Histoire naturelle de l’Homme A. de Quatrefages Revue des Deux Mondes T.30 1860 VIII. Les Théories polygénistes de M. Agassiz Nous avons distingué l’espèce de la race et de la variété dès les premières pages de ce travail, comme presque tous les zoologistes, presque tous les botanistes, le font aujourd’hui. Chose assez étrange, on a reproché aux naturalistes d’agir de la sorte. On a dit d’eux que, contrairement aux principes de la méthode naturelle, ils faisaient reposer la distinction des espèces sur un caractère unique choisi arbitrairement, — l’impossibilité ou la difficulté extrême du croisement, — et que dès lors il était tout simple que les groupes reconnus par eux comme espèces ne pussent se fusionner, puisqu’ils avaient été établis en vertu d’une règle formulée à l’avance. On a voulu expliquer ainsi l’accord existant entre les doctrines qui s’appuient sur cette distinction et les faits observés. Cette objection ne repose que sur une erreur historique. Ce n’est pas à priori que les naturalistes de toutes les écoles ont distingué les êtres vivans en espèces, races et variétés. L’observation et l’expérience les ont conduits à ce résultat. Ils avaient découvert les choses avant de les désigner par des mots. Nous tous qui profitons des travaux antérieurs, nous pouvons donc, nous devons même, surtout lorsqu’il s’agit d’une discussion roulant en entier sur ces distinctions, dire nettement au début ce que signifient les termes qui vont être employés, et c’est ce que nous avons fait. Les polygénistes au contraire ont eu un double tort, celui d’oublier les choses et celui de prendre les mots les uns pour les autres. De là résulte dans leurs écrits, dans leurs idées, la confusion dont nous avons signalé des exemples dans notre étude précédente, et que nous retrouverons au fond de presque tous leurs argumens. Il est une autre notion générale qui ne fait guère moins défaut aux adversaires du monogénisme : c’est celle des actions de milieu. D’ordinaire les polygénistes cherchent à se rapprocher des naturalistes de l’école philosophique [1] : le nom des Lamarck et des Geoffroy Saint-Hilaire n’est prononcé par eux qu’avec vénération ; mais dès qu’il s’agit du milieu, ils oublient les théories les plus caractéristiques de cette école, les doctrines le plus hautement professées par ceux qu’ils acclament comme des maîtres. Alors ils passent aux écoles contraires, et vont bien plus loin que les disciples de Cuvier ou de Blainville lui-même. En dépit de leurs théories absolues, ceux-ci reconnaissaient, au moins dans la pratique, la puissance modificatrice des actions extérieures, et voilà comment, au risque de se rencontrer avec les naturalistes philosophes, ils se mettaient d’accord avec les faits et retrouvaient la race à côté de l’espèce. Les polygénistes au contraire nient expressément cette action du monde extérieur ou s’efforcent d’en amoindrir les résultats les plus évidens. Pour eux, le milieu est à peu près sans influence, et en tout cas il ne saurait altérer d’une façon sérieuse la forme primitive, pas même la couleur. Ils sont donc encore ici en contradiction avec tous les naturalistes, mais surtout avec les naturalistes philosophes [2]. La négation des actions de milieu, des notions confuses et incomplètes sur l’espèce et la race, permettent seules d’expliquer comment on peut adresser au monogénisme quelques-unes des objections qu’on lui oppose avec le plus d’assurance. Nott et Gliddon ont consacré un long et fort intéressant chapitre à l’histoire physique des Juifs observés dans diverses parties du monde. Ils cherchent à démontrer que cette population est restée partout la même. Certes, pour prouver le contraire, il n’est pas besoin d’autres témoignages que ceux qu’ils rapportent eux-mêmes. Un de leurs correspondans leur déclare que la couleur des yeux et de la peau varie beaucoup des Juifs du nord à ceux du midi, et que les Juifs septentrionaux diffèrent autant des méridionaux que les familles anglaises restées en Angleterre diffèrent de celles qui ont émigré en Amérique ; comme nous, il attribue ces modifications à l’action du climat [3]. Un autre, cherchant à distinguer les Juifs noirs des Juifs blancs de Cochin, représente ces derniers comme étant de couleur très foncée, sans être pourtant absolument noirs. En réalité, à quoi aboutit toute l’argumentation des auteurs américains, si l’on admet sans exception tous les faits avancés par eux ? A deux choses très distinctes : d’abord que les Juifs ne se ressemblent pas, qu’ils ont subi l’action des milieux divers auxquels ils ont été soumis, « comme les Caucasiens transportés pendant plusieurs générations dans des climats différens [4], conclusion en désaccord complet avec les doctrines polygénistes ; » ensuite que, malgré un séjour de dix siècles sous le ciel de l’Inde, ils ne se sont pas transformés en véritables Hindous, conséquence que nous acceptons sans difficulté. Il est vrai que Nott et Gliddon en tirent un argument en faveur de la multiplicité des espèces ; mais cette objection ressemble à celle qu’on nous opposait à nous-même, et qui peut se formuler ainsi : « Depuis trois siècles qu’il y a aux États-Unis des blancs et des nègres soumis aux mêmes actions de milieu, ils ne sont pas devenus pareils ; ni les uns ni les autres ne se sont transformés en peaux-rouges, et cette transformation n’aura jamais lieu. » Il est aisé de répondre à ces deux objections. Remarquons d’abord que telle n’est pas, au moins pour le teint, l’opinion de l’auteur d’un travail publié dans ce recueil même, M. Reclus [5]. Dans ce travail, que nous avons déjà cité, le voyageur, traduisant simplement les impressions qu’il éprouve en dehors de toute controverse, s’exprime ainsi : « Si d’autres influences ne balançaient celles du climat, il se pourrait bien qu’après un certain laps de siècles, les Américains eussent tous la couleur des aborigènes, leurs ancêtres fussent-ils venus de l’Irlande, de la France ou du Congo. » En sera-t-il réellement ainsi ? Nous ne saurions répondre encore ; mais, ne fût-ce que pour la couleur, une transformation qui identifierait le nègre et le blanc nous paraît bien difficile : elle est, selon toute apparence, impossible pour l’ensemble des caractères. Sans croisement et par l’action seule du milieu, le nègre ne deviendra jamais un blanc, le blanc ne se transformera jamais en nègre. Sur ce point, nous sommes entièrement d’accord avec les polygénistes ; mais ils tirent de ce fait la conclusion que ces deux hommes sont d’espèce différente, et c’est là ce que nous n’admettons pas. Pour décider qui des deux a raison, revenons-en aux enseignemens tirés des races domestiques. Lorsque les éleveurs anglais ont cherché à modifier la race de Leicester et la race de la Tees, bien que les procédés employés aient été identiques, souvent mis en œuvre par les mêmes personnes, et toujours dirigés dans le même sens, ont-ils obtenu des résultats semblables ? Non. Le leicester s’est transformées dishley, le tees-water en durham, et jamais un éleveur ne confondra ces deux races. Déjà nous avons fait remarquer la conséquence qui résulte de ce fait et d’autres faits analogues : — une race nouvelle n’est jamais un produit simple ; pour employer le langage des mathématiciens, elle est toujours une résultante dont les deux composantes sont la race primitive d’une part, la nature du milieu de l’autre. Que l’un des élémens change, et le résultat changera aussi, comme change la résultante dont l’une des composantes est changée. — Par conséquent l’homme de race aryane et l’homme de race sémitique, modifiés tous deux par le climat de l’Inde, ne pourront donner, quelque laps de temps qui s’écoule, un seul et même homme, une seule et même race. Voilà pourquoi, après mille ans, le Juif de Cochin est encore distinct du véritable Hindou ; pourquoi, tout en prenant peut-être quelques caractères communs, le nègre et l’Anglo-Saxon se distingueront toujours l’un de l’autre sur la terre d’Amérique. Voilà pourquoi encore le nègre transporté en Europe ne deviendra jamais un vrai Caucasien, quand même son teint blanchirait, et pourquoi l’Européen ne sera jamais un vrai nègre, quand même son teint noircirait. Les races dérivées de troncs différens sous des influences identiques peuvent bien se rapprocher en prenant quelques caractères communs, que leur imprime le milieu ; mais elles présentent toujours quelques différences appréciables tenant à leur nature première, et qui sont pour chacune d’elles une sorte de certificat d’origine. — Voilà ce qu’on constate chez les animaux, ce que nous avons vu se présenter chez les chiens libres d’Amérique, et ce dont rendent compte d’une manière très simple les principes exposés dans nos études précédentes. Bien loin d’être en contradiction avec les doctrines monogénistes, ces faits, et jusqu’aux hypothèses de même nature qu’on cherche à leur opposer, mettent encore plus en relief l’accord complet de ces doctrines avec les résultats de l’expérience et de l’observation. Les actions modificatrices profondes, sérieuses, exercées parle milieu, deviennent aujourd’hui tellement impossibles à méconnaître, qu’un certain nombre de polygénistes renoncent à les nier ; mais alors ils ne veulent voir en elles que des signes de dégénérescence et de mort ; ils refusent au milieu tout autre pouvoir que celui de tuer. Knox surtout a nettement soutenu cette thèse. Plus franc ou plus logique que la plupart des polygénistes, cet auteur, ici comme toujours, a nettement accepté les conséquences de ses doctrines générales. Pour lui comme pour toute l’école américaine, chaque espèce d’hommes est un produit local. Il en conclut qu’elle ne peut vivre en dehors de la terre et du climat qui l’ont vue naître. Toutefois il ne peut nier ni les changemens subis par le Yankee, si peu semblable aujourd’hui à ses ancêtres anglo-saxons, ni les modifications presque aussi marquées de la race celtique depuis sa transplantation au Canada [6] ; mais, loin de reconnaître dans les caractères qui apparaissent chez ces petits-fils de l’Europe les signes de la formation de races nouvelles, il n’y voit que des preuves de décadence physique et morale, des indices d’une destruction prochaine. En réponse à ces étranges appréciations, bornons-nous à citer quelques faits et quelques chiffres. Ce sont ces hommes dégénérés, petits de corps et d’idées, qui fournissent au Canada ces coureurs des bois, ces voyageurs, qui, tour à tour marins sur les fleuves et les lacs, chasseurs et bûcherons dans les forêts et les déserts, sans cesse en lutte avec la nature ou les hommes, servent presque uniquement d’intermédiaires entre les indigènes et les comptoirs anglais ; ce sont eux qui entretiennent à Québec, à Montréal, le goût de la littérature et des arts, et luttent au nom de l’intelligence élevée contre les tendances à peu près exclusivement utilitaires des colons anglais. Enfin, bien que ne se recrutant plus dans la mère-patrie depuis la cession du Canada à l’Angleterre, ces mêmes hommes, ces Celtes transplantés ont longtemps constitué la très grande majorité de la population, ils en forment encore plus du tiers, et se multiplient avec une rapidité bien remarquable. En 1763, à l’époque du fatal traité de Paris, on comptait au Canada 70,000 âmes ; en 1814, la population totale était de 335,000 âmes, dont 275,000 Français. Le recensement de 1851 accuse 1,842,265 Canadiens, dont 695,945 Français. Cette race avait donc à bien peu près quadruplé dans l’espace de cinquante et un ans, malgré les luttes qui suivirent la conquête, et presque décuplé en quatre-vingt-huit années. Certes les assertions de Knox ne pouvaient recevoir un démenti plus formel [7]. Sans aborder ici dans son ensemble la question fort complexe de l’acclimatation, il est pourtant impossible de ne pas en dire quelques mots en présence des argumens que les polygénistes ont cru pouvoir tirer de la difficulté qu’ont à prospérer dans certaines contrées les races étrangères au sol. Il est très vrai que le blanc d’Europe, transporté sous la ligne ou dans les régions intertropicales, languit et périt souvent sans laisser de postérité, ou que celle-ci s’éteint au bout d’un petit nombre de générations. Il est très vrai que le nègre d’Afrique émigré en Europe y meurt très souvent de phthisie. Il est encore vrai que, dans notre colonie de l’Algérie, la mortalité des adultes, celle des enfans surtout, est de beaucoup supérieure à celle qu’on observe dans la mère-patrie. À quel point de vue toutefois ces faits peuvent-ils être invoqués en faveur du polygénisme ? La race, nous l’avons vu, est avant tout un produit du milieu. Formée sous l’empire de certaines conditions d’existence et rencontrant brusquement des conditions d’existence nouvelles, est-il surprenant qu’elle souffre et succombe parfois dans la lutte qui s’établit entre l’organisme et le monde extérieur ? Bien au contraire, ce serait l’acclimatation immédiate dans de pareilles conditions qui serait inexplicable, d’après les idées que nous défendons ! Quoi qu’en aient dit Knox et les polygénistes qui, sous des formes plus ou moins adoucies, ont adopté ses idées, l’Européen prospère et se propage dans tout pays où ne se rencontrent pas des conditions en trop grand désaccord avec le sang qu’il a reçu de ses ancêtres. La distance et la différence des races indigènes n’influe en rien sur ce résultat. Ici on peut citer des exemples frappans. Le Cap, la Nouvelle-Hollande, nourrissent les deux races qu’on a toujours été enclin à regarder comme étant les plus éloignées de l’homme européen, celles qu’on a voulu assimiler aux singes ; ces deux régions sont d’ailleurs bien loin de nous, et l’une d’elles est à nos antipodes. Eh bien ! ce sont précisément deux des points du globe qui semblent le mieux se prêter à la colonisation par les races blanches. Au Cap en particulier, le Français chassé par l’édit de Nantes, le Hollandais, l’Anglais attirés par l’espoir d’un bien-être qu’ils ne pouvaient trouver chez eux, ont également multiplié, et les tableaux recueillis par M. Boudin montrent que l’armée anglaise y fait annuellement des pertes un peu moins nombreuses qu’en Angleterre même et dans les corps les plus privilégiés [8]. Empruntons encore quelques faits aux recherches si curieuses de l’auteur que nous venons de citer. Le blanc, a-t-on dit, ne peut vivre dans les pays chauds. M. Boudin montre que, dans l’hémisphère sud, même au milieu des conditions en apparence les plus défavorables, une chaleur très intense ne produit plus les mêmes effets que dans l’hémisphère nord. Par exemple, dans les îles de la Mer du Sud comme dans l’Amérique et l’Afrique méridionales, le blanc semble pouvoir vivre impunément sous le soleil des tropiques et à côté de marais dont les exhalaisons seraient infailliblement mortelles pour lui dans l’hémisphère nord [9]. Le nègre, disait-on encore, se propage et prospère partout où il trouve la température élevée de son pays. M. Boudin prouve par des chiffres que, dans les îles du golfe du Mexique, la race nègre est en décroissance sensible ; il répète la prophétie du colonel Tulloch : « avant un siècle, la race nègre aura presque cessé d’exister dans les colonies anglaises des Indes occidentales ; » mais en même temps il fait voir qu’à la Barbade cette race ne présente encore aucun signe sensible d’une extinction future. Il montre à la Martinique, chez les nègres, un excédant annuel des naissances sur les décès qui s’élève presque au chiffre de deux mille, tandis qu’à la Guadeloupe le nombre des décès surpasse sensiblement celui des naissances. Ainsi les recherches de M. Boudin, entreprises à un point de vue exclusivement médical et appuyées sur les documens officiels les plus authentiques, réfutent quelques-unes des assertions les plus positives des polygénistes, et confirment tout ce que nous avons dit de ces actions de milieu locales qui introduisent dans les questions relatives aux racés un élément trop facilement oublié. Un certain nombre d’écrivains polygénistes ont représenté le nègre comme étant complètement insensible à l’action de certaines effluves mortelles pour le blanc ; ils ont cherché dans cette immunité présentée comme absolue un caractère spécifique propre à le distinguer du blanc. Ici encore on a étrangement exagéré la portée et la signification de quelques faits vrais. Les études faites sur place pendant de longues années par le docteur Winterbottom montrent que les indigènes de Sierra-Leone sont atteints de fièvres intermittentes et rémittentes « qui présentent chez eux exactement les mêmes caractères que chez les blancs acclimatés [10]. » Les chiffres recueillis par M. Boudin démontrent jusqu’à l’évidence que, bien qu’étant de tous les hommes ceux qui résistent le mieux aux fièvres de marais, les nègres n’en subissent pas moins l’atteinte et en meurent comme les blancs. Entre ces deux extrêmes d’ailleurs, on trouve encore des intermédiaires [11]. Quel naturaliste voudrait voir un caractère spécifique distinctif dans une particularité quelconque commune à plusieurs groupes de plantes ou d’animaux, ne se manifestant jamais chez tous les individus qui entrent dans la composition d’un seul de ces groupes, se montrant dans tous avec les mêmes caractères, et seulement plus rare chez les uns, plus fréquente chez les autres ? Au reste, ce qui achève de prouver combien les immunités plus ou moins prononcées dont jouit la race nègre sont loin d’être des caractères d’espèce, ce qui leur donne au contraire à un haut degré le cachet des caractères de race, c’est qu’elles s’acquièrent et se perdent, c’est qu’elles dépendent du milieu. Lors de l’expédition des Anglais sur le Niger en 1841, presque tous les blancs furent atteints de fièvres graves, presque tous les noirs au contraire échappèrent à ce fléau de l’Afrique tropicale. Or les onze nègres qui seuls furent malades « avaient tous habité l’Angleterre pendant plusieurs années, circonstance à laquelle ils étaient peut-être redevables d’avoir perdu une partie de leur immunité [12]. » Déjà Winterbottom avait remarqué que les fièvres sont très communes parmi les nègres amenés de là Nouvelle-Ecosse à Sierra-Leone, et Prichard, en citant le fait, en avait tiré la même conséquence que M. Boudin, Ainsi la race nègre, transportée hors de l’Afrique, se désacclimate, au moins jusqu’à un certain point, de sa patrie originelle. En revanche, en arrivant dans des milieux différens, en s’acclimatant ailleurs, elle acquiert des immunités nouvelles. On sait que le noir est bien moins exposé que le blanc aux atteintes de la fièvre jaune. Il transmet au mulâtre cette précieuse faculté, et Nott va jusqu’à déclarer qu’un quart de sang nègre est à ses yeux un préservatif aussi certain contre cette épidémie que la vaccine l’est contre la variole [13]. Eh bien ! cette immunité, le nègre ne la possède pas en arrivant d’Afrique. Du moins le docteur Clarke, dans son histoire de l’épidémie qui ravagea la Dominique de 1793 à 1796, assure-t-il que tous les nègres récemment importés furent frappés par le fléau, tandis que ceux qui habitaient l’île depuis longtemps lui échappèrent. Après des exemples pareils, est-il encore possible de voir dans les immunités plus ou moins complètes dont nous parlons des caractères d’espèce ? est-il encore possible de méconnaître l’influence profonde exercée sur les facultés les plus intimes de l’organisme humain par les actions de milieu ? Si la difficulté, pour un homme, de vivre ou de se propager dans une contrée quelconque était la preuve qu’il est d’une autre espèce que les habitans de cette contrée, on n’aurait pas besoin d’aller chercher en Afrique, en Asie, en Amérique, des exemples de la multiplicité des espèces humaines. On en trouverait sans sortir de France. La Dombes, ce plateau couvert d’étangs, dont M. de La-vergne a raconté ici même la triste et curieuse histoire [14], est presque aussi meurtrière pour les montagnards du voisinage que le sont pour nos émigrans les bords du Sénégal, beaucoup plus, à coup sur, que les plaines de Buenos-Ayres ou de Montevideo. La Dombes nourrit une population peu nombreuse, affaiblie par les maladies, dont la taille et la vie moyennes sont sensiblement au-dessous de celles des populations voisines [15] ; mais, lentement façonnée à des conditions d’existence exceptionnelle, cette population les supporte néanmoins, et résiste à leur action délétère mieux que les vigoureux montagnards du Jura et du Bugey. « Souvent, nous écrit M. Hervé-Mangon, des hommes, des femmes, attirés par l’appât d’un mariage avantageux, se fixent dans la Dombes, espérant hériter de leur conjoint et retourner dans leur patrie ; mais bien souvent aussi la mort déjoue ces tristes calculs, et l’enfant du pays, débile en apparence, enterre le robuste étranger. Les journaliers appelés du dehors sur cette terre insalubre n’y vivent guère que trois ou quatre ans, et les ouvriers de passage employés aux moissons paraissent éviter de s’exposer deux étés de suite à des influences dont ils ont compris la redoutable action. » Sur une échelle un peu moindre, tout se passe donc dans la Dombes comme au Sénégal ou au Gabon. Doit-on en conclure que le Dombois est d’une autre espèce que les montagnards ses voisins ? Knox n’hésiterait pas à répondre par l’affirmative, et c’est ici le moment de faire ressortir une des conséquences les plus étranges auxquelles les croyances polygénistes ont conduit leurs adhérens. Lorsque Virey, qui le premier a donné au polygénisme une forme scientifique, publia sa classification, il ne reconnut que deux espèces d’hommes [16] ; mais il avait posé le principe, et les conséquences ne pouvaient manquer de se manifester tôt ou tard. Dès que l’on voit dans les groupes humains autre chose que des races et qu’on cherche à les classer par espèces, on est fatalement entraîné à multiplier celles-ci. Toutefois Bory Saint-Vincent n’admit encore que quinze espèces [17] humaines, et Desmoulins n’en ajouta qu’une seule de plus [18] ; mais l’élan était donné, on ne pouvait plus s’arrêter. Gerdy admit un genre humain partagé en quatre sous-genres, dont chacun comprendrait un nombre de variétés dont il ne cite que les principales. Pour lui d’ailleurs, ces variétés résulteraient du mélange d’un nombre non moins indéterminé d’espèces qui n’existent plus à l’état de pureté, et qu’il est par conséquent à peu près impossible de reconnaître [19]. On voit que Bory et Desmoulins étaient déjà bien dépassés ; mais on voit aussi que le vague s’accroît à mesure qu’on veut multiplier les espèces d’hommes. On commence à éprouver l’impossibilité de les caractériser, de les délimiter. Cette considération n’a pas arrêté l’école américaine : celle-ci a laissé bien loin derrière elle les timides essais des polygénistes d’Europe. Son chef, Morton, divisa les groupes humains en trente-deux familles formées elles-mêmes de plusieurs espèces. À son tour, Gliddon porta ce chiffre à cent cinquante familles [20], et enfin les polygénistes américains en vinrent à admettre que les hommes avaient été créés par nations. Cette fois il est rigoureusement impossible d’aller plus loin, car la moindre peuplade des forêts d’Amérique ou des jungles de l’Inde qui s’écarte tant soit peu de ses voisines par les traits, la couleur ou le langage, est pour les anthropologistes dont il s’agit une nation, et constitue dès lors une espèce distincte. Les races européennes n’échappent pas à la règle, Knox, qui le premier, peut-être dans les temps modernes a professé ouvertement la croyance à la création sur place de tous les groupes humains, met face à face dans son livre la silhouette d’un Grec montagnard et d’un moujik ; il oppose ainsi la figure saillante, le nez crochu du premier à la face plate, au nez écrasé du second, et écrit triomphalement au-dessous : « Tous deux sont de race blanche ; voyez comme ils se ressemblent ! » Le même auteur ajoute : « Le but de cet ouvrage est de montrer que ce qu’on appelle les races européennes diffèrent les unes des autres aussi complètement que le nègre diffère du Boschisman, le Cafre du Hottentot, l’Indien rouge de l’Esquimau, et l’Esquimau du Basque. » Tous ces groupes d’ailleurs constituent pour lui autant d’espèces. Plus d’un lecteur sera sans doute surpris de cette conclusion. Il lui paraîtra étrange qu’entre l’Anglais et l’Écossais, entre l’Irlandais et le Gallois, entre le Français et l’Allemand, entre celui-ci et le Bohême, on admette des différences aussi tranchées, des différences du même ordre que celles qui séparent l’âne du cheval, et ce dernier du zèbre [21]. Cette conclusion est néanmoins parfaitement logique. Elle est inévitable pour quiconque, oubliant la distinction de la race et de l’espèce et niant les actions de milieu, c’est-à-dire mettant de côté toutes les notions de physiologie applicables à la question actuelle, s’en tient dans l’examen des faits à des considérations tirées exclusivement de la forme. Or c’est au fond la manière de procéder de tous les polygénistes. Des différences de forme, voilà en définitive ce qu’ils emploient constamment, soit comme preuves directes de leurs opinions, soit comme objections à la doctrine contraire. Sur ce terrain, les silhouettes de Knox et son exclamation : « Voyez comme ils se ressemblent ! » sont en effet une démonstration ; mais qui ne connaît quelque famille où l’on démontrerait par les mêmes argumens que deux frères, deux sœurs sont d’espèce différente ? Et comment, après tout ce que nous avons vu, admettre le principe qui entraîne fatalement de semblables conséquences ? Nous avons exposé du mieux qu’il a été possible, et sans jamais chercher à en atténuer la portée, les argumens opposés au monogénisme qui présentent le plus d’apparence de fondement. Nous croyons les avoir réfutés, et c’est au lecteur à juger de la valeur de nos réponses. Il nous faut aborder maintenant l’examen d’une doctrine spéciale qui s’est produite assez récemment en Amérique, qui tient en quelque sorte le milieu entre le monogénisme et le polygénisme, quelque difficile que la chose puisse paraître, et qui, professée par un naturaliste éminent, par Agassiz, compte aujourd’hui, surtout en Allemagne, d’assez nombreux adhérens. Cette doctrine consiste à regarder les hommes comme appartenant à une seule et même espèce, mais à admettre que cette espèce a pris naissance à la fois ou successivement sur plusieurs points du globe, et que les diverses races ont apparu toutes formées avec les caractères qui les distinguent encore aujourd’hui. Cette doctrine, on le voit, est en réalité celle de La Peyrère [22]. Pour avoir ajouté aux argumens bibliques sur lesquels s’appuyait presque exclusivement le gentilhomme théologien tous ceux qu’elle croit pouvoir emprunter à la science moderne, elle n’a pas changé de nature. Certes ce n’est pas un des résultats les moins curieux des débats anthropologiques qu’après plus de trois cents ans de travaux accomplis dans les sciences naturelles [23], ils aient conduit des hommes d’un incontestable mérite, amoureux de la philosophie et du progrès, à en revenir aux opinions d’un théologien du XVIIe siècle ; mais on peut avoir eu raison à toutes les époques, et une opinion quelconque, reprise et soutenue au nom de la science par un naturaliste comme Agassiz, mérite en tout cas un examen sérieux. Au point de vue exclusivement scientifique où nous sommes placés, la doctrine de La Peyrère peut au premier abord paraître séduisante. Elle explique très naturellement la diversité des groupes humains : elle n’est en contradiction avec aucun des faits que nous avons exposés ; elle n’a rien qui répugne à la physiologie générale, notre guide suprême dans toute cette discussion. L’observation, l’expérience, ne nous apprendront rien sur le fait de l’existence d’une ou de plusieurs paires primitives. Scientifiquement parlant, l’une et l’autre alternative est donc également possible. En supposant que plusieurs paires aient paru à la fois, elles ont pu être ou rigoureusement semblables, ou présenter seulement les différences que nous observons entre races. Dans cette dernière hypothèse, les caractères distinctifs de la race et de l’espèce, tels qu’ils ressortent de ce travail, ne s’en retrouveraient pas moins dans ces groupes originels. La question reste évidemment la même, soit que l’on suppose ces groupes réunis sur un seul point du globe, soit qu’on admette qu’ils ont pris naissance dans des régions plus ou moins éloignées, plus ou moins multipliées. Les considérations qui nous ont guidé jusqu’ici font donc entièrement défaut, et pour résoudre le problème posé par l’hypothèse de La Peyrère, il est nécessaire d’avoir recours à un tout autre ordre d’idées. C’est ce qu’a fait Agassiz. Reprenant les idées de son prédécesseur, ou plutôt sans doute arrivant aux mêmes croyances par une voie toute différente, c’est sur la géographie zoologique qu’il a fondé toute sa doctrine. Cette doctrine a fait au célèbre naturaliste une position singulière. Agassiz proclame hautement qu’à ses yeux il n’existe qu’une seule espèce d’hommes ; il devrait donc, semble-t-il, être le bienvenu chez les partisans de l’unité et fort mal vu de ceux qui croient à la multiplicité des espèces. Eh bien ! c’est le contraire qui arrive. Il est prôné avec enthousiasme par les polygénistes, attaqué avec une vivacité extrême par les monogénistes. Ces derniers traitent assez hautement Agassiz de transfuge, et donnent à entendre fort clairement que, pour se faire dans les États-Unis du sud la haute position qu’il y occupe depuis plusieurs années, il n’a pas hésité à modifier les opinions qu’il professait en Europe, que tout au moins il a cherché par une sorte de faux-fuyant à ménager des passions d’autant plus exigeantes qu’elles ont pour base des intérêts très positifs. Nous n’hésitons pas à déclarer que ces imputations sont dénuées de fondement. La vie entière d’Agassiz proteste contre les motifs qu’on lui prête. En Europe, on l’a vu faire à la science des sacrifices matériels que. ses amis avaient le droit de trouver exagérés ; tout récemment, il a refusé la haute position que le gouvernement français n’eût certainement pas manqué de lui faire, s’il avait consenti à venir habiter le Muséum. Nous sommes donc pleinement convaincu que des calculs d’intérêt n’ont influé en rien sur les opinions professées par un confrère aussi honorable qu’il est justement célèbre. Et d’ailleurs, à se placer à ce point de vue, qu’eût perdu Agassiz à se faire le soutien du plus pur monogénisme, si telles avaient été ses convictions ? Une place de professeur dans les états à esclaves ? Mais il en aurait bien vite retrouvé une autre dans quelqu’une des universités des états libres, et certes ceux-ci eussent été heureux d’accueillir et de dédommager le savant qui, par sa parole et ses écrits, a répandu dans tous les États-Unis le goût, la passion, pourrait-on dire, des sciences naturelles. Il faut bien reconnaître cependant que, pour être accueillie avec transport par les polygénistes et repoussée parfois avec violence par les monogénistes, une doctrine qui reconnaît l’unité de l’espèce humaine doit renfermer au moins des obscurités et des contradictions. On y trouve en effet l’un et l’autre, et pour s’expliquer de semblables défauts dans une conception venant d’un homme d’une aussi grande valeur, il est nécessaire de remonter à ses travaux antérieurs. Là seulement on reconnaît qu’Agassiz ne s’est jamais rendu un compte exact de ce que sont l’espèce, la race, la variété. Ce naturaliste a commencé par où avait fini Cuvier, par la paléontologie, et dans celles de ses œuvres qui ont pour but l’étude des animaux vivans, on retrouve presque toujours quelque chose des premières impressions que lui ont laissées les animaux morts. Là est sans aucun doute la cause première de tout ce qu’on peut reprocher aux écrits anthropologiques d’Agassiz. Quelques mots serviront de preuve à cette observation générale. En 1840, dans ses Principes de Zoologie, Agassiz parle de l’espèce comme étant « le dernier terme de classification auquel s’arrêtent les naturalistes. » Certainement pas un botaniste, pas un zoologiste ayant pratiqué l’espèce vivante n’acceptera cette définition. L’auteur prend ici reflet pour la cause ; l’espèce existait avant que les naturalistes se fussent arrêtés à elle. Le classificateur s’arrête quand il la rencontre ; il ne la fait pas. Des termes employés par Agassiz il résulterait au contraire que l’espèce n’est qu’une conséquence de la classification, un groupe de convention fondé uniquement sur de légères différences morphologiques. Nous retrouvons ici toutes les idées que nous avait présentées le Discours de M. d’Omalius d’Halloy, qui, lui aussi, a conclu en paléontologiste [24]. Dans ce même ouvrage, Agassiz regarde l’homme comme appartenant à la même espèce ; mais il admet en même temps des races distinguées les unes des autres par de légères différences primitives, se prononçant de plus en plus sous l’influence de la diversité de nourriture, de climat, de coutumes, etc. Pour un esprit enclin à ne voir dans l’espèce qu’un groupe à peu près artificiel, reposant sur la forme seule, que pouvaient être ces races, séparées par des différences originelles, sinon des espèces d’espèces ? Déjà on pourrait dire qu’Agassiz oscille entre la doctrine de l’unité et celle de la multiplicité, et cherche à fondre deux idées qui s’excluent réciproquement. Cette tendance devient plus évidente dans une Notice sur la Géographie des Animaux ; publiée en 1845 [25]. « Tous les êtres organisés, dit Agassiz, ont une patrie. L’homme seul est répandu sur la surface entière de la terre. » Cela est vrai. « Les animaux aussi bien que les plantes sont comme parqués dans des régions déterminées, » tandis que l’homme habite tous les climats. On a désigné sous les noms de flores, de faunes, l’ensemble des végétaux ou des animaux qui habitent une de ces régions. Or dès cette époque Agassiz avait cru pouvoir constater une certaine coïncidence entre les limites des faunes et l’aire occupée par certains groupes humains ; déjà il attribuait à une cause primordiale identique la répartition de l’animalité en espèces, de l’humanité en races, sur un territoire donné, et reliait ainsi intimement la diversité des populations humaines à celle des faunes. « Mais, ajoutait-il, cette diversité, qui à la même origine, a-t-elle la même signification chez l’homme que chez les animaux ? Évidemment non. Tandis que les animaux sont d’espèces distinctes dans les différentes provinces zoologiques auxquelles ils appartiennent, l’homme, malgré la diversité de ses races, constitue une seule et même espèce sur toute la surface du globe. À cet égard comme à tant d’autres, l’homme apparaît comme un être exceptionnel dans cette création, dont il est à la fois le but et le terme. » Ainsi l’auteur affirme plus clairement que par le passé les deux notions opposées qu’il s’efforce de réunir. Par cela même, la contradiction se prononce davantage, et déjà, pour concilier sa conception avec les faits, il est obligé d’admettre que l’homme est un être exceptionnel dans une question toute d’histoire naturelle et de physiologie. Ce travail, fait en Europe, renferme en germe la doctrine entière qu’Agassiz a développée depuis en Amérique, d’abord dans des séances d’académie et des congrès où elle produisit une sensation profonde et fut vivement contestée à divers points de vue [26], ensuite dans un mémoire spécial que nous allons examiner. On peut la résumer en quelques mots. Agassiz admet que toutes les espèces animales n’ont pas pris naissance sur le même point du globe, que la création animale a eu lieu sur des points différens, et que les espèces rayonnant autour de ces centres ont donné à la faune actuelle tous ses traits caractéristiques. — Jusque-là, il ne fait qu’adopter avec tous les zoologistes modernes la doctrine essentiellement française des centres de création [27]. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir fait à l’homme l’application d’une idée réservée jusque-là pour les animaux. En effet, Agassiz déclare toujours qu’il n’existe qu’une seule espèce d’hommes, mais il affirme que les races, avec tous leurs caractères, sont primordiales, qu’elles ont été créées à part, chacune dans sa propre patrie, et que cette patrie coïncide toujours avec une circonscription zoologique. Il rattache ainsi chaque groupe d’hommes à une faune, on pourrait presque dire chaque race humaine à une espèce animale. En effet, Agassiz, entièrement d’accord ici avec Knox, croit que l’homme a été créé par nations, et dans les relations qu’il cherche à établir entre lui et les singes surtout, il semble porté à conclure qu’on rencontre toujours ensemble une espèce de singe et une de ces nations comme des manifestations diverses d’une même force locale. Ramenée à ces termes simples, la théorie du professeur de Charlestown n’aurait rien, nous le répétons, qui fût en désaccord avec les idées que nous avons exposées relativement à la race et à l’espèce. Si, sous tous les autres rapports, elle s’accordait avec les données fournies par l’observation et l’expérience, nous nous bornerions à voir en elle une hypothèse ingénieuse, fort difficile à démontrer sans doute, quoique non moins difficile à démentir. Cependant d’une part cet accord n’existe pas, et les opinions d’Agassiz sont en opposition formelle précisément avec les lois de cette partie de la science sur laquelle il croit s’appuyer, avec les lois de la géographie zoologique ; d’autre part, la manière dont il présente l’ensemble de ses opinions, les argumens qu’il emploie pour en démontrer l’exactitude, font de cette doctrine un véritable polygénisme, à peine déguisé par la contradiction que déjà nous avons vue poindre, et qui devient ici frappante. Personne ne s’y est trompé en Amérique, et les disciples de Morton moins que personne. Aussi Nott et Gliddon ont-ils accueilli à bras ouverts l’éminent auxiliaire qui leur arrivait. Le mémoire d’Agassiz figure à la place d’honneur, en tête du grand ouvrage que nous avons eu si souvent à citer et à combattre [28]. À elle seule, cette circonstance explique comment, en dépit de ses déclarations répétées, l’auteur se trouve en guerre avec les monogénistes, comment il se fait que nous ayons à lutter, à notre grand regret, contre un confrère que ses travaux placent au premier rang des naturalistes modernes, et qui nous a laissé comme homme les plus sympathiques souvenirs. Tout d’abord constatons, dans le travail dont il s’agit, une faute facile à prévoir, l’absence de notions précises sur l’espèce, la race et la variété. L’auteur pose bien la question, et cela de la manière la plus nette, mais ce qui suit est à la fois bien vague et bien peu en harmonie avec la science actuelle. — Agassiz écarte formellement de la définition de l’espèce toute idée de reproduction. Ainsi il dédaigne ou repousse l’idée de filiation des êtres, dont tous les grands esprits, depuis Linné et Buffon, ont si bien compris l’importance. — Il ne distingue pas les métis des hybrides, et, en parlant de ces derniers, il dit en propres termes : « Il n’importe en rien à la question que les hybrides soient ou non indéfiniment féconds entre eux. » Mais depuis Buffon jusqu’à Millier et à M. Chevreul tous les zoologistes, tous les physiologistes, tous les penseurs qui ont touché à ces questions ont admis, comme un des points les plus fondamentaux, la nécessité de savoir si cette fécondité était ou n’était pas illimitée ! — Les notions de temps, de filiation, de degrés de fécondité étant ainsi rayées de l’idée d’espèce, Agassiz renonce à son ancienne définition et adopte celle de Morton, qu’il développe seulement dans les termes suivans : « Les espèces sont donc des formes distinctes de la vie organique, dont l’origine se perd dans le premier établissement de l’ordre de choses actuel, et les variétés sont des modifications des espèces pouvant retourner à la forme typique sous des influences temporaires. » On le voit, la forme seule, la forme actuelle, voilà tout ce qui, aux yeux d’Agassiz, constitue l’espèce. Dans toute cette partie de son travail, l’auteur parle comme les polygénistes les plus décidés et encourt exactement les mêmes reproches. Voici maintenant qui est peut-être plus grave encore. Agassiz a bien posé la question : qu’est-ce que la race ? mais il n’y répond pas. Comme tous les polygénistes dont nous avons parlé déjà il ne définit pas ce mot sur lequel roule toute la discussion, et pourtant il se déclare prêt à prouver que « les différences existant entre les races humaines sont de même nature que celles qui séparent les familles, genres et espèces de singes ou autres animaux. » Il développe cette pensée et ajoute : « Le chimpanzé et le gorille ne diffèrent pas plus l’un de l’autre que le Mandingue du nègre de Guinée ; l’un et l’autre ne diffèrent pas plus de l’orang que le Malais ou le blanc ne diffèrent du nègre. » Dans la bouche d’un naturaliste, et quand ce naturaliste a réduit la notion de l’espèce à une question de formes, ce langage n’est-il pas aussi explicite que possible ? N’est-il pas évident que ces races humaines ne sont autre chose que des espèces, et qu’il ne reste plus qu’à partager l’humanité en familles, en genres, comme on l’a fait pour les singes, qui ne diffèrent les uns des autres ni davantage, ni sous d’autres rapports ? Eh bien ! non. Agassiz déclare encore une fois qu’en dépit de toutes ces différences les hommes n’en sont pas moins de même espèce ; mais cette profession de foi, en contradiction absolue avec tout ce qui précède, ne peut évidemment enlever au travail de l’auteur sa signification essentiellement polygéniste. Or on vient de voir qu’envisagé à ce point de vue, le mémoire dont il s’agit n’échappe à aucun des reproches que l’on peut adresser aux autres travaux accomplis dans cette direction. Du moins, en se plaçant sur le terrain choisi par Agassiz, en acceptant pour un moment toutes ses idées, quelque contradictoires qu’elles soient, est-il possible de les faire concorder avec les résultats acquis à la science en dehors de toute préoccupation anthropologique ? Pas davantage ; c’est là ce que nous essaierons de prouver en abordant la question géographique. Agassiz, avons-nous vu, a fondé sa théorie sur une application à l’homme de la doctrine des centres de création. Nous adoptons cette doctrine comme lui-même. En effet, quiconque se placera en dehors de toute considération étrangère à la science, quiconque s’en tiendra à ce qu’enseignent l’observation et l’expérience, reconnaîtra que les animaux et les plantes n’ont pu prendre naissance en un même point du globe. L’observation nous apprend que chaque grande région a ses espèces, ses genres, ses types particuliers, et l’expérience prouve chaque jour que certaines espèces peuvent être transportées d’une région dans l’autre, y vivre et y prospérer. Les conditions d’existence de leur nouvelle patrie leur conviennent donc, et si l’homme ne les y a pas rencontrées, c’est que jamais elles n’y avaient existé. — Pour expliquer la distribution actuelle des animaux en supposant un centre de création unique, il faut choisir entre deux hypothèses également insoutenables scientifiquement. Ou bien il faut admettre la transformation des espèces primitives et la formation d’espèces nouvelles sous l’empire des conditions actuelles, et Darwin lui-même ne va pas à beaucoup près jusque-là, ou bien il faut admettre l’extinction totale d’une multitude d’espèces qui auraient disparu entre le point de départ et le point d’arrivée, et la paléontologie contredit formellement cette idée. — Enfin la physiologie et l’expérience nous enseignent que les espèces polaires ne peuvent avoir vécu même momentanément à côté des espèces équatoriales, à plus forte raison pendant le temps nécessaire pour amener la séparation et le cantonnement de chacune d’elles. Tout donc concourt à démontrer que les animaux ont apparu à l’origine des temps actuels sur des points différens, dans des centres de création multiples, et nous croyons que les choses se sont passées ainsi ; si nous acceptons cette doctrine, c’est qu’elle traduit les résultats recueillis en dehors de toute controverse par les naturalistes qui, sans songer à l’homme, ont posé les principes de la géographie zoologique par des travaux portant sur plusieurs des grandes divisions du règne animal. Ces naturalistes et ces travaux sont nombreux. Au premier rang, nous rencontrons encore Buffon avec ses belles recherches sur les mammifères, étendues et confirmées par celles de Geoffroy Saint-Hilaire, Desmarets, Isidore Geoffroy, etc. Viennent ensuite MM. Duméril et Bibron, le maître et l’élève, qui ont étudié les reptiles au même point de vue ; Fabricius et Latreille, ces deux princes de l’entomologie ; Maclay, Spence, Kirby, Lacordaire, qui ont également pris les insectes pour objet de leurs investigations ; M. Edwards, dont le travail sur la distribution géographique des crustacés est un véritable modèle, et une foule d’autres savans dont les études ont porté sur des groupes moins étendus. De cet ensemble de recherches ressortent un certain nombre de faits généraux ou de lois auxquels doit évidemment satisfaire, si elle est vraie, la conception d’Agassiz. Or, bien loin qu’il en soit ainsi, il est facile de constater un désaccord complet entre ces lois et la théorie proposée. Et d’abord, Agassiz a compris les centres de création eux-mêmes comme quelque chose de beaucoup trop absolu. Pour lui, l’influence de ces centres est générale ; elle s’étend à tous les produits d’une région, et établit entre eux des rapports étroits, qu’ils appartiennent à la terre ferme, aux fleuves ou aux rivages. Dans ses idées, hommes, plantes, oiseaux, mammifères, insectes, poissons et crustacés marins ou fluviatiles, etc., sont tous frères, en ce sens qu’ils sont les enfans d’un même sol. Il semble que l’auteur voie dans les formes humaines, animales ou végétales, le produit d’une force locale unique imprimant sur tous les êtres une sorte de cachet qui atteste leur communauté d’origine. Or cette donnée est inexacte. Si elle semble se vérifier sur quelques points du globe et lorsqu’on rapproche seulement un très petit nombre de groupes, elle se trouve en défaut aussitôt qu’on tient compte de tous. La Nouvelle-Hollande par exemple, dont les mammifères se séparent si nettement de ce qui se voit partout ailleurs, et qui à ce point de vue forme avec quelques petites îles voisines une région si spéciale, perd ce caractère dès que l’on compare ses insectes avec ceux de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Calédonie. Au point de vue de la mammalogie, elle forme un centre parfaitement distinct et isolé ; au point de vue de l’entomologie, elle a été réunie par M. Lacordaire à la grande île, à l’archipel que nous venons de nommer [29]. Les faits deviennent plus frappans encore dès que l’on compare les animaux qui vivent dans l’air avec ceux qui vivent dans l’eau, ou même ces derniers seulement entre eux lorsque deux mers différentes sont séparées par une petite étendue de terre. À l’isthme de Suez, les faunes aériennes sont à peu près identiques sur les côtes de la Mer-Rouge et de la Méditerranée ; les faunes marines sont au contraire extrêmement dissemblables sur les rivages opposés : M. Edwards n’a pas trouvé un seul crustacé qui fût commun à l’un et à l’autre. Ainsi jugée par les faits empruntés aux animaux seuls, l’idée fondamentale de la doctrine d’Agassiz est contredite par les résultats de l’observation. Voyons ce qu’elle devient dans ses applications à l’histoire de l’homme. Parmi les faits généraux le plus universellement admis en géographie zoologique, faits qu’Agassiz lui-même rappelle dans son travail, se trouvent les deux suivans : — tous les grands centres de création sont caractérisés par certains types, comprenant un nombre d’espèces, de genres plus ou moins considérable, types qui leur sont propres ou sont à peine représentés ailleurs. Ainsi la Nouvelle-Hollande est essentiellement la patrie des marsupiaux, l’Amérique celle des édentés [30]. — Entre deux centres de création vraiment distincts, il n’y a que peu ou point de genres communs, encore moins d’espèces communes, et ces différences caractéristiques s’accusent de plus en plus à mesure que l’on considère des groupes plus élevés. Ainsi, en prenant l’ancien et le nouveau continent tout entiers, on a évidemment les deux régions zoologiques les plus étendues qu’il soit possible de comparer. Or ces deux régions ne possèdent en commun que cinq ou six genres et qu’une seule espèce de chauve-souris ; pas un seul genre, à plus forte raison pas une seule espèce de singes ne se rencontre à la fois dans l’une et dans l’autre. La Nouvelle-Hollande forme avec ces deux régions un contraste encore plus tranché. On n’en trouve pas moins des hommes en Amérique ou en Australie, comme en Asie, en Afrique ou en Europe. Ces hommes, d’après les polygénistes, forment un genre composé de plusieurs espèces. S cette opinion était fondée, il s’ensuivrait que le genre, ou mieux le type le plus profondément caractérisé, se serait produit dans tous les centres de création, au lieu d’en caractériser un seul comme le font les édentés et les marsupiaux. D’après Agassiz, l’homme ne forme qu’une espèce, mais ses races multipliées ont pris naissance sur tous les points du globe. Si Agassiz était dans le vrai, cette espèce, la plus exceptionnelle de toutes celles que présente la nature organisée, aurait apparu dans les régions zoologiques les plus tranchées : dans l’ancien et le nouveau continent, qui n’ont pas un seul singe commun ; dans l’Australie, qui ne possède pas même de singes ! Il est impossible d’imaginer un désaccord plus complet avec les lois les plus générales de la géographie zoologique. Le polygénisme pur de Desmoulins, Morton, etc., ou mitigé par Agassiz, est donc en contradiction avec la géographie zoologique, comme il l’est avec la zoologie proprement dite, comme il l’est avec la physiologie. Évidemment les idées que nous combattons ont été conçues sous l’impression de certaines coïncidences qui ne pouvaient guère manquer de se produire. Les grands centres de création ont en général des milieux non moins caractéristiques que leurs faunes ou leurs flores. Il n’est pas surprenant qu’ils aient imprimé à la race humaine formée sous l’influence de ce milieu quelque chose de spécial. En ce sens, ce quelque chose est le produit d’une force locale : mais, comme on vient de le voir, il ne préjuge rien quant à l’origine. La coïncidence que présente dans certains cas la circonscription des faunes et des flores avec celle des races humaines s’explique donc tout naturellement par ces actions de milieu que l’on retrouve partout en anthropologie, et qui répugnent si fort aux polygénistes. Les coïncidences qui ont séduit Agassiz et lui servent d’argument à peu près unique sont bien loin d’ailleurs d’être aussi générales et aussi complètes que l’a cru notre savant confrère ; Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner en zoologiste la carte et le tableau iconographiques qui accompagnent son mémoire. — Agassiz reconnaît huit centres principaux de création qu’il appelle les royaumes zoologiques. Ce sont les royaumes arctique, mongol, européen, américain, nègre, hottentot, malais, australien. Cette distribution est certainement arbitraire à certains égards ; nous l’acceptons néanmoins telle que l’auteur l’a donnée, nous plaçant ainsi exactement sur le terrain qu’il s’est fait. Or le royaume américain comprend le nouveau continent tout entier, et l’homme à peau rouge des États-Unis est pour l’auteur l’homme type de cette région ; mais l’Amérique, pour tous les zoologistes, pour tous les botanistes, forme au moins deux grands centres de création parfaitement distincts. Les naturalistes que l’étude des animaux et des plantes a conduits à admettre cette division ne songeaient certainement pas que les résultats de leurs recherches pussent un jour servir d’argumens contre une doctrine qui n’existait pas encore. Voilà donc encore une fois cette doctrine en opposition avec les résultats acquis à la science en dehors de toute controverse. Il est vrai qu’Agassiz partage ses royaumes en provinces zoologiques et subdivise encore celles-ci, comme le font d’ailleurs tous les naturalistes quand il s’agit des grands centres de création. Dans le courant de son travail, et surtout dans les publications qui ont suivi, il reconnaît avec raison que l’homme américain présente des modifications nombreuses ; chacune de ces modifications caractérise pour lui une de ces races qu’il a rendues aussi semblables que possible à des espèces. Eh bien ! si ces races ont été créées sur place, si elles sont le produit de la même force locale qui a donné naissance aux animaux de la même région, elles doivent » pour rester fidèles aux lois de la géographie zoologique, présenter avec celles des autres centres de création des rapports exactement pareils à ceux qui unissent les espèces animales. Or on constate précisément le contraire, et cela en Amérique même, dans la contrée où la doctrine que nous combattons a pris naissance. En effet, que nous apprennent encore les zoologistes qui, en dehors de toute autre préoccupation, ont étudié la répartition des animaux ? Tous s’accordent à déclarer que, dans l’ancien et le nouveau continent, non-seulement les contrées boréales, mais encore les régions tempérées présentent, quant aux populations zoologiques, des ressemblances frappantes. L’Amérique du Nord possède un grand nombre de genres, plusieurs espèces même, qui lui sont communs avec l’Europe d’une part, avec l’Asie de l’autre ; dans l’Amérique du Nord comme dans l’Europe et l’Asie, on rencontre presque toujours les mêmes types, et cela jusque chez les mammifères, c’est-à-dire chez la classe la plus élevée en organisation. L’Amérique méridionale au contraire, comparée soit à l’Asie, soit à l’Afrique, constitue un centre zoologique des plus distincts. Des types caractéristiques se montrent de tous côtés ; les genres communs diminuent dans une proportion énorme, et nous ne trouvons que peu ou point d’espèces communes. — Ainsi considérée comme centre de création animale, l’Amérique du Nord se confond presque avec l’Europe et l’Asie, tandis que l’Amérique du Sud se sépare complètement de l’une et de l’autre, aussi bien que de l’Afrique. Lorsque l’on considère ces deux moitiés du Nouveau-Monde comme centres de création humaine, c’est le contraire que l’on observe. Bien que l’homme à peau rouge des États-Unis soit beaucoup moins isolé des autres races que ne l’admettent en général les polygénistes, il n’en reste pas moins le type humain le plus caractérisé du nouveau continent, et voilà pourquoi Agassiz l’a figuré comme représentant les populations de son royaume zoologique américain. Eh bien ! il habite précisément cette Amérique du Nord [31] où vivent le renard et le castor d’Europe, où se retrouvent presque tous nos principaux genres de carnassiers. Dans l’Amérique méridionale au contraire se rencontrent des hommes à teint jaune, à pommettes saillantes sur les côtés, à yeux bridés et obliques, si semblables aux Asiatiques qu’ils reconnaissent eux-mêmes cette ressemblance et à première vue appellent les Chinois leurs oncles [32]. Sur cette même terre vivent d’autres nations qui, sans être aussi blanches qu’un Anglais ou un Allemand, « ont le teint plus clair qu’on ne l’a en général en Espagne et en Italie [33]. » — Ainsi considérée comme centre de création humaine et non plus comme centre de création animale, l’Amérique du Nord s’isole à la fois de l’Asie et de l’Europe, tandis que l’Amérique méridionale se confond presque avec l’Asie et se rapproche même de l’Europe. Les hommes et les animaux du nouveau continent ont donc avec les hommes et les animaux de l’ancien monde des rapports géographiques précisément inverses. Dans tous ses principes essentiels, la théorie que nous combattons se trouve ainsi en désaccord avec les faits. Nous pourrions nous en tenir là, mais il est bon de la suivre dans une au moins de ses applications, pour en mieux constater la faiblesse. — Nous avons vu qu’Agassiz partage le globe terrestre en huit royaumes zoologiques, et que la première de ces grandes divisions est le royaume arctique. Celui-ci comprend tous les déserts (barren lands) qui, dans l’ancien et le nouveau continent, sont placés au-delà des limites des forêts. Il est borné au midi par une ligne onduleuse comprise à peu près entre le 60e et le 65e degré de latitude. Certes aucune région ne présente des conditions plus en harmonie avec les vues d’Agassiz ; les conditions générales sont à peu près identiques dans cette vaste étendue, et parmi elles il en est une qui domine tout, — le froid. Pourtant, pas plus que les autres, elle ne réalise ce que promet la théorie. Agassiz caractérise ce royaume par la présence de cinq mammifères et d’un oiseau qui sont par conséquent pour lui les termes zoologiques correspondans de l’Esquimau, pris comme type de l’homme boréal. — Les Esquimaux et les races qui ont avec eux le plus de ressemblances générales sont en effet relégués à peu près dans les limites indiquées par l’auteur ; mais quiconque tiendra compte comme nous de l’action à la fois si uniforme et si puissante que doit exercer sur l’homme ce climat polaire comprendra qu’il ne peut en être autrement. Ce climat n’agit pas seulement d’une manière directe par sa température, il impose de plus à toutes les populations des mœurs, des habitudes, un genre de vie, une nourriture presque entièrement semblables. En tout, il identifie pour ainsi dire le milieu. Est-il surprenant que ces populations se ressemblent [34] ? Mais résulte-t-il de là qu’elles se rattachent intimement aux animaux qui les entourent ? Non. Parmi les espèces mammalogiques qu’Agassiz a choisies comme étant le plus propres à représenter la faune polaire, deux seulement, l’ours blanc et le morse, appartiennent vraiment, comme type et comme espèce, à ces contrées glaciales. Comme espèce, le phoque du Groenland leur appartient également ; mais le genre dont il fait partie est répandu dans toutes les mers d’Europe, et le type se retrouve dans l’univers entier. Le renne et la baleine franche sont bien plus malheureusement choisis encore. Celle-ci fait partie d’un genre qui a des représentans directs à peu près dans toutes les mers, et au moyen âge elle fréquentait les côtes de France. Si on ne la trouve aujourd’hui que dans la zone polaire, c’est qu’elle a été chassée de partout ailleurs. Il en est de même du renne, qui au temps de César habitait les forêts de la Germanie, et qui encore aujourd’hui, là où il n’a pas été détruit, descend à plus de 20 degrés au sud des limites que suppose la théorie que nous combattons [35]. Quant à l’eider, signalé comme représentant les oiseaux du pôle, il niche tous les ans en Danemark, à 12 ou 15 degrés au sud du cercle polaire. Ainsi, sur les six espèces animales figurées dans le tableau d’Agassiz, et qui sont censées représenter le plus fidèlement la faune du royaume arctique, trois au moins peuvent être regardées comme appartenant presque également à la région que l’auteur appelle le royaume européen. Cependant Agassiz a certainement choisi les exemples les plus propres à étayer sa doctrine, et nul mieux que lui ne pouvait apporter dans ce choix la science nécessaire. Si un naturaliste aussi éminent n’a pas mieux réussi, c’est que la chose était impossible. En effet, malgré un petit nombre de traits spéciaux, tels qu’on en trouve partout, dans quelque sens qu’on se dirige, la faune des régions polaires n’est évidemment qu’une extension des faunes propres aux grands centres qui, en Europe, en Asie, en Amérique, sont contigus à ces régions [36]. En dépit de quelques apparences presque toutes purement locales, pas plus au pôle qu’à l’équateur, il n’y a de concordance réelle entre la distribution géographique des animaux et celle des races humaines. Pour soutenir sa théorie, Agassiz ne s’en est pas tenu à de tels argumens : il en a employé d’autres qui reposent, comme les précédens, sur quelques coïncidences de détail, mais qui sont bien plus faciles encore à réfuter. Ici même nous éprouvons un certain embarras. Dans la préface de l’un de ses derniers ouvrages, récemment publié à Londres [37], l’auteur avertit ses lecteurs européens que « son livre a été écrit en Amérique, spécialement poulies Américains, et que la population à laquelle il est particulièrement destiné à des besoins très différens de ceux du public qui lit en Europe. Je m’attends, ajoute-t-il, à voir mon livre lu par des gens de peine, par des pêcheurs, par des fermiers, aussi bien que par des étudians ou des savans de profession, et j’ai dû faire mon possible pour être compris de tout le monde. » Nous admettons cette nécessité ; mais peut-être, sous l’empire de ces préoccupations, Agassiz s’est-il parfois plus inquiété de frapper fort que de frapper juste ; peut-être s’est-il laissé aller à employer des argumens qu’il eût soigneusement évités, s’il s’était adressé à un autre public. Cette espèce d’entraînement expliquerait seule à nos yeux comment un naturaliste d’un aussi incontestable savoir, comment un esprit aussi éclairé a pu chercher à étayer une doctrine quelconque par des raisons comme celles qu’il invoque dans une lettre adressée aux auteurs des Types of Mankind ? Imitant en cela presque tous les polygénistes, Agassiz s’appuie d’une part sur les incertitudes qui règnent encore dans la science relativement à la détermination de certaines espèces de singes, d’autre part sûr les différences qui séparent les races humaines. Nous avons répondu à ces objections mille fois opposées aux monogénistes, et nous n’y reviendrons pas. De plus, il semble vouloir chercher une preuve en faveur de la communauté d’origine du Malais et de l’orang-outang, du Négritto et de certains gibbons, dans l’identité de couleur que présenteraient, selon lui, la peau de ces races humaines et le pelage de ces quadrumanes. Il insiste peu du reste sur cet argument, et nous ferons comme lui. Le lecteur peut aisément se faire une opinion personnelle à ce sujet en lisant ce que les voyageurs nous apprennent sur les Malais, les Négrittos, et les autres peuples qui vivent dans la zone des quadrumanes, et en allant ensuite parcourir les galeries du Muséum. Il trouvera là des orangs, des gibbons et bien d’autres singes ; il décidera par lui-même s’il est possible d’établir le moindre rapport entre le teint des uns et la couleur des autres. Au reste, un naturaliste dont le témoignage est bien peu suspect, un polygéniste bien décidé, Desmoulins, a réfuté d’avance la théorie qui semble vouloir se produire ici, et nous nous bornerons à renvoyer au chapitre de son livre intitulé Rapports zoologiques des hommes et des singes les personnes qui pourraient être tentées de se laisser séduire par ces rapprochemens inattendus. Mais voici un argument plus étrange encore peut-être, et sur lequel il est difficile de glisser aussi légèrement, parce qu’il tend à mettre en suspicion toute une science qui, quoique nouvelle, a donné déjà et donne chaque jour des résultats aussi importans que curieux pour l’histoire de l’humanité. Agassiz nie la valeur ou mieux la réalité de la linguistique comparée. En cela, il est logique. En effet la manière dont les philologues modernes comprennent la filiation des langages, les rapports que chaque jour ils découvrent entre les dialectes d’une même langue, entre les langues parlées par les peuples les plus éloignés, les conséquences que, d’un commun accord, ils tirent de ces résultats relativement à la parenté des races, sont en contradiction flagrante avec la théorie d’Agassiz, avec toutes les doctrines de l’école américaine. Dans cette théorie, dans ces doctrines, l’homme est créé par nations ; chaque nation naît avec son langage, comme l’animal avec son cri particulier. Aussi Agassiz n’hésite point à assimiler ces deux choses. Ici nous sentons qu’il faut traduire pour ne pas être accusé de travestir les idées de l’auteur. Dans son premier mémoire, il avait dit déjà : « La preuve tirée de l’affinité des langues de diverses nations en faveur d’une communauté d’origine est sans valeur, car nous savons que, parmi les animaux doués de la voix, chaque espèce a ses intonations particulières, et que les différentes espèces d’une même famille produisent des sons aussi étroitement rapprochés, formant des combinaisons aussi naturelles que peuvent le faire les langues appelées indo-germaniques, lorsqu’on les compare entre elles. Le chant des différentes espèces de grives qui habitent les diverses parties du monde présente la plus grande affinité. Personne ne tirera de ce fait la conséquence que toutes ces espèces d’oiseaux ont une origine commune. Et cependant, lorsqu’il s’agit de l’homme et de ses races, les philologues considèrent les affinités de langage comme présentant la preuve directe d’une pareille communauté ! » Dans sa lettre à Nott et à Gliddon, Agassiz est plus explicite encore. « Ceux qui soutiennent l’unité primitive de l’espèce humaine, dit-il, attachent une grande importance à l’affinité des langues comme prouvant la nécessité d’une parenté directe entre tous les hommes ; mais on. peut en prouver autant de n’importe quelle famille animale, même de celles qui contiennent un nombre considérable d’espèces et de genres distincts. Qu’on suive sur une carte la distribution géographique des ours, des chats, des ruminans à cornes creuses, des gallinacés, des canards ou de toute autre famille [38] : on prouvera, avec tout autant d’évidence que peuvent le faire pour les langues humaines n’importe quelles recherches philologiques, que le grondement des ours du Kamtchatka est allié à celui des ours du Thibet, des Indes orientales, des îles de la Sonde, du Népaul, de Syrie, d’Europe, de Sibérie, des États-Unis, des Montagnes-Rocheuses et des Andes. Cependant tous ces ours sont considérés comme des espèces distinctes, n’ayant en aucune façon hérité de la voix les unes des autres. Les différentes races humaines ne l’ont pas fait davantage. On peut en dire autant du rugissement et du miaulement des chats d’Europe, d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique [39], et du mugissement des bœufs, dont les espèces sont si largement dispersées sur presque tout le globe. Tout ce qui précède est encore vrai du caquetage des gallinacés [40], du cancanage des canards, aussi bien que du chant des grives, qui toutes lancent leurs notes harmonieuses et gaies chacune dans son dialecte, lequel n’est ni le dérivé ni l’héritier d’un autre, bien que toutes chantent en grivien [41]. Que les philologues étudient ces faits, qu’ils apprennent en même temps combien sont indépendans les uns des autres les animaux qui emploient des systèmes d’intonations aussi étroitement alliés, et s’ils ne sont pas absolument aveugles à la signification des analogies dans la nature, ils en arriveront eux-mêmes à douter de la possibilité d’avoir confiance dans les argumens philologiques employés à prouver la dérivation génétique. » Les linguistes accepteront-ils l’arrêt porté par Agassiz au nom de la doctrine qui déclare les hommes créés par nations ? C’est à eux de répondre, et la réponse est facile à prévoir. Il va sans dire que pour notre part nous protestons contre une assimilation semblable. Si, comme nous l’avons fait au début de ce travail, on doit reconnaître que les animaux se servent de leur cri pour traduire des impressions et des sentimens, on ne doit pas oublier pour cela combien sont rudimentaires les procédés mis par la nature à leur disposition. Ces cris peuvent tout au plus se comparer aux interjections que la joie ou la terreur, le plaisir ou le désespoir, l’amour ou la rage arrachent à tous les hommes, et qui se ressemblent à bien peu près chez tous les peuples, aux signaux résultant d’une simple émission de sons et que comprennent les intéressés. Ils n’ont aucun rapport avec la voix articulée, avec la parole, qui depuis Aristote est regardée à juste titre comme un des attributs de l’homme. À celle-ci et à l’intelligence supérieure nécessaire pour manier un pareil instrument se rattachent toutes les langues humaines, les plus parfaites comme les plus simples, car toutes ont un vocabulaire et une grammaire. L’argumentation entière d’Agassiz tombe, devant ce seul fait. Aussi n’insisterons-nous pas plus longtemps sur cet ordre d’idées. Il suffit d’avoir montré jusqu’où une doctrine qui prend pour point de départ la multiplicité des origines humaines a pu conduire un homme doué d’autant d’esprit et de jugement qu’il possède de science sérieuse. La zoologie, la physiologie avaient démontré l’unité de l’espèce humaine ; la géographie zoologique à son tour, loin de venir en aide au polygénisme, vient de nous apprendre que l’espèce humaine n’a pu prendre naissance dans tous les centres de création, qu’elle appartient essentiellement à l’un d’eux. Par là encore l’homme rentre dans ces lois générales qui dominent tous les êtres vivans. Tous les grands centres, avons-nous vu, sont caractérisés par quelque type spécial. Les provinces zoologiques, les centres secondaires eux-mêmes ont leurs genres, leurs espèces qui leur sont propres. L’homme, ce type à part, cette espèce privilégiée entre toutes, alors même qu’on ne voit en lui que l’être physique, pouvait-il naître à la fois en tout lieu ? Non, ou bien il eût constitué une de ces exceptions uniques dont nous ne connaissons pas encore d’exemple. Voilà pourquoi, après avoir dit : « Tous les hommes ne forment qu’une seule espèce, » nous pouvons ajouter : « Cette espèce est originaire d’une seule contrée du globe, et probablement cette contrée est proportionnellement assez peu étendue. » Où est placé ce coin de terre d’où est sorti l’être qui devait asservir toutes les autres créatures et contraindre à le servir jusqu’aux forces brutales qui régissent la matière inanimée ? Ce n’est pas ici le lieu d’examiner en détail cette question. Bornons-nous à répondre que tout indique l’Asie centrale comme ayant été le premier berceau de l’homme, comme le point d’où, rayonnant en tout sens, les tribus humaines sont parties pour aller peupler les solitudes les plus lointaines. Cette conclusion, rigoureusement déduite de faits et de lois exclusivement scientifiques, n’en a pas moins été vivement attaquée par les polygénistes. Ils ont nié la possibilité de ces migrations ; ils ont parlé des marais et des montagnes, des forêts et des déserts comme ayant dû opposer des obstacles insurmontables à la marche, à l’expansion des premiers hommes. Franchement cette objection nous a toujours surpris. Qu’il marche en troupe ou qu’il soit isolé, tant qu’il est sur la terre ferme, ce n’est pas la nature que l’homme a surtout à combattre. En réalité, il n’est arrêté que par son semblable. Sans les Touhareks, les caravanes sillonneraient fort bien le désert entre l’Algérie et le Sénégal, et le martyrologe des voyageurs compte autant de victimes tombées directement sous les coups de l’homme que d’individus tués par un climat où les retenaient souvent des obstacles soulevés encore par l’homme. Avant la présence de celui-ci en certaines latitudes, qui donc eût arrêté les hordes, les familles s’avançant par stations plus ou moins prolongées, s’établissant à leur gré sur des terres que personne ne leur disputait, laissant les générations successives se faire à des conditions d’existence nouvelles, mais qui ne différaient jamais beaucoup des précédentes, et recommençant à leur heure une conquête qui n’entraînait de guerre qu’avec le sol et les bêtes féroces [42] ? Quant à nous, loin de trouver difficile la dispersion de l’espèce humaine, nous regardons comme impossible qu’elle n’eût pas lieu dans les conditions dont il s’agit, et la manière dont ont grandi dans les temps modernes toutes les colonies nous est un sûr garant que les choses ont dû se passer ainsi. On insiste, on nous oppose les mers, l’Océan ; on nie surtout la possibilité du peuplement par migrations de la Polynésie et de l’Amérique. Cette objection a pu avoir autrefois une certaine apparence de fondement ; en présence des renseignemens recueillis de nos jours, en présence des faits dont on retrouve la trace, ou qui se passent encore, il est étrange qu’on puisse lui attribuer aujourd’hui la moindre valeur. Cependant, comme elle a été reproduite avec insistance à diverses reprises et parfois par des hommes d’un mérite incontestable, comme elle est de nature à frapper les personnes étrangères à cet ordre de recherches, nous y répondrons avec quelque détail. Nous insisterons peu sur la Polynésie. Il suffît de parcouru, les récits des voyageurs, des plus anciens aux plus récens, pour être convaincu que cette vaste étendue de mers, partout semée d’îles et d’archipels, est habitée par la même race. Toutes ces populations ont des caractères physiques à très peu près les mêmes, toutes ne parlent que des dialectes d’une seule langue. On sait avec quelle hardiesse elles se lancent sur l’Océan dans des embarcations dont plusieurs sont parfaitement propres à exécuter des voyages lointains. On sait que, grâce à ces moyens de transport, des guerres sanglantes ont souvent lieu, non pas seulement d’île à île, mais d’archipel à archipel, et que ces mers, comme les continens, ont vu des invasions suivies d’émigrations en masse. Personne n’ignore que les habitans de ces îles, en apparence isolées les unes des autres, avaient des notions précises sur la géographie de la Polynésie entière, et que Maï, le Tahitien qui avait suivi Cook, put en dresser une carte d’une remarquable exactitude pour l’ensemble. À côté de ces faits généraux viennent se placer les faits particuliers recueillis par presque tous les grands navigateurs, et qui montrent comment les orages imprévus, les tempêtes venant rompre l’uniformité des vents sur lesquels comptaient des hommes de mer, ont amené d’une terre à l’autre, et parfois à d’immenses distances, un certain nombre d’individus. Maï retrouva à la Nouvelle-Zélande trois de ses compatriotes qu’un accident de cette nature y avait amenés douze années auparavant. Beechey a constaté un fait entièrement analogue. La possibilité du peuplement de la Polynésie par migrations est donc pleinement démontrée. Ce fait est d’ailleurs admis comme incontestable, en Amérique même, par les hommes qui se tiennent en dehors des exagérations polygénistes. M. Hale, le compagnon du capitaine Wilkes, a pu préciser l’époque approximative de plusieurs de ces migrations, et il en a dressé une carte dont l’ensemble au moins présente des garanties réelles de vérité. L’histoire ethnologique de l’Amérique est bien plus compliquée que celle de l’Océanie. Cette vaste terre n’est plus habitée par une seule race d’hommes ; elle en renferme au contraire un très grand nombre. Or la plupart présentent à un haut degré les caractères des races mixtes résultant des croisemens des principaux types qu’on observe dans l’ancien continent. En outre les caractères qu’on a regardés comme le plus essentiellement propres aux indigènes d’Amérique ne sont jamais communs à tous ; enfin ces mêmes caractères se retrouvent chez certaines populations de l’ancien monde. Le teint rouge ou cuivré, par exemple, est une exception parmi les tribus de l’Amérique méridionale. Humboldt en avait déjà fait la remarque ; mais Alcide d’Orbigny surtout a fort bien montré que sur ce vaste territoire le teint des indigènes est généralement ou jaune ou brun olivâtre, et que le mélange de ces deux couleurs rend compte des différences signalées par les voyageurs. En revanche, le teint plus ou moins cuivré se retrouve sur la côte orientale d’Asie, dans la presqu’île de Corée, dans l’Asie méridionale chez diverses populations malaises, en Afrique chez les Abyssins, les Peules, et plusieurs tribus mélangées qui s’étendent à travers le Soudan, de î’Abyssinie jusqu’au Sénégal et à la Guinée supérieure. L’étude des caractères physiques conduit donc à admettre que l’Amérique a été peuplée par des émigrans partis de l’ancien monde et appartenant de près ou de loin aux trois races principales que présente celui-ci : la blanche, la jaune et la noire. Ces émigrations sont-elles aussi impossibles que le disent les polygénistes ? Pour se convaincre du contraire, il suffit de jeter les yeux sur la carte. Dès le siècle dernier, Buffon avait parfaitement compris combien le passage devait être facile d’Asie en Amérique par le détroit de Behring, La connaissance de plus en plus complète de ces mers et des races qui en peuplent les rivages ont confirmé jusqu’à l’évidence cette opinion, qui put alors paraître hardie. Pickering, l’un des membres de la commission scientifique qui fit partie du voyage d’exploration entrepris aux frais des États-Unis par le capitaine Wilkes, se demande où commencent et où finissent l’Asie et l’Amérique, et en effet le navigateur qui, longeant les îles Aléoutiennes, se rend du Kamtchatka à la presqu’île d’Aliaska doit être bien embarrassé pour déterminer la limite des deux continens. Le peuplement de l’Amérique par le nord-ouest fut donc très aisé. Au nord-est, par l’Islande et le Groenland, les immigrations d’Europe en Amérique n’étaient guère plus difficiles. Mais ce n’est pas sur ces deux points seulement que le peuplement du Nouveau-Monde a dû s’effectuer. On connaît aujourd’hui, bien mieux qu’il y a quelques années, la marche et la complication des mouvemens de l’atmosphère et des mers. Là où nos prédécesseurs n’avaient vu que le grand courant équatorial, allant uniformément de l’est à l’ouest, nous savons qu’il existe des contre-courans dirigés en sens contraire ; nos marins ont découvert de nouveaux fleuves coulant au sein des mers, et en particulier ils ont retrouvé dans l’Océan-Pacifique un second gulf stream qui, passant au sud du Japon, se dirige vers l’Amérique, comme le premier va de Terre-Neuve aux côtes de l’ancien monde. Le courant de Tesson [43] a conduit sur les côtes de la Californie des jonques abandonnées [44], comme le gulf stream avait jeté sur la plage des Açores ces fruits, ces poutres travaillées, ces canots chavirés qui, dit-on, portèrent dans le cœur de Colomb la conviction qu’il existait un autre monde. Ce courant, s’il a été connu d’une nation de navigateurs, a pu et dû conduire les flottes d’Asie en Amérique, comme il a pu et dû entraîner en Californie les embarcations imparfaites des peuples moins habiles à lutter contre la mer. Enfin le grand courant équatorial atlantique a fort bien pu amener dans l’Amérique méridionale et dans le golfe du Mexique un certain nombre d’hommes enlevés aux côtes d’Afrique ; mais ces derniers faits ont dû être en tout cas assez rares, car la plupart des populations littorales africaines paraissent s’être fort peu livrées à la navigation. De l’ensemble des considérations que nous ne pouvons qu’indiquer ici [45], il résulte que l’Amérique a pu se peupler par des hommes venant du dehors, que ces hommes ont dû être surtout des Asiatiques appartenant aux races qui occupaient les côtes de la Chine, du Japon et des terres qui s’étendent jusqu’au détroit de Behring, que des races blanches européennes ont pu pénétrer de même en Amérique, mais avec plus de difficulté, et par conséquent en nombre moins considérable, enfin que les populations africaines ont pu entrer pour une part, mais une part nécessairement très faible, et sans doute toujours involontairement, dans cette immigration. Les faits s’accordent-ils avec ces possibilités qui ressortent de la vue du moindre atlas de géographie, mais surtout de l’étude des belles cartes dues à M. de Kerhallet [46] ? C’est ce que nous allons rapidement examiner. Et d’abord, pour ce qui concerne le détroit de Behring et la chaîne des îles Aléoutiennes, nous avons à citer une preuve frappante de la facilité qu’ils offrent aux communications. Les Tchouktchis, cette population si différente de toutes les races placées si haut vers les pôles, étaient naguère campés à la fois en Asie et en Amérique sur les rivages, opposés ; ils occupent encore une partie des deux côtes [47]. Il faut bien qu’ils aient passé de l’une à l’autre. Parfois ils se visitent réciproquement pour traiter quelques affaires. À lui seul, cet exemple suffirait pour montrer comment l’ancien continent a pu verser dans le nouveau une partie de sa population. Or les races qui habitent les îles et les rivages asiatiques dont il s’agit sont loin d’être homogènes. On y rencontre, à côté des populations mongoles, qui dominent en nombre, d’autres populations dans lesquelles l’élément blanc est pur ou presque pur [48]. Ces mêmes régions possèdent la race la plus velue, la plus barbue peut-être, du globe entier, celle des Aïnos. Cette race est aussi remarquable par ses qualités intellectuelles et morales que par ses caractères physiques [49] ; son culte national, celui de la mer et des astres, rappelle les croyances religieuses de quelques-uns des peuples les plus civilisés de l’Amérique ; ils n’ont adopté du bouddhisme que la secte la plus pure et la plus élevée. De ces faits et de bien d’autres encore, il résulte que, sans sortir presque de ces parages, on trouverait peut-être de quoi expliquer tout ce que les traditions américaines racontent sur les origines des principales nations de ce pays, tout ce que nous ont appris les patientes recherches des hommes trop rares qui ont étudie sérieusement la mystérieuse histoire de ces populations. Nous avons dit que l’Asie pouvait avoir communiqué avec l’Amérique par d’autres voies, et nous tenons à montrer qu’il en a été réellement ainsi. La Californie est le seul point dans cette partie de l’Amérique où les indigènes aient le teint presque noir. Cette circonstance, qui naguère pouvait paraître extraordinaire, s’explique tout naturellement par l’existence du courant de Tessan. Celui-ci a pu amener jusque sur ces bords éloignés des canots portant des nègres océaniens, comme nous avons vu qu’il y entraînait les navires abandonnés. En tout cas, c’est lui sans doute qui facilitait entre l’Amérique » et l’Asie les communications dont de Guignes et M. de Paravey ont retrouvé les traces dans les ouvrages chinois. Les résultats auxquels sont arrivés sur ce point les savans français ont été vivement combattus ; mais il n’est guère permis d’en contester l’exactitude en présence du témoignage si net de Gomara. Ce fidèle compagnon de Cortez, en racontant l’expédition de Vasquez de Coronado, qui remonta jusqu’au-delà du 37e degré de latitude, c’est-à-dire jusqu’à Monterey environ, rapporte que les Espagnols trouvèrent près de la côte des navires à proues dorées et à vergues argentées [50], chargés de marchandises. Les gens qui les montaient firent entendre par signe qu’ils étaient en mer depuis trente jours. Les Espagnols en conclurent que ces vaisseaux venaient de la Chine ou du Japon, et nous ferons comme eux. Il est encore mieux établi que l’élément blanc européen a pénétré directement en Amérique. Sans même parler des prétentions soulevées au nom des Gallois et des Basques, les titres des Scandinaves à la découverte de l’Amérique sont aujourd’hui reconnus comme pleinement authentiques. Les savantes et curieuses recherches de Rafn ont appris que dès avant l’an 1000 de notre ère le Groenland avait été colonisé par les descendans des chefs Scandinaves qui avaient fui en Islande la tyrannie d’Harald aux Cheveux-d’Or [51]. Les frères de ces Normands qu’attirait si impérieusement le midi de l’Europe ne pouvaient rester confinés dans cette contrée qui, pour avoir mérité à cette époque le nom de terre verte, n’en devait pas moins subir des hivers à peu près aussi rigoureux qu’aujourd’hui. Ils descendirent donc au midi, et jusque vers le XIVe siècle il y eut des communications fréquentes entre le Bas-Canada et les premières colonies ; mais en 1408 les glaces interceptèrent toute communication entre l’Islande et le Groenland. Qu’est devenue la population de ce dernier pays, population qu’on sait avoir été fort nombreuse [52] ? Peut-on supposer qu’elle ait en entier péri sous les coups des Esquimaux, de ces Skrellingers qui à diverses reprises ravagèrent les colonies islandaises ? N’est-il pas évident que le plus grand nombre de ces hardis marins, se voyant abandonnés par la mère-patrie, a dû remonter sur ses barques, suivre les frères qui les avaient précédés vers le sud, et les dépasser sans doute ? Ainsi s’explique la présence de ces hommes aussi blancs, plus blancs même que les Espagnols, que rencontrèrent ça et là sur leur route les premiers conquistadores environ deux siècles plus tard ; mais une partie aussi ne voulut pas quitter la terre verte, et leurs petits-fils y vivent encore. Bien qu’ils aient oublié la langue et la religion de leurs ancêtres, ce sont eux certainement que le capitaine Graah a retrouvés en 1829, près des ruines de l’Osterbygd, dans ces hommes à la taille élevée et svelte, au teint blanc, aux cheveux blonds, dont la présence au Groenland est le démenti le plus formel à toutes les théories de l’école américaine [53]. La présence d’élémens africains en Amérique n’est guère plus difficile à reconnaître que lorsqu’il s’agit des élémens asiatiques ou européens. Les caractères physiques constatés par les premiers découvreurs suppléent, ce semble, suffisamment au silence de l’histoire. Lorsque Christophe Colomb débarqua à San-Salvador, dans les Lucayes, la race qu’il eut d’abord sous les yeux n’avait rien de bien remarquable pour lui. Il la compare aux Espagnols brunis par le soleil et aux habitans des Canaries, de ces îles qu’il avait perdues de vue depuis si peu de temps. Une population également semblable aux Canariens, les Charazanis, vit encore aujourd’hui dans le Pérou. Elle se distingue de toutes les autres tribus et races voisines, avec lesquelles elle évite de s’allier. Elle s’est aussi garantie du mélange de sang blanc [54]. Tout porte donc à penser que la race blanche africaine a été amenée en Amérique à la suite de quelque accident de mer. Quant à la race noire, nous avons les témoignages de Pierre Martyr [55] et de Gomara, qui tous deux attestent que Vasco Nunès de Balboa, en traversant l’isthme de Darien pour gagner les montagnes d’où il devait apercevoir le premier l’Océan-Pacifique, trouva sur son chemin de véritables nègres [56]. Ainsi s’explique la présence dans l’île Saint-Vincent de ces Caraïbes noirs qu’on a voulu faire descendre de nègres émancipés par le naufrage du vaisseau qui les portait, mais que les premiers colons avaient déjà trouvés dans cette île aux prises avec les Caraïbes rouges, ainsi s’expliquent encore le teint presque noir de ces Yamassees de la Floride qui aimèrent mieux périr les armes à la main que se soumettre aux lois des Creeks, et le teint non moins foncé des Charruas, à peu près entièrement exterminés aujourd’hui. La géographie, la physique générale du globe, démontrent donc la possibilité des immigrations en Amérique ; l’histoire constate la réalité d’un certain nombre de faits de ce genre, d’autres sont attestés par les caractères physiques de populations exceptionnelles. Il y a là de quoi répondre surabondamment aux assertions des polygénistes relativement à l’impossibilité du peuplement par le dehors. L’Amérique ne fournit aucun argument à l’appui des théories que nous combattons. En outre celles-ci ne sauraient rendre compte des singuliers phénomènes sociaux que présenta ce continent lorsqu’il s’ouvrit définitivement aux regards de l’Europe. Au contraire, la doctrine monogéniste et le peuplement par migrations expliquent, de la manière la plus simple la rareté des populations, leur état social généralement si peu avancé, et l’existence par place de civilisations à peu près étrangères les unes aux autres, ayant chacune son caractère propre, accusant toutes l’importation de germes venus du dehors, et dont aucune n’offrait une antiquité comparable, même de loin, à celle des vieilles sociétés de l’Asie ou de l’Europe. Ici encore en tout et partout le polygénisme est ou en contradiction avec les faits, ou impuissant à en rendre compte, tandis que le monogénisme concorde entièrement avec eux et les explique sans effort. Parvenu au terme de notre course, jetons un regard en arrière et rappelons le chemin parcouru. — En procédant à la manière des classificateurs de toutes les écoles, à la manière de Linné et de Lamarck, nous avons distingué l’homme de tous les autres êtres, en particulier des êtres organisés, parce qu’aux phénomènes qui lui sont communs avec eux, il en ajoute d’autres d’un ordre entièrement nouveau. Les faits de moralité et de religiosité, la cause d’où ils émanent, ont caractérisé pour nous le règne humain et l’ont séparé des animaux, comme les faits de vitalité et la cause qui les produit caractérisent les végétaux pour tous les naturalistes, et les isolent des minéraux. Étudiant cet être exceptionnel, nous nous sommes demandé s’il constituait une ou plusieurs espèces. Ici il nous a fallu faire un détour. Ne pouvant résoudre par l’homme lui-même un problème qui touchait à l’homme, nous avons dû nous adresser aux végétaux, aux animaux, chez lesquels tous les naturalistes admettent l’existence des espèces ; nous avons dû leur demander ce qu’il fallait entendre par ce mot, à quoi on reconnaissait cette chose. La botanique, la zoologie, interrogées successivement, ont donné une seule et même réponse. Nous avons constaté que, dans cette question, on pouvait conclure des végétaux aux animaux, et de ce fait nous avons tiré la conséquence qu’on pouvait conclure des uns et des autres à l’homme, car tous sont également des êtres organisés et vivans, par suite également soumis aux lois qui régissent l’organisation et la vie, c’est-à-dire à la physiologie générale. Examiné à ce point de vue, l’homme nous a montré partout les phénomènes qui caractérisent une seule et même espèce. L’investigation directe nous a donc conduit à admettre l’unité de l’espèce humaine. De là même il résultait nécessairement que les théories fondées sur la multiplicité des espèces humaines ne pouvaient être vraies. Toutefois les partisans de ces théories avaient opposé à cette conclusion des objections de diverses natures. Nous avons pris ces objections une à une, nous les avons soumises au contrôle des faits, des lois reconnues comme existant chez tous les êtres vivans autres que l’homme : partout nous avons vu qu’elles étaient en contradiction avec ces faits et ces lois. Ce résultat a été une nouvelle preuve, indirecte, mais non moins réelle, de la vérité de notre doctrine. Dans tout le cours de cette étude, nous croyons n’avoir pas dévié un seul instant de la route indiquée au début. Homme de science, c’est à la science seule que nous avons demandé des argumens en faveur de ce que nous regardons comme la vérité. La botanique, la zoologie, la physiologie, la statistique médicale, la géographie zoologique nous ont fourni les principaux : pour répondre à une dernière objection, nous avons dû avoir recours à la géographie proprement dite, à la physique générale du globe, à l’histoire ; mais pas une fois nous n’avons appelé à notre aide les considérations tirées de la morale, de la religion, de la philosophie. Est-ce à dire que nous ne comprenions pas combien la discussion actuelle touche de près à toutes celles que poursuivent ces nobles sœurs des sciences naturelles et physiques ? Certes non. Bien des fois, en présence des conséquences de tout ordre qui s’offraient à notre esprit, nous avons eu peine à ne pas les faire ressortir ; bien souvent nous avons dû rayer des mots, des phrases involontairement tracées. C’est qu’il était difficile, impossible sans doute, d’aborder ces côtés de la question sans réveiller des préjugés, des passions qui l’ont trop souvent obscurcie ; c’est que, traitant un sujet qui avant tout est du domaine des sciences naturelles, nous avons voulu rester exclusivement naturaliste, afin d’avoir le droit de parler à tout le monde et d’amener les partisans des doctrines les plus opposées sur un terrain que personne, quels que soient ses instincts ou ses croyances, n’a aujourd’hui le droit de refuser, et sur lequel il nous semble impossible de ne pas tomber d’accord. Aurons-nous réussi ? Aurons-nous porté la conviction qui nous anime dans l’esprit de quelques-uns de nos anciens contradicteurs ? Nous le désirons plus que nous n’osons l’espérer ; il nous est du moins permis de croire que ceux-là mêmes dont les opinions sont le plus contraires aux nôtres seront forcés de convenir que le monogénisme est une croyance raisonnable ayant des fondemens autres que ceux qu’on trouve en dehors des sciences proprement dites. Il nous est surtout permis de penser que les hommes sans parti-pris, sans préjugés, comprendront mieux encore cette vérité et qu’ils n’hésiteront pas à se ranger avec nous sous la bannière qu’ont hautement arborée les Linné, les Buffon, les Cuvier, les Millier, les Humboldt.