LES BALEINES Suite [(1) Voyez page 217] Nous ne parlerons pas des pêches de la baleine. Tout le monde en connaît l'historique et en a lu les détails techniques dans une foule de relations et d'ouvrages spéciaux. Seulement, nous dirons un mot de ses résidences de prédilection et de ses migrations. Maury, et après lui bon nombre de savants, déclarent que les mers des tropiques sont une barrière que les baleines n'essaient pas de franchir. Mais cette observation est-elle d'une exactitude rigoureuse ? - On a bien dit qu'il existait de notables différences entre les baleines australes et les baleines boréales, et cependant, je crois que ces différences sont dans la taille et non dans l'espèce. Depuis hier seulement, les pêcheurs et les naturalistes ont reconnu que la ''Nord-Caper''[(1) Baleine du Cap-Nord] était la même que la baleine franche. Et encore, n'osent-ils être trop affirmatifs. On a répété que les baleines étaient des animaux d'eaux froides. Je ne disconviens pas que certains êtres n'aient une préférence marquée pour les zones glaciales, mais on ne me persuadera jamais qu'un animal qui a longtemps habité nos mers, celles du Portugal et du Maroc, qu'on rencontre encore sur les côtes de l'Afrique et du Brésil, dans le golfe de Panama, aux îles Galapagos, sous l'équateur ; on ne me persuadera pas, dis-je, qu'il se complaise dans les parages couverts par la banquise. Le besoin de respirer empêche la baleine de rester longtemps sous la glace. - On objectera, sans doute, que les cétacés des tropiques et ceux des pôles ne sont pas de la même espèce. - Soit. - Mais les différences de leur organisation intérieure et extérieure sont si peu marquées, qu'il est inutile de s'arrêter à cette considération. Partout, c'est le même mode de respiration, la même nourriture, les mêmes habitudes, les mêmes mœurs. - Et que signifie, je vous prie, une nageoire dorsale en plus ou en moins ? Lamark et Darwin ont expliqué l'action des influences extérieures sur les êtres, et les modifications ou transformations que crée cette action. Par exemple, voici la baleine des mers tempérées ou chaudes, souvent poursuivie par une masse d'ennemis, tous les forbans aquatiques plus nombreux dans les régions tropicales que dans les zones glacées, et obligée de se soustraire à leurs attaques par la fuite. - Étonnez-vous, après cela, si ses formes sont plus sveltes, plus élancées. - En outre, elle fréquente les immenses récifs de corail que les infiniment petits dressent dans les flots, récifs qui ont des ramifications surplombantes dans tous les sens et des aspérités aiguës. - Lorsqu'elle monte à la surface de l'eau pour renouveler sa provision d'air, elle pourrait se blesser, mais la prévoyante nature qui l'a si mal douée du côté de la vue, lui a donné en compensation une nageoire dorsale qui ''touche'' le danger. Ainsi prévenu, l'animal sonde de nouveau et recherche un endroit moins obstrué. Maintenant que nous sommes en règle avec les nageoires dorsales, nous allons brièvement examiner les autres raisons que l'on met en avant pour nous prouver que les baleines sont bien ''autochthones'' des mers hyperboréennes. Comme témoignages irréfutables on invoque la chaleur de leur sang, la couche de lard qui les enveloppe et leur genre de nourriture. - Et ici, nous nous trouvons en contradiction avec Toussenel, que l'analogie entraîne quelquefois un peu loin. Voici ce que dit le brillant écrivain : « Si l'on rapproche des diverses données de l'histoire, et de la circonstance des mers ''vertes'', ces deux autres considérations importantes que la température du sang de la baleine dépasse de huit à dix degrés celle du sang de l'homme, et que toutes les parties de son corps se trouvent isolées du contact de l'eau par une couche épaisse de lard, on sera amené à conclure que la nature n'a pu armer ainsi l'énorme cétacé contre le froid que parce qu'elle le destinait de toute éternité à vivre au sein des glaces. » D'abord, les mers vertes, c'est-à-dire, celles où abondent les zoophytes, les crustacés dont se nourrit la baleine, se retrouvent partout, et principalement dans les régions intertropicales, régions où la vie se manifeste avec tant d'exubérance, puis dans les courants tièdes. Les eaux du Gulf-Stream sont rendues presque visqueuses par la grande quantité d'animalcules qu'elles contiennent. Quant à la température du sang et à la couche de lard, je ne puis les admettre comme preuves concluantes, attendu que le cachalot, qui se plaît dans les parties équatoriales des océans, a le sang aussi chaud et presque autant de lard que la baleine. Du reste, je remarque que la plupart des animaux à lard appartiennent aux pays du soleil. Le porc, l'hippopotame, le rhinocéros, le babiroussa, le tapir et plusieurs autres pachydermes donnent leurs préférences aux zones torrides. La sage nature ne ménage pas la graisse aux espèces qui vivent sous les frimas polaires ; cependant, elle leur octroie plutôt une riche et longue fourrure, une pelisse moelleuse capable de défier les froids qui congèlent le mercure (40° c.). Le lard est destiné à un autre objet. - Il ne surcharge pas les cétacés, il les allège, il diminue notablement leur densité et favorise ainsi leur rapide locomotion. On comprend, en effet, que la baleine dépourvue de toute arme offensive recherche son salut dans la fuite, et qu'alors elle soit servie par une légèreté spécifique relative à sa masse et à son poids. D'après ce qui précède, il convient d'affirmer que les baleines, effrayées par les attaques multipliées de l'homme, ont abandonné les côtes qu'elles fréquentaient autrefois, et qu'elles se sont réfugiées dans les mers voisines du pôle pour y trouver un abri. Malheureusement pour elles, leur terrible ennemi a su les découvrir et les atteindre. Une autre raison qui confirme nos assertions et qui démontre clairement que ces cétacés préféreraient des régions moins rudes et plus hospitalières, c'est qu'ils tendent à disparaître de notre globe. Je ne parle pas de la guerre irréfléchie qu'on leur fait et qui active leur destruction, mais des nouvelles conditions climatériques qu'ils subissent au grand détriment de leur santé et de la reproduction. Depuis qu'ils ont été acculés jusque par delà le cercle polaire, depuis qu'ils ne peuvent plus descendre vers le midi pour faire leurs petits et les allaiter tranquillement, ils souffrent et dépérissent. Les baleineaux croissent lentement ou succombent, atteints par une maladie que les naturalistes américains croient être une sorte de phtisie pulmonaire. Ainsi, la jeune plante équatoriale transportée sous le ciel brumeux du nord, perd ses brillantes couleurs, penche sa tige vers la terre et meurt… Cette allusion élégiaque, peu nouvelle, mais toujours poétique, fera-t-elle réfléchir les nations acharnées à la destruction de la baleine ? J'en doute. En tout cas, il est en leur pouvoir de se réserver des richesses pour l'avenir. Qu'elles offrent quelques milliers de mètres carrés de mer et un peu de soleil au géant, et celui-ci reviendra dans les conditions normales de son existence. Parlerons-nous de la baleine comme comestible ? Les Esquimaux en font leurs délices. Les Normands et les Saxons en mangeaient. Les rois d'Angleterre et leur cour se régalaient de cette chair huileuse. M. le docteur Thiercelin affirme qu'il a souvent goûté des tranches de baleine préparées sous les pseudonymes retentissants de beef-steaks, de roast-beef, voire de bœuf à la mode ; mais certains capitaines baleiniers déclarent qu'ils préféreraient manger la semelle de leurs bottes plutôt que d'avaler quelques bouchées de ce mets... Baron Brisse à la rescousse ! Tous les goûts sont dans la nature… A. BROWN