Histoire naturelle de l’Homme A. de Quatrefages Revue des Deux Mondes T.31 1861 IV. Des Variations dans les êtres organisés On a vu que l’espèce, telle qu’elle est comprise par les naturalistes, repose sur deux ordres de faits et répond à deux idées très distinctes, — ressemblance et filiation. De ces deux idées, la première est celle qui nécessairement exerce le plus d’influence sur les jugemens que nous pouvons tous être appelés à porter à l’improviste. Cette considération bien simple explique pourquoi l’on a généralement une certaine tendance à admettre la pluralité des espèces humaines de préférence à l’unité. Il est en effet impossible de ne pas être frappé des différences de toute sorte qui existent d’un groupe humain à l’autre. Celui qui n’a pas sérieusement étudié la question est presque inévitablement entraîné à voir dans le nègre et le blanc les représentans de deux types originairement distincts ; bientôt il s’ingénie à trouver les moyens de confirmer un jugement porté pour ainsi dire à première vue, et il arrive de la meilleure foi du monde à s’exagérer la valeur de modifications que rien ne l’a préparé à apprécier avec justesse. Mais, quelque importance qu’on attribue aux caractères différentiels dont il s’agit, peut-on y trouver un argument en faveur des doctrines polygénistes ? Pour avoir le droit d’en tirer cette conséquence, il faudrait d’abord prouver que les variations indiquées par ces caractères sont en dehors de celles dont l’espèce est susceptible, et qu’il est dès lors nécessaire, pour les expliquer, de recourir à l’existence de plusieurs types spécifiques. Si au contraire il est démontré qu’on observe entre races de même espèce des variations aussi grandes, plus grandes même, n’est-il pas évident que l’argumentation des polygénistes fondée sur des considérations de cet ordre n’a plus de base ? Or quiconque jugera d’après ce qui se voit chez les animaux et les végétaux reconnaîtra sans peine qu’il en est bien ainsi. On se rend très aisément compte de la distance qui sépare les groupes humains les plus éloignés, en admettant qu’ils soient séparés seulement par des caractères de race. Déjà les faits cités dans nos précédentes études ont du faire comprendre que les modifications sont souvent très diverses et très considérables dans les représentans d’une même espèce ; mais cette idée a besoin d’être précisée. Pour cela, nous allons tâcher d’apprécier rigoureusement ce que sont ces modifications au point de vue de la nature et de l’étendue. En appliquant ensuite à l’homme les résultats de cet examen, le lecteur verra que nous n’avons rien exagéré [1]. Occupons-nous d’abord des végétaux. — Chez eux comme chez les animaux, on ne conçoit pas qu’un organe puisse changer de forme, qu’une fonction puisse se modifier, sans que le jeu primitif des forces créatrices ait été préalablement altéré d’une manière ou d’une autre ; mais cette altération intime peut néanmoins se traduire par des phénomènes d’une physionomie assez variée, et qui se rattachent plus particulièrement tantôt à l’anatomie, tantôt à la physiologie. Les variations qui rentrent dans la première de ces deux catégories peuvent atteindre les formes extérieures, les organes les plus superficiels ; elles sont alors aisées à constater. Un arbre nain, un ajonc qui perd ses piquans, un rosier sans épines ou dont les rameaux se couvrent de poils simulant une espèce de mousse, une fleur simple d’ordinaire et que l’art a su rendre double, attirent vite l’attention ; mais parfois il faut aller au-delà de l’écorce et pénétrer à l’intérieur pour reconnaître certains changemens anatomiques. La poire de nos vergers, la carotte de nos plates-bandes, n’ont pas seulement atteint une énorme grosseur : la chair de ce fruit, de cette racine, s’est en outre modifiée ; elle a acquis des qualités nouvelles par la multiplication de certains tissus élémentaires, la réduction de certains autres, la modification de presque tous. Les changemens anatomiques peuvent donc atteindre les organes, les tissus les plus profonds, aussi bien que les plus superficiels. Les variations essentiellement physiologiques des espèces végétales sont peut-être plus importantes encore que les précédentes, parce qu’on en constate de toutes semblables chez les animaux. Bornons-nous-cependant à citer quelques faits relatifs à la rapidité du développement et au plus ou moins d’activité des fonctions de reproduction. Parmi nos végétaux cultivés, l’activité vitale présente parfois, d’une race à l’autre, de très grandes différences. Nos céréales fournissent ici un exemple frappant. En moyenne, le développement complet des blés d’automne, des semailles à la moisson, demande trois cents jours, celui des blés de printemps cent cinquante jours, celui des blés de mai cent jours seulement, et ces derniers, en Égypte, au Bengale, donnent deux récoltes par année sur le même champ. Cette aptitude à un développement rapide chez certaines races est parfois la condition indispensable de l’existence d’une espèce dans un. lieu déterminé. L’orge pamelle de nos zones tempérées se sème en mars et se récolte en août ; elle met ainsi cinq mois à germer, à croître, à mûrir. En Finlande et en Laponie, les dernières et les premières gelées ne laissent à la même plante que deux mois pour parcourir toutes les phases de son existence. Aussi sème-t-on à la fin de mai pour moissonner à la fin de juillet. Notre orge de France, employée comme semence dans les régions boréales, n’arriverait certainement pas à maturité. Quelques années au moins seraient nécessaires pour l’acclimater de manière à ce qu’elle pût se reproduire, et sans doute elle passerait par des phases analogues à celles qu’a présentées la race du froment d’automne, quand on a essayé de la semer au printemps. La première année, sur cent tiges sorties d’autant de grains de blé, dix environ sont parvenues à former leur épi, et quatre seulement ont donné des graines mûres. Ces graines mûres ont été de nouveau semées au printemps, et dans cette seconde expérience le nombre des tiges dont l’épi a mûri s’est élevé à cinquante. Ce n’est que pendant la troisième année que les cent tiges ont pu parcourir toutes les phases de la végétation, et que le blé d’automne s’est trouvé changé en blé de printemps [2]. Du plus ou moins de rapidité dans le développement général dépend, chez les végétaux, l’époque de la floraison et de la fructification, c’est-à-dire l’époque de la reproduction. On sait combien nos races cultivées diffèrent sous ce rapport. Nos légumes, nos arbres fruitiers ; nos plantes et nos arbustes d’ornement comptent aujourd’hui une foule de variétés et de races, les unes précoces, les autres tardives, que l’art de nos jardiniers multiplie et règle presque à volonté au gré de nos besoins. L’énergie des fonctions de la reproduction peut encore varier à d’autres égards selon les races. La fertilité par exemple peut être remarquablement exagérée ou affaiblie. Parmi nos rosiers, il en est plusieurs qui fleurissent deux et trois fois pendant la belle saison ; le fraisier des Alpes donne des fruits presque toute l’année. En revanche, nous voyons les graines diminuer d’une manière remarquable dans quelques-unes de nos races de fruits les plus estimées. Le groseillier blanc, qui se reproduit par semis, a bien moins de pépins que le groseillier rouge. En persévérant dans cette voie et poussant les choses à l’extrême, l’homme a même fini par obtenir des fruits complètement dépourvus de graines. C’est ainsi qu’à force de reproduire le bananier par bouture, on a obtenu des bananes entièrement composées de la chair que l’homme recherche dans ce fruit. Des procédés analogues nous ont donné encore le raisin de Corinthe ou passoline, qui présente la même particularité. On comprend toutefois qu’il ne peut plus être ici question d’une race, puisque ces végétaux ont perdu précisément les moyens da se propager par génération. Arrivée à ce terme, là modification physiologique dont nous parlons n’enfante nécessairement plus que des variétés, que la greffe, la bouture, le marcottage, multiplient sans en changer la nature. Il suffit de ces quelques exemples pour montrer que l’espèce végétale est variable dans ses propriétés physiologiques aussi bien que dans ses traits anatomiques, et pour rappeler que ces variations, devenues héréditaires, caractérisent autant de races. On va voir maintenant que l’espèce animale se modifie également sous ces deux rapports ; bien plus, on retrouvera dans l’animal chacun des faits spéciaux qu’on vient d’indiquer chez les plantes, tant il est vrai que d’un être organisé à l’autre, quelque grande que soit la distance, il existe toujours de profondes ressemblances. En outre il nous faudra signaler chez les animaux des modifications qui se traduisent seulement par des phénomènes relevant de ce principe indéterminé qu’on a appelé âme animale, et qui préside chez eux aux actions instinctives ou raisonnées. Nous aurons à montrer que ces modifications psychologiques deviennent héréditaires tout aussi bien que les modifications organiques et physiologiques, que par conséquent elles aussi constituent de véritables caractères de race. Et d’abord rappelons que sous le rapport des formes générales il y a parfois entre les races d’une même espèce des différences telles qu’à première vue, et même après un examen sérieux, tout naturaliste ignorant leur origine commune n’hésiterait point à les séparer. Du lévrier au barbet, du bouledogue au chien courant et au bichon, la distance est telle qu’il est inutile d’insister sur ce point ; mais qu’on ne l’oublie pas, ces variations dans la taille et la proportion ne font que traduire au dehors des modifications bien plus profondes. Dans le premier cas, tous les organes internes, les viscères comme le squelette sont en réalité atteints ; dans le second, les altérations peuvent n’intéresser que certaines parties, sans être pour cela moins réelles. Les modifications dont nous parlons ici se rattachent donc à des changemens anatomiques. Il en est de même de la multiplication, de la réduction, de la disparition des plumes, des poils, des cornes, etc., productions qu’on regarde généralement comme appartenant à la peau, et qui n’en sont pas moins en relation directe avec les systèmes les plus importans de l’organisme. Toutes sont le produit d’organes parfaitement distincts et toujours plus ou moins compliqués. Chaque poil par exemple sort d’une poche profonde, assez semblable à un flacon, à goulot étroit et très long dont les parois présentent une structure particulière. Au fond de cette poche fait saillie le bulbe proprement dit, l’organe essentiel qui produit le poil. Sur les côtés du goulot sont placées des glandes spéciales chargées de sécréter une matière grasse qui enduit le poil au passage, comme une pommade naturelle, et l’empêche d’être trop fragile. Des artères, des veines, des nerfs spéciaux se distribuent à cet ensemble de parties, les nourrissent et les animent. Pour qu’un animal acquière un poil de plus, il faut qu’un appareil semblable à celui que nous venons de décrire sommairement s’organise et se complète ; pour que ce même animal perde un seul de ses poils, il faut que l’appareil entier disparaisse avec tout ce qui le constitue ; pour que les poils deviennent plus longs ou plus courts, plus grossiers ou plus fins, il faut que le mode de vitalité de tous les appareils piligènes soit modifié. S’il s’agit des cornes, les changemens seront à peu près de même nature, mais plus graves et plus profonds. Dans toutes les espèces à cornes persistantes, la couche extérieure repose sur un prolongement osseux faisant partie du squelette et toujours largement abreuvé de sang. Si les cornes se multiplient comme dans le bélier d’Islande, si elles disparaissent comme dans les moutons Costwood et Dishley, les chèvres d’Abyssinie, etc., il faut que des changemens analogues aient lieu dans le système sanguin et jusque dans la charpente osseuse. On voit combien sont considérables ces changemens, si faibles en apparence. En réalité, il n’en est aucun qui ne nécessite la multiplication, la diminution, la modification ou l’annihilation d’organes complexes dans la composition desquels interviennent les appareils organiques les plus centraux. Les organes internes, bien moins variables que ceux dont nous venons de parler, parce qu’à des degrés divers ils sont nécessaires à l’entretien de la vie, n’en présentent pas moins, dans certaines races, des modifications considérables. M. de Filippi nous apprend qu’il existe dans le Piacentino une race de bœufs qui possède quatorze paires de côtes au lieu de treize ; les crânes du sanglier et du porc domestique se distinguent au premier coup d’œil ; le cerveau du barbet est proportionnellement double au moins de celui du dogue. Dans nos races coureuses, la charpente osseuse s’est allongée ; l’appareil tendineux, très développé, la relie à des muscles forts, mais secs et maigres. Au contraire, dans nos animaux de boucherie les plus estimés, les os et les tendons ont été réduits au moindre développement possible, et les muscles sont très volumineux, mais abreuvés de sucs et entrelardés de graisse. Ici, comme dans nos fruits cultivés, comme dans nos racines potagères, les élémens organiques eux-mêmes ont été atteints. Ceux que l’homme recherche pour sa nourriture se sont multipliés, les autres se sont réduits, presque tous ont. été modifiés à des degrés divers, et dans les deux cas l’aliment qu’ils concourent à former est devenu plus abondant, plus délicat. Les races de bœufs, de moutons, etc., formées par l’industrie humaine en vue de l’alimentation, ont encore une qualité qui rappelle ce que nous avons vu chez les végétaux ; elles grandissent et s’engraissent beaucoup plus vite queues autres. En d’autres termes, la rapidité du développement s’est accrue chez elles comme dans les races végétales précoces ; mais cette supériorité spéciale ne s’obtient qu’en perdant d’un côté ce que l’on gagne de l’autre. La plupart de ces animaux, transformés en machines à produire au plus bas prix possible de la chair et de la graisse, sont bien moins rustiques, bien moins robustes que les souches premières d’où ils sont sortis. À force d’exalter chez eux certaines fonctions, on en affaiblit d’autres ; la fécondité par exemple décroit rapidement, ou cesse même tout à fait chez les individus par trop perfectionnés. Ici encore, comme chez les végétaux, on dirait que la nature, tout en faisant bon marché de certaines formes, de certains caractères externes et internes, pose cependant des limites à ces modifications, et se refuse à propager les monstres que l’art humain l’a forcée de produire. Si la fécondité peut s’annihiler dans quelques races animales par suite d’un excès de domestication, elle s’accroît au contraire chez d’autres d’une manière remarquable, tout comme dans quelques races végétales. La laie sauvage n’a qu’une seule portée annuelle, et ne donne le jour qu’à six ou huit marcassins ; devenue domestique, elle met bas deux fois par an de dix à quinze petits porcs, et même davantage : la fécondité a donc au moins triplé chez la truie. Le cochon d’Inde présente un exemple bien plus frappant encore. Ce petit animal domestique appartient au genre cobaye, dont toutes les espèces sauvages, extrêmement voisines les unes des autres, possèdent le même nombre de mamelles, ce qui indique qu’elles mettent bas le même nombre de jeunes. Or le cobaye le mieux connu, l’aperea [3], ne porte qu’une seule fois par année, à une époque déterminée, et un ou deux petits seulement, tandis que le cochon d’Inde produit en toute saison et cinq ou six fois par année des nichées de six, huit ou même dix petits. Ici donc la fécondité s’est accrue au moins dans le rapport de 1 à 15. Enfin l’époque de la reproduction peut changer chez les animaux sous l’influence de circonstances au nombre desquelles l’action d’un climat nouveau occupe certainement le premier rang. L’oie d’Égypte, introduite en France par Geoffroy Saint-Hilaire et depuis cette époque élevée au Muséum, a gagné en taille et en force en même temps que son plumage s’est légèrement éclairci. Ces modifications auraient suffi pour caractériser la race française ; mais en outre le moment de la ponte a été retardé d’une manière remarquable. Jusqu’en 1843, elle avait eu lieu, comme en Égypte, vers la fin de décembre ou le commencement de janvier. Par suite, les jeunes s’élevaient dans la saison la plus rigoureuse. En 1844, la ponte a été reportée au mois de février, en 1846 au mois de mars, et l’année suivante au mois d’avril, c’est-à-dire précisément à l’époque où pondent naturellement les oies originaires de nos régions tempérées. « Ainsi, dit M. Isidore Geoffroy, à qui j’emprunte ces détails, a été levée la plus grande des difficultés qui semblaient devoir s’opposer à la propagation de cette belle espèce [4]. » Dans les deux règnes, on le voit, les fonctions comme les organes peuvent être atteints par les agens modificateurs, et dans tous les deux la génération peut transmettre les résultats de cette action. Il en est de même, avons-nous dit, de ce je ne sais quoi en vertu duquel l’animal veut, sent et agit. Ici nous pourrions presque nous en tenir aux généralités, et en appeler seulement à l’expérience journalière. Parmi nos animaux domestiques, les races sont souvent caractérisées tout autant par les aptitudes, ces instincts sont-ils inhérens à la nature primitive de l’animal ? Cela est vrai d’un certain nombre, mais non de tous. La multiplicité, la variété qu’ils présentent suffisent pour le démontrer. Il est évident par exemple que la même espèce n’a pu posséder originairement à la fois les instincts du chien courant et ceux du chien d’arrêt, instinct qui s’excluent réciproquement. De ce fait et de cent autres que nous pourrions citer, il résulte que, dans une foule de cas, ces prétendus instincts ne sont que des habitudes acquises, d’abord tout individuelles, puis transmises par voie de génération, et devenues ainsi de véritables caractères. Le proverbe « bon chien chasse de race » n’est pas seulement un dicton populaire, il est scientifiquement vrai. Au besoin, les détails si précis donnés par M. Knigth, ses observations poursuivies pendant trente ans, en démontreraient l’exactitude. Cet expérimentateur prenait des précautions pour que les jeunes chiens menés pour la première fois à la chasse ne pussent être en rien dirigés par leurs aînés ; et cependant, dès le premier jour, de ces débutans que nul n’avais pu instruire, l’un demeurait tremblant d’anxiété, les yeux fixes, les muscles tendus, devant les perdrix que ses pères avaient été élevés à arrêter ; un autre, conduit à la recherche des bécasses, ne se mettait en quête que sur les terrains non gelés, comme eût pu le faire le vieux chien le plus habitué à cette chasses spéciale ; un troisième, dont les ancêtres avaient été dressés à faire la guerre aux putois, donnait tous les signes d’une vive colère à la seule odeur de cet animal, qu’on n’avait même pas exposé à sa vue, tandis que ses compagnons de race différente ne manifestaient aucune émotion, etc. [5]. Les observations de plusieurs voyageurs sur les chiens américains d’origine européenne confirment pleinement tout ce qui précède. Les faits recueillis par M. Roulin montrent que sous l’empire de conditions nouvelles, en présence d’ennemis spéciaux à combattre, ces animaux ont acquis des instincts tout nouveaux, passés aujourd’hui dans le sang, et qui les distinguent nettement de leurs pères d’Europe, de leurs frères restés sur l’ancien continent. Bornons-nous à résumer les remarques de ce savant voyageur sur la faculté qu’ont les chiens de perdre et de recouvrer l’aboiement, c’est-à-dire la voix particulière qu’on pourrait si bien croire leur être naturelle. Ce fait ne s’observe guère dans les régions plus ou moins peuplées de la terre ferme où les chiens marrons se recrutent souvent de chiens domestiques et entendent la voix de l’homme ; mais dans les îles où la race libre s’est multipliée en dehors de ces deux influences conservatrices, l’aboiement disparaît en fort peu de temps. Vers l’année 1810, les Espagnols lâchèrent un certain nombre de chiens dans l’île de Juan-Fernandez [6], ils espéraient détruire les chèvres sauvages servant au ravitaillement des corsaires qui venaient dans le Pacifique guetter les galions et ravager leurs colonies. Leur but fut parfaitement atteint : ces chiens eurent bientôt dévoré à peu près toutes les chèvres et se rabattirent sur les phoques. Ils se multiplièrent énormément. Or dès 1743 Ulloa [7] constata qu’ils avaient entièrement perdu l’aboiement. Quelques-uns d’entre eux pris à bord du navire restèrent également muets, jusqu’au moment où, réunis à des chiens domestiques, ils cherchèrent à les imiter ; « mais ils s’y prenaient maladroitement, ajoute l’auteur, et comme si, pour se conformer à l’usage, ils apprenaient une chose à laquelle ils étaient restés jusque-là étrangers. » Petits-fils d’animaux qui avaient su aboyer, ces chiens de Juan-Fernandez retrouvèrent donc assez promptement la voix de leurs ancêtres ; les représentans d’une race habituellement muette sont loin de faire d’aussi rapides progrès. Un couple de chiens de la rivière Mackensie amenés en Angleterre n’eurent jamais, que le hurlement de leurs compatriotes ; mais la femelle ayant mis bas en Europe, son petit, entouré de chiens qui aboyaient, apprit fort bien à faire comme eux. En résumé, des fait que nous venons d’indiquer et d’une foule d’autres de même nature, il résulte que dans les animaux et les végétaux l’espèce peut présenter des variations anatomiques et physiologiques, que chez les animaux il existe en outre des variations psychologiques, que toutes ces variations peuvent devenir héréditaires, qu’alors elles caractérisent autant de races. Chez l’homme aussi, on constate d’un groupe à l’autre des différences anatomiques, physiologiques, psychologiques. Sur quoi pourrait-on s’appuyer pour admettre que chez lui ces différences ont une valeur plus grande que dans tous les autres êtres organisés, qu’elles caractérisent ici non plus des races, mais des espèces, Evidemment ce serait aller contre toutes les règles de l’analogie. Nous sommes donc autorisé à conclure toutes les règles de l’analogie. Nous sommes donc autorisé à conclure que par leur nature les différences signalées entre les groupes humains ne viennent en aucune façon à l’appui des doctrines polygénistes. Ces doctrines peuvent-elles du moins invoquer en leur faveur l’étendue des variations indiquées par ces différences ? C’est là ce que nous allons examiner. III. — Etendue des variations dans les races animales et dans les groupes humains En comparant ce qu’on écrit sur la question que nous allons traiter les botanistes et les zoologistes, on voit que les premiers estiment en général moins que les seconds la valeur de variations en réalité équivalentes. De leur part, il n’y a rien de surprenant dans cette façon d’agir. Plus les études d’anatomie et de morphologie végétales ont fait de progrès, plus elles ont tendu à restreindre le nombre des tissus et des organes élémentaires. Un certain nombre de botanistes s’accordent à ne voir dans une plante, dans un arbre quelconque, qu’un élément primitif unique, la cellule, qu’un organe fondamental également unique, la feuille. La cellule, par ses modifications multipliées, engendrerait tous les tissus, depuis la trachée la plus délicate jusqu’au ligneux le plus dur. De la feuille transformée de cent manières résulteraient tous les organes végétaux et en particulier toutes les parties de la fleur, sépales du calice, pétales de la corolles, étamines et pistil. L’esprit du botaniste est donc familiarisé d’avance avec l’idée de changement, de métamorphose, et il transporte dans ses recherches sur l’espèce les habitudes qu’il a prises dans l’étude de l’individu. Il n’en est pas de même du zoologiste. Quoi qu’aient avancé sur ce point Schwann et les anatomistes qui ont adopté sa théorie cellulaire, il y a dans le règne animal, à l’origine des divers tissus, autre chose que des cellules [8]. Les élémens organiques sont ici plus multipliés. Les organes bien distincts ne se laissent nullement ramener les uns aux autres. L’esprit du zoologiste, habitué à plus de fixité, sera donc porté à attribuer plus d’importance aux modifications extérieures ou intérieures, surtout à celles qui touchent à la question de la fixité des espèces ; mais qu’on y regarde de près, et l’on se convaincra aisément que dans les deux règnes l’espèce peut présenter des modifications héréditaires relativement tout aussi considérables. Toutefois, comme il s’agit ici d’une comparaison rigoureuse et suivie terme à terme, à laquelle les formes et les fonctions végétales ne se prêteraient pas ou se prêteraient mal, nous laisserons les plantes de côté pour ne tenir compte que des animaux et surtout des mammifères. De tous les caractères présentés par les groupes humains, ceux qui varient le plus et dans les limites les plus étendues sont sans contredit les caractères qui tiennent à la coloration. Par exemple, la peau change du blanc rosé au noir, et certes, pour qui ne s’est pas rendu compte de la nature de pareilles différences, il y a là de quoi frapper l’esprit. Il est difficile de ne pas croire au premier abord que la peau présente chez Je nègre et le blanc des différences radicales, et cette croyance, qu’on se formule plus ou moins nettement à soi-même, est certainement pour beaucoup dans la tendance générale à admettre la multiplicité des espèces. Eh bien ! rien n’est moins fondé que cette conclusion tirée des apparences extérieures. Des recherches déjà anciennes auraient permis de présumer ce fait, qu’ont mis complètement hors de doute les études modernes aidées de procédés de plus en plus délicats et rigoureux. Que l’on emploie une macération méthodique, comme l’a si heureusement fait M. Flourens, ou qu’avec MM. Krause, Simon, Kœlliker, on appelle à son secours le microscope et les agens chimiques, toujours on arrive aux mêmes conclusions, et ces conclusions peuvent se formuler ainsi : — La peau du blanc et celle du nègre sont composées des mêmes parties, des mêmes couches disposées dans le même ordre ; — chez l’un et chez l’autre, ces couches présentent les mêmes élémens, associés ou groupés d’une manière identique ; — sur un seul individu appartenant à la race blanche, on peut trouver à diverses régions, du corps la peau de l’homme noir et la peau de l’homme jaune (c’est-à-dire la peau des trois extrêmes que présentent les groupes humains), avec tous leurs caractères les plus intimes, les plus profonds. — Essayons de donner une idée des faits d’où ressortent ces conséquences à la fois si importantes et si peu d’accord en apparence avec le témoignage de nos sens. Pour, mieux nous faire comprendre, nous regarderons la peau, considérée dans son ensemble, comme composée essentiellement de trois couches : le derme, l’épiderme et le corps muqueux de Malpighi [9]. Le premier forme le cuir ou la peau proprement dite ; il est situé plus profondément et largement abreuvé de sang par une foule de vaisseaux ramifiés à l’infini. C’est à eux qu’il doit la teinte rouge qu’il présente à l’œil nu lorsqu’on le met à découvert ; mais si on l’examine à un grossissement suffisant, on aperçoit entre les mailles des réseaux vasculaires les tissus propres qui le composent, et ces tissus sont aussi blancs chez le nègre de Guinée que. chez l’Européen. — Tout à fait à l’extérieur se trouve l’épiderme, couche d’apparence cornée, composée de lamelles translucides plus ou moins intimement adhérentes entre elles, et dont la demi-transparence permet d’apercevoir la teinte générale des tissus placés au-dessous. Cette couche est encore entièrement semblable dans toutes les races. C’est entre le derme et l’épidémie que se trouve placé le corps muqueux, siège de la coloration. Celui-ci se compose de cellules pressées les unes contre les autres, et superposées de manière à former un certain nombre de stratifications. Jusqu’ici encore tout est pareil chez le nègre et chez le blanc ; mais dans ce dernier le contenu des cellules même le plus profondément situées est, dans la plupart des régions du corps, presque incolore, et ne présente qu’une légère teinte jaunâtre : cette couleur se fonce chez les races jaunes et chez les blancs eux-mêmes, quand ils ont le teint brun ; chez le nègre enfin, elle devient d’un noir plus ou moins brunâtre. — On voit à quoi se réduit ce phénomène de la coloration diverse des races humaines. De l’une à l’autre, il n’y a pas apparition d’organes ou d’élémens organiques nouveaux ; il n’y a qu’une couleur qui, à partir d’un terme moyen, se fonce ou s’affaiblit, et passe d’une nuance à l’autre, de manière à devenir plus ou moins prononcée dans chacun de ces élémens. Tel qu’il est néanmoins, ce fait pourrait être considéré comme ayant une valeur réelle dans la question qui nous occupe, s’il était constant, c’est-à-dire si chaque teinte spéciale concordait toujours avec d’autres caractères plus importans propres à certains groupes humains ; mais il n’en est pas ainsi, et c’est surtout à propos de l’homme qu’on peut répéter ce que Linné disait à propos des fleurs : nimium ne crede colori [10]. Tous les hommes noirs ne sont pas des nègres : il en est parmi eux qui se rattachent, par une parenté incontestable et très proche, aux populations les plus blanches. Enfin, comme nous l’avons dit plus haut, l’Européen, l’Européenne, portent sur eux, sur diverses régions du corps, des échantillons, pourrait-on dire, de la peau caractéristique des principaux groupes humains. M. Flourens a parfaitement démontré que l’aréole mammaire ne doit sa couleur spéciale qu’à la présence d’une peau identique de tout point avec celle du nègre ; M. Kœlliker a retrouvé chez un Européen, et dans une région du corps difficile à nommer, une coloration des couches cutanées entièrement semblable à celle que lui avait montrée la tête d’un Malais ; M. Simon de Berlin a prouvé que les taches de rousseur et les grains de beauté ne sont autre chose que des points où, sans altération aucune, les cellules du corps muqueux sont colorées comme chez le nègre, etc. Que l’on ajoute à ce que nous venons d’indiquer certains autres faits bien connus, tels que la multiplication des taches de rousseur sous l’influence de la chaleur et du soleil, le développement du masque chez les femmes enceintes, etc. ; que de cet ensemble de données on rapproche certaines observations relatives aux changemens de coloration cités dans notre étude précédente, et certainement on devra conclure avec nous que les teintes diverses qu’offrent les groupes humains sont bien loin d’avoir en anthropologie la valeur qu’on leur a longtemps accordée et qu’on leur refuse généralement aujourd’hui. Si nous examinions en détail les phénomènes de coloration que présentent les yeux, les cheveux ou même les parties plus profondes, nous arriverions aux mêmes conséquences. Les yeux bleuâtres, gris, châtains, sont loin d’être rares chez les nègres les mieux caractérisés ; des populations à peau parfaitement blanche ont très souvent les cheveux noirs ; quant à la couleur foncée du cerveau et de certaines membranes, dont on a voulu faire pour le nègre un signe distinctif, elle a été fort exagérée, et si elle existe dans certains cas, il n’y a là rien de constant. C’est ce que permettent d’affirmer les dissections, aujourd’hui assez fréquentes, qui se font dans nos amphithéâtres sur des individus appartenant à cette race. D’ailleurs cette coloration interne ne se rencontre pas seulement chez les nègres. Dans un travail récent, M. Gubler, résumant ses nombreuses observations à ce sujet, a fort bien montré qu’elle se retrouvait, à des degrés divers, chez les Européens à teint plus ou moins foncé, qu’elle présentait parfois et par places une intensité aussi grande que chez les nègres, et qu’elle était-tantôt héréditaire et tantôt individuelle [11]. Cette instabilité des phénomènes de coloration, cette facilité avec laquelle ils se produisent identiquement les mêmes dans des populations humaines d’ailleurs très différentes et se manifestent parfois d’une manière tout à fait isolée chez des individus, s’accordent aussi peu que possible avec la nature des caractères propres à distinguer une espèce, et rappellent au contraire à tous égards les faits que présentent les caractères de race. Aussi les retrouvons-nous, et à un degré plus prononcé encore, dans nos animaux domestiques. Chez eux, quand elle est nue, la peau présente des variations de teinte non moins durables [12]. Les pattes de nos poules ordinaires sont parfois blanchâtres, plus habituellement ardoisées ; elles sont devenues noires, olivâtres, jaunes, etc., dans d’autres races, dont quelques-unes sont d’origine assez récente. La peau même du corps est jaunâtre dans la poule de Cochinchine, blanche dans la poule gauloise, noire dans ces races nègres qui se sont formées en Amérique, sur le plateau de Bogota, — en Asie, dans les Philippines, à Java, — en Afrique, aux îles du Cap-Vert, et qui se développeraient bien vite dans certains pays de l’Europe, si l’on ne cherchait à les arrêter à cause des apparences peu agréables qu’elles offrent aux consommateurs. Chez elles en effet, la couleur noire ne s’arrête point à la surface du corps ; elle pénètre à l’intérieur comme chez les nègres et les Européens dont nous parlions tout à l’heure. Seulement elle est ici beaucoup plus foncée, et elle envahit toutes les membranes muqueuses, le périoste [13] et les gaînes cellulaires qui entourent les muscles, si bien que la ohair entière semble en être imprégnée. Les plumes chez les oiseaux, les poils chez les mammifères, représentent les cheveux et les villosités qui couvrent chez nous diverses parties du corps. Il serait bien inutile d’entrer dans des détails pour démontrer au lecteur que ce plumage, ce pelage, varient pour la même espèce domestique, sous le rapport de la couleur, dans des limites bien autrement étendues que ne le font leurs analogues chez l’homme. Chacun sait que les teintes y sont beaucoup plus multipliées, et que de plus elles se mêlent ou se juxtaposent par plaques, par taches, par bandes, de cent manières qu’on n’observe jamais sur le corps humain. Ces différences ne sont pas les seules que les tégumens présentent d’une race à l’autre ; ils varient aussi en quantité. Nous avons des chiens à fourrure épaisse, tels que le chien d’Islande et le chien mouton, d’autres dont la peau est entièrement nue, comme la race improprement appelée race turque. Les bœufs présentent des faits tout semblables, et M. Roulin nous a appris qu’en descendant des Cordillères, on pouvait observer sur ces animaux tous les degrés de pelage, depuis le plus épais jusqu’à la nudité complète de la peau. Dans la région des graminées, les bœufs ont le poil remarquablement long et fourni ; dans les plaines de Neiba et de Mariquita, il s’est formé une race qui n’a plus que des poils fins et très rares. Ces bœufs, désignés sous le nom de pelones, ne sont pas recherchés, mais on les laisse vivre. Il n’en est pas de même des calongos, qui sont entièrement dépourvus de poils. Ceux-ci sont impitoyablement tués pour éviter qu’ils ne se reproduisent, et s’ils sont jusqu’ici restés à l’état de variété, s’ils n’ont pas formé une race, il est clair que c’est à cette précaution radicale qu’on le doit. Enfin chez les oiseaux, chez les mammifères, le plumage et le pelage changent de qualité selon la race. On sait que les derniers ont deux sortes de poils, la laine et le jar, auxquels répondent chez les premiers le duvet et les plumes. Dans nos moutons à laine fine d’Europe, le jar a complètement disparu, excepté sur le museau, les oreilles, les pattes ; il existe seul au contraire sur les moutons du Sénégal, de Guinée, et peut encore être long ou court selon la race. Des faits pareils ont été observés chez les oiseaux. Dans l’Amérique méridionale, les poulets n’ont pas de duvet. En revanche, la poule de soie du Japon, retrouvée peut-être un moment par Mme Passy [14], est couverte seulement d’un duvet fin, soyeux, et manque entièrement de plumes. Ainsi, dans les deux classes d’animaux qui fournissent presque toutes nos espèces domestiques, les élémens du plumage ou du pelage peuvent se substituer à peu près complètement l’un à l’autre ; tous deux peuvent être remarquablement modifiés, tous deux peuvent être exagérés d’une manière évidente, tous deux peuvent disparaître complètement, et tous ces faits caractérisent non pas des espèces, mais bien de simples races. On n’observe pas chez l’homme de semblables extrêmes. À quelque groupe qu’il appartienne, toujours sa tête reste couverte de cheveux, et toujours aussi, à quelques exceptions près, qui se produisent dans tous les groupes, on retrouve plus ou moins de villosités là où nous en possédons nous-mêmes d’une manière constante. Des populations entières ont la barbe moins fournie que les Européens ; il n’en existe pas qui soient complètement privées de cet attribut. L’assertion contraire, répétée à diverses reprises par un certain nombre d’auteurs, tant anciens que modernes, a toujours été réfutée par des observations plus exactes. Hérodote, Ammien-Marcellin, avaient dît que certains peuples asiatiques sont complètement imberbes ; mais Pallas nous a appris que l’épilation, pratiquée avec un grand soin dès l’enfance, leur donne seule cette apparence. Humboldt a montré que la même explication s’appliquait au prétendu manque de barbe des Américains, et d’Orbigny a pleinement confirmé ce qu’avait avancé sur ce point son illustre prédécesseur. Quant aux cheveux d’un aspect si remarquable qui caractérisent les divers groupes nègres, c’est bien à tort qu’on les distingue par une épithète qui les assimile à la laine de nos troupeaux. Ils ressemblent bien plutôt à du crin crispé, mais ne sont en réalité que des cheveux ordinaires, plus gros seulement et plus rudes que les nôtres, et comme eux répondant au jar des mammifères [15]. Ainsi, à quelque point de vue que l’on compare les plumes ou les poils de nos races domestiques avec, les cheveux et les villosités de l’homme, on rencontre toujours chez les premières des exemples de variations bien plus grandes que dans les groupes humains les plus éloignés. On va voir le même fait se reproduire d’une manière constante dans l’étude comparative d’autres caractères plus importans que ceux qui nous ont occupé jusqu’ici. Parlons d’abord de la taille. Ici nous trouverons des chiffres précis et bien significatifs. Daubenton et M. Isidore Geoffroy ont donné des tableaux indiquant la longueur et la hauteur des principales races de chien, mesurées l’une du bout du museau à l’origine de la queue, l’autre au train de devant. En comparant le chien de montagne et le petit épagneul, on trouve que la longueur varie de 1m 328 millimètres à 305 millimètres, la hauteur de 770 millimètres à 162. Ainsi, dans la première des races dont il s’agit, le corps est plus de quatre fois plus long que dans la seconde, et la taille est presque quintuple. Par suite de raisons que nous avons déjà indiquées, la plupart des espèces domestiques ont moins varié que le chien ; elles n’en offrent pas moins, quant à la taille, des différences presque aussi remarquables. — Le lapin niçard n’a guère que 20 centimètres de long ; lei lapin bélier atteint jusqu’à 60 centimètres, c’est-à-dire une longueur triple. — D’après Daubenton, la hauteur des moutons, s’élève, selon les races, jusqu’à 1m 19 centimètres ou descend jusqu’à 325 millimètres. Ici encore le rapport est à peu près de 1 à 3. — Nos anciens chevaux de halage des bords du Rhône, le cheval de brasseur anglais, une race de chevaux de la Frise ont souvent 1m 80 au garot ; le cheval sheltie, d’après David Low, n’a parfois que 76 centimètres de hauteur au même endroit [16]. Il est alors moins grand que quelques-uns des chiens mesurés par M. Isidore Geoffroy, et le rapport de la plus grande à la plus petite race est encore de plus du double. Ce chiffre est d’autant plus remarquable qu’en général les soins donnés par l’homme à cette espèce ont toujours eu pour but d’en élever la taille, d’en accroître les proportions, afin de la rendre plus apte à remplir la plupart des services qu’on lui demande. L’examen des chèvres, des bœufs, des cochons, nous fournirait des faits analogues. Voyons maintenant dans quelles limites varie la stature des groupes humains, et, négligeant les intermédiaires, comparons tout de suite les deux races extrêmes, les Patagons ; et les Boschismen. On sait que la taille des premiers avait été singulièrement exagérée. Pigafetta, l’historien du voyage de Magellan, Oviedo, qui a raconté celui de Loaysa, ne leur accordent pas moins de treize pieds (4m20) de haut ; mais cette taille s’est singulièrement réduite à mesure que les observations ont été plus nombreuses et plus précises. Déjà Drake avait remarqué que, parmi ses compatriotes, il se trouvait des individus d’une taille plus élevée que le plus grand des Patagons. Cette appréciation du célèbre amiral anglais, après avoir été trop oubliée, a reçu une éclatante confirmation. Commerson et Bougainville, après avoir passé plusieurs heures au milieu d’une peuplade patagonne, estiment la taille de ces sauvages ! à cinq pieds huit pouces ou six pieds ; mais aucun voyageur n’a étudié cette question avec autant de soin qu’Alcide d’Orbigny. Celui-ci a séjourné dans le pays, observé des individus venus de plusieurs localités, usé de toutes les précautions nécessaires pour s’assurer de l’identité ; des populations qu’il examinait avec celles dont avaient parlé ses prédécesseur, et surtout pris des mesures précises. Or la taille du plus grand Patagon qu’il ait mesuré était de cinq pieds onze pouces (1m 915), et la moyenne obtenue par lui est de cinq pieds quatre pouces (1m 73). D’Orbigny indique d’ailleurs les circonstances qui ont pu tromper quiconque n’a vu que de loin ou en passant les hommes dont il s’agit. À leur stature élevée ils joignent des formes athlétiques, des épaules remarquablement larges, et ils se drapent dans leur manteau de peau de manière à produire une illusion que l’habile voyageur déclare avoir souvent partagée, tout prévenu qu’il était. Voilà donc ce qu’est en réalité la taille de la plus grande des races humaines. Voyons quelle est celle de la plus petite. Les Lapons ont longtemps passé pour être les plus petits hommes ; mais Capell Brooke, qui a vécu un hiver parmi eux et a pu en mesurer un grand nombre, a reconnu que leur taille moyenne était de cinq à cinq pieds deux pouces anglais (de 1m 52 à 1m 67). Ils sont donc plus grands que les Boschismen. En effet Barrow, qui a pris des mesures dans un kraal de cent cinquante habitans, a trouvé que l’homme le plus grand n’avait que quatre pieds neuf pouces anglais (1m 44), et la moyenne qu’il donne est de quatre pieds six pouces (1m 31 ) [17]… En comparant ce chiffre à celui que nous citions tout à l’heure pour les Patagons, on trouve que le rapport de la plus grande taille moyenne à la plus petite est représenté par un et trois dixièmes, c’est-à-dire que la première est bien loin d’être doublé de la secondé. On voit que la limite des variations de taille est de trois ou quatre fois moins étendue chez l’homme que chez les animaux. L’étude des proportions générâtes du corps conduit à une conclusion toute semblable. Comparons, par exemple la longueur du tronc à celle des membres. Ici encore les recherches de Daubenton et de M. Isidore Geoffroy sur les chiens fournissent des chiffres précis. Dans les tableaux qu’ils ont dressés, on voit que le petit lévrier présente 36 centimètres de hauteur au train de devant, et 53 centimètres de longueur pour le corps. Chez le basset, la hauteur est de 30 centimètres, la longueur de 81 centimètres. Dans le premier cas, le rapport de la hauteur à la longueur du corps est exprimé par 0,68, dans le second cas par 0,37. Ces deux rapports varient donc presque du simple au double, et la différence tient surtout, on le sait, à la longueur proportionnelle des membres. D’autres espèces domestiques présenteraient des chiffres non moins significatifs, si nous possédions les mesures correspondantes. Tels sont surtout les moutons. Là aussi on trouve des races à longues jambes, par exemple les races kirghises ; mais là aussi existe une race de formation toute récente, et sur laquelle nous reviendrons plus tard avec détail, la race loutre ou race ancon, qui s’est développée dans l’Amérique du Nord. Cette race est parmi les moutons ce que le basset est parmi les chiens, et, à en juger par les dessins que nous avons eus sous les yeux, le rapport de la hauteur à la longueur doit être à peu de chose près le même. Dans les groupes humains, les dimensions relatives du tronc et des membres ne varient jamais dans des proportions comparables, même de très loin, à ce que viennent de nous montrer les races animales. Les polygénistes ont insisté à diverses reprises sur la longueur du membre supérieur, et surtout de l’avant-bras, chez le nègre. En général, cette longueur est un peu plus considérable que chez le blanc ; mais faut-il voir là une différence comparable à celle que présentent le chien lévrier et le basset, nos moutons et le mouton loutre ? Nos lecteurs peuvent en juger. Nous en dirons tout autant de la longueur des jambes de l’Hindou comparées à celles de l’Européen. La différence fût-elle aussi grande que l’affirment quelques voyageurs, il n’y aurait encore là rien qui approchât de ce que nous venons de rappeler, de ce que tout le monde sait exister chez les animaux. Au reste, les exagérations relatives aux variations de la taille et des proportions dans les groupes humains s’expliquent aisément par un fait trop souvent oublié. Lorsqu’il s’agit de notre espèce et de certains détails de l’organisation extérieure, notre œil, par suite de l’éducation qu’il s’est faite à lui-même, possède une rigueur d’appréciation qui rend extrêmement sensibles les moindres modifications. Chacun sait avec quelle promptitude il saisit des différences de taille de quelques millimètres, et combien même il se les exagère. Il en est presque de même quand il s’agit du rapport des diverses parties du corps entre elles. Rien de plus facile que de s’en convaincre dans quelqu’un de ces bains publics où la population de nos grandes villes étale tant de tristes exemples de presque toutes les déformations possibles. À la vue de quelques-uns de ces spécimens mal bâtis de la forme humaine, on se dira d’abord, en employant une locution vulgaire : « Ils sont tout jambes. » Qu’on y regarde de plus près, qu’on les compare avec d’autres individus d’une même hauteur totale, et l’on verra qu’entre la longueur des jambes se trouvent à peine quelques centimètres en plus ou en moins. Chez un homme ordinaire, comptant 1m 75 de haut, la longueur des bras, de l’articulation de l’épaule au bout des doigts, est d’environ 75 centimètres ; celle des jambes, de la saillie placée au-dessous des hanches jusqu’au talon, est d’environ 86 centimètres. Que l’on retranche ou qu’on ajoute par la pensée 10 ou 12 centimètres seulement, soit au membre supérieur, soit au membre inférieur, qui ne voit qu’il en résulterait une difformité réelle faite pour frapper au premier coup d’œil ? Et pourtant on n’aurait diminué ou augmenté ces membres, le premier que d’un septième, le second que d’un huitième environ. Du nègre au blanc, de l’Hindou à l’Européen, la différence est bien loin d’être aussi considérable, tandis que nous avons vu ces mêmes parties varier, toutes proportions gardées, du simple au double d’une race animale à l’autre. Ici encore les limites de variation se montrent donc bien plus étendues chez les animaux que chez l’homme. Toute variation dans la taille et les proportions porte nécessairement sur le système osseux qui forme la charpente du corps ; mais le squelette peut encore être atteint, et jusque dans ses parties les plus centrales, de diverses autres manières. Toutes choses égales d’ailleurs, le tronc par exemple peut être, dans les mêmes espèces, ou plus long ou plus court, selon les races. D’ordinaire ces différences tiennent à l’allongement ou au raccourcissement des vertèbres, dont le nombre d’ailleurs reste fixe. Parfois aussi c’est ce nombre lui-même qui varie. Les cochons sont remarquables sous ce rapport. D’après Eyton, que cite M. Godron, il peut exister de treize à quinze vertèbres dorsales, de quatre à six vertèbres lombaires et sacrées. Ces variations sont bien plus étendues encore dans la queue, dont le squelette n’est autre chose qu’un prolongement de la colonne vertébrale ; on y compte, dit encore Eyton, de treize à vingt-trois osselets, et toutes ces différences sont héréditaires dans certaines races porcines de l’Angleterre. Déjà Frédéric Cuvier avait remarqué que la queue des chiens renferme de seize à vingt et une vertèbres. Au reste, cet appendice est un de ceux qui présentent dans plusieurs espèces domestiques les modifications les plus considérables. Chez les moutons, en particulier, comme nous l’apprennent Pallas et D. Low, tantôt la queue disparaît presque complètement dans certaines races persanes, abyssiniennes, tartares ; tantôt au contraire elle s’allonge de manière à traîner jusqu’à terre, comme dans certains moutons de l’Ukraine, de la Podolie, du pays de Galles, etc. Habituellement elle est assez maigre ; mais on sait aussi qu’elle se charge parfois de loupes graisseuses énormes pesant, d’après Chardin, plus de trente livres, et nécessitant l’emploi d’un petit chariot qui supporte ce poids incommode et facilite les mouvemens de l’animal. L’homme présente-t-il le moindre fait qu’on puisse comparer aux précédens ? Évidemment non. Dans les groupes humains, le nombre des pièces qui entrent dans la composition de la colonne vertébrale proprement dite est resté toujours et partout le même. Si parfois on a rencontré, des individus présentant une vertèbre en plus ou en moins, ces faits ont été recueillis et signalés à raison même de leur rareté, et, loin de former le caractère d’une race, ils sont restés entièrement isolés. Quant au prolongement de la colonne vertébrale, qui représente chez nous la queue des animaux, et qu’on appelle le coccyx, il a donné lieu, dans ces dernières années, à quelques discussions. La question des hommes à queue, que l’on pouvait croire résolue depuis longtemps, a été remise sur le tapis, et il est difficile de la passer entièrement sous silence. Qu’y a-t-il donc de vrai dans ce que disent à ce sujet les témoignages anciens et modernes, témoignages venant en certaines occasions de personnes évidemment dignes de foi ? Rien que de très simple. L’homme à l’état d’embryon a une queue proportionnellement aussi longue que le chien. Par les progrès mêmes du développement et de la métamorphose, cette queue se trouve changée en coccyx [18]. Un arrêt dans la métamorphose de cette partie suffirait donc pour que l’homme présentât un prolongement caudal sensiblement plus long que celui qu’il possède à l’état normal. Or nous savons que de semblables arrêts ont été fréquemment observés dans presque tous les organes. Il n’y aurait donc rien d’étrange à ce que le fait tant controversé se fût réalisé sur quelques individus. Toutefois, en admettant qu’il en soit ainsi, — ce qui n’est pas prouvé, — en admettant en outre que cette singulière conformation fût devenue héréditaire, et que l’histoire des fameux Niam-Niams [19] ne fût pas une fable, cette modification serait encore bien peu de chose, comparée à celles, que nous montre chaque jour la queue des diverses races de moutons. — Ainsi, ni dans sa partie essentielle, ni dans son prolongement extérieur, la colonne vertébrale de l’homme ne présente des variations comparables en quoi que ce soit à celles que nous rencontrons chez nos races domestiques, et qui les caractérisent. Nous avons insisté avec quelque détail sur les caractères précédens, parce que les résultats de la comparaison que nous cherchons à établir entre les races animales et les groupes humains pouvaient ici se traduire en chiffres ou s’exprimer assez facilement par des paroles. Nous passerons plus légèrement sur les faits qui, pour être bien appréciés, exigeraient au moins des figures exactes et multipliées. Tels sont ceux qui ressortent de l’étude des têtes osseuses. Déjà Daubenton, Blumenbach, avaient fait remarquer que, de la tête du sanglier à celle du cochon domestique, les caractères variaient bien plus que de la tête du blanc à celle du nègre. Prichard, en reproduisant cette opinion, dont il est si aisé de constater la justesse, l’a étendue, avec raison aux têtes de diverses races de chiens. Si l’on place d’un côté les têtes de blanc et de nègre les mieux caractérisées, de l’autre les premières têtes venues de dogue, de barbet, de lévrier, etc., il est impossible de ne pas voir, au premier coup d’œil, que les différences sont de beaucoup plus prononcées dans le second groupe que dans le premier. Chez l’homme, rien ne frappera un œil inexpérimenté, à l’exception peut-être du prognathismev c’est-à-dire d’une légère projection en avant des mâchoires et des dents. Chez les chiens au contraire, on verra tout de suite que la forme et les proportions de presque toutes les parties varient de la manière la plus marquée. Malheureusement, sans tomber dans des détails tout à fait techniques, difficiles à suivre même pour les hommes spéciaux, nous ne saurions donner ici une idée de ces modifications, et nous renverrons le lecteur jaloux de vérifier l’exactitude de nos assertions aux détails donnés par Frédéric Cuvier dans un travail spécial [20], aux planches que Prichard à jointes à l’abrégé de son Histoire naturelle de l’homme [21], et surtout aux squelettes, qui font partie des collections du Muséum. Quelque prévenu qu’on puisse être, on sera certainement forcé de reconnaître que le squelette de la tête varie, d’une race d’animaux domestiques à l’autre, bien plus qu’entre groupes humains. L’étude des fonctions donnerait des résultats tout à fait semblables à ceux qu’on obtient par examen des organes, et pour n’en citer qu’un exemple, nous rappellerons que partout la femme est féconde en toute saison, et que les limites extrêmes de sa fécondité ne sont jamais aussi distantes qu’elles le sont de race à race chez les espèces que nous avons citées. Il en est encore de même pour les facultés instinctives et psychologiques. Chez les animaux, ces facultés aussi varient sous l’influence de l’homme ou de conditions d’existence nouvelles. le sanglier, on le sait, se retire le jour dans sa bauge et n’en sort guère que la nuit. Le porc au contraire dort la nuit et veille pendant le jour. Sous l’empire de la domesticité, le sanglier est devenu un animal diurne, de nocturne qu’il était naturellement. Le castor, en Amérique comme en Europe, troublé dans son repos, traqué par le chasseur, a complètement modifié le genre de vie qui en fait un des exemples les plus curieux à étudier quand on veut se rendre compte de ce que sont, chez les animaux, l’intelligence et l’instinct. Au lieu de se réunir en familles nombreuses, de construire des digues et de bâtir des cabanes, il s’est mis à vivre seul et à se creuser un terrier. De social et de bâtisseur qu’il était, il est devenu solitaire et fouisseur. Dans les deux cas que je viens de citer, il y a eu pour ainsi dire renversement de facultés natives, et je ne crois pas qu’on puisse citer rien de semblable chez l’homme. À l’appui de cette conclusion, à l’appui de tout ce qui précède, j’aimerais à examiner ici avec détail quelques-uns des groupes les moins favorisés parmi les populations humaines. Il en est surtout trois dont l’histoire serait singulièrement instructive. De tout temps les polygénistes ont tendu à exagérer outre mesure la distance qui existe entre ces groupes. Ne pouvant surélever les blancs au-dessus d’un niveau que nous connaissons tous, ils ont été forcés de dépasser de beaucoup la limite inférieure réelle, de placer de plus en plus bas les populations le plus mal partagées sous le rapport de la beauté physique ou des aptitudes intellectuelles. Ils ont été ainsi entraînés à les rattacher d’aussi près que possible aux animaux eux-mêmes. De là tous les efforts tentés pour trouver des ressemblances, des identités entre certains singes anthropomorphes [22] et les nègres d’abord. Les hommes noirs furent déclarés incivilisables ; on parla de leur museau, et malgré tout ce qu’avait pu dire un naturaliste bien peu suspect en pareille matière, Desmoulins [23], on soutint que le cerveau du nègre et celui de l’orang-outang présentent des rapports frappans. Toutefois, quand l’Afrique se fut ouverte devant nos intrépides voyageurs, quand on connut les Dahomans, les Fantis, les Aschantis, quand on eut appris d’une manière sûre qu’il existait des villes, des arts, une civilisation nègres, il fallut bien chercher ailleurs cette espèce d’homme qui devait, d’après certaines théories, servir d’intermédiaire entre le blanc et la bête. On se rejeta alors sur les Hottentots. On répéta à leur sujet, en l’aggravant d’une manière assez notable, tout ce qu’on avait dit des nègres ; mais on se trouvait en présence des renseignemens fournis par Levaillant et confirmés d’année en année par d’autres voyageurs, par les missionnaires. Pour être pasteur et nomade, pour se frotter le corps de graisse ou de beurre rance, un peuple ne pouvait pas être longtemps comparé à un singe quelconque. Enfin on s’adressa aux Australiens, et cette fois on traça le tableau de la dégradation la plus complète. Être déclarée absolument dépourvue de religion, de lois, d’arts, d’industries, être proclamée totalement incapable de s’élever d’une façon quelconque dans la civilisation, ce sont à coup sûr les plus doux reproches adressés à cette malheureuse population. Pour le physique, ce n’est plus à l’orang qu’on compare l’Australien, c’est au mandril [24]. Quant au moral, voici comment un auteur anglais résume tout ce qu’il en a dit : « En un mot, ils ont toutes les choses mauvaises que ne devrait jamais présenter l’humanité, et plusieurs dont rougiraient les singes, leurs congénères [25]. » On voit que la progression a été rapide. Lorsqu’on comparait le nègre d’Afrique à un singe, c’était du moins à un singe supérieur : on fait de l’Australien un singe inférieur et vicié [26]. Qu’y a-t-il de vrai dans ces sombres peintures ? Rien, si ce n’est que l’Australien est un des représentans les plus abaissés de l’humanité. A-t-il pour cela perdu l’empreinte du type humain ? Les caractères du règne, de l’espèce, ont-ils disparu ? Non. Pour lui comme pour le nègre et le Hottentot, des informations plus vraies ont fait justice d’assertions inexactes, basées tout au plus sur des observations incomplètes, sur des généralisations hasardées, parfois aussi sur de bien plus tristes motifs. Pour justifier nos dires, indiquons quelques traits de l’histoire de ce groupe d’après les renseignemens fournis par des hommes éminens qui ont séjourné en Australie, sondé les mystères de ce sol à peine connu, étudié réellement et comparé entre elles les diverses populations qui l’habitent. Et d’abord l’Australien est-il aussi disgracié au physique que l’ont affirmé non pas seulement Bory Saint-Vincent et ceux qui l’ont répété, mais encore quelques voyageurs qui n’ont fait que toucher terre et ont jugé d’un continent entier par quelques points de relâche ? Mitchell et Pickering répondront pour nous. Le premier décrit son guide Yulliyalli comme un spécimen par fait de l’humanité et tel qu’il serait impossible d’en rencontrer un semblable dans les sociétés qui s’habillent et se chaussent. Et ce n’est pas là une exception. Le voyageur anglais revient à diverses reprises sur la perfection physique de ces machines humaines développées en toute liberté. Pickering, le compagnon du capitaine Wilkes dans la grande expédition scientifique des États-Unis, confirme en tout ce jugement ; Il déclare n’avoir rencontré nulle part cette maigreur excessive des extrémités, donnée si souvent comme un des caractères des Australiens, et traite de simples caricatures la plupart des dessins qui ont été publiés sur cette race. Sur une trentaine d’individus de l’intérieur, il déclare en avoir vu quelques-uns qui étaient d’une laideur remarquable, tandis que d’autres, — contrairement à toutes ses idées antérieures, — présentaient une figure décidément belle (had the face decidedly fine). Il termine ses observations en disant : « Chose étrange, je regarderais l’Australien comme le plus beau modèle des proportions humaines sous le rapport du développement musculaire. Il combine la plus parfaite symétrie avec la force et l’activité, tandis que sa tête pourrait être comparée au masque antique de quelque philosophe. » Il y a loin, on le voit, de ces appréciations à celles qui se lisent dans quelques-uns des ouvrages les plus récens, et il est clair qu’il faut renoncer à trouver dans la forme générale du corps, dans les caractères extérieurs, des différences assez grandes pour séparer l’Australien de l’espèce humaine représentée par le blanc. Les polygénistes sont-ils mieux fondés en appuyant leurs opinions sur les différences de l’ordre intellectuel et sur les manifestations qui en résultent ? L’industrie par exemple est-elle nulle chez les Australiens ? Bory l’a affirmé. Il a prétendu que ces peuples ne savaient ni se construire une cabane même temporaire, ni s’armer d’autre chose que de perches à peine dressées et amincies aux deux bouts… Toutes ces assertions ont été répétées, Eh bien ! Bory oubliait les faits observés déjà par Perron pendant une relâche à la terre d’Entracht, et d’où il résulte que les indigènes savaient se creuser dans une roche friable des logemens dont les parois présentaient des cavités destinées à placer leurs ustensiles. Il oubliait que le même Perron avait rapporté d’Australie une hache de pierre fixée à son manche par un mastic d’une dureté telle qu’il excita l’étonnement de tous nos chimistes, et. que l’un d’eux, Laugier, voulut en faire l’analyse. Il oubliait qu’on avait trouvé dans les mêmes contrées des armes de chasse et de guerre très diverses. Depuis cette époque ; nos renseignemens se sont encore complétés ; mais sans parler des plus récens, comment se fait-il qu’on passe journellement sous silence ceux qu’a recueillis le capitaine Sturt dans le voyage qui le conduisit sur les bords de la Murray, et qui remonté à 1831 ? Est-ce un peuple comme celui qu’ont peint Bory et ses continuateurs qui aurait construit des huttes permanentes pouvant loger de douze à quinze personnes, qui aurait inventé les canots d’écorce, qui aurait tissé des filets fort bien faits, les uns à mailles larges pour la chasse aux kanguroos, les autres à mailles étroites pour la pêche du poisson et ayant jusqu’à quatre-vingts pieds de long ? De ces faits on peut déjà conclure que les Australiens ont en réalité la plupart au moins des industries élémentaires qui se retrouvent chez toutes les autres tribus sauvages ; mais voici qui est plus significatif. Le docteur Cuningham, qui a fait à la Nouvelle-Galles du sud quatre voyages en qualité de chirurgien-surintendant des bâtimens destinés au transport des convicts et séjourné deux ans dans cette colonie, a étudié avec soin la population indigène. Il n’est rien moins qu’un de ses admirateurs ; cependant, selon lui, les Australiens sont vifs, enjoués, curieux et intelligens. On a constaté qu’ils apprennent à lire, à écrire presque aussi vite que les Européens, et tous parlent et comprennent très bien l’anglais. Ils saisissent très aisément les ridicules et apprécient au premier coup d’œil les différences sociales. Les Néo-Hollandais dont parle ici Cuningham sont ceux de Sidney et des environs ; mais il déclare à diverses reprises qu’il existe des populations très supérieures à celles qui entourent cette colonie. Prenons toutefois celles-ci pour terme de comparaison. Y a-t-il dans le portrait intellectuel que nous venons d’esquisser un seul trait qui autorise à en faire une espèce à part ? On avait dit, on a répété que les Australiens sont incapables de s’élever au-dessus du niveau où les ont trouvés les premiers navigateurs. C’est encore là une assertion qui se trouve démentie par les faits. Quand on s’est occupé sérieusement de l’éducation des habitans de la Nouvelle-Hollande, ils ont promptement répondu à ces soins. C’est ce qui résulte des renseignemens fournis par Dawson, Cuningham, etc. Les individus qui, comme Daniel et Benilong, ont été conduits en Angleterre et introduits dans la société élégante sont devenus de vrais gentlemen, de l’aveu même des écrivains que nous combattons. Si, revenus en Australie, ils ont fini par retourner à la vie sauvage, qui donc pourrait s’en étonner en songeant à la position que le préjugé de la couleur fait à un nègre quelconque dans les colonies, surtout dans les colonies anglaises, à l’attraction irrésistible que le désert et son indépendance exercent sur les blancs mêmes qui en ont une fois goûté, et aussi à ces instincts héréditaires qui caractérisent si nettement certaines races ? Peut-être dira-t-on qu’il s’agit ici de quelques cas individuels, qui ne prouvent rien pour la masse ; mais voici un fait tout différent, emprunté à un recueil qu’on pourrait appeler local, et qui atteste que des populations en masse peuvent être régénérées bien aisément [27]. M. Bateman et quelques Anglais s’étaient rendus au port Philips, sur la côte méridionale de l’Australie, dans le dessein d’y former un établissement agricole. Ils furent bientôt frappés de la civilisation des habitans de cette côte, qu’ils trouvaient beaucoup mieux vêtus, logés, meublés et pourvus de tous les objets nécessaires qu’aucun de leurs compatriotes. Peu de jours après, ce phénomène de perfectionnement relatif fut expliqué par l’apparition d’un homme blanc vêtu d’une redingote en peau de kanguroo. C’était un ancien grenadier des armées anglaises, nommé William Buckley, qui, envoyé sur les lieux lors d’une première tentative de colonisation faite en 1803, s’était échappé et avait vécu trente-trois ans avec les indigènes. Il n’avait pas tardé à devenir leur chef, et, sous sa direction, ils en étaient arrivés au point qui étonnait si fort les nouveaux colons. C’est là ce qu’avait produit chez ces sauvages, déclarés incapables de tout progrès, l’influence isolée d’un simple soldat. Voici du reste en quels termes M. de Blosseville résume, dans son remarquable ouvrage sur l’Australie [28], les derniers renseignemens, recueillis surtout dans le sud « La cherté de la main-d’œuvre a donné une valeur au travail, peu essayé jusqu’alors, de ces malheureuses peuplades. On s’est aperçu, quand l’intérêt l’a demandé, qu’elles n’étaient pas demeurées témoins inintelligens des arts utiles, que leurs huttes et leurs ménages étaient convenablement tenus. Dès 1853, deux cent mille moutons avaient pour bergers des aborigènes. Un des principaux concessionnaires n’employait pas d’autres ouvriers. On faisait d’eux avec avantage des briquetiers, des défricheurs, des conducteurs de bœufs et jusqu’à des constables pour leur propre race. » A côté de ces populations australiennes, évidemment entrées dans la voie de la civilisation, le même auteur montre la postérité des convicts échappés aux colonies pénales « éparse d’îlots en îlots, et bien plus près de l’état sauvage que de la civilisation dégradée. » Ainsi en Australie l’homme blanc s’abaisse en même temps que l’homme noir s’élève. Ces témoignages sont certainement la réfutation complète de toutes les assertions polygénistes, et ils sont d’autant plus décisifs que celui qui les apporte ne songeait même pas, en traçant les lignes qu’on vient de lire, à la question que nous traitons ici. Même livrés à leur seule nature, les Australiens sont fort loin d’être descendus aussi bas qu’on l’a prétendu. — On avait dit que chez eux la famille n’existait pour ainsi dire plus : on avait insisté, on insiste journellement encore sur la facilité honteuse des femmes et l’indifférence des maris ; mais ces exemples ne sont pris que dans les tribus voisines de Sidney, tribus que la civilisation a corrompues, comme elle l’a fait trop souvent ailleurs qu’en Australie. Dans d’autres régions, il n’en est pas de même, et Dawson trace au contraire de la famille australienne un tableau tout patriarcal [29]. — On avait dit, on répète encore qu’ils ne possèdent aucun vestige d’état social, qu’ils sont toujours errans par groupes composés au plus d’une ou deux familles. Depuis longtemps cependant, Gray et le docteur Long ont montré qu’il existe chez eux une répartition en clans sous-divisés eux-mêmes en tribus et en familles, dont le nom se retrouve dans celui des individus ; ils ont donné la liste de ces clans, et fait connaître des usages qui rappellent à la fois l’institution du tabou des Polynésiens et le totem des Américains. De son côté, Sturt a reconnu l’existence de villages fort nombreux, composés parfois de soixante ou soixante-dix cabanes et renfermant jusqu’à huit cents ou mille habitans. — On avait dit, et on dit encore, que les Australiens n’ont aucune idée de la propriété. Cependant les auteurs que nous venons de citer avaient reconnu que chaque tribu possède ses terrains propres, dont les limites, habituellement respectées, ne sont franchies qu’en cas de guerre ou sur une invitation formelle, et que ce droit de propriété s’étend aussi à la famille. — Nous pourrions multiplier beaucoup ces oppositions entre les assertions des polygénistes et les témoignages d’hommes qui, en séjournant sur les lieux, ont pris la peine d’étudier sérieusement ces populations tant calomniées ; mais nous croyons en avoir assez dit pour démontrer qu’à quelque point de vue qu’on les envisage, les facultés intellectuelles des Néo-Hollandais ne diffèrent de celles des hommes blancs que par un moindre degré de développement, et que la variation demeure ici de beaucoup en-deçà des limites que nous avons constatées d’une race à l’autre chez des animaux d’une même espèce. On n’a pas défiguré d’une manière moins étrange le tableau des qualités morales bonnes ou mauvaises de l’Australien. On lui a reproché comme autant de traits qui lui appartiendraient en propre les passions les plus communes non-seulement chez les peuples sauvages, mais encore chez les nations les plus civilisées, telles que le désir de la vengeance, l’ivrognerie et le relâchement de mœurs qu’on observe autour des grandes villes. En même temps, on oubliait tous ces faits rapportés parfois par les mêmes auteurs, et qui prouvent combien son cœur est accessible aux plus doux, aux plus nobles sentimens, aux affections de famille, à l’amour conjugal, à la reconnaissance la plus vive pour de légers services, etc. Trompé une seule fois par un blanc, l’Australien ne se fie plus à lui, il use de représailles ; mais Dawson remarque qu’il agit avec une entière bonne foi envers celui qui a su mériter sa confiance. Cuningham a retrouvé chez ces peuples le point d’honneur sanctionné par de véritables duels, où tout se passe d’après des règles auxquelles on ne saurait se soustraire sans être déshonoré. Enfin voici un fait que nous empruntons au capitaine Sturt, et qui prouve que l’esprit chevaleresque, tel que l’entendaient les plus nobles paladins, n’est pas étranger à ces prétendues demi-brutes. Deux évadés irlandais se prirent de querelle, avec les indigènes au milieu desquels ils étaient réfugiés. Il fallut en venir aux mains, mais les Européens étaient sans armes : avant de les attaquer, les Australiens leur en fournirent pour qu’ils pussent se défendre, les combattirent ensuite et les tuèrent [30]. Il va sans dire qu’on a refusé aux Australiens toute trace de religiosité. Ici comme toujours, ce sont les faits qui répondent. On a constaté chez toutes les tribus la croyance aux esprits et la crainte des revenans. Chez toutes aussi, les morts sont enterrés avec des cérémonies particulières. Le lieutenant Britton à eu occasion de voir ces rites funèbres chez une des peuplades des bords du Wallomby, Sans les décrire en détail, faisons remarquer que les tombes, très régulières, sont entourées de cercles d’écorce destinés à les protéger contre l’attaque des mauvais génies, et que des armes y sont déposées pour que le défunt, quand il en sortira, les trouve à sa portée et puisse en user contre ses ennemis. Certes en voilà assez pour montrer que la notion d’une autre vie existe chez les Australiens. Quant à celle d’êtres supérieurs à l’homme et pouvant agir sur lui en bien ou en mal, on l’a également trouvée partout où on l’a cherchée. Dans toutes les tribus, on a reconnu la croyance, commune à tant de peuples, d’un esprit du bien et d’un esprit du mal. Aux environs de Sidney, l’esprit du bien se nomme Coyan. C’est lui qu’on invoque lorsqu’il s’agit de retrouver les enfans égarés. Pour se le rendre favorable en pareil cas, on lui fait une offrande de dards : si les recherches sont vaines, on en conclut que Coyan a été irrité d’une manière quelconque. Le mauvais génie s’appelle Potoyan ; il rôde pendant la nuit autour des cabanes, cherchant à dévorer leurs habitans. À côté de ces divinités supérieures, l’Australien place des génies secondaires, entre autres les wanguls, monstres aquatiques qui rappellent les kelpies d’Ecosse, et les balumbals, espèce d’anges ou mieux fées des bois qui vivent de miel. Tout ce que Cuningham nous a appris sur ces croyances est pleinement confirmé par les informations recueillies par Wilkes auprès des missionnaires de Wellington. Seulement les noms sont autres, à raison de la différence des dialectes parlés dans l’Australie, et ce fait nous inspire une dernière remarque dont l’importance sera aisément comprise. Les polygénistes, voyant dans les groupes humains des espèces différentes, sont inévitablement entraînés à les circonscrire d’une manière tranchée, à rapporter à chacun d’eux, comme lui étant exclusivement propres, quelques traits physiques intellectuels ou moraux dont ils puissent faire autant de caractères spéciaux, ils ne pouvaient manquer d’en agir ainsi avec les Australiens, et c’est à cette tendance qu’il faut surtout attribuer ce qui a été dit des traits de leur visage, des proportions de leurs membres, représentés comme entièrement exceptionnels. Les mêmes assertions se sont produites au sujet de leur langage. On a presque nié qu’ils eussent une langue proprement dite et pussent émettre des sons vraiment articulés. Au point de vue linguistique comme sous le rapport physique, on a voulu voir en eux des êtres entièrement à part. Or ces deux faits ne sont pas plus vrais l’un que l’autre. On a vu plus haut ce qu’il fallait penser de la forme. Ajoutons que la population australienne n’est nullement homogène, et que d’une tribu à l’autre on constate des différences physiques marquées, à ce point que Cuningham parle de peuplades à teint cuivré. Enfin citons un fait bien remarquable : Pickering a retrouvé parmi les peuplades drawidiennes de l’Inde des individus qui reproduisaient tous les traits caractéristiques des Australiens, si bien qu’à en juger seulement par la ressemblance physique, ces populations séparées par de si grands espaces n’en seraient pas moins extrêmement proches parentes. Eh bien ! c’est précisément au même résultat qu’a conduit la comparaison des langues. Dans son excellent livre intitulé la Terre et l’Homme, M. Alfred Maury a reproduit et sanctionné de son autorité les conclusions auxquelles était arrivé M. Logan. Un autre linguiste, que la pratique des langues orientales rendait d’autant plus propre à aborder cette question, et qui en a fait une étude toute spéciale, M. Pruner-Bey, a bien voulu résumer pour nous le fruit de ses recherches sur le même sujet. Tous ces travaux s’accordent entièrement et aboutissent à des conclusions identiques. Les idiomes australiens, quoique nombreux et très variés, se rattachent tous à une langue fondamentale : celle-ci présente avec les langues drawidiennes de l’Inde des ressemblances telles qu’on ne saurait les séparer, et qu’on est conduit à les réunir dans une même famille. Ainsi la linguistique, aussi bien que les caractères physiques, loin d’isoler les Australiens, les rattachent à des populations continentales. Enfin ces deux ordres d’idées et de faits, d’accord en ceci comme en tout le reste, accusent un mélange de sang et de langues, si bien que, loin d’être une espèce à part, les Australiens ne forment même pas une race pure, et sont manifestement le produit du croisement des véritables nègres orientaux avec un élément jaune ou malayou [31]. Et maintenant tirons de tous les faits particuliers que nous venons d’exposer la conséquence générale qui en ressort naturellement. Frappés des différences qui existent entre les groupes humains, les polygénistes ont cru ne pouvoir en rendre compte qu’en admettant l’existence de plusieurs espèces d’hommes. Or une étude attentive démontre que, sous le rapport de la nature, ces différences rentrent complètement dans l’ordre de celles que présentent les races végétales et animales. En outre, il résulte d’une comparaison rigoureuse que, sous le rapport de l’étendue, les races animales offrent de l’une à l’autre des variations plus considérables à tous égards que les populations humaines les plus éloignées. À vouloir tirer de ces faits toutes leurs conséquences légitimes, nous serions en droit de conclure qu’à eux seuls ils rendent la doctrine de l’unité plus probable que la doctrine contraire. Nous ne voulons pourtant pas aller encore jusque-là, et nous nous bornerons à dire : Pour expliquer la diversité des groupes humains, il est inutile de recourir à l’hypothèse de la multiplicité des espèces, la multiplicité des races et l’unité de l’espèce suffisent. Les argumens tirés par les polygénistes des différences existant entre ces groupes n’ont donc aucune valeur.