Paul de Rémusat Newton, sa Vie, ses Écrits et ses Découvertes, d’après les nouvelles publications anglaises, première partie Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 6, 1856 (pp. 521-555). Newton, sa Vie, ses Écrits et ses Découvertes, d’après les nouvelles publications anglaises, première partie I. Memoirs of the Life, Writtings and Ditcoveries of sir Isaac Newton, by sir David Brewster, 2 vol. in-8, Edinburgh 1855. — II. Correspondence of sir Isaac Newton and professor Cotes, edited by J. Edleston, London and Cambridge 1830. — III. Analytical View of sir Isaac Newton’s Principles, by Henry lord Brougham and J. Routh, 4 vol. in-8°, London 1855, etc. I Newton est né dans le comté de Lincoln, à Woolsthorpe, près de Colsterworth, le 25 décembre 1642. Il est mort à Kensington, en 1727, après une vie de quatre-vingt-cinq ans, illustrée par les plus grandes découvertes. Rien n’est plus célèbre que son nom, rien n’est moins connu que sa vie. Il n’est pas de livre de physique, d’analyse, de géométrie, de philosophie ou d’astronomie, où ce nom ne se trouve à chaque page, mais les détails de ses découvertes, les événemens de son existence, sont inconnus, surtout dans notre pays. Les documens pourtant ne manquent pas, et, si l’on veut s’en donner la peine, on peut connaître avec certitude les incidens les plus puérils de sa biographie. En France, Voltaire et Fontenelle au XVIII’ siècle, M. Biot plus récemment, ont commenté ses ouvrages et raconté sa vie. En Angleterre, sir David Brewster avait dès 1831 publié un volume sur lui, et il en publié deux nouveaux. On a imprimé dans des recueils divers les œuvres que Newton a laissées in édites, les lettres qu’il a reçues ou écrites ; ses notes même, ses agendas et ses livres de dépenses n’ont pas échappé à la publicité. Tous ceux de ses contemporains qui l’ont approché ont décrit sa personne et sa conversation avec le soin et l’admiration que doit inspirer un homme dont un Anglais, Halley, a pu dire : Nec propius fas est mortali attingere divos, sans qu’aucune nation rivale ait réclamé. Aujourd’hui encore il n’est pas un biographe qui ne parle de lui avec toute la partialité d’un contemporain et d’un ami. En France pourtant, cette biographie est peu connue malgré l’éloge de Fontenelle. Réduits à ne plus pouvoir nier la grandeur des découvertes de Newton et la vérité de sa philosophie, nous semblons nous consoler en médisant de sa personne. M. Biot lui-même [1] a contesté souvent la nécessité de connaître la vie du héros qu’il a célébré, et il est parfois entré en controverse avec sir David Brewster, le plus instruit, le plus récent et le plus habile de ses panégyristes. Il pense d’ailleurs en général que les grands hommes perdent à être bien connus, que, surtout pour les mathématiciens, pour ceux dont les études sont abstraites, la vérité sur leur personne n’est ni intéressante ni utile. Le public semble avoir pensé comme lui, et il est admis que la biographie de Newton ne peut pas être intéressante, sans doute parce qu’on n’y trouve pas la passion exigée pour la tragédie, et dont les deux tentatives de Racine et de Voltaire n’ont pu nous apprendre à nous passer. Quant à l’inutilité, je l’accorde, et la vie des savans est d’ordinaire peu instructive ; les événemens qui l’ont signalée aident rarement à comprendre mieux leurs découvertes, et ne peuvent conduire à en faire de nouvelles. À quoi sert de savoir que la chute d’une pomme a mis Newton sur la voie de la gravitation ? Un tel exemple ne peut être utile à personne, et Newton, n’eût-il jamais vu de pommier, n’aurait probablement pas moins découvert la cause du mouvement des astres. Chaque inventeur a des procédés d’esprit différens, et, par cela même qu’il est inventeur, n’emprunte rien à personne. Quant à la manière de vivre, l’étude n’en peut avoir non plus de grands résultats pratiques, car les idées, les goûts, les habitudes des grands hommes n’ont jamais été les mêmes. Il serait difficile de décider en ce sens quel est le caractère du génie, et de choisir entre la sagesse proverbiale de Newton et les passions de Bichat. En ce genre, il n’y a pas de modèles, et si l’on n’avait que le désir d’être utile, il faudrait négliger la biographie des hommes d’esprit, et ne raconter que les actions des grands citoyens. Cependant, si l’utilité est médiocre, l’intérêt de curiosité est grand selon nous, et le livre de sir David Brewster est attachant, bien qu’un peu diffus, et quoique l’auteur soit toujours monté sur le ton du panégyrique. Il y a même quelque chose de singulier à le voir s’efforcer d’être vrai, tout en voulant être toujours admiratif, et chercher à faire de Newton l’homme le meilleur et le plus juste de la terre, tout en citant de lui les lettres les plus vives et quelquefois les plus injurieuses pour ses adversaires. Il le représente à chaque page comme la douceur, la modestie, la candeur même, et à côté il imprime des documens qui le montrent passionné, défendant avec ardeur, avec injustice parfois, la priorité de ses découvertes et la vérité d’une admirable philosophie. Rien de tout cela n’est très-blâmable en effet, et l’amour de la gloire, la passion de la renommée, le sentiment de la supériorité ne sont pas chez Newton des sentimens coupables. Un Anglais peut bien les reconnaître chez lui, de même que les français savent les démêler chez Voltaire. Une sorte de patriotisme s’é meut trop facilement chez M. Brewster, qui a accusé injustement les Français du désir de déprécier un étranger j sans penser que les honnêtes gens, les libéraux de tous les pays, auront toujours du patriotisme au service de l’Angleterre. Comme bien des hommes destinés à une longue vie, Newton naquit petit, faible et maladif. Son père, d’origine écossaise, s’appelait comme lui Isaac Newton et mourut peu de temps après son mariage avec Hannah Ayscough, deux mois avant la naissance de son fils. Il laissait à sa famille une ferme d’une étendue médiocre qu’avait achetée son père en 1623 et qui rapportait 50 livres (1250 fr.), et une petite maison qui existe encore. Cette propriété est située dans le comté de Lincoln, à six milles au sud de Grantham, dans ce pays qu’on appelle, à cause du climat, le Montpellier de l’Angleterre. Newton y passa sa première enfance sous la garde de son oncle James Ayscough et de sa tante, car sa mère se remaria en 1645 au révérend Barnabas Smith, recteur de Northwitham, où elle le suivit. L’oncle et la tante de Newton s’établirent donc à Woolsthorpe, d’où ils l’envoyaient aux écoles de Skillington et de Stoke. C’est là qu’il apprit à lire, à écrire et à compter : A l’âge de douze ans, il fut mis à l’école publique de Grantham, tenue par un homme instruit, M. Stokes, et comme la distance était plus grande, il logea à la ville chez M. Clark, pharmacien dans High-Street, et dont le petit-fils exerçait encore au même endroit en 1727, l’année de la mort de Newton ; On dit que jusque-là il avait montré d’assez grandes dispositions à apprendre, mais, les études devenant apparemment plus difficiles, il passa bientôt pour un élève médiocre. Son plus réel talent était la boxe, où il excellait, et comme le caractère patient et doux que ses panégyristes ont su trouver en lui ne perçait pas encore, il donna souvent des preuves de sa supériorité en ce genre. Un autre talent s’était montré dès sa jeunesse avant son voyage à Grantham, c’est l’habileté dans toutes les parties de la mécanique pratique, habileté que l’on a reconnue chez tous les mathématiciens, chez Leibnitz par exemple. On montre encore, ou du moins l’on a longtemps montré à Woolsthorpe, un moulin à vent, une voiture se dirigeant elle-même, une horloge à eau, etc., que Newton construisit dans son enfance, lorsque ses goûts, un peu solitaires et taciturnes, l’éloignaient de ses camarades. Il fit même sur les cerfs-volans et sur le point où la ficelle doit être attachée, sur la rapidité du vent et la manière d’en mesurer la force, des expériences que l’on a décrites avec soin et où l’on sait voir des signes précurseurs de son génie futur, sans songer que ces goûts et ces talens se rencontrent chez la plupart des enfans et sont accompagnés, chez Newton même, d’une passion pour le dessin, pour la peinture et pour les vers, qu’il faisait fort bien, au dire de son neveu, M. Conduitt. Et pourtant il accusait plus tard son ami lord Pembroke, le protecteur éclairé des arts en Angleterre, d’avoir du goût pour les poupées de pierre (stone dolls), et dans son âge mûr il pensait sur les poètes et la poésie comme Malebranche. Newton ne logeait pas seul dans la maison de M. Clark, et, durant les sept années qu’il y passa, il vit souvent et distingua parmi les locataires une jeune personne, miss Storey, sœur d’un médecin da Buckminster et fille de la seconde femme de M. Clark. Elle était de deux ou trois ans plus jeune que lui, et l’on fait des descriptions charmantes de sa beauté et de ses talens. Newton préférait, assure-t-on, sa société à celle des jeunes garçons de son âge, et longtemps après, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, après deux mariages, elle avouait au docteur Stukely que Newton l’avait aimée et que des raisons de fortune, insurmontables pour tous deux, les avaient seules empêchés d’être l’un à l’autre. Elle s’était mariée malgré elle, pour obéir à ses parens inquiets, et s’était consolée ; mais Newton ne l’oublia point. Toute sa vie il la visita quand il put, et l’aida souvent de ses conseils comme de son argent. La fidélité, plus que la sécheresse, serait donc la cause de la longue indifférence qu’on a reprochée à Newton ; il faudrait renoncer à nier, comme on l’a trop fait, le cœur des mathématiciens, et admettre l’alliance si naturelle d’une passion vive et d’une raison sûre. Quoi qu’il en soit, Newton, âgé alors de quinze ans, avait terminé ses études à Grantham. Il revint à Woolsthorpe, où il retrouva sa mère. M. Smith était mort en 1656, et Mme Smith était revenue dans la maison de son fils aîné, en lui amenant ses trois enfans, Mary, Benjamin et Hannah. Newton n’avait pas, malgré ses essais de mécanique, montré de vocation bien précise, et sa mère n’eut pas d’abord grand’peine à le décider à s’occuper de la ferme comme son père et son aïeul. Il s’en tira fort mal, par incapacité et par négligence. Les moutons qu’il prétendait garder se perdaient, et les denrées étaient vendues au-dessous du cours. Lorsqu’il allait à Grantham porter du blé, il était plus souvent chez M. Clark qu’au marché, et le goût des livres commençant, la passion des mécaniques, des cerfs-volans et des cadrans solaires augmentant, tout alla de mal en pis. Il fit même vers cette époque, le jour de la mort de Cromwell, une expérience sur la force du vent que ses camarades et sa famille eurent raison d’admirer. Enfin peu à peu ses goûts élevés se dessinèrent ; un de ses oncles, M. Ayscough, le vit résoudre facilement un problème de géométrie, et sa mère se décida à compléter son éducation. M. Ayscough avait été élevé à Cambridge, et Newton partit en 1659 ou 1660 muni de lettres de recommandation pour les professeurs de Trinity-College, l’un des meilleurs établissemens de ces deux villes originales, consacrées uniquement à la littérature et à la science, et auxquelles l’Angleterre doit une partie de sa grandeur. Il est impossible de suivre Newton dans tous les détails de sa vie à l’université. Il n’y a rien à ajouter sur ce point aux deux volumes de sir David Brewster, qui a compulsé tant de documens, découvert tant de manuscrits. La biographie qui nous occupe satisfait amplement à la plus exigeante curiosité. Elle contient pourtant peu de renseignemens sur les études de Newton, et il était peut-être impossible d’en réunir, car je crois que les études de l’université étaient et sont encore peu réglées et peu divisées, et les programmes des examens moins précis et moins limités qu’ils ne le sont dans nos établissemens. On est assez libre de s’occuper quand et comment on veut, et l’on examine les élèves autant sur leur capacité que sur leur instruction. Nous ne savons pas non plus très exactement quels étaient ses amis, si Newton à cette époque aimait la société ou la solitude, si dès-lors ses camarades et ses maîtres devinaient une supériorité qui devait être si précoce. Cependant, si on ne sait pas tout cela, c’est qu’il est impossible de le savoir, car sir David a tout étudié, et il a même publié des carnets de notes et de dépenses qui, s’ils étaient complets, pourraient donner quelques indications sur les progrès de son esprit et de sa raison. Ainsi, tandis que ses de penses ne portent d’abord que sur des marmelades, des gâteaux, des oranges, etc., peu à peu on voit des livres y prendre place. Il avait déjà lu l’Optique de Kepler, la Logique de Sanderson, un livre sur l’astrologie judiciaire, etc. Enfin il connut Euclide, et l’on raconte qu’ayant lu ses deux ou trois premiers théorèmes, ils lui parurent si simples, que l’énoncé seul lui apprenait la démonstration. M. Biot doute fort de cette histoire, et il a raison ; pourtant il est certain que Newton dit plus tard lui-même au docteur Pemberton qu’il avait dans sa jeunesse négligé et méprisé Euclide et les géomètres. Son vrai maître fut Descartes. Il commença l’étude des mathématiques par celle de l’algèbre, et il y devint dès le premier moment fort habile. Quoiqu’on ait trouvé ces mots écrits de sa main : Error, error, non est geom., en marge d’un exemplaire de la Géométrie de Descartes, il est certain qu’il fut initié à ses études favorites par celui dont il devait plus tard renverser les théories. Il n’y eut presque pas d’intervalle entre le moment où Newton prit le goût des mathématiques, celui où il les sut, et ; celui où il fit des découvertes. Après Descartes, il avait acheté Schooten et Wallis. Bientôt aussi son professeur, le docteur Barrow, lui apprit, dans un examen à connaître et à admirer Euclide. Ce changement d’opinion fut si radical, qu’un des amis de son âge mûr a raconté et que tous les biographes ont répété que Newton souriait rarement, mais qu’il n’avait ri aux éclats qu’une seule fois, en entendant quelqu’un demander : « A quoi peut servir Euclide ? » Après cet examen, qui lui ouvrit les yeux et qui se place vers 1664, il eut le grade de bachelier ès-arts. Jusque-là, il n’était encore qu’étudiant, et c’était l’usage à Cambridge que les nouveaux élèves, tout en se préparant à l’examen, fussent employés dans le collège même à des travaux manuels. Newton l’avait pris part comme tous les jeunes gens de son âge. Dès-lors il fut plus libre de travailler suivant ses goûts. Les résultats ne se firent pas attendre, et dès 1664 il fit une découverte mathématique importante. Peu après, car toutes ses découvertes ont un caractère de simultanéité remarquable, et elles se pressent dans les années de sa jeunesse, peu après, dis-je, en 1665, la peste ayant envahi Cambridge, les élèves étaient licenciés ; Newton, réfugié à Woolsthorpe et couché sous un arbre, songeait un jour aux causes des mouvemens des astres et à celles de la pesanteur. Une pomme tomba sur lui. Il était alors, paraît-il, moins philosophe que le paysan de La Fontaine, et au lieu de se plaindre du poids ou de se féliciter de la légèreté du fruit ; il réfléchit que, quelle que fût la hauteur de l’arbre, la pomme tomberait toujours, et qu’en supposant un pommier dont les branches s’élèveraient jusqu’à la lune, ses fruits seraient encore attirés vers le sol, que cette force qui attirait les pierres, les fruits, etc., vers la terre, pouvait donc être la même que celle qui retenait la lune dans son orbite et l’empêchait de s’échapper par la tangente, comme une pierre s’échappe d’une fronde. Tous les phénomènes de gravité pouvaient donc être des phénomènes d’attraction et les cas particuliers d’une force agissant sur les astres eux-mêmes, qui pouvaient tendre vers le soleil, comme une pomme est attirée vers la terre. Quelque vague que fût cette idée, il essaya pourtant de la vérifier ; mais, trompé par une fausse mesure de la distance de la terre à la lune, il y renonça pour le moment. Le pommier était encore debout en 1814 ; un orage le renversa en 1820, mais on en a conservé le bois, qui est aujourd’hui entre les mains de M. Turnor. La peste avait duré peu de temps, et les étudians étaient revenus à Cambridge. Newton commençait. Quoiqu’il ne publiât rien, et qu’alors même qu’il n’était pas trop jeune pour découvrir, il ait dit qu’il attendait l’âge d’occuper le public, ses maîtres devinaient peu à peu son génie. Les mathématiques l’occupèrent d’abord exclusivement ; mais bientôt, ayant lu la Dioptrique de Descartes et l’Optique de Gregory, il acheta un prisme et fit quelques expériences sur la lumière. Le professeur Barrow, qui publia ses leçons à la même époque, parle de lui dans une préface, et le remercie de ses conseils. Ce mélange de mathématiques et d’optique le conduisit bientôt à l’étude des surfaces réfléchissantes et de la meilleure construction des miroirs de télescope, La chimie le captivait aussi parfois, et il n’en abandonna jamais l’étude pendant sa vie entière. Enfin en 1667 il fut élu minor fellow ; en 1668, il prit ses degrés de maître ès-arts, et en 1669 il fut nommé à la chaire lucasienne d’optique [2] . Toutes ces études diverses étaient interrompues par les travaux nécessaires à ses examens et par quelques lectures dont on voit l’énumération sur ses carnets de dépenses. C’est ainsi qu’il lisait alors Bacon, dont il fit toujours peu de cas, l’Histoire de la Société royale de Londres, etc. Les livres n’étaient pas ses principales acquisitions, et l’énumération des volumes achetés est accompagnée sur ses agendas de listes de produits chimiques, de métaux pour les télescopes, d’oxyde de zinc pour polir les miroirs, de prismes, etc. Ainsi il était occupé à la fois de mathématiques, d’optique et d’alchimie, et cette dernière science le préoccupait à un tel point, que dans une lettre écrite à un de ses amis, M. Aston, qui abandonnait Cambridge pour voyager sur le continent, il parle sérieusement du grand œuvre et des alchimistes. Voici cette lettre qu’on a conservée : elle est curieuse par un mélange de bon sens et d’idées fausses, de raison et d’illusions que pouvait produire la vie solitaire et sauvage d’un grand esprit. « Trinity-College, Cambridge, 18 mai 1669. « Monsieur, depuis que votre lettre m’a permis de vous dire librement ma pensée sur ce qui peut vous être utile dans votre voyage, je me sens plus à l’aise pour vous donner mes conseils. Je poserai d’abord quelques règles générales, que sans doute vous connaissez déjà pour la plupart ; mais si l’une d’elles vous est nouvelle, elle fera passer le reste ; si aucune, je serai plus puni de vous avoir écrit que vous de m’avoir lu. « Lorsque vous serez dans une société nouvelle pour vous, 1° observez les caractères. 2° Réglez votre conduite et vos opinions en conséquence, et de cette façon vous aurez avec eux des communications plus libres. 3° Soyez plus questionneur qu’affirmatif, et interrogez sans discuter, car vous voyagez pour vous instruire, et non pour enseigner. En même temps vous persuaderez à vos interlocuteurs que vous avez pour eux une plus grande estime, et vous les disposerez davantage à vous communiquer ce qu’ils savent, car rien n’amène plus vite le manque d’égards et les querelles que le ton péremptoire. Vous trouverez peu ou point d’avantages à paraître plus sage ou moins ignorant que votre société. 4° Ne critiquez jamais une chose, si mauvaise qu’elle soit, ou du moins faites-le modérément, de crainte d’être obligé inopinément à quelque rétractation désagréable. Il est plus prudent de louer une chose au-delà de sa valeur que de la blâmer autant qu’elle le mérite, car les louanges trouvent souvent moins d’opposition ou du moins ne sont pas aussi généralement mal prises par les personnes qui ne pensent pas comme vous que les critiques, et jamais vous n’obtiendrez plus vite la faveur des gens qu’en paraissant approuver et recommander ce qu’ils aiment. Prenez garde seulement de le faire par voie de comparaison. 5° Si vous êtes insulté, il vaut mieux en pays étranger passer l’injure sous silence et la prendre en plaisanterie, même aux dépens du point d’honneur, que de chercher à se venger, car dans le premier cas votre réputation n’aura rien perdu en Angleterre quand vous y reviendrez, ou que vous irez dans une autre société qui n’aura jamais entendu parler de la querelle ; mais dans le second vous pourrez porter des marques de la dispute tant que vous vivrez, si même vous en sortez vivant… « A ces remarques, je puis ajouter quelques sujets de recherches ou d’observations qui me viennent en ce moment à l’esprit. Par exemple, observez : 1° la politique, la richesse, les affaires publiques de chaque nation, au tant que le peut un voyageur solitaire ; 2° leurs impositions sur toute espèce de personnes, de trafics ou de denrées ; 3° leurs lois et leurs usages qui diffèrent des nôtres ; 4° leur commerce et leurs arts, en quoi ils sont supérieurs ou inférieurs à l’Angleterre ; 5° leurs fortifications qui se trouveront sur votre chemin, leur nature, leur force, leurs avantages pour la défense, et toutes les choses militaires qui en vaudraient la peine ; 6° le pouvoir et le respect qu’on accorde aux nobles et aux magistrats des divers rangs. 7° Ce ne sera pas un temps mal employé que de faire un catalogue des noms et des qualités des hommes les plus distingués d’un pays par la sagesse, l’instruction ou l’estime publique. 8° Observez les vaisseaux) la manière de les construire et de les diriger. 9° Observez les produits naturels de chaque endroit, spécialement les mines, la manière de les exploiter, d’extraire le minerai ou le métal et de les raffiner. Et si vous assistez aux transformations d’un métal en un autre, comme celle du fer en cuivre ou en mercure, ou d’un sel soit en un autre sel, soit en un corps insipide, etc., ce sera chose à noter de préférence à toute autre, car il n’y a pas d’expérience qui puisse jeter autant de lumière sur la philosophie et profiter autant (the most luciferous and lucriferous). 10° Observez aussi le prix des alimens et de tous les objets… « Quant aux détails, voici ce que je vous demande : 1° sachez si à Schemrnitz, en Hongrie (là où sont des mines d’or, de cuivre, de fer, de vitriol, d’antimoine, etc.), on change le fer en cuivre en le dissolvant dans une eau vitriolée que l’on trouve dans les crevasses des roches de la mine, puis en exposant cette solution sirupeuse à un feu ardent. Par le refroidissement, on a du cuivre. On dit que la même chose se fait en d’autres lieux dont j’ai oublié les noms, peut-être en Italie, car, Il y a vingt ou trente ans, on faisait venir de là un certain vitriol (appelé vitriol romain), ayant de plus grandes vertus que ce que nous employons aujourd’hui sous ce nom et nous ne pouvons plus nous procurer ce vitriol, sans doute parce qu’on trouve plus de profit à l’employer à la transmutation du fer en cuivre qu’à le vendre pur. 2° Sachez encore si en Hongrie,en Sclavonie, en Bohême, près de la ville d’Eila ou dans les montagnes de Bohême voisines de la Silésie, coulent des rivières aurifères. Peut-être cet or est-il dissous par une eau corrosive telle que l’eau régale (aqua régis), et la solution est entraînée par un courant qui a traversé les mines. Voyez si le procédé de mettre du mercure dans les rivières, de laisser l’or s’amalgamer, puis de traiter le mélange par le plomb jusqu’à ce que l’or reste pur, est secret encore, ou s’il est ouvertement pratiqué. 3° On a inventé dernièrement en Hollande un moulin pour aplanir les verres et, je pense aussi, pour les polir. Peut-être serait-il utile de le voir. 4° Il y a en Hollande un certain Borry que le pape avait fait mettre en prison afin de lui extorquer quelques secrets de grande importance (à ce que j’ai ouï dire) pour l’art de guérir et de faire fortune ; mais il est enfin en Hollande, où on lui a donné un garde. Je crois qu’il est habillé ordinairement en vert. Informez-vous de lui, je vous en prie, et sachez si ses talens ont été utiles aux Hollandais. Vous pouvez aussi chercher à savoir si les Hollandais ont quelques moyens de préserver leurs vaisseaux des vers dans leurs voyages aux Indes, si les horloges à pendules servent à trouver la longitude… « Je suis très fatigué, et ne m’arrête pas à de longs complimens ; je vous souhaite seulement un bon voyage, et Dieu soit avec vous. « ISAAC NEWTON. » On ne reconnaîtrait guère dans ce donneur de conseils un peu puérils sur la manière de vivre dans le monde, dans cet admirateur des adeptes de Raymond Lulle et du grand Albert, le philosophe le plus pratique et le plus logique des temps modernes et par conséquent de tous les temps, le plus exact des mathématiciens et des physiciens, celui dont les découvertes précises sur la lumière ont pu faire dire à Pope qu’après tant de siècles de ténèbres, Dieu dit : « Que Newton soit. » Et la lumière fut [3]. Et pourtant à cette époque, en 1669, Newton avait sinon achevé, du moins entrevu ses plus grandes découvertes. Il avait imaginé et employé le calcul des fluxions, d’où découle le calcul différentiel ; il avait assimilé la pesanteur à la force qui fait mouvoir les astres, inventé un télescope, perfectionné les miroirs paraboliques et de composé la lumière. Il avait alors vingt-sept ans. II « La philosophie, c’est-à-dire la science de la nature, a dit Galilée, est écrite dans ce livre immense qui se tient continuellement ouvert devant nos yeux (je veux dire l’univers) ; mais il ne peut être compris si l’on n’en entend auparavant la langue, et si l’on ne connaît les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique, et les caractères sont les triangles, les cercles, et les autres figures de la géométrie, sans lesquelles il est impossible d’en entendre humainement le langage. » Newton pensait ainsi, et ses premiers essais sont des découvertes mathématiques. Dès 1666, il avait trouvé la méthode des fluxions, qui fut pour lui toute sa vie un précieux instrument. Malheureusement la première des sciences, qui fut longtemps la seule science, est aussi celle qu’il est le plus difficile de comprendre sans la savoir et d’expliquer sans l’exposer. La botanique, la zoologie, la chimie, portent sur des objets qui sont journellement sous nos yeux, et quand on en entend parler, on sait aussitôt de quoi il s’agit. L’algèbre au contraire et l’analyse sont des sciences qui considèrent des quantités de nature abstraite, et ces quantités n’existent que parce qu’on les a nommées. Elles sont une création pure, dont les adeptes seuls connaissent les êtres, et l’enchaînement de ces êtres et des idées est tel qu’on n’en peut presque rien faire comprendre sans expliquer le tout. Le monde pourrait aller comme il va sans que les mathématiques existassent pour nous, et l’esprit humain aurait pu être ainsi fait, qu’il ne sentît pas le besoin de les inventer. Au contraire, le besoin ou la curiosité seule nous oblige à tenter de classer les animaux et les plantes, d’expliquer les phénomènes naturels et d’analyser les êtres qui nous entourent. Les mathématiques ont été créées à priori, sans que rien dans le monde matériel en pût donner une idée sensible. Rien dans la création n’est comparable aux êtres dont elles s’occupent ni aux idées quelles combinent. Vouloir expliquer à des lecteurs qui n’ont pas approfondi les mathématiques les découvertes de Newton dans ce domaine, les nouveaux êtres qu’il a formés, les procédés par lesquels il a permis à ses successeurs d’en trouver de nouveaux encore, ce serait une prétention analogue à celle de Locke lorsqu’il décrivait à un aveugle les effets des, couleurs. Ajoutons aussi que la plus grande qualité des mathématiques étant leur exactitude et la précision des déductions, les à peu près ne seraient pas supportables, s’ils étaient possibles. Sur une pareille route, nos lecteurs seraient probablement aussi peu en état de nous suivre que nous serions inhabile à les guider. Si toutefois nous passons sous silence les travaux mathématiques de Newton, ce n’est pas qu’il faille les dédaigner : ils sont les fondemens inébranlables de la philosophie naturelle, et c’est à eux qu’il doit d’avoir donné à toutes ses découvertes le caractère de la certitude. Tous les savans ont fait des théories, et toutes les théories ont été renversées. C’est souvent l’impartialité seule qui porte à admirer les découvertes des anciens : on tient compte des difficultés qu’ils ont rencontrées à imaginer même leurs erreurs. Newton, appuyé sur l’expérience et les mathématiques, n’a jamais enseigné que la vérité, et si l’on a ajouté à ses travaux, on les a rarement corrigés. Enfin, fût-il mort à vingt-quatre ans, sans avoir appliqué la méthode des fluxions ni le calcul différentiel qui en dérive, il aurait encore un grand nom. Leibnitz, qui ne peut pas même être soupçonné de justice envers son rival, disait à un souper chez la reine de Prusse que si l’on divisait en deux parties les travaux mathématiques de Newton et ceux de tous les mathématiciens depuis le commencement du monde jusqu’à lui, la part de Newton serait la plus grande. Newton avait remplacé Barrow, et fut conduit à faire des expériences d’optique. Un prisme acheté à la foire de Stourbridge lui montra bientôt un phénomène singulier. Un rayon de lumière projeté sur une de ses faces ne ressortait pas avec la même direction. Ce phénomène, déjà étudié par Descartes, porte le nom de réfraction. Toutes les fois qu’un rayon de lumière passe d’un corps transparent dans un autre d’une densité différente, il est dévié. Tous les jours nous sommes témoins d’effets de ce genre, et il est inutile d’y insister. Ainsi c’est la réfraction qui fait paraître plié un bâton enfoncé dans l’eau, parce que les rayons qui en émanent sont déviés au moment où ils passent de l’eau dans l’air ; c’est elle encore qui nous donne de fausses idées sur la situation réelle des astres, parce que leurs rayons, en passant de l’espace vide dans l’atmosphère, ou même d’une partie de l’atmosphère dans une autre partie d’une différente densité, sont réfractés, c’est-à-dire déviés de la ligne droite, et font avec leur direction primitive un angle qui varie suivant la nature des milieux. Descartes a mesuré les lois de ces variations ; seulement ici le phénomène était plus complexe. Non-seulement le rayon projeté sur une feuille de papier, après avoir traversé le prisme, n’était pas en ligne directe avec le rayon primitif, mais sa lumière, au lieu d’être blanche, était diversement colorée, et de plus l’image avait une forme allongée dans un sens et rétrécie dans l’autre ce qu’aucune des lois connues de la réfraction ne pouvait expliquer. Newton attribua d’abord cet allongement à des différences dans la dureté du verre, il essaya des prismes de nature diverse, les plaça dans des situations variées, et toujours, de quelque côté que fût le cristal, et dans toutes les directions du rayon, la forme de l’image était identique, les couleurs aussi brillantes. L’ordre des rayons colorés est exprimé par ce vers d’un professeur de physique : Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge. L’image fut reçue par Newton sur un second prisme qui devait réfracter les rayons en sens inverse du premier, et la couleur blanche du rayon primitif reparut. Après avoir écarté la supposition impossible que les rayons des diverses couleurs suivissent dans l’intérieur du prisme des courbes différentes, il fit une dernière expérience, du genre de celles que Bacon appelait expérimenta crucis, et qui le conduisit à la vérité. Il plaça derrière le prisme réfringent une petite planche percée d’un trou. À travers ce trou, les rayons d’une couleur pouvaient seuls passer à la fois. Il reçut successivement ces rayons sur un second prisme, et mesura la déviation qu’ils éprouvaient, ou, comme on dit, l’angle de réfraction. Jusqu’à lui, on avait cru que cet angle ne pouvait dépendre que de la direction du rayon étudié et de la densité de la substance. Newton vit que les couleurs diverses se réfractent différemment, et de cette série d’expériences il conclut que la lumière blanche, telle qu’elle nous arrive du soleil, est un composé de rayons colorés. Comme ces rayons colorés se réfractent diversement, c’est-à-dire sont différemment déviés, lors qu’un rayon blanc traverse un prisme, les parties violettes sont dirigées vers un point, les rayons rouges vers un autre, et la lumière est décomposée. Il découvre à nos yeux, par une main savante, De l’astre des saisons la robe étincelante : L’émeraude, l’azur, le pourpre, le rubis, Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits. Chacun de ses rayons, dans sa substance pure, Porte en soi les couleurs dont se peint la nature, Et, confondus ensemble, ils éclairent nos yeux, Ils animent le monde, ils emplissent les cieux [4]. Il y a peu d’exemples d’une aussi grande découverte, aussi simplement faite et poussée aussi loin dans ses conséquences, car ce n’est la que le premier terme d’une série innombrable d’expériences dent nous allons retracer les principaux résultats. D’abord un phénomène laissé encore mystérieux malgré les travaux de Descartes, l’arc-en-ciel, était expliqué : la lumière du soleil, en traversant les gouttes d’eau ou la vapeur qui la réfractent, est décomposée, et les couleurs du spectre apparaissent. Newton même a expliqué mathématiquement les raisons de la forme de l’arc-en-ciel et de sa grandeur. On conçoit aussi comment dans les microscopes et les télescopes du temps les images étaient entourées de franges colorées, et n’avaient pas toujours la couleur réelle des objets. Les rayons venant de ces objets étaient diversement réfractés, et les appareils d’optique étaient imparfaits ; on prouva même par des démonstrations que ce défaut ne pouvait être corrigé, et on le démontrerait encore si Euler, par une disposition ingénieuse et vulgairement employée aujourd’hui, n’eût rendu achromatiques toutes les lunettes en mettant à profit le mécanisme mieux connu de l’œil des animaux. La couleur est-elle une propriété des corps, ou, comme dirait un métaphysicien, une modification de notre âme ? Depuis le commencement du monde, la discussion était ouverte, et les théories les plus étranges avaient tour à tour prévalu. Aristote pensait qu’un corps est rouge, parce qu’il a en lui une certaine qualité qui le rend rouge, et cette explication a régné plus longtemps que la philosophie d’Aristote. Descartes attribua les couleurs à un certain mélange de lumière et d’ombre, et, sentant que ce mélange ne pouvait jamais produire que de la clarté ou de l’obscurité, il avait ajouté que les corps étaient diversement colorés, parce que les globules tournoyans qu’ils en voient tournent dans des sens divers. Quelques physiciens avaient cru qu’un corps est blanc, parce qu’il réfléchit plus de rayons qu’un corps bleu ou rouge, qui lui-même en réfléchit plus qu’un noir, et que les couleurs les plus brillantes sont celles qui portent aux yeux le plus de rayons ; mais un tableau à un jour faible et au grand jour est toujours le même. Éclairez à la lumière électrique un papier vert, il restera vert, quoiqu’il envoie des milliers de rayons, tandis qu’un papier blanc placé près d’une seule bougie sera toujours blanc. Les gens qui n’aimaient pas les hypothèses en revenaient donc toujours à cette opinion des péripatéticiens, qu’un corps est rouge parce qu’il a en lui une certaine qualité qui produit sur nos sens l’effet du rouge, de même qu’un corps dur produit sur nos doigts la sensation de la dureté, ou chaud, celle de la chaleur. On n’évitait pas pourtant une réflexion, embarrassante : dans l’obscurité, nos yeux ne distinguent pas les couleurs. Pourquoi cela ? S’ils envoient à la rétine quelque chose de rouge ou de bleu, pourquoi ne l’enverraient-ils pas aussi bien la nuit que le jour ? Et cependant, tandis que la lumière du soleil leur donne un admirable éclat et des teintes variées, dans l’obscurité ils sont tous noirs ou gris. La lumière est donc nécessaire pour que nos yeux soient affectés par les couleurs, et Newton, après avoir découvert qu’un rayon blanc, tel qu’il vient du ciel, est composé de rayons colorés que la réfraction peut disjoindre, fut conduit à penser que la réflexion pouvait agir d’une façon analogue et de composer la lumière. Il pensa, et cette conclusion toute simple est une admirable découverte, que tout corps éclairé ne renvoie pas, ne réfléchit pas toujours tous les rayons qu’il a reçus. Les feuilles des arbres décomposent la lumière, absorbent la plupart des rayons, et ne renvoient que les rayons verts ; le minium ne laisse dégager de sa surface que les rayons rouges, mais le minium et les feuilles ne sont eux-mêmes ni rouges ni verts. Un corps n’est coloré qu’autant qu’il est éclairé et qu’il peut décomposer la lumière qu’il reçoit. Ce n’est pas seulement parce que nous ne voyons pas clair que nous ne pouvons distinguer dans l’obscurité, les couleurs des corps ; dans l’obscurité, la couleur n’existe pas. Une substance peut être lumineuse comme le soleil et la flamme, mais une substance n’est jamais colorée par elle-même. Ses couleurs n’apparaissent que lorsque des rayons de lumière tombent sur sa surface, sont décomposés et en partie absorbés, en partie réfléchis. En entrant avec une lampe dans un lieu obscur, on ne montre pas seulement les couleurs des corps, on les fait naître, et le soleil, en apparaissant à l’horizon, ne nous fait pas seulement voir les couleurs des moissons et des arbres, il les crée. Cela est si vrai, qu’une substance, éclairée par certains rayons de la lumière blanche décomposée, n’aura jamais que la couleur de ses rayons, et perdra celle que lui donnait la lumière blanche. En un mot, et c’est ce qu’une multitude d’expériences démontrent, la couleur n’est pas un accident, une propriété des corps, elle n’existe que dans la lumière même, et dépend de la texture de la substance qui réfléchit les rayons. On n’a pas encore découvert que telle ou telle texture réponde à telle ou telle couleur, mais sans doute l’arrangement des atomes n’y est pas étranger. Telle est la découverte fondamentale de Newton sur la lumière. Il a vu que toute coloration est produite par une décomposition de la lumière blanche. Cette décomposition peut s’effectuer soit par réfraction comme dans le cas du prisme, soit par réflexion comme dans le cas de tous les corps colorés opaques. Souvent Il y a décomposition à la fois par réfraction et par réflexion. Ainsi ces feuilles d’or, qui sortent des mains des batteurs d’or si minces qu’il en faut dix mille pour une épaisseur d’un millimètre, sont jaunes, et on les voit vertes si on les regarde par transparence. Elles sont, comme on dit, vertes par transmission et jaunes par réflexion. La lumière est décomposée, mais de deux façons différentes, suivant qu’elle traverse ou qu’elle est réfléchie. Les expériences de Newton sur ce genre de phénomènes, sur les lames minces, la mesure du spectre, les combinaisons des couleurs, sont infinies. Nous n’entrerons pas dans les détails, il suffit d’avoir énoncé le principe qui sert de fondement à toute la science de l’optique. Le nom de Newton fut connu pour la première fois du public, lorsque vers 1671 il présenta un télescope de son invention à la Société royale de Londres. À cette époque, la plupart de ses découvertes étaient achevées ou entrevues ; mais il a dit lui-même que jusque-là il ne se croyait pas encore digne d’occuper les savans. Ce télescope, d’un usage incommode, est oublié aujourd’hui ; les astronomes d’alors firent cependant grand cas de cet instrument, dont le principe était nouveau : on s’exerça longtemps à l’imiter et à le perfectionner. De tous les travaux de Newton, ce fut peut-être celui qui lui donna le plus de peine, car on voit par ses livres de notes que depuis longtemps il achetait des métaux des poudres à polir, etc., pour découvrir la meilleure forme et la meilleure composition des miroirs et des lentilles des télescopes catoptriques. L’instrument original, qui fut dès-lors présenté au roi, se voit encore dans la bibliothèque de la Société royale. Aucun des autres travaux de Newton n’était encore connu ; et il est singulier que ni la conversation, ni les lettres, ni les récits de ses élèves, n’eussent divulgué les nouveautés qu’il professait sur l’optique. Barrow pourtant et Collins l’appréciaient et l’aimaient, et quelques savans, sans trop savoir de quoi il s’agissait, prirent intérêt à lui. Le docteur Seth Ward, évêque de Salisbury, qui occupait la chaire savilienne d’astronomie à l’université d’Oxford, et qu’il ne paraît pas avoir connu jusque-là, le présenta à la Société royale, dont il fut nommé membre (fellow) au mois de janvier 1672. Aussitôt, pour remercier ses nouveaux collègues et leur montrer qu’il n’était pas indigne de leur choix, il leur envoya la première partie de ses travaux sur l’optique et sur la réfrangibilité variable des rayons qui composent la lumière blanche. Ce travail fut imprimé dans les Transactions philosophiques, recueil qui existait déjà depuis quelques années et qui paraissait tous les mois. En même temps il écrivait à Oldenburg, secrétaire de la société : « Ce fut d’abord l’estime que je faisais de la Société royale, comme réunion de juges éclairés et intègres en matière de science, qui m’encouragea à lui soumettre mon mémoire sur la lumière, qu’elle a si favorablement accueilli. J’avais d’abord regardé comme une grande distinction d’être admis dans un corps aussi honorable ; je commence aujourd’hui à en sentir mieux l’avantage, car, veuillez me croire, je ne considère pas seulement comme un devoir de concourir avec les autres membres à l’avancement des connaissances scientifiques, je regarde encore comme un grand privilège qu’au lieu d’exposer des recherches de cette nature à l’irréflexion d’une foule prévenue et curieuse, par qui tant de vérités nouvelles ont été si souvent bafouées ou perdues, je puisse m’adresser librement à une société aussi impartiale et aussi éclairée. » Malgré la bienveillance que rencontrèrent les premiers essais de Newton auprès de la Société royale, cette compagnie n’était pas alors composée comme elle l’a été souvent depuis deux siècles. Ses membres n’avaient pas encore été instruits par Newton, et la plupart d’entre eux n’étaient guère capables de juger un tel homme et de telles découvertes. Cette bienveillance pour les talens nouveaux, pour les théories nouvelles, est dans le caractère anglais, et chacun met à Londres son patriotisme et sa vanité à admirer ses compatriotes. On consentit, il est vrai, à ouvrir les Transactions philosophiques aux attaques contre la théorie nouvelle, mais excepté un ou deux de ses membres, la société était de l’avis de Newton et le protégea toujours contre ses ennemis. Elle a simplement montré dans cette occasion de l’impartialité et de la justice. Les premières objections vinrent d’ailleurs de Cambridge et furent envoyées à Oldenburg par Newton lui-même avec sa réponse. Aussitôt un jésuite français, Ignace Pardies, professeur de mathématiques au collège de Clermont, se joignit aux expérimentateurs de Cambridge, et prétendit comme eux qu’en mélangeant du vert, du rouge, du violet, etc., on n’obtenait jamais qu’une couleur grise et non une couleur blanche ; que l’allongement du spectre pourrait fort bien s’expliquer par les lois ordinaires de la réfraction ou par celles de la diffraction, quoique Newton eût démontré mathématiquement le contraire. Puis vint un physicien de Liège, François Linus, qui crut n’avoir vu le spectre que par des temps couverts et nuageux, et qui expliqua pourquoi. On peut voir le détail de toutes ces objections et de toutes les réponses de Newton dans le livre de M. Brewster. Le récit en est intéressant, et les incidens abondent. La polémique est vive et très brillante d’un côté, car Newton employait toutes les forces de son génie à deviner comment ses adversaires ne pouvaient voir ce qu’il voyait lui-même, et comment des phénomènes si manifestes pouvaient échapper à leurs yeux. Parmi ses contradicteurs, il en est un surtout dont il faut s’occuper et qui se montre en toute circonstance l’ennemi le plus acharné, le rival le plus redoutable du grand physicien anglais. Deux sortes d’adversaires attendent tout inventeur. Pour les uns, la découverte est fausse ; pour les autres, elle n’est pas nouvelle, et il y avait parmi les membres de la Société royale un homme habile qui employa souvent contre Newton le second de ces procédés, procédé bien plus blessant, bien plus irritant que le premier. C’était Robert Hooke, né en 1635, Tua des esprits les plus originaux, les plus variés, les plus inventifs de son temps. Malgré une grande instruction dans toutes les parties des connaissances humaines, il n’aimait pas le travail, et ne savait donner à ses recherches aucune direction, à sa science aucun résultat. Il avait pensé à tout, entrevu tout, inventé tout, mais en toute chose il manquait de précision, et comme, à force de courir d’une idée à une autre, il avait fini par les avoir toutes, ou à peu près, il réclamait comme son bien tout ce que disaient ses confrères, car il se souvenait fort bien d’avoir pensé ce qu’ils pensaient, entrevu l’opinion qu’ils exprimaient ; mais il aurait tout aussi aisément revendiqué l’opinion contraire, car il les avait traversées toutes deux. Malgré un amour passionné de la gloire, il ne s’est jamais donné la peine de rien terminer, et n’a laissé presque aucun monument de son esprit. On était alors au milieu d’un grand mouvement scientifique, et chacun s’occupait de physique et de calculs. Hooke avait écrit, parlé, raisonné sur toutes les sciences, et à l’apparition des premières communications de Newton à la Société royale, loin d’y voir une révélation, il se félicita de ce qu’elles confirmaient quelques idées vagues qu’il avait exprimées peu de temps avant, et que, disait-il, il avait commencé de rédiger. Il acceptait toutes les expériences de Newton, et le remerciait d’avoir fourni de nouvelles armes aux partisans d’une théorie de Descartes que lui, Hooke, avait modifiée et adoptée. Quant à la décomposition de la lumière, qui expliquait les couleurs et la forme du spectre, les réflexions et les transmissions des lames minces, il n’y croyait pas, et la considérait comme une supposition gratuite. En un mot, au lieu de voir dans le travail de Newton un récit d’expériences admirablement faites et des conclusions mathématiquement déduites, la tendance de son esprit, obscur et peu précis, ne lui permettait d’y trouver qu’une hypothèse sans importance qui pouvait expliquer des phénomènes curieux tout aussi explicables par une hypothèse différente. Newton écrivit à Oldenburg une lettre qui fut imprimée dans les Transactions. Elle est modérée, et elle prouve que ce sont les propriétés et non la cause de la lumière qu’il a étudiées. Il importe peu que ses expériences confirment ou non une théorie de Descartes ou de Robert Hooke, et on n’a pas le droit de rejeter les unes pour admettre les autres. Toutes ses expériences sont liées entre elles, et les raisonnemens sont logiquement déduits de ce principe alors incontesté, et peu contestable, que la lumière va toujours en ligne droite. Robert Hooke répondit, et un plus grand mathématicien, Huyghens, fit aussi quelques objections qu’on ne devait guère attendre de lui, et dont ceux à qui l’histoire de la science et des discussions scientifiques est un peu familière peuvent seuls ne pas s’étonner. Peu à peu la discussion s’envenima, Hooke mit de la mauvaise foi dans ses réponses, et finit par prétendre qu’il avait des objections excellentes, mais qu’il ne les publierait pas, par pitié pour son adversaire. Newton, découragé, eut un instant l’idée de renoncer à tout travail, puisqu’il avait plus de peine à défendre ses découvertes qu’à les faire, et il songea même à demander une chaire de législation, car sa fortune était médiocre ; mais les décisions de ce genre durent peu, et ses chagrins s’évanouirent à l’aspect de nouveaux phénomènes à étudier. Les expériences qui suivirent furent un peu moins heureuses que les premières, et nous avons exposé ce qu’il a découvert de plus fondamental sur l’optique, la composition de la lumière blanche et la réfrangibilité variable des rayons qui la composent. Là est le point important : pour aller plus loin, il faudrait expliquer comment et en quoi il s’est trompé, quelle excuse a pu avoir un observateur aussi habile, et, pour ne pas laisser des idées fausses sur la science, il faudrait rappeler quels progrès on a faits depuis cent cinquante ans, c’est-à-dire faire un cours d’optique tout entier. Ainsi Newton a cru que tout corps taillé en prisme a la même réfrangibilité et produit un spectre identique, erreur facile à rectifier, s’il avait employé un prisme d’eau. C’est bien ce qu’il a voulu faire ; mais pour augmenter le pouvoir réfringent de l’eau, il y avait dissous un sel de plomb, croyant ne pas changer les conditions importantes de l’expérience. On sait aujourd’hui que les sels de plomb ont un pouvoir dispersif remarquable, et une telle dissolution a les propriétés optiques du verre. Il né vit pas non plus que la forme du spectre et l’ordre même des couleurs ne sont pas invariables. Trompé par une analogie apparente, il crut voir que ces couleurs divisaient l’image en espaces proportionnels aux divisions d’une corde dont les diverses parties rendraient les sons de la gamme avec un si un peu trop haut. Frappé de ce rapport singulier entre les perceptions de l’œil et de l’ouïe, il crut pouvoir le rendre exact sans trop s’écarter de l’observation. On sait maintenant que la longueur des espaces colorés dépend non-seulement de la nature du prisme, mais de l’ouverture qui laisse passer le rayon décomposé, et aussi de la grandeur angulaire des corps lumineux. Ainsi en été les images sont plus nettes, parce que le soleil paraît plus petit et que ses rayons n’ont pas la même direction qu’en hiver. Pour la même raison, des expériences faites hors de la terre donneraient des résultats différens. Dans Mercure, par exemple, la grandeur apparente du soleil est très considérable, le spectre solaire ne doit pas avoir de couleur verte, et les couleurs doivent être ainsi rangées : rouge, orangé, jaune, blanc, bleu et violet. Ce sont là néanmoins de petites erreurs au milieu de découvertes admirables et d’une multitude d’expériences exactes et variées. Un point sur lequel plais de détails sont nécessaires, c’est qu’irrité sans doute des objections de Hooke et de Huyghens, fatigué de se voir opposer toujours le nom de Descartes, Newton finit par communiquer à la Société royale un mémoire sur la nature de la lumière, et cessa d’obéir à son principe : « O physique, préserve-moi de la métaphysique ! » Trois élémens, sous la forme de cubes, furent créés ; en tournant sur eux-mêmes au sortir de la main du Créateur, ils se sont brisés ; leurs fragmens se sont arrondis en boules et répandus dans l’univers entier. Ces globules, d’une ténuité excessive, ont fini par former une espèce d’atmosphère dont les mouvemens produisent sur nos yeux la sensation de lumière ou de couleur. Le soleil, dans une agitation perpétuelle, excite dans cette atmosphère des vibrations qui, transmises de proche en proche, comme les vibrations de l’air excitées par une cloche, viennent frapper nos yeux, ainsi que celles de l’air frappent les oreilles. Cette matière poussée par le soleil vient presser les yeux, comme un bâton poussé par un bout presse aussitôt l’autre bout, et par conséquent la propagation de la lumière doit être instantanée. Telle est la théorie de Descartes. On sait maintenant que la rapidité de la lumière n’est pas infinie, et on a pu la mesurer. Et pourtant Descartes disait : « J’avoue que je ne sais rien en philosophie, si la lumière du soleil n’est pas transmise à nos yeux en un instant. » Newton et Voltaire étaient assez de cet avis. L’hypothèse de Descartes, plus ou moins modifiée par Malebranche, Hooke, Huyghens et d’autres, était admise par tous au XVIIe siècle, et lorsque les découvertes de Newton lui étaient contraires, nous avons vu qu’on prenait le parti facile de les nier. Dans l’antiquité, on avait pensé plus simplement que le soleil lançait un nombre infini de particules de sa propre substance qui venaient frapper les yeux des hommes et des animaux soit directement, soit après avoir rejailli, après avoir été réfléchies par les objets qui nous entourent, et suivant sans doute la rapidité du mouvement, peut-être suivant la forme de ces corpuscules, la sensation produite devait porter le nom d’une couleur ou d’une autre. On comparait cet effet à celui que produit l’eau d’une cascade, lorsque par le choc sur le rocher des milliers de gouttelettes s’éparpillent dans l’air et vont frapper tous les objets. Le premier de ces systèmes est celui des ondulations, le second celui de l’émanation. À l’hypothèse de Descartes, Newton et ses disciples avaient des objections. D’abord la lumière vient du soleil à la terre en six minutes et demie, donc sa vitesse n’est pas infinie. Si la lumière était un fluide toujours répandu dans l’air, nous verrions clair la nuit, car un corps opaque ne suffirait pas à arrêter la propagation en tous sens du mouvement vibratoire ; de même un rayon entrant dans une chambre devrait l’illuminer tout entière et exciter des mouvemens lumineux dans toutes ses parties. Il y a aussi une certaine difficulté à expliquer la propagation en ligne droite. Enfin cette atmosphère remplirait les espaces célestes, et les mouvemens des planètes seraient altérés. Par toutes ces raisons et peut-être aussi pour mettre une théorie d’accord avec ses expériences, Newton combattit l’hypothèse de Descartes et la remplaça par une autre moins heureuse. On admet généralement qu’il a soutenu l’émission, mais dans deux opuscules publiés, je crois, pour la première fois par M. Brewster, il a exposé une théorie qui tient le milieu entre celles que je viens d’indiquer. Pour lui, le soleil émet à chaque instant des parcelles qui se dirigent dans tous les sens avec une vitesse excessive, mais ces parcelles ne frappent pas les yeux : elles mettent en mouvement un milieu plus rare, plus élastique et plus subtil que l’air, et c’est ce milieu dont les agitations produisent sur nos sens l’impression de la lumière. Cette théorie a, ce me semble, tous les inconvéniens de l’émission, et surtout ceux de l’émanation, dont elle se rapproche davantage. Que deviennent ces milliards de corpuscules lancés à tout instant par la surface entière du soleil ? Comment la masse, quelle qu’elle soit, des corps lumineux ne diminue-t-elle pas rapidement ? Quels chocs ne doivent pas produire toutes ces particules, tous ces rayons solides, en se heurtant de toutes les façons ? Ne doivent-ils pas être sans cesse déviés ? Et pourtant nous voyons les objets lumineux là où ils sont. De combien de trous, de pores, de canaux en ligne droite ne seraient pas percés le verre et toutes les substances transparentes, pour que ces petits corps, si agités, si rapides, pussent les traverser sans les briser ? Que deviendraient ces agens lumineux depuis tant d’années que la lumière existe ? Ne rempliraient-ils pas aussi le ciel, et ne s’opposeraient-ils pas au mouvement régulier des astres ? Pour toutes ces raisons, la théorie de Newton a été abandonnée et rem placée par la théorie de Descartes et de Hooke, débarrassée des cubes, des élémens et des tourbillons. Une substance infiniment subtile et élastique remplit le monde entier et pénètre les corps les plus durs, c’est l’éther, et la lumière consiste dans un ébranlement imprimé à cette atmosphère, dont la ténuité est telle qu’elle ne peut gêner les mouvemens des astres comme l’air ou tout autre gaz. Toute substance qui éclaire fait vibrer cet, éther, et le soleil est comparé par Euler à une cloche immense dont les mouvemens transmis par l’éther agissent sur le nerf optique comme les vibrations de l’air agissent sur le nerf auditif, sans que jamais la cloche ni le soleil perdent de leur substance. De même qu’une pierre jetée dans l’eau excite peu d’ondulations quand l’eau est très épaisse, l’air étant plus dense que l’éther, le son va moins vite que la lumière ; mais aucune de ces deux vitesses n’est instantanée, et la théorie des mouvemens ondulatoires, comme l’expérience, démontre qu’il existe des étoiles dont la lumière met cent ou mille années à venir jusqu’à nous, de sorte que si un tel astre était détruit, nous ne nous apercevrions de sa disparition que cent ou mille ans plus tard. La lumière de quelques étoiles même n’est pas encore peut-être arrivée jusqu’à nous. Enfin, quand une corde tremble, le son qu’elle produit varie avec la rapidité et l’amplitude de ses tremblemens, et l’on sait qu’un son est à l’octave de l’autre, lorsque le premier a deux fois plus de vibrations que le second. L’éther vibre aussi d’une façon très variable, et ce sont la les différences qui produisent sur nos yeux un effet ou un autre. Au XVIIIe siècle, le père Castel avait fait un clavecin où les couleurs remplaçaient les sons, et il prétendait que des morceaux de drap diversement colorés et combinés pouvaient plaire aux yeux, comme la musique plaît aux oreilles. De leur succession ou de leur ensemble pouvaient aussi naître des effets harmonieux. De nos jours même, un pareil instrument pourrait être construit plus scientifiquement, car on a mesuré les vibrations de l’éther et la longueur des ondes lumineuses. Ainsi l’on sait que pour produire l’ut le plus bas de l’orgue, il faut qu’une corde vibre 33 fois par seconde, et 16,896 fois pour l’ut le plus élevé du violon. La voix d’homme la plus basse fait pendant le même temps 396 vibrations, tandis que la voix de femme la plus élevée en fait 2,112. De même les vibrations de l’éther sont, par millième de seconde, de 699,000,000 pour le violet, de 622,000,000 pour le bleu, de 477,000,000 pour le rouge. Il faudrait sans doute seulement que ce clavecin oculaire, comme l’avait nommé le père Castel, fût touché avec une grande activité, car nous sommes bien plus rapidement sensibles aux couleurs qu’aux sons, et nous en pouvons voir un très grand nombre à la fois. Les détails seraient infinis : il doit nous suffire de résumer l’opinion de Newton sur la lumière et de dire pourquoi elle est abandonnée. Les travaux d’Euler, de Young et de Fresnel ont décidé du triomphe de la théorie de Descartes et de Hooke, et ont concilié avec elle les découvertes de Newton lui-même, qui la combattait. Ajoutons pourtant que s’il est clair que l’émission est impossible, les ondulations ne sont pas démontrées. Pour tout physicien qui ne prétend pas à la métaphysique, ce sont là des hypothèses pour expliquer et lier les phénomènes, mais la réalité en est incertaine. Le système admis aujourd’hui, bien qu’un peu plus vraisemblable que l’autre, est lui-même exposé à (des objections fondamentales. Ainsi l’on n’explique pas le phénomène de la nuit, c’est-à-dire de l’obscurité produite par un corps opaque. Découvrir les lois des phénomènes et non leur cause, voilà le but de la physique. Newton ne l’a guère oublié qu’en cette circonstance, et il s’en repentit bientôt. Hooke l’attaqua vivement et avec mauvaise foi, l’accusant tantôt de plagiat, tantôt d’erreur. Newton s’irrita, et il est triste pour sa mémoire qu’il ait exprimé souvent en particulier et dans ses lettres familières une opinion opposée à celle qu’il soutenait en public. Dans l’intimité, il reconnaissait les talens et l’instruction de Hooke, et, pour ne pas avoir tort, il le traitait dans ses écrits avec une violence, un dédain, une inimitié qu’Oldenburg, l’ennemi personnel de Hooke, ne manquait jamais d’augmenter. C’est la première fois qu’apparurent dans les lettres de Newton cette vivacité de polémique, cette ténacité, cette ardeur du triomphe où la bonne foi ne domine pas toujours, et que la violence du langage polémique, introduite par les savans des XVe et XVIe siècles et longtemps maintenue dans le monde pensant, peut expliquer, mais n’excuse point. Newton avait dans le caractère deux tendances diverses, et qui paraissent contradictoires : il ne faisait pas grand cas de ses découvertes, ne tenait pas à les publier, et aurait peut-être consenti à mener une vie obscure, occupée, à jouir seul de ses travaux ; mais dès qu’une parole de lui était imprimée, il la défendait avec ardeur, il tenait à démontrer qu’elle n’avait été écrite par personne avant lui, qu’elle était vraie et originale. Il était à la fois modeste et irritable : il lui importait peu d’acquérir une grande réputation ; mais du moment qu’il se livrait au public, il voulait que cette réputation fût pure et incontestée. Ce n’était pas le désir de la gloire, c’était la passion de la justice. La querelle de Newton avec Hooke dura plusieurs années, avec des alternatives diverses d’ardeur et de découragement. D’autres causes d’ailleurs venaient accroître les chagrins du savant et les difficultés de sa position : il était pauvre. Un jour même il voulut donner sa démission de membre de la Société royale, ne pouvant, disait-il, payer la cotisation, qui était de deux livres pour l’entrée et d’un shilling par semaine. La société l’en dispensa, et bientôt une ordonnance du roi lui permit de toucher les appointemens de sa place de professeur lucasien, sans qu’il fût obligé d’entrer dans les ordres. Il put donc continuer à faire partie de la société et assister à ses séances. Remarquons en passant ce défaut dans la constitution de la Société royale de Londres : la libre Angleterre est peu libérale pour les savans, puisque Newton, faute d’argent, fut sur le point de se retirer, et que peu s’en est fallu que son nom manquât à la liste des membres de la plus grande compagnie scientifique de son temps, comme le nom de Molière manque sur les registres de l’Académie française. Notre Académie des Sciences a cette supériorité que chacun y peut aspirer, et que l’honneur d’en être membre n’est pas un impôt payé par les savans. Ce dernier mode a bien aussi ses inconvéniens, et au lieu d’une association qui s’est elle-même fondée et qui ne dépend que d’elle-même, où le pouvoir n’intervient que pour lui donner la personnalité civile d’une corporation, il établit un corps salarié, approuvé, réglementé par l’état, et qui peut devenir à l’occasion une collection de fonctionnaires. On a pourtant trouvé parmi les papiers de Newton un projet détaillé de constitution d’une société scientifique pour laquelle l’Académie des Sciences paraît lui avoir servi de modèle. Les Anglais ont songé souvent à des réformes de ce genre, et ce travail a peut-être donné à sir Robert Peel l’idée du Muséum of practical geology, qu’il a fondé et qu’il destinait, je crois, à réunir cette multitude de sociétés libres qui se disputent les naturalistes et les physiciens distingués de l’Angleterre. Tout occupé qu’il était de sa polémique avec Hooke, Newton ne négligeait ni la chimie ni l’astronomie. Il passait les journées entières dans son laboratoire, et il a fait sur les combinaisons chimiques un ouvrage qui a été brûlé dans un incendie. Dans une lettre à Nicolas Mercator, écrite en 1675, il a donné les causes de la libration de la lune, c’est-à-dire expliqué pourquoi certaines taches semblent se mouvoir à la surface de la lune. Galilée avait déjà expliqué la libration diurne, et Newton s’est occupé de ce qu’on appelle la libration en longitude. Ce qui est moins scientifique, mais plus curieux, c’est qu’il ne dédaignait pas des occupations moins sublimes, et que, soigneux d’augmenter ses récoltes et son petit revenu, il étudiait l’art de planter les pommiers et de choisir les meilleures espèces de pommes à cidre. On a de lui une lettre à Oldenburg où il traite ces questions en bon jardinier, tandis qu’il lui écrivait sans cesse touchant la lumière, les couleurs, les lames minces, les bulles de savon et leur coloration produite par des réflexions et des réfractions diverses. C’est dans cette correspondance qu’on peut trouver ses théories sur la coloration de certains corps, sur l’utilité de leurs teintes, leur beauté et leur éclat. Sous ce rapport, les études chimiques de Newton ne lui étaient pas inutiles, et il est clair qu’il pensait que la couleur d’un corps ne dépend point de la nature des atomes qui le composent, mais de l’arrangement, du groupement de ces atomes. Si même de son temps la science eût été plus avancée, il aurait pu, par l’étude de la coloration, expliquer quelques phénomènes qui semblent purement chimiques et nous apprendre à reconnaître à l’aspect seul la composition de certains corps et l’arrangement de leurs atomes. Il aurait peut-être su voir pourquoi des substances, comme la tourmaline, changent de couleur lorsqu’elles sont chauffées ou refroidies, et pourquoi un même corps, entrant dans des combinaisons diverses, se présente sous des aspects différens. Ces divers changemens, les franges colorées, les interférences, l’inflexion, ont aussi successivement attiré l’attention de Newton, et ses expériences sont exposées dans son Traité d’optique, publié pour la première fois en entier en 1704. C’est à cet ouvrage qu’il faut renvoyer les lecteurs qui aiment la science, car pour expliquer en quoi il s’est trompé, en quoi il a bien vu, on serait forcé de suivre toute la série de ses travaux et d’arriver à ceux des physiciens plus récens, Young, Fresnel, Arago, M. Biot, M. Brewster et M. de La Provostaye. Quoique ce Traité d’optique ne soit pas hérissé de formules comme les ouvrages modernes, les mathématiques n’y sont pas négligées, et le calcul y vient souvent en aide à l’expérimentateur. L’une de ses applications qu’il faut connaître permit à Newton de conclure de la réfraction la nature de quelques combinaisons chimiques. Il avait remarqué que les forces réfringentes et réfléchissantes des corps sont proportionnelles à leur densité. Il n’y a d’exception, dit-il, que pour les corps onctueux et sulfureux (c’est-à-dire ceux qui brûlent comme l’huile et le soufre), lesquels, à densité égale, réfractent ou dévient davantage les rayons de lumière. Il fut donc conduit à étudier la connexion qui existe entre la composition chimique des corps et leurs propriétés optiques. Il vérifia ainsi que pour le cristal de roche, la topaze, le spath d’Islande, l’air, la réfraction est proportionnelle à la densité. Il n’en est pas de même pour l’huile d’olive et de lin, pour la térébenthine, pour le diamant et pour l’eau. Une induction plus hardie que rationnelle lui fit supposer en conséquence que ces deux substances renferment un corps combustible, et en effet tout le monde sait aujourd’hui que le diamant est du charbon et que l’eau contient du gaz hydrogène. Il est intéressant de voir un homme qui mettait la plus grande sévérité dans ses expériences et la plus grande réserve dans ses conjectures ne pas hésiter à suivre les conséquences d’une vérité aussi loin qu’elles pouvaient le conduire, le résultat parût-il tout à fait contraire aux préjugés les plus raisonnables de son temps. Aujourd’hui l’on sait que le pouvoir réfringent dépend plus de la composition chimique des corps que de leur densité, et la conjecture de Newton est expliquée. Ce qui lui fait moins d’honneur, c’est qu’après avoir vu que des cristaux d’une forme particulière, comme le spath d’Islande, ont la propriété de diviser les rayons incidens en deux faisceaux diversement dirigés et réfractés, phénomène connu sous le nom de double réfraction, New l’on ne parle pas de Bartholin, qui l’avait étudié avant lui. Toutes ces théories, toutes ces découvertes ne se firent pas sans controverse. Il y eut des remarques, des questions, des réclamations de Hooke, qui eut plus d’une fois raison, de Huyghens, du docteur Briggs, professeur au collège de Corpus Christi à Cambridge, de Locke, philosophe peu mathématicien, mais grand ami et admirateur de Newton alors que celui-ci faisait son cours d’optique au collège de la Trinité. Longtemps ses idées n’avaient été imprimées que dans les Transactions philosophiques sous la forme d’articles ou de lettres à ses adversaires et a ses amis. Il ne les réunit en les corrigeant et les complétant qu’à l’âge de soixante-deux ans. En 1704, étant président de la Société royale, il publia son grand traité d’optique intitulé : Optiks, or a Treatise on the reflexions, refractions, inflexions, and colours of light. En 1706, cet ouvrage fut traduit en latin à la prière de Newton par son ami le docteur Samuel Clarke, et on dit qu’il paya la traduction 500 livres (12,500 francs). Une seconde édition fut faite en 1717, et un autre de ses ouvrages sur l’optique fut imprimé après sa mort en 1728. C’est le cours qu’il faisait à Cambridge pendant les années 1669, 1670 et 1671. La biographie de Newton est peu intéressante depuis le moment où nous l’avons quittée jusqu’à son élection au parlement, en 1695. Toutes ces années se passèrent en travaux de tout genre, et sa seule distraction consistait à venir de Cambridge à Londres, pour assister aux séances de la Société royale, où il n’était pas toujours fort bien traité. On a fait à sir David Brewster un reproche fondé, mais sévère. On s’est plaint que le nouveau biographe de Newton eût séparé en plusieurs classes toutes ses découvertes, et fait disparaître le caractère si remarquable de simultanéité et de mutuelle dépendance qui les distingue. Il est difficile, en racontant une telle vie, d’échapper à ce reproche, et nous ne le tenterons pas. Avant de donner une idée des découvertes astronomiques de Newton, qui ne le cèdent en rien à ses découvertes en optique, et qui sont même le principal fondement de sa gloire, nous rappellerons que, dès 1665, il avait conçu à Woolsthorpe la première idée de la cause du mouvement des planètes, mais qu’une fausse idée de la distance de la lune à la terre l’avait découragé. Dix ans plus tard, Picard ayant mesuré exactement cette distance, Newton recommença ses calculs, et l’on dit qu’il fut tellement troublé par l’espoir du résultat dont il approchait, qu’il fut obligé de prier un de ses amis de les finir. Des observations nombreuses, des calculs divers et compliqués confirmèrent ces premiers indices ; les conseils de ses amis, les communications de Flamsteed, astronome royal, surtout les encouragemens de Halley, l’enhardirent, et dans l’été de 1687 fut publié l’ouvrage qui est regardé depuis cent cinquante ans comme le monument le plus considérable de l’esprit humain. Ce livre incomparable est intitulé Philosophioe naturalis Principia mathematica. III Le docteur Bentley, désirant exposer le système du monde sous une forme populaire, et prouver par l’arrangement admirable de l’univers l’existence de Dieu, sa bonté et sa sagesse, voulut lire le livre des Principes. Il écrivit donc à Newton pour lui demander quelques instructions, et savoir si, avant d’entreprendre la lecture de ses ouvrages, il était nécessaire de réunir quelques connaissances préliminaires. Newton lui répondit par une liste de quinze à vingt volumes dont chacun ne peut être compris qu’après des études longues et difficiles, et le docteur Bentley se découragea. Un autre jour, lord Halifax le priant de lui expliquer son système sans employer les mathématiques, qu’il ne comprenait point, Newton lui répondit que c’était une chose impossible. Tous ceux qui ont tenté une exposition usuelle des vérités astronomiques ont peu réussi, et Laplace a fait un ouvrage admirable, mais moins clair pour ceux même qui savent calculer que les traités d’astronomie mathématique ; quant aux autres, ils ne le comprennent pas. Lord Brougham, qui a publié récemment un volume sur les Principes, malgré toute la clarté, la sagacité et la vivacité de son excellent esprit, n’a pas su éviter les formules, et on ne peut songer à recommencer de telles tentatives, car pour être plus heureux il faudrait être plus habile. Le livre des Principes a instruit le monde, et depuis cette publication les hommes ne vivent plus dans un univers mystérieux ; ils connaissent les forces qui les entraînent dans l’espace. Ce livre pourtant n’est pas précisément une énumération de vérités sublimes qui frappent aussitôt l’esprit par leur clarté autant que par leur grandeur. L’ouvrage se divise en trois parties. Les deux premières ne parlent que des lois du mouvement, d’abord dans l’espace, puis dans un milieu résistant. Ce sont des traités de mécanique qui paraissent ne se rapporter en rien au but de l’ouvrage. Le troisième livre seul expose le système du monde. Il est bien entendu que nous ne parlerons guère que de celui-ci, quoique les deux premiers en soient la base véritable, et lui donnent cette qualité, rare partout, même dans les ouvrages scientifiques, et qui distingue avant toutes choses, il ne faut pas l’oublier, toutes les découvertes de Newton : la certitude. Un seul homme ne découvre jamais toute une science, ni même une grande vérité. Toutes les découvertes ont été pressenties ou en revues avant d’être démontrées. Pour avoir une idée juste d’un inventeur, il faut ne pas ignorer ce qu’on avait fait avant lui, et où en était la science qu’il a perfectionnée. Depuis les prêtres égyptiens, depuis Pythagore et Hipparque, les astronomes n’étaient pas restés oisifs, et il est digne de remarque que les hommes étudient les objets les plus éloignés toujours plus volontiers que ceux avec les quels ils sont sans cesse en contact. L’anatomie et la physiologie sont les plus récentes des sciences. D’ailleurs, par l’élévation de son but, la grandeur de ses procédés, la certitude, la magnificence et l’utilité de ses résultats, il était naturel que l’astronomie attirât tout d’abord les yeux des hommes ; mais quelque intérêt que nous en offre l’étude dans l’antiquité, quelque singulier qu’il soit que les anciens eussent mêlé si peu de superstition et de fables aux phénomènes les plus merveilleux, il ne faut pas admirer outre mesure les astronomes de l’antiquité, ni exagérer leur habileté à déterminer le cours des astres, à prédire les éclipses et à compter les étoiles, dont Hipparque fit le premier catalogue connu dans son observatoire de Rhodes. Tout cela n’est remarquable qu’en raison de l’ignorance qui succéda à cette science imparfaite. En effet, après la chute de l’empire romain, la superstition étendit partout un voile épais. La liberté des recherches fut proscrite, et l’on s’efforça de déraciner la mémoire de l’ancienne philosophie en détruisant ses annales. L’autorité avait usurpé la place de la raison, et le ciel se voila de nouveau. Enfin après quelques tentatives des Sarrasins, notamment aussi après celle du roi de Castille Alphonse X, le jour commença de se faire, et le XVIe siècle fut le siècle de l’astronomie. Trois hommes sont les représentans de la science à cette époque : Copernic, Kepler et Galilée. Quelques mots sur chacun d’eux montreront l’état de la science lorsque Newton entreprit ses premiers travaux. Copernic, né en Prusse, à Thorn (1472), d’abord médecin comme son père, puis professeur de mathématiques, fut nommé chanoine de la cathédrale d’Ermeland, à Frauenbourg. Là, dans la demeure canoniale, il conçut des doutes, d’abord, je crois, plus théoriques que pratiques, sur le système de Ptolémée. Celui-ci, comme tous les anciens, un peu par une idée naturelle, par une conception incomplète de la grandeur des astres, beaucoup aussi par orgueil humain, avait mis la terre au centre du monde. Les différens aspects de quelques planètes, leur éclat variable, donnèrent à Copernic de premiers doutes. Ainsi Mars a tantôt un éclat incomparable, et tantôt brille comme une étoile secondaire. Si son mouvement était circulaire autour de la terre, sa distance étant invariable à nos yeux, son éclat ne varierait pas. Copernic en conclut qu’une théorie si peu d’accord avec un fait si permanent et si clair ne devait pas être vraie ; aidé d’observations nombreuses et de quelques aperçus heureux semés çà et là dans les ouvrages des anciens, il osa dire que la terre n’est pas le centre du monde, le pivot des mouvemens célestes, et il la rangea parmi les planètes. En même temps, de l’importance du soleil, de sa grosseur, des rayons qu’il lance de tous côtés et de la nécessité pour tous les corps célestes d’être éclairés, d’observations astronomiques enfin, il conclut que cet astre est immuable au centre, et il put expliquer l’alternance du jour et de la nuit, l’éclat variable des planètes, leurs mouvemens, la précession des équinoxes, comme des résultats nécessaires de sa découverte. C’est en 1543 qu’il put la publier [5], sous la protection du cardinal Schomberg, après quarante ans employés à la vérifier et surtout à préparer par ses conversations et sa renommée ses concitoyens et ses collègues à la recevoir sans malveillance et sans persécutions. Il mourut la même année. Jean Kepler, ne en 1571, à Will, dans le Wurtemberg, fit ses études à l’université de Tubingue, où il se distingua. Les découvertes de Copernic, niées par le célèbre astronome danois Tycho-Brahé, trouvèrent en lui dès sa jeunesse un ardent défenseur, et il publia, à l’âge de vingt ans, un petit traité sur le mouvement diurne de la terre. Nommé professeur d’astronomie à Gratz, en Styrie, il se passionna pour les mathématiques et tenta de déterminer la forme, le nombre et le mouvement des planètes. Après des recherches vaines, il fut conduit à penser que les distances des six planètes alors connues étaient réglées par les formes des cinq solides géométriques réguliers, idée ingénieuse, mais fausse. Il y renonça bientôt, et se préparait à continuer ses hypothèses lorsqu’une de ces persécutions qui ont rarement manqué aux astronomes de ce temps le força de chercher un refuge à Prague, auprès de Tycho-Brahé même, qu’il remplaça bientôt en qualité de mathématicien de l’empereur Rodolphe. Il trouva dans l’observatoire de Prague une foule de notes recueillies par son prédécesseur, et il chercha à les mettre d’accord avec le mouvement régulier et circulaire que l’on supposait aux planètes. Jusque-là en effet, il n’était venu à l’esprit de personne, de douter que les orbites des planètes fussent circulaires, le cercle étant la plus simple des courbes fermées et la nature étant supposée agir toujours par les procédés les plus simples. On trouvait d’ailleurs que la perfection de ce genre de mouvement était convenable à la nature divine des astres. Une observation faite, je crois, sur Mars montra à Kepler, dans la route supposée circulaire de cette planète, une déviation telle qu’elle ne pouvait provenir d’une erreur d’observation, et il ne tarda pas à reconnaître que toutes les planètes ne demeurent pas à des distances invariables du centre de leurs mouvemens, et que leurs vitesses autour de ce centre ne sont pas constantes. Il chercha une autre courbe qui pouvait rendre compte des faits constatés, et après quelques tentatives, il vit que l’ellipse concordait parfaitement avec ces faits. Le soleil, au lieu d’être au centre d’un cercle décrit par les planètes, était au foyer d’une ellipse. Jusqu’à lui, on avait pensé que toutes les planètes ont un mouvement uniforme ; il reconnut que ce mouvement était inégal. Les lois qu’il a découvertes sont le fondement de la mécanique céleste, elles sont connues sous le nom de lois de Kepler, et établissent la vitesse de chaque planète à chaque instant, la figure de l’orbite décrit, et enfin une certaine harmonie entre ces divers mouvemens. Cette dernière loi lui coûta dix-sept ans de travaux et d’hypothèses, telles que l’analogie, déjà supposée par Pythagore et par Archimède, et qu’il crut trouver, entre les distances des planètes au soleil et les divisions de la gamme en musique, idée singulière et qu’on n’a la mais pu démontrer. Cependant à une imagination vive et passionnée pour les explications quelque peu mystiques des phénomènes célestes il joignait une rare opiniâtreté que ne rebutaient pas les calculs les plus fastidieux ; aussi arriva-1-il à trouver la relation compliquée, trop scientifique pour être même énoncée ici, entre la rapidité des planètes et leur distance au soleil. Il mourut de misère et de faim en 1630. Galilée, le contemporain de Kepler, avait étudié sans maître dans les livres d’Archimède et d’Euclide. Nommé professeur de mathématiques à Pise, il se distingua de bonne heure par son opposition à la philosophie d’Aristote et son admiration pour Copernic ; mais ses dispositions pour la mécanique n’apparurent que vers 1709, à l’âge de quarante-cinq ans. Il commença par des observations télescopiques habiles, puis, appliquant heureusement la géométrie à la théorie du mouvement, il trouva quelques lois inconnues de la mécanique. Il put démontrer ainsi la situation du soleil au centre du monde et son mouvement de rotation sur lui-même. La mécanique avait été négligée, et depuis Archimède ses progrès étaient suspendus ! Galilée commença ce qui devait être continué par Newton. Il découvrit les lois du mouvement des corps qui tombent, la direction des projectiles, la résistance et la cohésion des corps solides et le centre de gravité. C’est par lui que fut démontrée cette loi, qui peut être considérée comme le fondement des découvertes de Newton en mécanique, que l’espace parcouru par un corps qui tombe est proportionnel au carré du temps qu’il met à le parcourir, et que tout corps jeté dans une direction qui n’est pas perpendiculaire à l’horizon décrit une parabole. Toutefois Galilée n’avait pas la prudente habileté de Copernic, et le système du monde fut présenté par lui comme une chose démontrée et non comme une hypothèse. Galilée aimait à se faire des élèves et des amis, et l’Italie a toujours été moins tolérante que l’Allemagne : au nom d’Aristote et de la Bible, il fut arrêté, et la protection de princes et de nobles ennemis du saint-siège et de la domination ecclésiastique n’améliora point son sort. Galilée ne haïssait pas non plus la discussion, et il avait lui-même commencé la querelle en prétendant que les Écritures n’avaient pas été faites pour enseigner aux hommes la science et la philosophie, en réunissant autour de lui ce qu’on pourrait appeler tous les libéraux de son temps. Sa longue persécution a servi sa gloire, et l’on croit vulgairement qu’il a découvert la rotation de la terre et l’immobilité du soleil au centre du monde, tandis qu’il a simplement présenté sur ce point une démonstration du système de Copernic. Ce court résumé donne une vague idée, mais suffisante pour notre but, de ce qu’on savait du temps de Newton. Copernic avait découvert la preuve du système solaire, Kepler la courbe que décrivent les planètes et les règles de leurs mouvemens ; Galilée l’avait ajouté des lois importantes sur la chute des corps et le système tout entier des planètes secondaires. Copernic représente l’observation, Kepler le calcul, Galilée la mécanique ; mais il n’était jamais ou presque jamais question des causes de tous ces mouvemens harmonieux et éternels. Les uns croyaient à des anges cachés dans les corps célestes et les faisant mouvoir à leur gré, d’autres à une volonté toute-puissante et continue qui ne cessait d’agir sur eux et de les retenir dans leurs orbites, car il ne faut pas oublier qu’Il y a deux problèmes à résoudre, celui de la force qui fait mouvoir les planètes, et celui de la force qui les empêche de s’échapper par la tangente. Quelques-uns, Descartes surtout, croyaient à une attraction mutuelle des astres, mais ils ne savaient ni la démontrer ni l’expliquer ; d’autres enfin, Borelli peut-être le premier, avaient parlé de la gravité ou pesanteur comme d’une force qui pouvait attirer toutes les planètes vers le centre, et Hooke avait communiqué en 1666 à la Société royale de Londres des expériences sur le pendule et la détermination du poids des corps à des distances diverses de la terre. Rien de tout cela pourtant n’était certain, c’étaient des pressentimens que Newton devait convertir en vérités, car il était à la fois physicien, observateur, mathématicien et philosophe. Il paraît tout naturel, quand on n’y a pas réfléchi, qu’un corps tombe s’il n’est pas soutenu, et cependant l’inertie de la matière étant admise par tous, rien ne devrait paraître plus singulier. Il n’est pas plus facile de concevoir philosophiquement un corps allant de haut en bas que de le concevoir allant de bas en haut, et si nous trouvons simple ce qui se passe chez nous, la même explication ne peut servir pour les antipodes. Bien plus, on sait qu’il existe une force centrifuge qui tend à faire éloigner du centre tous les objets placés à la surface d’un corps qui tourne. Ainsi, sur une sphère animée d’un mouvement de rotation, on ne peut rien placer ; ainsi une pierre dans une fronde tend sans cesse à s’échapper. Il paraîtrait donc naturel que tous les objets terrestres fussent lancés en l’air à tout instant, et avec une violence d’autant plus grande que leur masse est plus considérable, ou en d’autres termes qu’ils sont plus pesans. Pour les maintenir, l’action constante d’une force inverse est donc nécessaire. Descartes croyait à une matière subtile qui tourbillonnait au tour de la terre, et qui, animée elle-même de la force centrifuge, tendait à s’élever et à repousser sur le sol tous les corps solides, de même que l’eau qui pèse de haut en bas tend à repousser en sens inverse les substances qu’on y plonge. D’autres ont cru à une force de magnétisme, quelques-uns à la pression de l’atmosphère, quoi que l’air soit si éloigné de produire la gravité, qu’il diminue constamment le poids des corps. Toutes ces théories n’ont pas besoin d’être réfutées. Il saute aux yeux que si l’une d’elles était vraie, les corps qui tombent se dirigeraient vers l’axe de la terre, et non vers le centre. On a mesuré cette force de la pesanteur ou gravité, et on l’a trouvée proportionnelle à la masse des corps : elle agit également sur tous, et si toute matière ne paraît pas tomber avec la même vitesse, cela tient à ce que le vent la soulève parfois lorsqu’elle est légère, ou que l’air la soutient. Dans le vide, la chute de tous les corps est également rapide. Pour tous, l’espace parcouru est le même dans la première seconde, puis s’accroît dans la deuxième, suivant les lois du mouvement uniformément accéléré découvertes par Galilée. À mesure qu’on approche du centre de la terre, cette force augmente ; lorsqu’on s’en éloigne, elle diminue, et les expériences démontrent que la pesanteur ou gravité est proportionnelle à la masse des corps et en raison inverse du carré de leur distance au centre de la terre. Nous avons déjà raconté l’anecdote de la pomme qui, en tombant, fit réfléchir Newton. Ayant remarqué que les corps étaient attirés vers le centre de la terre par une force constante qui dépendait de leur quantité de matière et de leur distance à ce même centre, que la gravité agissait également sur toute matière, qu’elle n’était pas sensiblement moindre sur le sommet des hautes montagnes, qu’elle affectait l’air lui-même comme le démontre le baromètre, il se demanda s’il était possible qu’à une certaine distance de la terre cette force cessât tout à coup. La réponse était facile, et il est remarquable que la plupart du temps, dans les sciences, la difficulté est de poser la question et non de la résoudre. Il conclut donc que le principe de la gravité était un principe général s’étendant jusqu’aux cieux, puisque des superstitions et des préjugés vulgaires pouvaient seuls conduire à penser que la substance des corps célestes fût d’une autre nature que les matières connues, ce qui eût été d’ailleurs en contradiction avec toutes les analyses des aérolithes. Un corps placé dans la lune et la lune elle-même doivent donc peser vers la terre et tendre vers son centre. La cause qui empêche la lune de s’élancer hors de son orbite et lui fait suivre une courbe au lieu de la ligne droite peut être la gravité, de même qu’un boulet de canon lancé horizontalement se rapproche peu à peu de la terre et décrit une parabole. La lune descend à chaque instant vers la terre en s’écartant de la ligne droite, qui était d’abord la direction de son mouvement, et ce n’est pas la moins évidemment une preuve de l’action de la gravité sur elle que ne le serait sa descente en ligne droite. Supposez en effet un boulet lancé par une machine d’une force suffisante, ce boulet fera le tour de la terre à une distance plus ou moins grande, proportionnelle à la force qui l’aura lancé, mais jamais il n’ira en ligne droite en s’éloignant de la terre, jamais il ne tombera sur elle ; il suivra une ligne courbe qui tiendra le milieu entre la direction que lui a donnée la machine, et celle que tend à lui imposer la pesanteur. Cette direction sera, comme on dit en mécanique, la résultante de ces deux forces. Pour rendre la démonstration exacte, il faut prouver que la force qui fait descendre la lune à chaque instant vers la terre est égale à ce que serait la pesanteur dans les mêmes conditions, et c’est ce que fit Newton lorsqu’après s’être trompé une fois sur la distance de la terre à la lune, il trouva dans les observations de Picard une mesure exacte. Il vit ainsi que la puissance qui agit sur la lune et change continuellement son mouvement est dirigée, comme la pesanteur, vers le centre de la terre, et que, comme elle ne décrit pas un cercle, mais une ellipse ou ovale, le mouvement est accéléré lorsqu’elle s’approche de la terre, et retardé quand elle s’éloigne. Nous n’entrons pas clans les calculs, mais on doit comprendre comment ils sont possibles, et comment, étant connus la vitesse d’un corps qui descend à la surface de la terre, la distance de la terre à la lune, la loi suivant laquelle décroît la pesanteur, le chemin parcouru par la lune en un temps donné, on en peut conclure si la forte qui agit sur la lune est de même nature que la gravité, et si tout corps porté à la même distance de la terre, jeté dans la même direction et avec la même vitesse que la lune, parcourrait le même orbite. Ces phénomènes sont si semblables en tout, qu’ils doivent procéder de la même cause. Depuis Copernic, la terre n’était plus au centre du monde, c’était une simple planète. Newton pensa bientôt que cette puissance qui dirige la lune devait diriger la terre elle-même, et que d’une explication si heureuse et si exacte de son mouvement, on pouvait déduire celle de tous les mouvemens curvilignes du système solaire. Le soleil devait agir sur toutes les planètes qui décrivent leurs orbites autour de lui, les attirer suivant les lois trouvées pour la gravité, et la pesanteur devint la gravitation universelle. Newton démontra que les planètes sont accélérées dans leur mouvement à mesure qu’elles s’approchent du soleil et retardées dans la proportion où elles s’en éloignent, que la puissance qui infléchit leur route en une ligne courbe doit résider dans le soleil, que cette puissance varie toujours de la môme manière que la gravité de la lune vers la terre, et qu’une planète doit avoir une rapidité d’autant plus grande qu’elle est plus proche du soleil. Autour des planètes se meuvent des astres plus petits appelés satellites, qui jouent vis-à-vis d’elles le rôle des planètes vis-à-vis du soleil. Newton a vérifié que ces satellites sont maintenus dans leurs orbites par la force de la gravité, et que leurs courbes sont décrites suivant la même loi. Ils sont d’ailleurs entraînés aussi par la gravitation dans un mouvement commun autour du soleil, comme dans un vaisseau toutes les actions mutuelles des corps sont les mêmes que si l’espace était en repos, tandis que tout est entraîné à la fois dans une direction constante. Les irrégularités que l’on observe parfois dans le mouvement des astres tiennent d’ailleurs à toutes ces forces qui agissent dans des sens divers, car une planète est attirée par le soleil, par les autres planètes et par les satellites eux-mêmes ; mais les déviations qu’elle éprouve sont très faibles à cause de la force d’attraction du soleil et de sa masse supérieure. Les irrégularités ne sont guère sensibles que dans les mouvemens de Jupiter et de Saturne à cause de leur grandeur. Les comètes elles-mêmes se meuvent en vertu de l’attraction et suivent la courbe décrite par un boulet lancé dans l’espace, une parabole. Quant aux étoiles fixes, elles sont placées à une distance si immense, que leur gravité vers le soleil ne peut avoir sur elles d’effet sensible en plusieurs siècles. La gravité diminue en raison du carré de la distance, et la plus proche de ces étoiles est à une distance qui surpasse plusieurs centaines de mille fois celle de la terre au soleil. La force qui l’attire vers le soleil doit donc être 10 milliards de fois moindre que celle qui attire la terre. La gravité n’est pas propre aux corps célestes, et de même qu’une pierre lancée gravite vers la terre, la terre gravite vers cette pierre. En un mot, tous les corps s’attirent en raison directe de leur masse, en raison inverse du carré de leur distance. Cette loi d’attraction ne s’applique pas seulement aux corps tout entiers, tels que la terre ou le soleil ; chaque particule de matière y est soumise, et c’est ce qui explique comment tous les corps, lorsque leur chute n’est point retardée par le frottement ou la densité de l’air, tombent avec la même rapidité, car il faut dix fois plus de gravité pour faire parcourir à un corps dix fois plus lourd qu’un autre un espace égal dans le même temps. Cette attraction universelle semble ne pas s’exercer sur la terre, parce que les frottemens, la résistance de l’air s’opposent aux mouvemens des corps ; mais la théorie et le calcul, qui suffisent pour la démontrer, n’en sont pas les seules preuves. Un physicien anglais, Cavendish, a construit un appareil ingénieux où des boules de platine et de cuivre très finement suspendues s’attirent mutuellement et oscillent les unes vers les autres. On a pu prouver ainsi que toutes les particules d’un môme corps s’attirent mutuellement, et la cohésion de la matière en est le résultat. C’est peut-être même là une des meilleures preuves de l’existence des atomes, c’est-à-dire de ces particules infiniment petites et indivisibles qui composent les corps. Une objection se présente : l’attraction est proportionnelle à la masse des corps qui s’attirent. Comment Newton put-il mesurer la quantité de matière contenue dans le soleil et les planètes, et vérifier si la loi de la gravitation leur était applicable ? Ce problème est plus simple qu’on ne pourrait le croire. En effet, connaissant la masse d’un corps, les lois de la pesanteur, nous pouvons déterminer la rapidité de la chute de ce corps ; mais réciproquement, si nous connaissons cette rapidité, nous devons pouvoir déterminer ce poids. Or on sait combien la lune s’écarte de la tangente de son orbite dans un temps donné, c’est-à-dire de combien elle descend vers la terre : il est donc facile d’en déduire sa masse par rapport à notre globe. De même les planètes du premier ordre font leurs révolutions autour du soleil, et il y a des satellites qui tournent autour de Jupiter et de Saturne. En calculant par leurs mouvemens combien une planète du premier ordre s’écarte de sa tangente dans un temps donné, et combien quelques satellites de Jupiter et de Saturne tombent au-dessous de leurs tangentes dans le même temps, nous pouvons déterminer la proportion de la gravité d’une planète du premier ordre vers le soleil, d’un satellite vers sa planète principale, à la gravité de la lune vers la terre. Alors, par la loi générale de la gravité, on calcule les forces qui agiraient sur ces corps à distance égale du soleil, de Jupiter, de Saturne et de la terre, et ces forces donnent la proportion de la matière contenue dans ces différens corps. Un exemple nous fera peut-être mieux comprendre : Mercure fait sa révolution autour du soleil dans un temps plus de trois fois inférieur à celui que met la lune à tourner autour de la terre. Si les orbites de Mercure et de la lune étaient égaux, le soleil attirerait trois fois plus Mercure que la terre n’attire la lune ; mais l’orbite de Mercure est environ 140 fois plus grand, c’est-à-dire que cette planète est 140 fois plus éloignée que la lune du centre de son mouvement. Il faut donc encore une force bien plus considérable pour la faire mouvoir ; l’attraction exercée par le soleil doit être fort supérieure- à celle de la terre, et par conséquent le soleil doit contenir bien plus de matière que la terre. Newton a trouvé ainsi, et à l’aide de calculs infinis, que les quantités de matière contenues dans le soleil, Jupiter, Saturne et la terre sont entre elles comme les nombres 1, 1/1067’, 1/3021’, 1/169292’. De plus, le volume des astres est déterminé par des observations astronomiques, et par conséquent la densité est facile à déduire. Ainsi la terre est plus dense que Jupiter, Jupiter plus dense que Saturne, et le soleil est moins dense que la terre, mais plus dense que les deux autres planètes. Newton est même allé si loin, qu’il put calculer la pesanteur des corps dans le monde entier, et trouva qu’un corps pesait 23 fois plus sur le soleil que sur la terre. Voilà dans sa généralité, et avec quelques détails nécessaires pour faire comprendre la suite des raisonnemens, l’exposé de la découverte capitale de Newton. Les déductions qu’il en a tirées sont innombrables, et le livre des Principes est un exposé fidèle du système du monde, des mouvemens de tous les astres avec leur cause, de leurs irrégularités, de leurs actions mutuelles. La véritable cause des marées, l’attraction de la lune, l’est donnée, ainsi que l’explication des orbites et des formes de toutes les planètes, de la figure de la terre et de la précession des équinoxes. Pour exposer tout cela, il faudrait un traité d’astronomie, comme pour parler de toutes les découvertes de Newton sur la lumière, il aurait fallu un traité d’optique. Newton créait une science toutes les fois qu’il observait un phénomène. Il nous a suffi de compléter par quelques données précises les notions vagues que chacun possède sur la gravitation, et de montrer comment avec une seule force, l’impulsion primitive étant donnée, le mouvement elliptique des corps célestes peut durer éternellement. On conçoit d’ailleurs ce que doit être le livre contenant une pareille découverte et écrit par un tel homme, qui remplaçait par une force connue de tous, dont les lois et les effets avaient été cent fois étudiés et observés, ces sphères de cristal des anciens, ces tourbillons incompréhensibles de Descartes, ces anges sans cesse en mouvement que ne rejetait pas Kepler, toutes ces théories enfin qui s’adressaient à l’imagination et non à la raison. Dans le livre des Principes, la force qui retient les astres dans leurs orbites et leur fait parcourir sans cesse le même chemin, sous l’action d’une impulsion première, est énoncée et démontrée sans mystères et sans hypothèses ; les mouvemens des astres sont expliqués tels qu’ils sont par des calculs longs et compliqués, il est vrai, mais dans lesquels un mathématicien se reconnaît sans peine. Instruits par ce livre, Il semble que les hommes n’ont plus le droit de dire ce que pourtant Newton disait lui-même : « Nous sommes des enfans qui ramassent des pierres sur le bord du grand lac de la Vérité. »