similitudes dont nous parlions plus haut. Quand un rameau de plus va s’ajouter à ceux que porte un rosier, que voyons-nous d’abord ? Un bourgeon. Quand un nouveau polype doit naître sur un pied de coryne, qu’est-ce qui annonce sa venue ? Un bourgeon. Dans les deux cas, le nouvel hôte de la colonie, le nouvel individu, n’est d’abord qu’une simple accumulation de matière organisante, placée sur un point de la partie commune, sans cesse accrue par le tourbillon vital, et que la vie façonne pour en faire un végétal ou un animal. Dans le plus grand nombre des cas, le bourgeon développé sur la coryne devient un polype sans organes sexuels, mais muni de longs tentacules et d’un ample appareil digestif. Impropre à la reproduction, il est uniquement chargé de guetter, de saisir, de digérer toute proie qui passera à portée de ses bras. Les sucs nutritifs ainsi préparés tombent dans un système de canaux qui les portent d’abord dans le pied du polypier, puis à chacun des individus réunis sur ce pied. Le polype dont nous parlons est donc employé seulement à nourrir la colonie. Les choses se passent exactement de même sur le rosier. Le plus souvent le bourgeon devient un rameau garni de feuilles. Or celles-ci ont pour fonctions de puiser dans l’atmosphère divers matériaux gazeux, et principalement l’acide carbonique, de les mêler, à une sève liquide qui vient des racines à travers le tronc et les branches, d’élaborer ce mélange et d’en faire un suc nutritif qui, revenant en sens inverse, va alimenter le tronc lui-même et toutes ses ramifications. Les feuilles sont donc essentiellement les organes d’absorption, d’exhalation, de respiration, d’élaboration, et le rameau, qui ne porte pas autre chose, ne saurait remplir que des fonctions de nutrition. Sur le rosier comme sur la coryne, nous trouvons donc des individus exclusivement nourriciers. À un moment donné, il naît sur la coryne des bourgeons d’abord tout semblables aux précédens, mais qui deviennent des polypes bien différens de ceux dont nous venons de parler. Ces nouveaux venus n’ont plus de bras, plus de bouche : leur appareil digestif est tout à fait rudimentaire. En revanche, ils sont pourvus d’organes qu’à leurs produits on reconnaît pour des organes sexuels. Isolés, ces polypes périraient bientôt faute d’alimentation ; mais nourris par leurs frères, ils croissent et se développent pour propager l’espèce. À cela se borne le rôle qui leur est dévolu ; ce sont autant d’individus reproducteurs. Il en est exactement de même pour le rosier. Un certain nombre de bourgeons, au lieu de se transformer en rameaux, donnent naissance à des fleurs. Les feuilles, profondément modifiées et revêtues de fonctions plus nobles, se changent en sépales et en pétales pour former le calice et la corolle, en étamines, en pistils, qui représentent les deux sexes réunis dans la rose comme ils le sont chez un si grand nombre d’animaux. Ainsi métamorphosé, le rameau ne saurait se nourrir lui-même : il tombe à la charge de la colonie, dont en revanche il assure la propagation ; il est devenu lui aussi un individu reproducteur. Sur le rosier comme sur la coryne, tout se passe donc jusqu’ici exactement de la même manière. La coryne mère produit des œufs, la rose porte des graines. Ici encore toute différence disparaît pour ainsi dire entre les deux règnes pour qui laisse de côté les accidens de forme et de complication ou de simplicité spécifique. Dans les deux sortes de corps reproducteurs, on trouve une partie essentielle, — le germe dans l’œuf, l’embryon dans la graine, — destinée à se transformer en être vivant. Chez l’un et chez l’autre se montrent des parties accessoires qui nourriront le jeune animal, le jeune végétal, et qui s’appellent vitellus, albumen dans l’œuf, périsperme, cotylédons dans la graine. Oeuf et graine ont en outre des enveloppes protectrices plus ou moins multipliées et peuvent être groupés par centaines ou complètement isolés. Si, réunissant ces traits généraux, on trace les figures idéales de la graine et de l’œuf, il sera presque impossible de les distinguer l’un de l’autre. Dans l’animal comme dans la plante, la reproduction par bourgeon s’opère en entier sur place aux dépens du parent immédiat ; Dans les deux règnes, la reproduction par œuf et par graine exige le concours de deux élémens préparés par des organes spéciaux. Que ces organes soient réunis sur le même individu ou portés par des individus distincts, les choses se passent toujours de la même manière : il y a toujours un père et une mère, une étamine et un pistil, un élément qui féconde, un autre qui doit être fécondé. Sans la fécondation, l’œuf, quoique présentant ses trois sphères caractéristiques, n’aura point de germe proprement dit ; sans elle, la graine ne sera jamais qu’un corps rudimentaire caché à la base du pistil et dépourvu d’embryon. Ainsi, dans la plante comme dans l’animal, à côté de la reproduction agame nous rencontrons la reproduction sexuelle. Toutes deux dans les deux règnes sont soumises aux mêmes conditions, et s’il nous était permis d’entrer ici dans des détails techniques, nous les verrions partout accompagnées de phénomènes presque identiques [18]. Pour voir jusqu’où s’étend la ressemblance des rapports qui relient ces deux modes de reproduction chez les animaux et chez les plantes, faisons comme M. Owen ; plaçons à côté l’un de l’autre un œuf et une graine. Tous deux ont été fécondés. De l’un sort une larve ciliée, de l’autre un premier rameau portant deux feuilles cotylédonaires, épaisses, charnues, et tout à fait différentes de celles qui leur succéderont. La larve se fixe et se transforme en une sorte de bourgeon cylindrique. La tigelle du rosier : s’allonge, terminée également par un bourgeon. Jusqu’à ce moment, le polypier, comme la plante, s’est développé à peu près exclusivement, aux dépens de matériaux fournis par le vitellus, de l’œuf, par les cotylédons de la graine ; mais du bourgeon animal sont un polype pourvu de bras pour la chasse et d’un appareil propre à la digestion ; le bourgeon végétal devient un rameau garni de feuilles. Dans les deux règnes, les individus, qui se montrent d’abord sont uniquement chargés de saisir, de préparer des alimens. Grâce à eux, la colonie s’étend ; de nouveaux bourgeons apparaissent et se développent, mais longtemps encore ils ne produisent que des individus nourriciers. Fonder et étendre la communauté, assurer son existence, tel est évidemment le plus pressant besoin, et les premiers habitans de ces cités animales ou végétales n’ont pas d’autres fonctions à remplir. L’existence propre du polypier, de l’arbrisseau une fois assurée, il s’agit de pourvoir à leur reproduction. Alors apparaissent les individus reproducteurs, polypes mâles ou femelles, parfois l’un et l’autre à la fois ; fleurs portant étamines ou pistils, très souvent l’un et l’autre. Les premiers produisent et fécondent des œufs ; les secondes produisent et fécondent des graines. Dans les deux règnes, tout est semblable. Le polype à sexes distincts est une fleur animale ; la fleur est un polype végétal sexué. Dans l’arbuste, dans le polypier, les individus produits successivement restent unis par une partie commune ; mais il est facile de comprendre que, vinssent-ils à se séparer, il n’y aurait rien de changé au fond des choses. Or c’est précisément ce qui arrive dans certains cas, chez les pucerons par exemple, et les figures de M. Owen traduisent pour l’œil lui-même ce que nous exprimons seulement par des mots. De l’œuf pondu en automne sort au printemps un puceron neutre qui produit par gemmation d’autres individus semblables à lui, et qui pendant plusieurs générations se conduisent de même. Si tous ces descendans d’un même germe adhéraient les uns aux autres, nous aurions un vrai polypier. Pour s’isoler dès leur naissance, ils ne changent rien à leurs rapports de filiation. Voilà ce que M. Steenstrup a eu raison de soupçonner, ce que M. Owen a très nettement démontré. Les pucerons neutres répondent aux polypes nourriciers de la coryne, aux rameaux stériles du rosier ; les pucerons mâles et femelles représentent les polypes reproducteurs du polypier, les fleurs du rosier. Au point de vue où nous sommes placé, eux aussi peuvent être appelés des fleurs animales. Parmi les faits généraux qui se rattachent à l’ordre d’idées qui nous occupe, il en est un sur lequel nous avons maintes fois insisté dans la Revue, et qu’il est bon de rappeler ici. La reproduction sexuelle n’a pour ainsi dire qu’un seul mode, la reproduction agame en a plusieurs, et chacun d’eux se retrouve également dans les deux règnes. Chez certains végétaux, à côté du bourgeon proprement dit, nous trouvons le bulbille, véritable bourgeon semblable à celui dont nous parlions tout à l’heure, mais qui se détache du parent et va se développer isolément, à peu près comme le ferait une graine. Ce bourgeon caduc, nous l’avons découvert nous-même chez la synhydre, animal assez voisin des corynes. Les algues inférieures se propagent par scission spontanée, et nous avons vu que les infusoires ne leur cèdent en rien à cet égard. Trembley a multiplié l’hydre par boutures artificielles autant et plus peut-être que les horticulteurs ne l’ont fait d’un végétal quelconque. Ainsi, pour animer la matière brute, qu’il s’agisse d’en faire une plante ou un animal, la vie obéit à une seule loi, emploie des procédés toujours les mêmes. De cela seul nous serions en droit de conclure que dans les plantes comme chez les animaux la reproduction agame est un simple fait d’accroissement ayant pour résultat l’individualisation progressive et plus ou moins manifeste d’une partie du parent. L’observation directe confirme encore cette conclusion. L’individualité du bulbille, ou bourgeon caduc détaché de la tige où il est né, ne saurait être niée. Celle du bourgeon fixe n’a été reconnue que fort tard. Celle d’un bourgeon quelconque à son origine ne peut pas plus être reconnue dans une plante que sur l’hydre. Or, chez les plantes comme chez les animaux, l’accroissement a des limites ; la reproduction agame doit donc avoir les siennes, et dès lors pas plus ici que dans le règne animal elle ne saurait propager indéfiniment une espèce. Par conséquent, au bout d’un temps plus ou moins long, la reproduction par graines doit redevenir nécessaire ; par conséquent aussi, dans les plantes comme chez les animaux, cette dernière est seule une fonction de premier ordre, et la reproduction agame n’est qu’une fonction subordonnée. Il est presque inutile de faire remarquer combien les faits s’accordent encore ici avec les déductions de notre théorie [19]. Nous voyons donc reparaître chez les plantes ces cycles de reproduction que Steenstrup a le premier signalés chez certains animaux. Dans les deux règnes, ces cycles s’ouvrent par le développement d’un germe fécondé, c’est-à-dire dû au concours des deux sexes, embrassent un certain nombre de générations neutres et se ferment par la réapparition d’individus à sexes caractérisés. Quelque nombreuses que soient les générations comprises dans un cycle, tous les individus, animaux ou végétaux, neutres ou sexués, qui les composent, n’en sont pas moins le produit, direct ou indirect, d’un même germe, d’un même œuf ou d’une même graine. Tous sont donc les fils médiats ou immédiats de la mère ou du père qui ont produit et fécondé ce germe [20]. Nous savons que l’hydre ou le puceron qui ont acquis des sexes caractérisés meurent presque aussitôt après avoir pondu leurs œufs. La coryne mère, après avoir émis ses germes fécondés, s’atrophie et est résorbée. Une fois qu’ils ont ouvert de nouveaux cycles et assuré l’avenir de l’espèce, ces individus reproducteurs ont accompli leur mission, et ils disparaissent. La vie des individus nourriciers se prolonge au contraire, car il faut entretenir la colonie et fournir des matériaux à de nouveaux bourgeons. À peine est-il besoin de rappeler que nous retrouvons encore ici l’analogie déjà observée entre les végétaux et les animaux. Plus passagère que la fleur animale, la fleur végétale se flétrit avant même que la graine soit formée et avant qu’elle soit mûre. Le rameau floral, l’individu reproducteur végétal ne sert donc qu’une fois, comme l’hydre ou le puceron mères. Au contraire les rameaux foliacés, les individus nourriciers persistent sous les tropiques et dans nos arbres verts comme les polypes chasseurs de la coryne. Et s’il en est autrement pour la plupart des arbres de nos climats, le froid de l’hiver, qui suspend jusque dans le tronc tout mouvement vital, explique aisément cette différence apparente. — On le voit, pour tout ce qui touche à la multiplication des individus, à la propagation de l’espèce, le parallèle se soutient depuis la naissance jusqu’à la mort entre les végétaux les plus caractérisés et les animaux soumis à la généagénèse. VII – Réflexions générales – Conclusion Nous venons d’analyser rapidement les trois grands phénomènes présentés par le règne animal dans le développement des êtres. En résumant ce que nous avons dit de chacun d’eux, nous voyons la transformation se montrer partout et suffire à elle seule pour la plu part des animaux supérieurs. La métamorphose proprement dite apparaît ensuite, mais n’est au fond qu’un phénomène de transformation s’accomplissant sous nos yeux, au lieu de se passer dans les profondeurs d’un organisme ou sous la coque d’un œuf. La généagénèse se montre en dernier lieu ; mais, ramenée dans son essence à un fait d’accroissement et d’individualisation progressive, elle rentre par cela même dans les deux autres phénomènes. Ainsi nous pouvons répéter en toute assurance ce que nous disions au début de ce travail : la transformation, la métamorphose et la généagénèse ne sont que trois formes d’un seul et même fait entraînant les mêmes conséquences, aboutissant au même résultat. Faire d’un germe rudimentaire un individu complet, tel est le but, telle est la fin de tous ces changemens de formes et de proportions. Il suit de là que la métamorphose en général est essentiellement progressive, qu’elle tend sans cesse à perfectionner quelque chose. Sans doute pour arriver à l’essentiel elle sacrifie souvent l’accessoire, et dans le développement récurrent de certaines espèces, ces sacrifices peuvent paraître excessifs. Pourtant là plus qu’ailleurs peut-être apparaît la vérité générale que nous venons d’exprimer. Dans un Iernée par exemple, le corps entier se déforme et s’atrophie au profit d’un seul appareil, mais cet appareil est celui qui a pour fonction de perpétuer l’espèce ; il est dès-lors le plus important, et dès qu’il entre en jeu, il absorbe pour ainsi dire tous les autres, par cela seul sans doute que l’animal ne peut suffire à l’entretien de tous. À part les exceptions apparentes qui rentrent dans le cas précédent, le caractère de la métamorphose apparaît partout d’une manière éclatante. Qu’un animal à simples transformations s’arrête à un degré quelconque de son développement, et une monstruosité naît du fait seul de cet arrêt. Quant aux espèces à métamorphoses proprement dites et à généagénèse, leurs larves, leurs scolex ne sont jamais que des êtres incomplets, de véritables ébauches qui se perfectionnent à chaque phase, à chaque évolution nouvelle, jusqu’au moment où reparaît le type primitif. La métamorphose, simple transformation dans les êtres les plus parfaits, se complique à mesure que l’on se rapproche davantage des rangs inférieurs du règne animal. La métamorphose proprement dite ne se montre chez les vertébrés que comme un fait exceptionnel et propre aux batraciens. Elle est presque générale dans les autres embranchemens, et là encore elle est d’autant plus complète que l’on est descendu plus bas. Il y a une différence énorme entre la chenille, larve d’un papillon, et le petit être cilié, larve d’une hermelle. La première est un animal très compliqué, jouissant de fonctions étendues ; le second n’est pour ainsi dire qu’un vitellus revêtu de son blastoderme et hérissé de cils natatoires. C’est que la chenille appartient à un représentant supérieur, la larve ciliée à un représentant inférieur du même type. La généagénèse obéit à la même loi : ses phases deviennent et plus nombreuses et plus tranchées à mesure qu’on l’étudié dans les régions plus bas placées du règne animal. Chez les articulés, elle n’est qu’une exception ; elle devient la règle chez les rayonnés, et c’est sans doute chez les infusoires qu’elle atteint son maximum de développement. À mesure qu’elle se complique, la métamorphose rend plus complexe l’idée que le naturaliste est obligé de se faire de chaque espèce. Chez les animaux à transformations, cette idée est assez simple. Les grandes modifications se passant hors de notre vue, nous n’avons guère à combiner que les traits résultant des changemens de livrée des jeunes et des différences qui distinguent le mâle de la femelle. Dans les espèces à métamorphoses proprement dites, la difficulté s’accroît. Chez les insectes, il faut connaître la larve, la nymphe et l’animal parfait, toujours mâle et femelle. Chez le taret, il faut tenir compte de formes tout aussi tranchées, mais plus variables encore. Enfin, chez les animaux à généagénèse, pour con naître une seule espèce, il faut parfois embrasser les caractères de quatre ou cinq êtres parfaitement dissemblables de forme et de manière de vivre. Si l’expérience n’avait parlé, qui aurait soupçonné le distome sous ses formes de larve ciliée, de sporocyste, de cercaire libre, de cercaire enkistée ? Sous la forme de généagénèse, la métamorphose a dû non-seulement rendre plus complexe l’idée que l’esprit conçoit de telle ou telle espèce, mais encore modifier profondément les notions acquises sur l’espèce considérée abstraitement et d’une manière générale. Jusqu’ici on avait entendu par ce mot une succession d’êtres procédant directement les uns des autres, et dont l’individualité persistait à travers un nombre quelconque de changemens plus ou moins apparens. Aujourd’hui il faut ajouter que dans certains cas l’espèce se compose d’êtres parfaitement distincts, procédant par multiplication les uns des autres. À l’idée de continuité d’individus, qui se trouvait au fond de toutes les définitions données, il faut joindre l’idée de succession de cycles. C’est là ce que Chamisso a le premier parfaitement compris, ce que Steenstrup n’a fait que répéter après lui. Sous sa forme de métamorphose proprement dite et de généagénèse, le phénomène général qui nous occupe a paru longtemps fournir des armes aux partisans de la génération spontanée. Jusqu’à Redi et à Vallisnieri, les larves d’insectes étaient regardées comme formées par l’action des forces physico-chimiques sur la matière organique en décomposition. Dans quelques ouvrages, même des plus modernes, les intestinaux sont cités comme des produits immédiats de l’organisme qui les renferme. Nous avons vu que les faits, mieux connus, conduisent à une conclusion diamétralement opposée. On sait depuis longtemps que toute chenille provient de deux papillons préexistans ; nous avons dit comment les travaux récens démontraient l’origine des cercaires, des cysticerques, etc. Nous savons aujourd’hui que tous ces individus neutres, se reproduisant sans sexes, et dont la multiplication fut si longtemps un mystère, sont les équivalens de simples bourgeons ; nous avons montré que le bourgeon ne peut enfanter que des individus, qu’à l’œuf seul est réservé le pouvoir d’engendrer des générations et d’assurer la perpétuité de l’espèce. Or tout œuf suppose une mère pour le sécréter, un père pour le féconder. Médiatement ou immédiatement, tout animal remonte donc à un père et à une mère [21]. Et ce que nous disons en ce moment des animaux s’applique, nous l’avons vu, également aux végétaux. Par conséquent les découvertes relatives à la généagénèse sapent jusque dans ses derniers fondemens la doctrine des générations spontanées. Un père et une mère, c’est-à-dire un mâle et une femelle, telle est l’origine de tout être vivant. L’existence des sexes, dont la nature inorganique ne présente pas même la trace, se montre donc comme un caractère distinctif de la nature organisée, comme une de ces lois primordiales imposées dès l’origine des choses, et dont nous devons renoncer à trouver la raison. À quelques exceptions près, plus apparentes sans doute que réelles, et dont le nombre diminue d’ailleurs chaque jour, on peut dire que le monde organique a été créé double, qu’il existe un monde mâle et un monde femelle. Des rapports plus ou moins étroits de coexistence peuvent régner entre eux, mais toujours on les distingue, et il est vraiment remarquable que leur séparation, de plus en plus tranchée, soit un signe de perfectionnement. Ces deux mondes ne paraissent confondus que dans les plus infimes représentans des deux règnes. On ne rencontre d’hermaphrodites que dans les groupes inférieurs des trois derniers embranchemens du règne animal ; pas une des espèces placées en tête de ces grandes divisions, pas un vertébré, si ce n’est quelques poissons, ne présentent ce caractère [22]. Ainsi la réunion des sexes chez le même individu, bien loin d’être un signe de supériorité, accuse une dégradation véritable, elle est une monstruosité. La métamorphose atteint son maximum de manifestation dans la généagénèse. Celle-ci, simple fait d’accroissement à l’origine, débute évidemment par la transformation ; mais chez les méduses, les intestinaux, etc., elle se complique aussi de métamorphoses proprement dites et comprend ainsi le phénomène général à tous les degrés. De cela seul nous pourrions conclure qu’elle s’accomplit par les procédés que nous avons déjà signalés ; mais les preuves à l’appui de cette conclusion ne sont ni difficiles à produire ni bien longues à énoncer. La formation première du bourgeon n’est-elle pas essentiellement un fait d’épigenèse, son accroissement un fait d’évolution simple, ses modifications autant de phénomènes d’évolution complexe ? L’état imparfait des organes reproducteurs du puceron neutre ne constitue-t-il pas un véritable arrêt de développement ? Ne trouvons-nous pas, dans l’histoire des méduses, des distomes, du ténia, mille exemples de production, de destruction, d’appropriation des organes ? Et pouvons-nous ici plus qu’ailleurs comprendre ces résultats sans admettre le tourbillon vital ? Non certes, et ce dernier reparaît encore avec le caractère de procédé général que nous signa lions dans les premières pages de ce travail. Nous voilà donc pour ainsi dire revenus à notre point de départ. Insistons un instant sur ce fait et tirons-en quelques conséquences. Nous avons vu le tourbillon vital présider aux transformations. Seul il nous a permis de comprendre les métamorphoses ; seul encore il explique les phénomènes bien plus complexes de la généagénèse. Il est donc impossible de ne pas voir dans ce double mouvement d’apport et de départ un fait fondamental, et en quelque sorte la cause immédiate de la formation, du développement, du parachèvement des êtres vivans, Cependant, quoi qu’aient pu dire quelques naturalistes qui ont voulu s’arrêter à ce fait, il faut y voir le résultat d’une cause plus haute, car, inerte par elle-même, la matière ne se meut que sous l’impulsion des agens ou des forces. Tout mouvement matériel est d’abord un effet avant de devenir cause à son tour. Quel est donc l’agent qui remue ici la matière ? Avec quelques physiologistes, invoquerons-nous les six ou huit forces admises par les physiciens et les chimistes pour expliquer les phénomènes qui se passent dans les corps bruts [23] ? Depuis longtemps nous avons répondu à cette question. Oui, il y a dans les êtres organisés des phénomènes de chaleur, d’électricité, de lumière ; oui, les affinités chimiques, les attractions capillaires s’y manifestent à chaque instant ; oui, l’on y trouvera peut-être des faits qui se rattachent à la catalyse et à l’épipolisme : mais ces phénomènes s’accomplissent, ces faits se produisent sous l’influence d’un agent plus élevé, dont il est en vérité impossible de nier l’existence. L’électricité, la chaleur, les affinités chimiques : agissent dans l’être vivant et ne sont certainement pas étrangères à la production du tourbillon vital. Elles ne fonctionnent néanmoins que dominées et réglées par une force supérieure, par la vie, qui modifie ces forces brutales et leur fait produire, au lieu de sels ammoniacaux, du sang et des muscles ; au lieu de cristaux de phosphate calcaire, des os ; au lieu de corps bruts, des plantes et des animaux. Mais toute force est aveugle et veut être dirigée. Pour produire une espèce déterminée et non pas l’espèce voisine, pour ne pas s’égarer au milieu des phases si variées de la métamorphose et de la généagénèse, il faut que la vie elle-même soit maîtrisée par quelque chose de supérieur. Ce quelque chose, c’est l’essence propre de chaque être, essence que toute plante, que tout animal a reçue de ses ancêtres par l’intermédiaire de la graine ou de l’œuf d’où il est sorti, qu’il’ transmettra à ses descendans par l’intermédiaire des germes qui sortiront de lui. Nous aurons beau remonter les générations et les âges, toujours les mêmes questions se dresseront devant nous et toujours les mêmes faits amèneront les mêmes réponses. Pour expliquer la nature vivante, il nous faut donc atteindre jusqu’à l’origine même des choses. Et si nous voulons aller au-delà, que reste-t-il à rencontrer, sinon la cause des causes, le créateur, Dieu ! Voyez sur la Transformation et la Métamorphose proprement dite les livraisons du 1er et 15 avril 1855. Voyez sur la Généagénèse les livraisons du 1er et 15 juin. Introduction to Entomology. Recherches sur les Hémiptères, 1833, Annales des Sciences naturelles. On sait que M. Léon Dufour, qui a passé sa vie dans une petite ville des Landes, a su, sans quitter sa retraite, faire sur l’anatomie des insectes des travaux promptement devenus classiques. Mémoire sur l’Émigration du puceron du pêcher (aphis persicœ) et sur les caractères et l’anatomie de cette espèce, 1836, Annales des Sciences naturelles. P.-J. van Bénéden, la Génération alternante et la Digénèse, 1853. — En 1854 parut une Réclamation contre ce mémoire, publiée en français par J.-J.-G. Steenstrup. Dans la préface de son premier ouvrage, M. Steenstrup mentionne à peine le nom de Chamisso, qu’il veut bien d’ailleurs qualifier de naturaliste ingénieux. Dans sa Réclamation, il reconnaît pourtant que le titre de son premier ouvrage est « un emprunt fait à la première série des recherches qui se rapportent à cette doctrine et une pure réminiscence de ces recherches. » Il cite même un des passages que nous avons rapportés plus haut ; mais pas plus ici que dans sa Génération alternante il ne mentionne les conséquences tirées par Chamisso du fait de l’alternance, et tout au contraire il en revendique quelques-unes des plus importantes comme lui appartenant. Cette manière d’agir, blâmable eu tout cas et chez tous, l’est peut-être davantage chez un savant très rude envers ses confrères, qui substitue trop souvent le sarcasme à la discussion, et qui traite avec le dédain le moins mérité des hommes tels que MM. Owen, van Bénéden, Eschricht, etc. Ces idées sont très nettement exprimées dans les deux ouvrages cités plus haut. Elles le sont peut-être d’une manière plus explicite dans la Réclamation, dont j’ai presque copié les termes. « La lumière répandue par ma simple combinaison de la nature intime des faits, je la place hardiment, comme explanation of the phenomena, vis-à-vis du feu-follet de la parthénogenèse, volant ça et la entre les catégories de métamorphoses et de générations, d’individus et d’organes. » (Réclamation contre la Génération alternante et la Digénese.) Ce passage, qui peut donner une idée de la manière de l’auteur, est extrait textuellement de l’ouvrage cité et s’adresse à M. Richard Owen. On Parthenogenesis, 1849. Dans le courant de ce même ouvrage, l’auteur propose encore un autre nom, celui de metagenesis, qu’on peut traduire par génération changeante. A spermatic force, a spermatic power. Voyez la première partie de cette étude, Revue des deux Mondes, 1er avril 1855. M. Owen cite à l’appui de ses idées le fait que les pattes d’écrevisse ne se reproduisent pas indistinctement à toutes les jointures, mais seulement à l’une d’elles où se trouve un tissu cellulaire spécial qu’il regarde comme un reste de sa masse cellulaire germinative encore imprégnée de la puissance prolifique. Sans insister sur la ressemblance de celte explication avec celles qu’on a reprochées à Bonnet, je ferai remarquer que c’est un peu juger la question par la question, puisqu’il faudrait démontrer d’abord que la nature de ce tissu reproducteur est bien ce qu’admet l’auteur. M. Owen assure encore que les bourgeons dans l’hydre ne poussent que sur un point déterminé, mais M. Laurent, qui a fait de cet animal l’objet d’études poursuivies pendant plusieurs années, a montré qu’il peut se former des bourgeons sur tout le corps, à peu près comme dans un végétal on voit des bourgeons adventifs paraître sur tous les points de l’écorce, et cela presque par les mêmes raisons. Ueber Métamorphose, ungeschlechtliche Vermehrung, Generationswechsel, 1851. Zeitschrifl für Wissenschaftliche Zoologie. Medico-chirurgical Review, 1848. Je ne connais ce travail que parce qu’en a dit M. Owen dans sa Parthénogenèse. Les bulbilles sont des bourgeons entièrement semblables aux bourgeons ordinaires, mais qui se détachent spontanément de la plante qui les a produits, s’enracinent et donnent naissance à un nouveau végétal comme l’eût fait une graine. Voyez sur la nature de ces corps reproducteurs la Revue du 15 mars 1850. Voyez le beau Mémoire de M. Edwards sur l’embryogénie des annelés dans les Annales des Sciences naturelles, 1845. Voyez aussi mon mémoire sur la génération alternante des syllis dans le même recueil, 1854. Souvenirs d’un Naturaliste, Revue des Deux Mondes, 15 février 1846. Je me borne à rappeler ce que j’ai dit ailleurs de la respiration des plantes au moment de la fécondation. — Revue des Deux Mondes du 1er août 1842. On comprend que je ne parle ici que de ce qui se passe chez le végétal abandonné à lui-même, et qu’il n’est en rien question des procédés artificiels de la multiplication. Les mots père et mère désignent ici, on le comprend, l’appareil mâle et l’appareil femelle, qu’ils soient isolés ou réunis sur un même individu. Nous avons dit plus haut que ces expressions de père et de mère s’appliquent à de simples appareils quand ces appareils sont portés par le même individu. M. Dufossé, médecin à Marseille, vient de rappeler l’attention sur des faits presque oubliés et de démontrer que, dans les diverses espèces du genre serran [serranus), on trouve un hermaphrodisme bien caractérisé. Cette exception est jusqu’à ce jour unique daos l’embranchement des vertébrés. Les physiciens et les chimistes accusent volontiers les naturalistes de se payer d’un mot en admettant l’existence d’une force particulière pour se rendre compte de l’ensemble des phénomènes qui caractérisent les êtres vivans. Il est vrai que l’astronomie explique les mouvemens des corps célestes par la seule hypothèse de la gravitation ; mais pour expliquer le jeu de leurs instrumens ou les produits de leurs laboratoires, le physicien et le chimiste invoquent successivement au moins la pesanteur, la lumière, la chaleur, l’électricité, le magnétisme ; d’autres y joignent l’affinité, la capillarité, l’endosmose, la catalyse, l’épipolisme, etc., tout cela pour les corps bruts seulement ! Après s’être montrés si peu exigeans pour eux-mêmes, c’est en vérité l’être beaucoup envers les naturalistes que de leur refuser le droit d’admettre comme présidant aux phénomènes si caractéristiques, si variés, de la nature organisée une seule force de plus.