Revue des Deux Mondes tome 30, 1878 E. Vacherot La vie et la matière II. LE VITALISME. [1] La Vie, études et problèmes de Biologie générale, par E. Chauffard, professeur à la Faculté de médecine de Paris. I Il nous faut reprendre ces mêmes théories sur les élémens et les conditions des phénomènes vitaux, sur les cellules vivantes, sur les actions réflexes et les centres nerveux, sur la division des fonctions psychiques correspondant à des organes spéciaux, sur l’évolution du germe générateur, que nous avons résumées dans le précédent travail, si nous voulons voir quelles conclusions l’école vitaliste en tire pour la solution des problèmes philosophiques dont la vie est l’objet. La psychologie nous enseigne, sur le témoignage de la conscience, certaines vérités que la philosophie mécaniste considère comme autant d’illusions du sens intime : par exemple l’unité indivisible du moi, l’autonomie de sa personne, la spontanéité, la liberté, la finalité de ses actes. M. Chauffard est un spiritualiste très décidé qui affirme ces caractères de l’être humain avec une foi profonde. Mais, comme il fait œuvre de physiologie et non de métaphysique, il laisse aux psychologues la tâche d’en faire ressortir l’éternelle et irrésistible vérité. C’est en se renfermant étroitement dans l’analyse des phénomènes physiologiques qu’il prétend fonder sur des démonstrations toutes scientifiques l’évidence des caractères que l’idée même de la vie lui semble impliquer. Là est le mérite propre et l’originalité de son livre. Avant de le suivre dans sa forte et savante réfutation des doctrines mécanistes, il importe, pour la clarté du débat, de bien définir la chose dont il faudra discuter les attributs. Qu’est-ce que la vie ? Problème de synthèse auquel répugne la méthode essentiellement analytique de l’école mécaniste ! Et pourtant sans la solution préalable de ce problème, cette discussion manquerait d’ordre et de lumière, car c’est l’idée qu’on se forme tout d’abord de la vie qui fait que l’on comprend ou que l’on ne comprend pas la possibilité des attributs dont nous venons de parler. Et, quand nous prononçons ce mot de synthèse, nous n’entendons pas que la philosophie vitaliste débute par une abstraction ou une hypothèse. Non : c’est la science elle-même qui va parler ; c’est l’embryogénie, dont la physiologie contemporaine est fière à juste titre, qui va nous initier au mystère de la vie en nous apprenant comment l’être vivant naît, se développe et se forme ; c’est dans le cœur de la réalité organique que nous allons saisir l’idée vitale avec Claude Bernard. On s’est étonné, dans le monde savant, de sa définition de la vie. Rien de plus simple pourtant. En suivant d’un œil attentif cette opération merveilleuse de la nature en travail qu’on nomme l’évolution embryonnaire, en voyant comment elle y accomplit, dans le silence et le secret d’une génération incessante, l’œuvre la plus complexe, la plus délicate, la plus marquée du sceau de la finalité que la nature puisse offrir aux regards émerveillés de l’observateur, tout esprit libre de préjugés systématiques cherchera la vraie cause de ce grand miracle de la vie. Est-il possible de ne voir qu’un mode nouveau de composition chimique dans cette évolution, où l’activité vitale poursuit son œuvre à travers une série de formes de plus en plus organiques, telles que le point microscopique de la cellule génératrice, le tissu cellulaire, l’embryon, l’organisme complet, jusqu’à l’être vivant dans le plein exercice de ses organes et de ses fonctions ? Un tel travail ne serait-il qu’une série d’actions et de réactions moléculaires isolées ? Un tel produit n’en serait-il qu’une résultante ? Est-ce là toute l’explication de l’activité, de l’unité, de la spontanéité, de la finalité de l’organisation vitale ? Claude Bernard ne peut le penser. Devant ce phénomène d’un caractère nouveau, son esprit se recueille, sa pensée s’élève, et il en cherche l’explication dans un autre ordre d’idées. C’est alors que sous la dictée de la nature elle-même, pour emprunter l’image de Bacon, ce secrétaire de génie a écrit ces mémorables phrases : « S’il fallait définir la vie d’un seul mot qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais : La vie, c’est la création. » Et encore « ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physicochimiques, si complexes qu’elles soient, mais bien la création de cette machine qui se développe sous nos yeux dans des conditions qui lui sont propres, et d’après une idée définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie. » Et enfin « ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n’appartient ni à la physique, ni à la chimie, ni à rien autre chose, c’est l’idée directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l’organisation. Pendant toute sa durée, l’être vivant reste sous l’influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu’elle ne peut plus se réaliser [2]. Ici, comme partout, tout dérive de l’idée, qui elle seule crée et dirige. » Qu’importe, après ces paroles d’un sens si clair, d’une pensée si haute, d’une expression si forte, que Claude Bernard ait laissé échapper par-ci par-là quelques propositions sinon contradictoires, au moins équivoques ? Qu’importe qu’il ait eu parfois l’air d’envelopper dans son déterminisme tout un ordre de phénomènes régi par d’autres lois ? Peut-on demander une affirmation métaphysique plus nette à un physiologiste qui ajoute encore à la définition que nous venons de citer ces phrases non moins catégoriques : « C’est cette puissance ou propriété évolutive, que nous nous bornons à énoncer ici, qui seule constituerait le quid proprium de la vie… La force évolutive de l’œuf et des cellules est le dernier rempart du vitalisme ; mais, en s’y réfugiant, il est aisé de voir que le vitalisme se transforme en une conception métaphysique, et brise le dernier lien qui le rattache au monde physique, à la science physiologique [3]. » Comment agit cette puissance évolutive, cette cause métaphysique, selon le mot de Claude Bernard ? C’est encore lui qui va nous l’apprendre. « Le germe est l’agent d’organisation et de nutrition par excellence ; il attire autour de lui la matière cosmique et l’organise pour constituer l’être nouveau. Toutefois, le germe ne peut manifester sa puissance organisatrice qu’en opérant lui-même des combustions, des destructions organiques. C’est pourquoi il s’enferme dès son origine dans une cellule, la cellule de l’œuf, et s’y entoure de matériaux nutritifs élaborés qu’on appelle le vitellus. » La cellule-œuf développe l’organisme nouveau en se segmentant et se divisant à l’infini en une quantité innombrable de cellules, pourvues elles-mêmes d’un germe générateur. Ce germe, qui forme le noyau de la cellule, attire et élabore autour de lui, de la même manière que la cellule-œuf, les matériaux nutritifs spéciaux qui doivent constituer les élémens de nos tissus et de nos organes. Tous ces phénomènes de synthèse organique sont en quelque sorte invisibles à l’extérieur. « Au silence qui se fait dans un œuf en incubation, dit Claude Bernard, que nous ne saurions trop citer, on ne pourrait soupçonner l’activité qui s’y déploie et l’importance des œuvres qui s’y accomplissent ; c’est l’être nouveau qui en sortant nous dévoilera par ses manifestations vitales les merveilles de ce travail lent et caché [4]. » Cela nous montre comment et pourquoi la vie est une création. L’idée et le mot n’appartiennent pas à la science du règne inorganique, où rien ne s’ajoute, où rien ne se perd. Ils forment le symbole le plus exact de la vie, où tout se crée et se perd incessamment. L’être vivant est essentiellement créateur. S’il reçoit du dehors les excitations, les impressions, ainsi que les élémens dont se compose sa matière élémentaire, c’est bien lui, et lui seul, qui fait l’œuvre de formation, d’organisation et de régénération ; il est le véritable et unique artiste, tout le reste n’entrant que comme matériaux et instrumens dans cette œuvre admirable. L’être vivant crée sa forme, son type, ses organes, ses fonctions. Si ce n’est pas là une création, il faut renoncer à en chercher le type dans le monde de la nature, où rien ne sort du néant. Nous sommes loin de cette école qui cherche le secret de la vie dans les basses et obscures régions de la matière brute. C’est la flamme vitale elle-même qui sert de flambeau à la physiologie vitaliste pour découvrir le principe de la vie et la raison de ses attributs. C’est à sa lumière que nous allons observer ces caractères de spontanéité, d’unité, de finalité qui semblent autant d’illusions d’optique psychologique aux physiologistes mécanistes. Les deux vérités les plus solidement établies par la méthode expérimentale, c’est d’une part l’identité des élémens chimiques de la matière brute et de la matière vivante, d’autre part l’identité des conditions selon lesquelles se manifestent les phénomènes inorganiques et les phénomènes organiques. On a vu que tout le déterminisme de Claude Bernard est fondé sur cette dernière loi. Or il n’est pas nécessaire de faire un grand effort d’analyse pour se convaincre que ce double résultat des recherches de la science ne prouve absolument rien en faveur de la thèse mécaniste. Quand on nous dit que l’organisme des êtres vivans n’est qu’un laboratoire où tout se passe en combinaisons et en compositions des élémens matériels primitifs, on oublie que ce laboratoire est habité par un hôte intime, le principe vital qui ne fait qu’un avec les élémens en fusion. Ici la combinaison chimique ne se fait pas toute seule ; elle s’opère sous l’action d’une cause qui en transforme les élémens de façon à en faire un produit d’ordre nouveau qui s’appelle la vie. C’est donc le vivant qui crée la vie comme c’est le vivant qui la transmet. Il ne faut en chercher la source ni dans le monde extérieur, où brille ce soleil qui éclaire et échauffe toute création et toute créature, ni dans ce monde intérieur de la matière chimique, qui ne peut que fournir des élémens à la vie. C’est dans l’être vivant, germe microscopique d’abord, puis œuf, puis embryon, puis animal, qu’en réside le principe. Claude Bernard, dont la théorie déterministe est interprétée à faux par l’école mécaniste, ne laisse pourtant aucun nuage sur le sens et la portée de sa doctrine. « La matière n’engendre pas les phénomènes qu’elle manifeste. Elle n’est que le substratum et ne fait absolument que donner aux phénomènes leurs conditions de manifestation, seul intermédiaire par lequel le physiologiste peut agir sur les phénomènes de la vie [5]. » On a vu plus haut que la cellule engendrée, non plus que la cellule primitive, ne peut s’expliquer par la génération spontanée. D’où peut venir ce développement de la cellule génératrice ? C’est M. Virchow qui nous le montrera. L’ancienne physiologie avait posé l’aphorisme qui est la loi de la création vitale : omne vivum ex ovo, c’est-à-dire toute vie procède de la vie elle-même. M. Virchow y ajoute cet autre axiome qui ne fait que le confirmer : toute cellule provient d’une cellule. L’individu vivant, cellule à peine visible à sa première apparition, ne se développe que par une évolution qui fait sortir successivement de son sein toutes les cellules dont se composent les tissus de l’être formé. A l’origine de l’être, il n’y a qu’une cellule, l’ovule, laquelle, en se divisant et en se multipliant sans fin, ne perd pas ses caractères propres ; elle garde son type primitif et le communique à tous les élémens du tissu que l’on rencontre dans la trame organique. Ce type persiste, avec la cause qui l’a produit, dans le renouvellement perpétuel de la matière cellulaire. Ainsi une cellule unique, contenant en puissance tous les organes de l’être entier, se multipliant sous la forme de cellules premières qui en conservent tous les caractères originels, puis sous la forme de cellules secondes, disposées pour des aptitudes fonctionnelles spéciales, toujours soumises au type spécifique de l’être : telle est la loi du développement cellulaire [6]. Mystère inintelligible pour la philosophie mécaniste, cette loi n’est qu’une simple conséquence de l’idée que la philosophie vitaliste se fait de la vie. Non-seulement il est facile de comprendre comment le principe vital crée ainsi tout le système organique ; mais il serait impossible de comprendre qu’une cause créatrice ne créât pas incessamment. Voilà donc la cellule génératrice de l’être entier qui a elle-même pour principe générateur un être vivant ; voilà la loi de la génération première devenant la loi de toute l’évolution vitale. A la lumière de cette grande vérité, tout s’éclaire et s’explique dans le phénomène obscur de la formation et de la croissance de l’être vivant. Un seul exemple cité par M. Chauffard suffit à le montrer. Beaucoup de physiologistes, ayant à expliquer l’intussusception organique, ne savent y voir que l’introduction des sucs nourriciers, élaborés par les actes successifs de la digestion et de l’absorption, opération qui permet une assimilation temporaire de la matière introduite à travers les membranes vivantes. Ainsi comprise, l’intussusception ne diffère plus essentiellement de l’accroissement par juxtaposition. La vraie théorie de l’évolution vitale permet d’expliquer tout autrement la nutrition. L’intussusception devient une propriété vitale de la cellule qui la régit directement. C’est le noyau de la cellule qui gouverne toute la vie cellulaire, qui préside à la nutrition des élémens vitaux, qui provoque et réalise l’accroissement et la multiplication cellulaire. Soumise à cette activité centrale et rayonnante de la cellule, l’intussusception n’a d’une opération mécanique que l’action des forces physico-chimiques qui en sont les conditions ; dans sa cause déterminante, elle reste un acte spécifique et vital [7]. C’est ainsi que la physiologie cellulaire, loin de se prêter aux explications de la philosophie mécaniste, sert au contraire à confirmer les principes du vitalisme, en montrant comment la cellule primitive est vraiment créatrice et pourquoi elle transmet son type à toutes celles qui forment les tissus organiques. Car c’est là précisément la grande énigme pour toute philosophie qui ne cherche le principe de la vie que dans les élémens qui servent de matière aux êtres vivans. Comment comprendre que des produits d’élémens étrangers au principe vital puissent reproduire tous les caractères de ce principe ? Cela ne devient possible et facile qu’autant qu’on fait intervenir dans le travail de la génération cellulaire une cause qui y marque son action en y imprimant son type propre. II On sait comment, par d’ingénieuses explications, la physiologie mécaniste fait de l’homme une machine. Mais, quand on a démonté pièce par pièce l’organisme humain, quand on a résolu ou cru résoudre toutes les forces vitales en de pures transformations de mouvemens soumis aux lois physico-chimiques, la conscience humaine n’en reste pas moins entre l’hypothèse dite scientifique et l’invincible sentiment de la spontanéité et de la liberté de nos actes volontaires. Le philosophe lui-même qui a imaginé cette belle démonstration n’entend pas plus que le vulgaire, spiritualiste en cela sans le savoir, se soustraire à la responsabilité qui pèse sur toutes les actions dites de l’ordre moral, il n’en est pas moins vrai que la thèse mécaniste persiste et semble même gagner du terrain dans le monde savant. D’où provient cette sorte de popularité d’une doctrine qui choque à ce point le sens intime ? De la difficulté qu’éprouve l’esprit de comprendre comment il peut y avoir des actes qui échappent à la loi universelle du déterminisme qui régit tous les mouvemens du monde inorganique. La physiologie, qui parvient à établir sur la base de l’observation la spontanéité de tous les actes vitaux, rend donc en cela ma grand service à la psychologie. On a vu comment l’étude de l’action réflexe a conduit à la négation d’abord de la spontanéité organique, puis de la spontanéité instinctive, et enfin de la spontanéité volontaire. C’est une chaîne de conséquences qui s’étend depuis le plus simple phénomène de l’activité vitale, jusqu’aux phénomènes de la pensée et de la volonté. Il faut donc en briser le premier anneau, c’est-à-dire le principe même, pour arrêter le cours des déductions de l’école mécaniste. C’est ce que M. Chauffard nous a paru faire avec une habileté supérieure d’analyse et de discussion. « Si le mouvement extérieur, nous dit-il, frappant un nerf, devait se métamorphoser en impression sensible et en excitation motrice, si celles-ci n’étaient qu’une sorte d’ondulation vibratoire du nerf, cette métamorphose s’accomplirait directement. Il n’y aurait rien entre le mouvement extérieur communiqué et l’impression excito-motrice, forme nouvelle de ce mouvement. C’est la loi de toutes les métamorphoses du mouvement qu’elles se succèdent en se substituant les unes aux autres. En mécanique, aucune force ne doit se perdre ni s’arrêter dans sa transmission [8]. » — Mais les choses ne se passent pas ainsi. Diverses expériences démontrent que le mouvement communiqué de l’extérieur à un nerf se transforme en mouvement moléculaire de la substance nerveuse et en chaleur. Voilà la vraie transformation du mouvement extérieur, laquelle retombe sous l’empire des lois mécaniques. Quant à l’impression sensible et à l’excitation motrice, ce sont des phénomènes d’un caractère et d’un ordre tout différens ; ils relèvent d’un autre monde que le monde de la mécanique. Qu’ils ne puissent se produire qu’à la condition de combustions organiques et de chaleur produite, cela est manifeste. Le système nerveux ne saurait fonctionner sans que la matière qui le forme entre en action ; mais cette action n’est pas la véritable cause de son fonctionnement. Elle n’en est que la condition ; cela est si vrai qu’elle peut produire son effet mécanique, physique ou chimique sans que le système nerveux s’ébranle lui-même et se mette à fonctionner. Bien d’autres faits viennent contredire la thèse qui réduit tout le jeu du système nerveux, et en particulier l’acte réflexe, à une simple transformation du mouvement. Comment expliquer par cette théorie le phénomène si connu du chatouillement ? Que devient la loi mécanique de la proportionnalité dans ce phénomène, où l’effet est en raison inverse de l’action ? Plus le chatouillement sera délicat, plus la réaction de tout le système moteur sera intense. Si les attouchemens, au lieu d’être fugitifs et légers, augmentent de force et de. durée, ils perdent de leur vertu convulsive, loin de déterminer une action proportionnelle à leur force. Combien est léger le chatouillement de la pituitaire qui va provoquer l’ébranlement subit et violent de tout le système respiratoire ! Cet enfant, chez qui la présence de vers intestinaux provoque des convulsions, cet homme qui, portant un ténia, est pris d’accidens épileptiques, ne sont-ils pas des exemples d’une disproportion incommensurable entre le mouvement physique communiqué et l’excitation sensitive et motrice ? « Si l’arc nerveux, disait Gratiolet, n’était qu’un simple conducteur, l’énergie de la réaction, n’étant modifiée par l’intervention d’aucun agent particulier, serait nécessairement proportionnelle à l’énergie de la stimulation. Mais l’expérience démontre qu’il n’en est pas ainsi ; une réaction forte peut suivre une stimulation faible, et, réciproquement, à une stimulation faible peut, dans certains cas, succéder une réaction puissante [9]. » N’est-ce point affirmer la spontanéité des actions réflexes ? Cette spontanéité, qui se cache au fond de ces actes, n’échappe point à l’observation du physiologiste pour lequel le mouvement brut n’est pas la seule chose à observer. Un mouvement physique communiqué et transmis n’a pas de but spécial ; il n’est que le moment d’une éternelle et indifférente circulation. L’acte réflexe a un but, la conservation et la défense contre les agressions hostiles, de caractère avait frappé Prochaska, le créateur de la science des mouvemens réflexes. « La condition générale qui domine la réflexion des impressions sensorielles sur les nerfs moteurs, c’est l’instinct de la conservation individuelle. » Il est vrai que la physiologie, mécaniste proteste contre ce qu’elle appelle un préjugé de l’ancienne philosophie dont le maître n’aurait pas su se défendre. Mais l’entêtement systématique a peine à résister à l’évidence des faits. M. Vulpian, qui n’est pas suspect de préoccupations ontologiques, n’en reconnaît pas moins que la plupart des actes réflexes sont en réalité des mouvemens défensifs. Qu’est-ce que l’éternument ? N’est-ce pas une sorte de réaction tendant à expulser la cause d’irritation qui agit sur la membrane pituitaire ? Qu’est-ce que la toux plus ou moins répétée ? Qu’est-ce que le vomissement ? Tous ces mouvemens réflexes n’ont-ils pas pour résultat de débarrasser les voies respiratoires ou l’estomac des corps qui les irritent ? Enfin le cri réflexe lui-même n’est-il pas en quelque sorte un mouvement de conservation [10] ? Nous ne suivrons pas M. Chauffard dans ses savantes explications des phénomènes pathologiques, tels que les fluxions, congestions, inflammations, qu’il oppose aux théories de la physiologie mécaniste, en faisant voir comment rien ne s’explique, en la maladie, par pure transformation du mouvement, tandis que tout devient clair et simple dans la doctrine qui fait intervenir l’action spontanée de la cause vivante dans la naissance et l’évolution des phénomènes de ce genre. Il serait plus de notre compétence et de notre goût d’entrer avec lui dans l’analyse de certains phénomènes de la vie dont les philosophes ont fait l’objet spécial de leur étude, par exemple de la fatigue et de l’habitude. Mais les limites étroites de ce travail ne nous permettent que de courtes réflexions sur cet intéressant sujet. Le monde des forces physiques, dirons-nous avec M. Chauffard, ne connaît ni la stimulation, ni la fatigue, ni l’habitude. Le mouvement se communique et se transmet avec une équivalence parfaite sans qu’aucune stimulation intervienne, sans qu’aucune fatigue soit ressentie, sans que l’habitude arrête ou facilite cette transmission. Stimulation, épuisement, fatigue, habitude, impliquent des états déterminés qui ne se conçoivent que dans les forces douées de spontanéité, dans ces forces que l’être vivant tire de son propre fonds. On ne peut expliquer ces phénomènes par l’altération de la matière organique. Qu’un muscle dans lequel on injecte de l’acide lactique soit impropre à fonctionner, il ne s’ensuit nullement que la fatigue résulte de l’action de l’acide. Ce serait prendre l’effet pour la cause. C’est parce que le muscle est fatigué qu’il devient acide ; la fatigue reste le fait antérieur ; elle est la cause, et l’acide lactique l’effet. L’habitude est un autre phénomène de l’être vivant entièrement étranger au monde des forces physico-chimiques. Elle excite et modère tout à la fois la spontanéité vitale, et ce double rôle montre combien elle répugne à toute explication mécanique. Elle diminue la fatigue résultant des mouvemens trop répétés ou trop prolongés de l’activité volontaire, instinctive, ou purement nerveuse et réflexe, par cela même qu’elle rend plus facile et plus prompte l’exécution de ces mouvemens ; elle atteint et façonne toutes les actions de l’être vivant ; elle plie et assouplit sa spontanéité. Tout cela n’a rien de commun avec l’inflexible et invariable direction des mouvemens des êtres inorganiques. Ce résumé d’un chapitre riche en explications et en analyses démonstratives suffira, nous l’espérons, à faire sentir au lecteur l’importance du problème si bien discuté. C’était une tâche, sinon absolument neuve, du moins peu essayée par les philosophes et les physiologistes de l’école spiritualiste, que de rechercher et de poursuivre ce phénomène de l’activité spontanée jusque dans les actes les plus involontaires et les plus inconsciens de la vie humaine. C’était aussi la plus difficile, puisque l’auteur ne pouvait s’y aider des enseignemens de la psychologie. Quand il ne s’agit que de la spontanéité des actes consciens et volontaires, toute explication mécanique prend une telle couleur de paradoxe que le sens commun s’en éloigne aussitôt. L’exemple d’un homme qui rend le coup porté est vraiment trop facile à réfuter. Un tel enchaînement d’actes successifs n’est pas du tout conforme à l’observation vulgaire. On peut recevoir un coup, ressentir une douleur vive et ne pas vouloir le rendre, ne pas chercher une vengeance immédiate ou lointaine. Pourquoi la même cause produit-elle des effets si divers ? Pourquoi le même coup frappé provoque-t-il des résolutions et des mouvemens si contraires ? Si l’on nous répond que cela tient à la diversité des tempéramens et des caractères, nous ferons observer que, dans le monde de la mécanique, les choses se passent d’une manière uniforme, et que les mêmes causes y produisent invariablement les mêmes effets, dans la même mesure et sous la même forme. Mais entrer plus avant dans l’analyse des mouvemens spontanés accomplis avec conscience et volonté serait sortir du cadre de ce livre et de cette étude. Nous n’avons qu’à remercier M. Chauffard du secours qu’il prête à la psychologie spiritualiste, en démontrant que cette spontanéité, contestée par les physiologistes et les psychologues de l’école mécaniste jusque dans les actes volontaires, est un caractère inhérent à la vie elle-même, dans toutes les manifestations de son activité. Quand cette vérité aura été acceptée dans Je monde savant, les révélations de la conscience perdront le caractère mystérieux qui les rend suspectes aux observateurs de la nature physique. III Après la spontanéité de l’être vivant, il n’est pas de caractère qui ait été plus contesté, plus dénaturé que son unité. C’est ici que la physiologie et la psychologie mécanistes ont fait leur plus grand effort pour montrer par une subtile analyse que l’unité de l’être vivant peut se résoudre en une unité collective, pure résultante du jeu des parties organiques. Nous n’avons point à chercher comment les psychologues de cette école, Bain, Herbert Spencer, Taine, ont essayé d’expliquer l’unité du moi par une pure association d’images et d’idées, produit elles-mêmes des mouvemens de la matière élémentaire. L’objet de cette étude étant le débat entre le mécanisme et le vitalisme, nous continuons à suivre M. Chauffard dans sa réfutation de la physiologie mécaniste. Les physiologistes de cette école n’ont pas laissé passer une seule occasion de faire intervenir l’autorité de l’expérience et de la science dans cette question de l’unité vitale, en invoquant tour à tour les théories scientifiques de la cellule vivante, de la multiplicité des centres nerveux et surtout de la diversité des organes cérébraux correspondant à la variété des fonctions psychiques. La psychologie spiritualiste a toujours maintenu avec la plus grande fermeté les droits de la conscience en face des explications qui prétendent en infirmer les enseignemens. Mais entre ces affirmations contradictoires, il reste toujours la difficulté pour les esprits habitués à l’analyse scientifique de comprendre ce qu’ils appellent une entité métaphysique. Il y a donc un véritable intérêt philosophique à chercher dans la science seule la solution de ce problème. C’est ce que fait l’école à laquelle appartient M. Chauffard. Elle laisse à la psychologie spiritualiste la tâche de démontrer l’unité de la personne humaine par l’observation des faits de conscience, et rappelle les adversaires de l’unité vivante à l’observation des phénomènes purement vitaux de la naissance, de la formation et de l’organisation des êtres vivans. Comment se produit la multiplication des cellules qui forment les élémens de l’organisme ? Par une véritable création de la cellule primordiale. Ce n’est donc point le simple jeu des unités cellulaires qui fait l’unité vitale ; c’est l’unité vitale, au contraire, qui est le principe de toutes ces unités. Pour soutenir la thèse opposée, il faut croire aux générations spontanées dont l’expérience a fait justice. L’activité réelle, mais nullement indépendante des cellules, s’explique suffisamment par leur origine. La cellule primitive les crée à son image ; elle leur communique les caractères d’unité et de spontanéité qui lui sont propres. Comment se produit la multiplicité des centres nerveux ? Également par un travail de création de la cause vitale qui poursuit son œuvre, des cellules aux tissus organiques. Ici encore ce n’est point le concours des centres nerveux qui fait l’unité générale et centrale de l’être vivant ; c’est cette unité même qui préside à l’activité des centres nerveux, comme à l’activité des élémens cellulaires. Enfin, comment se produit, la diversité des organes cérébraux ? Toujours par le même travail de la cause qui engendre les cellules, les tissus, les organes de toute espèce. Et à ce propos il n’est pas inutile de rectifier un langage fort usité dans le monde savant. Comme la physiologie a démontré que nos fonctions vitales ont chacune leur organe, on se croit autorisé à dire que c’est tel organe cérébral qui sent, tel autre qui pense, tel autre qui dirige les mouvemens dont l’initiative appartient à l’activité volontaire ou instinctive. C’est là une inexactitude d’expression que nous fait corriger une notion précise de la vie et de son principe. Sans vouloir invoquer ici le témoignage de la conscience qui ne permet point un pareil langage, nous nous bornons à faire remarquer qu’il est contraire aux enseignemens de la physiologie elle-même. Si nous considérons, non pas l’unité de la personne humaine révélée par le sens intime, mais seulement l’unité de la vie, telle qu’elle résulte de la définition de Claude Bernard, nous voyons que toutes les manifestations vitales relèvent d’un seul et même principe, la cause vitale. C’est donc elle qui pense, sent, veut, agit, vit, en un mot, par les organes qu’elle a engendrés et qu’elle conserve par une génération continuelle. Ici encore la physiologie, aide la psychologie à maintenir cette capitale vérité de l’unité de l’être humain, qui n’est contestée, malgré la révélation du sens intime, que parce qu’elle a l’air d’une abstraction métaphysique. La physiologie vitaliste nous la fait comprendre, en montrant qu’elle n’est seulement pas la loi de la vie humaine, mais encore de la vie animale tout entière. La vie est une partout ; chaque être vivant, à quelque degré de l’échelle zoologique qu’il soit placé, est un individu. Si l’homme seul peut dire moi, c’est que seul il a. la claire conscience de son individualité. Quand donc la psychologie persiste en face des affirmations de l’école mécaniste, à maintenir la distinction du moi et de l’organisme cérébral, siège des opérations mentales, elle est dans son droit, et la physiologie elle-même confirme cette distinction. La véritable unité de l’être vivant n’est dans aucun de ses organes ; c’est dans la cause vitale seule qu’il faut la chercher. On ne saurait trop le répéter, si l’unité est partout, dans les cellules, dans les centres nerveux, dans les organes cérébraux, comme dans le système des fonctions psychiques que résume la conscience, c’est que la cause vitale est partout, qu’elle préside à tout, qu’elle vivifie et conserve tout. Son essence propre, son attribut caractéristique est d’être partout présente, sans résider nulle part. On l’imagine à tort localisée dans la cellule primordiale, dont les proportions microscopiques produisent l’illusion de l’absolue simplicité ; elle ne l’est pas plus dans cet atome d’une indivisibilité apparente que dans l’organisme entier. Car la multiplicité est partout dans une matière divisible à l’infini. « Une unité, dit M. Chauffard, ne saurait trouver de siège ; l’idée de siège est la négation même de l’unité. Celle-ci saisit l’être dans toutes ses profondeurs, dans l’infinie multiplicité de ses élémens. Une unité localisée à un point de l’être ne serait plus l’unité de l’être [11]. » Pour qu’une vérité aussi évidente que l’unité de l’être vivant soit niée par des physiologistes éminens, il faut qu’elle soit mal comprise et mal définie. C’est ce qui arrive, en effet. Ou bien on isole l’unité de la variété de ses développemens, ce qui la réduit à une abstraction métaphysique, ou on la localise dans un organe à part, ce qui rend inexplicable son rayonnement dans l’organisme entier. L’unité d’où est sorti l’être vivant par une série continue de générations ne peut être considérée comme une cause distincte de ses créations. Quand donc on la montre dans la réalité multiple de ses développemens, il est difficile à l’esprit le plus prévenu contre les entités de la vieille physiologie de ne pas la reconnaître comme l’attribut essentiel de tout être vivant. Des expériences très curieuses, nous le savons, ont été faites pour constater le phénomène de la divisibilité de la vie. Elles sont incontestables ; mais elles ne prouvent rien contre la thèse de l’unité vitale. On peut greffer un membre enlevé à un animal sur le corps d’un autre animal, et observer que ce membre y reprend racine comme une greffe sur un arbre étranger. Mais si l’on veut bien observer le phénomène tout entier, on pourra constater que le membre qui continue de vivre garde les particularités typiques de l’animal dont il a été séparé, par exemple la couleur des poils. Or que prouve cette persistance du type, sinon l’unité de l’être vivant qui se conserve dans l’animal comme dans la plante, jusque sur un sujet étranger ? La patte greffée du jeune rat demeure toujours la patte de l’organisme auquel on l’a enlevée ; elle grandira comme elle aurait grandi sur cet organisme ; elle lui appartient toujours, quoique transportée. Elle demeure, selon la forte expression de M. Chauffard, pleine de l’unité qui l’a engendrée, et dont elle ne cesse pas de faire partie, quoique en étant artificiellement séparée. Elle n’emprunte à l’organisme étranger auquel on l’associe violemment que des matériaux nutritifs. Quelle éclatante révélation de la réalité et de la puissance d’une unité créatrice ! Toute explication qui fait de l’unité vitale une résultante des activités organiques aboutit à la négation de la finalité. Toute explication, au contraire, qui fait de cette unité la cause même du développement et de la formation des organes en confirme le principe. Aussi Claude Bernard est-il conséquent à sa définition de la vie quand il déclare que, si le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu’ils observent, le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé. Et pour faire ressortir l’évidence de cette finalité, Claude Bernard nous montre la nature à l’œuvre dans la formation de l’organisme. On voit apparaître dans l’évolution vitale une simple ébauche de l’être avant toute organisation. Les contours du corps et des organes sont à peine arrêtés. Aucun tissu n’est distinct dans cette masse constituée par des cellules plasmatiques ; mais dans ce canevas est tracé le dessin idéal d’une organisation encore invisible pour nous, qui a d’avance assigné à chaque partie sa place, sa structure et ses propriétés. Là où doivent être des vaisseaux sanguins, des nerfs, des muscles, des os, les cellules embryonnaires se changent en globules de sang, en tissus artériels, veineux, musculaires, nerveux et osseux. Ce n’est pas tout, nous dit Claude Bernard, dont nous ne faisons que résumer l’irrésistible démonstration. Cette puissance créatrice et organisatrice poursuit son œuvre chez l’adulte, en présidant au travail de nutrition et de croissance de l’être vivant, qui n’est qu’une génération continuée [12]. Si Claude Bernard accepte le principe de finalité, on peut dire que M. Chauffard l’embrasse avec l’enthousiasme d’un spiritualiste ardent. « Ce spectacle d’une finalité immanente que l’homme découvre partout en lui, il le retrouve à tous les degrés de l’ordre vivant. Tout animal, tout être organisé, le végétal lui-même, possèdent une fin propre. Rien ne vit qu’à la condition de tendre à un but ; par contre, tout but implique la présence et l’action de la vie. Autonomie vivante, unité vivante, spontanéité vivante, finalité vivante, toutes ces notions primordiales sont solidaires, et se résolvent les unes dans les autres… La fin est le couronnement et la raison même de l’institution vivante : et plus cette institution s’élève, et plus la fin qui la domine apparaît éclatante. C’est le dogme majeur, surtout dans les formes supérieures de la vie [13]. » Pourquoi un principe aussi évident est-il toujours contesté par des physiologistes et des philosophes qui font autorité dans la science ? Parce que, comme l’unité, comme la causalité, la finalité de l’être vivant est généralement confondue par les écoles spiritualistes avec certaines entités métaphysiques antipathiques au monde savant. La cause finale, créatrice et directrice de tous les phénomènes de la vie proprement dite, n’a pas nécessairement conscience du but qu’elle poursuit, et c’est compromettre la thèse des finalistes que de transporter dans la finalité de tous les êtres vivans tous les caractères sous lesquels se révèle la finalité humaine. La nature vivante agit toujours comme si elle avait conscience de la fin qu’elle réalise ; il n’est ni nécessaire ni même sensé de la lui supposer. Dans la sphère de l’activité humaine elle-même, cette distinction est manifeste. L’instinct ne poursuit-il pas un but, aussi bien que l’intelligence, but que, par parenthèse, il atteint plus sûrement et plus directement que la volonté réfléchie ? Et pourtant on convient que l’action instinctive exclut toute réflexion et toute liberté. La grande artiste qui crée, façonne, dirige, organise toutes choses dans l’économie de la vie universelle, n’a pas le secret de ses œuvres comme l’artiste humain ; elle ne les domine pas de toute la hauteur de la pensée : son art est aussi aveugle qu’il est sûr, son travail incessant et sourd est tout intérieur. Mais si l’œil lui manque pour voir ce que fait sa main, l’œil de l’intelligence est là pour le voir, le contempler et l’admirer, et il faut que l’entêtement systématique soit bien grand pour le fermer à l’éclatante lumière des faits. La recherche de la finalité des œuvres naturelles est devenue banale depuis les révélations de la science moderne. Ce qui ne l’est pas, c’est la vigoureuse logique avec laquelle M. Chauffard poursuit les conséquences du principe posé en tête de son livre, à savoir l’idée de la vie. Si rien n’est plus difficile à concevoir que la finalité sans une cause vitale créatrice et organisatrice de tout l’appareil organique, rien n’est plus facile et plus clair, ce principe une fois admis. Tout alors coule de source, dans l’explication des phénomènes vitaux. On lira avec un intérêt tout particulier le chapitre de ce livre où l’auteur défend et maintient contre l’anathème de l’école mécaniste la vieille doctrine de la finalité médicatrice. Cette école n’a qu’un mot pour expliquer le phénomène ; pour elle, la prétendue vertu médicatrice de la nature n’est qu’une propriété en action. « Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écrie M. Chauffard. Une propriété ne marche pas à une fin ; à bien dire, une propriété n’agit pas, ne possède pas en elle un principe propre d’action. Une propriété est un mode passif de l’être. Si l’on réduisait la vie à l’idée étroite et fausse de propriété de la matière, on ne saurait rien ni de [14] son activité propre et constituante, ni de son évolution et de sa fin [15]. » Nous rappellerons enfin, pour confirmer la thèse de la finalité vitale, les enseignemens de la science elle-même. La physiologie travaille sans s’en douter pour cette thèse, dans ses expériences sur le cerveau, puisque de ces expériences il résulte que, non-seulement une faible partie du cerveau suffit à la rigueur à toutes ses fonctions, mais encore qu’à tout le cerveau peuvent suppléer, dans une certaine mesure, pour les fonctions supérieures qui lui appartiennent en propre, les parties du système nerveux qui, dans l’état normal et habituel, ne servent qu’aux fonctions immédiatement inférieures. Cela ne prouve-t-il pas que, ce n’est pas l’organe qui cause la fonction, mais que c’est la fonction qui, sous certaines conditions physiques, s’assujettit et s’approprie l’organe ? IV Dans cette discussion entre deux écoles de physiologie, on n’a vu intervenir ni la psychologie ni la métaphysique ; le mot de métaphysique n’y a paru qu’une fois, et c’est un physiologiste qui l’a prononcé. Tous les argumens échangés entre les deux écoles sont empruntés aux sciences physiques et biologiques. C’est l’observation, l’expérience, l’analyse qu’elfe invoquent, l’une pour appuyer ses explications, l’autre pour les réfuter et faire prévaloir les siennes. Ce débat, comme tous ceux où il s’agit, non de découvrir de nouveaux faits, mais d’expliquer les faits connus, est de nature à intéresser plutôt le monde philosophique que le monde savant proprement dit. La science pure réserve toute son attention et toute sa sympathie pour les œuvres d’observation et d’expérimentation. D’où vient cette indifférence de la science contemporaine à l’égard de toute spéculation de ce genre ? C’est d’abord qu’elle n’y trouve pas autre chose qu’une satisfaction pour la curiosité de l’esprit. C’est ensuite et surtout qu’elle ne peut y appliquer son criterium souverain de certitude, la vérification par l’expérience. On vérifie un fait ; on vérifie l’explication d’un fait par un autre fait qui en est la condition, ce qui n’est pas une véritable explication. On ne vérifie pas, à proprement parler, l’explication d’un phénomène par telle ou telle cause. En un mot, on ne vérifie pas une explication métaphysique. Cela ne veut pas dire que cette recherche essentiellement philosophique soit abandonnée aux caprices de l’imagination ou aux purs efforts de la spéculation a priori. Si les conceptions explicatives ne peuvent se vérifier, dans le sens rigoureux du mot, elles peuvent être confirmées, comme toutes les hypothèses, par la propriété significative d’expliquer avec plus de facilité et de vraisemblance les faits observés. C’est ce qui arrive dans ce débat entre les écoles mécaniste et vitaliste. Plus on étudie les phénomènes vitaux, plus on peut se convaincre qu’ils se prêtent mieux à l’explication de la seconde qu’à celle de la première. Ici les faits parlent, et il ne nous semble pas douteux que le vitalisme en interprète le langage mieux que le mécanisme. On peut aller plus loin encore dans la réfutation de la thèse des mécanistes ; on peut dire qu’elle choque les principes les plus simples de la raison au point de toucher presque à l’absurde. Est-il possible de comprendre l’évolution organique sans y faire intervenir le principe de causalité et le principe de finalité ? Ce n’est pas seulement la philosophie qui refuse de le croire ; c’est l’esprit humain lui-même. Voilà certainement une confirmation décisive de la thèse vitaliste. Mais nulle évidence logique ou métaphysique ne vaut pour le savant une vérification de l’expérience. C’est ce qui fait qu’il laisse au philosophe la tâche d’expliquer ce qu’il a entendu et touché, en s’aidant des instrumens créés pour cet usage. La part de la philosophie est encore enviable dans ce partage. Pour l’esprit humain, savoir n’est pas tout ; comprendre est bien quelque chose. On a vu comment l’école mécaniste croit pouvoir tout expliquer parla composition et la combinaison de mouvemens mécaniques, physiques ou chimiques dont la résultante serait le phénomène complexe de la vie. Comme ces explications tendent à nier ou à dénaturer les caractères essentiels des phénomènes vitaux, il était bon qu’elles rencontrassent ailleurs que parmi les psychologues et les métaphysiciens des contradicteurs compétens et familiers avec ce genre d’études. M. Chauffard nous semble avoir pleinement réussi dans cette tâche difficile et peu populaire. Tout en restant fidèle à la grande tradition pour laquelle nos physiologistes mécanistes professent un parfait dédain, il a, dès le début de sa discussion, marqué avec netteté et fermeté ce qui l’en sépare. S’il est l’adversaire déclaré des doctrines qui nient la cause vitale, avec tous ses attributs d’unité, de spontanéité, de finalité, il n’est point l’auxiliaire des doctrines qui séparent et isolent cette cause de l’organisme lui-même. Son spiritualisme n’a rien de commun ni avec celui de Platon, ni avec celui de Descartes, ni avec celui de Leibniz. Il ne conçoit point l’âme comme une entité abstraite et solitaire à la manière de Platon, ou comme une substance dont tous les attributs sont absolument contraires aux attributs de la substance corporelle à la façon de Descartes, ou comme une monade n’ayant avec toutes les monades organiques qu’un simple rapport de correspondance, selon la pensée. de Leibniz. Profondément convaincu, avec Stahl, de l’unité du principe vital, il va plus loin que ce dernier, et repousse énergiquement la doctrine animiste qui en divise l’activité en deux modes distincts, l’un qui est la vie propre et intime de l’âme, l’autre qui se réduit à une action extérieure sur l’organisme. Il est bien vrai que, dans la conception de Stahl, cette action est créatrice, aussi bien que motrice et régulatrice. L’âme crée son corps ; la pensée du philosophe animiste ne laisse aucun doute à cet égard. Seulement l’âme crée le corps, comme Dieu crée le monde, en restant étrangère à l’œuvre créée. M. Chauffard ne se contente pas de l’unité de principe, comme l’animisme ; il lui faut encore l’unité de vie. Il identifie tellement la cause vitale avec son œuvre que, pour lui, l’organisme n’en est pas seulement la création, mais encore la réalisation. C’est la cause vitale elle-même en action ; c’est l’unité vivante dont l’activité rayonne partout, remplit et pénètre l’organisme entier. C’est pourquoi, dans tout le détail des opérations qui concourent à la formation, à l’organisation et à la conservation de l’être vivant, il n’est pas un mouvement qui échappe, non-seulement à l’action, mais même à la création de la cause vitale. En un mot, M. Chauffard est vitaliste, dans toute la force du mot. Une telle manière d’entendre le vitalisme pourrait soulever des difficultés parmi les partisans du spiritualisme traditionnel ; mais il faut convenir que, d’un autre côté, elle fortifie la thèse de l’auteur contre les objections des écoles matérialistes qui reprochent surtout au spiritualisme sa conception trop abstraite de la cause vitale. En tout cas, M. Chauffard peut répondre qu’il fait de la physiologie et laisse à la psychologie le soin de résoudre le problème [16]. Sur cette œuvre de discussion essentiellement physiologique, nous n’avons qu’une réserve à faire. Tout ce que la philosophie vitaliste peut expliquer M. Chauffard l’explique de la façon la plus satisfaisante, selon nous. Il est un point sur lequel son argumentation ne nous semble pas suffire : c’est en tout ce qui touche aux questions d’origine. Tant qu’on s’enferme dans l’ordre actuel des espèces vivantes, soit animales, soit végétales, on y rencontre des limites que les hypothèses les plus hardies ne peuvent franchir. C’est ainsi que l’abîme entre les deux règnes n’a pu être comblé ni par la théorie gratuite des générations spontanées, ni par aucune hypothèse de la Philosophie mécanique. C’est ainsi que la doctrine de la fixité des espèces résiste toujours victorieusement à l’hypothèse du transformisme, qui n’a pu encore expliquer que l’apparition des variétés, soit par l’influence des milieux, sort par la sélection artificielle, soit par la transmission héréditaire. Il y a entre les ordres, les genres, les espèces qui vivent actuellement, des hiatus qui sont restés des barrières insurmontables pour la science, et l’école vitaliste est en droit d’affirmer que le transformisme n’a pu réussir à expliquer la génération d’une seule espèce par une autre, dans l’immense hiérarchie des êtres vivans. Il n’aurait en effet que l’expérience qui pourrait démontrer cette thèse, et, quoi qu’on ait pu faire et dire, l’expérience s’y est jusqu’ici absolument refusée. Elle a au contraire confirmé, elle confirme chaque jour l’immutabilité des espèces, au point que cette fixité semble une des lois naturelles les mieux : établies. Écoutons M. Virchow sur la réduction des élémens organiques aux principes chimiques : « Avant qu’on ait pu me définir les propriétés du charbon, de l’hydrogène, de l’oxygène et de l’azote, de façon à me faire comprendre comment de leur somme peut naître une âme, je ne puis reconnaître que nous soyons autorisés à introduire l’âme de la plastidule dans l’enseignement, ou même à exiger de tout esprit cultivé qu’il l’admette comme une vérité scientifique, pour en tirer des conclusions, et fonder dessus son concept du monde… On ne connaît pas un seul fait positif qui établisse qu’une génération spontanée ait jamais eu lieu, qu’une masse inorganique, même de la société carbone et compagnie, se soit jamais spontanément transformée en masse organique… Quand on se souvient de quelle façon regrettable, justement dans ces dernières années, ont échoué toutes les tentatives pour trouver une place à la génération spontanée parmi les formes les plus élémentaires du passage du règne inorganique au règne organique, il doit sembler périlleux d’exiger qu’une théorie si mal élucidée serve de base à toutes les conceptions humaines sur la vie. » Écoutons-le ensuite sur la descendance de l’homme : « On n’a jamais encore trouvé un crâne fossile de singe ou d’homme singe qui ait appartenu à un homme quelconque… A nous en tenir aux faits positifs, nous devons reconnaître qu’il subsiste toujours une ligne de démarcation nettement tranchée entre l’homme et le singe. Nous ne pouvons pas enseigner, nous ne pouvons pas considérer comme un fait acquis à la science que l’homme descende du singe ou de tout autre animal. [17]. » L’école transformiste récusera-t-elle un tel témoignage ? Maintenant l’école vitaliste est-elle en droit de conclure du présent au passé, de l’actuel au possible, de façon à fermer la porte à toutes les hypothèses que la philosophie de l’évolution peut essayer d’introduire dans la science ? Ceci est une autre question. Si la nature était ce que la fait le mécanisme, il serait en effet impossible de comprendre comment le monde, tel que nous le contemplons, ce monde si merveilleux par la variété, la richesse, l’originalité des créations qui le remplissent, peut sortir de la matière brute, même par une immense série d’évolutions accomplies dans une durée incalculable. Comment expliquer une succession d’effets sans rapport d’attributs avec leurs causes ? Comment telle espèce organique peut-elle engendrer telle autre espèce de constitution essentiellement différente ? Comment le règne dont le caractère propre est la simple composition peut-ii engendrer le règne dont le caractère propre est l’organisation ? Comment, en un mot, la vie, avec ses lois et ses forces propres, peut-elle sortir de la matière élémentaire régie par les lois de la mécanique, de la physique et de la chimie ? M. Chauffard et toute l’école vitaliste ont donc beau jeu contre toutes les hypothèses de leurs adversaires. Mais, toutes ces explications réfutées, le problème de l’origine première des êtres vivans n’en reste pas moins à résoudre. Et tant qu’il ne sera pas résolu, la voie est toujours ouverte au génie de l’hypothèse. S’il était possible d’admettre que les espèces animales et végétales qui couvrent actuellement la surface du globe ont toujours existé, que la vie y est contemporaine de la matière, que la lumière du ciel a de tout temps éclairé les grands corps qui circulent dans l’espace éthéré, il n’y aurait pas de question d’origine. Et si l’imagination humaine allait jusqu’à vouloir sonder ces mystères, la science pourrait n’avoir aucun souci de problèmes qui ne s’imposeraient pas à notre intelligence. Mais il n’en va point ainsi. Depuis les découvertes de l’observation et de l’expérience, les questions d’origine préoccupent et sollicitent l’esprit philosophique de notre temps. La science nous apprend que notre terre a subi nombre de métamorphoses, qu’elle a passé par des états très divers, gazeux, liquide, solide, qu’il fut une époque où nulle trace de vie ne se laissait apercevoir sur ce globe muet et désert, entièrement soumis à l’empire des lois physiques et chimiques. Elle nous enseigne que le système solaire, comme tous les mondes célestes, ne fut d’abord qu’une nébuleuse, et que ce n’est qu’en se condensant et en se concentrant progressivement que la matière première s’est réunie en une masse solaire dont le fractionnement a formé ce monde admirable, où les planètes se meuvent autour de leur centre commun, où les satellites se meuvent autour des planètes, en vertu de la loi de gravitation qui régit l’univers entier. Ce sont ces étonnantes révélations qui ont fait l’intérêt des problèmes d’origine, en surexcitant la curiosité humaine. Comment ces grands corps si imposans par la régularité et l’harmonie de leurs mouvemens sont-ils sortis de la diffusion et de la confusion de la matière primitive ? Comment le chaos a-t-il engendré le cosmos ? Comment cette infinie variété d’espèces vivantes qui s’épanouissent ou s’agitent sur la surface de notre globe a-t-elle pu apparaître tout à coup au sein du règne inorganique ? Problèmes redoutables dont le puissant intérêt ne permet pas plus à la science qu’à la philosophie de se renfermer dans le domaine des réalités actuelles. V Il n’y a que deux solutions à ce problème : la création et l’évolution. Quelle est l’origine première des choses ? Peut-on concevoir la matière, avec ses propriétés mécaniques, physiques, chimiques élémentaires, comme ayant toujours existé ? On ne faut-il pas la faire sortir du néant par un acte de suprême création ? Ce problème de haute métaphysique ne rentrant point dans l’ordre des questions que nous avions à débattre, nous nous bornons à prendre la matière créée ou incréée pour point de départ des deux théories que nous venons de nommer. Toutes deux ont à expliquer chacune des grandes métamorphoses par lesquelles a passé la matière pour en arriver d’abord à la forme des grands corps célestes et à l’harmonie de leurs mouvemens, puis à l’organisation intérieure de ces corps, puis aux diverses phases de la vie végétale qui couvre le globe terrestre, puis enfin aux diverses époques de la vie animale dont les espèces l’ont peuplé. La théorie de la création a imaginé pour chaque époque de la nature un de ces grands coups de théâtre qu’on nomme des révolutions, et où elle fait intervenir brusquement et directement la cause créatrice. C’est ainsi que cette cause, à chaque grande transformation, aurait, de sa puissante main, aidé la nature à franchir les abîmes ouverts entre les règnes, les genres et les espèces, pour s’élever de la matière diffuse à la formation des corps célestes, et, dans le globe terrestre, de la matière inorganique à la matière vivante, enfin des ébauches les plus informes aux plus parfaits exemplaires de la création vitale. Cette théorie a régné quelque temps dans le monde savant. Facile à saisir, faite pour frapper l’imagination par le tableau de ces genèses improvisées au sein de cataclysmes foudroyans, elle a eu un moment pour elle l’autorité des plus grands noms de la science. La philosophie spiritualiste l’accueillait d’autant plus volontiers qu’elle ne voyait qu’une répétition de l’acte créateur primitif dans ces éclatantes manifestations de la puissance divine. La théologie s’en accommodait mieux encore, en y trouvant, à l’aide d’une subtile interprétation, la confirmation du premier chapitre de la Genèse ! [18] C’est vers la philosophie de l’évolution que se tournent aujourd’hui les regards du monde savant. Il est évident que la science s’y prête bien mieux qu’à toute autre explication. Tout ce que l’observation nous montre nous confirme dans l’idée de la naissance des êtres par une génération proprement dite, de leur formation et de leur organisation par le développement du germe engendré. A parler rigoureusement, rien ne demeure, tout passe, rien n’est, tout devient dans la nature. La conservation elle-même de l’être formé et organisé n’est qu’une génération continuée par la perpétuelle rénovation de la matière vivante ; en sorte que rien n’est création, que tout est transformation dans l’œuvre de la vie universelle. Voilà une notion claire et positive de l’origine des êtres, sortie d’une révélation de la science qui pénètre au fond des opérations naturelles, et non une fiction de l’imagination qui assimile les procédés de l’art et de la nature. C’est ce qui fait comprendre le goût de beaucoup de savans et même de philosophes pour ce genre d’explication, pour le transformisme par exemple, et pour la sélection naturelle, qui paraît le mode de transformation le plus simple et le plus intelligible, tant que ces explications de l’origine des êtres n’auront pas été confirmées par un ensemble d’observations et d’expériences vraiment concluantes, elles resteront dans le domaine de l’hypothèse ; et, à vrai dire, aucun progrès réel n’indique qu’elles doivent prochainement passer dans le domaine de la science. Toujours est-il que la curiosité scientifique tend de plus en plus à chercher de ce côté le véritable mot de l’énigme qui tient la pensée contemporaine en éveil. Et nous ne voyons pas que la philosophie ait aucune raison sérieuse de critiquer cette prédilection du monde savant. On peut certainement douter que la science arrive jamais, soit par la sélection naturelle, soit par tout autre mode de transformation, à expliquer la progression de la vie dans l’échelle des êtres vivans, de façon à pouvoir faire comprendre exactement dans quelles conditions, avec quel concours de circonstances, avec quelle coïncidence d’événemens, avec quelle intervention d’agens nouveaux la transformation s’est opérée pour telle espèce, pour tel ordre, pour tel règne nouveau. On peut, en un mot, contester que la science puisse indiquer ou décrire avec précision le comment des opérations naturelles qui ont, dans l’origine, changé la face des mondes et des règnes de la nature. Il n’en est pas moins permis de ne chercher désormais que dans la théorie de l’évolution la solution de ce grand problème. Seulement, alors même que la science parviendrait à nous expliquer dans tous leurs détails comment ont dû s’opérer toutes ces métamorphoses, en s’appuyant sur un ensemble de faits authentiques et décisifs, le dernier mot de la question resterait à dire. L’évolution, par laquelle on aurait réussi à expliquer toutes choses, resterait elle-même un mystère inexplicable avec les principes de l’école mécaniste. On nous y enseigne que, rien ne pouvant venir de rien, le cosmos tout entier a son principe dans la matière première soumise aux seules lois physico-chimiques. Comment l’évolution a-t-elle pu faire sortir de cette matière des êtres qui ont de tout autres propriétés ? Comment a-t-elle pu opérer ce miracle d’effets sans causes ? Comment, pour parler le langage d’Aristote, le meilleur peut-il venir du pire ? L’évolution ainsi entendue fait-elle autre chose que tirer l’être du néant, de même que ! a création proprement dite, dont nos savans ne veulent plus entendre parler ? La philosophie mécanique s’épuise en hypothèses ingénieuses sur les infinies transformations de la matière première ; elle joint l’œuvre insensible du temps à l’incessante action des forces physico-chimiques. Le mystère des métamorphoses de la vie universelle n’en demeure pas moins impénétrable. C’est ici que se montre l’impuissance des sciences physiques et naturelles, et que se fait sentir l’impérieuse nécessité de chercher ailleurs le mot de l’énigme. L’ancienne physique, sauf l’école atomistique [19], n’a pas compris la véritable essence de la matière. Platon et son école en font une espèce de non-être qui n’aurait guère d’autre rôle que de dérober à l’intelligence la vue de l’être véritable, l’intelligible. Pour Aristote, la matière n’est qu’une pure possibilité, le sujet indifférent et passif des formes contraires de l’être, incapable de mouvement par lui-même. La philosophie naturelle, au XVIIe siècle, n’a guère mieux, compris l’essence de la matière ; Descartes, Malebranche, Spinosa, et presque tous les philosophes de cette école, en faussent la notion, en la réduisant à l’étendue. Ce n’est même pas Newton qui a rectifié l’idée de la matière. En créant la théorie de la gravitation universelle, il n’a nullement entendu établir que le mouvement est inhérent à la substance matière. Parmi les physiciens et les philosophes de ce temps, nul, sauf Leibniz, ne croyait à l’activité propre de la matière. Il a fallu les enseignemens de la chimie, vers la fin du XVIIIe siècle, pour en révéler les propriétés réelles, constatées par l’expérience. C’est depuis ce moment que l’on a commencé à comprendre que la force est la propriété essentielle de la matière. De nos jours, l’idée de la matière, encore simplifiée par l’élimination de ses propriétés purement mathématiques, telles que l’étendue et la figure, a été ramenée à la pure notion de force ; l’atome matériel a été considéré comme un centre de forces. Nous permettra-t-on d’ajouter que la matière éthérée, dont l’hypothèse s’impose de plus en plus à la science, aide singulièrement à faire comprendre cette conception, en offrant elle-même le type de la matière réduite à l’unique propriété du mouvement ? La science proprement dite en est restée là ; elle ne peut aller plus loin avec ses moyens d’observation. Des mouvemens de composition et de décomposition soumis aux lois de la mécanique, de la physique et de la chimie : voilà tout ce qu’elle peut saisir et comprendre dans les opérations de la nature. Pourquoi ce jeu des forces élémentaires a-t-il abouti à la formation des masses solaires, comme à la constitution des minéraux ? La mécanique céleste et la minéralogie ont expliqué le comment, sans se poser d’autres problèmes. Ni Newton ni Laplace n’ont pensé avoir dit le dernier mot de la philosophie naturelle, quand ils ont expliqué le système du monde. Où chercher le pourquoi de toutes ces merveilles, sinon dans le monde où ce pourquoi se révèle clairement à l’œil de la conscience ? C’est dans ce monde intérieur que la métaphysique le trouve, non dans cette stérile spéculation qui prétend construire a priori, par une logique subtile, le système des choses. On sait comment le génie lui-même a toujours échoué dans cette œuvre impossible. D’ailleurs la philosophie de notre temps n’a plus de ces ailes qui emportent la pensée dans la région des nuages. La lumière qui peut éclairer le problème de l’origine des êtres est au fond de notre être propre. Le problème du pourquoi, bien entendu, car le problème du comment appartient tout entier à la science seule. Voilà en quel sens il est vrai de dire, avec Socrate et tous les philosophes de son école, depuis Platon jusqu’à Maine de Biran, que, pour comprendre la nature, il faut se connaître soi-même. Comprendre la nature, c’est-à-dire saisir la raison, la cause réelle des opérations dont la science a déterminé les lois et les conditions. On peut donc l’affirmer avec les métaphysiciens de tous les temps, loin que la matière explique l’esprit, selon la philosophie mécanique, c’est l’esprit qui explique la matière. Le principe de toute véritable explication pour l’intelligence, c’est l’idée de finalité, que le physicien ne peut découvrir dans la matière brute, que le naturaliste et le physiologiste ne retrouvent dans la nature vivante que parce qu’ils l’ont trouvée d’abord dans le monde de l’esprit. En voyant comment tout s’y passe, comment la nature humaine agit, comment elle poursuit un but dans les œuvres de son activité volontaire, le physiologiste pénètre le mystère de la vie, reconnaît la vraie cause de ses mouvemens les plus intimes et les plus obscurs, cachée sous l’appareil des conditions physico-chimiques. Et le philosophe, généralisant cette loi de la vie, l’étend aux simples mouvemens de la matière. Tous ces principes élémentaires, qui sont au fond de l’être organique ou inorganique, et qui en forment comme le tissu, sont des unités qui tendent à leur fin, sous l’action des lois mécaniques, physiques et chimiques. Leibniz, qui a si bien compris que la finalité n’est pas moins inhérente que l’activité à ces unités ou monades, a pu exagérer sa pensée, ou plutôt son langage, en parlant des perceptions obscures de la monade. Sa conception n’en est pas moins la plus féconde des idées métaphysiques qui aient été émises sur la philosophie de la nature ; elle seule éclaire la théorie de l’évolution. Saura-t-on jamais, comme s’en flattent certains partisans de cette théorie, comment les choses se sont passées à l’origine des grandes genèses qui ont changé la face de notre terre ? Il est sage d’en douter, en attendant de nouvelles et plus complètes révélations de la géologie et de la paléontologie. Quoi qu’il arrive, la pensée philosophique pourra toujours se reposer dans le principe de la finalité universelle. Ce principe est au fond de toutes les explications vraiment intelligibles qui touchent à l’origine des choses ; il en fait la lumière et la vérité. On peut, avec Aristote, suspendre la nature entière au bien par l’attrait que l’objet désirable exerce sur l’être qui désire, en séparant absolument la nature de son suprême moteur ; on peut, avec Leibniz, placer la monade divine en dehors et au-dessus de toutes les monades créées, en faisant de cette création un rayonnement (fulguratio) de la monade suprême ; on peut, avec Schelling, Hegel, Lessing et Goethe, identifier la cause créatrice avec la nature entière, l’y retrouver toujours et partout, dans ses œuvres les plus éclatantes, comme dans ses œuvres les plus obscures, sous les dénominations de l’absolu, de l’idée, de l’être universel ; on peut se prononcer pour l’immanence ou la transcendance de la cause finale ; du moment que la finalité est reconnue comme la loi intime de toute force, de toute vie, comme de toute âme et de toute intelligence, il n’y a plus de mystère. Comment la vie a-t-elle pu jaillir de la matière, comment le meilleur, pour répéter le mot d’Aristote, a-t-il pu venir du pire ? C’est que, selon la formule de ce profond esprit, le pire est déjà le meilleur en puissance, qu’il le contient virtuellement : en sorte que, si tel concours d’élémens et de conditions lui permet de l’engendrer, on ne peut dire que cette manifestation supérieure de l’être soit un effet sans cause. C’est que, comme Leibniz aime à le redire, il n’y a rien de mort ni de stérile dans la nature. Tout atome matériel est une force ; toute force, bien que soumise dans ses mouvemens aux lois physico-chimiques, obéit à la loi supérieure de la finalité ; tout mouvement tend à une fin, et l’on peut dire que l’activité universelle de la nature est spontanée. Faut-il aller plus loin encore dans la voie d’un spiritualisme absolu ? Faut-il dire, avec la philosophie de l’identité, que toute tendance est désir, volonté, amour de l’être aspirant à l’éternel idéal du bien ? Faut-il répéter, avec l’un de ses plus brillans interprètes, que c’est toujours la même pensée qui est au fond de la plus infime matière et de la plus haute intelligence, qui dort dans la pierre, rêve dans la plante, s’éveille dans l’animal et prend enfin pleine conscience d’elle-même dans l’homme ? Faut-il dire, avec Schelling et M. Ravaisson, que la nature est comme une réfraction ou dispersion de l’esprit ? Sans contester la profonde vérité qui est au fond de ce métaphorique langage, notre spiritualisme ne va point jusqu’à confondre le mouvement avec la vie, la force avec l’âme, la physique avec la physiologie et la psychologie. Il croit, sur les indications de l’expérience, à certains états latens ou obscurs de la force, de la vie, de la sensibilité, de la conscience ; mais il se refusera prêter à la matière les attributs de la vie et de l’âme, parce que ce serait confondre les règnes de la nature et supprimer les distinctions nécessaires de la science. Il lui suffit de redire, avec la grande école stoïcienne, que la raison finale, vraie raison des choses, est partout dans l’univers, qu’elle le crée, le conserve, le gouverne, le maintient dans la voie du bien, selon les lois immuables de la mécanique, de la physique et de la chimie. Spiritus intus alit, totamque infusa per artus Mens agitat molem, et magno se in corpore miscet [20] Voilà en deux beaux vers l’explication de l’évolution cosmique. Ne craignons donc pas de le dire, avec Aristote, avec Leibniz, avec Kant, avec Hegel, avec tous les grands spiritualistes qui ont compris l’immanente finalité de la nature : Oui, la vie a pu sortir de la matière. Oui, les espèces supérieures ont pu venir des espèces inférieures. Oui, l’universelle génération des êtres a pu se faire par une évolution sans repos et sans fin. Oui, l’être a dû monter toujours dans l’échelle des existences, comme l’a révélé la science moderne, au lieu de descendre graduellement, commue, l’affirmait L’antique théologie de l’Orient. Et il faut, bien qu’il en soit ainsi, si l’on tient compte des renseignemens de l’astronomie, de la géologie, de la paléontologie et de toutes les sciences, qui ont étendu l’horizon de la pensée jusqu’aux premières origines des choses. Mais on ne saurait trop le répéter, cet immense travail des métamorphoses de la nature ne s’est pas fait tout seul. Une idée directrice, pour rappeler le mot de Claude Bernard, préside à l’ordre universel comme elle préside à l’organisation de l’être vivant. Sous son action continue et infiniment prolongée, la matière des nébuleuses a passé de la puissance à l’acte, à travers d’innombrables métamorphoses pour arriver au cosmos. Du moment que la philosophie tient, le principe de la véritable explication des choses, les hypothèses de la science n’ont plus rien qui doive l’inquiéter. Il y a lieu de douter que les faits confirment les théories du transformisme et de la sélection naturelle. Mais en fut-il ainsi, qu’importe à la philosophie telle ou telle origine assignée à telle ou telle espèce ? Qu’importe à la dignité de l’homme actuel qu’il ait pour ancêtre un être plus ou moins voisin du singe ? Que lui importe même que l’homme ne soit qu’un singe perfectionné, malgré l’invraisemblance d’une pareille hypothèse ? Et quand il faudrait remonter jusqu’aux types les plus rudimentaires du règne animal pour trouver la première origine de l’homme, qu’y a-t-il en cela d’humiliant et de triste pour l’humanité actuelle ? Puisque rien ne se fait que sous l’œil et la main, qu’on nous passe la métaphore, du suprême artiste qui conduit tout ce travail du fond de l’être où il cache son action, qu’importe l’infériorité des ébauches par lesquelles il a marqué ses débuts, mesurant le degré de perfection de son œuvre à la qualité des élémens et à la nécessité des conditions ? Le Dieu de la Bible n’a-t-il pas façonné l’homme avec de l’argile ? Seulement, en y mettant son souffle, il l’a fait à son image. Dans le travail de l’évolution cosmique, la cause suprême, selon la science de notre temps, procède autrement. Elle n’a pas besoin, pour accomplir son œuvre de progrès, de souffler quelque vertu nouvelle dans le type supérieur qui vient prendre place au sein de Tordre universel. La pensée finale que ce type est venu réaliser était déjà à l’état latent dans le type inférieur d’où l’autre est sorti. Voilà comment la métaphysique éclaircit ce problème de l’origine des êtres, comment elle complète et couronne la théorie de l’évolution. On a vu, dans tout le cours de cette discussion, jusqu’à quel point, de l’aveu même de Claude Bernard, un principe métaphysique domine la définition de la vie et l’explication des phénomènes vitaux, en faisant comprendre ces caractères d’unité, de spontanéité, de finalité dont nulle théorie physico-chimique ne saurait rendre compte. La conclusion de cette étude est donc que, si la science peut et doit se passer de la métaphysique pour observer les faits, la philosophie en a besoin pour les expliquer. En voyant comment les spéculations abstraites avaient égaré les physiciens dans l’étude des phénomènes naturels, Newton disait : physique, garde-toi de la métaphysique. En voyant comment l’abus des hypothèses mécaniques a trompé les philosophes dans l’explication de ces mêmes phénomènes, ne pourrait-on pas retourner la phrase de Newton et dire avec Maine de Biran : métaphysique, garde-toi de la physique. Le principe de finalité est une de ces idées que Pascal logeait derrière la tête du savant, et sans lesquelles Leibniz trouvait qu’on ne peut rien expliquer ; c’est la suprême lumière de la science. Elle a brillé de tout temps dans le domaine de la philosophie ; elle éclairait ses premières et obscures notions de la nature. L’esprit humain va-t-il y fermer obstinément les yeux, depuis que la science nous a montré un univers nouveau, et nous a fait comprendre enfin ce beau nom de cosmos que la pensée antique lui avait trouvé, sans pouvoir encore en deviner toute la vérité ? Est-ce au moment où le ciel de nos astronomes nous fait contempler la sublime harmonie de ses mondes en mouvement, où la terre de nos géologues nous découvre les étonnantes métamorphoses à travers lesquelles elle a passé de l’informe et confuse matière à l’organisme resplendissant dont la vue nous éblouit, où l’humanité de nos historiens nous laisse voir la série des changemens qui l’ont élevée d’une barbarie voisine de la bestialité à la plus haute civilisation, où toute science nous montre la loi de l’évolution progressive gouvernant le monde physique comme le monde moral, est-ce à ce moment que la philosophie dite positive pourrait réussir à éteindre le flambeau qui illumine cet immense tableau des manifestations de la nature ? Nous ne pouvons le croire. Les écoles passeront, la science restera, et au-dessus d’elle la grande lumière qui en rend les réalités intelligibles. « les cieux racontent la gloire du Très-Haut ! » s’écriait le prophète, les yeux fixés sur ce firmament dont la Bible ne nous donne qu’une grossière image. Depuis les découvertes qui nous ont initiés à ses merveilles, la nature est bien autrement éloquente. Quelle poésie pourrait égaler l’hymne qu’elle change jour et nuit à la gloire du Créateur ? Quelle est cette âme dont nous parle le poète dans ses vers ? La science elle-même vient de nous la révéler ; c’est l’idée immanente et invisible qui crée et dirige toute évolution de la nature, celle des mondes à l’état de chaos, comme celle des êtres vivans : idée vraiment divine, que Hegel a cherchée dans les profondeurs d’une logique ténébreuse, que Claude Bernard a saisie dans les évolutions de la réalité vivante, sans paraître se douter qu’il mettait la main sur la plus féconde des vérités métaphysiques. S’il eût eu une autre ambition que celle de la science pure, cet incomparable physiologiste pouvait trouver toute une philosophie dans sa définition du phénomène vital. Pourquoi la cellule primordiale transmet-elle tous ses caractères aux autres cellules qu’elle engendre ? Pourquoi l’organisme entier est-il régi par la loi de l’uni té ? Pourquoi toutes les activités vitales sont-elles spontanées ? Pourquoi toutes les parties du tout paraissent-elles se coordonner suivant un plan pour aboutir à cette œuvre merveilleuse de l’organisation définitive ? Pourquoi enfin, l’œuvre accomplie, tout semble-t-il concourir et conspirer pour la conservation de la machine vivante ? Et tant d’autres questions que l’observation des phénomènes vitaux suscite à tout moment et à tout propos ? Qui eût mieux que Claude Bernard résolu tous ces problèmes ? Il lui suffisait de tirer les conséquences du principe posé dans sa définition. Il avait plus d’autorité que tout autre pour le faire. Et n’eût-il laissé que la préface d’une pareille œuvre, il eût eu la gloire de fonder la philosophie biologique. Quand on voit ce sagace et profond esprit s’enfermer dans un déterminisme qui ne recherche que les conditions des phénomènes vitaux, on est tenté de lui appliquer la réflexion de Socrate sur Anaxagore, qui fait apparaître un moment l’intelligence dans sa philosophie, et l’oublie dans toutes ses explications sur l’origine et la formation des êtres de la nature. Seulement il est juste d’ajouter que Claude Bernard ne voulut être qu’un savant, tandis qu’Anaxagore était un philosophe. Il est vrai que ce savant a son opinion faite, toute négative, sur cette philosophie qui ne s’en tient pas à savoir le comment des choses. On dit qu’un de ses élèves les plus distingués, qui assistait à ses derniers momens, aurait, près de son lit de mort, exprimé la crainte que le maître ne tournât à la métaphysique. La vérité est que, si l’illustre physiologiste fermait la porte de son laboratoire à cet hôte suspect, il en a laissé la fenêtre ouverte le jour où la vie lui apparut, comme une création. Voilà pourquoi sans doute ceux de ses disciples qui ferment tout chez eux pourraient n’être pas tout à fait sans inquiétude sur l’orthodoxie scientifique du maître. A notre grand regret, Claude Bernard n’a pas mérité ce soupçon. Ses dernières leçons, comme ses premières, témoignent d’une invincible répugnance pour toute spéculation qui dépasse les bornes de la science expérimentale. Il aurait grand tort de renier Bacon, qui a proscrit en si beau langage la recherche des causes finales ; il ne fait que répéter sa sentence, quand il nous dit que le déterminisme ne rend pas compte de la nature, qu’il nous en rend maîtres [21]. Voilà le dernier mot de la science proprement dite. Est-ce bien le dernier mot de l’esprit humain ? S’il en était ainsi, il ne faudrait plus parler de philosophie, et quand Claude Bernard se sert par hasard de ce mot, il est permis de n’y voir qu’une vieille habitude de langage qui conserve le nom en supprimant la chose. Toute philosophie entend expliquer la réalité observée et classée par la science. Expliquer, c’est dire la raison, la cause, le pourquoi des phénomènes dont la science nous a découvert la loi, la condition, le comment. En nous avertissant que tout ce qui dépasse le déterminisme n’est plus de la science, Claude Bernard reste dans son rôle de savant. Était-il nécessaire d’ajouter que toute autre recherche est illusoire ? Ce langage nous semble bien tranchant et bien dédaigneux pour un ordre de conceptions que n’atteint pas la méthode expérimentale. Les esprits élevés qui persistent à penser, avec tous les grands métaphysiciens, anciens et modernes, que les choses sont faites pour être entendues par l’esprit, font plus et mieux que se bercer au vent de l’inconnu et dans les sublimités de l’ignorance ; ils cherchent à comprendre les réalités que la science analyse, observe et décrit. Et, en cela, les instincts de l’humanité répondent aux spéculations des philosophes. Tant qu’on n’aura pas rayé du catalogue de la pensée un certain nombre de concepts, tels que le principe de finalité, le positivisme ne prévaudra point contre les aspirations irrésistibles de l’esprit humain. On a pu voir plus haut comment, sans ce concept, l’évolution universelle reste une énigme indéchiffrable. La science, qui ne cherche point à la pénétrer, doit permettre à la philosophie d’aborder cette haute tâche. Avant Bacon et Claude Bernard, qui n’assignent pas d’autre but à la philosophie naturelle que l’empire de l’homme sur la nature, et pas d’autre objet que les lois dont la connaissance lui assure cette domination, Aristote avait dit que la philosophie première est la plus noble des études, parce que seule elle poursuit un autre but que l’utile. Quel but ? La vérité par excellence, celle que les dieux envieraient à la curiosité humaine, s’ils pouvaient être jaloux. Voilà pourquoi la métaphysique vivrait autant que la science, alors même qu’elle ne projetterait pas sa lumière sur tout un ordre de doctrines morales qui n’ont pas moins d’intérêt pratique que les théories scientifiques les plus fécondes en résultats. É. VACHEROT.