LES BALEINES [(1) Extrait d’un très-curieux ouvrage qui vient de paraître intitulé ''Voyage à dos de baleine'', et dont l’auteur, M. A. Brown, véritable émule de Jules Verne, se fera rapidement une place brillante dans le roman scientifique] La baleine capturée était un des plus beaux spécimens de l’espèce désignée sous le nom de ''Baleine franche''. - Elle avait 26 mètres de longueur et paraissait peser plus de 50.000 kilogrammes. - À côté de ce géant des mers, que sont, s’il vous plaît, nos chevaux normands, nos bœufs garonnais, les hippopotames et les éléphants ? - Et cependant, malgré leur taille colossale, les baleines ont presque échappé aux investigations de la science. Il y a bien peu de temps qu’on a pu réunir les éléments d’une monographie passable, grâce aux renseignements fournis par Scoresby et longuement étudiés par G. Cuvier. Nul animal n’a donné lieu à plus de fables, à plus de contes absurdes. - Il est vrai que les légendes de Jonas et de Simbad le marin, légendes créées par la riche imagination orientale, répétées d’âge en âge, furent longtemps acceptées comme articles de foi et satisfirent quelques naturalistes, qui préférèrent relater certaines traditions plutôt que de se donner la peine d’examiner. Et notez que la pêche des cétacés remonte aux temps antiques, presque aux temps fabuleux, et qu’Aristote, Xénocrate, Oppien, Pline, Strabon, Élien en parlent, et nous apprennent que les Phéniciens, les Carthaginois, les Grecs et les Romains poursuivirent la baleine dans la mer Océane et dans la mer Intérieure. Le divin Homère n’en dit rien, mais le divin Homère était poëte. Or, l’on sait la confiance que méritent les poëtes dans les questions de science et de technologie. Rarement Pégase consent à descendre sur la terre, et à plus forte raison dans l’eau. Une preuve certaine que les anciens connaissaient la baleine, c’est qu’ils en firent une constellation. - Neptune s’étant épris des charmes de la belle Andromède voulut l’épouser, mais la fille de Céphée résista ; alors le dieu aquatique expédia un ''ketos'' pour l’enlever ou la dévorer. Heureusement, survint Persée qui tua le monstre marin. En dédommagement, Neptune le plaça dans le ciel. J’avoue humblement que ce ''ketos'' me paraît être un animal apocryphe, car une baleine friande de chair humaine, et se disposant à avaler d’une seule bouchée une princesse infortunée, est une baleine bien rare. Mais enfin, en grec, le mot ''ketos'' ou ''mystikitos'' signifie baleine, et Neptune se connaissait en poissons. - Bochard, cet illustre savant du XVIIe siècle qui affirmait que toutes les langues avaient pour origine la langue phénicienne, faisait naturellement dériver le nom de baleine du phénicien ''baal-nun'', qui veut dire : roi des poissons ou roi de la mer. Les dissertations étymologiques n’avancèrent guère la question, puisque Cada-Mosto, le navigateur qui découvrit les îles du Cap-Vert, le père Fournier auteur d’un traité d’hydrographie, Gessner le naturaliste, acceptèrent les versions les plus exagérées et représentèrent le cétacé souffleur comme une île flottante, ayant le dos couvert d’algues et de mollusques, des nageoires plus grandes que les ailes d’un moulin à vent et la tête aussi grosse qu’une cathédrale ! Aldrovande, le successeur de Pline et le précurseur de Buffon, diminua cette taille colossale, mais se laissa égarer dans ses descriptions par tous les dérèglements d’une haute fantaisie. - Rien de plus curieux que les baleines dessinées par les artistes qui collaborèrent à son ''Histoire naturelle''. Munies de panaches et de collerettes, la peau bizarrement bariolée, la queue retroussée et barbelée, la bouche démesurée et garnie de défenses formidables, elles ont avec cela un aspect terrible et menaçant qui dépasse tout ce que l’on avait accumulé d’horrible pour la création des dragons, des hydres, des orques. On croirait que ces dessinateurs ont puisé leurs inspirations dans la ''Tentation de saint Antoine'' de notre grand Callot. Les Orientaux renchérirent sur les Occidentaux. Chez eux, il n’est point rare de rencontrer des baleines si longues qu’il faut trois jours à un vaisseau pour aller de la tête à la queue. Trois jours ! que dis-je ? Un livre du Céleste Empire, le respectable traité ''Tsi-hi-ai'', affirme sérieusement que la baleine ''Pheg'' a 450 lieues d’étendue, que la mer se soulève, qu’une épouvantable tempête éclate lorsqu’elle s’agite. Les Arabes, qui ont découvert le ''Roc'', cet oiseau à envergure si large qu’il cache la lumière du soleil et plonge des provinces entières dans l’obscurité, les Arabes ne pouvaient rester en arrière des Chinois. Ils nous apprennent qu’une baleine supporte la terre comme Atlas supporte le ciel et Encelade l’Etna. - Et voyez à quoi tient notre destinée! Un jour, le démon conseilla au cétacé de se défaire de son fardeau et d’anéantir l’humanité, cette humanité si piètre, si orgueilleuse, si pétrie de vices et plus bête peut-être que l’intelligent animal qui se dévouait pour elle. Le démon ayant déjà tenté notre mère Ève, il ne lui était guère difficile de convaincre une baleine. Celle-ci écouta les raisonnements du roi des enfers et secoua son fardeau. Elle allait le précipiter dans l’espace lorsque, fort heureusement, Allah survint. - Allah chassa le tentateur et rétablit les choses dans leur état primitif. - Pour cette fois, il n’y eut que plusieurs tremblements de terre et quelques déluges partiels. Enfin, Frédéric Martens, chirurgien à bord du navire le ''Jonas dans la baleine'', baleinier commandé par Pierre Péterson, de Friseland, donna, en 1674, une esquisse assez exacte de la baleine et quelques renseignements sur ses habitudes. Dès lors, la fable fut reléguée au dernier plan et la science reprit ses droits. - Après Martens vinrent Willughby, Ray, Artedi, Linné, Gouan, Bloch, Buffon, Lacépède, qui essayèrent de débrouiller la question ''baleinière''. Mais les notions qu’ils donnèrent pullulaient d’erreurs que dissipa le célèbre Scoresby après quelques années d’observations. G. Cuvier put alors rassembler des renseignements authentiques et décrire les principaux caractères qui distinguent le groupe des cétacés. - Et encore, avouait-il que son travail était bien incomplet et bien imparfait. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui on sait que la baleine n’est pas un poisson, mais un mammifère vivipare, allaitant son petit, respirant comme nous par des poumons et non par des branchies, ce qui l’oblige de venir à la surface de la mer pour renouveler sa provision d’air. Son corps « ''n’ha ny poil, ny escailles, mais est couvert d’un cuir uny, noir, dur et espez, soubz lequel y a du lard environ l’espesseur d’un grand pied.'' » - Cette primitive description de Belon est assez juste, seulement elle oublie d’ajouter que la baleine n’a que deux nageoires antérieures, que sa queue est horizontale comme celle des oiseaux et que sa bouche, complétement démunie de dents, est garnie de ''fanons'' implantés dans la mâchoire supérieure, sortes de lamelles cornées de texture fibreuse, à bords effilés, serrées les unes contre les autres. Voilà pour le physique ; - maintenant, passons au moral. Malgré sa force prodigieuse, la baleine est un animal craintif qui fait rarement face à ses ennemis, bêtes ou hommes. Attaquée, elle cherche son salut dans la fuite et ne se défend courageusement que lorsqu’on la prive de sa progéniture ou lorsqu’elle est surexcitée par ses blessures. Au printemps, les baleines se rassemblent en assez grand nombre et prennent leurs ébats pendant plusieurs jours. Quand une intimité assez vive s’est établie entre un mâle et une femelle, ce couple s’isole de la bande. Mais le mâle n’est monogame que peu de temps. Il ne tarde pas à abandonner sa compagne pour voler, ou du moins, pour nager à de nouvelles conquêtes. La gestation de la femelle est de dix mois selon les uns, et de plus d’un an, selon les autres. - Cette nouvelle Gargamelle met au monde un gigantesque nourrisson long de six à neuf mètres, qu’elle allaite et surveille avec sollicitude. Toussenel s’est basé sur cet amour maternel si puissant pour établir une distinction frappante entre les poissons et les ''souffleurs''. « Il suffit en effet, dit le spirituel auteur de l’''Esprit des bêtes'', d’écrire que les cétacés allaitent leurs petits pour creuser d’un seul trait de plume un abîme entre les deux ordres, attendu qu’il n’y a réellement pas de comparaison à établir entre la baleine, qui chérit son nourrisson de toutes les puissances de son être, le porte sous son aisselle pour le préserver de la fatigue, l’entoure d’affection et de soins, le défend avec rage, – et la carpe stupide qui pond n’importe où, sans savoir, ou le brochet sans entrailles qui pousse l’indifférence pour sa progéniture jusqu’à la dévorer. La tendresse maternelle est un sentiment sublime qui confère immédiatement aux espèces un titre supérieur, comme l’or le reflet et l’éclat aux métaux ternes et impurs, auxquels on l’a uni. J’ai le droit de m’étonner qu’un génie poétique et lumineux comme celui de M. de Buffon n’ait pas été frappé par la puissance de cette considération. » Eh ! pardieu, M. de Buffon écrivait avec des manchettes, tandis que Levaillant, Audubon, Scoresby, les frères Verreaux et plusieurs autres naturalistes se dérangeaient, voyageaient pour examiner consciencieusement les animaux qu’ils n’avaient pas sous la main. On ne décrit bien que ce que l’on voit bien. M. de la Blanchère qui connaît si bien les poissons, passe pour un forcené pêcheur à la ligne ! Les sens de la baleine paraissent peu développés. Les yeux, grands comme ceux du bœuf, sont mal placés et munis de paupières garnies de cils. L’ouïe n’est pas si obtuse qu’on le croyait. Le docteur Thiercelin s’est assuré que l’organe auditif percevait facilement les bruits produits dans l’eau. L’odorat semble être assez développé, et le toucher n’a quelque délicatesse, dit-on, que sous les ailerons. - Cependant « si une embarcation effleure la peau d’un cachalot ou d’une baleine, l’animal frémit, se recule, sonde ou change immédiatement de direction [(1) Docteur Thiercelin]. » - Quant au sens du goût, il doit être presque nul. Chez les baleines, on sait que l’ouverture de l’œsophage est excessivement étroite, aussi ces géants, qui depuis la catastrophe survenue au prophète; Jonas jouissaient d’une réputation de goinfres émérites, sont-ils obligés de chercher leur proie dans les moindres espèces du règne animal. Ils se nourrissent de petits poissons, de zoophytes, de crustacés, de mollusques et en absorbent d’immenses quantités. - Quand ils veulent manger ils ouvrent la bouche, une bouche de six à sept mètres carrés, étalent la langue sur le plancher intramaxillaire inférieur, et avancent lentement au milieu des infiniment petits qu’ils convoitent et qui s’engouffrent dans l’immense cavité. Aussitôt, la baleine relève ses lippes, gonfle sa langue, rejette l’eau qui s’échappe en tamisant à travers les fanons. Les zoophytes, roulés immédiatement en pelotes de la grosseur du poing, sont portés dans le pharynx, où ils subissent une pression, et de là dans l’œsophage, puis dans l’estomac. On voit donc que l’eau n’est pas rejetée par les évents, sorte de trous, ou plutôt, véritables narines qui servent à introduire l’air dans les poumons du cétacé. Celles-ci sont situées à l’extrémité supérieure de la tête ; - pendant l’expiration, elles lancent à plusieurs mètres de hauteur deux colonnes de vapeurs mêlées d’air chaud et d’une légère quantité d’eau pulvérisée. - Pour respirer, la baleine reste de huit à dix minutes à la surface de l’eau ; c’est le moment que choisissent les harponneurs pour la blesser ; - puis elle disparaît à une profondeur évaluée entre deux à trois cents mètres. Après un séjour de 20, 30 et même 40 minutes dans son milieu ambiant, elle remonte et « commence à produire ses sept à huit souffles avec la même régularité et la même périodicité que précédemment. » Le genre des baleines se divise en trois groupes principaux : ''Les baleines proprement dites'', caractérisées par l’absence de nageoires sur le dos (baleines franches) ; - ''les baleinoptères à ventre lisse'', ayant une nageoire dorsale (le ''gibbar'' des Basques) ; - ''les baleinoptères à ventre plissé'', munis comme les précédents d’une nageoire dorsale (jubartes, rorquals). (A suivre.) A. BROWN