La Fontaine naturaliste Paul de Rémusat Revue des Deux Mondes T.84, 1869 I. La Fontaine et les Fabulistes, par M. Saint-Marc Girardin. — II. La Fontaine et ses Fables, par M. Taine. — III. Les Fabuleuses Bêtes du Bonhomme, par M. Franceschi. — IV. La Fontaine et Buffon, par M. Damas-Hinard. Tout est dit sur les grands écrivains, et, pour parler d’eux d’une façon nouvelle, on en est réduit à raconter les parties les plus obscures et les plus indifférentes de leur vie, à étudier les passages les plus accessoires de leurs ouvrages, à analyser leurs plus inutiles facultés ; on met en lumière ce qu’ils avaient souvent à dessein, laissé dans l’ombre, on leur attribue des mérites qu’ils n’avaient jamais songé à posséder, on les accuse de défauts dont ils ne pouvaient se garder. Les critiques demandent aux poètes ce qu’ils pensaient en morale, aux philosophes ce qu’ils savaient des sciences physiques, aux hommes de lettres s’ils n’ignoraient pas la musique, aux musiciens s’ils avaient de l’esprit. M. Ménière a fait un ouvrage sur les connaissances médicales des poètes latins et sur celles de Mme de Sévigné. La physique de Voltaire est devenue l’une des préoccupations de ceux qui parlent de lui. On a publié des volumes sur Richelieu ingénieur, Cicéron médecin, Molière musicien, Descartes physiologiste. Ce ne sont pas là de purs jeux d’esprit ; il n’est pas indifférent de connaître tout entier un homme éminent, de découvrir si son intelligence se pouvait appliquer à toutes choses avec un succès égal, s’il était plus ou moins instruit que les hommes ordinaires de son temps. Rencontrer la perfection au terme de ces recherches n’est pas commun, et serait d’un grand prix ; mais les lacunes même des intelligences supérieures sont intéressantes. Une telle étude enseigne à mieux juger un écrivain ; apprendre qu’il ne s’inquiétait point de telle ou telle chose nous met sur la voie de ce dont il s’inquiétait réellement, et de la manière dont les connaissances acquises, l’étude et la réflexion conduisaient son génie. Le génie libre, qui n’est conduit par rien, est rare en effet, et, parmi les plus libres, celui de La Fontaine est un des premiers. Cet écrivain, qui n’a presque fait que des traductions et des imitations, est pourtant l’un des plus originaux de notre langue et de notre race. On hésite à lui trouver des maîtres et des modèles, et l’on songe peu à rechercher si le travail avait autant part que le génie dans la composition de ses fables, ou jusqu’à quel point il était guidé par des connaissances positives. Ce n’est pourtant pas un poète qui vive dans les nuages, comme quelques lyriques, et les sujets qu’il traite sont aussi proches de nous que son style est familier et paraît simple. On sait pourtant que ce naturel extrême ne lui venait point naturellement. Je fabrique à force de temps, dit-il quelque part [1] ; mais fabriquait-il tout à force d’imagination, et négligeait-il la vérité des choses ? C’est une comédie qu’il faisait, une comédie à cent actes divers. Or une des conditions, un des mérites de la comédie, c’est d’être vraie. Les auteurs comiques prétendent peindre la nature humaine ; les hommes aussi, et surtout les travers des hommes, sont le sujet des fables. Ce sont eux qui y paraissent, métamorphosés en animaux. Nul doute que le fabuliste ne doive les connaître tels qu’ils sont avant de les masquer ainsi ; mais le masque à son tour doit-il être de pure fantaisie, et les portraits des animaux sont-ils dispensés de toute vraisemblance ? On est ainsi conduit à se demander si La Fontaine s’est préoccupé de la nature animale lorsqu’il faisait parler les bêtes. Savait-il de l’histoire naturelle ce qu’on n’en ignorait pas de son temps ? A-t-il inventé quelque chose en ce genre ? A-t-il observé des traits que personne n’avait remarqués avant lui ? Il est peut-être permis de se poser ces questions en admettant toutefois que la réponse, favorable ou défavorable au poète, ne saurait diminuer le goût instinctif des enfans ni l’admiration raisonnée des hommes. I L’exactitude scientifique n’est pas la première qualité du poète, et cependant nul n’y doit manquer de nos jours. Gustave Planche [2]. A reproché à M. Victor Hugo d’avoir écrit ces vers : Tu sais qu’étoile sans orbite, L’homme erre au gré de tous les vents. Il l’accuse d’avoir confondu les étoiles avec les planètes, et il ajoute que les planètes ni les étoiles ne sauraient flotter au gré du vent. Le reproche est sévère, et, même en ce cas, on pourrait défendre l’auteur, qui, précisément au milieu d’images souvent démesurées, garde une rare précision et décrit exactement les objets. Le même critique a relevé l’erreur de M. Leconte de Lisle confondant le calice et la corolle d’une fleur, et il remarque que, comme rien n’obligeait à employer en vers cette dénomination scientifique, il fallait au moins s’en servir à propos. Si parfois on comprend qu’un écrivain exprime un sentiment ou une impression par une image un peu vague et sans y mettre toute rigueur, les mots techniques doivent toujours garder leur vrai sens ; mais ces images elles-mêmes ne sauraient être bonnes, si elles ne sont justes, et les poètes sont assujettis à des règles qu’il ne faut pas oublier. Leurs œuvres sont faites pour plaire aux esprits précis autant qu’aux âmes romanesques. On peut tout exiger de ceux qui prétendent enchanter les hommes. Qu’on ne croie point que l’esprit d’examen détruise le goût littéraire, et que le progrès des sciences ait pour naturelle conséquence la décadence des lettres. Les vraies beautés résistent à l’analyse, et ce serait faire un médiocre éloge de la littérature d’imagination que d’en attribuer le goût seulement à ceux qui renonceraient à l’usage de leur jugement. Les écrivains les plus préoccupés de l’éclat du style ne peuvent s’inquiéter uniquement de ranger symétriquement des mots sans se soucier de la justesse des idées. Comme on vante chez quelques-uns la précision et l’exactitude, il faut bien que le contraire de ces qualités soit chez d’autres un défaut. Les commentateurs ont loué Homère d’avoir fidèlement décrit les contrées où ses armées combattent, et d’avoir distingué chacun des héros par un trait particulier et positif. Les fleurs de chaque pays sont désignées par lui telles qu’on les retrouve encore, et ses épithètes, souvent trop répétées, sont d’une extrême justesse. Virgile a les mêmes mérites, et l’élégance des descriptions ne nuit point dans les Géorgiques à l’exactitude des faits. L’art d’écrire touche à l’art de penser ; le don ou l’art d’employer partout le mot propre s’accorde avec la science de représenter par des termes exacts les idées les plus vraies. Boileau, tout Boileau qu’il était, ne s’inquiétait pas autant de la propriété des termes que ses vers, un peu secs, le feraient croire. Il est assez plaisant de trouver ce législateur en faute, et ses exemples ne valent pas ses préceptes. On lit dans une épître : Je songe à me connaître et me cherche en moi-même. C’est là l’unique étude où je veux m’attacher : Que, l’astrolabe en main, un autre aille chercher Si le soleil est fixe ou tourne sur son axe, Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe. Les astronomes qui pensaient au XVIIe siècle que le soleil est fixe soutenaient précisément qu’il tourne sur son axe. C’est du mouvement de translation qu’il y avait dispute, et non pas du mouvement de rotation. L’astrolabe ne servirait que très indirectement à déterminer la fixité du soleil. Enfin le mot parallaxe, qui d’ailleurs est un mot féminin, n’est pas employé ici précisément à contre-sens, mais l’idée n’est pas très claire. Il y eut un temps où les hommes de lettres étaient peu instruits et profondément séparés des hommes de science. Avec Fontenelle, la distinction parut s’effacer. Voltaire est le premier parmi les poètes qui ait tenté de tout réunir. Par curiosité d’esprit bien plus que par système ou vanité, il fut universel. Dans ses vers, il s’attache à dire les choses comme elles sont, et il se souvient de ses ouvrages de physique dans ses œuvres les plus légères, où la fiction serait de mise. Un astronome exigeant ne reprendrait rien dans le conte de Micromégas, et l’on ne connaît pas de meilleure peinture de la décomposition des rayons lumineux, ni d’éloge mieux compris de Newton que les vers suivans : Il découvre à nos yeux par une main savante De l’astre des saisons la robe étincelante : L’émeraude, l’azur, la pourpre et le rubis Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits. Chacun de ses rayons dans sa substance pure Porte en soi les couleurs dont se peint la nature, Et, confondus ensemble, ils éclairent nos yeux, Ils animent le monde, ils emplissent les cieux. On ne saurait nier que la beauté scientifique de ces vers n’en égale et n’en relève encore la beauté littéraire. Voltaire s’efforçait de respecter le principe de Boileau, qu’il faut être vrai même dans la fable. Il fait dire au lion : De mes quarante dents vois la file effroyable ! et il a soin d’ajouter que le lion a quarante dents en effet, que l’observation en a été faite à Marseille par M. de Saint-Didier. « Quand on parle d’un guerrier, dit-il, il ne faut pas omettre ses armes. » On pourrait montrer par mille exemples combien de bons écrivains ont été préoccupés de la réalité. Nul n’y a perdu, plusieurs y ont gagné. Au contraire d’autres ont diminué leur talent et leur réputation parce qu’ils n’étaient pas des observateurs assez sévères, que, satisfaits d’une certaine forme heureuse, ils négligeaient les vérités positives, et se contentaient d’images, de comparaisons et d’apologues qui ne résistent pas à l’examen. M. Biot [3] a montré que Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand doivent peut-être à ce défaut les atteintes qu’a pu recevoir leur renommée. Elle manque de sérieux parce qu’il ne leur reste que leur style. Le premier conserve dans les Etudes de la nature le talent qui brille dans Paul et Virginie, et personne ne les lit aujourd’hui. Comment nierait-on que les erreurs scientifiques en sont la cause ? Il met beaucoup d’art à montrer que les fleurs des climats froids ou des saisons froides sont blanches, parce que la couleur blanche est la plus propre à réfléchir la chaleur sur les étamines. Les plantes de l’été sont à ses yeux revêtues de couleurs foncées, éclatantes. Le lecteur se représente aussitôt la violette, l’anémone, la tulipe, qui manquent à la règle en un sens, la clématite, le jasmin, le liseron des haies, la pâquerette dans l’autre. Lorsqu’un écrivain ne sait pas observer ce qui n’échapperait pas à l’homme le moins attentif, il ne saurait prétendre à nous enseigner quoi que ce soit, et l’admiration qu’il inspire s’affaiblit avec la confiance. Bernardin de Saint-Pierre n’est pourtant pas un auteur qui ignore ou dédaigne les sciences, et ses erreurs tiennent plus à des théories fausses qu’à des négligences. C’est un observateur imprudent en matière de causes finales, non pas un rhéteur qui ne se soucie que d’écrire élégamment. Sous ce rapport, il mérite moins les critiques de M. Biot que Chateaubriand. Celui-ci couvre des artifices de la diction des inexactitudes véritables et que ne rachète pas l’intention philosophique. Il n’est pas exempt de quelque goût pour les comparaisons tirées de la science, et vient souvent, cherchant un moyen d’effet nouveau, se brûler à ce feu, dont il ne voit que l’éclat. Il a comparé les systèmes de numération, dont il ne se rend nul compte, avec l’esprit des peuples divers condamnés au système décimal, et avec les équations célestes. Comment le croire sur l’un des points lorsqu’il se trompe si parfaitement sur les autres ? M. Biot a relevé les phrases suivantes : « ce globe à la longue année qui ne marche qu’à la lueur de quatre torches pâlissantes ; cette terre en deuil qui loin des rayons du jour porte un anneau comme une veuve inconsolable. » C’est sans doute de Jupiter et de Saturne qu’il s’agit. Cependant la révolution de Jupiter n’est pas plus longue que celle d’Uranus ; les quatre torches, qui probablement sont les satellites, ne pâlissent point, et ces satellites n’éclairent point seuls cet astre qui reçoit aussi les rayons du soleil. Saturne n’est point en deuil, et l’anneau, qui ne ressemble point à un anneau de veuve, ne fait point de Saturne une planète inconsolable. Les écrivains peuvent manquer de deux façons aux lois scientifiques, soit en employant par hasard et mal à propos un terme technique, soit en prétendant tirer une conclusion d’un fait ou d’une observation qu’ils rapportent inexactement. Ceci est plus grave que de prendre un mot pour un autre dans un poème ou dans un roman. Pourtant on peut reprocher à quelques écrivains d’avoir fait danser des villageois sur la fougère ou sous la fougère, ce qui est également impossible, d’avoir, comme Balzac, moins exact que minutieux, mélangé des fleurs d’été et des fleurs d’automne dans les bouquets présentés à Mme de Mortsauf. Même les erreurs de ce genre, qui semblent innocentes, doivent être évitées. Or La Fontaine n’en est pas exempt et en commet de plus graves. La nature de ses ouvrages autorise plus de sévérité que toute autre poésie. Il met les bêtes en scène ; n’aurait-on pas le droit d’exiger qu’il les peignît fidèlement ? Il annonce lui-même dans une préface que les propriétés des animaux et leurs divers caractères sont exprimés dans ses fables. Il ne nous doit donc pas seulement un style agréable, une moralité ingénieuse, un récit intéressant, une leçon de sens commun, de prévoyance ou de courage : c’est bien là son intention ; mais il va plus loin dès les premiers mots, et dans tous les cas une certaine vraisemblance serait nécessaire. Si ses animaux étaient trop contraires aux êtres naturels, ses leçons perdraient leur sel et leur vérité. S’il nous donnait l’hippopotame pour gracieux, le singe pour maladroit et lourd, le chat pour ouvert et franc, les enfans seraient aussitôt choqués et lui retireraient toute confiance. Ce sont sans doute des êtres fictifs qui vivent dans ses fables, des représentations animées de facultés, de qualités et de vices abstraits : le renard y représente l’astuce, le loup la violence, le lion l’autorité, le corbeau la crédulité. Encore faut-il qu’ils aient les mœurs de ces animaux, que nous trouvions dans leurs actions, même en leur langage, les caractères et les habitudes de ceux dont ils portent le nom. C’est précisément ce mélange des mœurs de l’homme et de celles de l’animal qui doit nous plaire, qui rend les leçons de la fable plus agréables que celles d’une morale nue. Même en des écrits où les animaux ne jouent point un rôle si important, il ne faut rien dénaturer. M. Alfred de Musset, dans une comparaison célèbre, rapproche du pélican le poète, contraint de dévoiler à la foule ses douleurs les plus secrètes en déchirant son propre cœur : Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage, Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux, Ses petits affamés courent sur le rivage En le voyant au loin s’abattre sur les eaux. Lui, gagnant à pas lents une roche élevée, De son aile pendante abritant sa couvée, Pêcheur mélancolique il regarde les cieux. Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ; En vain il a des mers fouillé la profondeur ; L’océan était vide et la plage déserte. Pour toute nourriture il apporte son cœur. Sombre et silencieux, étendu sur la pierre, Partageant à ses fils ses entrailles de père, Dans son amour sublime il berce sa douleur, Et regardant couler sa sanglante mamelle, Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle, Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur ! Certes l’image est belle et le style est superbe. Croit-on que si le poète avait attribué à tout autre oiseau ce dévoûment sublime, si le préjugé populaire et les anciens naturalistes n’assuraient le fait, qui repose en effet sur une illusion naturelle, croit-on que, le lecteur ne trouvant pas là une idée qui lui est familière, l’effet serait le même ? Et au rebours, si, dans les derniers vers, l’auteur s’était souvenu que le pélican est un oiseau et non point un mammifère, n’aurait-il pas évité un vers médiocre ? Les fabulistes sont plus obligés encore de prendre soin d’étudier et de retracer fidèlement leurs personnages. Plus ils sont vrais, mieux ils sont compris, même s’ils ne prétendent qu’à bien raconter. Le choix des symboles ne saurait être arbitraire, et, s’il est permis de garder souvent les caractères de convention que l’usage ou la légende attribue à certaines bêtes, il ne faut jamais se mettre en contradiction avec leurs caractères naturels. A plus forte raison les pures descriptions où rien n’oblige à ne pas respecter la vérité sont-elles tenues d’être absolument vraies ; mais La Fontaine, souvent en défaut, même à ce point de vue, ne se bornait pas à décrire, et son ambition était plus haute. Les animaux lui plaisaient, et il prétendait les connaître, les expliquer, les défendre. Il voulait répondre à la théorie de Descartes, qui leur déniait toute intelligence, par une théorie moins dure. Ne trouvez pas mauvais, dit-il, Qu’en ces fables aussi j’entremêle des traits De certaine philosophie Subtile, engageante et hardie. On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non Ouï parler ? Ils disent donc Que la bête est une machine, Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressort : Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps. Telle est la montre qui chemine A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein. Toute cette belle fable, la plus belle peut-être, est employée à démontrer que ces philosophes se trompent en niant la mémoire, la volonté, jusqu’à l’instinct des bêtes. Pour lui, il leur donne tout cela, même l’intelligence et l’esprit : Pour moi, si j’en étais le maître, Je leur en donnerais aussi bien qu’aux enfans. La Fontaine revient souvent sur cette idée, et plusieurs de ses fables sont non de simples récits, mais des histoires qu’il prétend véritables, qu’il raconte pour convaincre Descartes d’erreur absolue, et démontrer que les bêtes sentent et pensent. Il est donc tenu, dès qu’il veut prouver quelque chose, d’être sévère pour lui-même, et de n’admettre que des récits exacts ou tout au moins vraisemblables. Il le devait d’autant plus que Descartes n’avait point par hasard et en passant nié l’intelligence des bêtes, que c’était là une conséquence de sa doctrine, qu’il a fort développée et qu’il trouvait importante. Ses disciples s’y attachaient comme à un article de foi. On ne pouvait se dire cartésien au XVIIe siècle sans être convaincu que les animaux sont des machines, qu’ils agissent comme tournent les aiguilles d’une montre, et qu’un chien crie quand on le frappe comme un tambour résonne sous les baguettes. On ne s’explique guère comment tant de gens d’esprit et un si grand philosophe ont pu soutenir une théorie que les faits démentent à tout instant. Ce n’est pas que Descartes n’ait trouvé des raisons spécieuses pour justifier son paradoxe. Il admet que les animaux sont supérieurs aux hommes en certains cas, qu’ils sont plus habiles pour certains ouvrages ; mais cette supériorité même coïncide avec une telle infériorité sur d’autres points, qu’il est impossible d’admettre que ce qu’ils font bien soit fait en vertu d’une intelligence, car cette intelligence devrait s’appliquer à toutes choses à peu près de la même façon. Les animaux devraient être supérieurs en tout ou médiocres en tout. L’absence complète d’équilibre dénote que chez eux la nature agit selon la disposition des organes. De même une horloge compte mieux le temps et marque les heures avec plus de précision que l’homme le plus habile. C’est une machine pourtant, car on n’en peut obtenir autre chose. Enfin tout homme, dit Descartes, quelque borné qu’il soit, peut arranger ensemble plusieurs paroles et en composer un discours. Il n’est pas d’animal, si parfait et si heureusement né qu’il puisse être, qui en fasse autant. Cette impossibilité ne tient pas aux organes, car les pies, les perroquets, les sansonnets, prononcent des mots ; mais aucun ne pense ce qu’il dit. Cela ne signifie pas que les bêtes ont moins de raison que les hommes, cela signifie qu’elles n’en ont point du tout, car pour parler il n’en faut qu’un peu, bien peu, aussi peu que possible, et ce peu, elles ne l’ont point. Mme de Sévigné se contentait de répondre : « Des machines qui aiment, des machines qui ont une élection pour quelqu’un, des machines qui sont jalouses, des machines qui craignent ! allez, allez, vous vous moquez de nous, jamais Descartes n’a prétendu nous le faire croire. » Il le prétendait fort au contraire, et amis ou ennemis s’y acharnaient. L’avantage est resté à ceux qui pensent, comme La Fontaine, que les bêtes ont une intelligence, inférieure à la notre sans doute, mais réelle pourtant. Il n’y a point de raison pour qu’il n’y ait pas des intelligences d’ordres différens. L’opinion contraire ! ne se soutient que par des raisonnemens hasardés. Bossuet, disciple ! de Descartes, blâme les hommes de conclure de la ressemblance des actions des bêtes aux actions humaines, et de n’attribuer à la nature humaine qu’un peu plus de raison. Il n’accorde même pas aux animaux ce raisonnement qui accompagne toujours la sensation, et qui n’est que le premier effet de la réflexion. Puis, le principe étant admis, il cite des exemples excellens qui en démontrent la fausseté, et font voir que les animaux réfléchissent, qu’ils sont pleins de finesse pour échapper aux chasseurs, capables d’être dressés par les hommes, même de s’instruire entre eux. Il ajoute qu’il semble qu’on ne puisse leur refuser quelque espèce de langage, et il conclut en leur accordant une âme sensitive distincte du corps, mais non pour cela indépendante de lui : théorie reprise à l’antiquité, et qui, pour être moins claire, moins nouvelle que la théorie de Descartes, n’est pas plus satisfaisante. Buffon lui-même n’a pas évité une confusion analogue. Il croit au mécanisme des bêtes, auxquelles il n’accorde pas la pensée, même au plus faible degré. De simples ébranlemens physiques lui suffisent pour tout expliquer. C’est ainsi du moins que sa théorie débute ; mais bientôt, racontant ces actes qui pour lui ne sont point les résultats d’une intelligence, il s’anime, n’épargne ni les images ni les comparaisons, et prodigue les mots de jalousie, d’attachement, d’orgueil, de désir, de vengeance ; il parle du discernement des bêtes, et montre quelles différences sous ce rapport séparent une race d’une autre race. Il leur donne le sentiment, la conscience de leur existence actuelle. Il leur concède ainsi dans la pratique autant et plus que ne faisaient en théorie les adversaires de Descartes. Chez lui, le naturaliste et l’écrivain l’emportent sur le philosophe. M. Agassiz accorde aux animaux une âme immortelle. C’est peut-être aller un peu loin ; mais on ne saurait leur refuser la mémoire, le jugement, la réflexion. Ce sont plutôt les idées générales qui leur manquent que la pensée proprement dite. Ils sont plus souvent conduits par leur instinct que par leur intelligence, pourtant ils possèdent ces deux facultés. L’instinct passe pour avoir souvent raison contre l’intelligence ; pourtant nous faisons plus de cas de celle-ci, et nous n’avons pas tort. La Fontaine ne les distinguait pas ; mais, s’il n’était pas un philosophe très subtil, les vérités de sens commun ne lui échappent guère. Il croit donc que les animaux ne sont point de pures machines, et il l’a maintes fois prouvé par des exemples. L’intention est excellente, et les exemples sont charmans. Est-il permis d’ajouter que ceux-ci s’accordent rarement avec celle-là, et que le but devait être bien accessible, s’il l’a atteint et nous a convaincus ? La démonstration cependant ne saurait être bonne que si les exemples sont incontestables, si l’auteur a vraiment vu ou pu voir ce qu’il raconte. Des faits vrais qui supposeraient nécessairement chez l’animal un raisonnement, un acte intellectuel, pourraient seuls convaincre et réfuter un disciple de Descartes. Ce n’est pas ainsi que procède le poète. Cette même fable, qui commence d’une façon si philosophique, raconte l’histoire de deux rats qui trouvent un œuf et l’emportent de la façon que l’on sait. Est-ce possible ? Le poète l’a-t-il vu en effet lui-même ? Le témoignage du roi de Pologne, qu’il invoque quelques vers plus loin, est-il bien sincère ? Un roi est-il le meilleur des garans ? Il s’agit ici de rongeurs, et les rongeurs sont connus pour les moins intelligens des mammifères. La Fontaine lui-même ne conte pas ceci avec une conviction parfaite, et il n’a vraiment pas le droit d’ajouter : Qu’on m’aille soutenir après un tel récit Que les bêtes n’ont pas d’esprit. Précisément on serait fort tenté de le soutenir, puisque l’auteur semble n’avoir pu trouver des faits certains pour prouver ce qu’il avance, et qu’il est contraint d’inventer. Il nuit à ses argumens par l’invraisemblance de ses histoires. Une autre fable philosophique est plus heureuse, quoique encore incomplète. La Fontaine représente la perdrix faisant la blessée et traînant l’aile pour écarter le chasseur, éloigner le danger et sauver ses petits. Il voit là beaucoup de finesse et de sentiment. Bien des gens n’y verraient que de l’instinct. Un peu d’observation ou de science, loin d’affaiblir la preuve, la rendrait plus sérieuse. C’est au mâle et non à la femelle que revient en réalité l’honneur du stratagème. L’instinct paternel étant moins développé chez les animaux que l’instinct maternel, c’est bien véritablement du raisonnement, de la mémoire et de la tendresse que déploie le père. Les perdrix s’unissent pour une année ; pendant l’incubation, le mâle veille et crie au moindre danger. Quand les petits sont nés, il les accompagne, les garde et les instruit. Il prévient la mère si l’homme approche, et tous deux s’enfuient dans des directions différentes : l’un, lentement et avec une maladresse affectée, se fait suivre, tandis que l’autre rapidement s’échappe, et par un long détour revient en courant chercher les petits. Prendre la perdrix mâle pour la femelle, ce n’est pas bien grave. Une telle erreur ne saurait nuire au charme du récit, à cette manière de narrer à laquelle on ne s’habitue point, disait Mme de Sévigné. Il en est d’autres plus faites pour désoler les naturalistes. Voici une fable, la première de toutes : la Cigale et la Fourmi, dans laquelle on trouve une invraisemblance presque à chaque vers, et qui viole sans cesse la règle imposée au fabuliste de ne pas falsifier la nature des animaux qu’il fait parler. Parmi toutes les fables que l’on peut attaquer de cette façon, celle-ci est la plus vulnérable et en même temps la moins nécessaire à défendre, car, si le récit n’est pas très heureux, la conclusion n’en est pas irréprochable. On sait ce que pensait Rousseau de cette dure morale, et l’on en serait volontiers scandalisé comme lui, si, par une sorte de convention ou par un sentiment naturel, hommes et enfans ne savaient distinguer le vrai du faux dans les conseils de La Fontaine et apercevoir s’il parle par ironie, par plaisanterie ou du fond du cœur. Il en est un peu des fables comme des comédies de Molière, qui ne sont pas accusées d’immoralité, quoique les personnages, et les plus intéressans, ne soient pas toujours fort respectables, et que la vertu ne soit pas à la fin récompensée. Les écrivains ne se croient pas obligés de peindre le monde tel qu’il devrait être ; ils le montrent tel qu’il est, sans dire ce qu’ils en blâment ou ce qu’ils en approuvent. C’est ce que fait La Fontaine, qui devait en réalité préférer la cigale à la fourmi, l’insouciante vie du poète aux tristes bonheurs de l’avare. Il devrait tout au moins être exact. La cigale ayant chanté Tout l’été. Cela ne se peut : l’été dure trois mois entiers et la vie d’une cigale ne se prolonge pas au-delà de quelques semaines. Le crime de l’insecte, si c’est un crime de chanter, a été tout au moins plus court. Pour s’en repentir, la cigale n’a pu attendre que la bise fût venue, car la bise ne vient guère qu’au mois d’octobre et de novembre, et à ce moment les cigales sont mortes depuis longtemps. Chacun sait que dès les premiers froids on n’entend plus leur chant strident et monotone, dont les anciens faisaient un cas extrême. La vraisemblance manque dès les premiers mots, et la cigale n’a pu venir en ce temps chez la fourmi. Pourquoi y vient elle ? Parce que, dit La Fontaine, son garde-manger est vide. Elle n’a Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Or la cigale ne vit que de substances végétales et particulièrement de la sève des arbres. Elle ne pourrait tirer aucun profit des mouches gardées pour l’hiver par la fourmi. Elle l’implore : La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu’à la saison nouvelle. Elle s’adresse fort mal et ne sait point ce que de si près elle devait savoir ; la fourmi est carnivore, et dans ses demeures, si habilement construites et distribuées, on ne trouve pas un seul grain d’aucune espèce. La cigale se plaint donc de n’avoir point fait de provisions dont elle ne pourrait se servir, et elle voudrait que la fourmi lui prêtât ce que celle-ci ne saurait posséder. C’est demander du foin à un tigre. Encore n’y a-t-il là non une inadvertance, mais une opinion bien arrêtée. Ailleurs encore, La Fontaine assure que la fourmi se nourrit seulement de substances végétales. Cet insecte, dit-il, Vit trois jours d’un fétu qu’elle a traîné chez soi. C’est à peu près comme si l’on accusait les hommes de manger les pierres à bâtir. Si les fourmis traînent parfois des brins de paille ou de bois, si nous ne sommes point choqués de ce que le singe de Jupiter vint un jour Partager un brin d’herbe entre quelques fourmis, c’est que les fourmilières sont en partie construites de tels matériaux. Le caractère de l’insecte est-il mieux observé que ses habitudes et ses goûts ? Cela est douteux. Ces petits êtres ne sauraient représenter l’égoïsme, l’avarice, la méchante raillerie de celui qui possède contre celui qui n’a rien. Peu d’animaux sont au même degré bienfaisans et secourables. Les abeilles n’ont pas plus de soins pour les petits et les ouvrières. On a vu des fourmis sauver leurs semblables qui se noyaient, et faire preuve d’une industrie, d’une prévoyance, d’une abnégation peu communes. Elles ont le tort d’avoir des esclaves ; mais les hommes ont-ils droit de le leur reprocher sérieusement ? Ces esclaves sont plutôt des troupeaux. Avec le nom change le crime, paraît-il, et ce qui est défendu devient légitime. Ces troupeaux sont composés de pucerons, qui, pour la plupart, étant ailés, pourraient échapper à leurs maîtres ; mais les fourmis leur rendent un service véritable en les débarrassant d’une liqueur brune dont ils sont souvent fort empêchés. Rien n’est plus curieux que les observations de Pierre Huber à ce sujet. Il a vu les fourmis traire et recueillir le lait des pucerons, et ceux-ci parfaitement heureux d’être délivrés, celles-là satisfaites de ce qu’elles avaient obtenu. Ces observations délicates ne pouvaient être faites par La Fontaine. Il se représentait pourtant comme fort attentif. C’est une anecdote connue que, arrivant un jour fort tard à dîner ; il s’excusa de son inexactitude, disant qu’il se promenait tête baissée et songeait, lorsqu’à ses pieds vint à passer le convoi d’une fourmi morte. Oubliant qu’il avait peu le droit de s’associer à la douleur d’êtres tant méconnus, tant outragés par lui, ou peut-être par repentir, il avait suivi le cortège, assisté à l’enterrement, et était revenu avec la famille ; mais la fourmilière mortuaire était éloignée, et la cérémonie très longue. Les convives lui pardonnèrent probablement son retard pour l’histoire contée avec grâce et détails, et ils espérèrent une nouvelle fable qu’il n’a point faite. Avait-il vu ce qu’il racontait ? D’abord les fourmis n’enterrent point, dit-on, leurs morts ; puis La Fontaine ne savait point voir les choses positives, et personne plus que lui n’a vécu dans un monde imaginaire où les sentimens tiennent plus de place que les faits. Sans doute il n’est pas pour nous, comme pour quelques biographes, ce personnage grossier qui produit des fables sans en avoir conscience, comme un arbre porte des fruits. Il connaissait parfaitement son génie. Dans ses écrits, il aime à le définir, à expliquer ce qu’il peut et ce qu’il sait faire ; il n’est nullement désintéressé de lui-même et de son succès. Il se range en propres termes au niveau du poète de Platon. C’est une de ses grâces de savoir bien parler de sa personne, de se mettre en scène, et ce goût, à tant d’écrivains si funeste, est agréable en lui ; mais l’art de raconter ses fantaisies, ses mérites, ses impressions, n’entraîne pas les facultés du savant qui hors de lui-même étudie les phénomènes de la nature ou l’instinct des animaux. Ces dons sont assez distincts pour qu’on les puisse considérer comme contradictoires, et, si La Fontaine n’était pas l’idiot de génie de la légende, pour employer une expression de M. Saint-Marc Girardin, il était encore moins un observateur. Quelques-uns de ses personnages l’intéressaient fort, et il s’oubliait à les regarder : ce ne sont point ceux qui peuplent ses fables, ce sont ceux qui animent ses contes. Ce n’est que pour les oiseaux auxquels le frère Philippe a donné son nom qu’il négligeait l’heure et les engagemens. Ces créatures légères, qu’il aimait à peindre, il les raillait parfois plus en conteur du XVIe siècle qu’en écrivain du XVIIe : il les aimait pourtant, et elles n’étaient pas insensibles à son admiration ; mais l’examen de ses opinions sur ce point n’est plus du domaine de l’histoire naturelle. Ce serait entrer dans la vie de l’homme et de l’écrivain, et on ne peut ici que glaner après M. Taine et M. Saint-Marc Girardin. Le premier, bien fait assurément pour parler de La Fontaine, car nul ne lui ressemble moins, a écrit un livre spirituel, abondant, où mille traits sont montrés dont La Fontaine ne se doutait guère. M. Saint-Marc Girardin, très digne, lui aussi, de parler de La Fontaine, car peut-être lui ressemble-t-il plus que personne, lui qui sait revêtir de tant de grâce les vérités de sens commun et exprimer mieux que tout le monde ce que pense tout le monde, a publié les leçons qui avaient obtenu ce succès, toujours le même et toujours nouveau, qui chaque année l’attendait à la Sorbonne. L’admiration que professent ces deux critiques si divers, la passion que le fabuliste a inspirée à des générations entières, aux femmes qu’il aimait tant, aux enfans qu’il ne pouvait souffrir, sont grandement méritées. Il faut quelque effort pour ne pas s’abandonner à lui en le lisant, et pour rechercher les imperfections de cet écrivain parfait, les défauts de ce poète sans défauts. On a voulu établir une distinction entre les animaux que La Fontaine a lui-même observés et ceux qu’il prenait pour ainsi dire tout faits chez les anciens. La plupart de ses fables sont des traductions, et il pourrait s’en prendre à Ésope ou à Phèdre de ses erreurs. L’excuse ne serait pas excellente, car il ne s’en tenait pas à une imitation tellement servile qu’il ne pût corriger quelquefois ses devanciers. Il était plus malaisé d’ajouter à leur texte tant d’esprit qu’un peu d’histoire naturelle. Les modernes n’ont guère d’autre avantage sur les anciens que des connaissances précises, et, comme on n’est jamais sûr de reproduire les qualités de ses modèles, on doit éviter leurs fautes. La Fontaine, il est vrai, peut prendre les défauts des autres, il est certain d’avoir des qualités qu’ils ignorent. Quoi qu’il en soit, la distinction peut être juste : il aura pris le loup, le renard, le lion d’Ésope et non point ceux de la nature, comme Racine mettait en scène les héros d’Euripide plus que ceux de l’histoire. Les uns comme les autres sont des personnages de convention ; mais Racine donnait aux siens les sentimens éternels du cœur humain dans la langue pure du XVIIe siècle. C’étaient des hommes encore, et ils ne pensent dans ses tragédies que comme des hommes. Son tort est même de les trop rapprocher de nous, de les rendre trop semblables à ce qu’il avait sous les yeux. Il plaçait les héros farouches de l’antiquité au milieu de la cour polie de Louis XIV. Leurs actions étaient violentes, leur âme et leur langage étaient doux ; sous l’habit grec, ils avaient le cœur français. Racine ne s’éloigne donc pas des modèles qu’il s’est choisis. Si La Fontaine eût suivi ce système, il aurait, sous le nom et l’apparence des animaux un peu fantastiques des fables de l’antiquité, fait agir et penser ceux de son temps et de son pays. S’emparant de ces types connus et classiques, ils les aurait rendus plus vrais sans tout à fait les transformer. Au contraire il a des erreurs d’observation qu’on ne trouve pas dans les anciens, et les traits qu’il ajoute sont peu exacts, peu naturels, au point de vue, bien entendu, de la nature animale. Ce n’est point Phèdre qui a fait dire au singe : « N’ai-je pas quatre pieds ? » tandis que le singe a précisément quatre mains et non quatre pieds. Nul des anciens fabulistes n’a confondu le dromadaire et le chameau ; nul, je crois, n’a fait dire au serpent que « sa queue et sa tête portent un poison prompt et puissant, » tandis que la dent seule est venimeuse ; encore n’est-ce point celle de tous les serpens. La couleuvre, sans cesse accusée dans les fables, est un reptile inoffensif, facile à apprivoiser, dont la disparition « ne serait pas agréable à tout l’univers. » Ce n’est pas de l’antiquité que nous vient la fable de l’Ours et l’amateur de jardins, dans laquelle le second dit au premier : Vous voyez mon logis, si vous me voulez faire Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas, J’ai des fruits, j’ai du lait : ce n’est peut-être pas De nosseigneurs les ours le manger ordinaire ; Mais j’offre ce que j’ai. L’ours aime précisément par-dessus toutes choses le lait et les fruits. Il n’est pas carnivore. Est-ce à un fabuliste qu’il faut enseigner à ne pas juger les gens sur l’apparence ? La tête effrayante et la force prodigieuse de l’ours ne l’empêchent point d’être inoffensif et de ne point attaquer les hommes sans une nécessité absolue ; mais je n’ose insister, j’aurais trop peur de paraître chercher une querelle de pédant au conteur incomparable dont une page charmante illustrait une des dernières Revues, et j’aime mieux croire que j’ignore les mœurs de l’ours de Samogitie. Le goût des substances végétales est un indice de supériorité intellectuelle et place l’ours dans le premier rang des mammifères. Cette seule raison aurait dû empêcher La Fontaine de le prendre pour emblème de la maladresse et de la sottise. C’est un des seuls animaux qui marchent aisément debout, non point en contemplant le ciel comme fait l’homme suivant Ovide, mais en regardant devant lui, ce qui est plus commode. Il est très fin, très intelligent, capable d’apprendre mille tours et de s’apprivoiser, comme chacun a pu le voir. Lorsque le froid ou la faim le réduit à chasser, il y met un art extrême. Si l’histoire racontée par La Fontaine est véritable, et s’il faut attribuer aux animaux les raisonnemens humains en conservant pour chaque espèce un trait distinctif, les choses se sont autrement passées. En écrasant la tête du jardinier avec un pavé, l’ours n’aura point agi par maladresse ; il avait vraiment l’intention de le tuer, et la mouche n’était qu’un prétexte. Le loup n’est pas mieux traité. Sans doute cet animal est traître et cruel dans la réalité comme dans les fables. Il mange les moutons sans scrupule et ne leur donne pas de bonnes raisons pour excuse ; mais l’agneau n’a pu lui offrir l’occasion rapportée dans la fable où ils figurent tous deux : Un agneau se désaltérait Dans le courant d’une onde pure. Jamais un agneau, surtout s’il tette encore sa mère, et celui-ci en convient lui-même, ne s’est désaltéré dans un ruisseau. Les béliers, les moutons, les brebis, ont rarement soif. Si peu qu’on ait habité la campagne, on le sait, et les agneaux ne boivent point, trouvant dans le lait de leur mère et dans le suc des herbes tendres une humidité suffisante pour leur goût et leur tempérament. C’était donc peut-être un mouton, mais point un agneau de lait que le loup a rencontré. Il l’a mangé, soit ; mais en bien d’autres fables le loup est plus cruel que dans la nature et surtout plus bête. C’est un préjugé que La Fontaine avait tiré du Roman du Renard. Ce roman, fort célèbre autrefois et qui exerce encore la sagacité des érudits, est une épopée en l’honneur du renard au détriment du loup. Le renard, qui ne s’appelle renard que depuis ce temps, et le loup, qui s’y nomme Ysengrin, nom qui n’a point prévalu, y sont représentés comme parens. C’est de la baguette d’Eve qu’ils sont nés l’un après l’autre, car, dans le roman, la femme créait les animaux sauvages, et l’homme les plus doux. Le loup et le renard ne sont donc pas absolument différens. Dans l’ancien récit, ils font assaut de ruses, tandis que La Fontaine a fait de l’un l’emblème de l’habileté, de l’autre celui de la sottise, Ésope lui en avait donné l’exemple, et il le suit docilement. Une ou deux fois pourtant il a essayé de secouer le joug, et une fable commence ainsi : Mais d’où vient qu’au renard Ésope accorde un point, C’est d’exceller on tours pleins de mâtoiserie ? J’en cherche la raison et ne la trouve point. Quand le loup a besoin de défendre sa vie, Ou d’attaquer colle d’autrui, N’en sait-il pas autant que lui ? L’intention de venger le loup est excellente ; mais ce prologue précède une fable, tirée de Phèdre, où le loup est précisément dupé de la façon la plus humiliante par le renard, qui ne lui est au fond supérieur que par la physionomie. Le loup est le plus audacieux de tous les ennemis de l’homme, et, moins fort que le tigre et le lion, il est obligé pour vivre d’user d’une certaine circonspection. Il est plus habile que le chien, et pourtant l’homme prétend avoir amélioré celui-ci, qui n’est pas devenu entre nos mains l’égal de son analogue sauvage. Voici, par exemple, ce que dit de la louve M. Toussenel, dont la passion pour les animaux est si sincère et si vive, et dont on ne peut méconnaître la science vraie à travers les détours d’un style affecté : « La louve, modèle de tendresse maternelle, apprend à ses petits, dès l’âge le plus tendre, à détester l’espèce humaine et à se défier de ses pièges. Elle leur dit la portée et la détonation de l’arme à feu. Elle leur recommande surtout de respecter les oies et les agneaux du voisinage, afin de ne pas trahir par une démarche inconsidérée le secret de leur domicile. Elle va même leur chercher au loin, à deux ou trois lieues quelquefois, la nourriture de chaque jour, un quartier de cheval mort, un mouton, une chèvre. Quelquefois elle se fait accompagner dans ses expéditions de nuit et de jour par un vieux loup dont elle réclame l’aide moyennant promesse de partage dans le butin. La louve apprend encore à ses louveteaux à emboîter le pas, c’est-à-dire à marcher à la file les uns des autres du même train et à placer dextrement leurs pattes dans l’empreinte de la patte de celui qui va devant. J’ai rencontré un jour, dans le rude hiver de 1829 à 1830, six grands loups qui traversaient ainsi la Loire à pied sec, les uns derrière les autres et le pas dans le pas. Vous auriez juré, à examiner leur trace sur la neige, qu’il n’était passé qu’un seul loup… C’est merveille de voir comme, dès la fin d’août, à l’époque où commencent les tribulations des louvats, ces jeunes animaux font déjà preuve d’intelligence, de savoir et de vigueur. J’ai vu des portées de louvats se faire battre six heures de suite dans la même enceinte sans qu’il en débûchât un seul, bien que les chiens donnassent presque continuellement à vue. C’était un change perpétuel. Celui-ci avait-il couru une demi-heure et se sentait-il épuisé, que celui-là accourait aussitôt pour s’offrir volontairement au change et laisser à son frère le temps de réparer ses forces, et chacun d’arriver à son tour pour subir la corvée redoutable pendant que la pauvre mère éperdue coupait et recoupait incessamment la chasse, essayant d’attirer la meute sur sa voie et de l’entraîner tout entière, par une pointe habile, bien loin du théâtre du combat. » Il y a loin de cet animal attentif et rusé au brutal ravisseur de la fable, toujours prêt à tomber dans les pièges que lui tendent le renard ou l’homme. Le loup rarement se laisse prendre au traquenard ; il se défie de tous les appâts, et distingue les cadavres d’animaux morts et oubliés de ceux qui ont été à dessein placés dans la forêt. Est-il vraisemblable qu’il prenne la lune pour un fromage, et même qu’il s’expose autant pour une nourriture aussi légère ? Des voyageurs ont rapporté des preuves de l’intelligence presque humaine du loup et de ses analogues. L’animal précieux que les Esquimaux attellent à leurs traîneaux, et qui les transporte, les défend, les nourrit, est lui-même plus proche du loup que du chien. L’injustice est donc grande de l’opposer sans cesse au renard. Celui-ci, fin sans doute et rusé, ne mérite pas la réputation que les fabulistes lui ont faite. Ce n’est point seulement à cause de son odeur caractéristique qu’il est atteint dans les chasses à courre : une part de ses malheurs revient à sa maladresse, et des bêtes qui ont moins de réputation échappent plus aisément. On a fort admiré son jugement et son courage, parce qu’on l’a vu, pris au piège, se couper un membre et s’enfuir sur trois pattes ; mais quelques loups ont donné le même exemple, et l’on cite un renard qui, dans cette même situation, s’est coupé la patte au-dessous de l’endroit où le piège l’avait saisi. Ce douloureux sacrifice n’améliorait en rien sa situation, et prouvait sa double sottise de s’être laissé prendre et de se mutiler sans profit. II Quand on vit avec les bêtes, même avec celles de La Fontaine, surtout avec celles de La Fontaine, on les prend fort au sérieux. C’est lui-même qui nous en donne dès l’enfance le goût, dont une vie enfermée et factice éloignerait la plupart de ses lecteurs. Au risque de quelques idées fausses, nous acquérons par lui, sinon une connaissance exacte des êtres qui nous entourent, du moins des sympathies ou des antipathies qui nous rapprochent d’eux. Pour les enfans qui ont lu La Fontaine, les animaux ne sont plus des étrangers. Aussi ne saurions-nous nous étonner qu’on ait songé à écrire leur histoire, non leur histoire naturelle, mais leur histoire politique. M. Franceschi, dans un livre singulier, d’un style imité de l’ancien français, a pris chacune des fables comme l’épisode de la vie d’un animal, et, réunissant tous les épisodes d’une même vie, il a raconté la naissance, les aventures et la mort des quatre principaux acteurs de la comédie zoologique. M. Taine avait cherché dans les ouvrages de La Fontaine la peinture du roi, du courtisan, du peuple et de la noblesse. Il y a trouvé une galerie de portraits qui, pareils à ceux de La Bruyère et de Saint-Simon, montrent en abrégé tout le siècle. Le lion a la majesté, la cruauté et jusqu’à l’appétit de Louis XIV. Il sait ce qu’il se doit jusque sous la griffe du milan, et garde sa gravité comme le grand roi sa perruque. Lorsque La Fontaine parlait en son propre nom et dans ses préfaces, il était le sujet le plus respectueux ; mais dès que, reprenant son masque, il faisait agir les animaux, il devenait libre et frondeur. « Notre ennemi, c’est notre maître, » il le disait en bon français. Il n’eût point attaqué un courtisan, mais il peignait dans le renard le courtisan idéal, celui qui sait le monde, maître de ses yeux, de son geste et de son visage, prêt à faire sa cour aux dépens de ses amis, louant du roi jusqu’à ses faiblesses et trouvant que ses scrupules, s’il en a, « font voir trop de délicatesse. » M. Taine a extrait des fables une sorte d’histoire des mœurs du temps, au risque de l’inventer quelquefois. M. Franceschi écrit au contraire l’histoire du lion en qualité d’animal. Il le montre gagnant d’abord sa couronne et détrônant le léopard. Il raconte ce règne un peu dur, laissant au lecteur le soin de faire les applications. Il y place les divers épisodes de la vie du lion, le tribut des bêtes enlevé à Alexandre, la clémence envers le rat, son sauveur, dont la mort eût été si inutile, puis le grand événement du règne, la peste, et enfin la mort du roi des animaux, tué par la mouche et insulté par l’âne. De même l’ours, jeune d’abord dans les fables, grandit sans embellir, se trouve à la cour et s’émancipe avec la lionne, je veux dire la reine. L’histoire du loup vient ensuite ; sa querelle avec le cheval, son déguisement, sa conversation avec le chien, sa maladresse avec le biquet, sa rencontre avec l’agneau, tout est retracé. Le livre se termine par le portrait du renard : « l’inné prestidigitateur idoine si en voleries joyeuses qu’il y semblerait en son élément comme l’oiseau en l’air et le poisson en mer, et ne sont sûrement iceux mieux taillés pour fendre, l’un l’espace et l’autre l’onde, que n’était, lui, pour affiner les gens. » C’est un jeu d’esprit qui prouve mieux que tous les commentaires combien les animaux du poète sont vivans. M. Franceschi ne s’est point pris de passion uniquement pour le talent de l’écrivain, ni pour les animaux tels qu’ils sont, mais il aime les créations du fabuliste comme des êtres réels. De même on pourrait écrire la vie de chacun des personnages que Balzac faisait intervenir dans ses romans. Si M. Franceschi appelle dans le titre du livre ces bêtes fabuleuses, cela ne veut point dire qu’il les assimile aux dragons, aux chimères, aux licornes, mais qu’il sait que ce sont celles de la fable et non celles de la nature. Il n’en raconte pas moins l’histoire du renard et du corbeau avec une conviction apparente. Il admire, comme La Fontaine et comme Goethe, cet emblème de la finesse et de la ruse. Pourtant, dans ce dialogue même du corbeau et du renard, combien d’invraisemblances on pourrait relever ! Ce sont deux animaux carnivores pour lesquels un fromage serait un maigre régal, et qui préfèrent au laitage la chair des chats, des poulets et des lapins. Le corbeau n’est point sot, s’apprivoise rapidement et apprend les langues aussi bien que le perroquet. Quelques observateurs ont prétendu qu’il sait même le sens de plusieurs des mots qu’il prononce. Buffon le présente comme si habile et si vorace, qu’il se précipite et se cramponne sur le dos d’un buffle, lui crève les yeux et le dévore promptement en détail. Ce récit est sans doute un peu exagéré, mais d’un fromage à un buffle tout entier il y a loin. Il semble qu’il y ait plus loin encore de Buffon à La Fontaine. La science comme le style les sépare profondément. On les a pourtant réunis dans un ouvrage destiné à démontrer la supériorité du second sur le premier. C’est à Buffon que M. Damas-Hinard dénie les qualités du naturaliste, c’est à La Fontaine qu’il les restitue. Les descriptions de celui-ci lui paraissent plus vraies et plus vivantes. La vie est en effet ce qui manque le moins dans les fables, et ce qu’on regrette le plus dans les peintures un peu magnifiques de l’histoire naturelle ; mais donner la vie à ses créations est le don le plus précieux de l’écrivain : c’est autre chose encore d’être juste et vrai. La Fontaine met assurément en relief les animaux qu’il fait parler, tandis que Buffon peint pour l’esprit plus que pour les yeux. Ce n’est pas que celui-ci soit toujours un observateur parfaitement exact. Ses yeux étaient myopes et ses mains inhabiles ; ses aides disséquaient pour lui, et préparaient le squelette de ses ouvrages, pour qu’il le recouvrît d’une enveloppe brillante. S’il n’avait pas eu des auxiliaires comme Daubenton, Guéneau, Bexon, il eût manqué de précision scientifique. Quoiqu’il vécût à la campagne, il croit que les cornes des bœufs tombent tous les ans comme les bois du cerf ; quoiqu’il dirigeât le Jardin du Roi, il assure que le petit éléphant tette par la trompe. Ses descriptions, même les plus vraies et les mieux tournées, ne sont pas frappantes ; il n’entre pas dans son sujet tout droit et de plein saut. Comme il n’aime pas les bêtes pour elles-mêmes, il ne les juge que dans leurs rapports avec les hommes. C’est de leur utilité pour nous qu’il se préoccupe. Son style tant admiré, correct en effet et souvent grandiose, n’est propre qu’à donner des idées abstraites. Il s’applique à désigner les choses par leurs termes les plus généraux. C’était son principe fondamental, qui eût médiocrement convenu à La Fontaine, et pas plus que la science la fable ne s’en accommode. Le vrai mérite du style est de changer avec le sujet, de se développer ou de se condenser, de s’élever ou de s’abaisser quand il le faut ; suivant ce qu’on dit, on peut parler de telle ou telle façon, et il y a autant de manières d’écrire que de manières de penser. Buffon n’en connaît qu’une, et il décrit l’âne, le colibri ou le héron du même style que les catastrophes de l’univers. Les peintures de la fable sont plus vives et plus familières. La netteté qu’on y remarque a fait illusion à M. Damas-Hinard sur le savoir de La Fontaine, et parce que ses animaux sont vivans, il a pu croire qu’ils étaient vrais. Tel personnage de roman invraisemblable vit mieux pour nous que les figures effacées et réelles pourtant de quelques histoires. De même les bêtes de Buffon, plus exactement décrites que celles de La Fontaine, ont moins de vie. On peut s’en convaincre aisément en comparant les deux auteurs lorsqu’ils ont traité le même sujet. Buffon raconte en ces termes la chasse du cerf : « Intimidé, pressé, désespérant de trouver son salut dans la fuite, l’animal se sert aussi de toutes ses facultés ; il oppose la ruse à la sagacité. Jamais les ressources de l’instinct ne furent plus admirables ; pour faire perdre sa trace, il va, vient et revient sur ses pas, il fait des bonds, il voudrait se détacher de la terre et supprimer les espaces. Il franchit d’un saut les routes, les haies, passe à la nage les ruisseaux, les rivières ; mais, toujours poursuivi et ne pouvant anéantir son corps, il cherche à en mettre un autre à sa place. Il va lui-même troubler le repos d’un voisin plus jeune et moins expérimenté, le faire lever, marcher, fuir avec lui, et lorsqu’ils ont confondu leurs traces, lorsqu’il croit l’avoir substitué à sa mauvaise fortune, il le quitte plus brusquement encore qu’il ne l’a joint, afin de le rendre seul l’objet et la victime de l’ennemi trompé. » Voici comment La Fontaine raconte la même aventure : ……… Quand aux bois Le bruit des cors, celui des voix, N’a donné nul relâche à la fuyante proie ; Qu’en vain elle a mis ses efforts A confondre et brouiller la voie, L’animal chargé d’ans, vieux cerf et de dix-cors, En suppose un plus jeune, et l’oblige par force A présenter aux chiens une nouvelle amorce. Que de raisonnemens pour conserver ses jours ! Le retour sur ses pas, les malices, les tours Et le change, et cent stratagèmes ! On ne croirait pas facilement, en lisant ces deux récits, que le poète accorde une intelligence aux animaux et que Buffon la leur refuse, et leur concède à peine le sentiment. Le cerf de l’un se sauve tout simplement, chez l’autre à tout instant la bête réfléchit et raisonne. Là, par instinct, il fait prendre le change, ici il veut « anéantir son corps, substituer quelqu’un à sa mauvaise fortune, se détacher de la terre, supprimer les espaces. » C’est un métaphysicien que cet animal, et qui pense à mille choses déplacées dans la circonstance, inutiles partout. L’image qui résulte de tous ces efforts est moins nette et moins brillante que celle du poète, et ne nous en apprend pas davantage sur les mœurs, les habitudes et l’organisation du cerf. Buffon lui attribue des raisonnemens humains, des pensées humaines, parce qu’il est préoccupé de l’homme qui poursuit le cerf. Il croirait abaisser la majesté du style, s’il racontait en termes plus précis et plus techniques les ruses de l’animal et la sagacité du chasseur. La Fontaine montre un cerf couru, Buffon ce que penserait un homme chassé et agissant comme un cerf. Ce n’est plus du tout la bête, ce n’est pas tout à fait l’homme. Qui ne connaît un troisième récit de la chasse dans lequel chacun apparaît à son rang, l’animal, les hommes et les chiens ? Une heure là dedans notre cerf se fait battre. J’appuie alors les chiens et fais le diable à quatre. Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux. Je le relance seul, et tout allait des mieux, Lorsque d’un jeune cerf s’accompagne le nôtre : Une part de mes chiens se sépare de l’autre, Et je les vois, marquis, comme tu peux penser, Chasser tous avec crainte et Finaut balancer ! Il se rabat soudain, dont j’eus l’âme ravie, Il empaume la voie, et moi je sonne et crie : A Finaut ! A Finaut ! et resonne à loisir. Combien paraît fausse la théorie de Buffon sur le style, et combien peu nuit à l’élégance l’emploi des termes techniques ! Buffon disait : « Il est impossible d’écrire dans notre langue quatre vers de suite sans y faire une faute, sans blesser ou la propriété des termes, ou la justesse des idées. » La rime et la mesure n’ont point empêché Molière ni La Fontaine d’exprimer précisément ce qu’ils voulaient dire, et si l’un des trois auteurs paraît guindé et embarrassé d’accommoder le langage à sa pensée, c’est certes celui qui écrit en prose. On en pourrait citer maint autre exemple, et montrer qu’un seul vers bien fait donne une idée plus nette d’un objet qu’une longue description. La Fontaine a mieux gravé dans la mémoire l’image disgracieuse d’un oiseau, « le héron au long bec emmanché d’un long cou, » que ne le fait Buffon dans le morceau oratoire qui commence ainsi : « Si la nature s’indigne du partage injuste que la société fait du bonheur parmi les hommes, elle-même dans sa marche rapide paraît avoir négligé certains animaux qui, par imperfection d’organes, sont condamnés à endurer la souffrance et destinés à éprouver la pénurie ; enfans disgraciés nés dans le dénûment pour vivre dans la privation, leurs jours pénibles se consument dans les inquiétudes d’un besoin toujours renaissant ; souffrir et patienter sont souvent leurs seules ressources, et cette peine intérieure trace sa triste empreinte jusque sur leur figure, et ne leur laisse aucune des grâces dont la nature anime tous les êtres heureux. » Est-il certain que le héron soit très malheureux ? Comment le saurait-on ? Dans le système de Buffon, comment le saurait-il lui-même ? La supériorité de La Fontaine est évidente ici. Aucun écrivain ne s’entend mieux à peindre d’un seul vers l’apparence et le moral d’un être. Pourquoi faut-il que ce qu’il peint si bien ne soit pas toujours bien observé ? Nul n’a mieux su composer une phrase élégante de mots vulgaires, ni donner à la recherche l’apparence de la simplicité. C’est montrer la belette et la souris que de les appeler : « dame belette au long corsage, » et « la gent trotte-menu. » On oublie l’histoire naturelle à l’entendre dire : « la tourterelle au col changeant, au cœur tendre et fidèle, » et cependant la fidélité est rare chez ces oiseaux. C’est à l’amitié pure et non à l’amour que doivent se rapporter ces vers : Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre. L’un d’eux, s’ennuyant au logis, Fut assez fou pour entreprendre Un voyage en lointain pays. Les pigeons amoureux ne s’ennuient guère (et quels amoureux s’ennuient ?) ; mais la constance, en cette espèce, n’aide point au plaisir. On s’est trop attendri sur leurs douleurs. Ils ont usurpé leur réputation, que beaucoup d’oiseaux mériteraient davantage, même quelques insectes, et singulièrement les papillons. Béranger l’avait appris, et il fait dire à la tourterelle : Quoi ! les papillons sont constans ! Et c’est nous qu’on prend pour modèles ! Même il se peut qu’ils soient fidèles : Le papillon vit peu d’instans. Les animaux que La Fontaine pouvait observer de près lui sont même médiocrement connus. Il est trop sévère pour le chien, qui lui paraît très sot. Le lièvre, qu’il peint d’un mot, a l’animal à longues oreilles, » s’enfuit, dit-il, dans sa tanière. Or les lièvres qui vivent sous terre sont peu communs. Dans les fables, on ne rencontre que de ceux-là. C’est un grand hasard. Les lièvres habitent les fourrés et les blés, dont ils aiment la tige verte. Ils ne dorment pas « les yeux ouverts, » et cette précaution leur serait peu utile, car ils ont de mauvais yeux qui sans cesse les exposent aux dangers dont les garantissent leurs fines oreilles. La réunion d’une vue très basse et d’une allure très rapide est pour eux une source de malheurs infinis : pour échapper aux chiens et aux hommes, ils doivent déployer une habileté que La Fontaine n’admire pas assez. C’est comme faible et poltron, même comme un peu bête, que le lièvre apparaît dans les fables, témoin le pari qu’il perd contre la tortue. Il est au contraire assez intelligent et très cruel. La Fontaine met souvent une apparente précision dans son récit. Il l’accompagne de circonstances et de réflexions qui semblent annoncer une véritable prétention à l’exactitude. La fable du renard anglais adressée à Mme Hervey s’ouvre par un bel éloge de l’Angleterre et des Anglais, qui, dit-il, pensent profondément. Les chiens ont en ce pays meilleur nez (ce qui est douteux), et les renards y sont plus fins. A ce début, le lecteur prévoit qu’une observation particulière va suivre, et que l’auteur va faire quelque peu de zoologie internationale. Le renard anglais évitera le chasseur par un moyen nouveau, inconnu à ses semblables dans notre patrie. Point, le stratagème, qui d’ailleurs ne réussit guère, est précisément un de ceux que les anciens connaissaient, et qui est raconté dans l’épopée toute française du Roman du Renard. On ne se lasserait point de critiquer La Fontaine, car on ne se lasse point de le relire. Même en ouvrant le livre dans les plus mauvaises intentions, on ne peut plus le fermer. La mesure, la grâce, la naïveté, l’enjouement, cette gaîté qui n’est point le rire, mais qui vaut mieux, rachèteraient des ignorances plus nombreuses et des erreurs plus graves. Ces ignorances pourtant et ces erreurs sont-elles tout à fait innocentes ? Il est difficile à tout naturaliste, même à tout critique, de le penser. M. Saint-Marc Girardin, qui n’a point jugé La Fontaine à ce point de vue, blâme Voltaire d’avoir trop peu respecté la nature du loup dans une fable de sa jeunesse, et il ajoute : « Les animaux qui dans la fable représentent l’homme doivent cependant garder toujours quelque chose de leur caractère naturel. Ce qu’ils représentent ne doit pas complètement effacer ce qu’ils sont. Le poète a tort d’oublier le masque pour ne songer qu’au visage, d’oublier l’animal pour ne songer qu’à l’homme. » M. Saint-Marc Girardin ne reproche ce tort qu’à Voltaire ; on a vu qu’on pouvait aussi en accuser La Fontaine, et plus gravement, sans méconnaître son génie. C’est une idée toute moderne et toute juste que les vraies beautés ne cessent pas d’être des beautés, pour être accompagnées de quelques défauts. Les calembours et les médiocres plaisanteries de ses drames n’empêchent pas Shakspeare d’être un grand poète, non plus qu’un dessin très incorrect ne fait de M. Delacroix un peintre médiocre. Il ne faut pas se laisser aveugler par les défauts au point de ne pas voir les qualités ; mais il faut éviter d’être ébloui par les qualités au point d’ignorer les défauts. On admire La Fontaine tel qu’il est, on l’admirerait davantage, s’il avait toujours été correctement vrai. Il est permis de concevoir un auteur idéal accordant toutes choses, le fond et la forme, la grâce et la solidité, l’imagination et la science, et de regretter que La Fontaine ne soit point cet auteur. Les délicats sont malheureux, Bien ne saurait les satisfaire. PAUL DE RÉMUSAT. Livre XII, fable IX. Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1837.