R. Radau Revue Scientifique. — La Science illustrée Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 72, 1867 (pp. 1001-1017). I. La terre, description des phénomènes de la vie du globe, par Elisée Reclus ; tome Ier : les Continens ; Paris, Hachette et Cie — II. L’Univers, les infiniment grands et les infiniment petits, par F.-A. Pouchet ; 2e édition, Paris, Hachette. — III. Métamorphoses, mœurs et instinct des insectes, par E. Blanchard ; Paris, Germer Baillière. — IV. Histoire et légende des plantes utiles et curieuses, par J. Rambosson, Paris, Didot. — V. Les phénomènes de la physique, par A. Guillemin ; Paris, Hachette. Le succès durable des livres de science populaire prouve, quoi qu’en disent les esprits chagrins, combien la masse du public garde de goûts sérieux, combien elle est avide de plaisirs purement intellectuels et disposée à obéir aux efforts des écrivains qui cherchent à l’entraîner dans le mouvement du progrès. En dehors de ceux que la nécessité ou une vocation irrésistible jette dans la carrière des sciences ou des lettres, on rencontre encore en très grand nombre des gens du monde qui ont senti le besoin de reprendre le fil brusquement interrompu des études scolaires, et qui ont trouvé un attrait tardif dans une science dont un enseignement trop aride leur avait caché les beautés. Ne voyons-nous pas souvent des vocations se révéler dans un sens imprévu, vocations que le mode d’enseignement adopté dans les écoles avait rebutées au lieu de les encourager ? C’est là que se manifeste toute l’importance des livres de science populaire. Ils font comprendre au public que la science ne consiste pas seulement en expériences de démonstration, en nomenclatures, en formules et théorèmes. Ils montrent que savoir est pouvoir, qu’à chaque pas, pour ainsi dire, se présente l’occasion d’appliquer utilement et au profit de notre bien-être une vérité quelconque, depuis longtemps acquise à la science. Combien de faits, connus seulement d’un petit nombre d’initiés, dorment dans tous les recoins de l’immense arsenal de la science, comme ces pierres précieuses encore enveloppées de leur gangue qui ornent les collections de nos musées ! Ces pierres charmeront nos yeux, si elles tombent entre les mains d’un joaillier habile qui s’applique à en faire ressortir les facettes ; ces faits, enfouis dans des traités inaccessibles à la foule, deviendront véritablement féconds, s’ils sont présentés au public par un écrivain qui sache avec agrément les mettre en scène. Verrions-nous autour de nous tant de landes stériles, tant de marais pernicieux, tant de champs cultivés à contre-sens, si de bons livres populaires eussent contribué à répandre les principes de la géologie, de la chimie, de la botanique, ailleurs que parmi les savans ? Verrait-on toujours tant d’obstacles se dresser devant chaque innovation utile, tant d’indifférence et d’incrédulité répondre aux appels d’inventeurs dont les idées sont parfaitement pratiques et raisonnables, si l’on s’attachait davantage à faire goûter au grand public les résultats des recherches scientifiques accomplies dans le silence des laboratoires ? La nécessité de la vulgarisation des sciences est de plus en plus comprise, et les essais qui sont tentés dans cette voie sont couronnés d’un succès toujours croissant. En outre nous constatons avec une satisfaction sincère que de vrais savans se décident enfin à descendre dans l’arène. La fin de l’année nous a donné, au milieu d’une masse de compilations de second et de troisième ordre, quelques ouvrages vraiment dignes d’être recommandés, et dont plusieurs sont signés de noms qui font autorité dans la science. Lorsqu’on les compare à d’autres livres populaires qui traitent des mêmes sujets, on comprend combien il est vrai que, pour bien écrire sur une matière, la première condition est de la bien connaître. Voici d’abord la Terre, par M. Elisée Reclus. C’est un essai de description des phénomènes du globe, essai auquel le Cosmos d’Alexandre de Humboldt paraît avoir servi de modèle. Le Cosmos a eu, on le sait, un succès immense en Allemagne (beaucoup moindre en France, où il n’est connu que par une traduction). Cette première tentative d’une description à la fois exacte et populaire de l’univers visible a puissamment contribué à répandre et à faire fructifier une série d’idées générales et profondes que l’illustre voyageur avait le premier jetées dans la circulation. Sous une forme accessible à tous, le Cosmos résumait aussi, il y a quinze ans, l’état d’une branche toute moderne de la science du globe, la géographie comparée, dont Carl Ritter et Humboldt ont été les fondateurs. On pourrait peut-être l’appeler physiologie du globe, car elle s’occupe avant tout des phénomènes sous l’influence desquels la surface de la terre subit d’incessantes métamorphoses. Elle a pour auxiliaires la géologie, la physique et l’astronomie : la géologie pour interroger le passé, l’astronomie pour sonder l’avenir, la physique pour démontrer les lois qui la régissent. Grâce aux efforts réunis d’un grand nombre de travailleurs, elle fait des progrès d’autant plus rapides qu’elle est plus jeune d’origine, et déjà depuis l’apparition du Cosmos s’étaient accumulés d’immenses matériaux qu’il était temps de coordonner et de classer sous des points de vue généraux. C’est ce que M. Reclus a entrepris avec un courage, digne des plus grands éloges ; il suffit de parcourir l’ouvrage dont il vient de publier la première partie pour reconnaître que l’auteur y a condensé le fruit d’études aussi profondes, qu’étendues, et qui ont été constamment guidées par un esprit de critique inaccessible aux entraînemens de la routine. On rencontre malheureusement dans toutes les branches de nos connaissances une foule de doctrines commodes qui séduisent l’esprit par une apparence de simplicité, et qui se transmettent de génération en génération, parce qu’il est plus aisé de suivre une ornière tourte tracée que de frayer une route nouvelle. Les programmes qui posent les bases de l’enseignement officiel et en fixent les limites contribuent à immobiliser les doctrines, et les vulgarisateurs trop pressés de produire répandent les erreurs comme les vérités avec la plus naïve impartialité. La franchise et la sévérité avec lesquelles M. Reclus examine les théories qu’il expose méritent donc d’être signalées comme une louable exception et comme un titre sérieux à la confiance du lecteur. Voyageur intrépide lui-même, l’auteur a d’ailleurs contemplé de près la plupart des grandes scènes de la nature dont il nous trace le tableau saisissant ; il a foulé les volcans et les glaciers, parcouru les mers et les continens. « Ce n’est point seulement aux livres, nous dit-il, c’est à la terre elle-même que je me suis adressé pour avoir la connaissance de la terre. Après de longues recherches dans la poussière des bibliothèques, je revenais toujours à la grande source et ravivais mon esprit dans l’étude des phénomènes eux-mêmes. Les courbes des ruisselets, les graviers de sable de la dune les rides de la plage, ne m’ont pas moins appris que les méandres des grands fleuves, les puissantes assises des monts et la surface immense de l’océan. » Ce premier volume de la Terre (un volume de plus de huit cents pages) se divise en quatre parties, dans lesquelles l’auteur considère successivement la planète, — les terres ; — la circulation des eaux, — les forces souterraines. Il commence par définir la place que la terre occupe au milieu des astres. Elle y tient dignement son rang par la suprême harmonie de toutes ses parties et de tous ses mouvemens ; planète aux allures arythmiques, elle est en petit le représentant des mondes. Cari Ritter, dans ses derniers cours, aimait à préciser davantage cette idée [1]. Il caractérisait la terre comme étant la planète du juste milieu. La plasticité du globe terrestre offre, disait-il, plus d’harmonie que celle des autres planètes ; les aspérités qui en hérissent la surface sont moins accentuées que celles qui existent sur Vénus et sur la lune. N’étant ni trop voisine ni trop éloignée du soleil, la terre n’est exposée qu’à une chaleur modérée ; elle n’a qu’un seul satellite, pendant que d’autres planètes en ont jusqu’à huit ou n’en ont pas du tout. Elle représente en toutes choses une sorte de terme moyen également éloigné de tous les extrêmes, et cet équilibre admirable des conditions d’existence de la terre semble indiquer un développement individuel qui s’est harmonisé d’une manière définitive avec le système solaire tout entier, et qui fait de la terre le séjour prédestiné de l’homme. A ce point de vue, les harmonies et les contrastes qui se manifestent dans la configuration du relief terrestre et dans la distribution des continens doivent nous paraître doublement intéressans, puisque les moindres détails se montreront plus ou moins importans pour le développement de notre espèce. M. Reclus esquisse d’une manière rapide l’histoire des premiers âges de la terre et énumère les diverses objections qui ont été élevées contre l’hypothèse de Kant et de Laplace, d’après laquelle les planètes seraient les débris condensés d’une ancienne nébuleuse. La première de ces objections est tirée de la présence des comètes, qui, dans l’hypothèse en question, sont étrangères au système solaire. Cette prétendue objection nous semblerait plutôt une confirmation, car les recherches de M. Hoek et de M. Schiaparelli portent à croire qu’en effet toutes les comètes sont des nébuleuses errantes qui nous viennent des profondeurs de l’espace. Les autres difficultés signalées par M. Reclus ne nous paraissent pas beaucoup plus graves que celle-là ; elles sont peut-être contre-balancées par les probabilités que l’ingénieuse théorie de M. Faye sur la formation des soleils apporte en faveur de l’hypothèse si bien développée par Laplace. M. Reclus nous semble être beaucoup plus dans le vrai lorsqu’il s’efforce de combattre l’opinion, encore très accréditée, d’après laquelle l’écorce solide du globe ne serait qu’une mince pellicule recouvrant un noyau entièrement liquide. Les calculs de W. Hopkins et de sir W. Thomson, qui se fondent sur la considération de certains phénomènes astronomiques, assignent à la partie solide du globe une épaisseur incomparablement plus grande que les 50 kilomètres que l’on trouve dans tous les ouvrages populaires. Ce nombre a été déduit de l’accroissement de la température qui s’observe à mesure que l’on pénètre dans les couches superficielles du sol, et qui est en moyenne d’un degré centigrade par 30 mètres de profondeur. On suppose que cet accroissement se continue d’une manière régulière, et l’on arrive ainsi à 1,600 degrés pour une profondeur de 50 kilomètres ; mais ce calcul repose sur l’hypothèse, entièrement gratuite, que les couches profondes opposent au passage de la chaleur la même résistance qu’elle éprouve en traversant les couches supérieures. Il est au contraire probable que les roches inférieures conduisent la chaleur beaucoup mieux que les terrains superficiels, et dès lors l’accroissement de la température doit se ralentir énormément à une certaine distance de la surface. Tout se réunit donc pour nous faire admettre que le noyau liquide de la terre se réduit à des proportions relativement modestes. Peut-être même faudra-t-il renoncer à l’idée d’un feu central. Beaucoup de savans inclinent aujourd’hui à croire qu’il n’existe sous l’écorce terrestre qu’un certain nombre de mers intérieures de lave incandescente, séparées par des espaces solidifiés, et qui alimentent les volcans actifs. Il est possible qu’un jour on arrive à trancher cette question par une étude approfondie de la périodicité des tremblemens de terre et des éruptions volcaniques. Beaucoup de géologues ne voient dans les tremblemens du sol que, le contre-coup des ondulations du pyriphlégéthon, de la grande mer de feu qui remplit l’intérieur du globe. Il s’ensuivrait que la lune en déterminant des marées dans l’océan intérieur comme dans celui qui couvre une partie de la surface terrestre, doit exercer une influence périodique sur la fréquence des secousses. M. Alexis Perrey croit en effet avoir découvert une relation constante entre les phases de la lune et les tremblemens du sol ; mais les chiffres qu’il cite à l’appui de ses lois ne nous paraissent guère plus concluans que ceux qui faisaient la base des spéculations météorologiques de M. Mathieu de la Drôme [2]. La seule observation connue d’une marée volcanique est celle que MM. Scacchi et Palmieri ont faite au mois de mai 1855 pendant l’éruption du Vésuve : ils ont constaté une recrudescence des laves deux fois par jour pendant deux semaines environ. D’autres témoignages sembleraient plutôt établir une connexion entre les secousses souterraines et les variations de la pression atmosphérique, ce qui serait favorable à l’hypothèse des accumulations de lave purement locales. M. Emil Kluge prétend avoir constaté que les éruptions volcaniques ont lieu surtout en été, tandis que les tremblemens de terre sont plus fréquens en hiver. Il n’hésite pas à affirmer que les éruptions dépendent des saisons, et subissent l’influence de la fonte des neiges, de la chute des glaces, des changements de la température et du poids de l’air, changemens qui se transmettent aussitôt par le sol. En classant par ordre de dates un total de 1,450 éruptions dont l’histoire fait mention, M. Kluge croit même avoir démontré que ces phénomènes suivent la même période d’environ onze ans qui se remarque dans la fréquence des taches solaires et dans les variations de la déclinaison magnétique : les minima des taches solaires correspondent, selon lui, à la plus grande, les maxima des taches à la moindre fréquence des éruptions. Cette période de onze ans expliquerait aussi le retour séculaire des éruptions de quelques volcans pour lesquels on veut avoir constaté une période de cent ans. On trouve, par exemple, que le Vésuve a vomi des laves en 685, 983, 1184,1682, 1784, l’Etna en 1183, 1285, 1381, 1682, 1781, etc. Ces rapprochemens sont peut-être un peu forcés [3]. Sous le titre Harmonies et contrastes, M. Reclus présente une série de considérations générales sur la distribution et sur la forme des continens et des bassins océaniques. Chaque continent pris à part peut être assimilé à une pyramide très plate dont le sommet se trouve placé loin du centre de la base. Ainsi le Mont-Blanc, cime culminante des Alpes, se rapproche tout à fait des côtes sud-ouest de l’Europe, et les versans de la pyramide que forme ce continent sont quatre fois plus étendus du côté de l’Asie et de l’Océan-Glacial que du côté de la Méditerranée. Dans le continent asiatique, la chute est rapide de l’Himalaya vers l’Inde, et très douce du côté opposé. On retrouve les mêmes caractères généraux dans l’Afrique, dans les deux Amériques et même dans le continent australien. Un autre grand trait de ressemblance entre les divers massifs continentaux est qu’ils renferment tous des bassins ou dépressions intérieures qui ont leurs systèmes particuliers de lacs et de rivières et qui forment autant de mondes à part. Enfin, et c’est là une remarque qui a été faite par Bacon, les trois groupes de continens se ressemblent par leurs pointes terminales projetées vers l’Océan-Antarctique. Ces trois presqu’îles ou queues méridionales des continens (le cap Horn, le cap de Bonne-Espérance et la Tasmanie) ne s’avancent pas également loin dans la mer ; mais elles sont reliées entre elles par un cercle idéal qu’elles partagent en trois parties sensiblement égales. Chacun de ces promontoires du monde semble avoir été en partie démoli par les flots : l’extrémité sud de l’Amérique est déchiquetée par un dédale de canaux qui en détachent des îles grandes et petites ; l’Afrique se termine au banc des Aiguilles, qui est sans doute le débris d’une terre engloutie ; le continent australien a pour prolongement le rivage escarpé de l’île Van-Diemen. Les analogies ont fait penser qu’un terrible déluge venu du sud-ouest a jadis affouillé les terres méridionales, et en a porté les décombres dans les continens du nord, où il a formé ces petites et contre-pentes qui en constituent aujourd’hui le relief. Les terres du nord se seraient ainsi démesurément agrandies aux dépens de celles du sud, dont il ne resterait, pour ainsi dire, que le squelette. Cette hypothèse a été développée par feu M. Adhémar, qui voit les grands agens de rénovation terrestre dans une série de déluges périodiques descendant alternativement du nord et du sud tous les dix mille cinq cents ans. La théorie des révolutions périodiques de la mer renferme toutefois une grave contradiction. Elle a pour point de départ la précession des équinoxes. C’est ce lent balancement de l’axe terrestre qui, d’après Adhémar, en troublant sans cesse l’équilibre de chaleur entre les deux hémisphères, occasionnerait une accumulation périodique de glaces à l’un des pôles ; mais l’épaisseur finale que l’auteur de la théorie assigne à la glacière polaire est telle qu’elle annulerait presque l’aplatissement terrestre, qui précisément produit la précession des équinoxes. L’effet détruirait donc ici la cause. En abordant l’étude détaillée du relief terrestre, M. Reclus présente sur le rôle comparé des plateaux et des plaines des considérations fort intéressantes. Les parties de la surface où la vie planétaire se manifeste avec le plus de régularité, mais en même temps avec le moins de force et de variété, sont les contrées dont le niveau ne varie que faiblement. En revanche, ces régions sont devenues les siège prédestiné de l’humanité et de la civilisation. Ce ne sont pas toutefois les terres basses, les plaines proprement dites, qui jouent le rôle le plus important dans l’histoire du globe ; ce sont les parties saillantes, les plateaux. L’élévation graduelle de ces vastes intumescences continentales dans la direction du nord au sud prolonge en quelque sorte la zone tempérée au-delà des tropiques, en transportant le sol dans les couches supérieures de l’atmosphère. « Ainsi, dit M. Reclus, la fonction des hautes terres dans l’économie du globe est de porter le nord au soin même du midi, de rapprocher tous les élémens de la planète et toutes les saisons de l’année. Tous les plateaux sont pour ainsi dire de petits continens émergeant du milieu des plaines, et comme les grands continens limités par la mer, ils offrent dans l’ensemble de leurs phénomènes une espèce de résumé de ceux de la terre entière ; ce sont autant de microcosmes. Centres vitaux de l’organisme planétaire, ils arrêtent les vents et les nuages, épanchent les eaux, modifient tous les mouvemens qui s’accomplissent à la surface du globe. Grâce au circuit incessant qui se produit entre toutes les saillies du relief continental et les deux océans des eaux et de l’atmosphère, les climats étages sur les flancs des plateaux se mêlent diversement, et mettent continuellement en rapport les unes avec les autres les flores, les faunes, les nations et les races d’hommes. » La description des plaines, des prairies et des déserts ne forme pas l’une des parties les moins intéressantes de l’ouvrage. M. Reclus nous fait parcourir successivement les landes françaises, les bruyères de la Hollande, la puszta magyare, les steppes et les toundras de l’empire russe, les déserts de l’Afrique et de l’Asie, les pampas de la Plata et les llanos de la Colombie, esquissant en traits rapides les principaux caractères de ces immensités monotones. Citons au moins une remarque relative au tchornosjom (terre noire) de la Russie méridionale. Cette vaste région, dit l’auteur, est encore en grande partie une mer d’herbes interrompue seulement de distance en distance par des villages, des champs cultivés et des rivières coulant avec lenteur entre des berges profondes. Le tchornosjom, s’étendant à la fois dans les bassins du Don, du Dnieper et du Volga, comprend Une superficie de près de 80 millions d’hectares, presque deux fois la grandeur de la France, et sur cet espace la terre offre partout une profondeur variant de 1 à 5 et même de 10 à 20 mètres. Ainsi que le prouve la nature géologique du sol, cette plaine n’est point d’origine océanique. Les « terres noires » étaient un continent de forme irrégulière, entouré par les eaux ; incessamment fertilisées par les détritus des gazons, elles se refusaient pourtant à nourrir des arbres ; il n’y existait point de fruits, et, grâce à un drainage naturel, il ne s’y formait aucune flaque d’eau stagnante. Ces terrains, préparés à la culture par une végétation herbeuse de plusieurs milliers de siècles, sont parmi les meilleurs du monde pour la production des céréales, et tôt ou tard ils deviendront un vaste champ de blé. Quelles richesses ignorées où délaissées ! En décrivant les formes diverses des montagnes, M. Reclus fait remarquer combien les langues policées sont pauvres en termes propres à en caractériser les aspects si variés ; il explique par des croquis les termes infiniment plus nombreux que renferment pour cet usage les idiomes des montagnards. Il développe la théorie de M. Élie de Beaumont sur les soulèvemens parallèles, et nous explique le rôle qui a été attribué aux montagnes dans l’économie de la vie planétaire. Passant à la théorie de l’arrosement du globe, il expose avec beaucoup de détails tout ce que l’on sait aujourd’hui touchant l’origine, la croissance et les mouvemens des glaciers, le régime des sources et des rivières, la formation et la diminution graduelle des lacs, etc. La dernière section, consacrée aux forces souterraines, traite des phénomènes volcaniques : éruptions, tremblemens de terre et oscillations lentes du sol. L’étude de ces phénomènes conduit M. Reclus à admettre qu’un mouvement incessant fait onduler l’écorce prétendue rigide de notre globe. « Les masses continentales, dit-il, s’élèvent pendant une longue série de siècles, puis elles s’abaissent de nouveau pour s’exhausser encore avec de lentes et majestueuses oscillations comparables au va-et-vient d’un balancier. » La Scandinavie, qui est dans sa période d’ascension, descendait pendant l’époque glaciaire ; les Andes et les montagnes de la Nouvelle-Zélande, aujourd’hui grandissantes, se sont autrefois abaissées par degrés de quelques milliers de mètres. Les continens se gonflent et se dépriment comme par une respiration lente, ils ont de longues ondulations analogues à celles des vagues ; le calme absolu y existe aussi peu que dans les couches de l’atmosphère. Tout change, tout est mobile dans l’univers, car le mouvement est la condition même de la vie. Le sol ferme que l’homme foule aux pieds s’anime et s’agite ; les montagnes s’élèvent ou s’affaissent ; les continens, se déplaçant avec leurs sommets et leurs vallées, se mettent à cheminer sur la rondeur du globe. Tout cela s’accomplit cependant sans crises violentes. « Contenant sa force, la nature opère les changemens les plus grandioses à l’insu des êtres qu’elle nourrit. Elle soulève les montagnes et dessèche les mers sans déranger le vol des moucherons : telle révolution qui nous semble avoir été produite comme par un coup de foudre a mis peut-être des milliers de siècles à s’accomplir. » La Terre est accompagnée de 24 belles cartes tirées en couleur et d’un très grand nombre de figures représentant des coupes, des plans, et de petites cartes topographiques qui sont intercalées dans le texte. L’auteur a tenu avec raison à représenter par des tableaux graphiques qui parlant aux yeux la plupart des rapports d’étendue, de hauteur ou de profondeur que l’on se contente ordinairement d’exprimer par des chiffres. L’élément pittoresque a été mis de côté ; sauf quelques profils de montagnes légèrement esquissés, la Terre ne renferme pas d’images. Ce n’en est pas moins un livre fort agréable à lire. Écrit d’un style à la fois ferme et coloré, très travaillé dans toutes ses parties, il attache et entraîne, comme toutes les œuvres sincères et consciencieuses où le fond n’est pas sacrifié à la forme, si belle qu’elle soit. C’est dans un tout autre esprit que M. Pouchet, directeur du muséum d’histoire naturelle de Rouen et correspondant de l’Académie des Sciences, a conçu le volume illustré qu’il vient de publier sous ce titre : l’Univers. C’est un livre tout élémentaire, fort amusant et fort décousu, une collection de curiosités. « C’est en présence de la mer, nous dit l’auteur, et sur la plage du Tréport que j’ai écrit ce livre, comme un repos d’esprit, pendant une vacance, et, malgré sa forme élémentaire, j’ai cru devoir placer mon nom en tête… » Il aurait été bien difficile à M. Pouchet de jouir des bénéfices de l’incognito, car on devine que la grosse affaire des générations spontanées ne tient pas une mince place dans l’ouvrage. Ces n’est pas d’ailleurs un reproche que nous lui adressons ; il est au contraire fort heureux que M. Pouchet ait donné un certain développement à la partie où il se trouve sur son véritable terrain. Il a voulu, et il nous le dit d’ailleurs lui-même, glaner partout, écrémer l’univers ; il en résulte qu’à force de chercher des merveilles et des contrastes il tombe quelquefois dans la banalité. Une partie vraiment intéressante du livre de M. Pouchet est celle qui traite de l’architecture des oiseaux. M. Pouchet a fait dessiner d’après nature un grand nombre de nids d’une construction fort curieuse qui sont conservés au musée de Rouen. Le plus étonnant de tous est celui de la fauvette couturière (sylvia sutoria, Latham), représenté d’après un exemplaire que possède le muséum de Londres. Ce nid est fort rare ; il se compose de deux ou trois feuilles d’arbres très allongées et lancéolées, dont l’oiseau coud exactement les bords en surjet à l’aide d’un brin d’herbe flexible qui sert de fil ; la femelle remplit ensuite de coton l’espèce de petit sac formé de cette manière, et dépose sa gentille progéniture sur ce lit moelleux que bercent les airs. Ce qu’on devinerait à peine, c’est que les oiseaux ne se bornent pas toujours à construire des abris destinés à protéger leur famille ; il y en a, paraît-il, qui sacrifient au luxe et se bâtissent des habitations de plaisance, des bosquets destinés aux promenades amoureuses ! Le chlamydère tacheté, décrit par Gould, nous en offre l’exemple inattendu. C’est un oiseau exotique qui ressemble à notre perdrix ; il s’en distingue par son plumage foncé, relevé de gouttes claires, et par son cou orné d’un collet rose. Pour construire sa charmille nuptiale, le couple procède méthodiquement. Pour emplacement, il choisit un lieu découvert, exposé au soleil, à la lumière. Son premier soin est d’établir une chaussée de cailloux arrondis ; lorsqu’il la juge suffisamment épaisse, il commence par y planter une petite avenue de branches. On le voit à cet effet apporter de la campagne de fines pousses d’arbres à peu près de la même taille, qu’il enfonce solidement par le gros bout dans les interstices des pierres. Ces branches sont disposées sur deux rangées parallèles, un peu convergentes, de manière qu’elles figurent une charmille en miniature. La plantation a un mètre de long, elle est assez large pour que les deux oiseaux puissent se promener à côté l’un de l’autre dans l’intérieur. Ce bosquet achevé, on songe à l’embellir. Chacun de son côté, on butine dans les champs, et on rapporte tous les objets brillans qu’on parvient à ramasser : coquilles à nacre, plumes d’oiseau, enfin tout ce qui charme le regard. Ces trophées sont accrochés à l’entrée du bosquet, lequel ne tarde pas à resplendir au soleil comme un palais des Mille et une Nuits. Dans les sites fréquentés par les chlamydères, si un voyageur perd sa montre, son couteau, son cachet, il ne s’amuse pas à le chercher par terre ; il sait où le retrouver. La découverte de ces faits parut à M. Gould si extraordinaire, qu’il craignit de ne rencontrer en Europe que des incrédules. Pour répondre d’avance à toutes les objections, il fit enlever une de ces promenades merveilleuses, et parvint à la transporter au Musée britannique, où l’on peut l’admirer aujourd’hui. Un peu plus tard, un chlamydère vivant fut apporté au jardin zoologique de Londres. On le mit dans une grande salle au milieu de tous les matériaux nécessaires à ses constructions ; mais le pauvre exilé ne fit que de piètre besogne, c’est à peine s’il toucha aux branchages pour en planter quelques-uns çà et là dans un tas de pierres. Il lui manquait l’air et le soleil, il lui manquait surtout une compagne. Parmi les faits et les raisonnemens que M. Pouchet fait valoir en faveur de l’hypothèse des générations spontanées, nous mentionnerons les suivans, qui ne manquent pas de justesse. Il existe, dit l’auteur, des végétaux qui ne se montrent que dans des circonstances tellement exceptionnelles qu’il est impossible de nous en figurer les semences encombrant l’atmosphère pendant des siècles pour ne féconder qu’à de rares intervalles quelque point du globe. On connaît un champignon qui ne se développe que sur les cadavres d’araignées, un autre qui naît seulement sur les sabots de chevaux en décomposition. L’isaria n’a encore été observé que sur certains papillons nocturnes ; ce sont d’autres espèces qui envahissent les larves et les chrysalides. Hooker a fait connaître un champignon qui atteint des dimensions considérables (de 10 à 12 centimètres) » mais qui ne se rencontre absolument que sur le cou d’une certaine chenille des contrées tropicales. Il végète sur l’animal, y fructifie, et la chenille l’enterre avec elle dans le sol, d’où il s’élance comme un panache funéraire. Faut-il donc, dit M. Pouchet, que l’air ait été bourré de semences pour qu’il en tombe une de temps à autre sur une araignée morte ou sur le cou d’une chenille ? Comme un végétal particulier envahit chaque espèce de fermentation, il faudrait également que les germes de tous ces microphytes se fussent promenés dans l’atmosphère depuis la création jusqu’au jour où l’on inventa une nouvelle liqueur fermentée. Bien plus, on connaît un végétal singulier, le racodium cellare, qui n’a jamais été rencontré que sur les futailles des celliers, et un autre qui ne vit que sur les gouttes de suif que les ouvriers laissent tomber sur le sol des mines. Les semences de ces végétaux sont-elles restées sans emploi depuis l’origine du monde jusqu’au jour où elles ont trouvé leur terrain ? Tout cela paraît en effet d’une logique irrésistible ; mais, en y regardant de près, on ne peut s’empêcher de reconnaître que les preuves sont toutes purement négatives (comme celles d’ailleurs qu’on a fait valoir contre les générations spontanées), et il ne paraît pas que la lumière puisse se faire de si tôt sur ces choses obscures. M. Pouchet, entraîné par l’ardeur de son tempérament, traite de fables puériles les opinions de ses adversaires, et décerne le titre d’illustres à tous les savans estimables qui se sont rangés de son côté. Ne craint-il pas de faire parfois sourire le lecteur ? Disons, pour terminer, que le volume en tête duquel il a placé son nom, pour nous servir de ses expressions, renferme quelque chose comme trois cent cinquante gravures, et qu’il est d’une lecture agréable et facile. Un ouvrage plus sérieux et plus important est celui que M. Emile Blanchard, de l’Institut, vient de publier sur les métamorphoses et les mœurs des insectes. Il renferme un nombre considérable de figures qui représentent les espèces dans leurs véritables attitudes, et qui sont remarquables par le soin minutieux apportée la reproduction fidèle de tous les détails et par une exécution des plus soignées. M. Blanchard, qui professe l’entomologie au Muséum d’histoire naturelle, a consigné dans cette publication, consacrée aux insectes myriapodes, arachnides et crustacés, le fruit d’observations continuées depuis longues années sur les espèces vivantes ; on y trouvera par conséquent beaucoup de choses vraiment neuves, inédites. Ainsi M. Blanchard a cherché à faire ressortir constamment les relations étroites qui existent entre les habitudes, les mœurs, le genre de vie des espèces et la conformation de leurs organes. Cet ordre de considérations avait été jusqu’ici très négligé des naturalistes. Darwin a bien senti l’importance de l’adaptation organique des espèces à des conditions d’existence particulières ; mais il y voit un caractère essentiellement variable, et il admet que le défaut d’exercice d’une part et l’élection naturelle de l’autre peuvent occasionner dans les organes des modifications profondes et héréditaires. C’est ainsi que, selon ce naturaliste, s’explique l’atrophie des ailes chez beaucoup de coléoptères qui habitent l’île de Madère ; ces insectes perdent l’habitude du vol parce que, s’ils volaient, le vent les emporterait à la mer où se noierait avec eux l’avenir de leur race ; des espèces ailées, faites pour le vol, pourraient donc se transformer avec le temps en marcheurs ou en nageurs. M. Blanchard considère au contraire les dispositions des organes comme des caractères d’une grande fixité, et en tire même un argument contre la théorie de Darwin sur l’origine des espèces, parce que des différences imperceptibles d’organisation entraînent chez les insectes des différences d’habitudes relativement considérables, de sorte que l’organisation propre de chaque espèce semble la prédestiner à un genre de vie qu’elle ne pourrait pas quitter sans périr. Un philosophe allemand dont les écrits n’ont excité l’attention générale que vers le déclin de sa longue carrière, je veux parler de Schopenhauer, va encore plus, loin dans cette voie. Pour lui, la volonté est l’essence des êtres ; elle produit l’organisme. Les formes animales ne sont que l’incarnation d’une volonté dirigée vers un but fixé d’avance ; le moindre détail des organes est ainsi l’expression d’une fonction voulue qui doit concourir à réaliser une existence en quelque sorte préméditée. Si nous considérons les organes locomoteurs des insectes, il est facile de se convaincre que des membres élargis, plus ou moins convertis en rames, appartiennent aux nageurs, — des appendices courts, dentés, — pelles et pioches, — aux fouisseurs. La bouche des insectes est formée, ainsi que l’a montré de Savigny, d’appendices en nombre toujours pareil, mais qui s’adaptent aux conditions biologiques des espèces. Il suffit d’examiner une ou deux pièces de la bouche d’une larve pour connaître le régime qu’elle est obligée de suivre et la manière dont elle prend sa nourriture. Voici, par exemple, deux chenilles d’espèces voisines qui vivent sur la même plante : l’une attaque les feuilles par le bord, l’antre ronge le calice de la fleur ; ces habitudes différentes se reconnaissent à des signes indubitables par l’examen du labre et des mandibules. De même l’inspection d’une patte apprendra au naturaliste exercé si l’insecte niarcbe sur les feuilles, ou s’il grimpe le long des tiges de la plante qu’il choisit pour séjour. La conformation des griffes par lesquelles se terminent les appendices locomoteurs est caractéristique sous ce rapport. On s’aperçoit d’ailleurs au premier abord que parmi les insectes les uns mènent la vie paresseuse tandis que d’autres sont condamnés à une vie de labeur et de combat. Ces derniers sont armés et outillés selon les besoins de leur genre de vie particulier ; là encore l’examen, même partiel, d’un seul organe permet de classer l’individu et de deviner les instincts auxquels il obéit. Beaucoup d’articulés portent à l’extrémité de l’abdomen une pince, une tenaille, une scie, une tarière, ou même un glaive empoisonné. Si nous considérons en particulier les arachnides, quelle diversité de conformation des appendices, quel arsenal d’instrumens de travail et de guerre ! Les mandibules représentent tour à tour des pinces, des forceps, des ciseaux, des meules, des lancettes ; les mâchoires, des pièces triturantes, des trompes, des suçoirs ; la lèvre inférieure est souvent une filière. Les organes locomoteurs s’adaptent à une foule d’usages : tantôt ils deviennent des bêches, des pelles, des rames ; tantôt ils se terminent en râteaux, en fourches, en dévidoirs, en brosses, en corbeilles, et tous ces instrumens sont de fabrication bien autrement délicate que les grossiers outils dont se servent les hommes. Les aranéides ou espèces fîleuses font des toiles d’une variété illimitée ; tantôt elles confectionnent de véritables tissus, tantôt ce sont des réseaux à mailles ou bien de simples fils jetés au hasard. Les griffes jouent ici un rôle capital : simples chez les espèces qui ne fabriquent pas, elles ressemblent à des peignes ou cardes chez celles qui produisent des tissus serrés, à des fourches chez les espèces qui tissent des réseaux lâches. Les yeux des insectes, souvent d’une dimension énorme, sont des appareils d’optique d’une structure étrange et qui remplissent merveilleusement des buts variés. Chez les arachnides, la position des yeux est encore caractéristique du genre de vie. L’insecte chasseur qui mène une vie errante a ses yeux rapprochés sur une éminence de telle façon qu’il puisse regarder autour de lui et apercevoir de loin sa proie. Celui qui demeure habituellement à découvert et à la même place a les yeux largement disséminés. Doit-il rester à l’affût dans un tube, les yeux sont rangés en avant sur le front, et le nombre en est diminué ; les yeux de derrière disparaissent. Dans d’autres insectes, la position et la conformation des orifices respiratoires peuvent aussi révéler les conditions d’existence auxquelles ils sont habituellement soumis. On se trouve ainsi en possession d’une série d’indices caractéristiques et parfaitement sûrs qui peuvent suppléer en partie à un examen approfondi d’une espèce nouvelle et permettre de la classer presque sans hésitation parmi les lOih REVUE DES DEUX MONDES. congénères. Il y a cinquante ans, Cuvier disait : « Donnez-moi un os, et je reconstruirai l’animal en son entier. » On voit que depuis ce jour la science n’est pas restée immobile. Les mœurs des insectes et des arachnides trahissent des organisations très complexes et très parfaites, qui nous étonnent d’autant plus qu’elles fonctionnent dans des corps de dimensions plus infimes. « Lorsqu’un être est petit, dit M. Blanchard, on est porté à s’imaginer que l’organisation doit en être très simple, l’intelligence absolument nulle. L’effet du volume est incroyable sur une foule d’esprits. La dimension d’une baleine, la taille des reptiles des anciennes périodes géologiques, commandent l’attention, excitent l’intérêt. L’attention s’éveille difficilement, s’il s’agit du plus admirable phénomène de l’organisme d’une mouche, et cependant les facultés des êtres les plus humbles fournissent des enseignemens précieux pour la raison du philosophe. » Lorsqu’on étudie en détail les habitudes de ces êtres si bien doués et si négligés de nous, on ne peut même se refuser à reconnaître que, sous le rapport de l’intelligence, quelques-uns d’entre eux sont supérieurs à beaucoup de grands animaux. Non-seulement ils ont des sens très développés qui leur apportent de nombreuses perceptions, des instincts d’une merveilleuse finesse, des aptitudes extraordinaires pour tout genre de travail, mais nous sommes obligés de convenir qu’il y a là quelque chose de plus, des indices irrécusables de facultés supérieures. Lorsque les individus d’une même espèce exécutent toujours les mêmes travaux sans avoir rien appris ni rien oublié, on peut dire que l’instinct seul les dirige. Il n’en est plus de même si dans le cours du travail il se produit un accident, un obstacle imprévu. Nous voyons alors le petit ouvrier parer à l’accident, tourner l’obstacle, se mettre en garde contre le danger auquel il vient d’échapper. D’autrefois, paresseux par occasion, il profite du hasard, il prend possession d’un vieux nid qu’il rend habitable à l’aide de quelques réparations faciles qui lui épargnent la peine d’élever une nouvelle construction. « L’insecte, que l’on veut supposer agissant à la manière d’une machine, dit M. Blanchard, éveille à chaque instant la pensée qu’il se rend compte de la situation où il se trouve placé et d’une foule de circonstances fortuites. Se rendre compte d’une situation mauvaise et chercher à la rendre meilleure, savoir choisir, concevoir l’idée de s’épargner un travail tout en voulant parvenir au même but, devenir paresseux quand on a été créé pour être laborieux, est-ce de l’instinct ? C’est impossible à admettre. Comment alors se refuser à croire que même de très petits animaux peuvent être doués d’une certaine dose d’intelligence ? Étudions notre sujet ; après avoir bien suivi les actes les plus remarquables qui se passent dans ce monde des animaux articulés, une conclusion sera rendue manifeste : c’est que des opérations considérables, poursuivies sous l’empire d’un instinct spécial, sont impossibles sans l’intervention de l’intelligence. » Pour reconnaître la justesse de ces remarques, il suffit de lire ce que l’auteur raconte à propos des abeilles, des fourmis, des araignées et de bien d’autres animaux qu’on appelle à tort inférieurs. Si le livre de M. Blanchard offre un grand attrait par le côté philosophique de toutes ces questions, que l’auteur s’attache à faire ressortir aussi souvent que l’occasion s’en présente, il n’est pas moins intéressant à un autre point de vue. Il nous fait entrevoir les immenses ressources que recèlent pour l’homme ces classes d’animaux encore si peu connues. La culture du ver à soie en est, on en conviendra sans peine, un exemple éclatant. Si l’Européen dédaigne aujourd’hui les insectes comme aliment, c’est là une antipathie sans fondement sérieux. Les Romains faisaient leurs délices des cossus ; les Chinois, les Malgaches, qui mangent les chrysalides de quelques lépidoptères, font peut-être preuve d’un goût plus raffiné que nous ne le supposons. A Mexico, on recueille dans le lac les œufs de certains insectes aquatiques, on les réduit en farine et l’on en confectionne des pains qui se vendent journellement sur les marchés de la ville. Ce sont là des exemples qu’il serait facile de multiplier. Voici encore un nouveau volume illustré de M. Louis Figuier ; consacré également à l’histoire naturelle. Il comprend les poissons, les batraciens, les reptiles et les oiseaux [4]. Une exposition claire et animée, beaucoup d’anecdotes intéressantes, un nombre considérable de figures, le recommandent comme livre d’étrennes. On y trouvera les grandes pêches et différens genres de chasses décrits d’une manière attrayante ; les serpens et les crocodiles fournissent également à l’auteur l’occasion d’une foule de récits qu’on lira avec intérêt. Ce volume fait suite aux cinq, déjà publiés, qui font partie du Tableau de la nature de M. Figuier. L’histoire et les légendes des plantes, qui a pour auteur M. J. Rambosson, réunit en bouquet ce que le règne végétal offre de plus intéressant au point de vue des applications et des usagés divers auxquels servent les plantes, sans perdre de vue le côté poétique et littéraire du sujet. De nombreux voyages ont d’ailleurs permis à l’auteur de faire quelques observations personnelles sur la végétation des tropiques, et de puiser dans ses souvenirs des détails peu connus ; grâce auxquels son ouvrage n’est pas une simple compilation. Nous citerons à cet égard la description de l’arbre du voyageur, espèce de bananier dont les feuilles s’emboîtent les unes dans les autres comme celles de l’iris, de manière à former à hauteur d’homme un vaste éventail. L’eau qui tombe du ciel et la rosée qui se condense sur l’arbre s’accumulent à la base des feuilles comme dans une citerne naturelle, et s’y conservent toujours fraîches ; il suffit de percer une feuille avec la lame d’un canif pour recevoir dans la Bouche un petit filet limpide d’eau très douce et très pure. L’île de la Réunion a fourni à nos serres et à nos jardins plus d’un exemplaire de cet arbre providentiel, dont quelques voyageurs on a tort mis en doute les propriétés précieuses. N’a-t-on pas d’ailleurs l’arbre à lait et l’arbre à pain ? A propos du tabac, M. Rambosson fait entrevoir une application vraiment importante de ce végétal, que l’on ne croyait bon qu’à produire de la fumée. D’après un témoin oculaire, feu M. Cochet, les sauvages de l’Amérique s’en serviraient comme d’un antidote infaillible contre le charbon et contre les piqûres d’insectes ou de serpens venimeux ; il guérirait même la piqûre du serpent à sonnettes, qui est considérée comme la plus redoutable. Voici ce qui est en usage parmi les Indiens, si nous en croyons le voyageur déjà nommé. Lorsqu’un homme est piqué par un insecte ou un reptile dangereux, il s’empresse de mettre dans sa bouche la valeur d’une bonne chique de tabac à fumer ; il le mâche, en avale le jus, et applique le résidu sur la plaie. Tel est le célèbre remède des sauvages, qui parcourent sans vêtemens, ou couverts seulement d’un pagne, les forêts vierges remplies, d’animaux venimeux. On sait que dans ces forêts on rencontre les terribles fourmis noires, les araignées grosses comme la main, dont la piqûre est aussi dangereuse que celle des vipères et qui vous surprennent à l’improviste, ennemis silencieux et redoutables. Les Yuracares de la Bolivie ne vont jamais à la pêche ou à la chasse sans remplir de tabac une petite gourde qu’ils portent pendue à leur cou en guise de scapulaire. Sans cette précaution indispensable, ils n’oseraient pas s’aventurer dans les forêts. Pour eux, le tabac est un sauveur ; ils ont tant de confiance dans les propriétés salutaires de cette herbe, qu’ils l’adorent un jour de l’année avec de pompeuses cérémonies. Quand l’époque de la solennité approche, ils construisent dans l’endroit le plus obscur de la forêt une cabane en forme de rotonde, ornée de fleurs et de plumes d’oiseaux aux couleurs éclatantes. La rotonde est soutenue au centre par une colonne au pied de laquelle les Indiens placent une corbeille richement décorée qui renferme un rouleau de tabac. Toute la tribu se tient autour de ce sanctuaire dans un silence religieux et plein de recueillement ; un à un, ils y entrent pour se prosterner et pour adorer. Ce récit de M. Cochet date de 1827. Ne vaudrait-il pas la peine de mettre le tabac à l’essai comme contre-poison, après lui avoir laissé si longtemps jouer le rôle de poison… agréable ? Encore un ouvrage de luxe, illustré de quatre ou cinq cents figures et orné de magnifiques planches imprimées en couleur : les Phénomènes de la physique, expliqués par M. Amédée Guillemin. M. Guillemin excelle à rendre un sujet limpide, à en dégager les abords de ce qu’ils peuvent avoir d’ardu, à simplifier les démonstrations et les descriptions ; c’est là le mérite et le côté utile de ses livres. Une exposition généralement claire, exacte, méthodique, un peu sèche, un style correct, mais froid, des idées nettes, qui manquent seulement d’éclat, voilà ce qu’on rencontre dans les publications déjà nombreuses de ce zélé vulgarisateur. « L’artiste, nous dit M. Guillemin dans sa préface, se garde d’émousser la vivacité de ses impressions par une froide analyse ; l’homme de science au contraire n’aspire, en présence de la nature, qu’à en dépouiller la magnifique et poétique enveloppe, qu’à la disséquer pour en pénétrer tous les secrets… Il ne faut donc point chercher dans l’étude des phénomènes physiques, faite au point de vue de la science pure, le charme des descriptions poétiques ou pittoresques. » Il nous semble qu’il y aurait beaucoup à dire contre cette profession de foi, qui caractérise très bien les tendances de l’auteur. L’artiste cesserait d’être artiste, s’il n’analysait pas ses impressions ; le savant qui, négligeant le côté philosophique et, si l’on veut, poétique de ses études, se condamnerait à rester éternellement terre à terre, amoindrirait la science, qui ne serait plus alors qu’une simple satisfaction de curiosité. Heureusement la science elle-même se charge de redresser ses autels renversés ; elle s’empare de ceux qui osent pénétrer dans le sanctuaire au lieu de n’en explorer que les frises et les corniches, et les force à voir dans l’univers encore autre chose que des lois, des phénomènes, et le monotone train-train des causes et des effets. Ces réflexions que nous suggère le point de vue choisi par M. Guillemin ne nous empêchent pas cependant de reconnaître l’utilité et le mérite de l’ouvrage qu’il vient de faire paraître ; c’est un traité de physique élémentaire au courant de l’état de la science et qui pourra être consulté avec fruit. On y trouvera les résultats des recherches les plus récentes utilisés et développés dans un langage simple et précis qui les rend accessibles même aux personnes dépourvues de connaissances scientifiques. M. Guillemin, pour atteindre ce but, a eu à vaincre de grandes difficultés ; il en est venu à bout avec un rare bonheur. La tâche qu’il s’est choisie n’est certes pas la moins ardue, elle exige des connaissances solides et cette logique naturelle que l’on ne rencontre pas toujours même chez les savans, — Pour nous résumer, nous avons constaté cette année un progrès visible dans les publications qui ont pour but la diffusion des connaissances scientifiques. Des savans recommandables, des écrivains de talent se sont mis à l’œuvre et nous ont donné des livres qui, pour être plus abordables et plus attrayans que les traités proprement dits, n’en sont pas moins sérieux ni moins dignes d’être pris pour guides par ceux qui désirent s’aventurer dans le dédale des sciences ; ces ouvrages relèvent d’une manière heureuse le niveau de la vulgarisation scientifique, qui ! menaçait de dégénérer en métier. R. RADAU.