Les Sciences de la nature et les Sciences historiques Ernest Renan Revue des Deux Mondes T.47, 1863 A M. Marcellin Berthelot Dinard, près Saint-Malo, août 1863. Ici, au bord de la mer, revenant à mes plus anciennes idées, je me suis pris à regretter d’avoir préféré les sciences historiques à celles de la nature, surtout à la physiologie comparée. Autrefois, au séminaire d’Issy, ces études me passionnèrent au plus haut degré: à Saint-Sulpice, j’en fus détourné par la philologie et l’histoire; mais chaque fois que je cause avec vous, avec Claude Bernard, je regrette de n’avoir qu’une vie, et je me demande si, en m’attachant à la science historique de l’humanité, j’ai pris la meilleure part. Que sont en effet les trois ou quatre mille ans d’histoire que nous pouvons connaître dans l’infini de durée qui nous a précédés? Rien sans doute, et les philosophes de l’école littéraire, hostiles ou indifférens aux résultats venant des sciences naturelles, seront toujours fermés au véritable progrès. L’histoire dans le sens ordinaire, c’est-à-dire la série des faits que nous savons du développement de l’humanité, n’est qu’une portion imperceptible de l’histoire véritable, entendue comme le tableau de ce que nous pouvons savoir du développement de l’univers. Les passions que soulève inévitablement l’étude critique du passé s’opposent d’ailleurs à ce qu’on porte en de telles recherches la froideur et le désintéressement qui sont la condition indispensable de la découverte du vrai. Si les sciences historiques laissaient le public aussi calme que la chimie, elles seraient bien plus avancées; mais ce qui fait leur danger fait aussi leur noblesse. Avec leurs énormes difficultés, malgré les obstacles qui s’opposent à ce qu’on les traite d’une manière impartiale, malgré leur liaison intime avec la politique et la morale, malgré les froissemens qu’elles sont obligées de causer à une foule d’intérêts ou de préjugés respectables, les études historiques ont le droit de se consoler du dédain qu’elles rencontrent chez plusieurs de vos confrères. Quand je songe à ce que seraient ces études, si elles étaient cultivées par des esprits philosophiques dégagés des habitudes étroites de l’humaniste, je m’encourage à poursuivre des recherches que ceux-là seuls qui ne les comprennent pas traitent d’inutiles curiosités. Le temps me semble de plus en plus le facteur universel, le grand coefficient de l’éternel « devenir. » Toutes les sciences me paraissent échelonnées par leur objet à un moment de la durée. Chacune d’elles a pour mission de nous apprendre une période de l’histoire de l’être. L’histoire proprement dite est, à ce point de vue, la plus jeune des sciences. Elle nous éclaire seulement sur la dernière période du monde, ou, pour mieux dire, sur la dernière phase de cette période. Ce qu’elle nous apprend, elle nous l’apprend d’une manière imparfaite, avec d’énormes lacunes. L’histoire ne commence à être mise par écrit qu’à une époque où l’humanité est parvenue à un état très avancé de réflexion. L’Egypte et la Chine sont déjà vieilles quand elles arrivent à notre connaissance; les Grecs et le peuple juif nous apparaissent dans la splendeur d’une admirable jeunesse; mais avant cela quelles aventures n’avaient-ils pas traversées! Les. origines de Rome seront toujours un mystère, faute de vieux livres indigènes. Que dire du long sommeil que les Celtes, les Germains, les Slaves traversèrent avant de rencontrer des peuples es possession de l’écriture qu’ils aient forcés à s’occuper d’eux? Notre siècle, par des prodiges d’induction scientifique, a réussi à reculer de beaucoup les bornes de l’histoire. La philologie et la mythologie comparées nous font atteindre des époques bien antérieures à tout document écrit. L’homme en effet parla et créa des mythes avant d’écrire. Certes l’histoire remonte aussi par ses récits fort au-delà de l’époque où vécurent les premiers historiens; mais la transmission des faits un peu anciens est d’une extrême imperfection, tandis que le langage et la mythologie se conservent intacts durant des milliers d’années. Le Lithuanien parle encore presque sanscrit, et M. Grimm a prouvé que les mythes primitifs de la race indo-européenne vivent encore chez les paysans de la Souabe et du Hartz. Que ne renferment pas les vieux chants populaires ou sacrés, surtout les Védas, les plus antiques, les plus vénérables de tous ! Une analyse délicate a ainsi fourni à la science des données capitales sur une époque où l’historiographie n’existait pas et ne pouvait exister. En ce qui concerne notre race en particulier, il est certain que, grâce aux fines recherches de Kuhn, Max Müller, Pictet, Bréal, nous voyons les Ariens primitifs, les ancêtres communs des Grecs, des Latins, des Germains, des Slaves, avant leur dispersion, avec plus de clarté que nous ne voyons certains états sociaux actuels de l’Afrique et de l’Asie centrales. Une analyse semblable appliquée aux antiquités sémitiques permettrait d’entrevoir, quoique avec moins de clarté, le temps où les Syriens, les Arabes, les Hébreux, vivaient ensemble. Si les travailleurs sérieux n’étaient pas si rares, quelles découvertes n’amènerait pas une étude philosophique et critique du chinois, des langues tartares! Une science nouvelle, ouvrant devant nous l’histoire anté-historique, a de la sorte été fondée, histoire d’une autre nature que celle qui résulté des chroniques, n’apprenant ni une succession de rois, ni batailles, ni prises de villes ; mais des choses en réalité bien autrement importantes. Les faits qui, à l’heure qu’il est, exercent la plus forte influence sur les choses humaines se sont passés dans cette période reculée. La filiation des races, les lois primitives, la diversité des langues, la constitution fondamentale des idiomes qui se parlent encore, viennent de là. Quand Hérodote écrivait, les Slaves, les Germains existaient déjà depuis des siècles avec leurs traits essentiels, des usages qui se retrouvent de nos jours dans plus d’un village de l’Allemagne avaient force de loi dans quelque canton de la Scythie, la langue de Goethe, de Miçkiewicz, était tracée d’avance quant à ses linéamens généraux. La philologie et la mythologie comparées nous font ainsi remonter bien au-delà des textes historiques et presque aux origines de la conscience humaine. Dans l’ordre chronologique des sciences, ces deux études prennent rang entre l’histoire et la géologie. Cette dernière en-effet est loin d’être étrangère à l’histoire de l’homme. Des indices jusqu’ici isolés et douteux, mais qui deviendront peut-être nombreux et concordans, feraient reculer bien plus loin qu’on n’est porté à le supposer l’existence de l’espèce humaine sur notre planète. Au-delà de l’horizon que nous montraient la mythologie et la philologie comparées, lequel s’arrête à la formation des grandes races, il y aura l’horizon de la paléontologie, de la zoologie et de l’anthropologie comparées. Peut-être même une certaine archéologie trouvera-t-elle ici des applications. Pour moi, j’incline à l’opinion qui fait des monumens dits « celtiques » de la Bretagne, du Danemark, des restes de cette humanité primitive qui a précédé sur notre sol l’arrivée des grandes races. On n’y a jamais trouvé un objet de fer, le bronze même y est très rare. Jamais aucun peuple arien n’a construit de la sorte. Tout cela est encore à l’état de documens épars. Mais ne pensez-vous pas que si la morphologie zoologique était étudiée avec plus de philosophie, avec l’œil pénétrant d’un Geoffroy Saint-Hilaire, d’un Goethe, d’un Cuvier non tourmenté de la manie d’être officiel, ne pensez-vous pas, dis-je, qu’elle livrerait le secret de la formation lente de l’humanité, de ce phénomène étrange en vertu duquel une espèce animale prit sur les autres une supériorité décisive? Pour moi, j’ai toujours pensé que le secret de la formation des espèces est dans la morphologie, que les formes animales sont un langage hiéroglyphique dont on n’a pas la clé, et que l’explication du passé est tout entière dans des faits que nous avons sous les yeux sans savoir les lire. Le temps fut ici encore l’agent par excellence. L’homme est arrivé à ce qu’il est par un progrès obscur qui dura des milliers d’années et probablement se consomma sur plusieurs points à la fois. Les zoologistes, qui, selon l’expression de la scolastique, voient tout in esse, au lieu de tout voir in fieri, nient, je le sais, les modifications séculaires des espèces. Pour eux, chaque type animal, constitué une fois pour toutes, se continue avec une sorte d’inflexibilité à travers les âges. Quoi de moins philosophique? Rien n’est stable dans la nature; tout y est dans un perpétuel développement. L’échelle sur laquelle a pu être faite l’expérimentation régulière de la fixité des espèces est imperceptible. On s’en réfère à Aristote, aux hypogées de l’Egypte. Admettons que les identités constatées par ces moyens de contrôle soient bien réelles. Qu’est-ce que cela? Les vraies hypogées à consulter en pareil cas sont les couches géologiques. Or que nous présentent ces couches? Une vie animale et végétale fort différente de celle qui existe. Et comment s’est fait le passage des faunes et des flores révélées par la géologie à la faune et à la flore actuelles? Par des coups brusques, par des destructions et des créations nouvelles? Une telle idée détruit le principe le mieux assis de la philosophie naturelle, à savoir que le développement du monde se fait sans l’intervention d’aucun être extérieur agissant par des a volontés particulières, » comme disait Malebranche. La géologie d’ailleurs est entraînée vers de tout autres hypothèses. L’opinion d’après laquelle les causes actuelles continuées durant des siècles suffisent pour expliquer toutes les transformations que notre planète a subies, cette opinion, qui est, je crois, celle de M. Lyell, pourra un jour être modifiée (peut-être l’est-elle déjà), jamais sans doute l’idée de créations par saccades, de changemens ne sortant pas naturellement de l’état antérieur, n& viendra à un savant sérieux. Plus on approfondira l’histoire des révolutions physiques et morales qui se sont passées à la surface de notre globe, plus on verra que l’action lente des causes ordinaires rend compte de tous les phénomènes qu’on expliquait autrefois par des causes extraordinaires. Un jour viendra où la zoologie sera historique, c’est-à-dire, au lieu de se borner à décrire la faune existante, cherchera à découvrir comment cette faune est arrivée à l’état où nous la voyons. Il se peut que les hypothèses de Darwin à ce sujet soient jugées insuffisantes ou inexactes; mais sans contredit elles sont dans la voie de la grande explication du monde et de la vraie philosophie. La période obscure de l’histoire de notre planète durant laquelle l’homme se fit ne nous est donc pas complètement interdite. Les efforts combinés de la géologie et de la zoologie comparée en perceront jusqu’à un certain point le mystère. Ce que la philologie comparée est à l’histoire, l’anthropologie générale le sera à la philologie comparée. Cette dernière science prend l’humanité déjà divisée en familles; l’anthropologie générale cherchera la loi de sa formation même. La philologie comparée, c’est l’histoire avant la réflexion; l’anthropologie sera l’histoire avant le langage et avant la constitution des groupes d’idées qui, devenus le patrimoine de chaque race, dominent encore aujourd’hui la marche de l’humanité. La zoologie et la botanique prendront place dans cette science des temps primitifs comme les plus anciens documens de l’histoire de la vie. L’histoire de notre planète avant l’homme et avant la vie est en un sens moins hors de notre portée, car elle roule sur des faits d’un ordre bien moins délicat. C’est le géologue qui devient ici l’historien, et qui, s’aidant de la physique générale, fait le récit des transformations que la terre a subies depuis le jour où elle exista comme globe indépendant. Dans aucune période assurément ne se passèrent des faits plus décisifs. Aujourd’hui encore nous sommes gouvernés par des accidens qui eurent lieu bien avant l’existence de l’homme. On peut dire avec vérité que le géologue tient le secret de l’histoire. Quel événement égala jamais en importance les hasards qui ouvrirent le Pas-de-Calais, le Bosphore, les circonstances purement fortuites (dans le sens tout relatif de ce mot) qui réglèrent la forme des continens, les sinuosités des mers, la proportion des surfaces émergentes et des surfaces submergées, la nature des sous-sols destinés à chaque race, et qui ont eu une influence si capitale sur la destinée de chacune d’elles? Que fût-il arrivé, si entre la Méditerranée et les mers du couchant et du nord ne se fût pas allongée cette terre prédestinée à être le cœur de l’humanité; si l’Islande et le Groenland, inclinés de quelques degrés vers le sud, eussent livré une route plus anciennement ou plus régulièrement suivie d’un continent à l’autre ? Toute la destinée de la planète Terre est ainsi, je ne dis pas expliquée, mais explicable. Depuis l’heure où elle mérita un nom à part dans le système solaire jusqu’au point où nous la voyons arrivée, il y a certes pour nous d’innombrables lacunes et obscurités; mais nous saisissons une chaîne suivie, une loi de progrès, une marche du moins, où tout se lie, où chaque moment a sa raison d’être dans le moment antérieur. Mais notre science historique s’arrête-t-elle là? N’avons-nous aucun moyen d’atteindre une période où la planète Terre n’existait pas? Nous l’avons, puisque l’astronomie nous fait dépasser toute conception planétaire et arrive à un point de vue où la terre n’est qu’un individu dans un ensemble plus vaste. Par l’astronomie, la science humaine sort de la terre, embrasse l’univers, arrive à entrevoir comment la terre s’est formée dans le système solaire; car indubitablement la planète Terre n’a pas toujours eu son existence distincte; elle est un membre d’un corps plus étendu; son individualité a eu un commencement. Le Système du monde de Laplace est l’histoire d’une époque anté-terrestre, l’histoire du monde avant la formation de la planète Terre, où, si l’on aime mieux, de la Terre dans son unité avec le soleil. En réalité, au point où nous sommes parvenus dans notre raisonnement, l’histoire du monde, c’est l’histoire du soleil. Le petit atome, détaché de la grande masse centrale autour de laquelle il gravite, compte à peine. Vous m’avez prouvé d’une façon qui a fait taire mes objections que la vie de notre planète a en réalité sa source dans le soleil, que toute force est une transformation du soleil, que la plante qui alimente nos foyers est du soleil emmagasiné, que la locomotive marche par l’effet du soleil qui dort depuis des siècles dans les couches souterraines de charbon de terre, que le cheval tire sa force des végétaux, produits eux-mêmes par le soleil, que le reste du travail à la surface de notre planète se réduit à l’élévation de l’eau, phénomène qui est directement l’ouvrage du soleil. Ne parlons donc plus de la planète Terre, c’est un atome; parlons de ce grand corps situé à une certaine région de l’espace, et autour duquel gravitent de petits satellites détachés de lui. Avant que la religion fût arrivée à proclamer que Dieu doit être mis dans l’absolu et l’idéal, c’est-à-dire hors du monde, un seul culte fut raisonnable et scientifique, ce fut le culte du soleil. Le soleil est notre mère-patrie et le dieu particulier de notre planète. L’incalculable série de siècles nécessaires pour traduire en durée les révolutions qui ont tiré toutes les réalités actuelles de la masse solaire n’a rien qui doive nous embarrasser. Les milliards de siècles sont à notre disposition. L’infini de la durée est avant nous; et aucun de ses élémens infinitésimaux n’a été vide de faits. L’horizon borné dans lequel on envisage la nature est la principale cause de l’impossibilité où sont la plupart des esprits de concevoir d’une manière large et féconde l’histoire de l’univers. Mais le système solaire lui-même est-il éternel? Ne pouvons-nous le dépasser? Nous le dépassons sans contredit, puisque par l’astronomie sidérale nous apprenons que le système solaire n’est qu’un point dans l’espace, un système entre des milliers de systèmes analogues. Si aucune donnée ne nous reste sur le commencement du soleil, ce commencement néanmoins a dû exister. Les nébuleuses, la voie lactée, sont les documens de cette très vieille histoire; mais, hélas! d’incurables impossibilités nous arrêtent ici. L’astronomie, arrivée à ces distances, ne fait plus que balbutier, et si nous étions réduits à son témoignage, nous devrions croire que le point le plus élevé de notre connaissance est le Soleil. Au-delà, nous ne saurions qu’une chose, c’est que le Soleil n’est pas seul de son espèce, qu’il y a d’autres soleils, sans doute de même nature et assujettis aux mêmes lois que celui que nous connaissons. C’est ici que votre chimie intervient avec ses souveraines clartés. Beaucoup de petits faits portaient depuis longtemps à croire que les corps répandus dans l’espace sont de la même composition que ceux qui forment notre globe. Bunsen et d’autres que vous connaissez mieux que moi ont démontré cette vérité capitale : la chimie du soleil est la même que celle de la terre; les corps simples du soleil sont les mêmes que ceux de notre planète. La chimie dès lors cesse d’être une science terrestre, comme la géologie; c’est une science qui domine au moins tout le système solaire, et qui très probablement s’étend au-delà. Les expériences de Bunsen s’appliquent-elles dans une mesure quelconque aux étoiles fixes? Je l’ignore; mais la haute analogie de ces étoiles avec le soleil fait croire que la chimie comme nous la connaissons s’y applique également. Cela équivaut à dire que la chimie nous révèle des faits anté-solaires, qu’elle nous fait atteindre une époque de l’histoire où la distinction des systèmes de mondes n’existait pas, au moins dans certaines régions de l’espace. Qu’est-ce que la chimie dans cette conception ? L’histoire de la plus vieille période du monde, l’histoire de la fondation de la molécule. Ne pensez-vous pas que la molécule pourrait bien être, comme toute chose, le fruit du temps, qu’elle est le résultat d’un phénomène très prolongé, d’une agglutination continuée durant des milliards de milliards de siècles? Quoi qu’il en soit, la chimie précède évidemment l’astronomie, puisqu’elle nous révèle des lois et un développement antérieurs à l’existence individuelle des globes célestes. Par elle, nous plongeons dans un monde où il n’y a ni planète ni soleil; nous dépassons la période solaire, nous sommes en pleine période moléculaire. Ne pouvons-nous encore remonter au-delà? C’est vous qui me le fîtes remarquer un jour : la physique mécanique est encore antérieure à la chimie, au moins d’une façon virtuelle. Par elle, nous sommes transportés dans un monde composé d’atomes purs, ou, pour mieux dire, de forces dénuées de toute qualité chimique. La mécanique seule régnait en cet état primitif où tout n’avait qu’un visage, où nulle individualité distincte n’existait. Y eut-il un âge du monde où la matière exista ainsi sans qualité intrinsèque, sans autre détermination que la quantité de sa masse? Certes il ne faut pas l’affirmer. Je ne puis cependant m’empêcher de concevoir la gravitation comme quelque chose d’antérieur aux réactions chimiques. La mécanique me semble ainsi la science la plus ancienne par son objet. Son règne fut-il éternel? La force et la masse ont-elles eu un commencement? Quel sens a le mot commencement, quand il s’agit de ce que nous concevons comme primordial et sans antécédent? C’est ici que notre raison s’abîme, que toute science s’arrête, que les analogies se taisent. Les « antinomies » de Kant se dressent en barrières infranchissables. Comme toutes les fois qu’intervient la notion de l’infini, on entre dans une série sans fin de contradictions et de cercles vicieux! Seraient-ce les mathématiques, serait-ce surtout le calcul infinitésimal, qui nous tiendraient ici le secret? Sans contredit, les mathématiques, par leurs divers ordres d’infini, nous fournissent la seule image qui jette quelque jour sur cette situation étrange de l’esprit humain, placé entre la nécessité de supposer un commencement à l’univers et l’impossibilité de l’admettre; mais ce n’est là qu’une image, les mathématiques ne sortant pas du signe, de la formule, ou en d’autres termes n’impliquant aucune réalité. Les mathématiques en effet seraient vraies, quand même rien n’existerait. Elles sont dans l’absolu, dans l’idéal. Or tout l’ordre des phénomènes où nous nous sommes tenus jusqu’ici est dans le réel. Entre l’existence première de l’atome et les mathématiques il y a un abîme. Les mathématiques ne sont que le développement du principe d’identité, une tautologie d’un secours précieux quand on l’applique à quelque chose de réel, mais incapable de révéler une existence ni un fait. Elles ne fournissent pas de lois de la nature, mais, en donnant d’admirables formules pour exprimer les transformations de la quantité, elles servent merveilleusement à faire sortir des lois de la nature tout ce que celles-ci contiennent. Elles n’apprennent rien sur le développement de l’être, mais elles montrent dans quelles catégories il était décidé de toute éternité que l’être existerait, en supposant qu’il dût exister. J’en dis autant de la métaphysique. J’ai nié autrefois l’existence de la métaphysique comme science à part et progressive; je ne la nie pas comme ensemble de notions immuables à la façon de la logique. Ces sciences n’apprennent rien, mais elles font bien analyser ce que l’on savait. En tout cas, elles sont totalement hors des faits. Les règles du syllogisme, les axiomes fondamentaux de la raison pure, seraient vrais comme les mathématiques, quand même il n’y aurait personne pour les percevoir. Mathématiques pures, logique, métaphysique, autant de sciences de l’éternel, de l’immuable, nullement historiques, nullement expérimentales, n’ayant aucun rapport avec l’existence et les faits. Par elles, nous plongeons dans un monde qui n’a ni commencement, ni fin, ni raison d’exister. Ne nions pas qu’il n’y ait des sciences de l’éternel; mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité. Dans l’ordre de la réalité, ce que nous voyons, c’est un développement échelonné selon le temps, et dans lequel nous distinguons : 1° Une période atomique, au moins virtuelle, règne de la mécanique pure, mais contenant déjà le germe de tout ce qui devait suivre; 2° Une période moléculaire, où la chimie commence, où la matière a déjà des groupemens distincts; 3° Une période solaire, où la matière est agglomérée dans l’espace en masses colossales, séparées par des distances énormes; 4° Une période planétaire, où dans chacun de ces systèmes se détachent autour de la masse centrale des corps distincts ayant leur développement individuel, et où la planète Terre en particulier commence d’exister; 5° Période du développement individuel de chaque planète, où la planète Terre en particulier traverse les évolutions successives que révèle la géologie, où la vie apparaît, où la botanique, la zoologie, la physiologie commencent à avoir un objet; 6° Période de l’humanité inconsciente, qui nous est révélée par la philologie et la mythologie comparée, s’étendant. depuis le jour où il y a eu sur la terre des êtres méritant le nom d’hommes jusqu’aux temps historiques; 7° Période historique, commençant à poindre en Egypte, et comprenant environ cinq mille ans, dont 2,500 ans seulement avec quelque suite, et 3 ou 400 ans seulement avec une pleine conscience de toute la planète et de toute l’humanité. En somme, ce qu’on appelle l’histoire est l’histoire de la dernière heure, comme si, pour comprendre l’histoire de France, nous étions réduits à savoir ce qui s’est passé depuis une dizaine d’années. Deux élémens, le temps et la tendance au progrès, expliquent l’univers. Mens agitat molem... Spiritus intus alit... Sans ce germe fécond de progrès, le temps reste éternellement stérile. Une sorte de ressort intime, poussant tout à la vie, et à une vie de plus en plus développée, voilà l’hypothèse nécessaire. Les vieilles écoles atomiques, qui trouvèrent tant de vérités, arrivèrent à l’absurde faute d’avoir compris cela. La « chiquenaude » de Descartes ne suffit pas. Avec cette chiquenaude, on ne sortirait pas de la mécanique, et, à vrai dire, ce grand esprit n’en sortit jamais. Il faut la tendance permanente à être de plus en plus, le besoin de marche et de progrès. Il faut admettre dans l’univers ce qui se remarque dans la plante et l’animal, une force intime qui porte le germe à remplir un cadre tracé d’avance. Il y a une conscience obscure de l’univers qui tend à se faire, un secret ressort qui pousse le possible à exister. L’être m’apparaît ainsi comme un compromis entre des conditions opposées; comme une équation qui, dans la plupart des hypothèses, donne des solutions négatives ou imaginaires, mais qui, dans certains cas, en donne de réelles; comme un van qui ne laisse passer que ce qui a droit de vivre, c’est-à-dire ce qui est harmonieux. Mille espèces ont existé ou tendu à exister qui n’existent plus. Les unes n’ont duré qu’un siècle, les autres ont duré cent siècles, parce qu’elles avaient des conditions d’existence plus ou moins étroites (la girafe, le castor, la baleine, expirent de nos jours). Les unes se sont brisées tout net, les autres se sont modifiées; d’autres n’ont eu qu’une existence virtuelle, laquelle, faute de conditions avantageuses, n’a point passé à l’acte. L’univers est de la sorte une lutte immense où la victoire est à ce qui est possible, flexible, harmonieux, où tout s’équilibre, se plie, se balance. L’organe fait le besoin, mais il est aussi le résultat du besoin; en tout cas, le besoin lui-même qu’est-il, si ce n’est cette conscience divine qui se trahit dans l’instinct de l’animal, dans les tendances innées de l’homme, dans les dictées de la conscience, dans cette harmonie suprême qui fait que le monde est plein de nombre, de poids et de mesure? Rien n’est que ce qui a sa raison d’être; mais on peut ajouter que tout ce qui a sa raison d’être a été ou sera. Ce qu’il y a de certain, c’est que tout développement commencé s’achèvera. Émettre telle assertion n’est pas plus téméraire que d’affirmer que la graine deviendra un arbre, l’embryon un animal complet. Sans doute on n’a jamais le droit de dire cela pour les cas particuliers : il n’est jamais sûr que telle graine ou tel embryon ne traversera pas des chances mauvaises, qui arrêteront son développement; mais ces chances mauvaises se perdent dans l’ensemble. D’innombrables germes de fleurs périssent chaque année ; nous savons cependant qu’il y aura des fleurs le printemps prochain. — Or nous saisissons plusieurs phases d’un développement qui se continue depuis des milliards de siècles avec une loi fort déterminée. Cette loi est le progrès, qui a fait passer le monde du règne delà mécanique à celui de la chimie, de l’état atomique et moléculaire à l’état solaire, si j’ose le dire, c’est-à-dire à l’état de masses isolées dans l’espace; qui a tiré de la masse solaire des existences planétaires séparées d’elle, quoique toujours dans son intime dépendance; qui dans chaque planète, au moins dans la nôtre, a produit un développement régulier : l’apparition de la vie, le perfectionnement successif de cette vie, — l’apparition, le progrès de la conscience, d’abord obscure et enveloppée, vers quelque chose de plus en plus libre et clair, — la formation lente de l’humanité, — le développement de l’humanité, d’abord inconsciente dans les mythes. et le langage, puis consciente dans l’histoire proprement dite, — et cette histoire elle-même toujours plus une, plus puissante, plus étendue. Le progrès vers la conscience est la loi la plus générale du monde. La plus haute chose que nous connaissions dans l’ordre de l’existence (c’est-à-dire hors de l’absolu et de l’idéal), c’est l’humanité. Certes nous ne pouvons nier qu’il n’y ait dans d’autres. corps célestes des consciences bien plus avancées que celles de l’humanité; mais nous n’en avons nulle connaissance. Il y a plus : nous pouvons affirmer qu’aucune de ces consciences, dont l’existence est plus que probable, n’est arrivée à un degré immensément supérieur à celui que l’homme a pu atteindre. Ce qui constituerait en effet une colossale supériorité pour une conscience intelligente, ce serait d’avoir franchi autrement que par l’induction scientifique les limites de sa planète, d’avoir étendu son action au-delà du corps céleste où elle serait née. Or rien de semblable n’a lieu dans le système solaire. Toutes les humanités que ce système peut renfermer sont emprisonnées dans leur limite astronomique, et aucune d’elles n’en sait assez pour agir sur les autres corps du système. Nous ne pouvons en dire autant des autres systèmes solaires; mais certainement aucun être ou classe d’êtres intelligens, sur un point quelconque de l’univers visible, n’est arrivé à une totale action sur la matière, ni à se mettre en rapport avec les êtres vivant sur d’autres corps. Jamais un fait n’a été observé qui exige une telle hypothèse, En dehors de l’homme, on n’a jamais constaté un seul acte libre intervenant dans le courant des choses pour leur faire prendre un cours différent de celui qu’elles eussent pris sans cela. De la longue histoire que nous connaissons, pouvons-nous tirer quelque induction sur l’avenir? L’infini du temps sera après nous comme il a été avant nous, et dans des milliards, de siècles l’univers différera de ce qu’il est aujourd’hui autant que le monde d’aujourd’hui diffère du temps où ni terre ni soleil n’existaient. L’humanité a commencé, l’humanité finira. La planète Terre a commencé, la planète Terre finira, Le système solaire a commencé, le système solaire finira. Seulement ni l’être ni la conscience ne finiront. Il y aura quelque chose qui sera à la conscience actuelle ce que la conscience actuelle est à l’atome. Et d’abord l’humanité, avant d’avoir épuisé sa planète et subi d’une façon fatale l’effet du refroidissement du soleil, peut compter sur plusieurs millions de siècles. Que sera le monde quand un million de fois se sera reproduit ce qui s’est passé depuis 1763, quand la chimie, au lieu de quatre-vingts ans de progrès, en aura cent millions? Tout essai pour imaginer un tel avenir est ridicule et stérile. Cet avenir sera cependant. Qui sait si l’homme ou tout autre être intelligent n’arrivera pas à connaître le dernier mot de la matière, la loi de la vie, la loi de l’atome? Qui sait si, étant maître du secret de la matière, un chimiste prédestiné ne transformera pas toute chose? Qui sait si, maître du secret de la vie, un biologiste omniscient n’en modifiera pas les conditions, si un jour les espèces naturelles ne passeront pas pour des restes d’un monde vieilli, incommode, dont on gardera curieusement les restes dans des musées? Qui sait, en un mot, si la science infinie n’amènera pas le pouvoir infini, selon le beau mot baconien : « savoir, c’est pouvoir? » L’être en possession d’une telle science et d’un tel pouvoir sera vraiment maître de l’univers. L’espace n’existant plus pour lui, il franchira les limites de sa planète. Un seul pouvoir gouvernera réellement le monde, ce sera la science, ce sera l’esprit. Dieu alors sera complet, si l’on fait du mot Dieu le synonyme de la totale existence. En ce sens, Dieu sera plutôt qu’il n’est: il est in fieri, il est en voie de se faire. Mais s’arrêter là serait une théologie fort incomplète. Dieu est plus que la totale existence; il est en même temps l’absolu. Il est l’ordre où les mathématiques, la métaphysique, la logique sont vraies; il est le lieu de l’idéal, le principe vivant du bien, du beau et du vrai. Envisagé de la sorte, Dieu est pleinement et sans réserve; il est éternel et immuable, sans progrès ni devenir. Ce triomphe de l’esprit, ce vrai royaume de Dieu, ce retour au modèle idéal, me semblent la fin suprême du monde. C’est l’humanité qui, à notre connaissance, est le principal instrument de cette œuvre sacrée. L’animal le plus humble, le dernier zoophyte, est à sa manière déjà un commencement de connaissance de la nature par elle-même, un retour obscur vers l’unité; mais l’humanité, par la faculté qu’elle a de capitaliser les découvertes, par le privilège qu’a chaque génération de partir du point où la précédente s’est arrêtée pour passer à de nouveaux progrès; est marquée pour une plus haute destinée. Le règne de l’esprit est l’œuvre propre de l’humanité. En supposant que ce ne soit pas elle qui atteigne le but, elle aura marqué dans la série des efforts pour l’atteindre. Alors nous régnerons, nous tous hommes de l’idée. Nous serons cendres depuis des milliards d’années, les quelques molécules qui font la matière de notre être seront désagrégées et passées à d’incalculables transformations; mais nous ressusciterons dans le monde que nous aurons contribué à faire. Notre œuvre triomphera. Le sens moral alors se trouvera avoir eu raison; la foi, qui croit contre l’apparence, sera justifiée : c’est elle qui aura bien deviné; la religion se trouvera vraie. La vertu alors s’expliquera. On comprendra le but et la signification de cet instinct étrange qui poussait l’homme, sans nulle arrière-pensée d’intérêt, sans espoir de récompense (la vraie vertu est à cette condition), au renoncement, au sacrifice. La croyance à un Dieu père sera justifiée. Notre petite découverte, notre effort pour faire régner le bien et le vrai sera une pierre cachée dans les fondemens du temple éternel. Nous n’en aurons pas moins contribué à l’œuvre divine. Notre vie aura été une portion dé la vie infinie; nous y aurons notre place marquée pour l’éternité. De qui est donc cette phrase qu’un bienveillant anonyme m’adressait il y a quelques jours : « Dieu est immanent non-seulement dans l’ensemble de l’univers, mais dans chacun des êtres qui le composent. Seulement il ne se connaît pas également dans tous. Il se connaît plus-dans la plante que dans le rocher, dans l’animal que dans la plante, dans l’homme que dans l’animal, dans l’homme intelligent que dans l’homme borné, dans l’homme de génie que dans l’homme intelligent, dans Socrate que dans l’homme de génie, dans Bouddha que dans Socrate, dans le Christ que dans Bouddha. » Voilà la thèse fondamentale de toute notre théologie. Si c’est bien là ce qu’a voulu dire Hegel, soyons hégéliens. Je sais que les idées que notre philosophie tout expérimentale se fait de la conscience semblent peu d’accord avec ces aspirations. La conscience en effet est pour nous une résultante : or la résultante disparaît avec l’organisme d’où elle sort; l’effet s’en va avec la cause; le cerveau se décomposant, la conscience devrait donc disparaître. Mais l’âme, la personne, doivent être conçues comme choses distinctes de la conscience. La conscience a un lien étroit avec l’espace, non qu’elle réside en un point donné, mais parce qu’elle s’exerce dans des limites déterminées. L’âme au contraire, la personnalité de chacun, n’est nulle part, puisque l’homme agit souvent plus fortement à mille lieues que dans le canton qu’il habite. L’âme est où elle agit, où elle aime. Dieu étant l’idéal, objet de tout amour, Dieu est donc essentiellement le lieu des âmes. La place de l’homme en Dieu, l’opinion que la justice absolue a de lui, le rang qu’il tient dans le seul vrai monde, qui est le monde selon Dieu, sa part en un mot de la conscience générale, voilà son être véritable. Cet être moral de chacun de nous est si bien notre moi intime que les grands hommes y sacrifient leur vie selon la chair, abrégeant leurs jours et au besoin endurant la mort pour leur vraie vie, qui est leur rôle dans l’humanité. A ce point de vue, qui est plus vivant, à l’heure qu’il est, que Jésus ? Jésus n’existe-t-il pas mille fois plus, n’est-il pas mille fois plus aimé à l’heure qu’il est qu’au moment où il vivait? Il ne s’agit nullement ici de la réputation, de la gloire, qui, sans être une vanité, est souvent d’une criante injustice. Plusieurs des hommes qui tiennent le premier rang dans l’humanité sont et resteront inconnus, « Ils vivent pour Dieu : » ζώσι τώ θεώ, comme dit l’auteur du traité De Rationis imperio, un admirable traité écrit par un compatriote et un contemporain de Jésus. Les plus grands saints sont les saints ignorés, et Dieu garde le secret des plus hauts mérites qui aient ennobli un être moral. Une foule d’hommes parfaitement inconnus de la foule exercent en réalité dans le monde une plus grande influence que les hommes dont la réputation est la plus bruyante. C’est en Dieu que l’homme est immortel. Les catégories de temps et d’espace étant effacées dans l’absolu, ce qui existe pour l’absolu est aussi bien ce qui a été que ce qui sera. En Dieu vivent de la sorte toutes les âmes qui ont vécu. Pourquoi le règne de l’esprit, fin de l’univers, ne serait-il pas ainsi la résurrection de toutes les consciences? L’esprit sera tout-puissant, l’idée sera toute réalité : que signifie ce langage, si ce n’est qu’en l’idée tout revivra? La manière dont ces choses s’accompliront ne peut que nous échapper, car, je le répète, dans un milliard de siècles l’état du monde sera peut-être aussi différent de l’état présent que l’atome mécanique l’est d’une pensée, ou d’un sentiment. Ce que nous pouvons affirmer toutefois, c’est que la résurrection finale se fera par la science, par la science, dis-je, soit de l’homme, soit de tout autre être intelligent. La réforme scientifique de l’univers est l’œuvre à peine commencée qui est dévolue à la raison. Mille fois cette tentative sera traitée d’attentat, mille fois l’esprit conservateur s’écriera qu’on fait un outrage à Dieu en touchant à son œuvre; mais le progrès de la conscience est une chose fatale. Mettons que notre planète soit condamnée à n’atteindre que des résultats médiocres, que la routine, sous prétexte de conserver les dogmes dont elle a besoin, étouffe l’esprit scientifique, et amène l’annulation de l’humanité pour les grandes choses : que serait une telle perte dans l’ensemble de l’univers? La même que celle d’un grain de blé qui dans les plaines de la Beauce tombe sur un caillou, ou d’un germe de vie qui, dans la nuit mystérieuse de la génération, ne trouve pas les conditions favorables à son développement. Adieu, cherchons toujours. ERNEST RENAN.