Gustave Flaubert CORRESPONDANCE : ANNÉES 1830 à 1844 (Édition Louis Conard) Toute réutilisation à des fins privées, à des fins d’enseignement ou de recherche scientifique est autorisée sous réserve d’indiquer cette référence : Éd. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003. À ERNEST CHEVALIER. CHER AMI, [Rouen, 31 décembre 1830.] Tu as raison de dire que le jour de l'an est bête. mon ami on vient de renvoyer le brave des braves la Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2 mondes. ami je t'en veirait de mes discours politique et constitutionnel libéraux. tu as raison de dire que tu me feras plaisirs en venant à Rouen sa m'en fera beaucoup. je te souhaite une bonne année de 1831, embrasse de tout ton coeur ta bonne famille pour moi. Le camarade que tu mas envoyer a l'air d'un bon garçon quoique je ne l'ai vu qu'une fois. je t'en verrait aussi de mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j'écrirait des comédie et toi tu écriras tes rèves et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes toujours de bêtises je les écrirait. Je nécris pas bien parceque J'ai une casse à recevoir de Nogent. Adieu répond moi le plutôt possible. Adieu ; bonne santé ton ami pour la vie, Réponse le plutôt possible je t'en prie. *** À ERNEST CHEVALIER. Le 4 février 1830 MON CHER AMI, Je te réponds poste pour poste. Je t'avais dit que je ferais des pièces mais non je ferai des Romans que j'ai dans la tête qui sont la belle Andalouse, le bal masqué, Cardenio, Dorothée, la Mauresque, le curieux impertinent, le mari prudent. J'ai rangé le billard et les coulices. Il y a dans mes proverbes dramatiques plusieur pièce que nous pouvon joué. Ton bon papa est toujours de même. Vois-tu que j'avais raison de dire que la belle explication de la fameuse constipation et l'éloge de Corneille tourneraient à la postérité c'est-à-dire au postérieur. Je n'oublie pas non plus l'intrépide Mayeux. Tache de me répondre aussi exactement que moi. Cela ne t'est guère possible car tu est maintenant pape religieux diable savant auteur et toute la clique les trois patriarches Abraham Isaac et Jacob. Plutôt un jacobin que Jacob. Bonjour, bon an... , va-ten à Rouen. Ton intrépide […] ami jusqu'à la mort. Réponse. *** À ERNEST CHEVALIER. [11 février 1831.] CHER ERNEST, Je te prie de me répondre et me dire si tu veux nous associer pour écrire des histoire, je t'en prie dit-moi le, parceque ci tu veux bien nous associer je t'enveirai des cathiérs que j'ai commencé a écrire et je te prirait de me les renvoyer, si tu veux écrire quelques chose dedans tu me fras beaucoup de plaisirs. Amand s'ennuie de ce que tu ne lui répond pas. Je te pris en toute grace de me donner des nouvelle de ta bonne tante et insi que ta respectueuse famille, répond moi le plus tôt possible. Je ne t'en écris pas plus long j'ai du devoir qui me presse. je finis de t'écrire en t'en brassant. Ton fidèle ami. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, ce 15 Janvier année 1832 de Notre-Seigneur Jésus-Christ. MON CHER AMI, Ton bon papa va un peu mieux, le remède que papa lui a donné l'a soulagé et nous espérons que bientôt il sera guéri. Je prends des notes sur Don Quichotte et M. Mignot dit qu'il sont très bien. On a fait imprimer mon éloge de Corneille, je crois que c'est Amédée et je t'en envois une exemplaire. Le billard est resté isolée, je ne joue plus la comédie car tu n'y est pas. Le dimanche que tu est parti m'a semblez dix fois plus long que les autres. J'ai oublier à te dire que je m'en vais commencé une pièce, qui aura pour titre l'Amant avare, ce sera un amant avare, mais il ne veut pas faire de cadeaux à sa maîtresse et son ami l'attrape. Fait bien des compliments de ma part à ta famille, je te dirai la fin de ma pièce à une autre lettre que le t'écrirai. Engage tes parens à venir avec toi au Carnaval, travaille à ta géographie. Je commencerai aussi une histoire de Henri 4 de Louis 13 et de Louis 14 il faut que je travaille. Répond-moi, n'oublie pas Mahieu n'y l'avard trompé. Adieu mon meilleur ami jusqu'à la mort nom de Dieu. Bonsoir. Ton vieux ami. Réponse. *** À ERNEST CHEVALIER. MON INTRÉPIDE [31 mars 1832] Tu sais que je t'avais dit dans une de mes lettres que nous n’avions plus de spectacle, mais depuis quelques jours nous avons remonté sur le billard, j'ai près de 30 pièces et il y en a beaucoup que nous jouons nous deux Caroline. Mais si tu voulais venir à Paques tu serais un bon enfant et rester au moins huit jours. Tu vas me dire et mon catéchisme. Mais tu partirais le Dimanche après vêpres à six heures tu serais à Rouen à onze, et tu nous quitterait avec grand regret le samedi dans l'après-midi. Ton bon papa va mieux. J'ai fait un morceau de vers intitulée une mère qui est aussi bien que la mort de Louis 16. J'ai fait aussi plusieurs pièces et entre autres une qui est l'Antiquaire ignorant qui se moque des antiquaires peut habiles et une autre qui est les apprêts pour recevoir le roi, qui est farce. Si tu savais il y a un élève au père Langlois qui est Alexis qu'on appelle Jésus, il a manqué l'autre jour de tomber dans les lieux. Au moment où il mettait sa façade sur la lunette les planches ont craqué et s'il ne s'était pas retenu il serait tombé dans les excrémens du père Langlois. Adieu. Réponse vite par la prochaine occation. Rouen, ce 31 mars 1832. *** À ERNEST CHEVALIER. [3 avril 1832 ?] Victoire, Victoire, Victoire, Victoire, Victoire, tu viendras un de ces jours, mon ami, le théâtre, les afiches, tout est prêt. Quand tu viendras Amédée, Edmond, Mme Chevalier, maman, 2 domestiques et peut-être des élèves viendront nous voir joué, nous donnerons 4 pièces que tu ne connais pas mais tu les auras bientôt apprises. Les billets de 1er, 2me 3me sont fais il y aura des fauteuils il y a aussi des tois des décorations. La toile est arrangée, peut-être il y aura-t-il 10 à douze personnes. Alors il faut du courage et ne pas avoir peur, il y aura un factionnaire à la porte qui sera le petit Lerond et sa soeur sera figurante. Je ne sais si tu as vu Poursognac, nous le- donneront avec une pièce de Berquin une de Scribe et un proverbe dramatique de Carmontelle il est inutile que je te dise leurs titres tu ne les connais je croit pas. si tu savais quand on m'a appris que tu ne venais pas j'ai. été d'une colère effroyable. si par hazar tu venais pas j’irais plutot a patte comme les chiens du roi Louis Fils-Lippe (tiré de la Caricature journal) à Andelys te chercher et je croit que tu en ferais autant, car une amour pour ainsi dire fraternel nous unit. oui moi qui a du sentiment oui je ferais mille lieues s'il il le fallait pour aller rejoindre le meilleur de mes amis, car rien est si doux que l'amitié oh douce amitié combien a-t-on vu de fait par ce sentiment, sans la liaison comment viverions-nous. On voit ce sentiment jusque dans les animaux les plus petits, sans l'amitié comment les faibles viveraient-ils comment la femme et les enfants subsisteraient-ils ? Permets, mon cher ami, ces douces réflexions mais, je te jure qu'elle ne sont point apprêtés n'y que j’aie essayé de faire de la rhétorique mais je te parle avec la vérité du vrai ami. Le Choléra Morbus n'est presque pas [à l'Hôtel-]Dieu. Ton bon papa va de même. Viens à Rouen ; adieu. *** À ERNEST CHEVALIER. Nogent, le 23 août 1832. MON CHER ERNEST, A peine ai-je ouvert ta lettre que je prends la plume et t'écris. Nous allons partir tout à l'heure pour l'antique Normandie, mais tu dois te douter que nous resterons quelque temps à Paris, pour nous divertir ; nous irons au spectacle et j’espère à la Porte-Saint-Martin. Je ne puis te dire quel jour nous irons aux Andelys. Nous avons été l'autre jour à Courtavant où il y a une ferme de papa. Nous avons pêché et comme tu sais qu'on ne peut pas pêcher (du poisson) sans eau, donc, il y avait de l'eau et une petite barque ; je me suis bien amusé et si tu y avais été, tu aurais éprouvé la même joie que moi. Un apprenti orfèvre de mon oncle m'a fait mon cachet et un autre sur lequel il y a : GUSTAVE FLAUBERT ERNEST CHEVALIER individus qui jamais ne se sépareront. J'ai été l'autre jour au spectacle de Nogent, les deux premières pièces, quoiqu'assez bonnes, ont été mal jouées. Mais la troisième qui était «Simple Histoire» a été bien jouée. C'est une pièce assez bonne ; mon père et ma mère et moi présentons nos respects à tes bons parents. Je ne puis te dire le jour où j'aurai le bonheur de te voir parce que papa, comme tu sais, ne sait jamais ce qu'il fera le lendemain. Adieu, cher ami, le tien jusqu'à la mort. *** À ERNEST CHEVALIER. [1833 (août ou septembre).] MON CHER ERNEST, Je puis bien t'assurer que c'est avec un vif regret que je ne puis aller chez toi. Depuis à peine trois semaines que je t'ai vu je commence à m'ennuyer de ne point te voir. Je te prie de me dire quand tu pourras venir à Rouen, je désire bien embrasser le meilleur de mes amis. Nous avons visité le château de Fontainebleau, nous avons vu et la cour où se firent les adieux célèbres et la table où le Grand Homme signa l'acte d'abdication. Nous avons été lundi dernier à la Porte-Saint-Martin où l'on jouait La Chambre ardente, drame en cinq actes dans lequel meurent sept personnes, c'est un beau drame que je te raconterai lorsque tu viendras à l'Hôpital. Notre théâtre est toujours en bon ordre, moi et Caroline (ou Caroline et moi pour plus de politesse) jouons les pièces, c'est-à-dire faisons des répétitions. J'ai été PARAIN, mais si tu veux que je te donne des bonbons, il faut que tu viennes m'embrasser, autrement je dirai comme le proverbe Sans argent, pas de Suisse, mais quant à moi, c'est plutôt «Sans embrassement de mon cher Ernest, pas de bonbons». Mon cher ami, il faut te dire que la Providence a bien voulu que nous soyons tous en bonne santé car à Chatillon-la-Borde (petit village où les chevaux de poste que nous avions relayèrent) nous avons été emportés et voici comment : à peine le postillon était-il monté sur son cheval que l'homme qui retenait les autres pour ne point qu'ils s'en allassent lâcha les brides et le cheval du milieu et celui de côté partirent au grand galop (ce postillon n'ayant point en mains leurs brides). Heureusement que le postillon lança son cheval au grand galop et rattrapa les brides des deux autres chevaux, c'est ainsi que finit l'aventure grotesque et romantique. Nous avons été dimanche à Versailles où nous vîmes le château royal bâti par Louis XIV, mardi nous allâmes au Jardin des- Plantes où. je rencontrai Morin, mon ancien maître de latin ; avec son aimable épouse qui était occupée à regarder les bêtes féroces. A Nangis nous vîmes l'ancien château de cette petite ville, c'est le château qui appartenait au Marquis de Nangis dont il est parlé dans Marion Delorme. Dans La Chambre ardente j'ai vu jouer la fameuse Mlle Georges ; elle a rempli parfaitement son rôle. Tu me demandes dans ta dernière lettre si j’ai bien déclamé Credo. Je te répondrai qu'on ne m'a point dit de le dire, qu'on nous a dit de dire un Ave et un Pater, tout bas, qu'au reste j'ai assez mal baptisé ma pauvre filleule. Adieu, mon cher ami, viens, je te prie, voir ton meilleur ami. Le tien jusqu'à la mort. Présente mes respects à toute ta bonne famille. Je te prie de me répondre le plus tôt possible. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, ce 11 septembre 1833. CHER ERNEST, Je ne profite point de la même occasion que toi pour t'écrire parce que le domestique de ton oncle devait partir aujourd'hui. Ce n'est point là la cause, car en une journée j'aurais eu le temps de t'écrire une lettre, mais c'est qu'il a dit à Pierre qu'il fallait que la réponse fût portée chez l'abbé Motte avant sept heures du matin, et comme je ne suis point matinal je n'aurais pu te faire une réponse honnête avant sept heures du matin. Voici deux lettres que je t'écris et pour ces deux lettres tu ne m'as fait qu'une réponse, et encore elle n'est point grande. Tu voudras bien dire à tes bons parents qu'il est presque certain que nous n'aurons point le plaisir de les aller voir, parce que maman a reçu des nouvelles de Pont-l'Évêque qui ne sont point rassurantes. Tu peux être bien sûr que s'il ne tenait qu'à moi il y aurait déjà longtemps que je serais au sein de ta famille et dans les bras de mon cher Ernest. Tu m'engages à faire des répétitions, mais je ne puis beaucoup travailler aux pièces toi n'y étant pas, c'est égal, nous vivons, c'est le principal. Je tâcherai de faire de mon mieux que le théâtre soit soigné. Un des fils de Monsieur Viard m'a donné une fort bonne idée pour les portes de côté, c'est d'y mettre des baguettes et la manière dont elles doivent être mises aura un résultat excellent. Tâche, cher Ernest, de venir me voir. Quant à moi le sort en est jeté, je ne puis venir t'embrasser. L'homme propose et Dieu dispose (comme dit M. Delamier à la fin de la dernière scène de la pièce intitulée «le Romantisme empêche tout»). Louis-Philippe est maintenant avec sa famille dans la ville qui vit naître Corneille. Que les hommes sont bêtes, que le peuple est borné ! Courir pour un roi, voter 30 mille francs pour les fêtes, faire venir pour 2, 500 fr. des musiciens de Paris, se donner du mal pour qui ? pour un roi ! Faire queue à la porte du spectacle depuis trois heures jusqu'à huit heures et demie, pour qui ? pour un roi ! Ah !!! que le monde est bête. Moi je n'ai rien vu, ni revue, ni arrivée du roi, ni les princesses, ni les princes. Seulement j'ai sorti hier soir pour voir les illuminations, encore parce que l'on m'a vexé. Adieu, mon cher Ernest ; tâche de venir puisque moi je ne le puis. Adieu. Embrasse pour moi tout ton monde. Réponds-moi et écris-moi une lettre au moins aussi longue que la mienne. Adieu, mon cher ami, le tien jusqu'à la mort. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, ce mardi 26 [août] 1834. Reviens, reviens, vie de ma vie, âme de mon âme. Tu me la rendras, la vie, si tu viens me voir, car je voudrais encore composer avec l'ami Ernest. Je voudrais le voir à mes côtés, l'entendre, lui parler ; la vacance serait du double meilleure. Et ne crois pas que j'exagère, non du tout je ne dis que la stricte vérité. Et je suis dégoûté de la vie si tu ne viens pas. Maintenant te faut-il parler de mon voyage ? Eh bien j'ai vu en passant le célèbre château de Robert le Diable restant là sur le haut de la montagne, immobile, muet et détruit, semblant par lui-même présenter une énigme à tous ceux qui regardent son front ridé par les siècles (c'est vraiment bien digne d'être le sujet des méditations de Dubreuil). Nous avons été à Trouville. J'y ai ramassé beaucoup de coquillages, j'en garde un bon nombre pour l'ami des amis. En les prenant sur la plage que venait à chaque instant mouiller chaque vague, je pensais à toi et me disais : si Ernest était là comme il s'amuserait. Comme c'est beau, la mer, quand une belle tempête la fait mugir à mes oreilles ou bien quand des nuages brumeux englobent son horizon, quand elle vient se briser sur les rochers, oh ami, c'est un bien beau spectacle. Nous avons pris quelques bains de mer pendant trois jours. Se baignait alors une dame, oh, une jolie dame, candide quoique mariée, pure quoiqu'à vingt-deux ans. Oh, qu'elle était belle avec ses jolis yeux bleus ! La veille nous la voyons rire sur le rivage à la lecture que lui faisait son mari, et le lendemain comme nous étions tous revenus à Pont-l'Évêque, nous avons appris... Ô douleur ! Ô malédiction..! qu'elle était noyée, oui noyée, cher Ernest, en moins d'un quart d'heure, la vague l'avait emportée... Ne sachant point nager elle disparut sous les eaux et son mari resté sur le rivage à la voir baigner la vit disparaître... C'était mourir. Ce qu'il y a de plus singulier c'est qu'elle se baignait avec deux autres jeunes gens qui revinrent à terre, mais elle... y revint, mais avec un filet... elle était morte ! ! Juge du désespoir de son époux. Maintenant faites des projets de plaisir, qui en peut mesurer les conséquences ! témoin cette pauvre dame qui courait à la mer pour s'y amuser et y trouva la tombe. Si c'eût été une dame de notre société, qu'aurions-nous fait ? Je te prie au nom de tout ce que tu as de plus sacré de venir me voir ou bien de m'écrire bien souvent et des lettres bien longues. Fais bien des compliments à toute ta bonne famille de la part de la mienne et de moi aussi. Adieu, cher ami, le tien jusqu'à la mort. De retour de mon voyage je vais me mettre à caleuser un peu moins. Je suis arrivé hier soir. Réponds-moi le plus tôt possible. *** À ERNEST CHEVALIER. [29 août 1834.] CHER AMI, À peine ai-je reçu ta lettre que je m'empresse d'y répondre avec grand plaisir. Quant à moi je travaille, cher Ernest, tous les jours. J'avance dans mon roman d'Isabeau de Bavière dont j'ai fait le double depuis que je suis revenu de mon voyage de Pont-l'Évêque. Tu connaissais l'histoire de la religieuse qui s'était en allée de l'Hôpital. Eh bien, l'Indiscret l’a mis dans son journal ; mais jamais article ne fut plus bête ni plus pitoyable. D'abord c'est fort mal écrit, sans verve ni esprit, puis les trois quarts ce n'est que mensonge. Car je n'ai vu qu'orgueil, que misère et que peine Sur ce miroir divin qu’on nomme face humaine. C'est ainsi que parle notre ami Victor Hugo. Tu crois que je m'ennuie de ton absence, oui tu ne te trompes point et si je n'avais dans la tête et au bout de ma plume une reine de France au quinzième siècle, je serais totalement dégoûté de la vie et il y aurait longtemps qu'une balle m'aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu'on appelle la vie. Tu m'engages, toi le seul de mes amis, à venir te voir. S'il ne tenait qu'à moi ! Compliments à ta bonne famille, ton ami jusqu'à la mort. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, ce 28 septembre 1834. CHER ENFANT DE LITTÉRATURE, Je vais répondre à ta lettre et, comme disent certains farceurs, je mets la main à la plume pour vous écrire. Quand viendras-tu ? Quand viendras-tu ? Voilà toujours ton éternelle question. Eh, bon Diable ! c'est tout naturel, c'est quelquefois la mienne aussi. Un bon payeur ne craint point de donner des gages, dit Sancho Pança, eh bien, c'est que je me trouve dans une toute autre position ; tu sais quel cul de plomb fait mon père, oui vraiment, car tous les jours je lui disais : Quand irons-nous aux Andelys, quand irons-nous aux Andelys ? C'était toujours pour le samedi prochain, mais oui je t'en fous du samedi ou du dimanche. Voilà la rentrée qui r'arrive [...] et nous n'avons pu voir ta bonne famille. Je suis dans un assez bon moment de travail, j'ai quelques sujets pas trop bêtes et j'espère en tirer bon parti ; mais, cher enfant camarade, c'est que voici la rentrée qui r'arrive avec son air emmerdé et guindé [...]. Enfin, merde de chien pour elle. Je te prie de ne pas tant paresser et de m'écrire le plus tôt possible en me donnant l'adresse du brave Amand, j'écrirai aussi à notre ancien compagnon littéraire Edmond, il ne m'a pas répondu. Adieu, compliments à ta famille. Adieu, mon très cher ami, le tien jusqu'à la mort. *** À ERNEST CHEVALIER. CHER ERNEST, [Rouen], 18 juin 1835. Pardon du retard, pardon, pardon, oui tu me l'accordes, j'en suis sûr. Eh bien maintenant je vais te dire le pourquoi de cette longueur, une longueur de huit jours. Huit jours, c'est un siècle pour des amis et c'est un point dans l'espace. THÉÂTRES Tu sais [que] j'ai en tête Frédégonde et Brunehaut, que je m’en occupe (mentalement) depuis environ trois mois, mais surtout depuis 15 jours. Je ne rêve que cela, j'en ai fait une douzaine de lignes, oui ce sera un drame, et autrement fabriqué que les autres. Bref tu verras, c'est la meilleure critique. Victor Hugo fait un nouveau drame. Jeanne de Flandre de V. Herbin est décidément bien, je l'ai acheté et lu. Gustave Drouineau est décidément mort, c'est un fleuron de gloire littéraire enlevé à notre couronne de rédaction. Ambigu-Comique : bientôt Ango de Dieppe, brillante représentation, décors nouveaux, éclairage au gaz. Opéra : La Saint-Barthélemy de Meyerbeer. Vaudeville : Mathilde ou la Jalousie. Une nouvelle comédie aux Français. Pour Rouen, Madame Ponchard, première chanteuse, est engagée, ainsi que Tilly pour l'Opéra-Comique. Oui, j'ai bien regretté ton absence à notre charmant petit voyage à Caudebec. Le père Langlois et le petit Alexandre Bourlet y étaient, le premier comme à son habitude était facétieux, le second luxurieux (car il regardait même à l'église les filles de campagne), le scélérat ! ! Je t'ai regretté dans bien des endroits, bien des moments, bien des pensées. Nous avons ri comme... comme... comme des scélérats. J'ai acheté Antony et les Vieux Péchés et Jeanne de Flandre, tu m'en diras des nouvelles quand tu les auras lus. Adieu, porte-toi bien, embrasse père, mère, tante et oncle. Réponds-moi, je me mets à l'ouvrage. Ton vieux intime. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, Collège Royal, le 2 juillet 1835, 9 h. 30 CHER ERNEST, J'ai pensé depuis que tu es parti à une chose, et cette chose c'est un moyen pour obtenir une réponse de notre individu. Je vais lui écrire tantôt à la maison et le prier d'envoyer sa lettre aux Andelys, chez toi, tu la liras et me la renverras dans une de tes lettres. Non, je remettrai [à] un peu plus tard cette correspondance, de peur que tu n'y trouves quelqu' obstacle. Le petit Meulan est entré mardi matin au collège, sa mère est partie cette nuit à quatre heures. Entr'autres agréables nouvelles, je crois que tu apprendras avec plaisir que l'ami Delhomme a l'oeil droit poché, mais d'une drôle de manière, si drôle et si brutale qu'il en a toute cette partie du visage gonflée. Voici l'histoire : hier à 10 heures, Fossé arrive dans la troisième pour parler à Fessard. Dispute des deux côtés, bataille, retraite de Delhomme qui a été obligé d'aller à l'infirmerie ; on lui a posé 10 sangsues sur le quinquet fracassé. Ah ! le pauvre Livarot, la bonne sacrée farce ! Voilà de quoi rire pendant 2 ou 3 jours pour le moins. J'écrirai à l'ami Edmond et sois tranquille, je l'arrangerai de telle sorte qu'il sera bien obligé de me répondre ou de m'en dire le pourquoi. Quant au vieux Amand, je lui écrirai aussi et je l'appellerai si bien «Cosmoplane», je le haricoterai tellement qu'il sera bien obligé de m'émaner une réponse. J'oubliai de t'apprendre une nouvelle nouvelle, c'est que mon incognito poétique et productif est «Gustave Koclott». Voilà, j'espère, de quoi dérouter le plus habile malin de notre bonne ville de Rouen. Je travaille ferme, je marche au progrès, à nos ancêtres, à la gloire ; à nous l'avenir ! En attendant tout à toi. GUSTAVE ANTUOSKOTHI [sic], KOCLOTT. Note : attendons que ma belle signature sèche. Voilà du romantique un peu chouette ! Poste pour poste réponse. *** À ERNEST CHEVALIER. CHER AMI, Rouen, ce 12 juillet 1835. Je mets la main à la plume (comme dit l'épicier) pour répondre ponctuellement à ta lettre (comme dit encore l'épicier). Pour les compositions je ne m'y tue pas, et puisque tu me parles du collège je te dirai que j'ai eu une dispute avec Gerbal, mon honorable pion, et que je lui ai dit que s'il continuait à m'ennuyer, j'allais lui foutre une volée et lui ensanglanter les mâchoires, expression littéraire. Je crois que j'irai t'embrasser aux journées de Juillet, ma prochaine lettre te donnera une réponse définitive. Tu me parles de Cotin de Laval, c'est un jeune homme qui l'année dernière était en philosophie au collège. Il a fait un roman historique intitulé Marie de Médicis, que Gourgaud m'a vanté. C'est une de nos célébrités littéraires vivantes, de concert avec Z*** et Corneille qui est mort depuis tantôt deux cents ans. L'Histoire des ducs de Bourgogne par Barante est un chef-d'oeuvre d'histoire et de littérature ; le travail que tu fais est louable. V. Hugo fait un nouveau drame. A. Dumas idem, intitulé Don Juan ; Véron a quitté la direction de l'Opéra, Duponchel lui a succédé. À la Porte-Saint-Martin, la Berline de l'Emigré ; aux Français encore un Don Juan de M. Vanderbuck. Décidément Gustave Drouineau n'est pas mort. Adieu, réponds-moi. Mille amitiés aux deux familles. Tout à toi. *** À ERNEST CHEVALIER. CHER ENFANT, Rouen, 23 juillet 1835. J'ai attendu jusques au dernier moment, espérant que les malades de papa le laisseraient un peu en repos, mais c'est en vain. 'Ànankè. Nous ne pourrons t'aller embrasser qu'aux vacances qui approchent à grands pas, avec les pas du temps, avec ses pas gigantesques d'infernal géant. J'ai fini ma Frédégonde, je suis encore indécis si je dois la faire imprimer, quoique Panard doive me la porter samedi soir à Elbeuf. J'ai acheté et lu Catherine Howard, drame historique de l'ami A. Dumas. J'ai aussi acheté les Enfants d'Édouard de C. Delavigne, mais je n'en ai lu que le quart. THÉÂTRE : C[omédie] Fran[çaise] : M. Vanderbuck a fait un drame intitulé Jacques Il (ordinaire). Victor Hugo fait un nouveau drame ; – Ango de Dieppe a paru. – Nous avons dans notre ville un violoniste Norvégien dans le genre de Paganini (au dire du père Fournier) nommé OldBuck. On répète en ce moment-ci sur notre gentil théâtre de Rouen Angelo et le Cheval de Bronze, encore des perles aux pourceaux. On dit que Mme Berthot va revenir ici comme première chanteuse. Lis toujours, je t'y engage. 'Ànankè, ne voilà-t-il [pas le] papier qui me manque, je ne puis plus causer avec toi. Pourtant, je veux te dire encore un mot, c'est adieu, à toi et à ta famille jusqu'aux vacances. L'INTIME G. F. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, ce vendredi 14 août 1835. CHER ERNEST, C'est avec bien du plaisir que je puis te dire maintenant d'une manière bien certaine que nous irons te voir sous peu, paroles de papa. Alors tu nous devras revanche et j'espère aussi que tu suivras la bonne habitude de venir passer une huitaine de jours avec nous. Il y a près de quinze jours que j'ai fini ma Frédégonde, j'en ai même recopié un acte et demi. J'ai un autre drame dans la tête. Gourgaud me donne des narrations à composer. J'ai lu depuis que tu ne m'as vu Catherine Howard et la Tour de Nesle. J'ai lu aussi les oeuvres de Beaumarchais, c'est là qu'il faut trouver des idées neuves. Maintenant je suis occupé au théâtre du vieux Shakespeare, je suis en train de lire Othello, et puis je vais emporter pour mon voyage l'Histoire d'Écosse en trois volumes par W. Scott, puis je lirai Voltaire. Je travaille comme un démon, me levant à trois heures et demie du matin. Je vois avec indignation que la censure dramatique va être rétablie et la liberté de la presse abolie ! Oui, cette loi passera, car les représentants du peuple ne sont autres qu'un tas immonde de vendus. Leur vue c'est l'intérêt, leur penchant la bassesse, leur honneur est un orgueil stupide, leur âme un tas de boue ; mais un jour, jour qui arrivera avant peu, le peuple recommencera la troisième révolution ; gare aux têtes, gare aux ruisseaux de sang. Maintenant on retire à l'homme de lettres sa conscience, sa conscience d'artiste. Oui, notre siècle est fécond en sanglantes péripéties. Adieu, au revoir, et occupons-nous toujours de l'Art qui plus grand que les peuples, les couronnes et les rois, est toujours là, suspendu dans l'enthousiasme, avec son diadème de Dieu. Mille amitiés. *** À ERNEST CHEVALIER. CHER ERNEST, Paris, ce 24 août 1835. Voilà au moins une bonne nouvelle à t'annoncer : nous arriverons jeudi soir chez tes bons parents, nous ne pouvons te dire l'heure précise, seulement nous partirons jeudi matin vers 6 ou 7 heures. Oui morbleu, nous arrivons jeudi soir chez vous et avec toute la famille, et Achille encore, Achille encore, oui, lui en personne, oui, Achille, oui, tu as bien lu, tu ne t'es pas trompé, mais je vais te dire toute l'histoire. Tu sais que nous devions le laisser à Paris ; ce matin, en allant faire une visite à un médecin de Paris (M. Jules Cloquet) papa qui savait qu'il allait faire un voyage en Écosse lui proposa en riant de prendre Achille pour compagnon. L'autre le prit au mot et voilà mes gens qui vont s'embarquer au Havre le 3 ou le 4, pour courir l'étendue des trois royaumes. Achille revient avec nous à Rouen et nous allons avec lui mettre le complément à notre voyage en vous allant embrasser ; nous aurons mangé notre pain blanc en dernier lieu. J'étais à Nogent quand les accusés d'avril sont passés : oui, j’ai vu Caussidière avec ses formes athlétites [sic], l'homme à la figure mâle et terrible ; j'ai vu Lagrange. Lagrange, c'est l’oeil de César, le nez de François 1er, la coiffure du Christ, la barbe de Shakespeare, le gilet à la Républicaine ; Lagrange est un de ces hommes à la haute pensée, Lagrange c'est le fils du siècle comme Napoléon et V. Hugo. C'est l'homme de la poésie, de la réaction, l’homme du siècle, c'est-à-dire l'objet de la haine, de la malédiction et de l'envie. Il est proscrit dans ce monde, il sera Dieu dans l'autre. À toi de coeur. *** À ERNEST CHEVALIER. CHER AMI, [Rouen, 31 décembre 1830.] Tu as raison de dire que le jour de l'an est bête. mon ami on vient de renvoyer le brave des braves la Fayette aux cheveux blancs la liberté des 2 mondes. ami je t'en veirait de mes discours politique et constitutionnel libéraux. tu as raison de dire que tu me feras plaisirs en venant à Rouen sa m'en fera beaucoup. je te souhaite une bonne année de 1831, embrasse de tout ton coeur ta bonne famille pour moi. Le camarade que tu mas envoyer a l'air d'un bon garçon quoique je ne l'ai vu qu'une fois. je t'en verrait aussi de mes comédie. Si tu veux nous associers pour écrire moi, j'écrirait des comédie et toi tu écriras tes rèves et comme il y a une dame qui vient chez papa et qui nous contes toujours de bêtises je les écrirait. Je nécris pas bien parceque J'ai une casse à recevoir de Nogent. Adieu répond moi le plutôt possible. Adieu ; bonne santé ton ami pour la vie, Réponse le plutôt possible je t'en prie. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 24 mars 1837.] CHER AMI, Je ne connais guère de gars qui ait un Byron, Il est vrai que je pourrais prendre celui d'Alfred. mais par malheur il n'y est point et sa bibliothèque est fermée. Elle était encore ouverte hier, mais tu penses bien que son père, qui est parti aujourd'hui pour Fécamp, a serré cette clef ainsi que celle des autres compartiments de son logis ; ainsi, Amen. J'ai été hier chez Degouve-Denuncques, mon «Commis” sera inséré jeudi prochain et mercredi je corrigerai avec lui les épreuves. Le père Langlois et Orlowski ont dîné hier à la maison et ils ont passablement bu, mâqué, blagué. Achille, moi et Bizet sommes invités pour dimanche à aller riboter, fumer et entendre de la musique chez Orlowski. Tous les réfugiés Polonais y seront. Ils sont 30. C'est une fête nationale, tous les dimanches de Pâques il en est ainsi chez l'un d'eux. On mange des saucisses, des boudins, des oeufs durs, de la cochonnaille et il n'est permis d'en sortir que saouls et après avoir vomi 5 ou 6 fois. J'ai une nouvelle agréable à t'apprendre, je puis t'en garantir l'authenticité, elle vient du sieur Ducoudray, pion de Mr Mainot, et élève en médecine. Il porte un chapeau, une redingote et une chemise. Il m'a donc dit ce matin à l'amphithéâtre que... que... eh bien, que le censeur des études M. C*** qui [a] une chemise sale, des bas sales, une âme sale, et qui enfin est un salop, il m'a dit bref qu'il avait été surpris dans un bordel et qu'il allait être traduit devant le Conseil Académique ; voilà qui est [une bonne] blague. Voilà qui me réjouit, me récrée, me délecte, me fait du bien à la poitrine, au ventre, au coeur, aux entrailles, aux viscères, au diaphragme, etc. Quand je pense à la mine du censeur surpris sur le fait et limant, je me récrie, je ris, je bois, je chante, Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! et je fais entendre le rire du «Garçon», je tape sur la table, je m'arrache les cheveux, je me roule par terre, voilà qui est bon. Ah ! Ah ! voilà qui est une blague [...], adieu, car je suis fou de cette nouvelle. Réponds-moi et à toi. *** À ERNEST CHEVALIER. Samedi soir 24 [juin] 1837. (Saint Jean, jour le plus long de l'année, et dans lequel il arrive par hasard que ce farceur de soleil, parmi toutes ses bêtises, endosse l'habit du dimanche, se rougit comme une carotte, fait suer les épiciers, les chiens de chasse, les gardes nationaux, et sèche les étrons déposés au coin des bornes. ) J'espère que maintenant ta fureur de places s'est passée et ta lettre de vendredi m'a rassuré, car il me semblait voir bientôt entrer dans ma chambre un régiment de bulletins et de places retenues, tous et toutes sautant, dansant, tourbillonnant en nues épaisses autour de mon chevet, sur mes tables et dans mes rideaux. Nous avons eu 5 jours de vacances pendant lesquelles j'ai fait le métier que je fais depuis bientôt 16 ans, j’ai vécu, c'est-à-dire je me suis ennuyé, exceptons pourtant les jours que j'ai passés avec Alfred Le Poittevin qui sont : 1° le dimanche où nous avons été à Radepont ; 2° mardi dont j'ai bu et mangé la soirée à table chez lui. Quant aux autres jours, ç'a été comme les autres, l'eau a passé de même dans la rivière, mon chien a mangé sa soupe comme de coutume, les hommes ont couru, bu, mangé, dormi, et la civilisation, cet avorton ridé des efforts de l'homme, a marché, trottiné sur ses trottoirs, du port elle a regardé les bateaux à vapeur, le pont suspendu, les murailles bien blanches, les bordeaux protégés par la police, et chemin faisant, ivre et gaie, elle a déposé au coin des murs, avec les écailles d'huîtres et les tronçons de choux, quelques-unes de ses croyances, quelque lambeau bien fané de poésie ; et puis, tournant ses regards de la cathédrale et crachant sur ses contours gracieux, la pauvre petite fille déjà folle et glacée a pris la nature, l'a égratignée de ses ongles et s'est mise à rire et à crier tout haut, mais bien haut, avec une voix aigre et perçante : «J'avance !» – Pardon de t'avoir insultée, ô pardon, car tu es une bonne grosse fille qui marches tête baissée à travers le sang et les cadavres, qui ris quand tu écrases, qui livres tes grosses et sales mamelles à tous tes enfants, et qui as encore la gorge toute cuivrée et toute rougie des baisers que tu leur vends à prix d'or. Oh ! cette bonne civilisation, cette bonne pâte de garce qui a inventé les chemins de fer, les prisons, les clysopompes, les tartes à la crème, la royauté et la guillotine ! – Tu me vois en bonne veine de délire et d'exaltation. Eh ! bon Dieu ! pourquoi, quand la plume court sur le papier, l'arrêter dans sa course, la faire passer subitement de la chaleur de la passion au froid de l'écritoire et lui faire gagner une fluxion de poitrine à cause de la sueur qu'elle a gagnée, cette pauvre plume. Maintenant que je n'écris plus, que je me suis fait historien (soi-disant), que je lis des livres, que j'affecte des formes sérieuses et qu'au milieu de tout cela j'ai assez de sang-froid et de gravité pour me regarder dans une glace sans rire, je suis trop heureux lorsque je puis, sous le prétexte d'une lettre, me donner carrière, abréger l'heure du travail et ajourner mes notes, voire même celles de M. Michelet ; car la plus belle femme n'est guère belle sur la table d'un amphithéâtre avec les boyaux sur le nez, une jambe écorchée, et une moitié de cigare éteint qui repose sur son pied. Ô non ! c'est une triste chose que la critique, que l'étude, que de descendre au fond de la science pour n'y trouver que la vanité, d'analyser le coeur humain pour y trouver égoïsme, et de comprendre le monde que pour n'y voir que malheur. Ô que j’aime bien mieux la poésie pure, les cris de l’âme, les élans soudains et puis les profonds soupirs, les voix de l'âme, les pensées du cœur. Il y a des jours où je donnerais toute la science des bavards passés, présents, futurs, toute la sotte érudition des éplucheurs, équarrisseurs, philosophes, romanciers, chimistes, épiciers, académiciens, pour deux vers de Lamartine ou de Victor Hugo. ; me voilà devenu bien anti-prose, anti-raison, anti-vérité, car qu'est-ce que le beau sinon l'impossible, la poésie si ce n'est la barbarie, le coeur de l'homme, et où retrouver ce coeur quand il est sans cesse partagé chez la plupart entre deux vastes pensées qui remplissent souvent la vie d'un homme : faire sa fortune et vivre pour soi, c'est-à-dire rétrécir son coeur entre sa boutique et sa digestion [...] *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen], vendredi 22 septembre [1837]. Je désirerais bien savoir, maître sot, pourquoi depuis si longtemps on n'a pas eu de vos nouvelles ? si c'est une farce, mâtin, elle n'est guère bonne et moi, en revanche, je vais te donner des miennes. Or donc, il est huit heures [du] matin et il y a deux heures que je suis débarqué de Paris. J'ai d'abord été à Trouville, puis de là à Nogent, et de Nogent me voici t’écrivant sur mon tapis vert. Tu me feras penser la première fois à te donner une relation très détaillée de mon voyage au Paraclet, ancienne demeure de la grosse Héloïse et de maître Abailard, espèce de bourru et d'imbécile qui n'a gagné à tous ses amours que d'avoir un testicule de moins. Or notre cher philosophe du XIIe siècle n'était plus c... . Aie soin de me faire souvenir de ma promesse ; il ne nous reste plus que peu de jours pour arriver au capout des vacances. Je vais les employer à travailler vigoureusement, pour en finir avec deux choses dont l'une m'embête et la deuxième m'amuse, c'est mon esquisse très longue sur la Lutte du sacerdoce et de l'empire. M. Chéruel en partant m'avait dit : avec le plan que vous avez formé il vous faudra au moins deux mois, et je n'ai presque rien fait. En 8 jours cependant la besogne sera bâclée. Adieu, vieux, tout à toi et à ceux qui t'entourent. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, jeudi 13 septembre 1838. Tes réflexions sur V. Hugo sont aussi vraies qu'elles sont peu tiennes. C'est maintenant une opinion généralement reçue dans la critique moderne que cette antithèse du corps et de l'âme qu'expose si savamment dans toutes ses oeuvres le grand auteur de Notre-Dame. On a bien attaqué cet homme parce qu'il est grand et qu'il a fait des envieux. On fut étonné d'abord et l'on rougit ensuite de trouver devant soi un génie de la taille de ceux qu'on admire depuis des siècles ; car l'orgueil humain n'aime pas à respecter les lauriers verts encore. V. Hugo n'est-il pas aussi grand homme que Racine, Calderon, Lope de Vega et tant d'autres admirés depuis longtemps ? Je lis toujours Rabelais et j'y ai adjoint Montaigne. Je me propose même de faire plus tard sur ces deux hommes une étude spéciale de philosophie et de littérature. C'est, selon moi, un point d'où est parti la littérature et l'esprit français. Vraiment je n'estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l'intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d'un homme ainsi placé devant le monde ! Non, le spectacle de la mer n'est pas fait pour égayer et inspirer des pointes, quoique j'y aie considérablement fumé et pantagruéliquement mangé de la matelote, barbue, laitue, saucissons, oignons, durillons, raves, betteraves, moutons, cochons, gigots, aloyaux. J'en suis venu maintenant à. regarder le monde comme un spectacle et à en rire. Que me fait à moi le monde ? Je m'en importunerai peu, je me laisserai aller au courant du coeur et de l'imagination, et si l'on crie trop fort je me retournerai peut-être comme Phocion, pour dire : quel est ce bruit de corneilles ! Tout à toi. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, jeudi 11 octobre 1838. Non, mon cher Ernest, je ne t'ai point oublié et c'est dans l'incertitude de savoir où toi-même tu étais que je me suis abstenu de t'écrire ; en effet, en allant il y a environ une dizaine de jours avec mon père au Vaudreuil, nous nous sommes arrêtes aux Authieux, où le fils Dureau m'a dit qu'il t'avait vu à Elbeuf, et je ne savais pas si tu y étais encore ou bien si tu étais parti dans quelqu'autre contrée porter tes pas et la douce amie qui ne doit jamais te quitter. Puisque tu seras assez bon garçon pour venir me voir, tâche de venir vers la Toussaint, nous serons plus ensemble et je n'aurai pas le collège pour m'embêter ; il est vrai que je suis maintenant externe libre, ce qui est on ne peut mieux, en attendant que je sois tout à fait parti de cette sacrée nom de Dieu de pétaudière de merde de collège ; mais dès maintenant adieu pour toujours aux pions et aux arrêts, je ferai du «Mont Doré» tout à mon aise, fumant le matin mon brûle-gueule sur les boulevards et le soir mon cigare sur la place Saint-Ouen, et piété à attendre l'heure de la classe au café National. Je n'en travaillerai pas moins bien, même plus, mais je serai moins tiraillé, moins embêté. J'ai vu, ce matin, le jeune Paul Malheux à qui j'ai demandé toutes les traductions qu'il possédait pour la classe de rhétorique et ses copies de mathématiques. Je n'ai rien écrit de neuf depuis que tu m'as vu ; j'ai médité, j'ai fait des plans, mais tout cela si vaguement et avec des formes si peu arrêtées que ce n'est pas la peine de t'en parler. T'ai-je annoncé le mariage, consommé maintenant, de Chéruel avec Madame B*** ? J'espère que cette dernière ne s'est pas fait attendre longtemps [...] Chéruel n'a pas voulu que la femme de son ami mourût [...] solitaire [...] Ô que Molière a eu raison de comparer la femme à un potage, mon cher Ernest. Bien des gens désirent en manger, ils s'y brûlent la gueule, et d'autres viennent après. J'ai assez caleusé ces vacances et j'ai peu lu d'histoire, pour mieux dire pas du tout ; j'avais même emprunté «à l'homme aux études» le théâtre suédois et italien moderne, dont je n'ai pas ouvert une page. J'ai lu dernièrement l'Uscoque de G. Sand ; tâche de te procurer ce roman et tu verras que cet Uscoque est un homme qui mérite ton estime. Je suis à moitié des Confessions de J. -J. Rousseau ; c'est admirable. Voilà la vraie école de style. J'apprends l’anglais, j'y travaille, et dans trois ou quatre mois on m'assure que je pourrai lire Shakespeare et au bout d'un an Byron, qui est tout ce qu'il [y] a de plus difficile en anglais. Adieu, tout à toi et à ta famille. Réponds-moi, pense à moi. J'ai vu hier Orlowski festoyant chez lui avec des Polonais et des acteurs, et ensuite sur le port Jules Delamarre fumant son cigare en gants blancs ! toujours la barbe et le rire à la coupe de là-bas – toujours ! – hein ! *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, dimanche [28 octobre 1838]. Me voilà enfin remis sur pattes et à table, à cette table que j'avais été forcé de quitter pendant quelque temps, et vers laquelle je reviens plus affamé et plus amoureux que jamais. Demain j'irai au collège en fumant «la vieille» comme à mon ordinaire ; tu sais que je n'ai rien perdu – que le temps – chose précieuse quand il aurait dû être passé en ribotes, puisque tu avais eu la bonté de te déranger pour nous dire adieu. Enfin tant pis, ce sera pour une autre fois et je te jure que je me vengerai de la raillerie du ciel qui m'avait rendu si c… Orlowski est venu tout à l'heure me voir ; il est toujours aussi facétieux. Pour Me Le Poittevin, il me dédaigne, il ne vient plus me voir que tous les deux jours, tellement il est empêtré dans ses projets d'ameublement, et tu sais qu'il ne faut rien pour lui donner un embarras du diable. J'ai presque fini les Confessions de Rousseau et je t'engage fort à lire cette oeuvre admirable, c'est là la vraie école de style. À peine sorti du lit, j'ai repris la lecture de ce bon Rabelais que j'avais un peu négligé depuis quelque temps, mais j'ai continué avec un nouveau plaisir et je touche à la fin. Je te recommande le chapitre où il est question de Me Gaster. Mon Rabelais est tout bourré de notes et commentaires philosophiques, philologiques, bachiques, etc... Écris-moi dans ta prochaine lettre quelque bonne blague, car pour moi j'ai l'esprit à sec. Adieu, je vais déjeuner puis fumer une pipe. Tout à toi. Embrasse toute ta famille [...] *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 19 novembre 1838.] Chaque jour je remets au lendemain à t'écrire, mais enfin ce matin je te réponds ; je suis en effet fort occupé maintenant, non point parce que le père Magnier me donne beaucoup de devoirs, mais les études historiques et beaucoup de lectures commencées me prennent un temps infini. Dans quelques jours, je serai plus à l'aise et je te répondrai plus amplement. Dis-moi dans ta prochaine lettre ce que tu penses, ce que tu fais ; tu me donneras un tableau complet de ton être physique et moral. Je t'engage toujours à fréquenter Alfred ; les relations que tu auras avec lui te seront agréables et utiles, c'est le meilleur rhum que je connaisse après celui de la Jamaïque. Fume toujours [...] festoie avec les amis et vive la bouteille et les commères. Tout à toi. Je vais faire ma copie pour le père Magnier, puis je vais m'abouler deux ou trois tasses de thé par le bec. As-tu parfois vu Narcisse à Paris ? sais-tu ce qu'il devient ? Je crois que Condor est toujours en bonne santé. J'ai vu récemment Duguernay. *** À ERNEST CHEVALIER. Rouen, 11 h. du matin, 30 novembre 1838. Tu vois que je te réponds assez promptement et c'est encore plus un plaisir que je me fais, qu'un devoir que je rends à ta bonne amitié. Ta lettre, comme toutes celles des gens qu'on aime, m'a fait bien du plaisir. Depuis longtemps je pensais à toi et je me figurais ta mine se promenant dans Paris le cigare au bec, etc. ; j'ai donc aimé avoir des détails sur ta vie matérielle, Je t'assure qu'ils n'ont pas été trop nombreux pour moi. Tu fais bien de fréquenter Alfred ; plus tu iras avec cet homme et plus tu découvriras en lui de trésors. C'est une mine inépuisable de bons sentiments, de choses généreuses, et de grandeur. Au reste il te reporte bien (amitié que tu as pour lui. Que ne suis-je avec vous, mes chers amis ! Quelle belle trinité nous ferions ! Comme j'aspire au moment où j'irai vous rejoindre ! Nous passerons de bons moments, ainsi tous trois à philosopher et à pantagruéliser. Tu me dis que tu t'es arrêté à la croyance définitive d'une force créatrice (Dieu, fatalité, etc. ) et que ce point posé te fera passer des moments bien agréables ; je ne conçois pas, à te dire vrai, l'agréable. Quand tu auras vu le poignard qui doit te percer le coeur, la corde qui doit t’étrangler, quand tu es malade et qu'on dit le nom de ta maladie, je ne conçois pas ce que cela peut avoir de consolant. Tâche d'arriver à la croyance du plan de l'univers, de la moralité, des devoirs de homme, de la vie future et du chou colossal ; tache de croire à l'intégrité des ministres, à la chasteté des putains, à la bonté de l'homme, au bonheur de la vie, à la véracité de tous les mensonges possibles. Alors tu seras heureux, et tu pourras te dire croyant et aux trois quarts imbécile ; mais en attendant reste homme d'esprit, sceptique et buveur. Tu as lu Rousseau, dis-tu ? Quel homme ! Je te recommande spécialement ses Confessions. C'est là dedans que son âme s'est montrée à nu. Pauvre Rousseau, qu'on a tant calomnié, parce que ton cœur était plus élevé que celui des autres, il est de tes pages où je me suis senti fondre en délices et en amoureuses rêveries ! Continue ton genre de vie, mon cher Ernest, il ne saurait être meilleur. Et moi, que fais-je ? Je suis toujours le même, plus bouffon que gai, plus enflé que grand. Je fais des discours pour le père Magnier, des études historiques pour Chéruel, et je fume des pipes pour mon intérêt particulier. Jamais je n'avais joui d'autant de bonheur matériel que cette année : je n'ai plus aucune tracasserie de collège, je suis tranquille et calme. Pour écrire, je n'écris pas ou presque point, je me contente de bâtir des plans, de créer des scènes, de rêver à des situations décousues, imaginaires, dans lesquelles je me porte et plonge. Drôle de monde que ma tête ! J'ai lu Ruy Blas ; en somme, c'est une belle oeuvre, à part quelques taches et le 4e acte qui, quoique comique et drôle, n'est pas d'un haut et vrai comique ; non que je veuille attaquer l'élément grotesque dans le drame. Il y a deux ou trois scènes et le dernier acte de sublimes ; as-tu vu Frédérick dans cette pièce ? Qu'en dis-tu ? Dis à Alfred de se dépêcher à m'écrire et que je lui répondrai aussitôt ! Adieu, mon cher Ernest, porte-toi bien. Donne des poignées de main pour moi à Pagnerre et à Alfred... Je me dispute depuis 3 ou 4 jours, sous le père Magnier, avec un élève de chez Eudes. J'ai eu surtout deux disputes où j'ai été magnifique. Tous les élèves de mon banc étaient émus du boucan que je faisais. J'ai commencé par dire que je me distinguais par ma haine des prêtres et, à chaque classe, c'est une nouvelle répétition. J'invente sur le compte de l'abbé Eudes et de Julien les plus grosses et absurdes cochonneries ; le pauvre dévot en a la gueule bouleversée ; l'autre jour il en suait. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen], mercredi, 26 décembre 1838. Je t'ai dit, je crois, que j'étais fort occupé et tu m'as fait là-dessus des demandes auxquelles je serais bien embarrassé de répondre. Ce qu'il [y] a de sûr, maintenant, et aujourd'hui principalement, c'est que je m'emmerde dans la perfection. Depuis 7 à 8 jours, je n'ai le cœur de travailler à quoi que ce soit. Tu sais que l'homme a ainsi parfois des moments étranges de lassitude. La vie est si pesante que ceux-mêmes pour qui le fardeau doit être le moins lourd en sont souvent accablés ! Il y a bientôt une semaine que j'ai laissé de côté les études historiques, et pour quoi faire ? Que sais-je ? rien du tout. À peine si j'ai le courage de fumer. J'ai le cœur rempli d'un grand ennui. Chose étrange ! et il y a quinze jours j'étais dans le meilleur état du monde. Ce changement tient peut-être au genre d'oeuvre dont je m'occupais il y a quelque temps. Je ne sais si je t’ai dit que je faisais un mystère : c'est quelque chose d'inouï, de gigantesque, d'absurde, d'inintelligible pour moi et pour les autres. Il fallait sortir de ce travail de fou, où mon esprit était tendu dans toute sa longueur, pour m'appliquer aux Essais de M. Guizot, capables de faire sécher sur pied tout l'Olympe. Juge de la brusque transition et de la torture d'un malheureux homme qui descend des plus hautes régions du ciel pour s'appliquer à des choses abstraites, exactes, mathématiques, pour ainsi dire. Maintenant je ne sais s'il faut continuer mon travail, qui ne m'offre que difficultés insurmontables et chutes, dès que j'avance. – Ô l'Art, l'Art, déception amère, fantôme sans nom qui brille et qui vous perd ! – ou bien continuer à m'emmerder dans les faits ou des considérations sur l'histoire, les hommes, le plan de la Providence, mille choses dont on ne se doute guère... Passons à un autre chapitre, car si je t'ennuie autant que moi-même, c'est assez [...]. Diras-tu encore, mon cher Ernest, que je t'écrase de ma supériorité ? J'ai la supériorité d'un fameux imbécile. Tu peux au reste en juger par ma lettre. Je sens moi-même toutes les choses qui sont faibles en moi, tout ce qui me manque tant pour le cœur que pour l'esprit ; – encore plus peut-être (si la vanité ne m'abuse) pour ce dernier. Il y a des endroits où je m'arrête tout court : cela me fut bien pénible récemment encore, dans la composition de mon mystère, où je me trouvais toujours face à face devant l'infini ; je ne savais comment exprimer ce qui me bouleversait l’âme. Encore moins que tout cela, toutes mes actions sont empreintes de poésie, de libéralité et d'intelligence (quand tu m'en donneras une explication, tu auras fait une riche découverte). Ainsi, 1°, poésie pour uriner ; 2°, libéralité pour f... ; 3°, intelligence pour dormir ! – Non, non, non, et mille fois non ; au contraire, c'est l'amitié qui t'abuse et qui te fait voir dans mes actions une haute grandeur où il n'y a qu'un intarissable orgueil. Car, depuis que vous n'êtes plus avec moi, toi et Alfred, je m'analyse davantage moi et les autres. Je dissèque sans cesse ; cela m'amuse, et quand enfin j'ai découvert la corruption dans quelque chose qu'on croit pur, et la gangrène aux beaux endroits, je lève la tête et je ris. Eh bien donc, je suis parvenu à avoir la ferme conviction que la vanité est la base de tout, et enfin que ce qu'on appelle conscience n'est que la vanité intérieure. Oui, quand tu fais l'aumône, il y a peut-être impulsion de sympathie, mouvement de pitié, horreur de la laideur et de la souffrance, égoïsme même ; mais, plus que tout cela, tu le fais pour pouvoir te dire : je fais du bien, il y en a peu comme moi. Je m'estime plus que les autres, pour pouvoir te regarder comme supérieur par le cœur, pour avoir enfin ta propre estime, celle que tu préfères à toutes les autres. S'il y a là dedans quelque chose qui te paraisse obscur, je te l'expliquerai plus au long. Cette théorie te semble cruelle, et moi-même elle me gêne. D'abord elle paraît fausse, mais avec plus d'attention je sens qu'elle est vraie. N'oublie pas de dire à Alfred qu'il me réponde au plus vite et que j'attends à coup sûr sa lettre avant son arrivée à Rouen. Orlowski est à Paris. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen], dimanche matin, 24 février 1839. Bonne et joyeuse existence que la tienne ! Vivre au jour le. jour, sans souci du lendemain, sans préoccupations pour l'avenir, sans doutes, sans craintes, sans espoir, sans rêves ; vivre d'une vie de folâtres amours et de verres de kirchenwasser, une vie dévergondée, fantastique, artistique, qui se remue, qui bondit, qui saute, une vie qui se fume elle-même et qui s'enivre, bals masqués, restaurants, champagne, petits verres, filles de joie, larges nuées de tabac ! C'est là dedans que tu marches, que tu fouilles, que tu uses tes jours. Tant mieux, morbleu ! Le vent te pousse, le caprice te guide, une femme passe et tu la suis, tu entends de la musique et tu te mets à sauter... Et puis l’orgie ! l'orgie échevelée ! hurlante ! beuglante ! Mugissante ! (Ici un poème sur l'orgie échevelée ; je passe outre. ) Tu vas vivre ainsi pendant trois ans et ce sera là, sans doute, tes plus belles années, celles qu'on regrette même quand on est devenu sobre et vieux, qu'on loge au premier, qu'on paye ses contributions et qu'on en est venu à croire à la vertu d'une femme légitime et aux sociétés de tempérance. Mais que feras-tu ? Que comptes-tu devenir ? où est l'avenir ? Te demandes-tu cela quelquefois ? Non, que t'importe ? Et tu fais bien. L'avenir est ce qu'il y a de pire dans le présent. Cette question, que seras-tu ? jetée devant l'homme, est un gouffre ouvert devant lui et qui s'avance toujours à mesure qu’il marche. Outre l'avenir métaphysique (dont je me fous parce que je ne puis croire que notre corps de boue [...] dont les instincts sont plus bas que ceux du pourceau [...] renferme quelque chose de pur et d'immatériel quand tout ce qui l'entoure est si impur et si ignoble), outre cet avenir-là, il y a l'avenir de la vie. Ne crois pas cependant que je sois irrésolu sur le choix d'un état. Je suis bien décidé à n'en faire aucun, car je méprise trop les hommes pour leur faire du bien ou du mal. En tout cas je ferai mon droit, je me ferai recevoir avocat, même docteur, pour fainéantiser un an de plus. Il est fort probable que je ne plaiderai jamais, à moins qu'il ne s'agisse de défendre quelque criminel fameux, à moins que ce ne soit dans une cause horrible. Quant à écrire ? je parierais bien que je ne me ferai jamais imprimer ni représenter. Ce n'est point la crainte d'une chute, mais les tracasseries du libraire et du théâtre qui me dégoûteraient ; cependant, si jamais je prends une part active au monde, ce sera comme penseur et comme démoralisateur. Je ne ferai que dire la vérité, mais elle sera horrible, cruelle et nue. Mais qu'en sais-je, mon Dieu ! car je suis de ceux qui sont toujours dégoûtés le jour du lendemain, auquel l'avenir se présente sans cesse, de ceux qui rêvent ou plutôt rêvassent, hargneux et pestiférés, sans savoir ce qu'ils veulent, ennuyés d'eux-mêmes et ennuyants [...]. Magnier me ronge, l'histoire me tanne ; le tabac ? J'en ai la gorge brûlée [...]. Autrefois je pensais, je méditais, j'écrivais, je jetais tant bien que mal sur le papier la verve que j'avais dans le coeur ; maintenant je ne pense plus, je ne médite plus, j'écris encore moins. La poésie s'est peut-être retirée d'ennui et m'a quitté. Pauvre ange, tu ne reviendras donc pas ! Et je sens pourtant, mais confusément, quelque chose s'agiter en moi, je suis maintenant dans une époque transitoire et je suis curieux de voir ce qu'il en résultera, comment j’en sortirai. Mon poil mue (au sens intellectuel) ; resterai-je pelé ou superbe ? J'en doute. Nous verrons. Mes pensées sont confuses, je ne peux faire aucun travail d'imagination, tout ce que je produis est sec, pénible, efforcé, arraché avec douleur. J'ai commencé un mystère il y a bien deux mois ; ce que j'en ai fait est absurde, sans la moindre idée. Je m'arrêterai peut-être là ! Tant pis, j'aurai entrevu du moins l'horizon sublime, mais les nuages sont venus et m'ont replongé dans l'obscurité du vulgaire. Mon existence que j'avais rêvée si belle, si poétique, si large, si amoureuse, sera comme les autres, monotone, sensée, bête ; je ferai mon droit, je me ferai recevoir, et puis j'irai, pour finir dignement, vivre dans une petite ville de province comme Yvetot ou Dieppe, avec une place de substitut au procureur du roi. Pauvre fou, qui avait rêvé la gloire, l'amour, les lauriers, les voyages, l'Orient, que sais-je ! Ce que le monde a de plus beau, modestement, je me l'étais donné d'avance. Mais tu n'auras comme les autres que de l'ennui pendant ta vie, et une tombe après la mort, et la pourriture pour éternité [...]. *** À ERNEST CHEVALIER. Lundi matin [Rouen, 18 mars 1839]. Je suis d'abord (ébloui par les feux du génie) resté dans l'admiration la plus complète de ta description de Palmyre. Ça vaut vraiment les honneurs de l'impression et du concours académique ; que dis-je ? la collection complète du Colibri pâlirait devant, et Condor avec ses deux pâtés, et Orlowski, avec ses douze cafés, se prosterneraient la tête dans la poussière à la façon orientale. Quant à ton horreur pour ces dames, qui sont au reste de fort bonnes personnes sans préjugés, je confie à Alfred le soin de la changer logiquement en un amour philosophique et conforme au reste de tes opinions morales. Oui, et cent mille fois oui, j’aime mieux une putain qu'une grisette, parce que de tous les genres celui que j'ai le plus en horreur est le genre grisette. C'est ainsi je crois qu'on appelle ce quelque chose de frétillant, de propre, de coquet, de minaudé, de contourné, de dégagé et de bête, qui vous emmerde perpétuellement et veut faire de la passion comme elle en voit dans les drames-vaudevilles. Non, j'aime bien mieux l'ignoble pour l'ignoble. C'est une pose tout comme une autre et que je sens mieux que qui que ce soit. J'aimerais de tout mon coeur une femme belle et ardente et putain dans l’âme [...]. Voilà où j'en suis arrivé : Quels goûts purs et innocents ! Vivent les plaisirs champêtres ! Tu me dis que tu as de l'admiration pour G. Sand ; je la partage bien et avec la même réticence. J'ai lu peu de choses aussi belles que Jacques. Parles-en à Alfred. Maintenant je ne lis guère. J'ai repris un travail depuis longtemps abandonné, un mystère, un salmigondis dont le crois t'avoir déjà parlé. Voici en deux mots ce que c'est : Satan conduit un homme (Smar) [sic] dans l'infini ; ils s'élèvent tous deux dans les airs à des distances immenses. Alors, en découvrant tant de choses, Smar est plein d'orgueil. Il croit que tous les mystères de la création et de l'infini lui sont révélés, mais Satan le conduit encore plus haut. Alors il a peur, il tremble, tout cet abîme semble le dévorer, il est faible dans le vide. Ils redescendent sur la terre. Là c'est son sol ; il dit qu'il est fait pour y vivre et que tout lui est soumis dans la nature. Alors survient une tempête, la mer va l'engloutir. Il avoue encore sa faiblesse et son néant. Satan va le mener parmi les hommes ; 1° le sauvage chante son bonheur, sa vie nomade ; mais tout à coup un désir d'aller vers la cité le prend, il ne peut y résister, il part. Voilà donc les races barbares qui se civilisent. 2° ils entrent dans la ville, chez le roi accablé de douleurs, en proie aux sept péchés capitaux, chez le pauvre, chez les gens mariés, dans l'église qui est déserte. Toutes les parties de l'édifice prennent une voix pour se plaindre ; depuis la nef jusqu'aux dalles, tout parle et maudit Dieu. Alors l'église devenue impie s'écroule. Il y a dans tout cela un personnage qui prend part à tous les événements et les tourne en charge. C'est Yuk, le dieu du grotesque. Ainsi à la première scène, pendant que Satan débauchait Smar par l'orgueil, Yuk engageait une femme mariée à se livrer à tous les hommes venus sans distinction. C'est le rire à côté des pleurs et des angoisses, la boue à côté du sang. Voilà donc Smar dégoûté du monde ; il voudrait que tout fût fini là, mais Satan va au contraire lui faire éprouver toutes les passions et toutes les misères qu'il a vues. Il le mène sur des chevaux ailés sur les bords du Gange. Là, orgies monstrueuses et fantastiques, la volupté tant que je pourrai la concevoir ; mais la volupté le lasse. Il éprouve donc encore l'ambition. Il devient poète ; après ses illusions perdues, son désespoir devient immense, la cause du ciel va être perdue. Smar n'a point encore éprouvé d'amour. Se présente une femme... une femme... il l’aime. Il est redevenu beau, mais Satan en devient amoureux aussi. Alors ils la séduisent chacun de leur côté. À qui sera la victoire ? À Satan, comme tu penses ? Non, à Yuk, le grotesque. Cette femme, c'est la Vérité ; et le tout finit par un accouplement monstrueux. Voilà un plan chouette et quelque peu rocailleux. Montre-le à Alfred ainsi que ma dernière lettre... comme cela je ne raconterai pas deux fois la même chose. Je fais des ouvrages qui n'auront pas le prix Montyon et dont la mère ne permettra pas la lecture à sa fille. J’aurai soin de mettre cette belle phrase en épigraphe. Adieu, tout à toi. Ma célérité doit te faire honte. Écris-moi donc plus vite et longuement. *** À ERNEST CHEVALIER. Lundi soir, 15. [Rouen, 15 avril 1839.] Classe du sire Amyot, théorie des éclipses, lequel a l'esprit bougrement éclipsé, Tu me plains, mon cher Ernest, et pourtant suis-je à plaindre, ai-je aucun sujet de maudire Dieu ? Quand je regarde au contraire autour de moi dans le passé, dans le présent, dans ma famille, mes amis, mes affections, à peu de chose près je devrais le bénir. Les circonstances qui m'entourent sont plutôt favorables que nuisibles. Et avec tout cela je ne suis pas content ; nous faisons des jérémiades sans fin, nous nous créons des maux imaginaires (hélas ! ceux-là sont les pires) ; nous nous bâtissons des illusions qui se trouvent emportées ; nous semons nous-mêmes des ronces sur notre route, et puis les jours se passent, les maux réels arrivent, et puis nous mourons sans avoir eu dans notre âme un seul rayon de soleil pur, un seul jour calme, un ciel sans nuage. Non, je suis heureux. Et pourquoi pas ? Qui est-ce qui m'afflige ? L'avenir sera noir peut-être ? Buvons avant l’orage ; tant pis si la tempête nous brise, la mer est calme maintenant. Et toi aussi ! Je te croyais pourtant plus de bon sens qu'à moi, cher ami. Toi aussi tu brailles des sanglots ! Eh mon Dieu ! qu'as-tu donc ? Sais-tu que la jeune génération des écoles est furieusement bête ? Autrefois elle avait plus d'esprit ; elle s'occupait de femmes, de coups d'épée, d'orgies ; maintenant elle se drape sur Byron, rêve de désespoir et se cadenasse le cœur à plaisir. C'est à qui aura le visage le plus pâle et dira le mieux : je suis blasé. Blasé ! quelle pitié ! blasé à dix-huit ans ! Est-ce qu'il n'y a plus d'amour, de gloire, de travaux ? Est-ce que tout est éteint ? Plus de nature, plus de fleurs pour, le jeune homme ? Laissons donc cela. Faisons de la tristesse dans l'Art puisque nous sentons mieux ce côté-là, mais faisons de la gaieté dans la vie : que le bouchon saute, que la pipe se bourre, que la putain se déshabille ; morbleu ! Et si un soir, au crépuscule, pendant une heure de brouillard et de neige, nous avons le spleen, laissons-le venir, mais pas souvent. Il faut se gratter le cœur de temps en temps avec un peu de souffrance pour que toute la gale en tombe. Voilà ce que je te conseille de faire, ce que je m'efforce de mettre en pratique. Autre conseil : écris-moi souvent, bougre de brave homme sans éducation, sans bonnes manières. Dis-moi ce que tu fais en tout point, au moral, au physique [...]. J'ai fini hier un mystère qui demande 3 heures de lecture. Il n'y a guère que le sujet d'estimable. La mère en permettra la lecture à sa fille. Achille est à Paris, il passe sa thèse et se meuble. Il va devenir un homme rangé et ressemblera à un polypier fixé sur les rochers [...]. *** À ERNEST CHEVALIER. 31 mai 1839, onze heures, vendredi. C'est demain qu'on se marie [...]. Je suis dans une atmosphère de dîners. Mercredi dernier, Achille nous a payé son dîner d'adieu chez Jay. Le grand homme d'Orlowski l'avait commandé d'une façon pas trop canaille. Le frappé, c'était l'ordinaire ; à 5 nous avons bu 7 [bouteilles] de champagne, 1 de Madère, 1 de Chambertin. Hier, chez la mère Lormier, je me suis foutu une culotte ; demain j'y déjeune, j'y dîne, je recommence à m'empiffrer. Dimanche, c'est à la maison iterum ; le dimanche suivant, iterum. Ter quaterque beatus qui sic dinare possit ! Et avec tout cela, je m'ennuie, je m'emmerde, j’ai le coeur plus vide qu'une botte, je ne puis ni lire, ni écrire, ni penser ; il y a de beaux ans que je n'ai touché à un livre d'histoire. Merde pour l’homme aux études ! – Les historiens, les philosophes, les savants, les commentateurs, les philologues, les vidangeurs, les ressemeleurs, les mathématiciens, les critiques, etc... , de tout ça j'en fais un paquet et je les jette aux latrines. Vivent les poètes, vivent ceux-là qui nous consolent dans les mauvais jours, qui nous caressent, qui nous embrasent ! Il y a plus de vérité dans une seule scène de Shakespeare, dans une ode d'Horace ou de Hugo, que dans tout Michelet, tout Montesquieu, tout Robertson. Adieu, écris-moi vite [...] *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen], lundi soir, classe de mathématiques, 15 juillet 1839. MON CHER ERNEST, Tu me reproches une longue lettre, je t'en reproche une petite. La mienne, tu seras forcé de l'avouer quand tu l'auras bien méditée et reméditée, était superbe en un endroit ; c'était celui de l'accumulation et de la classification des plats. J'ai été choqué de voir que tu ne l'avais pas admirée ; tu n'en a pas compris le sens allégorique, symbolique et tout le parti qu'on pouvait en retirer sous le point de vue de la philosophie de l'histoire. Je te défie de me citer une faute échappée. Une omission de quelque grand'oeuvre, ça se pourrait encore ; mais un anachronisme, une rococotterie, une cochonnerie, cela est impossible, cela n'est pas ; je le soutiendrai à pied, à cheval, armé et en champ clos, comme auraient pu dire Scudéry ou Lacalprenède. Montre-la à Alfred et tu verras qu'il admirera mon lyrisme culinaire, mon enthousiasme de sauces et de liquides. Pourquoi, misérable, m'écris-tu si brièvement et à de si longs intervalles. Je m'attendais à quelque beau récit de la conquête d'un nouveau chameau, à la traversée de quelque nouveau désert et à la description pittoresque d'une orgie satanique et échevelée. À propos, je te somme de me raconter la dernière et d'y mettre tout le soin possible, d'employer toute la vigueur de ta plume, tout le coloris de tes pinceaux, pour me peindre cette scène de la nature. Dis-moi aussi à quelle époque on aura le plaisir d'embrasser ces lèvres aimées, parfumées de pipes et gercées de petits verres (et non d'alexandrins), si tu prends tes vacances avant l'époque légale et vers quel temps tu viendras à Rouen. J'y resterai toutes les vacances, Achille étant parti en Italie et. mon père ne voulant pas laisser faire sa visite par cette canaille de L***. Nous voilà confinés pour deux mois dans cette huître de Rouen. Nion m'a dit que tu amènerais Madame ; je serais curieux de la voir, de lui offrir mes hommages ; si tu veux même, je la présenterai en bonne société. Réponds-moi à toutes ces questions-là, mon vieux. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, un an bientôt ; c'est long pour nous, qui nous voyions à chaque heure de la journée, et qui nous nous [sic] foirions au nez nos idées, nos caprices, nos boutades de chaque instant. Il sera bon pour moi de converser quelque temps avec ce vieux gars que je me figure souvent se voiturant dans les rues de Paris, le cigare au bec. Dis-moi ce que fait Alfred, Pagnerre, etc... . et ce cher grand homme de Degouve-Denuncques que j'oubliais (quelle horreur si la postérité allait faire comme moi !). Où en est-il ? Voilà sa publication sur le mois de mai finie ; que va-t-il faire ? Une correspondance de province, un courrier pour le Colibri de Rouen ; c'est assez serin, mais au reste c'est la saison, ça enrichira la collection complète. Narcisse est marié. Pauvre garçon, le voilà vérolé au coeur pour le reste de sa vie ; il y avait pourtant du beau et du bon dans cette nature-là. Né sous un lambris au lieu d'être venu sous le chaume, dans les champs, ça aurait fait peut-être un grand artiste, meilleur, à coup sûr, que ce jeune prêtre qui veut être un Molière, un Goethe, un cabotin et un grand homme, et qui est pion ! Qu'il y a loin pourtant du quinquet fumeux de l'étude, du pupitre de bois et des rideaux blancs du dortoir, aux splendeurs du théâtre à rampe illuminée, à ses femmes parées qui battent des mains, à ses triomphes qui enivrent, à ses joies qui sont de l'orgueil ! A-t-il assez de génie pour franchir la distance, pour traverser la rue, pour mettre un pied sur la borne ? J'en doute fort et je voudrais le voir abandonner un peu la théorie et la critique pour la pratique, la rêverie pour l'action, l'aurore qu'il croit si beau [sic] pour le jour peut-être brumeux ! Allons, maintenant me voilà lancé dans le parlage, dans les mots ; quand il m'échappera de faire du style, gronde-moi bien fort ; ma dernière phrase qui finit par brumeux me semble assez ténébreuse, et le diable m'emporte si je me comprends moi-même ! Après tout, je ne vois pas le mal qu'il y a à ne pas se comprendre ; il y a tant de choses qu'on comprend et qu'on ferait tout aussi bien de ne pas connaître, la vérole par exemple ; et puis le monde se comprend-il lui-même ? Ça l'empêche-t-il d'aller ? Ça l'empêchera-t-il de mourir ? Nom de Dieu que je suis bête ! Je croyais qu'il allait me venir des pensées et il ne m'est rien venu, turlututu ! J'en suis fâché, mais ce n'est pas de ma faute, je n'ai pas l'esprit philosophique comme Cousin ou Pierre Leroux, Brillat-Savarin ou Lacenaire, qui faisait de la philosophie aussi à sa manière, et une drôle, une profonde, une amère de philosophie ! Quelle leçon il donnait à la morale ! Comme il la fessait en public, cette pauvre prude séchée! Comme il lui a porté de bons coups ! Comme il l'a traînée dans la boue, dans le sang ! J'aime bien à voir des hommes comme ça, comme Néron, comme le Marquis de Sade. Quand on lit l'histoire, quand on voit les mêmes roues tourner toujours sur les mêmes chemins, au milieu des ruines, et sur la poussière de la route du genre humain, ces figures-là ressemblent aux priapes égyptiens mis à côté des statues des immortels, à côté de Memnon, à côté du Sphinx. Ces monstres-là expliquent pour moi l'histoire, ils en sont le complément, l'apogée, la morale, le dessert ; crois-moi, ce sont les grands hommes, des immortels aussi. Néron vivra aussi longtemps que Vespasien, Satan que Jésus-Christ. Ô mon cher Ernest, à propos du Marquis de Sade, si tu pouvais me trouver quelques-uns des romans de cet honnête écrivain, je te les payerais leur pesant d'or. J'ai lu sur lui un article biographique de J. Janin qui m'a révolté, sur le compte de Janin, bien entendu, car il déclamait pour la morale, pour la philanthropie, pour les vierges dépucelées ! Adieu, je n'en finirais pas et je m'arrête en t'embrassant. Barbès est gracié. Ça m'est égal ! L. [Philippe] lui a fait grâce. – Idem ! – Voilà deux paillasses, un qui joue l'héroïsme, un autre la clémence ! *** À ERNEST CHEVALIER. [23 juillet 1839.] Si je t'écris maintenant, mon cher Ernest, ne mets pas cela sur le compte de l'amitié, mais plutôt sur celui de l'ennui. Me voilà en classe à 6 heures du matin, ne sachant que faire et ayant devant moi l'agréable perspective de 4 heures pareilles, car notre nouveau censeur ne veut nous laisser sortir qu'à 10 heures et je compose... en vers latins !!! Ah, nom de Dieu ! quand serai-je quitte de ces bougres-là ? Heureux le jour où je fouterai le collège au Diable ; heureux, trois fois heureux, ter, quaterque beatus, celui qui comme toi en est sorti ! Mais encore un an, et après en route ! Sur laquelle ? Je n'en sais rien, mais je voguerai loin de cette galère et c'est tout ce que je demande maintenant. Il y a pourtant bientôt un an que nous ne nous sommes vus ; cela est long. Dis-moi quand tu viendras à Rouen passer quelques jours avec nous. Nous recommencerons nos usuelles promenades sur les coteaux, la pipe à la bouche, tout seuls, parlant dans les champs. Tu me diras toute ta vie de cette année, tes joies et tes ennuis, ce que tu as fait. Nous nous verrons un peu face à face. Et moi, qu'aurai-je à te dire ? Rien, presque rien. Ma vie est vide, mon coeur ne l'est pas moins. Eh bien, me voilà presque sorti des bancs, me voilà sur le point de choisir un état. Car il faut être un homme utile et prendre sa part au gâteau des rois en faisant du bien à l'humanité et en s'empiffrant d'argent le plus possible. C'est une triste position que celle où toutes les routes sont ouvertes devant vous, toutes aussi poudreuses, aussi stériles, aussi encombrées, et qu'on est là douteux, embarrassé sur leur choix. J'ai rêvé la gloire quand j'étais tout enfant, et maintenant je n'ai même plus l'orgueil de la médiocrité. Bien des gens y verront un progrès ; moi j'y vois une perte. Car enfin, pourvu qu'on ait une confiance, chimérique ou réelle, n'est-ce pas une confiance, un gouvernail, une boussole, tout un ciel pour nous éclairer ? Je n'ai plus ni convictions, ni enthousiasme, ni croyance. J'aurais pu faire, si j'avais été bien dirigé, un excellent acteur, j'en sentais la force intime ; et maintenant je déclame plus pitoyablement que le dernier gnaffe, parce que j’ai tué à plaisir la chaleur. Je me suis ravagé le coeur avec un tas de choses factices et des bouffonneries infinies ; il ne poussera dessus aucune moisson ! Tant mieux ! Quant à écrire, j'y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on ne verra mon nom imprimé ; je n'en ai plus la force, je ne m'en sens plus capable, cela est malheureusement ou heureusement vrai. Je me serais rendu malheureux, j'aurais chagriné tous ceux qui m'entourent. En voulant monter si haut, je me serais déchiré les pieds aux cailloux de la route. Il me reste encore les grands chemins, les voies toutes faites, les habits à vendre, les places, les mille trous qu'on bouche avec des imbéciles. Je serai donc bouche-trou dans la Société, j'y remplirai ma place, je serai un homme honnête, rangé, et tout le reste si tu veux ; je serai comme un autre, comme il faut, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet, ce qui est encore plus bête, car il faudra bien être quelque chose de tout cela et il n'y a pas de milieu. Eh bien, j'ai choisi, je suis décidé : j'irai faire mon droit, ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien. Je resterai 3 ans à Paris, à gagner des véroles et ensuite ? Je ne désire plus qu'une chose, c'est d'aller passer toute ma vie dans un vieux château en ruines, au bord de la mer. Tout à toi, mon ami. Pardonne-moi l'ennui que ma lettre t'a procuré ; la maladie est contagieuse. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 13 septembre 1839.] Si j'ai tardé à t'écrire, tu vois que je m'empresse de réparer mon inconcevable insouciance ; arrive donc ici, ange du mal dont la voix me convie... Que tu en auras à me dire de toutes les façons, de toutes les couleurs possibles ! Achille est en Italie avec sa femme. Il est parti depuis le 20 juin, et maintenant il doit être à Rome. Il a déjà vu le midi de la France, Gênes, Pise, Naples. Il sera de retour vers le 15 octobre ; mais je crois que tu as oublié ce que je t'écrivis, car il me semble drôle que je ne t'en aie pas encore parlé ; au surplus, c'est bien possible. Quant à moi je t'attends. J'ai lu depuis le commencement des vacances deux volumes de Ch. Nodier, de l'Eschyle, un volume d'antiquités de Mr de Caumont. Je lis maintenant de Maistre et un roman de Charles de Bernard ; tout cela ne fait pas beaucoup. J'ai écrit, il y a une quinzaine de jours, un conte bachique assez cocasse, que j'ai donné à Alfred. Mais si je ne te le lis que plus tard et que tu sois privé pour la prochaine visite que tu vas me faire, console-toi : j’ai de quoi t'embêter avec mes productions pendant un long temps, plus bruyant qu'agréable. Le fameux mystère que j'ai fait au printemps demande seul trois heures de lecture continue d'un inconcevable galimatias, ou, comme aurait dit Voltaire, d'un «galiflaubert”, car je puis me vanter que c'est peu commun, ce qui est fâcheux, car cette distinction fait si bien qu’on ne le reconnaît pas. Le «Garçon», cette belle création si curieuse à observer sous le point de vue de la philosophie de l'histoire, a subi une addition superbe, c'est la maison du Garçon ont sont réunis Horbach, Podesta, Fournier, etc... et autres brutes ; tu verras du reste. Caroline est malade ; elle va un peu mieux. Elle a été reprise de la même indisposition qu'elle avait eue au mois de juin. Je pense que ce sera fini sous peu. Adieu, cher ami. Embrasse toute ta famille pour moi, le père Motte et son épouse. Vendredi matin. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 11 octobre 1839.] Te voilà donc heureusement rétabli, cher ami. Tu as eu, à ce qu'il paraît, une suée assez considérable. Quand viendras-tu nous voir ? car j'y compte, cela est de rigueur. Reste jusqu'au mois de janvier, si tu veux, pour te rétablir, te panser, te rengraisser ; mais, pour Dieu, viens fumer le calumet de la paix. Je t'écris ceci sur mon carton dans la classe de ce bon père Gors qui disserte sur le plus grand commun diviseur d'un emmerdement sans égal, qui m'étourdit si bien que je n'y entends goutte, n'y vois que du feu. Je te prie de ne pas oublier de m'envoyer ton cours de mathématiques, celui de physique et celui de philosophie. C'est surtout du premier dont j’ai grand besoin. Il va falloir barbouiller du papier avec des chiffres. Je vais en avoir de quoi me faire crever. Et le grec, à qui il faut songer et que je ne sais pas lire ! et je suis dans les hautes classes ! Nom de Dieu ! Quelle hauteur ! Et la philosophie, la plus belle des sciences, celle qui est la fleur, crème, le suprême, l'excrément de toutes les autres ! et la troisième édition du fameux manuel, enrichie d'une couverture de papier rose et de nouveaux plagiats. Tout cela me bastonne à en avoir les os rompus. Mais je me récrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein ; c'est là mon homme. En littérature, en gastronomie, il est certains fruits qu'on mange à pleine bouche, dont on a le gosier plein, et si succulents que le jus vous entre jusqu'au coeur. Celui-là en est un des plus exquis. Adieu, mon vieux, bonne santé. Ma soeur va de mieux en mieux, quoique toujours au régime. Ne m'oublie pas auprès de tes excellents parents. *** À ERNEST CHEVALIER. Dimanche matin, 20. [Rouen, 20 octobre 1839.] J'avais mal à la tête quand ta lettre est venue, il y a un quart d'heure, et le mal de tête s'est passé ; je suis réjoui, enchanté, charmé. Tu viens donc dans quinze jours, avant quinze jours. Je t'y invite ; tu y as ta chambre, ton lit, du feu déjà qui brûle à la cheminée, la table servie, une pipe bourrée, des bras tout ouverts pour t'embrasser. Nous t'attendons tous avec impatience. Comme nous en aurons à nous dire ! Alfred est à Rouen et ne repart pour Paris que vers le 12 novembre ; tu le verras donc. Nous ferons un trio intéressant, d'autant plus que la Toussaint me semble bien tomber et, si je ne me trompe, j'aurai à peu près trois jours pleins à te donner. Comme il y aura des crachats dans la cheminée ! Quelle salive juteuse ! Quels sirops de pipe ne nous reviendront pas au bec ! Achille arrive vendredi prochain ; tu le verras à Rouen, marié et revenu d'Italie, sans doute avec quelques onces de semence d'évaporées ! Maintenant, Monseigneur, touchons un point délicat, du moins fort important. Je te prie, au nom de mon amitié, et au nom de l'amour de ton excellente mère, de ne point te faire illusion sur ta vigoureuse constitution, et quand même vigoureuse [il] y aurait, de ne point lui donner les prodigieuses secousses qui l'ont si ébranlée ; tu pourrais à la fin si bien faire que la machine craquât, et je te conseille de te soigner [...]. “L'Ottoman» a passé hier un examen de baccalauréat, et a été reçu. C'était peut-être la sixième fois ; il disait que c'était la deuxième, mais qui pense pis pense souvent juste. Quand j'en serai là, je me regarderai comme un Dieu, et j'emmerderai le collège de la meilleure grâce du monde. Voilà tout ce que je sais à te dire pour le présent. Si tu veux quelque chose encore, je te dirai en litanie tous les ennuis de mon collège, et la philosophie, les mathématiques, la physique ; tout ce pouding-là me fait mal au coeur et tu feras diversion par ta venue. Je t'en remercie d'avance, car pour la classe, «nous la tairons-là pour le coup s'il vous plait» comme dit le sieur de Montaigne. Sais-tu que «l'homme aux études historiques», ce c... , cet historien de premier mérite (s'il lisait cela, quelle lèvre inférieure n'allongerait-il pas ?) va publier un livre relatif à l'histoire de Normandie (toujours !), édition de luxe, vignettes, culs-de-lampe et fesses de quinquet, portrait de l'auteur, vers latins en tête à sa louange, éloge critique et papier blanc ? Ce sera beau, superbe. Après tout, ce sera peut-être un bon livre que personne ne lira, si ce n'est quelques brutes qui s'occupent d'histoire, comme moi par exemple. Vaudrait mieux lire, après tout, Tacite racontant la vie de Tibère ou «le sournois facétieux», celle [de] Caligula le Grand «ou les délices du genre humain», Néron ou «l'homme de bonne société». Mais pourquoi pas Chéruel aussi parlant de Jeanne d'Arc, avec une déclamation contre le sieur de Voltaire, sans doute, et son estimable Pucelle ? Toujours l'histoire des Lilliputiens avec le Géant : les crétins veulent lui cracher au nez et n'atteignent pas seulement la semelle de ses bottes. Adieu, bonne santé, arrive vite, tout à toi. *** À ERNEST CHEVALIER. CHER, [Rouen, 19 novembre 1839]. Il est maintenant dix heures et le petit coup. J'ai l'avantage d'être sous le père Gors qui fait des racines carrées. Qu'importe grecques ou carrées ? C'est de pitoyable soupe. Je t’écris donc parce que j'ai à t'écrire, que c'est pour moi plaisir, passe-temps, désennuiement. Te voilà donc revenu à Paris et moi revenu mieux que jamais au collège où j'ai l'honneur de m'embêter au superlatif, et pourtant c'est là cette fameuse année de philosophie que tout le monde envie pendant dix ans, et que j'ai désirée moi-même aussi ardemment qu'un [...] désire le ministère, un peuple un roi, un état une constitution, une dinde une gobbe. Hélas, à mesure que l'objet de nos souhaits approche, la volupté qu'on avait entrevue dans leur accomplissement diminue ; il semble que nous soyons destinés à n'attraper que des ombres sur la muraille. Mais nous n'en attrapons même pas à courir après les nuages qui s'en vont, à nous désaltérer avec de l’eau salée, à vivre avec... assez, assez, et tout cela pour dire que je m'ennuie. Un peu plus, et je te remplirais de mon sujet. Mais que vais-je faire au sortir du collège ? Aller à Paris tout seul, faire du droit, perdu avec des crocheteurs et des filles de joie ; et tu m'offriras sans doute, pour me divertir, un café aux Colonnades dorées ou quelque sale putain de la Chaumière. Merci ! Le vice m'ennuie tout autant que la vertu. Ô que je donnerais bien de l'argent pour être ou plus bête ou plus spirituel, athée ou mystique, mais enfin quelque chose de complet, d'entier, une identité, quelque chose en un mot ! Je suis le premier en philosophie. M. Mallet a rendu [hommage] à mes dispositions pour les idées morales. Quelle dérision ! À moi la palme de la philosophie, de la morale, du raisonnement, des bons principes ! Ah ! ah ! paillasse ! vous vous êtes fait un bon manteau de papier avec des grandes phrases plates sans coutures. Adieu, dis-moi tout ce qu'il te fera plaisir, surtout des blagues, car tu n'en taris pas. Te rappelles-tu la bonne soirée de samedi ? Achille va bien. Adieu, l'heure sonne. 19 novembre. *** À ERNEST CHEVALIER. Mercredi soir [18 décembre 1839]. L'ennui que j'ai t'a paru plus grand qu'il n'existe. Tout malheur en est ainsi, c’est comme une montagne qu'on voit de loin : quelque douce que soit sa pente, elle nous semble escarpée jusqu'à pic, impossible à gravir, et il se fait pourtant qu'en allant toujours, on se trouve enfin l'avoir escaladée. Peut-être, quand je t'ai écrit ma lettre (du reste je ne me la rappelle pas maintenant) étais-je dans un moment sombre. Cela m'arrive quelquefois, quand je suis étendu dans mon fauteuil, au coin du feu, à penser, à rêver. Le Peut-être de Rabelais et le Que say-je de Montaigne, tous deux sont si vastes qu'on s'y perd, et puis je deviens bête à tuer. Et toi, bâtin, au lieu de perdre deux feuilles de papier à me moraliser, en quelque sorte, raconte-moi plutôt des blagues, des bonnes facéties [...], car après tout c'est la meilleure chose, la plus simple, la plus douce. Ah ! si ma vie pouvait aussi être si douce, si simple ! si mes ans pouvaient tomber doucement comme les plumes de la colombe qui s'envolent tranquillement dans les vents, et sans être brisés, doucement, doucement ! Si tu veux apprendre des nouvelles, ou tout au moins une nouvelle, je t'apprendrai que je ne suis plus au collège ; et comme je suis tellement fatigué des détails de mon histoire et que j'en suis tanné, je te renvoie à Alfred pour la narration. Je vais donc me préparer au baccalauréat ferme ; mais pour commencer je suis d'une paresse extrême et je ne fais que dormir. J'aurais besoin plus que jamais, comme tu vois, de tes cahiers de philosophie, de physique et de mathématiques. Tâche de me les envoyer par le commissionnaire de ton pays, n'oublie pas, bâtin ! Je lis du Cousin et tout ce que tu voudras en accompagnement. Si tu étais un Dieu et que tu puisses me faire passer six mois d'un coup de tête, et me faire arriver demain matin au 20 août avec le grade de bachelier, je te bâtirais un temple d'or. Merde pour la philosophie. Tout à toi. Une autre fois je serai plus long. *** À ERNEST CHEVALIER. Dimanche, après déjeuner, heure de vêpres je crois. [Rouen, 19 janvier 1840.] [...] Ta lettre était celle de l'homme vertueux, tu y parlais de l'amitié en termes aussi beaux que Seneca. «C'est mon homme ! C'est mon Seneca ! Insulter Seneca, c'est m'insulter moi-même !” Je connais ton excellent bon coeur et je n'avais pas besoin de cette effusion pour le savoir, pour l’apprécier. Tu es bon, excellent, plein de générosité et bon compagnon. Sois-le toujours ; on a beau dire, un cœur est une richesse qui ne se vend pas, qui ne s'achète [pas], mais qui se donne. Qu'avais-tu donc le jour que tu m'as écrit ? Ignores-tu encore que d'après la poétique de l'école moderne (poétique qui a l'avantage sur les autres de n'en être pas une) tout Beau se compose du tragique et du bouffon. Cette dernière partie manque dans ta lettre. Si tu étais aussi aimable que moi, c'est-à-dire que si tu prenais un format de papier qui fait un peu bonhomme comme le mien, tes lettres seraient doubles en longueur ; je les aimerais doublement. J'espère que tu m'écriras un volume la prochaine fois, avec vignettes, culs-de-lampe, etc. Je veux une masse de facéties, de dévergondage, d'emportement, le tout pêle-mêle, en fouillis, sans ordre, sans style, en vrac, comme lorsque nous parlons ensemble et que la conversation va, court, gambade : que la verve vient, que le rire éclate, que la joie nous saccade les épaules et qu'on se roule au fond du cabriolet, comme ce certain jour de convulsive mémoire où nous blaguions sur Léger avec ses pantoufles du matin, faites avec des vieilles bottes coupées. en diagonale, son gilet de franche couleur bronze antique, et les crachats qui culottaient son parquet de pavés. Voilà de ces jours, de ces délicieuses matinées où nous fumions, où nous causions à Rouen, à Déville, etc. , qui vivront avec moi. Je les revois, elles repassent en foule, les voilà, nous y sommes encore, tant c'est frais, tant c'est d'hier, tant j'entends encore nos paroles sous les feuilles, couchés sur le ventre, la pipe au bec, la sueur sur le front, nous regardant en souriant d'un bon rire du coeur qui n'éclate pas, mais qui s'épanouit sur le visage. Ou bien nous sommes au coin du feu. Toi, tu es là, à trois pieds, à gauche, près de la porte, tu as la pincette à la main, tu dégrades ma cheminée. Voilà encore un rond tout blanc que tu as fait sur le chambranle. Nous causons du collège, du présent et du passé aussi, ce fantôme qu'on ne touche pas mais qu'on voit, qu'on flaire, comme un lièvre mort : on l'a vu courir, sauter dans la plaine et le voilà sur la table. L'existence, après tout, n'est-elle pas, comme le lièvre, quelque chose de cursif, qui fait un bond dans la plaine, qui sort d'un bois plein de ténèbres pour se jeter dans une marnière, dans un grand trou creux ? Mais [c'est] de l'avenir, de l'avenir surtout que, nous parlions. Ô l'avenir, horizon rose aux formes superbes, aux nuages d'or, où votre pensée vous caresse, où le coeur part en extase et qui, à mesure qu'on s'avance, comme l'horizon en effet, car la comparaison est juste, recule, recule et s'en va ! Il y a des moments où l'on croit qu'il touche au ciel et qu'on va le prendre avec la main, – crac, une plaine, – un vallon qui descend, et l'on court toujours, emporté par soi-même, pour se briser le nez sur un caillou, s'enfoncer les pieds dans la merde ou tomber dans une fosse. Je fais de la physique et je crois que je passerai bien pour cette partie ; reste ces diables de mathématiques (j’en suis aux fractions, et encore je ne sais guère la table de multiplication ; j'aime mieux celle de Jay que celle de multiplication) , et le grec ! Je te dis adieu pour commencer à préparer le de Corona. J'ai le temps, mais je m'y prends d'avance. Lis le Marquis de Sade et lis-le jusqu'à la dernière page du dernier volume ; cela complétera ton cours de morale et te donnera de brillants aperçus sur la philosophie de l'histoire. Je fume avec toi le calumet de paix, ce qui veut dire que je vais bourrer ma pipe de caporal. Adieu vieux bougre [...]. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 14 mars 1840.] MAÎTRE PARESSEUX, Es-tu dessoulé du Carnaval ? es-tu dissous dans un verre de vin blanc, à la mode d'une pierre précieuse que les anciens faisaient fondre dans du vinaigre ? Pierre précieuse, oui ou non, bûche, croûte, animal, tout ce que tu voudras, écris-moi et tu seras bien vu, bien remercié de ta peine. Je te sais bon gré de m’avoir envoyé tes copies de philosophie : elles me sont d’un grand secours, surtout pour la physique. Je m’attendais à y trouver intercalée quelque lettre de toi ; mais rien, pas plus de nouvelles de mon homme que s’il était parti au diable. Quelle rosse tu fais, grand homme ! Je te pardonne ton retard parce que je sais que la cause en est louable et que tu auras festoyé aux gras jours et parachevauché les commères, bâtin ! Je te prie donc de ne point me faire d’excuses dans ta prochaine lettre, que j’attends immédiatement, et de ne pas perdre une feuille de papier en prologue et préliminaires. Je te demande, par exemple, un volume que tu rempliras de toute ta verve, de ton humour ; laisse aller ta plume, casse-lui le bec, et envoie un gros paquet à ton vieux. J’ai revu il y a quelques jours le fameux endroit où nous avons, je veux dire où tu as si bien engueueueulé Duguernay. J’ai repensé à nos bonnes promenades, à tant de pipes fumées amicalement, à tant de douces causeries, de blagues, de folies, de vérités, d’interminables fusées de gaieté rabelaisienne, à tout notre passé. Cela vous fait sourire comme si l’on revoyait ses habits de petit enfant. Adieu, il est midi, il faut que je DÉJEUNE et après que j’aille à la physique. Réponds-moi de suite ; tout à toi de coeur. *** À ERNEST CHEVALIER. Mardi [Rouen, 21 avril 1840]. Ah ! mon cher Ernest, je t’ai quitté avec le rire à la bouche et la folie dans le coeur ; je suis maintenant triste à faire peur. Me voilà retombé dans ma vie de chaque jour, dans ma vie stérile, banale et laborieuse : quel ennui ! Il me semble qu’il y a trois ans que je t’ai quitté. Quelles belles journées tu m’as fait passer là ! Quelle différence entre la vie d’il y a trois jours et celle d’aujourd’hui. Quand j’y pense, j’en suis accablé et j’ai l’âme toute navrée d’une mélancolie confuse et infinie. Comme la journée d’hier m’a paru longue ! Quelle passion ne vais-je pas encore subir pendant trois mois ! Si Alfred n’arrivait pas d’ici quelque temps, j’en mourrais d’ennui. C’est ainsi que je suis fait : les journées heureuses m’en font mille mauvaises, la joie m’attriste quand elle est passée, les jours de fête ont toujours pour moi de tristes lendemains. Je sentais bien que quelque chose de mon bonheur s’en allait en retournant vers Rouen. La somme de félicité départie à chacun de nous est mince et quand nous en avons dépensé quelque peu, nous sommes tout moroses. J’étais assis sur l’impériale et silencieux, la tête dans le vent, bercé par le tangage du galop ; je sentais la route fuir sous moi, et avec elle toutes mes jeunes années ; j’ai pensé à tous mes autres voyages aux Andelys ; je me suis plongé jusqu’au cou dans tous ces souvenirs ; je les ai comparés vaguement à la fumée de ma pipe qui s’envolait, laissant après elle l’air tout embaumé. À mesure que j’approchais de Rouen, je sentais la vie positive et le présent qui me saisissaient, et avec eux le travail de chaque jour, la vie minutieuse, la table d’étude, les heures maudites, l’antre où ma pensée se débat et agonise. Oh ! il y a des jours, comme hier par exemple, où l’on est triste, où l’on a le coeur tout gros de larmes, où l’on se hait, où l’on se mangerait de colère. Ce qu’il faut faire, c’est de ne pas penser au passé, de ne pas se dire : il doit encore faire là-bas un beau soleil, il y a 72 heures j’étais à tel endroit, je vois encore sur la grande route l’ombre de ma tête qui court après celle du cheval, et mille autres niaiseries semblables ; c’est de regarder l’avenir, de s’allonger le cou pour voir l’horizon, de s’élancer en avant, de baisser la tête et d’avancer vite, sans écouter la voix plaintive des tendres souvenirs qui veulent vous rappeler à eux dans la vallée de l’éternelle angoisse. Il ne faut pas regarder le gouffre, car il y a au fond un charme inexprimable qui nous attire. Tu dois me trouver bête à faire pitié et, si tu ne me comprends pas, je me comprends, hélas, fort bien pour mon malheur. Je me rappellerai toute ma vie le délicieux voyage que je viens de faire, et notre promenade à la Roche-à-l’Hermite, celle à Port-Mort , celle au Château-Gaillard, celle d’Écouis. Je te remercie de m’avoir fait deux bonnes journées toutes pleines de gaieté ; elles me sont plus rares qu’on ne pense ; j’en payerais bien de semblables mon pesant d’or. Remercie pour moi tes excellents parents. Aux vacances nous nous reverrons sans doute à Rouen ou aux Andelys, n’importe. Je voudrais y être. Adieu, réponds-moi et pardonne-moi. Tu t’attendais sans doute à une bonne lettre, à un écho de mon rire d’il y a quatre jours. Excuse-moi d’avoir trompé ton attente. Je suis trop triste pour rire, trop ennuyé pour bien écrire ; ma douleur est bête, incolore ; c’est un orage sans éclair et avec une pluie sale. Adieu, tout à toi, tu sais comme je t’aime. *** À ERNEST CHEVALIER. À la 2e heure du jour, le 9e jour des Kalendes de juillet. Mardi, jour (bière) de Mars. [Rouen, 22 juin 1840.] Je ne néglige point les devoirs de l’amitié et, quoique fatigué de besogne, j’ai encore le temps de t’écrire. J’espère au moins, et j’y compte, que revenu le 20 chez toi, tu pourras me régaler alors au moins de deux bonnes lettres, pleines de blagues et plaisanteries. Cela me divertira agréablement et jettera des fleurs sur la voie épineuse où je me déchire les pieds. (Je deviens élégiaque, c’est mon genre j’ai toujours aimé à chier sur l’herbe et à boire du cidre sous la tonnelle.) Tu ne te figures pas une vie comme la mienne. Je me lève tous les jours à 3 heures juste et je me couche à 8 heures 1/2 ; je travaille toute la journée. Encore un mois comme ça ; c’est gentil, d’autant plus qu’il faut rerepiocher de plus belle. Je passerai le plus tôt possible, vers le 5 août à peu près. Il m’a fallu apprendre à lire le grec, apprendre par coeur Démosthènes et deux chants de l’Iliade, la philosophie où je reluirai, la physique, l’arithmétique et quantité assez anodine de géométrie. Tout cela est rude pour un homme comme moi qui suis plutôt fait pour lire le Marquis de Sade que des imbécillités pareilles ! Je compte être reçu et puis après... Et toi, écris-moi aussitôt que la fortune se sera déclarée pour toi. Vas-tu revenir aux Andelys avec quelques bardaches et es-tu dans l’intention d’y faire des étourderies ? Tu te feras expliquer par le sieur Le Poittevin toute la portée de ce mot-là. Comment va Nion ? comment va, ou plutôt comme ne va pas, pour ton bonheur, le beau M. ? Le triste F... , ex-aspirant à l’École des Chartes, a renoncé à l’archéologie et se fortifie dans ses études pour être pion ; il veut se faire recevoir agrégé de grammaire et apprendre les verbes et la syntaxe. J’aimerais mieux un lavement ! même quand on y aurait mis de la graine de lin ; j’aimerais mieux faire une omelette d’oeufs de serin clairs [...]. Je ne sais encore ce que je ferai ni où j’irai ces vacances. Je suis dans le plus grand embarras si je dois faire mon voyage des Pyrénées. La raison et mon intérêt m’y engagent, mais mon instinct à qui j’ai coutume d’obéir, à l’instar des brutes, quoique j’aie une âme immortelle, une liberté morale et présentement un paletot et un bonnet de coton, l’instinct donc me dit que le voyage sans doute me plaît, mais le compagnon guère. Après tout, j’ai peut-être tort, grand tort. Pour ce qui est de son caractère et de son humeur, il est excellent ; mais le reste ? Adieu, tout à toi, écris-moi entre la poire et le fromage. *** À CAROLINE FLAUBERT, SA SOEUR. Marseille, 29 septembre 1840. Joli rat, j’ai reçu votre lettre à Toulouse où vous me mandez que le chagrin n’empêchait pas vos criques de manger des gigots. Je suis content qu’une santé si chère soit toujours bonne et ma seule inquiétude était qu’elle ne se dérangeât pendant mon absence. Nous sommes arrivés ce matin à Marseille, après nous être embarqués à Toulouse par le canal du Midi et avoir vu Castelnaudary, les écluses de Saint-Ferréol, Carcassonne, où nous sommes restés un jour, Narbonne, Nîmes, le pont du Gard et Arles. Tu ne peux pas te figurer ce que c’est que les monuments romains, ma chère Caroline, et le plaisir que m’a procuré la vue des Arènes. Je suis réduit, ainsi que mes compagnons de voyage, au dénuement le plus complet et nous sommes tous panés et râpés. Je n’ai pour tout bien que trois chemises et mon gros pantalon d’hiver, pour me délecter sous un ciel cuisant. Ah mâtin ! Mes malles qui devaient nous retrouver à Bagnères-de-Luchon sont encore à venir. Malédiction sur le roulage et sur la sotte idée qui nous a fait nous séparer de nos paquets ! J’ai appris, à propos d’inconvénients de voyage, que votre retour de Nogent avait été très désagréable. Cette nouvelle expérience a dû vous confirmer dans le dessein de ne plus voyager qu’en poste, ce que je vous conseille bien pour l’avenir. Croyez-en un voyageur consommé. À part le léger inconvénient signalé plus haut, nous n’avons pas eu à nous plaindre des voitures et, pour ce qui est de la bonne nourriture, nous nous gorgeons de figues et de raisins, surtout l’abbé, qui ne fait absolument pas autre chose. M. Cloquet est très bon et je remercie Achille de m’avoir procuré un pareil compagnon de voyage. Il se permet de temps en temps des plaisanteries sur le chapeau de cérémonie de Mlle Lise qui l’autre jour a été près d’en pleurer. Après-demain nous partons pour Toulon et de là je vous dirai le jour du départ pour la Corse. Il est bien décidé que notre retour sera avant le 1er novembre. *** À CAROLINE FLAUBERT, SA SOEUR. Ajaccio, 6 octobre 1840. Je t’écris aujourd’hui, ma bonne Caroline, parce que j’en ai le temps, mais je ne sais quand cette lettre te parviendra, ni même quand je la mettrai à la poste. Vous avez dû recevoir une lettre d’Ajaccio où je suis arrivé hier : À Toulon j’ai reçu la tienne, dans laquelle tu me demandes de longues épîtres. Je suis prêt à satisfaire ton désir et à te donner tous les détails possibles sur mon voyage. Ce que j’ai vu de la Corse jusqu’à présent se borne à peu de chose, quant à l’étendue. Je connais Ajaccio et, aux environs, un lieu nommé Caldaniccia. Le pays où je suis ne ressemble pas plus à la Provence qu’à la Normandie, et j’ai été très étonné de trouver des aloès et des bananiers, Ce matin, au déjeuner, nous avions sur notre table deux grappes de raisin longues de plus d’un pied et pesant chacune quatre livres. Le ciel de la Corse est superbe, et on ne peut s’imaginer rien de plus beau que la baie d’Ajaccio. À Marseille déjà j’avais été étonné de la limpidité des eaux qui sont toutes bleues, mais ici elles sont bien plus transparentes encore ; on voit les poissons remuer et les herbes marines attachées au fond aller et venir sous la vague. Demain matin nous partons à six heures pour Vico et nous reviendrons ici dans deux ou trois jours pour recommencer nos courses. Notre itinéraire, dressé par le préfet, nous fait arriver à Bastia le 16. Du 7 au 16 nous serons donc en plein makis. À propos de makis, j’en ai vu hier dans la petite promenade que nous avons faite avant dîner. Toutes les montagnes en sont couvertes et, à les voir de loin, on les prendrait pour de grands champs d’herbes. Tout ce qu’on dit sur la Corse est faux : il n’y a pas de pays plus sain et plus fertile. Jusqu’à présent nous en sommes enchantés, et l’hospitalité s’y pratique de la manière la plus cordiale et la plus généreuse. Nous avons été forcés de quitter notre hôtel et nous sommes logés dans de belles et bonnes chambres, dormant dans de bons lits et nourris à une bonne table, ayant chevaux, voitures et valets à nos ordres. Quand on voyage en Corse, on mange et on couche dans la première maison venue, dont on vous ouvre la porte à toute heure du jour et de la nuit. On ne paye jamais, et la coutume est seulement d’embrasser ses hôtes, qui vous demandent votre nom en partant. C’est un si drôle de pays que le préfet même ne peut s’empêcher d’aimer les bandits, quoiqu’il leur fasse donner la chasse. Il m’a promis de m’en faire connaître quelques-uns dans les courses que je vais faire avec M. Cloquet dans la montagne. Nous passerons par un village où nous verrons la véritable Colomba, qui n’est pas devenue une grande dame comme dans la nouvelle de Mérimée, mais une vieille bonne femme grossie et raccourcie. Le 9. Je reprends ma lettre après trois jours d’interruption. Nous avons vu Vico et Guagno. Après-demain nous repartons d’Ajaccio pour Corte et pour Bastia. Je puis maintenant te parler de la Corse sciemment, puisque j’ai vu une bonne partie du littoral. Tout le pays est couvert de montagnes et les chemins montent et descendent continuellement, de sorte qu’on est enfoncé dans des gorges et des makis. Tout à coup le paysage change comme un tableau à vue et un autre horizon apparaît. La route que nous parcourions contournait le bord de la mer et nous marchions sur le sable ; il y avait un soleil comme tu n’en connais pas, qui dominait toutes les côtes et leur donnait une teinte blanche et vaporeuse. Tous les rochers à fleur d’eau scintillaient comme du diamant et à notre gauche les buissons de myrtes embaumaient. J’ai pensé à toi, ma bonne Caroline, et à la joie que tu aurais à voir tout cela. Tu as bien raison d’aimer gens et sites ; tout est admirable. Cet hiver, au coin du feu, nous en parlerons longuement tout en tisonnant. Apprends une bonne fortune : nous serons guidés jusqu’à Corte par un ancien bandit de mes amis, actuellement commandant des voltigeurs corses ; puis je pourrai te lire la relation exacte et circonstanciée de la mort de Murat : M. Maltedo, chez lequel nous avons logé à Vico, est un ancien capitaine de vélites du roi de Naples, qui l’a suivi jusqu’à sa mort et qui, pour son dévouement, a été longtemps détenu dans les prisons d’Italie et de France. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 14 novembre 1840.] Ça me semble une bonne chose de t’écrire, mon père Ernest, mais je ne sais pas, sacré nom de Dieu, où tu loges ; est-ce rue des Mathurins-Saint-Jacques, 26, ou rue Racine, ou dans quelque maison de passe dont j’ignore l’adresse ? Tâche de me le dire prochainement. Va-t’en voir un gredin nommé Hamard, qui demeure rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel (25 ?), et dis-lui qu’il m’écrive en me donnant également son adresse avec le plus d’exactitude possible. Je perds un peu la mémoire, ayant l’habitude de m’empiffrer à chaque repas (quel plaisir pour un homme comme moi, euh, euh, bâtin !). J’ai l’esprit sec et fatigué. Je suis emmerdé d’être retourné dans un foutu pays où l’on ne voit pas plus de soleil dans l’air que de diamants au cul des pourceaux. Bran pour la Normandie et pour la belle France ! Ah que je voudrais vivre en Espagne, en Italie, ou même en Provence ! Il faudra à quelque jour que j’aille acheter quelqu’esclave à Constantinople, une esclave géorgienne encore, car je trouve stupide un homme qui n’a pas d’esclaves ! Y a-t-il rien de bête comme l’égalité ? surtout pour les gens qu’elle entrave, et elle m’entrave furieusement. Je hais l’Europe, la France, mon pays, ma succulente patrie que j’enverrais volontiers à tous les diables, maintenant que j’ai entrebâillé la porte des champs. Je crois que j’ai été transplanté par les vents dans un pays de boue, et que je suis né ailleurs, car j’ai toujours eu comme des souvenirs ou des instincts de rivages embaumés, de mers bleues. J’étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir six mille femmes et 1, 400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît, des cavales numides, des bassins de marbre ; et je n’ai rien que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce et des baillements continus. De plus, un brûle-gueule écorné et du tabac trop sec. Adieu, merde pour toi-même. Si tu es choqué du cynisme de ma lettre, tant pis ! Ça prouverait ta bêtise, et j’aime à croire que non. Dis-moi ton adresse au plus vite et ordonne au citoyen Hamard de m’écrire la sienne. Addio caro. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 14 janvier 1841.] MON MAÎTRE ERNEST, Je te remercie de la sollicitude que vous avez prise touchant la santé de mon père. Il est vrai qu’il a été atteint d’un rhumatisme très violent, mais il va beaucoup mieux ; maintenant, il peut marcher et dans quelques jours il recommencera à voir ses malades et il courra comme un lapin. Ma famille me charge d’embrasser la tienne. Je suis fort satisfait que ma lettre, mon poème devrais-je dire, car cette oeuvre a des proportions épiques tout à fait grandioses, t’ait fait plaisir et que tu te sois gaudys avec ycelui. C’était bien le moins qu’à un homme comme toi je servisse un mets de haut goût. Tu peux te vanter d’avoir eu la dédicace de mon année 1841. Tu me dis de te dire quels sont mes rêves. Aucuns. Mes projets d’avenir ? Point. Ce que je veux être ? Rien, suivant en cela la maxime du philosophe qui disait «Cache ta vie et meurs.» Je suis fatigué de rêves, embêté de projets, saturé de penser à l’avenir, et quant à être quelque chose, je serai le moins possible. Mais comme l’âne le plus pelé, le plus écorché a encore quelque poil sur le cuir, comme la barrique la plus vide a encore deux ou trois gouttes de vin au fond, je te dirai donc, mon bel ami, que l’année prochaine j’étudierai le noble métier que tu vas bientôt professer ; je ferai mon droit, en y ajoutant une quatrième année pour reluire du titre de Docteur, ut gradu doctoris illuminatus sim ! Après quoi, il se pourra bien faire que je m’en aille me faire Turc en Turquie, ou muletier en Espagne, ou conducteur de chameaux en Égypte. Je me suis toujours senti de la propension pour ce genre d’être. Voilà tous les voiles levés. Si je ne t’en ai pas dit plus, c’est que je n’en avais pas plus à te dire, mon gros. Il faut donc te contenter de ce que je t’envoie, de mes épîtres, romans, etc... Je n’ai rien de plus beau à te donner, si ce n’est ma bénédiction. Adieu, porte-toi bien, tâche de te rétablir. Bonsoir, et bonne nuit. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 29 mars.] BRAVE BONHOMME DE PÈRE ERNEST, D’ici à 15 jours, 3 semaines, tu auras le plaisir de voir ma balle [...]. Tu devais bien t’attendre à ce que je ne demanderais pas mieux que d’aller passer quelque temps avec toi. L’amitié n’est que l’égoïsme des gens de coeur. Aller aux Andelys à Pâques, c’est me renouer à tout mon passé, marcher dans ces mêmes sentiers où nous avons ri ensemble, embaumer les mêmes lieux du même tabac apporté dans la même boîte de cuivre ! (tu connais ma blague de maître maçon). D’ici quelque temps, j’ascendrai la voiture du sieur Jean ou d’Hilaire, à laquelle j’allais te conduire en faisant tant de bouffonneries sur le port. Où est le temps où, arrivés là ensemble, quelque peu échauffés de punch, je fumais une trentième pipe ! ce qui scandalisait Monsieur Sognel fils qui en restait ébahi. Aussi il en est mort ; les Dieux, les justes Dieux l’ont puni. Tu me retrouveras toujours le même m’inquiétant peu de l’avenir de l’humanité, transcendant dans le culottage des pipes [...]. Quant à toi, il me semble que tu changes, ce dont je ne te félicite pas. Je crois que tu as besoin de te retremper dans la blague, que tu me parais négliger. Tu me dis que tu n’as pas de femme : c’est ma foi fort sage, vu que je regarde cette espèce comme assez stupide. La femme est un animal vulgaire dont l’homme s’est fait un trop bel idéal ! [...]. De plus, tu travailles. Tu as raison, car la science est encore la moins ennuyeuse des bêtises ; j’aime mieux un livre que le billard, mieux une bibliothèque qu’un café : c’est une gourmandise qui, si elle rend puant, ne fait jamais vomir. Mais tu assaisonnes ensuite ta lettre d’une série de doléances que tu voudrais te persuader, ce qui me fait craindre que dans peu de temps tu ne deviennes un homme sensé, admiré des pères de famille, raisonnable, moral, huître, très bien, fort sot. Nous ne pourrions plus sympathiser et tu me regarderais comme un gamin trop décolleté, comme un pot à moutarde trop baveux. Quand tu me parles de la vie comme d’un temps d’épreuves, qu’il est doux de rêver un but, etc. , j’aime à croire que tu as dit tout ça pour te foutre de moi, et tu as bien fait. Allons, je t’aime toujours, je t’embrasserai avec plaisir, et nous nous gaudysserons ensemble. Alfred, qui depuis cinq semaines a un épanchement dans la poitrine, va mieux. Je vais tous les jours le voir pour tâcher de distraire un peu ce brave homme. Dis-moi jusqu’à quelle époque tu comptes rester chez toi. Je fais du grec et du latin, comme tu sais ; rien de plus, rien de moins ; je suis un assez triste homme. Je suis délivré de Malleux que j’ai, l’autre jour, foutu à la porte. Je te remercie beaucoup, encore une fois, de ta lettre où tu me racontais ses aventures. Si me suys-je gaudy un petit à ouyr raconter par vostre épistre comment ce ieune fol, faquin et bravache s’amouracha d’une dame, laquelle estoit une éhontée putain et garce qui, cuyde bien, le trompait au déduict et appétoit seulement sa bourse (voyre d’argent, mais vuyde), comment soulent ces avides bestes. Adieu, écris-moi, réponds-moi le plus tôt que tu pourras ; tes lettres sont toujours reçues avec des mains crispées qui déchirent l’enveloppe. G. F., le vostre. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 6 avril 1841.] Tu n’as qu’à me dire l’heure, le jour que tu désires ma présence, et aussitôt tu me verras. Ainsi, Monseigneur, je n’attends que vos ordres pour me rendre à votre castel et j’y arriverai chez un bon et loyal chevalier (chauve-à-lier), avec beaucoup de pointes, de cigares, d’allumettes phosphoriques allemandes à usage de fumeur (style Coquatrix) ; j’apporterai des blagues et des pipes de diverses grandeurs pour te piper. Je composerai d’ici là quelques vers à ta louange, que je te réciterai de loin, comme dans les tragédies. Ça pourra bien être des vers-seaux, avec bien du mal des vers mi-sots ; heureux si, malgré toute ma peine et le sel que j’y mettrai, j’arrive à faire des vers mi-sel. Tu trouves que c’est déjà assez de verdure comme ça ? Je m’arrête, car à force de répéter la même chose je n’ai l’air que d’un vert-vert ; c’est un air de père-roquet, et avec tous ces vers-là, j’ai l’air lune-attique ! Tu vois que je m’occupe d’histoire grecque ! Voilà déjà que tu es ébahi ; il faut t’attendre à bien d’autres. Tu vas en avoir, un hôte ! Nous nous gaudysserons, pantagruéliserons à mort, buvant d’autant, tambourinant et remuerons nos ventres à [...]. Je m’ennuyais de ne pas avoir de tes nouvelles et j ai résolu de t’écrire pour me convier chez toi. Tu vois que je ne suis pas bégueule. Je ne demande pas mieux que d’aller t’embrasser, causer et blaguer, ayant une foule de sujets, de quoi épuiser l’éternité. Adieu, je t’embrasse et te serre la main. Tu peux commander un feu d’artifice et 8oo, ooo, ooo, ooo kilogs de pain pour les inondés du Midi, distribution qui sera faite par moi en signe de réjouissance. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 8 avril 1841.]. MON VIEUX CULOTTIER, Je te tombe sur le casaquin samedi matin, pendant que tu dormiras encore ; le soleil commencera à briller en même temps que j’arriverai. Je t’apporterai peut-être une cigarette de dame ; pour moi je ne fume plus, ayant quitté toutes mes mauvaises habitudes. Peut-être une ou deux pipes de temps en temps, mais encore ? [...]. (Ruse de style) [...] J’occupe ma journée de vendredi à quelques courses de commerce ; je me mets en route à 6 heures pour jusqu’à minuit, ayant besoin d’aller acheter quelques denrées. Adieu, mon sire ; dans 48 heures, c’est-à-dire pour toi dans moins de 24, nous nous embrasserons. Je te serre le bout du nez à la façon hottentote. DESCAMBEAUX. Alfred va bien. Un grand malheur public : le sieur Braquehais s’est tué ; canaillerie insigne envers le public qui comptait le voir, envers les gens vertueux indignés qui se promettaient de l’insulter, envers M. Mesnard qui préparait un beau discours, envers trois journaux, quantité de dames de bonne société, et Duboc, louageur, qui l’aurait voituré de Rouen à Yvetot ! ! ! Le Procureur se reposera, et deux rosses resteront à l’écurie. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 7 juillet 1841.] Tu commençais en effet à me sembler un crétin assez exotique, mais tu m’as fait des excuses et je suis satisfait. Narcisse sort de ma chambre ; il vient à Rouen pour des affaires d’intérêt, il va hériter de 10, 000 francs. Voici quels sont les contingents futurs, nous irons certainement, autant qu’on peut être certain de ce qui [est] à faire, passer 15 jours à Trouville vers le milieu du mois prochain. C’est dans le but de distraire ma pauvre soeur dont le caractère finit par s’assombrir, résultat d’une maladie longue et irritante, qui la reprend à intervalles et dont elle est loin d’être quitte. Madame Bonenfant et ses enfants viendront probablement à la même époque pour aller avec nous au bord de la mer. Peut-être irai-je la chercher à Nogent ; ce serait dans environ un mois. Je passerais par Paris, si tu y es encore à cette époque, et je suis dans l’intention de m’y donner une cuillerée [sic] avec toi. Du reste ceci est très éventuel ; il n’y a que si elle hésite à venir seule. Dis-moi à quelle époque tu seras reçu avocat. Si tu as diplôme en poche vers le 1er, viens à cette époque. Sinon je t’attends dans le mois de septembre, au quantième que tu voudras. Il y aura encore du soleil, nous pourrons aller en barque et fumer quelques pipes. J’oubliais de te dire que j’irai avec ma mère et Caroline voir les joutes au Havre, avant d’aller à Trouville. Achille a été blessé d’un coup de pied de cheval, pour ne pas dire de plusieurs. Il y a aujourd’hui 5 semaines qu’il est couché ; la membrane qui enveloppe l’articulation du genou avait été déchirée ; un rhumatisme qu’il a de temps en temps à l’épaule s’était jeté là-dessus. Mon père a été pendant trois jours dans de fort graves inquiétudes. Heureusement, c’est fini ; il n’éprouve plus qu’un peu de raideur, mais il ne se lèvera pas avant 8 ou 10 jours, peut-être avant 15, et avant qu’il ait sa jambe droite vigoureuse et ferme. Quant à moi, je deviens colossal, monumental ; je suis boeuf, sphinx, butor, éléphant, baleine, tout ce qu’il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus lourd, au moral comme au physique. Si j’avais des souliers avec des cordons, je serais incapable de les nouer. Je ne fais que souffler, hanner, suer et baver ; je suis une machine à chyle, un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le visage. [...] QUESTIONS SOCIALES. Quel est le saint que tu préfères ? C’est le saint Péray. [...] QUESTIONS D’ALGÈBRE. Quand le bey de Constantine fut expulsé de cette ville, on le réduisit à l’état de rafraîchissement : on lui dit «sors-bey» (sorbet) [...]. Les Français sont très élevés en Afrique, ils y tiennent Oran. M... Tout à toi. *** À ERNEST CHEVALIER. Trouville, mardi 21 septembre 1841. MON CHER ERNEST, Tu dois maudire ma crasse paresse et mon entier oubli ; c’est que je m’ennuie, m’ennuie, m’ennuie ; c’est que je suis bête, sot, inerte ; c’est que je n’ai pas la vigueur nécessaire pour remplir trois feuilles de papier. Depuis un mois que je suis à Trouville, je ne fais absolument rien que manger, boire, et dormir et fumer. Il est maintenant marée pleine, la mer est à 15 pas de moi au bas de l’escalier de Notre-Dame. Je suis assis sur une chaise à t’écrire sur mes genoux. Il est midi, le soleil brille en plein, je sors de table et je me suis considérablement bourré ; les yeux me piquent, je rote et je digère contemplant le bel océan vert et la grandeur des oeuvres de Dieu, qui a tout fait pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, ayant créé [...] la nuit pour les amants, les hommes pour le malheur et la vue de l’Océan pour réjouir les gens à moitié ivres. La brise fait bien après déjeuner ; peu importe qu’elle casse les mâts des navires et engloutisse des gens : elle souffle dans les cheveux d’un homme qui fume, et cela le divertit. Pourtant la terre était belle ; elle le serait encore. Les jours sont beaux quand le soleil couchant les dore. La femme est toujours belle quand un frisson d’amour la fait vibrer et trembler sous les baisers ; mais pour qui ? Qui est-ce qui est heureux maintenant ? Les gens du bagne, peut-être, qui ont de l’orgueil ! Le temps n’est plus où les cieux et la terre se mariaient dans un immense hymen. Le soleil pâlit, et la lune devient blême à côté des becs de gaz. Chaque jour quelqu’astre s’en va ; hier c’était Dieu, aujourd’hui l’amour, demain l’Art. Dans cent ans, dans un an peut-être, il faudra que tout ce qui est grand, que tout ce qui est beau, que tout ce qui est poète enfin, se coupe le cou de désoeuvrement ou aille se faire renégat en Turquie. Je suis légèrement empiffré ; pardonne-moi tout ceci. Tu es venu à Rouen, je n’y étais pas ; sort heureux ! Dans dix jours environ je serai de retour ; tu reviendras, j’y compte. Adieu [...], je t’embrasse, mon vieil ami. Tout à toi. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 25 novembre 1841.] Il me semble que tu deviens bien élégiaque. Est-ce que tu te livrerais à la lecture de M. de Bouilly, ou à celle du vénérable Tissot ? Tu parles des ennuis de la capitale comme un sage, et les plaisirs de famille te semblent préférables aux plaisirs du monde. S’ils sont plus vertueux, ils sont un peu moins vifs, conviens-en ! [...] J’ai été fâché de ne pas trinquer ensemble avant mon départ, d’autant plus que je t’avais donné la veille une assez pitoyable idée de moi, en ne buvant pas et en ne mangeant pas. J’étais horriblement fatigué aux mollets et ma verve s’en ressentait [...] J’espère réparer ma réputation dans les premiers jours de janvier en nous foutant une culotte dans les règles (culotte qui sera sans revers) pour fêter la nouvelle année et la session qui s’ouvrira et qui doit renverser le ministère de l’étranger. On y votera la réforme électorale et un boeuf truffé au beurre d’anchois pour chaque citoyen. Dans six semaines environ, nous nous reverrons, et enfin l’année prochaine tant que nous voudrons. Dis-moi ce que tu comptes faire, si tu penses rester à Paris, ou aller aux Andelys. Tu pioches ? C’est un peu humiliant : le travail est ce qui rabaisse l’homme. Les sots prétendent que c’est sa gloire ; mais pour moi c’est bien le signe de la malédiction divine, la marque d’une décadence. Mon cousin Armand Allais, que tu connais, vient d’hériter ; si l’on ne découvre pas de testament vendredi prochain, mon homme empoche environ 700, 000 francs et plus. Ô fortune ! Voilà de tes coups ! et tu laisses un grand artiste comme moi végéter dans une médiocrité imbécile. Horace parle quelque part d’une médiocrité dorée. Ce serait, pour nous, un luxe de roi, une médiocrité dorée qui nous donnerait des millions. Ô Amérique, que ne m’envoies-tu des oncles du fond de tes forêts ! Qu’ils soient tatoués, oui ou non, de chair rouge ou avec des plumes, Osages ou Iroquois, n’importe ! pourvu qu’ils soient riches, qu’ils soient oncles et qu’ils meurent ! Comme j’échangerais mes cartes de Droit contre des cartes de restaurant ! comme j’allumerais des cigares de dix sous avec un code ! etc... Je ne travaille point encore à la noble science dont tu gravis l’échelle avec des jarrets si solides, et dans laquelle tu auras [...] le titre de Docteur. La science du juste et de l’injuste me flatte peu ; la justice des hommes m’a toujours paru plus bouffonne que leur méchanceté n’est hideuse ; l’idée d’un juge me paraît la conception la plus cocasse qu’il soit possible d’avoir. Adieu mon vieux. Ton numéro est-il 35 ou 55 ? Forme tes chiffres lisiblement ; cela te nuirait si tu voulais plus tard entrer dans une administration – comme disent les maîtres d’écriture – tel que commis aux barrières, à l’enregistrement, etc... . *** À ERNEST CHEVALIER. Vendredi 31 décembre 1841, 3h. d’après-midi On n’y voit déjà plus et à coup sûr je ne finirai pas ma lettre sans chandelle ou plutôt sans bougie dite de l’Étoile, car elle n’éclaire pas comme les étoiles. Jadis, nous étions en congé à cette époque-ci ; d’hier au soir, nous étions déjà sortis ; aujourd’hui, nous eussions resté là au coin de ce même feu. Comme nous fumions ! Comme nous gueulions ! Comme nous parlions du collège, des pions et de l’avenir, de Paris, de ce que nous ferions à 20 ans ! Et le lendemain, le jour du jour de l’an, éveillés avant 5 heures au son des clairons qui salueront encore demain matin mon voisin Foucher, tu te levais le premier ; tu faisais mon feu, etc. , etc. Te rappelles-tu que jamais nous ne nous endormions avant minuit, que nous voulions voir arriver la nouvelle année en fumant, et que, chacun dans notre lit, nous entendions réciproquement le bruit de nos brûle-gueule brûlant dans l’ombre. Et comme nous déclamions sur le jour de l’an qui nous faisait tant de plaisir et que nous aimions tant ! Mais demain je serai seul, tout seul ; et comme je ne veux pas commencer l’année par voir des joujoux, faire des voeux et des visites, je me lèverai comme de coutume à 4 heures, je ferai de l’Homère et je fumerai à ma fenêtre en regardant la lune qui reluit sur le toit des maisons d’en face, et je ne sortirai pas de toute la journée ! ! ! et je ne ferai pas une seule visite ! Tant pis pour ceux qui se fâcheront ! Je ne vais nulle part, ne vois personne et ne suis vu de personne. Le commissaire de police ignore mon existence ; je voudrais qu’elle le fût encore beaucoup plus. Comme dit le sage ancien : «Cache ta vie et abstiens-toi». Aussi trouve-t-on que j’ai tort. Je devrais aller dans le monde ; je suis un drôle d’original, un ours, un jeune homme comme il n’y en a pas beaucoup ; j’ai sûrement des moeurs infâmes et je ne sors pas des cafés, estaminets, etc... , telle est l’opinion du bourgeois sur mon compte. – À propos de bourgeois, c’est demain qu’il y en aura dans les rues ! Que de rosettes, de cravates blanches ! Comme il y en aura des chemises plissées, et d’habits du dimanche et de chapeaux neufs ! Le port étincellera de Rouennais et de Rouennaises avec leurs petits qu’on bourrera de marrons glacés, et dont on collera les entrailles avec du sucre de pomme. Hélas ! mon pauvre ami, tu t’attendais peut-être à une belle lettre monstre coûtant 30 sous de port ? Je n’en ai pas la vigueur ; le sujet ne fournit pas, ou plutôt c’était un sujet unique que celui de l’année dernière. Demain d’ailleurs je ne dîne pas en ville, vu que tous ces dîners me déplaisent fort ; je fous même le camp de Rouen vendredi prochain pour ne point faire les Rois et manger de la brioche froide, tant je suis désireux de ces vénérables fêtes dont les poètes du Musée des familles déplorent la perte. Non, je ne veux pas faire les Rois, ni les défaire non plus ; pourvu qu’ils me laissent tranquille, c’est tout ce que je demande d’eux. Voici quelques pointes de mon invention que tu peux répandre dans Paris, dès demain ; je te les envoie, te sachant amateur des arts et partisan de la civilisation : Comment l’auteur des «Guêpes» ressemble-t-il ! à un poisson ? – parce que c’est un carrelet (Karr-laid). Quelle est la partie de la philosophie la plus maigre, la plus sèche ? – c’est l’éthique. – Le style le plus brûlant ? c’est celui de Brazier. Ô Ernest ! ô Richard ! ô mon roi ! ô mon ami ! en voici deux autres qui vont te terrasser ; ôte ta casquette, à genoux, à genoux ! Quel était le peuple de l’antiquité le plus farceur, le plus noceur, le plus en train de boire, de bambocher, etc... ? – ce sont les Parthes, parce qu’ils étaient toujours en partie. Euh ! mon vieux, qu’é que t’en dis ?... Quel est le personnage de Molière qui ressemble à une figure de rhétorique ? ? ? –c’est Alceste parce qu’il est mis en trope ! Euh ! Mon vieux, qu’é que t’en dis ? Tu comprends, n’est-ce pas ? Ton oncle Motte est venu hier à Rouen ; il a déjeuné à la maison, mais je ne l’ai point vu, étant à déjeuner chez le sieur Jacquart où je me suis repassé une bosse conditionnée pour me consoler des tracasseries qu’on fait endurer à la presse, et des humiliations que l’Angleterre fait subir à la France. L’avocat est aussi venu à Rouen il y a une huitaine pour baptiser un petit R***. Il a tenu l’enfant sur les fonts baptismaux ; le soir il y a eu un dîner. Cela n’empêche pas le sieur R***, droguiste de la rue de la Savonnerie, d’être toujours sourd et d’avoir la mine d’un fier imbécile ! Ô plût à Dieu que le tonnerre écrasât Rouen, et tous les imbéciles qui y habitent, moi y compris ! Je descendrai toujours rue Lepeletier, n°5; la moralité du quartier a pour moi des attraits. J’arriverai probablement à Paris le 8 au matin ; j’irai incontinent te voir, nous déjeunerons, dînerons, souperons ensemble, mais d’ici là tu auras de mes nouvelles. Adieu, bonne année, bonnes pipes […]. Adieu. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 22 janvier 1842.] Sacré nom de Dieu ! Nous commencions à causer gentillement, dimanche après-midi, en fumant dans ta chambre qui a des rideaux rouges [...] lorsque 4 heures sont venues et que je me suis en allé. C’est tout de même embêtant de ne pas nous être vus plus longtemps, et de ne pas avoir pris un petit verre ensemble, n’eût-ce été qu’un verre de cassis (et on eût pardonné dans ce cas-ci). Mais je m’en console en pensant que l’année prochaine nous habiterons le même pays et le même quartier, voire même au mois de juin ou de juillet prochains que je passerai à Paris pour mon examen. Je dirai adieu à Rouen, au port et aux restaurations du Palais de Justice. En fait de restaurations, je n’aime que les restaurateurs ; et quant au port, pourvu qu’il soit frais, c’est tout ce qu’il me faut ; avec des choux même, c’est assez bon quand on a faim. Je dirai adieu à Rouen avec autant de satisfaction que Thomas en avait en quittant le collège. Thomas était une chanson de mon ami Catillon, hymne célébrant la joie de l’homme qui sort du collège. Il y avait ces deux beaux vers : Vous autres citoyens du collège Vous allez nu-pieds, nu-pattes dans la neige, etc. À propos d’examen, je n’ai point encore ouvert mes livres de Droit. Ça viendra vers le mois d’avril ou de mai ; alors je travaillerai quinze heures, serai refusé et traiterai ensuite mes examinateurs de canailles, de ganaches, de pairs de France. Ou bien je serai reçu et je dirai que j’ai considérablement pioché ; les bourgeois me regarderont comme un homme fort et destiné à illustrer le barreau de Rouen, et à devoir défendre les murs mitoyens, les gens qui secouent des tapis par les fenêtres, assassinent le roi ou hachent leurs parents en morceaux et les mettent dans des pouches [sic], toutes choses que se permettent les Français. Le Français, né malin, créa la guillotine. Mais je ne suis pas encore avocat, je n’ai point la soutane, ni la bavette. Nous méditons mieux que ça pour quand nous aurons l’âge : c’est de foutre le camp et d’aller vivre tout bonnement avec quatre mille livres de rentes en Sicile ou à Naples, où je vivrai comme à Paris avec vingt. Bon voyage, Monsieur Du Mollet ! Adieu, mon vieux, réponds-moi [...]. Je suis ennuyé, ennuyeux, ennuyant, embêté, embêtant [...]. Fume bien... G. F. Homme supérieur. *** À GOURGAUD-DUGAZON. Rouen, 22 janvier 1842. MON CHER MAÎTRE, Je commence par vous déclarer que j’ai envie d’avoir une réponse. Je compte vous voir au mois d’avril et, comme vos lettres se font attendre des trimestres et des semestres, il se peut que je n’aie pas de nouvelles de vous avant ce temps. Voyons, surprenez-moi, soyez exact : c’est une vertu scholaire [sic] dont vous devez vous piquer, puisque vous avez les autres. J’ai été à Paris au commencement de ce mois, j’y suis resté deux jours, ai été accablé d’affaires, de commissions, et n’ai point eu le loisir d’aller vous embrasser. Au printemps, j’irai vous trouver un dimanche matin et il faudra, bon gré, mal gré, que vous me fassiez cadeau de votre journée entière. Les heures passent vite quand nous sommes ensemble ; j’ai tant de choses à vous dire, et vous m’écoutez si bien ! Plus que jamais maintenant j’ai besoin de votre causerie, de votre compétence et de votre amitié. Ma position morale est critique ; vous l’avez comprise quand nous nous sommes vus la dernière fois. À vous je ne cache rien, et je vous parle non pas comme si vous étiez mon ancien maître, mais comme si vous n’aviez que vingt ans et que vous fussiez là, en face de moi, au coin de ma cheminée. Je fais donc mon Droit, c’est-à-dire que j’ai acheté des livres de Droit et pris des inscriptions. Je m’y mettrai dans quelque temps et compte passer mon examen au mois de juillet. Je continue à m’occuper de grec et de latin, et je m’en occuperai peut-être toujours. J’aime le parfum de ces belles langues-là ; Tacite est pour moi comme des bas-reliefs de bronze, et Homère est beau comme la Méditerranée : ce sont les mêmes flots purs et bleus, c’est le même soleil et le même horizon. Mais ce qui revient chez moi à chaque minute, ce qui m’ôte la plume des mains si je prends des notes, ce qui me dérobe le livre si je lis, c’est mon vieil amour, c’est la même idée fixe : écrire ! Voilà pourquoi je ne fais pas grand’chose, quoique je me lève fort matin et sorte moins que jamais. Je suis arrivé à un moment décisif : il faut reculer ou avancer, tout est là pour moi. C’est une question de vie et de mort. Quand j’aurai pris mon parti, rien ne m’arrêtera, dussé-je être sifflé et conspué par tout le monde. Vous connaissez assez mon entêtement et mon stoïcisme pour en être convaincu. Je me ferai recevoir avocat, mais j’ai peine à croire que je plaide jamais pour un mur mitoyen ou pour quelque malheureux père de famille frustré par un riche ambitieux. Quand on me parle du barreau en me disant : ce gaillard plaidera bien, parce que j’ai les épaules larges et la voix vibrante, je vous avoue que je me révolte intérieurement et que je ne me sens pas fait pour toute cette vie matérielle et triviale. Chaque jour au contraire j’admire de plus en plus les poètes, je découvre en eux mille choses que je n’avais pas aperçues autrefois. J’y saisis des rapports et des antithèses dont la précision m’étonne, etc. Voici donc ce que j’ai résolu. J’ai dans la tête trois romans, trois contes de genres tout différents et demandant une manière toute particulière d’être écrits. C’est assez pour pouvoir me prouver à moi-même si j’ai du talent, oui ou non. J’y mettrai tout ce que je puis y mettre de style, de passion, d’esprit, et après nous verrons. Au mois d’avril je compte vous montrer quelque chose. C’est cette ratatouille sentimentale et amoureuse dont je vous ai parlé. L’action y est nulle. Je ne saurais vous en donner une analyse, puisque ce ne sont qu’analyses et dissections psychologiques. C’est peut-être très beau ; mais j’ai peur que ce ne soit très faux et passablement prétentieux et guindé. Adieu, je vous quitte, car vous avez peut-être assez de ma lettre, où je n’ai fait que parler de moi et de mes misérables passions. Mais je n’ai point d’autres choses à vous entretenir, n’allant point au bal, et ne lisant pas de journaux. Encore adieu, je vous embrasse. P. -S. – Répondez-moi dans peu de temps. J’aurais fort envie de correspondre avec vous plus souvent, car, une lettre finie, je me trouve être au commencement de ce que j’ai à vous dire. *** À ERNEST CHEVALIER. Mercredi [Rouen, 23 février 1842]. Je ne fous rien, ne fais rien, ne lis et n’écris rien, ne suis propre à rien. […] À ce qu’il paraît que tu pioches raide, brave homme. «C’est une belle partie que la science et ceux qui la méprisent tesmoignent assez leur bêtise» ; mais s’en rendre malade comme tu le fais, voilà ce que je blâme ou mieux ce que je ne blâme pas, car je ne sais pas bien quelle est mon opinion, ni si j’en ai une ; oui tu as tort, non tu as raison. Oui, non, oui, non, oui, non, oui ; au reste comme tu voudras. Pour moi, depuis six semaines, il m’est impossible de rien bâtir en quoi que ce soit. Et pourtant j’ai commencé le Code civil, dont j’ai lu le titre préliminaire que je n’ai pas compris, et les Institutes dont j’ai lu les trois premiers articles que je ne me rappelle plus ; farce ! Dans quelques jours peut-être une fureur me reviendra, et je me mettrai à l’ouvrage dès 3 heures du matin. En attendant je fume ma pipe et espère le printemps. Je passerai au mois d’avril 15 jours à Paris ; là, j’espère, nous nous verrons et pourrons faire un transon de chière vie. Tâche d’être en vie à cette époque. J’ai été samedi dernier au bal masqué, en bourgeois, bottes vernies etc. J’ai soupé rien qu’avec deux chameaux et Orlowski ; ce sont mes femmes, Orlowski non compris. Je les ai racolées, emmenées et régalées ; ce sont deux amies, filles entretenues de l’aristocratie rouennaise. Je cultiverai l’une pour son esprit et comme étude du coeur humain. Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres. L’homme de sens les étudie, les compare et fait de tout cela une synthèse à son usage. Le monde n’est qu’un clavecin pour le véritable artiste ; à lui d’en tirer des sons qui ravissent ou qui glacent d’effroi. La bonne et la mauvaise société doivent être étudiées. La vérité est dans tout. Comprenons chaque chose et n’en blâmons aucune. C’est le moyen de savoir beaucoup et d’être calme ; et c’est quelque chose que d’être calme : c’est presque être heureux. J’ai rencontré hier Jean. Il fumait sa pipe ; nous nous sommes donné des poignées de main ; il sortait du café. – Alfred travaille chez le Procureur général et passe son après-midi à faire des actes d’accusation ; demain il débute dans une affaire de vol où un adolescent a dérobé quelques pièces de cinq francs. Néo est pleine. Que fais-tu de la vie ? Te récrées-tu quelque peu ? car le divertissement est une bonne chose quand il divertit. Modère ton ardeur pour la science et livre-toi toujours à la pipe ; c’est une chose pour laquelle je nourris une religion de plus en plus fervente. Il n’y a rien dans le monde qui vaille la fumée qui s’en envole, ni le culot qui la garnit. Elle se casse il est vrai ; mais elle se remplace ; les illusions ne sont pas de même, et les amours sont moins blancs que la terre du n° 17, celui que les amateurs choisissent de préférence. Adieu, écris-moi, maistre Barthole. Alfred te présente ses civilités, respects, très humbles salutations, congratulations, compliments, et ego sic. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 15 mars 1842.] Comment, vieux bâtin ! Dans quel état un homme comme toi est-il réduit ! Calmez-vous, brave homme, calmez-vous ! Au lieu de tant faire du droit, faites un peu de philosophie, lisez Rabelais, Montaigne, Horace ou quelque autre gaillard qui ait vu la vie sous un jour plus tranquille, et apprenez une bonne fois pour toutes qu’il ne faut pas demander des oranges aux pommiers, du soleil à la France, de l’amour à la femme, du bonheur à la vie. Je t’écris tout de suite et je voudrais bien te faire passer un quart d’heure de gaudysserie et t’épanouir la face, par une lettre un peu salée et furibonde. Tu m’as l’air d’un homme tout à fait bas. Un être absurde, un mort qui se réveille, un boeuf, un hidalgo de la Castille vieille ; pour peu que tu continues, tu deviendras comme Tasso que «j’ay veu à Ferrare en si piteux estat, survivant à soy-mesme, mescognoissant et soy et ses ouvrages». Rappelle-toi Duguernay, Bocher ! le voyage à Vernon [...] ! Daubichon et autres imbéciles qui font que la terre n’est pas si ennuyeuse, quoiqu’elle le soit piéça. Songe à la soupe, au bouilli, aux pâtés de foies gras, au chambertin. Comment se plaindre de la vie quand il existe encore un bordel où se consoler de l’amour, et une bouteille de vin pour perdre la raison ? Remonte-toi le moral, nom de Dieu ! suis un régime sévère, fais des farces la nuit, casse les réverbères, dispute-toi avec les cochers de fiacre [...], fume raide, va dans les cafés, fous le camp sans payer, donne des renfoncements dans les chapeaux, rote au nez des gens, dissipe la mélancolie et remercie la Providence. Car le siècle où tu es né est un siècle heureux : les chemins de fer sillonnent la campagne ; il y a des nuages de bitume et des pluies de charbon de terre, des trottoirs d’asphalte et des pavages en bois, des pénitenciers pour les jeunes détenus et des caisses d’épargne pour les domestiques économes qui viennent y déposer incontinent tout ce qu’ils ont volé à leurs maîtres. M. Hébert fait des réquisitoires et les évêques des mandements ; les putains vont à la messe ; les filles entretenues parlent au moins de morale et le gouvernement défend la religion ! Ce malheureux Théophile Gautier est accusé d’immoralité par M. Faure ; on met en prison les écrivains et on paye les pamphlétaires. Mais ce qu’il y a de plus grotesque, c’est la magistrature qui protège les bonnes moeurs et [punit ?] les attentats aux idées orthodoxes. La justice humaine est d’ailleurs pour moi ce qu’il y a de plus bouffon au monde ; un homme en jugeant un autre est un spectacle qui me ferait crever de rire, s’il ne me faisait pitié, et si je n’étais forcé maintenant d’étudier la série d’absurdités en vertu de quoi il le juge. Je ne vois rien de plus bête que le Droit, si ce n’est l’étude du Droit ; j’y travaille avec un extrême dégoût et ça m’ôte tout coeur et tout esprit pour le reste. Mon examen même commence à m’inquiéter un peu, un peu, mais pas plus qu’un peu et je ne m’en foulerai pas la rate davantage pour cela. Voilà l’été qui revient, c’est tout ce qu’il me faut, que la Seine soit chaude pour que je m’y baigne, que les fleurs sentent bon et que les arbres aient de l’ombre. Connais-tu l’épitaphe d’Henri Heine ? la voici : «Il aima les roses de la Brenta.» Ce serait bien la mienne. Épitaphe du Garçon : «Ci-gît un homme adonné à tous les vices.» Souvent je hausse les épaules de pitié quand je songe à tout le mal que nous nous donnons, à toute l’inquiétude qui nous ronge pour être forts, pour se faire une fortune et un nom. Que tout cela est vide et pitoyable ! À quoi bon toutes ces peines ? Secouez le gland des chênes, Buvez à l’eau des fontaines, Aimez et rendormez-vous. Être en habit noir du matin au soir, avoir des bottes, des bretelles, des gants, des livres, des opinions, se pousser, se faire pousser, se présenter, saluer, et faire son chemin, ah mon Dieu ! Où est mon rivage de Fontarabie où le sable est d’or, où la mer est bleue, les maisons sont noires, les oiseaux chantent dans les ruines ! Je connais encore les chemins dans la neige, l’air est vif, le vent chante dans les trous des montagnes. Le pâtre y siffle seul ses chiens vagabonds, la poitrine ouverte y respire à l’aise et l’air est embaumé de l’odeur du mélèze. Qui me rendra les brises de La Méditerranée ? car sur ses bords le coeur s’ouvre, le myrte embaume, le flot murmure. Vive le soleil, vivent les orangers, les palmiers, les lotus, les nacelles avec des banderoles, les pavillons frais, pavés de marbre, où les lambris exhalent l’amour ! Ô ! si j’avais une tente faite de joncs, et de bambous au bord du Gange, comme j’écouterais toute la nuit le bruit du courant dans les roseaux, et le roucoulement des oiseaux qui perchent sur des arbres jaunes ! Mais, nom de Dieu ! est-ce que jamais je ne marcherai avec mes pieds sur le sable de Syrie ? quand l’horizon rouge éblouit, quand la terre s’enlève en spirales ardentes et que les aigles planent dans le ciel en feu. Ne verrai-je jamais les nécropoles embaumées où les hyènes glapissent, nichées sous les momies des rois, quand le soir arrive, à l’heure où les chameaux s’asseoient près des citernes ! On les entend roter et fienter. Dans ces pays-là, les étoiles sont quatre fois larges comme les nôtres, le soleil y brûle, les femmes s’y tordent et bondissent dans les baisers, sous les étreintes. Elles ont aux pieds, aux mains, des bracelets et des anneaux d’or, et des robes en gaze blanche. Seulement, quelquefois, quand le soleil se couche, je songe que j’arrive tout à coup à Arles ; le crépuscule illumine le cirque et dore les tombeaux de marbre des Aliscamps, et je recommence mon voyage, je vais plus loin, plus loin, comme une feuille poussée par la brise Ah ! je veux m’en aller dans mon île de Corse, Par le bois dont la chèvre en passant mord l’écorce, Par le ravin profond, Le long du sentier creux où chante la cigale, Suivre nonchalamment en sa marche inégale Mon troupeau vagabond. C’est une belle chose qu’un souvenir ; c’est presque un désir qu’on regrette. [...] *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 10 avril 1842.] J’ai bien l’honneur d’avertir Monsieur Ernest Chevalier que mardi prochain il ait à se tenir chez lui, devant y recevoir la visite d’un homme comme moi. J’exige qu’il y ait du tabac, n’importe lequel, et des pipes, blanches ou culottées, je m’en fous pas mal. On sera flatté d’y trouver un rafraîchissement quelconque, et de plus ledit sieur est prié de me réserver un jour de la semaine prochaine pour dîner, déjeuner, souper ou autre chose. Ah çà ! bougre, tu te fous de moi légèrement, tu me vexes par ton oubli, tu m’insultes par tes dédains, tu m’ironises par ton indolence, ah mais ! Tu fais le Monsieur, tu fais l’homme ; tu dis il se passera de moi, j’ai à travailler, j’ai mal à la tête, il faut que je fasse du Droit, je n’ai pas le temps, adieu, revenez une autre fois, travaillons, morbleu ! mon examen, f... sacré Dieu, je n’ai pas trop de temps, etc. Je n’ai point su où tu étais depuis environ un mois ; aussi je me résigne à aller voir à Paris si tu n’y es pas. Ainsi mardi prochain vers les midi je demanderai à ton portier «Monsieur Chevalier est-il chez lui ?» et si on me dit «non», je pousserai un sacré nom de Dieu bien conditionné. Je resterai dans cette bonne vieille ville de Paris environ 15 jours. Il fait assez beau temps depuis hier et il doit y avoir le soir, sur le boulevard, bon nombre de prostituées décolletées, entre la rue de Grammont et la rue Richelieu surtout. C’est là le beau, le moment suprême à Paris, et l’heure de 8 heures du soir me fait songer à l’antiquité. C’est là une vue qui console de bien des misères, et n’est-ce pas être bien organisé que de se réjouir d’une chose qui afflige les moralistes et les philanthropes ? – Bienfait des philanthropes et des moralistes : deux jeunes garçons sont morts à Rouen, dans la maison pénitentiaire, par suite d’une punition assez gaillarde qui consistait à les faire tenir debout plusieurs jours de suite dans une boîte à horloge (peut-être pour leur apprendre combien le temps était précieux) ; leur faute était d’avoir ri pendant la leçon, leur faute d’avoir ri ! […] Adieu, étudie bien, médite la moralité humaine et la justice des Codes, et gagne de l’appétit en prenant de l’absinthe. Je t’embrasse de tout coeur. *** À ERNEST CHEVALIER. [21 mai 1842.] Je suis dans un état d’embêtement prodigieux, et je ne sais trouver pour le Droit assez de formules de malédiction. Je suis au titre XIV du IIe Livre des Institutes et j’ai encore tout le Code civil dont je ne sais pas un article. Sacré nom de Dieu de merde de nom d’une pipe de vingt-cinq mille putains du tonnerre de Dieu, sacré nom […] que le diable étrangle la jurisprudence et ceux qui l’ont inventée ! Ne faut-il pas être condamné par la cour d’assises pour faire de la Littérature pareille et dire les mots usucapion, agnats, cognats ! Parlez-moi de cognac plutôt ! – J’irai donc à Paris vers [le] 2 ou 3 de juillet et j’y resterai jusque fin août, époque où je compte passer mon examen. Ne m’as-tu pas dit que je pourrais avoir un logement dans ta cahute ? Dis-moi si tu penses que c’est faisable, et qu’un homme comme moi s’y trouve BIEN ? J’avoue que ton visage me ferait passer par-dessus beaucoup de choses, et que le plaisir de voir tous les jours un Monsieur tel que toi sera pour beaucoup dans les agréments du bocal où je compte séjourner du 15 juillet au 15 août. Ainsi, retiens mon logement pour cet espace de temps, si tu trouves une chambre logeable et garnie de meubles quelconques. Je tiens à être au midi, aimant à me chauffer les [...] au soleil en fumant ma pipe. À ce qu’il paraît que t’as été malade, mon pov’ vieux ; tu travailles tropp, t’as tort. Il est vrai que l’étude du Droit n’est pas quelque chose de fort amusant, et que je suis aux trois quarts tué. Heureux les gens qui trouvent ça curieux, intéressant, instructif, qui y voient des rapports avec la philosophie et l’histoire et autres ! Moi j’y vois de l’embêtement à dose excessive. – Le citoyen Le Poitteevin a débuté brillamment dans deux causes où il a fait acquitter ses gens. – Axiome sur l’étude et le métier d’avocat ; l’étude en est embêtante et le métier ignoble. C’est là mon avis, c’est mon opinion, c’est là mon idée, brrr... psittt... Orlowski Avokourvlask (prononciation de Cadel) est parti aujourd’hui chasser le renard dans la forêt verte ; il couche à Quincampoix. Quel gars ! Nous consommons assez souvent de l’absinthe ensemble ; il m’en a fait cadeau de deux flacons d’excellente, qui venait de la Forêt Noire. Ne pas confondre avec la «Forêt Noire», chanson que ton grand-papa nous chantait. Adieu, vieux [...], réponds-moi de suite et récrée-moi par quelque facétie, drôlerie, plaisanterie, gaillardise. Samedi soir, 25, je crois. Je compte, étant à Paris au mois de juillet prochain, faire un banquet avec toi pour y célébrer les glorieuses, «sauf vot’ respect». *** À ERNEST CHEVALIER. Samedi [25 juin 1842]. Je ne t’écrivais pas parce que j’attendais chaque jour une lettre de toi qui m’annonçât ta réception. Le sieur Hamard m’avait écrit mercredi que tu avais passé ton examen et que tu étais malade aux Andelys ; je me disposais donc à t’envoyer un paquet de sottises. Je te dirai que je pars jeudi prochain de Rouen pour Paris, où je resterai jusqu’à la fin du mois d’août. Je ne sais où donner de la tête. Tu me demandes de longues lettres ; j’en suis incapable : le Droit me tue, m’abrutit, me disloque, il m’est impossible d’y travailler. Quand je suis resté trois heures le nez sur le Code, pendant lesquelles je n’y ai rien compris, il m’est impossible d’aller au delà : je me suiciderais (ce qui serait bien fâcheux, car je donne les plus belles espérances). Le lendemain j’ai à recommencer ce que j’ai fait la veille, et de ce pas-là on n’avance guère. Semblable aux nageurs dans les forts courants, j’ai beau faire une brasse ; la rapidité du courant m’en fait descendre deux, ce qui fait que t’arrive plus bas que je ne suis parti. À propos de nager, c’est là ma seule consolation : tous les soirs à 5 heures, quelque temps qu’il fasse, je décampe chez mon vieux Fessart, je fume ma pipe, je nage raide, puis j’absorbe avec lui le verre de rhum. Il m’estime toujours, mais bientôt je vais le quitter. Que je vais m’embêter à Paris, à préparer mon examen ! [...]. Ce qui me semble le plus beau de Paris c’est le boulevard. Chaque fois que je le traverse, quand j’arrive le matin, j’éprouve aux pieds une contraction galvanique que me donne le trottoir d’asphalte sur lequel, chaque soir, tant de putains font traîner leurs souliers et flotter leur robe bruyante. À l’heure où les becs de gaz brillent dans les glaces, où les couteaux retentissent sur les tables de marbre, j’y vais m’y promenant, paisible, enveloppé de la fumée de mon cigare et regardant à travers les femmes qui passent. C’est là que la prostitution s’étale, c’est là que les yeux brillent ! – Je ne sais pas où je vais loger. Hamard s’est chargé de cela. Il paraît, mon vieux, que nous ne nous verrons pas d’ici à longtemps ; qu’est-ce donc que tu fous aux Andelys pour [y] rester cinq ou six mois ? Tu vas y vivre en bourgeois, allant fumer au Château-Gaillard et regardant de là les carrioles qui passent sur le pont, te piétant sur le seuil de la porte et te chauffant au soleil. Tu auras, j’espère, bien le temps de m’écrire. Quant à moi, je crois que je ferais bien de renoncer à passer mon examen au mois d’août : je ne sais presque rien, pour mieux dire, rien. Il me faut encore bien une quinzaine de jours pour le Droit romain, et quant au Droit français, j’en suis à l’article 100 ; mais je serais joliment collé si on m’en demandait un seul de ces cent-là. Quand je pense que j’ai encore 3 ans d’une aussi jolie perspective, c’est à crever de rage. J’ai vu hier Narcisse. Il vient en partie à Rouen pour consulter mon père. Il est maigri et n’a guère bonne mine. Il m’a donné des nouvelles de vous tous, car jamais on ne voit un membre de ta famille [...] et si ce n’est le vieux [...] de père Motte, personne de vous ne nous honore de la moindre visite. Néanmoins embrasse bien les tous de ma part, ton père, ta mère, la mère Mignot, Madame Motte pour laquelle j’ai toujours un bout de passion. Je suis furieux de ne pas nous voir plus souvent. C’est ridicule d’avoir d’excellents amis à dix lieues de chez vous et de ne les voir qu’à peine une fois par an, tandis qu’on est embêté chaque jour par un tas de crétins et d’imbéciles qui vous agacent les ongles. N’importe, merde pour le Droit ! c’est là mon «Delenda Carthago». Adieu, écris-moi pour que je reçoive ta lettre jeudi matin au plus tard, ou sinon hôtel de l’Europe, rue Le Peletier, 5. *** À SA SŒUR [Paris], 3 juillet (?) 1842. Ta lettre m’a fait bien plaisir, mon pauvre rat, puisqu’elle m’a donné de toi de bonnes nouvelles ; je souhaite que celles qui succéderont se ressemblent. J’ai vu avec plaisir pour vous qu’il y avait peu de monde à Trouville, de sorte que vous n’êtes pas embêtés du bourgeois. Si tu savais comme on s’ennuie l’été à Paris et comme on pense aux arbres et aux flots, tu te trouverais encore bien plus heureuse. Te rassasies-tu à plaisir de la vue de la dune ? Savoures-tu bien tous les délices du cottage ? etc., etc. Réponds-moi des lettres détaillées. Je quitte demain le quartier bon ton et je m’en vais loger rue de l’Odéon, 35, dans l’ancien logement d’Ernest. Mardi matin je commence donc ma vie féroce. M. Cloquet viendra probablement à la fin du mois d’août passer quatre ou cinq jours avec sa fille à Trouville : Mlle Lise part pour Toulon le 15 juillet. Quel grand homme c’est qu’Ernest Delamarre !!! Il monte des chevaux pur sang sur le boulevard, déjeune chez Tortoni, va parler à des grooms chez des marchands de vin et fait sa correspondance d’assurance. Il est indigné de ce que je porte les cheveux longs et il voulait à toute force, hier, m’entraîner chez un perruquier pour me les faire couper à la mode. Il a une balle et un genre de plus en plus divertissants. J’ai été deux fois déjà aux écoles de natation. J’ai haussé les épaules de pitié. Tous crétins ! une eau sale, des moutards ridicules ou des vieillards stupides qui y clapotent. Il n’y en avait pas un qui fût digne seulement de me regarder nager ! *** À ERNEST CHEVALIER. [Paris, 22 juillet 1842.] Jolie science que le Droit ! ah c’est beau ! c’est littéraire surtout ! Cré coquin ! les beaux styles que ceux de MM. Oudot et Ducoudray ! la belle tête d’artiste que celle de M. Duranton ! Ah ! joli physique ! c’est tout à fait grec. Dire que depuis un mois je n’ai pas lu un vers, écouté une note, rêvé trois heures tranquille, vécu une minute ! Enfin, mon pauvre vieux, figure-toi que j’en suis vexé à ce point que, l’autre nuit, j’ai rêvé du Droit. J’en ai été humilié pour l’honneur des rêves. Je sue sang et eau, mais si je ne peux parvenir à trouver des cahiers d’Oudot, c’est foutu, je suis rejeté pour l’année prochaine. J’ai été voir hier passer des examens ; c’est, je crois, ce que j’ai de mieux à faire. Il me faudra aussi, moi, endosser bientôt ce harnais crasseux. Je me fous pas mal du Droit, pourvu que j’aie celui de fumer ma pipe et de regarder les nuages rouler au ciel, couché sur le dos et fermant à demi les yeux. C’est tout ce que je veux. Est-ce que j’ai envie de devenir fort, moi, d’être un grand homme, un homme connu dans un arrondissement, dans un département, dans trois provinces, un homme maigre, un homme qui digère mal ? Est-ce que j’ai de l’ambition, comme les décrotteurs qui aspirent à être bottiers, les cochers à devenir palefreniers, les valets à faire les maîtres, l’ambition d’être député ou ministre, décoré et conseiller municipal ? Tout cela me semble fort triste et m’allèche aussi peu qu’un dîner à 40 sous ou un discours humanitaire. Mais c’est la manie de tout le monde. Et ne fût-ce que par distinction et non par goût, par bon ton et non par penchant, il est bien maintenant de rester dans la foule et de laisser tout cela à la canaille, qui se pousse toujours en avant et court dans les rues. Nous, demeurons chez nous ; du haut de notre balcon regardons passer le public, et si parfois nous nous ennuyons trop fort, eh bien, crachons-lui sur la tête, et puis continuons à causer tranquillement et à contempler le soleil couchant à l’horizon. Bien le bonsoir. *** À SA SOEUR. Paris, 26 juillet 1842. Ta lettre de ce matin, mon bon Carolo, m’a fait beaucoup plus de plaisir encore que les autres, parce que M. T***, que j’ai vu hier, m’avait appris que tu avais été fatiguée d’une course un peu trop longue. Dieu merci, cette fatigue n’a été que passagère. Ménage-toi bien, ma chère enfant, pense toujours à ceux qui t’aiment et à toute la peine que nous cause la plus petite douleur pour toi. J’ai dîné hier chez M. T*** avec M. et Mme D***. Je me suis très bien conduit pendant tout le dîner (toujours distingué. dans ma tenue et dans mes manières, comme Murat). Mais le soir, voilà qu’on s’avise de parler de Louis-Philippe, et que je déblatère contre lui à propos du musée de Versailles. Figure-toi en effet que ce porc-là, trouvant qu’un tableau de Gros n’était pas assez grand pour remplir un panneau de muraille, a imaginé d’arracher un côté du cadre et de faire ajouter deux ou trois pieds de toile, peinte par un artiste quelconque. Je voudrais voir la mine de cet artiste-là. Donc M. et Mme D***, qui sont philippistes enragés, qui vont à la cour et qui conséquemment, comme Mme de Sévigné après avoir dansé avec Louis XIV, disent : quel grand roi, ont été très choqués de la manière dont je traitais celui-ci. Mais tu sais que plus j’indigne les bourgeois, plus je suis content. Ainsi j’ai été très satisfait de ma soirée. Ils m’auront sans doute pris pour un légitimiste, parce que je me suis également «gaudy» sur le compte des hommes de l’opposition. L’étude du Droit m’aigrit le caractère au plus haut point : je bougonne toujours, je rognonne, je maugrée, je grogne même contre moi-même et tout seul. Avant-hier soir j’aurais donné cent francs (que je n’avais pas) pour pouvoir administrer une pile [à] n’importe à qui. *** À ERNEST CHEVALIER. [Paris, 1er août 1842.] Pourquoi n’ai-je pas de tes nouvelles, mon père Ernest ? Voici bientôt trois semaines que je n’ai reçu de tes lettres. Mon voisin Coutil m’a dit que tu étais indisposé. À ce qu’il paraît que tu n’étais pas assez malade pour ne pas le lui dire, mais trop pour me le faire savoir. Je suis piqué, oh ! très piqué. J’espère que tu n’es pas encore mort et je mets sur les soins du barreau et les embarras débutants de ton éloquence un retard auquel je ne devais pas m’attendre, puisque je t’avais tant prié de m’égayer un peu. J’en aurais grand besoin : le Droit me met dans un état de castration morale étrange à concevoir. C’est étonnant comme j’ai l’usucapion de la bêtise, comme je jouis de l’usufruit de l’emmerdement, comme je possède le bâillement à titre onéreux, etc. Enfin bref, pour achever, j’en serai quitte dans vingt jours. C’est vers le 20 août que je passe mon examen. Reste à savoir si mes examinateurs seront doux (plaisanteries, farce, gaudriole, histoire de rire !). Je me couche, tous les jours à une heure du matin et après avoir pioché régulièrement depuis 7 heures du soir ; dans la journée, en effet, je suis plus ou moins dérangé. Le jeune Nion, que je vois très souvent, passe sa thèse dans quelques jours et Coutil son examen samedi prochain. Cré nom d’un coquin, quelle bosse je me foutrai en arrivant à Trouville ! Comme je m’y repaîtrai un peu de soleil, d’horizons larges ! Comme je humerai l’odeur des vagues et du varech, comme je me coucherai sur le sable ! Comme je digérerai sur le sable ! S’il fallait continuer plus longtemps le métier que je mène, j’en deviendrais féroce comme le chien de Montargis. Rien de nouveau à Paris. Sous prétexte du duc d’Orléans, on a travesti la cathédrale en domino noir, et on a planté sur ses deux respectables tours deux espèces d’étendards noirs supportés par des bâtons. Voilà le goût des hommes et ce qu’on appelle rendre les honneurs aux grands. Je serais bien humilié qu’à mon enterrement on fît de semblables bêtises. Adieu, écris-moi ; j’attends une lettre immédiatement, Je t’embrasse. *** À SA SOEUR. Paris, 5 août 1842. Ta lettre de ce matin m’a fait grand plaisir, mon bon raton, j’avais peur que tu ne fusses malade. Je serais bien aise que mon examen se passe, bien ou mal, n’importe, mais que j’en sois débarrassé. Pour peu que je continue, tu ne trouverais plus en moi qu’un résidu de Gustave. Il m’arrive de passer une journée sans avoir pensé au Garçon, sans avoir gueulé tout seul dans ma chambre pour me divertir, comme ça m’arrive tous les jours dans mon état normal. Du reste, ma santé est toujours excellente. Samedi prochain on me donnera jour définitif pour passer mon examen. Je vous l’écrirai aussitôt et vous saurez ainsi la date certaine de mon arrivée. Je grille, ma bonne Caroline, je grille, comme toi il y a deux mois, et, je crois, encore plus. J’aurais voulu être avec toi sur le «passager» pour voir les balles des Rouennais. Tu as dû observer bien des bêtises. As-tu ri quand tu as vu le cap de la mère Lambert sur le quai ? Avait-elle toujours des fourrures ? Mais ta vanité a dû être satisfaite en te baignant au Havre. Je suis sûr que tu nageais de la manière la plus poissonnière et que tu as fait pâlir tes rivales. Pour moi, je ne vais plus aux écoles de natation ; on y fait trop de tapage, on y pue trop et surtout ça coûte cher : un bain vous revient à près de 40 sols. Et juge si, par cette chaleur, c’est une privation pour moi. Je vais t’apprendre quelque chose d’assez risible : le père Tardif a demandé la croix (papa était bien informé). On la lui a refusée, il est indigné. De plus, pour montrer son attachement pour le gouvernement, il fait le deuil du duc d’Orléans, ainsi que Mme Tardif qui est toute en noir. Le père Guetier a-t-il poussé aussi loin l’amour de la famille royale ? Pour moi je suis également très fâché de cet accident. On en parle trop ; on ne parle que de ça. C’est à faire vomir les honnêtes gens. Puisque tu daignes approuver les choses spirituelles que je t’ai envoyées, en voici d’autres qui, je pense, exciteront un enthousiasme encore plus grand. Quels sont les Espagnols les moins généreux ? Ce sont les Navarrois, parce qu’ils vivent en Navarre. Quels sont les Suisses les plus étourdis ? Ce sont ceux qui sont à Uri. Adieu, vieux rat. *** À ERNEST CHEVALIER. [Trouville, 6 septembre 1842.] Il y a longtemps que je n’ai pris une plume, aussi la main me tremble-t-elle. J’ai les articulations des doigts raides ; on dirait un vieillard. Voici ma vie : je me lève à huit heures, je déjeune, je fume, je me baigne, je redéjeune, je fume, je m’étends au soleil, je dîne, je refume et je me recouche pour redîner, refumer, redéjeuner. Il m’ennuyait néanmoins de ne pas t’écrire et tu devais commencer à me trouver un paltoquet assez insipide. Enfin, aujourd’hui je m’y mets, n’ayant rien à te dire, sinon bonjour. Tu dois aller dans le Midi ; écris-moi souvent dans ton voyage. Je voudrais pouvoir le faire avec toi. Il y a deux ans, juste à cette époque-ci, je marchais sur l’herbe des Pyrénées, j’entendais la neige des glaciers craquer sous mes pas, la fumée des cascades me mouillait la figure. Si tu vas à Marseille, descends de ma part à l’Hôtel Richelieu, rue de la Darse. Je lis du Ronsard, du Rabelais, de l’Horace, mais peu et rarement, comme l’on fait de truffes. C’est de journaux, d’histoire et de philosophie que se compose pour presque tous la nourriture littéraire, de même que les bourgeois mangent journellement des pommes de terre frites, du bouilli, des haricots, des côtelettes de veau, le tout accompagné de cidre ou d’eau et de vin. Les gourmets de style, les becs fins, veulent de plus hautes épices, des sauces moins délayées, des vins plus hauts. Quel homme que ce Ronsard ! Pour ne pas en dire tant, lis-moi ça, vieil amateur : …Quand au lit nous serons Entrelasséz, nous ferons Les lascifs selon les guises Des amants qui librement Pratiquent folâtrement Dans les draps cent mignardises. Ce qui n’empêche pas que M. Oudot, professeur de Code civil, n’aime d’un amour furieux l’emphytéose et ne soit acharné pour les obligations. Ô usufruit ! ô servitude ! comme je vous emmerde présentement ! mais comme vous allez bientôt me re-emmerder. J’avais trouvé dans Montaigne une fort belle phrase sur les lois, dont je comptais faire une épigraphe à mon Code ; mais je l’ai perdue. Sur ce, bonsoir. Ma soeur va mieux. Mille choses à ta famille. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 21 octobre 1842.] Tu as bien raison d’appréhender les ennuis du retour. Il y a plus d’un pays à qui le proverbe castillan puisse être appliqué : «Qui ne l’a pas vu est aveugle ; qui l’a vu est ébloui.» J’ai éprouvé par moi-même ce que c’est que l’amour du soleil, pendant les longs crépuscules d’hiver. Je te souhaite qu’ils te soient plus légers qu’à moi ; le spleen occidental n’est pas facétieux ; crede ab experto. Quand reverrai-je la Méditerranée ? Envoie-lui de ma part tous les baisers que mon coeur contient. As-tu vu des palmiers à Toulon ? Réponds-moi de suite et donne-moi beaucoup de détails. Je t’écris ceci le dos tourné au feu, vêtu de laine, la pipe au bec et les fenêtres fermées ; il fait plus beau où tu es. Je voudrais être muletier en Andalousie, lazzarone de Naples, ou seulement conducteur de la diligence qui va de Nîmes à Marseille. Que ne suis-je dans la peau de l’un de ces bateliers qui vous conduisent de la Santé au Château d’If ! Les bourgeois vont en Italie. Je crois que Ch. Darcet est maintenant à Constantinople ! N’est-ce pas à faire crever ceux qui portent le Bosphore dans leur âme ! Juge du parallèle qui existe maintenant entre toi et moi. On donne aujourd’hui à la maison un grand dîner où les Crépet vont venir manger ! Quelle soirée d’artistes ! Heureusement que le père Orlowski va y être ! Ce sera le seul homme capable d’apprécier les bons mets et les bons vins dont on va régaler les pourceaux. Il est vrai que ce sont les cochons qui découvrent les truffes, mais ils ne les mangent pas. Je retourne à Paris dans une quinzaine de jours, vers le 10 novembre. À quelle époque y seras-tu ? Je vais tâcher d’y trouver un logement. J’y passerai tout l’hiver où je me divertirai à faire de la procédure. Mon examen au mois de décembre commencera cette réjouissante série d’embêtements. N’importe, nous fumerons ensemble quelques petites pipes, tâchant de nous rendre l’existence la moins lourde possible. Adieu, écris-moi, voyage bien [...], rappelle-toi qu’Arles est la ville des langues fourrées. Encore adieu. *** À SA SOEUR. Paris, 12 novembre 1842. J’ai enfin un logement et je viens d’acheter des meubles. Le logis est à l’entrée de la rue de l’Est et coûte 300 francs par an. Quand j’y serai installé, je vous en ferai une description complète qui vous ravira. Le prix des meubles est d’environ 200 francs. La largeur du lit de fer est de trois pieds sur six de long. On n’a plus qu’à m’envoyer les matelas, les couvertures, draps, flambeaux, etc. Le Sr Hamard m’a aidé beaucoup dans mes courses et il débattait les prix avec une manière admirable qui lui a valu, de la part des marchands, des compliments sur ses connaissances en mobilier. Herbert a sauté à mon cou avec de grands transports de joie et toute sa famille m’a parfaitement reçu. Je suis invité à dîner pour aujourd’hui, ce que j’ai accepté. Pourquoi ne dessines-tu pas, mon pauvre rat ? Est-ce que l’Art ne doit pas consoler de tout ? ce qui est facile à dire. Rappelle-toi l’arrière-boutique de Montaigne, que tu as admirée, et tâche de t’en faire une. Travaille, lis, dévore du Lingard ; le temps passera plus vite. Pour moi, dès mardi ou mercredi, je vais me mettre à piocher raide et j’espère en un mois avoir fini mon examen et retourner avec vous pour quelque temps. *** À SA SOEUR. Paris, 16 novembre 1842. Quand j'ai fini ma journée, et avant de me coucher, je vous donne à tous pour la nuit une bonne et dernière pensée. C'est ce que je fais maintenant. Dors-tu bien à cette heure-ci, mon bon rat ? Il me semble que je te vois couchée dans ton petit lit, les rideaux fermés, le poêle brûlant, et toi ronflant avec ta bonne mine sous ton bonnet. Quand tu étais couchée et malade, tu n'avais personne pour te lire, pour te faire des «Lugartin», des «Antony» et des «journalistes de Nevers». Dans trois semaines, tu me verras revenir, plus disposé que jamais à continuer tous mes rôles, car l'absence de mon public m'ennuie. Voici quelle est ma vie. Je me lève à 8 heures, je vais au cours, je rentre et je déjeune d'une manière très frugale ; je travaille jusqu'à 5 heures du soir, heure à laquelle je vais dîner ; avant 6 heures je suis de retour dans ma chambre, où je m'y divertis jusqu'à minuit ou une heure du matin. À peine si une fois par semaine je descends de l'autre côté de l'eau pour aller voir nos amis. J'ai trouvé tantôt la carte d'Henry Collier, capitaine de vaisseau de Sa Majesté Britannique, qui probablement s'ennuyait de ne pas me voir et était venu avec Herbert me faire une visite. J'irai chez eux vendredi. Henriette est toujours couchée dans son lit ou sur un canapé ; on lui apporte ses repas, elle ne se lève point. Le gros Vasse, qui n'est plus du tout gros, m'a invité à dîner pour jeudi. Je n'aurai qu'à traverser le Luxembourg, à tâcher de m'empiffrer, à sortir ensuite, allumer un cigare, et me retasser dans mon chenil. J'ai fait marché avec un gargotier du quartier pour qu'il me nourrisse. J'ai devant moi, et payés, trente dîners, si on peut appeler cela des dîners. Maman sera peut-être émerveillée de mon idée économique : elle n'est point gastronomique, mais commode et à bon marché. Je surpasse tous les amateurs du lieu en rapidité pour manger. J'y affecte un genre préoccupé, sombre et dégagé tout à la fois, qui me fait beaucoup rire quand je suis tout seul dans la rue. Le maître est pour moi plein d'égards : ma haute stature l'a prévenu en faveur de mon estomac. Tu me demandes si j'ai un fauteuil : je n'ai pour sièges que trois chaises et une manière de divan qui peut servir à la fois de coffre, de lit, de bibliothèque et d'endroit pour mettre les souliers. Je crois aussi qu'on pourrait en faire une loge à chien ou une écurie pour un poney. C'est le lit que je destine à mes parents quand ils viendront me voir. Je m'aperçois que j’ai dit une malhonnêteté en voulant dire quelque chose de spirituel et faire l'agréable. Dans toutes les comédies du monde, les fils inventent un tas de blagues pour carotter leur père, afin d'en soutirer de l'argent. Je n'ai aucune blague à inventer, mais j'ai besoin d'argent (de l'argent, toujours de l'argent, ils n'ont que ce mot-là à la bouche). Il me reste la somme de 36 francs et quelques centimes. Tu feras observer que j'ai payé mes meubles et qu'il m'a fallu encore acheter une infinité de choses, telles que pelles, pincettes, bois pour chauffer un homme comme moi, et que de plus je suis resté huit jours à l'hôtel, etc. Je prie donc papa de me dire où je peux aller toucher du blanc. *** À SA SOEUR. [Paris, fin novembre 1842.] Je m'attendais à une lettre de Rouen ce matin. Rien. J'aurais pourtant besoin de consolations et de doléances. J'ai passé récemment deux nuits à marcher de long en large. dans ma chambre, en me tenant les mâchoires, jurant, pestant et pleurant presque. Enfin hier matin j'ai été trouver le dentiste. Il m'a mis du nitrate d'argent sur une dent. J'irai le revoir dans quelques jours si je continue à souffrir. Tout ça est bien commode quand on a à travailler. Pendant que je souffre, je me dépite du temps que ça me fait perdre ; la douleur me reprend pendant que je suis en train et m'oblige d'interrompre. Avec ça je n'avance pas, je recule, j'ai tout à apprendre. Je ne sais où donner de la tête. J'ai envie d'envoyer promener l'École de Droit une bonne fois et ne plus remettre les pieds. Quelquefois il m'en prend des sueurs froides à crever. Nom de Dieu comme je m'amuse à Paris, et l'agréable vie de jeune homme que j'y mène ! Je ne vois personne, je ne vais nulle part. Hier je devais dîner chez M. Cloquet, mais je lui ai fait fiasco ; j'ai une répétition à huit heures du soir et ça me l'aurait fait manquer. Ce n'est rien que de souffrir des dents, et les larmes qui m'en viennent aux yeux dans les pires accès ne sont pas comparables aux spasmes atroces que me donne la charmante science que j'étudie. Quand, après avoir ainsi passé la journée partagée par ces deux sortes de plaisirs, cinq heures arrivent, je descends la rue de La Harpe et je vais dîner pour 30 sous avec du boeuf coriace, du vin aigre et de l'eau chauffée dans les carafes par le soleil. Après quoi je vais à ma répétition de droit et rentre dans mon éternelle chambre, pour recommencer de plus belle. Il me semble que je vis comme ça depuis vingt ans, que ça n'a pas eu de commencement et que ça n'aura jamais de fin. Je ne fume plus, à peine une pipe par jour. Ma seule distraction, c'est de temps à autre, de me lever de ma chaise et d'aller regarder et ranger mes bottes dans mon armoire. Que ne suis-je un cheval ! cheval de course, j'entends ; au moins il a un groom pour le soigner et de la paille jusqu'au ventre. Adieu, bon rat, je t'embrasse de toute la fureur dont je me mange le sang. *** À SA SOEUR. [Paris, décembre 1842.] Je suis tellement agacé qu'il faut que je me dilate un peu en vous écrivant. Je prends jour définitivement vendredi prochain. Je veux en finir le plus tôt possible parce que ça ne peut pas durer plus longtemps comme ça. Je finirais par tomber dans un état d'idiotisme ou de fureur. Ce soir, par exemple, je ressens simultanément ces deux agréables états d'esprit. Je rage tellement, je suis si impatient d'avoir passé mon examen, que j’en pleurerais. Je crois que je serais même content si j’étais refusé, tant la vie que je mène depuis six semaines me pèse sur les épaules. Il y a des jours pires que les autres. Hier, par exemple, il faisait un temps doux comme au mois de mai : j'ai eu toute la matinée une envie atroce de prendre une carriole et d'aller me promener à la campagne. Je pensais que, si j’avais été à Déville, je me serais mis sous la charreterie avec Néo et que j’aurais regardé la pluie tomber en fumant tranquillement ma pipe. Il ne faut pas songer à tout ce qui vient à l'esprit de bon et de doux quand on prépare un examen : je me reproche, comme temps perdu, toutes les fois que j’ouvre ma fenêtre pour regarder les étoiles (car il y a maintenant un beau clair de lune) et me distraire un peu. Figure-toi que, depuis que je t'ai quittée, je n'ai pas lu une ligne de français, pas six malheureux vers, pas une phrase honnête. Les Institutes sont écrites en latin et le Code civil est écrit en quelque chose d'encore moins français. Les messieurs qui l'ont rédigé n'ont pas beaucoup sacrifié aux Grâces. Ils ont fait quelque chose d'aussi sec, d'aussi dur, d'aussi puant et platement bourgeois que les bancs de bois de l'École où on va se durcir les fesses à en entendre l'explication. Les gens peu délicats en fait de confortable intellectuel trouvent peut-être qu'on n'y est pas mal ; mais pour les aristocrates comme moi, qui ont coutume d'asseoir leur imagination a des places plus ornées, plus riches, plus moelleuses surtout, c'est crânement désagréable et humiliant. «Il n'est rien si pleinement et si largement faultier que les loys, et cuyde que l'homme y a assez montré sa bestise, par leur inconstance, mutations et diversitez.» Pendant que je suis à m'éreinter sur les rentes, servitudes et autres facéties, toi, mon vieux rat, tu pianotes du Chopin, du Spohr, du Beethoven, ou bien tu mêles le bitume à la terre de Sienne et fais chier les vessies de blanc. Tu as une vie moins canaille que la mienne et qui sent plus son gentilhomme ! *** À SA SOEUR. [Paris, décembre 1842.] Tu n'es donc pas plus drue, mon bon rat ? et le plaisir de m'écrire ne peut te faire oublier tes douleurs ? puisque tu m'avoues à moi-même que tu en as à peine le coeur. Je vous préviens cependant d'une chose, toi et maman : c'est qu'il faut, pendant le séjour que je vais faire à Rouen, que vous soyez aimables, que vous ayez de bonnes figures. Le même avis peut être aussi adressé à la jeune Fargues. Souffrez tant que vous voudrez des reins, de la tête et des engelures ou des piqûres, peu m'importe ; mais faites en sorte de me rendre le logis agréable. De quelque manière que vous vous y preniez je serai toujours mieux qu'ici. Paris n'est pas un pays de Cocagne pour tout le monde et j'y mène une vie assez juridiquement sombre. La capitale, pour les bons provinciaux, est quelque chose de très amusant, remplie de cafés, de restaurants, de glaces, de spectacles et de becs de gaz qui éclairent beaucoup. On est vite fatigué de semblables merveilles. Pour ma part, j'en suis tanné. Puisque ce mot tanné vient de couler sur mon papier, sais-tu, vieux Carolo, dans quelle ville une femme qui voyage est la plus ennuyeuse ? C'est quand elle est à Nantes. Je respire un peu plus maintenant et je regarde mon affaire comme à peu près bâclée. Je suis joyeux, facétieux ; je grille de monter dans la diligence ; je me vois arrivant à Rouen le mardi matin, montant l'escalier en courant, gueulant et vous embrassant. Je pousse de temps en temps quelques rires du «Garçon» pour me distraire et je fais «le père Couillère» en me regardant dans la glace. Un peu de vacances avec vous me fera un grand bien, sous tous les rapports. On me trouve généralement maigri et mauvaise mine, ce qui ne m'étonne pas beaucoup, vu que, depuis que papa est parti, je me couche régulièrement à 3 heures du matin et me lève à 8 heures et demie. Mercredi dernier, je ne me suis point couché, par farce. Néanmoins je me porte bien et j'ai bon appétit. Je suis par exemple toujours crispé et prêt à donner une calotte et deux ou trois coups de pied à propos de rien, au premier homme qui passe. Bref, si je ne suis pas reçu, personne ne peut se vanter de l’être, car je crois savoir ma première année de Droit aussi bien que qui que ce soit. On a fait le portrait d'Henriette à la miniature pour l'envoyer à son frère aîné. Il est assez joli et ressemblant. On commence maintenant celui de Gertrude et d'Henriette ensemble. Elles voulaient à toute force que je fasse aussi faire le mien afin de vous l'envoyer. J'ai résisté à cette ridicule action qu'elles voulaient m'imposer, et j'ai bien fait. À ce seul mot de portrait, une sueur froide m'a glacé le dos comme cent articles du Code civil. Elles sont toutes dans les arts. Adeline moule avec du mastic, et Gertrude fait le portrait de la cuisinière. On a expulsé le chien du salon ; il pissait trop et trop souvent. *** À SA SOEUR. [Paris, fin janvier 1843 ?] Bonjour, vieux rat. Il paraît que la petite santé est bonne, et que tu commences à prendre une bonne constitution. Soigne-toi toujours bien afin que, dans un mois, quand j'irai à Rouen, je te trouve plus florissante et plus gaillarde que jamais. Si tu continues à bien aller, comme nous nous en donnerons cet été, à Trouville ! Tu sais que dès le mois de juin je prends mes vacances. Dieu veuille qu'elles soient aussi bonnes que je compte les faire longues. Tu me demandes des nouvelles sur les Collier ; il y a longtemps que je n'ai été les voir. Il me faut, pour y aller, une grande heure et autant pour revenir, ce qui fait bien deux belles lieues et demie sur le pavé. Quand il pleut et qu'il y a de la boue, ce n'est pas tenable. Mes moyens ne me permettant pas de prendre un cabriolet et mes goûts un omnibus. Je n'y vais qu'à pied, et quand il fait sec. Jeudi dernier j'ai vu Gertrude chez Madame Pradier ; Achille te l'a dit, mais elle s'en est allée comme nous arrivions. Tu t'attends à des détails sur Victor Hugo. Que veux-tu que je t'en dise ? C'est un homme comme un autre, d'une figure assez laide et d'un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, a l'air de s'observer et de ne vouloir rien lâcher ; il est très poli et un peu guindé. J'aime beaucoup le son de sa voix. J'ai pris plaisir à le contempler de près ; je l'ai regardé avec étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamants royaux, réfléchissant à tout ce qui était sorti de cet homme assis alors à côté de moi sur une petite chaise, et fixant ses yeux sur sa main droite qui a écrit tant de belles choses. C'était là pourtant l'homme qui m'a le plus fait battre le coeur depuis que je suis né, et celui peut-être que j'aimais le mieux de tous ceux que je ne connais pas. On a parlé de supplices, de vengeances, de voleurs, etc. C'est le grand homme et moi qui avons le plus causé ; je ne me souviens plus si j'ai dit des choses bonnes ou bêtes, mais j'en ai dit d'assez nombreuses. Comme tu vois, je vais assez souvent chez les Pradier ; c'est une maison que j'aime beaucoup, où l'on n'est pas gêné et qui est tout à fait dans mon genre. *** À ERNEST CHEVALIER. [Paris, 10 février 1843.] Quand on t'écrit, on ne sait jamais à qui on a affaire, si c'est à un mort ou à un vivant, à un gaillard en bonne santé ou à un valétudinaire, ce qui embarrasse grandement l'auteur sur le genre à prendre de son style. Il est en effet peu convenable d’envoyer des doléances à un homme qui se porte bien, ou des plaisanteries, gaillardises et facéties à un pauvre bougre qui ne prend que des lavements et des bouillons, qui ribote avec de la tisane et bamboche avec le clysoir. La dernière fois que j’ai reçu une lettre de toi, la fin était de ta mère : ta faible main n’avait pu aller plus loin. Oh jeune homme ! que tu as besoin de lait d’ânesse ! Et moi, je suis un fameux mulet, mulet à grelots, mulet à housse et à pompons, mulet à longues oreilles, mulet ferré et portant un poids qui ne me rend pas si fier que si c’était l’argent de la gabelle. C’est l’École de Droit que j’ai sur les épaules. Tu trouveras peut-être la métaphore ambitieuse ; il est vrai que si je la portais sur mes épaules, je me roulerais bien vite par terre pour briser mon fardeau. J’ai revu Paris puisque j’y suis arrivé d’hier matin. Ô ! la belle ville et la jolie chose que d’y être étudiant ! Comme on s’amuse tout seul dans sa chambre avec Ducaurroy, Lagrange et Boueux, et les ombres de Delvincourt, Boitard, etc. De l’autre côté de l’eau, il y a une jeunesse à trente mille francs par an qui va en voiture, dans sa voiture. L’étudiant va à pied ou en mylord, où l’on se mouille tout le corps, si ce n’est les pieds, quand il fait de la neige comme aujourd’hui. La jeunesse de là-bas va tous les soirs à l’Opéra, aux Italiens, elle va en soirée, elle sourit à de jolies femmes, qui nous feraient mettre à la porte par leurs portiers si nous nous avisions de nous montrer chez elles avec nos redingotes grasses, nos habits noirs d’il y a trois ans et nos guêtres élégantes. Leurs habits de tous les jours, à eux, ce sont nos habits des fêtes et des dimanches. Ceux-là vont dîner au Rocher de Cancale et au Café de Paris ; le joyeux étudiant se repaît pour 35 sous chez Barilhaut. Ils font l’amour avec des marquises ou avec des catins de prince ; ce farceur d’étudiant aime des demoiselles de boutique qui ont des engelures aux mains [...], car le pauvre diable a des sens comme un autre, mais pas trop souvent, comme moi, par exemple ; parce que ça coûte de l’argent, et que quand il a payé son tailleur, son bottier, son propriétaire, son libraire, l’École de Droit, son portier, son cafetier, son restaurant, il faut qu’il s’achète des bottes, une redingote, des livres, qu’il paye une inscription, qu’il paye un terme, qu’il achète bientôt du tabac, et il ne lui reste plus rien, il a l’esprit tracassé. N’importe, c’est amusant comme tout de faire son Droit à Paris. Comme c’est bien mon opinion, je vais me coucher immédiatement. Adieu, mon vieux. Réponds-moi. Bien des choses à tes bons parents. *** À ERNEST CHEVALIER. [Paris, 11 mars 1843.] À mon retour de Rouen, j’ai enfin trouvé une lettre de toi. Je commençais à désespérer d’en avoir et j’avais envie de te faire mettre dans les petites affiches pour savoir ce que tu étais devenu. Voilà le beau temps maintenant ; il doit faire bon se promener en barque aux Andelys, sur la Seine. On emporterait avec soi de quoi boire et fumer, on se coucherait le dos au fond du canot et on regarderait le ciel... Va t’en voir Jean S’ils y viennent (bis) Avant un mois, il va falloir songer à un autre examen. C’est comme des coups sur une enclume ; quand un cesse, l’autre reprend. C’est moi qui fais l’enclume. Depuis le mois de janvier je vis assez tranquille, ayant l’air de faire du grec, tirant çà et là quelques lignes de latin pour ne pas lire de français, disant que je vais à l’École de Droit et n’y foutant pas les pieds, fumant beaucoup, dormant très bien, dînant volontiers en ville, surtout chez les gens qui me reçoivent bien, faisant de la littérature et de l’art à toute heure du jour et de la nuit, bâillant, doutant, niaisant et fantastiquant. L’été que je vais passer dans le Code et dans la procédure m’épouvante déjà. J’aimerais autant le passer en Espagne ou en Italie, ou même à Rouen, ma stupide patrie. J’aurais au moins Fessart, qui est un des meilleurs nageurs du monde, et qui sait absorber le rhum et l’anisette autant qu’homme de France. Je trouve que tout s’est arrangé pour le mieux afin que j’enrage : à l’époque où il fait beau, où il fait bon fumer sa petite pipe à l’ombre, sous les noyers ou sous les saules, où le soir il est doux de rester jusqu’à minuit à sa fenêtre à regarder les étoiles et le bleu du ciel, je me livrerai aux limpidités du contrat de mariage, aux douceurs de l’hypothèque, aux clartés de la vente ! Merde ! La présente me quitte en bonne santé ; je vous désire qu’elle vous trouve pareillement. Cette fin m’a été fournie par mon honorable ami le baron Maxime Du Camp, ci-présent pendant que je t’écris cette belle lettre et qui m’empêche de la finir. Il fait du reste tout aussi bien, car je n’ai plus rien à te dire. Mais toi, jeune homme, qui te livre au soulas dans ta province de Vexin, envoie-moi quelque chose. Addio. *** À SA SOEUR. [Paris, fin mars 1843.] Toi, mon vieux rat, m’ennuyer ? Allons donc ! Tu badines, tu plaisantes. Dis plutôt que tu t’ennuyais de m’écrire, et non pas que tu t’es arrêtée dans la crainte de m’ennuyer. Tu sais bien que plus tes lettres sont longues, plus je les aime. Il me semble qu’il y a longtemps que je ne t’ai vue et j’ai bien besoin de t’embrasser. Il y a trois semaines que j’ai quitté Rouen. Dans quinze jours, le jour des Rameaux, vous me verrez arriver. Je resterai jusqu’au 22 avril, époque à laquelle je retournerai bien vite à Paris pour bâcler mon examen, qui commence à me talonner. Vous ne me reverrez plus alors qu’au mois de juin, pendant trois ou quatre jours. J’ai été au Rond-Point mardi. Henriette avait une grande robe rose qui la rendait plus jolie et plus gracieuse encore que de coutume. Elle est toujours la même et d’une humeur égale, tandis que Gertrude a toujours du nouveau à vous apprendre. Elle aime beaucoup la famille royale et a été désolée de la mort du duc d’Orléans. Les Collier à ce sujet se sont aperçus à Trouville que nous n’aimions pas beaucoup la dynastie régnante, et cela parce que maman ne paraissait pas très affectée de la descente chez Pluton du prince royal. Darcet pioche comme un enragé pour le concours du bureau central. Mais il se fera probablement enfoncer. Il juge à propos, pour se rendre fort dans la discussion, de lire Spinoza, Descartes et beaucoup d’honnêtes gens de cette trempe, qu’il n’entend guère, comme il est très facile de s’en convaincre quand on a la moindre idée de la philosophie. Entre nous soit dit, il y patauge un peu. Je suis invité pour samedi prochain à un grand souper annuel chez mon ami Maurice. J’ai accepté ; ça me remettra un peu les nerfs. Dialogue (passé il y a une heure) : Moi, MA PORTIÈRE. (J’entends du bruit.) LA PORTIÈRE (de dedans l’antichambre). – C’est moi, Monsieur, ne vous dérangez pas. (La portière ouvre la porte. Ordinairement ce sont les portières qui s’ouvrent.) Je vous apporte des allumettes, Monsieur, car vous en avez besoin. Moi. – Oui. LA PORTIÈRE. – Monsieur en brûle beaucoup. Monsieur travaille tant ! Ah ! comme Monsieur travaille ! Je ne pourrais en faire autant, moi qui vous parle. Moi. – Oui. LA PORTIÈRE. – Monsieur va bientôt s’en aller cheux lui. Vous avez raison. Moi. – Oui. LA PORTIÈRE. – Ça vous fera du bien de prendre un peu l’air, car depuis que vous êtes ici, bien sûr, bien sûr... Moi (avec intention). – Oui. LA PORTIÈRE (élevant la voix). – Vos parents doivent être contents d’avoir un fils comme vous (c’est son idée fixe, car elle l’a déjà dit à Hamard). Moi. – Oui. LA PORTIÈRE. – C’est que, voyez-vous, rien ne contente plus les parents comme de voir leurs enfants bien travailler. Eh bien ! quand je vois Alphonsine à l’ouvrage, y a rien qui me fasse plaisir comme ça. Veux-tu bien travailler, veux-tu bien travailler, que je lui dis comme ça tous les jours, vilaine paresseuse ! Veux-tu pas rester comme ça à ne rien faire ! Mais je vais vous dire, elle est un peu molle, cette pauvre Alphonsine. Oui, elle a maintenant un petit bobo ; ça l’empêche de coudre. Elle n’a pas tant de mal que moi, allez. Oui, quand j’étais jeune, j’avais les traits plus fins qu’elle. Oh ! oui, voui, elle n’a pas les traits aussi fins que moi, c’est ce que je lui dis tous les jours Alphonsine, t’as pas les traits aussi fins que moi. Mais vous, c’est pas ça, Monsieur ; c’est la tête qui travaille ; c’est la mémoire qui faut. Bien sûr que oui, vous aurez besoin de prendre l’air. Je ne l’écoutais plus qu’elle parlait encore. Ah ! rat, mon bon rat, mon vieux rat, ayez soin d’avoir de bonnes joues pour l’autre semaine, j’ai faim de vous les embrasser. C’est moi qui m’en donnerai ! Décidément, quand j’y pense, je ne pourrai pas m’empêcher de te faire un peu de mal, comme les fois où mes gros baisers de nourrice font tant de bruit que maman dit : «Mais laisse-là cette pauvre fille !» et que toi-même, harassée et me repoussant avec les deux mains, tu dis : «Ah ! bonhomme !» En attendant, voilà le jour qui baisse ; je n’y vois presque plus. C’est encore un de moins. Je m’en vais fermer ma lettre, la mettre à la poste, dîner et m’en revenir à l’usufruit, que je repasse et repasse toujours ; mais ça me surpasse. *** À SA SOEUR. [Paris, fin avril 1843.] Comme je m’ennuie de toi, mon pauvre rat ! Il me semble qu’il y a quinze jours que je vous ai quittés. Le temps aussi est d’une tristesse affreuse ; il a neigé toute la journée, je suis maintenant tout seul à penser à vous et à me figurer ce que vous faites. Vous êtes là tous rangés au coin du feu, où moi seul je manque. On joue aux dominos, on crie, on rit, on est tous ensemble, tandis que je suis ici comme un imbécile, les deux coudes sur ma table, à ne savoir que faire. Le mois qui s’est écoulé a été si bon que j’y pense toujours et je désire qu’il en vienne bien vite de pareils. Je m’étais refait à la maison ; je m’étais si bien habitué de nouveau à t’embrasser quand je voulais, à être avec mon pauvre rat à toute minute, que la privation de tout ça me semble plus dure que jamais. J’ai revu aujourd’hui les éternelles rues de mon quartier et la mine de ces trottoirs sur lesquels je passe deux ou trois fois par jour ; j’ai retrouvé sur ma table les bienheureux livres de Droit que j’y avais laissés. J’aime bien mieux ma vieille chambre de Rouen, où j’ai passé des heures si tranquilles et si douces, quand j’entendais autour de moi toute la maison remuer, quand tu venais à quatre heures pour faire de l’histoire ou de l’anglais, et qu’au lieu d’histoire ou d’anglais tu causais avec moi jusqu’au dîner. Pour qu’on se plaise quelque part, il faut qu’on y vive depuis longtemps. Ce n’est pas en un jour qu’on échauffe son nid et qu’on s’y trouve bien. Dans la journée ça va encore ; mais c’est le soir, quand je suis rentré et que je me trouve dans cette chambre vide, que je pense à Rouen. Réponds-moi tout de suite, mon pauvre rat. Dis-moi comment tu vas, si tu n’as point souffert, etc. Dessine, peins, pianote, tâche de passer le temps à ton goût, et, quoique tu dises que tu n’aimes pas écrire, écris-moi de longues lettres. *** À SA SOEUR. Paris, 11 mai 1843. Si tu crois à lire mes lettres que je ne m’ennuie pas, mon pauvre rat, tu te trompes on ne peut plus. Quand je pense à vous et que je vous écris, je m’égaye le plus possible, et d’ailleurs je suis agacé, si embêté, si furieux, que souvent je suis obligé de me battre les flancs pour ne pas me laisser tomber de découragement. Je me remonte le moral, comme on dit, et j’ai besoin de me le remonter à chaque minute. Si tu avais une idée de la vie que je mène, tu le concevrais sans peine. Montaigne, mon vieux Montaigne disait : «Il nous faut abestir pour nous assagir.» Je suis toujours si abesti que cela peut passer pour sagesse et même pour vertu. Quelquefois, j’ai envie de donner des coups de poing à ma table et de faire tout voler en éclats ; puis, quand l’accès est passé, je m’aperçois à ma pendule que j’ai perdu une demi-heure en jérémiades, et je me remets à noircir du papier et à tourner des pages avec plus de vitesse que jamais. Le soir arrive, je m’en vais m’attabler au fond d’un restaurant, tout seul et la mine renfrognée, en pensant à la bonne table de famille, entourée de figures amies et où l’on est chez soi, dans soi, où l’on mange de bon coeur, où l’on rit tout haut. Après quoi je rentre, je ferme mes volets pour que le jour ne me blesse pas les yeux, et je me couche. J’ai pourtant maintenant une grande consolation. C’est un bocal d’excellent tabac turc que m’a donné M. Cloquet et qui me sert à charmer mes loisirs. Paris n’est pas plus favorisé que Rouen sous le rapport du chemin de fer et, si tu t’ennuies d’en entendre parler, tu es tout à fait comme moi. Il est impossible d’entrer n’importe où sans qu’on entende des gens qui disent : Ah ! je m’en vais à Rouen ! Je viens de Rouen ! irez-vous à Rouen ? Jamais la capitale de la Neustrie n’avait fait tant de bruit à Lutèce ; on en est tanné. Je te prierai, mon bon rat, de changer un peu votre manière de m’envoyer vos lettres, Celle que j’ai reçue ce matin était datée de mardi. C’est deux bons jours de vieillesse qu’elle avait sur le dos. Il est étonnant que, «maintenant qu’il y a le chemin de fer» et que c’est si commode pour aller à Paris, car on peut y aller dîner et revenir le soir pour se coucher ; ah ! vraiment, c’est une chose incroyable ! etc. «et que, conséquemment, les «voies de communication» sont si rapides, je reçoive des nouvelles de vous comme si vous habitiez au fond de la Basse-Bretagne. Tâchez de vous arranger autrement. Que fais-tu dans la maison de campagne, ma chère Carolo ! y peinturelures-tu ? y pianotes-tu raide ? Vas-tu dans le bosquet avec Néo, miss Jane et maman, un livre et de l’ouvrage dans ton tablier, t’asseoir sur un banc ? Quel beau soleil il fait ! Comme je voudrais être avec vous ! Mais je pioche comme un enragé et, d’ici au mois d’août, je serai dans un état de fureur permanente. Il m’en prend quelquefois des crispations et je me démène avec mes livres et mes notes comme si j’avais la danse de saint Guy, patron des tailleurs. Je n’ai pas vu les Collier, car je ne descends plus de mon antre qu’une fois par semaine ; j’ai en effet l’air d’une bête plus ou moins fauve. Donc je n’ai pas grande nouvelle à t’annoncer, ou, pour mieux dire, je ne sais rien du tout. Adieu, vieux rat, vieux coquin de rat. *** À SA SOEUR. [Paris, 16 mai 1843.] Je te remercie bien, mon bon rat, de la lettre que tu m’as envoyée hier ; elle était gentille et spirituelle comme toi, abondante en traits d’esprit que j’ai appris par coeur, et que je donnerai à la première occasion comme étant de moi. Il paraît que les Maupassant sont toujours en belle humeur, et que les facéties découlent mieux que jamais de leurs lèvres. Je regrette de n’avoir pas assisté au déjeuner où ils en ont tant dit ; j’aurais fait ma partie. J’ai été hier chez les Collier ; Gertrude avait commencé une lettre pour toi. Elle ne sort pas des bals ; c’est un devoir pour elle de n’en pas manquer un seul. Courage, mon vieux rat, pour samedi prochain. Allons, de l’aplomb, nom d’un tonnerre ! Là, un, deux, un, deux, pas trop vite ! ferme les trilles ! brrr les petites gammes ! ne perdons pas la tête ! Puisque tu fais de la géométrie et de la trigonométrie, je vais te donner un problème : Un navire est en mer, il est parti de Boston chargé de coton, il jauge 200 tonneaux ; il fait voile vers le Havre, le grand mât est cassé, il y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagers sont au nombre de douze, le vent souffle N-E-E, l’horloge marque 3 heures un quart d’après-midi, on est au mois de mai... On demande l’âge du capitaine ? *** À SA SOEUR. Paris, juin 1843. Cette lettre vous parviendra par l’ami Florimont, qui est chargé de la porter. Il s’embarque pour la Neustrie non sans peur, car Beautot est là qui le menace et il a une venette horrible d’être obligé d’y subir une journée. Quant à moi, je ne demanderais pas mieux que d’aller même à Beautot, tant je suis embêté du lieu où je suis. L’univers est grand, et le voyageur en est le vrai roi. Que ne suis-je voyageur ! Il y a sur la terre des mers énormes et des forêts vierges, des déserts à lasser le pied des chevaux, des horizons sans fin, des vallées profondes, des plaines qui n’en finissent. On peut aller partout là ; eh bien, non ! Il existe aussi sur la terre un petit point restreint qu’on appelle Paris, et dans ce point une autre imperceptibilité qui est l’École de Droit. C’est justement là qu’il me faut vivre, c’est là que je suis à me durcir les fesses sur des bancs de bois et à endurer un professeur qui fait tomber sur vos épaules sa parole de plomb, ou d’airain, comme on voudra. Je vais bien encore au cours, mais je n’écoute plus ; c’est du temps perdu. J’en ai trop, j’en suis saoul. J’admire les gaillards qui sont là patiemment à prendre des notes et qui ne sentent pas des bouillonnements de rage et d’ennui leur monter à la tête. Quand j’ai avalé deux cours de suite, ce qui m’arrive souvent, juge dans quel état je dois être. La haine que je porte à la science découle, je crois, sur ceux qui l’enseignent, à moins que ce ne soit le contraire ; et si j’avais le pouvoir absolu, à coup sûr j’enverrais M. Oudot et compagnie travailler aux fortifications, à grands renforts de coups de pied. En attendant je travaille comme un désespéré pour passer mon examen le plus tôt et le plus infailliblement possible. Mais celui qui pourrait me voir quand je suis seul à m’inoculer tout le français du Code civil dans le cerveau et à savourer la poésie du Code de procédure, celui-là pourrait se vanter d’avoir vu quelque chose de lamentablement grotesque. Nom d’un nom ! j’aime mieux faire le «journaliste de Nevers» ou le «père Couillère», parole d’honneur ! Quand je pense à vous autres, au moins, quelque chose de bon et de doux me ranime et me rafraîchit, mille tendresses gaies me reviennent au coeur, et je vais de l’une à l’autre, vous regardant tous d’ici, aller, venir, parler, avec le son de votre voix, vous lever et vous asseoir dans vos habits que je connais. Ici, par exemple, mon bon raton, j’ai dans les oreilles ton rire sonore et doux, ce rire pour lequel je me ferais crever en bouffonneries, pour lequel je donnerais jusqu’à ma dernière facétie, jusqu’à ma dernière goutte de salive. Si bien que seul, parfois, dans ma chambre, je fais des grimaces dans la glace ou pousse le cri du «Garçon», comme si tu étais là pour me voir et m’admirer ; car je m’ennuie bien de mon public. *** À SA SOEUR. Paris, [juillet] 1843. Je suis bien aise, vieux biquet, que les deux courses que tu as faites à la Neuville ne t’aient pas fatiguée. Ça donne bon espoir pour le voyage. Ménage-toi d’ici là, chère enfant ; reste couchée tard et soigne bien la pauvre fille de ta mère. Si vous m’avez regretté samedi et dimanche dernier, vous n’étiez pas les seules et je ne me suis pas précisément amusé. Ah ! qu’il est temps que tout cela finisse ! Je crois que, quand même je serais refusé, j’en serais content, car au moins j’en serais débarrassé. Je prie maman de ne pas engager M. Getillat à solliciter pour moi auprès des messieurs qui peuvent être de sa connaissance. J’en serais fort humilié et tous ces tripotages-là ne sont pas de mon genre. Passe encore de se faire recommander par les amis ; mais par des dames, c’est un peu canaille, un peu trop pour moi. D’ailleurs les hommes comme moi ne sont pas faits pour être refusés à des examens. Je tâche de me remonter le toupet et de faire le crâne ; néanmoins je ne suis pas raide. Peut-être est-ce un excès de modestie ? L’ami Hamard a passé vingt-quatre heures en prison pour n’avoir pas voulu monter la garde. J’ai été le voir. Il pourrissait sur la paille humide des cachots et étudiait les lois dans ce séjour où l’on met ceux qui y contreviennent. Il passe son examen dans quelques jours et file après pour les Pyrénées. *** À SA SOEUR. Paris, [août] 1843. Le marquis de Saint-Andrieux a dû vous aller donner de mes nouvelles hier. Il vous aura dit sans doute que je me portais bien, que j’avais bonne mine, etc. Mais il n’a pas pu vous dire, car cela est impossible, combien je suis embêté, vexé, irrité, tanné. S’il fallait que mon examen, au lieu d’avoir lieu dans la semaine, ne se passât seulement que dans deux mois, je crois que je l’enverrais bouler. Je commence en effet à être fourbu. Définitivement, c’est trop d’embêtement pour un homme seul. Si, par malheur, j’étais refusé, je te jure bien, ma parole d’honneur, que je n’en ferais pas plus pour la seconde fois et que je me présenterais toujours avec ce que je sais jusqu’a ce qu’on m’admette. J’ai commencé à étudier mon examen avec trop de détails, de sorte que maintenant j’en suis encombré. Joins à ça que mes maux de dents me reprennent de plus belle. Jeudi j’ai souffert toute la soirée de façon à m’empêcher de travailler, et la nuit de façon à m’empêcher de dormir. Autre agacement : M. Bonhomme, menuisier, mon voisin, juge à propos de venir tous les jours limer ses scies sur le trottoir qui est en face de moi, ce qui fait une musique très agréable. Il y a de quoi en avoir le rire sardonique et satanique. Ô combien j’envie l’heureux Narcisse qui, loin des cités, fane en paix la luzerne dans les champs paternels, et qui boit le cidre sous les pommiers avec une innocence digne de l’âge d’or. Il méprise tout examen, et le Code civil n’est pour lui qu’un livre comme un autre, c’est-à-dire un livre qu’on ne lit pas. Tu me demandes des nouvelles d’Henriette, cher rat ; je n’en ai pas et je ne suis pas prêt à t’en donner. Les Collier sont maintenant à Chaillot ; c’est derrière le bois de Boulogne. Je n’ai pas le temps d’y aller souvent. Gertrude m’a écrit pour me donner son adresse et me dire qu’Henriette allait mieux. L’opinion de M. Cloquet, c’est qu’elle est très malade ; voilà tout ce qu’il m’en a dit. Elles lui ont plu extrêmement ; il les trouve charmantes. Herbert n’est pas venu me voir ; il a peur de se perdre dans Paris. Mais je l’ai vu chez sa mère ; il n’est pas changé et m’a dit comme par le passé : «Arthémise, la brosse, la brosse. Bonjour, voisin.» Si tu savais, vieux rat, combien je pense à cette bienheureuse fin du mois d’août, et à la manière dont je me précipiterai hors l’École de Droit quand je serai reçu ! quelles bêtises je dirai et je ferai dans la voiture avec toi ! quelles grimaces et quelles bouffonneries ! je te promets un rire comme tu n’en as jamais entendu. *** À ERNEST CHEVALIER. [Nogent, 2 septembre 1843.] Ah ! sans la pipe, la vie serait aride, sans le cigare elle serait incolore, sans la chique elle serait intolérable ! Les imbéciles vous disent toujours : «Singulier plaisir, tout s’en va en fumée !» Comme si tout ce qu’il y a de plus beau ne s’en allait pas en fumée ! et la gloire, et l’amour ? et les rêves, où vont-ils, où vont-ils, mes amis ? Dites-moi donc si les plus beaux spasmes des adolescents, les plus larges baisers des Italiennes, si les plus grands coups d’épée des héros ont laissé autre chose dans le monde que n’en a laissé ma dernière pipe. Il faut convenir que les gens braves sont grotesques et que le peu d’éléments comiques que possède le siècle vient encore d’eux. Il n’y a pas pour moi de prêtre à l’autel, d’âne chargé de fumier, de poète hérissé de métaphores ni de femme honnête, qui me semble aussi comique qu’un homme sérieux. Je disais donc que je fumais ; j’ajoute que je lis un peu de Ronsard, de mon grand et beau Ronsard, pour lequel je ne suis pas le seul qui nourrisse une religion particulière. Singulière chose que la renommée. Quand je pense qu’un pédant comme Malherbe et un pisse-froid comme Boileau ont effacé cet homme-là et que le Français, ce peuple spirituel, est encore de leur avis ! ô goût, ô porcs, porcs en habit, porcs à deux pattes et à paletot ! Je te disais donc que je lisais du Ronsard, et puis, après, qu’est-ce que je fais encore ? Eh bien, je me baigne dans la Seine, hélas ! au lieu de la mer, dans un endroit qu’on appelle le Livon et sous une chute qu’il y a là, près d’un moulin. Je vais aller ces jours-ci dans la campagne faire quelques excursions, et puis, dans huit jours, je crois, nous repartons pour Rouen, ancienne capitale de la Normandie, chef-lieu du département de la Seine-Inférieure, ville importante par ses manufactures, patrie de Duguernay, de Carbonnier, de Corneille, de Jouvenet, de Hégouay, portier du collège, de Fontenelle, de Géricault, de Crépet père et fils ; il s’y fait un grand commerce de cotons filés ; elle a de belles églises et des habitants stupides. Je l’exècre, je la hais, j’attire sur elle toutes les imprécations du ciel, parce qu’elle m’a vu naître. Malheur aux murs qui m’ont abrité, aux bourgeois qui m’ont connu moutard, et aux pavés où j’ai commencé à me durcir les talons ! Ô Attila ! quand reviendras-tu, aimable humanitaire, avec quatre cent mille cavaliers, pour incendier cette belle France, pays des dessous de pieds et des bretelles ? Et commence je te prie par Paris d’abord, et par Rouen en même temps. Adieu, vieux troubadour. *** À ERNEST CHEVALIER. [Fin janvier, début février 1844.] Mon vieil Ernest, tu as manqué, sans t’en douter, faire le deuil de l’honnête homme qui t’écrit ces lignes. Oui, l’ancien ; oui, jeune homme ; j’ai failli aller voir Pluton, Rhadamante et Minos. Je suis encore au lit, avec un séton dans le cou, ce qui est un hausse-col moins pliant encore que celui d’un officier de la garde nationale, avec force pilules, tisanes, et surtout avec ce spectre, mille fois pire que toutes les maladies du monde, qu’on appelle régime. Sache donc, cher ami, que j’ai eu une congestion au cerveau, qui est à dire comme une attaque d’apoplexie en miniature, avec accompagnement de maux de nerfs que je garde encore parce que c’est bon genre. J’ai manqué péter dans les mains de ma famille (où j’étais venu passer deux ou trois jours pour me remettre des scènes horribles dont j’avais été témoin chez H***). On m’a fait trois saignées en même temps et enfin j’ai rouvert l’oeil. Mon père veut me garder ici longtemps et me soigner avec attention, quoique le moral soit bon, parce que je ne sais pas ce que c’est que d’être troublé. Je suis dans un foutu état ; à la moindre sensation, tous mes nerfs tressaillent comme des cordes à violon, mes genoux, mes épaules et mon ventre tremblent comme la feuille. Enfin, c’est là la vie, sic est vita, such is live. Il est probable que je ne suis pas près de retourner à Paris, si ce n’est peut-être deux ou trois jours vers le mois d’avril, pour donner congé à mon propriétaire et régler quelques petites affaires. On me fera prendre de bonne heure cette année l’air de la mer, on me fera faire beaucoup d’exercice et surtout beaucoup de calme. Je dois joliment t’embêter, n’est-ce pas, avec le récit de mes douleurs ; mais que veux-tu ? si j’ai déjà les maladies des vieillards, il me sera bien permis de radoter comme eux. Et toi, que deviens-tu ? Comment ça va ? Comment roules-tu ta bosse dans la nouvelle Athènes ? Écris-moi. Quand tu viendras aux Andelys, n’oublie pas de pousser jusqu’à Rouen. Adieu, mille compliments aux amis, aux sieurs Dumont et Coutil. Adieu, vieux. Jeudi matin. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen, 9 février 1844.] Nos deux lettres se sont croisées, mon bonhomme. Tu m’en envoyais une assez facétieuse, qui m’a fait rire et m’a déplissé le front ; tu en as reçu une de moi qui t’aura fait de la peine et t’aura fait dire des sacré nom de Dieu. Ton brave oncle Motte est venu ici savoir de mes nouvelles, et sans doute qu’il t’en aura donné. Oui, mon vieux, j’ai un séton qui coule et me démange, qui me tient le cou raide et m’agace au point que j’en ai des suées. On me purge, on me saigne, on me met des sangsues, la bonne chère m’est interdite, le vin m’est défendu ; je suis un homme mort. Je ribote avec l’eau de fleurs d’oranger, je me fous des bosses de pilules, je me fais socratiser par la seringue et j’ai un hausse-col sous la peau. Quelle existence voluptueuse ! Ah que je m’emmerde ! J’ai horriblement souffert, cher Ernest, depuis que tu ne m’as vu, et j’ai considéré combien la vie humaine était diaprée de fleurs et festonnée d’agréments. Je passerai tout l’été à la campagne, à Trouville ; je voudrais y être. Je soupire après le soleil. Sais-tu jusqu’où doit aller ma tristesse, et comprends-tu que je vive... ? La pipe, oui la pipe, oui, tu as bien lu, la pipe, cette vieille pipe : LA PIPE M’EST DÉFENDUE ! ! ! moi qui l’aimais tant, moi qui n’aimais que ça, avec le grog froid en été et le café en hiver ! J’irai probablement à Paris avant six semaines, deux mois, pour mettre ordre à mes affaires, puis je reviendrai ici. Je suis comme un melon. Heureusement que ce melon ne coule pas ! Il ne manquerait plus que cela. Et toi, vieux ? toujours la thèse de l’usufruit ? C’est aussi une fière maladie ; mais tu en seras bientôt débarrassé. Adieu, présente mes respects, ou plutôt dis des cochonneries, de ma part aux sieurs Dumont et Coutil, et si l’on demande comment je vais, dis très mal ; il suit un régime stupide ; quant à la maladie elle-même, il s’en fout bien. Adieu, vieux. *** À ERNEST CHEVALIER. 7 juin [1844] Eh quoi ! pauvre vieux bougre, tu es toujours c... par ta sacrée santé, embêté par la maladie, fortement vexé par les indispositions ! Tu continues ton système d’être malade au moment de tes examens, et de retarder par là tes prodigieux succès, tes ovations universitaires ! Quant à ton serviteur, il va mieux, sans précisément aller bien. Il ne se passe pas de jour sans que je ne voie, de temps à autre, passer devant mes yeux comme des paquets de cheveux ou des feux du Bengale. Cela dure plus ou moins longtemps. Néanmoins, ma dernière grande crise a été plus légère que les autres. Je possède toujours mon séton, agrément que je te souhaite peu, ainsi que la privation de la pipe, souffrance horrible à laquelle n’ont pas été condamnés les premiers chrétiens. Et on dira que les empereurs ont été cruels ! ! ! Voilà comme on écrit l’histoire, môssieu ! Je ne suis pas près de naviguer seul, d’avoir cette liberté ; de sorte qu’il se passera encore du temps avant que je n’aille me piéter avec toi sur la Roche-à-l’Hermite et me rouler dans le bois de Cléry... Ah ! les beaux jours que ceux où, amplement muni de tabac et de cigares, j’ascendais la voiture de Jean et je m’en allais aux Andelys ! Qui dira toutes les blagues qui ont été servies, toute la salive qui a juté de nos lèvres [...]. Mon père a acheté une proprillété aux environs de Rouen, à Croisset. Nous y allons habiter la semaine prochaine. Tout est bouleversé par ce déménagement ; nous y serons assez mal logés cet été et au milieu des ouvriers, mais l’été prochain je crois que ce sera superbe. Je me pourmène en canot avec Achille, me rappelant ces mots classiques du père Giffard : V’là le pilote comme ça qui dit : V’là la mer qui bat nos flancs. Écris-moi comment tu vas et ce que tu fais. Vois-tu quelquefois Oudot dans tes rêves ? Duranton te pèse-t-il sur la poitrine quand tu as des cauchemars ? Quelle belle invention que l’École de Droit pour vous emmerder ! C’est à coup sûr la plus enkikinante de la création. Adieu, vieux, bonne santé, mille choses à tes bons parents. Tout à toi. Ne m’oublie pas auprès du jeune Coutil, si tu le vois. C’est du reste de saison comment oublier le coutil en été ? *** À LOUIS DE CORMENIN. 7 juin [1844]. Que je dois vous paraître coupable, mon cher Louis ! Que voulez-vous faire d’un homme qui est malade la moitié du temps, et qui est si ennuyé l’autre qu’il n’a ni la force, ni l’intelligence d’écrire même des choses douces et faciles, comme celles que je voudrais vous envoyer ! Connaissez-vous l’ennui ? non pas cet ennui commun, banal, qui provient de la fainéantise ou de la maladie, mais cet ennui moderne qui ronge l’homme dans les entrailles et, d’un être intelligent, fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. Ah ! je vous plains, si cette lèpre-là vous est connue. On s’en croit guéri parfois ; mais un beau jour on se réveille souffrant plus que jamais. Vous connaissez ces verres de couleur qui ornent les kiosques des bonnetiers retirés. On voit la campagne en rouge, en bleu, en jaune. L’ennui est de même. Les plus belles choses, vues à travers lui, prennent sa teinte et reflètent sa tristesse. Quant à moi, c’est une maladie de jeunesse qui revient à mes mauvais jours, comme aujourd’hui. On ne peut pas dire de moi comme de Pantagruel : «et puis estudioit quelque méchante demy-heure, mais toujours avoit l’esprit en cuisine». C’est en pire chose que j’ai l’esprit c’est aux sangsues qu’on m’a mises hier et qui me grattent les oreilles, c’est à la pilule que je viens d’avaler et qui navigue encore dans mon estomac sur le verre d’eau qui l’a suivie. Savez-vous que nous n’avons pas sujet d’être gais ! Voilà Maxime parti ; son absence doit bien vous peser. Moi, j’ai mes nerfs qui me laissent peu de repos. Quand nous reverrons-nous tous à Paris, en belle santé et en belle humeur ? Quelle belle chose ce serait pourtant qu’un petit cénacle de bons garçons, tous gens d’art, vivant ensemble et se réunissant deux ou trois fois par semaine pour manger un bon morceau, arrosé d’un bon vin, tout en dégustant quelque succulent poète ! J’ai souvent formé ce rêve ; il est moins ambitieux que bien d’autres, mais peut-être ne se réalisera-t-il pas davantage ? Je viens de voir la mer et je suis rentré dans ma stupide ville : voilà pourquoi je suis plus embêté que jamais. La contemplation des belles choses rend toujours triste pour un certain temps. On dirait que nous ne sommes faits que pour supporter une certaine dose de beau ; un peu plus nous fatigue. Voilà pourquoi les natures médiocres préfèrent la vue d’un fleuve à celle de l’Océan, et pourquoi il y a tant de gens qui proclament Béranger le premier poète français. Ne confondons pas, du reste, le bâillement du bourgeois devant Homère, avec la méditation profonde, avec la rêverie intense et presque douloureuse qui arrive au coeur du poète, quand il mesure les colosses et qu’il se dit navré : O altitudo ! Aussi j’admire Néron c’est l’homme culminant du monde antique ! Malheur à qui ne frémit pas en lisant Suétone ! J’ai lu dernièrement la vie d’Héliogabale dans Plutarque. Cet homme-là a une beauté différente de celle de Néron. C’est plus asiatique, plus fiévreux, plus romantique, plus effréné : c’est le soir du jour, c’est un délire aux flambeaux. Mais Néron est plus calme, plus beau, plus antique, plus posé, en somme supérieur. Les masses ont perdu leur poésie depuis le Christianisme. Ne me parlez pas des temps modernes, en fait de grandiose. Il n’y a pas de quoi satisfaire l’imagination d’un feuilletoniste de dernier ordre. Je suis flatté de voir que vous vous unissez à moi dans la haine du Sainte-Beuve et de toute sa boutique. J’aime par-dessus tout la phrase nerveuse, substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée : j’aime les phrases mâles et non les phrases femelles, comme celles de Lamartine, fort souvent, et, à un degré inférieur, celles de Villemain. Les gens que je lis habituellement, mes livres de chevet, ce sont Montaigne, Rabelais, Régnier, La Bruyère et Le Sage. J’avoue que j’adore la prose de Voltaire et que ses contes sont pour moi d’un ragoût exquis. J’ai lu Candide vingt fois ; je l’ai traduit en anglais et je l’ai encore relu de temps à autre. Maintenant je relis Tacite. Dans quelque temps, quand j’irai mieux, je reprendrai mon Homère et Shakespeare. Homère et Shakespeare, tout est là ! Les autres poètes, même les plus grands, semblent petits à côté d’eux. Il doit m’arriver ces jours-ci un canot du Havre. Je voguerai sur la Seine à la voile et à l’aviron. Voilà la chaleur qui vient ; je vais bientôt me dénuder et nager. Vous voyez de là mes seuls plaisirs. Il m’est arrivé un grand malheur. On m’a perdu une pipe dans mon déménagement de la rue de l’Est : un beau tuyau noir rapporté de Constantinople et dans lequel j’ai fumé pendant sept ans. C’est avec lui que j’ai passé les meilleures heures de ma vie. N’est-ce pas un épouvantable chagrin de le savoir perdu, profané ! Vous qui comprenez l’existence horizontale, sentez-vous toute la perte de ces mille charmants souvenirs que me donnait ce vieux tuyau ? ce pauvre tuyau qui m’avait soutenu dans mes jours de mélancolie, qui avait partagé ma joie dans mes jours heureux. Ce brave Maxime ! le voilà parti ! Quand reviendra-t-il ? Son voyage va nous sembler long. N’importe, il sera, je crois, si utile, que nous devons être contents qu’il le fasse. Nous le trouverons vieilli et mûri à son retour. Il s’écoulera, comme on dit, bien de l’eau sous le pont d’ici là. N’oubliez pas de m’envoyer exactement ses lettres, celles qui me seront adressées, et de me dire toutes les fois que vous en aurez reçu des nouvelles. Par le plaisir que vous aurez vous-même à en recevoir, je vous conjure de songer à moi. N’imitez pas aussi mes longues pauses dans notre correspondance. Dites-moi un peu ce que vous faites, ce que vous rêvez. Envoyez-moi des vers quand vous en ferez. Adieu, je vous souhaite tout ce que vous voudrez. Adieu, tout à vous de coeur. *** À ERNEST CHEVALIER. [Juillet 1844.] Bravo, jeune homme, bravo, très bien, très bien, fort satisfait, extrêmement content, enchanté, recevez mes félicitations, agréez mes compliments, daignez recevoir mes hommages ! Ah ! Monsieur, ah ! Monsieur, tournez-vous donc, je vous prie – je n’en ferai rien – pardonnez-moi – après vous, s’il vous plait [...]. – Enfoncée l’École de Droit ! – Ah mon vieux, que tu es heureux ! comme tu as dû dîner de bon appétit le jour de ta thèse, comme tu devais bien respirer ! [...]. – Adieu donc à Duranton, bonsoir à Valette, bonne nuit à Oudot, serviteur très humble de Ducaurroy ; heureux gredin, va ! Plus de migraines, plus d’embêtements, plus de dîners à 30 sols ! Dire que tu ne verras plus la balle de Delzers (pas même en rêve), ni les lunettes de Môssieu Reboul, ni les savates de Bugnet ! Il y a de quoi danser des cancans effrénés, des polkas sauvages, des cachuchas titaniques. Il faut se couronner de fleurs et de saucisses, empoigner sa pipe et boire 20000098710531000 petits verres ! Repose-toi bien dans ta famille, mon pauvre vieux. Dans quelque temps, je te dirai de venir un peu faire une petite visite à ton ancien qui te pourmènera dans son canot tout en repassant les vieilles blagues du temps passé, quand nous étions plus gais et plus jeunes. Notre ancien compagnon Néo sera là, et nous repenserons au temps où il venait avec nous sur la côte Saint-Gervais ; nous nous asseyions sur les cailloux, et nous allumions nos petits cigares. Ce pauvre cigare, quand reviendra-t-il ? Je désire cependant peu de choses dans la vie, et le ciel devrait bien me les donner. Je ne lui demande ni l’amour des femmes, ni l’admiration des sots, ni honneur, ni état ; il me semble que j’ai des voeux modestes. Eh bien non ! il est dit que ce bienheureux nicotiane me sera refusé et qu’au lieu de l’aimable et gracieux chambertin, je boirai de l’eau de fleurs d’oranger et de tilleul – deux beaux arbres, j’en conviens, mais pas en bouteille ! Rien de neuf. Ma santé n’est pas mauvaise, mais tout cela est si long à se guérir ! J’ai été si étrillé que je serai longtemps encore avant d’en être quitte. Adieu, cher Ernest, mille compliments aux tiens. Tout à toi. *** À ERNEST CHEVALIER. Croisset, 11 novembre [1844]. Je n’entends jamais parler de toi ! Qu’est-ce que tu deviens, profond jurisconsulte ? Te livres-tu à l’étude des lois, ou au culottage de la pipe ? manière de faire des gens plus agréables. Es-tu bientôt nommé garde des sceaux, ou substitut du procureur du roi ? Quand te verra-t-on tonner contre l’immoralité de la littérature moderne et hurler après ces bons et pacifiques républicains ? Quand te vends-tu au gouvernement moyennant une place de 1, 500 francs par an ? Que fais-tu, enfin, dans ton bocal des Andelys ? Conte-nous ça un peu et dis-moi surtout si tu vas en Corse, ou n’importe ailleurs. Quant à ton serviteur, c’est toujours la même histoire : ni mieux, ni pis, ni pis, ni mieux ; tel que tu le connais, l’as connu, et le connaîtras, toujours ce même môme assez fastidieux pour les autres et encore plus pour lui-même, quoiqu’il ait eu de bons moments en société, en société libre surtout et peu bégueule des oreilles. Néo est accouchée de 4 enfants. J’ai l’honneur de t’en faire part ; la mère et les enfants se portent bien. On m’a dit que ton oncle désirait un terre-neuvien. Est-ce vrai ? S’il en veut, réponds-moi de suite. Je n’ai aucune nouvelle à t’annoncer, car la grande nouvelle, tu la sais : le mariage de Caroline. Que veux-tu que je t’en dise ? Tout ce que tu voudras. Dis-en ce qu’il te fera plaisir. Tout cela se trouve résumé par les deux lettres que j’ai prononcées en l’apprenant : AH ! Dans une douzaine de jours nous retournons à Rouen ; nous laissons Croisset au menuisier et aux peintres. L’année prochaine tout sera prêt ; il y a une chambre d’amis qui sera arrangée. Vous l’habiterez, Seigneur, s’il vous plaît de m’honorer de votre compagnie, de me gratifier de votre présence, de me cadotter de votre conversation, etc... à moins que vos graves occupations ne vous en empêchent. Dans ce temps-là, j’espère, je serai plus gaillard et nous pourrons fumer le calumet en regardant l’eau couler. Écris-tu quelque fois au jeune Dumont ? Fais-lui mes amitiés ainsi qu’à ce vieux Coutil. Adieu, je t’embrasse, mille choses aux tiens, tout à toi. *** Gustave Flaubert CORRESPONDANCE : ANNÉE 1845 (Édition Louis Conard) Toute réutilisation à des fins privées, à des fins d’enseignement ou de recherche scientifique est autorisée sous réserve d’indiquer cette référence : Éd. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003. À EMMANUEL VASSE. Rouen [janvier 1845]. Merci, mon vieux, de la lettre que tu m’as envoyée avec le Murtius ; je n’en avais pas besoin pour savoir que tu pensais à moi, car j’en étais sûr sans cela. Il y a des gens sur lesquels on compte ; je t’ai toujours mis du nombre. Je me rappellerai longtemps nos nuits d’été de la rue de l’Est, où le café et le tabac nous entouraient, quand je faisais mes illuminations de bougies et que j’étalais avec orgueil mes bottes splendidement vernissées. Apprends donc que cette passion n’est pas partie de mon âme de décrotteur, et que dernièrement enfin j’ai reçu de Paris le reste de ma fameuse bouteille, et que je m’exerce encore à ce grand art de faire briller les chaussures. Je n’en ai plus besoin (de chaussures), car je ne sors pas de ma chambre. Je ne vois personne, sauf Alfred Le Poittevin ; je vis seul comme un ours. J’ai passé tout l’été à me promener en canot et à lire du Shakespeare. Depuis que nous sommes revenus de la campagne, j’ai assez lu et travaillé ; je fais maintenant beaucoup de grec et je repasse mon histoire. Ma maladie aura toujours eu l’avantage qu’on me laisse m’occuper comme je l’entends, ce qui est un grand point dans la vie ; je ne vois pas qu’il y ait au monde rien de préférable pour moi à une bonne chambre bien chauffée, avec les livres qu’on aime et tout le loisir désiré. Quant à ma santé, elle est en somme meilleure ; mais la guérison est si lente à venir, dans ces diables de maladies nerveuses, qu’elle est presque imperceptible. Je suis encore pour longtemps au régime ; mais je suis patient, et en attendant le temps se passe. J’ai bien souffert, pauvre vieux, depuis la dernière nuit que nous avons passée ensemble à lire Pétrone : on m’a mis un séton qui m’a fait subir des douleurs atroces ; j’ai failli avoir la main droite emportée par une brûlure et j’en conserve encore une large cicatrice rouge ; enfin, comme bouquet de la farce, je me suis fait enlever trois dents de la mâchoire. J’ai reçu une lettre de Du Camp, qui est à Alger ; il sera de retour d’ici à deux mois ; il me charge de le rappeler à ton souvenir et de te faire ses excuses ; il n’a pu aller à Candie et par conséquent il ne peut te donner les renseignements que tu lui avais demandés. Avances-tu dans ton travail ? Où en es-tu et qu’est-ce que tu bâtis maintenant ? hors du ministère s’entend, hors de ta place et de ton bagne. Je compatis à ton ennui : je sais ce que c’est que l’embêtement et je trouve qu’il devrait s’écrire avec trois H aspirées et un triple accent grave. Ma mère a été bien fâchée de n’avoir pu rencontrer Madame Vasse ; mais elle est restée trop peu de temps à Paris pour pouvoir retourner chez elle. Nous irons tous à Paris au mois de mars, et là j’espère avoir encore avec toi une ou deux heures de nos bonnes causeries d’autrefois. Présente mille respects affectueux à ta famille de la part des miens et surtout de la mienne ; je me souviens toujours de la façon franche et aimable dont j’étais reçu dans votre maison. Adieu, cher ami, je te serre les mains. *** À ALFRED LE POITTEVIN. Nogent-sur-Seine, 2 avril 1845. Nous aurions vraiment tort de nous quitter, de dérayer de notre vocation et de notre sympathie. Toutes les fois que nous avons voulu le faire, nous nous en sommes mal trouvés. J’ai encore éprouvé à notre dernière séparation une impression pénible qui, pour apporter avec elle moins d’étonnement qu’autrefois, est toujours pleine de chagrin. Voilà trois mois que nous étions bien l’un et l’autre ensemble, seuls, seuls en nous-mêmes et seuls à nous deux. Il n’y a rien au monde de pareil aux conversations étranges qui se font au coin de cette sale cheminée où tu viens t’asseoir, n’est-ce pas, mon cher poète ? Sonde au fond de ta vie et tu avoueras comme moi que nous n’avons pas de meilleurs souvenirs ; c’est-à-dire de choses plus intimes, plus profondes et plus tendres même, à force d’être élevées. J’ai revu Paris avec plaisir ; j’ai regardé le boulevard, la rue de Rivoli, les trottoirs, comme si je revenais voir tout cela après cent ans d’absence, et je ne sais pas pourquoi j’ai respiré à l’aise, en me sentant au milieu de tout ce bruit et de cette cohue humaine. Mais je n’ai personne avec moi, hélas ! Du moment que nous nous quittons, nous abordons sur une terre étrangère où l’on ne parle pas notre langue et où nous ne parlons celle de personne. À peine débarqué j’ai passé mes bottes, suis monté en régie et ai commencé mes visites. L’escalier de la Monnaie m’a essoufflé, parce qu’il a cent marches de haut et aussi que je me rappelais le temps, évanoui sans retour, où je le montais pour aller dîner. J’ai embrassé Mme et Mlle Darcet qui étaient en deuil, je me suis assis dans un fauteuil, j’ai causé une demi-heure et j’ai foutu le camp. Partout j’ai marché dans mon passé, je l’ai remonté comme un torrent que l’on grimpe et dont l’onde vous murmure le long des genoux. J’ai été aux Champs-Élysées ; j’y ai revu ces deux femmes avec qui autrefois je passais des après-midi entiers. La malade était encore à demi couchée dans un fauteuil. Elle m’a reçu avec le même sourire et la même voix. Les meubles étaient toujours les mêmes et le tapis n’était pas plus usé. Par une affinité exquise, par un de ces accords harmonieux dont l’aperception appartient seulement à l’artiste, un orgue de Barbarie s’est mis à jouer sous les fenêtres, comme autrefois pendant que je leur lisais Hernani ou René; et puis je me suis dirigé vers la demeure d’un grand homme. Ô malheur! il était absent. «M. Maurice vient de partir ce soir pour Londres.» Tu conçois que j’ai été embêté et que j’aurais voulu trouver une boule aussi exquise et pour laquelle je me sens une invincible tendresse. — Le commis de Maurice m’a trouvé grandi; que dis-tu de ça? M’étant procuré par Panofka l’adresse de Mme P***, je me précipitai dans la rue Laffitte et je demandai au concierge le logement de cette femme perdue. Ah! la belle étude que j’ai faite là! et quelle bonne mine j’y avais! Comme j’avais l’air du brave homme et de la canaille! J’ai approuvé sa conduite, me suis déclaré le champion de l’adultère et l’ai même peut-être étonnée de mon indulgence. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a été extrêmement flattée de ma visite et qu’elle m’a invité à déjeuner à mon retour. Tout cela demanderait à être écrit, détaillé, peint, ciselé. Je le ferais pour un homme comme toi si avant-hier je ne m’étais écorché le doigt, ce qui m’oblige à écrire lentement et me gêne à chaque mot. J’ai eu pitié de la bassesse de tous ces gens déchaînés contre cette pauvre femme. On lui a retiré ses enfants, on lui a retiré tout. Elle vit avec une rente de 6,ooo francs, en garni, sans femme de chambre, dans la misère. À mon avant-dernière visite, elle rayonnait dans deux salons dont les meubles étaient de soie violette et les plafonds dorés. Quand je suis entré, elle venait de pleurer, ayant appris le matin, que depuis quinze jours la police suivait tous ses pas. Le père du jeune homme avec qui elle a eu son aventure craint qu’elle ne l’accapare et fait tout ce qu’il peut pour rompre cette union illicite. Sens-tu la beauté du père qui a peur de la mangearde? Vois-tu la mine du fils embêté! et celle de la fillette que l’on poursuit impitoyablement? Nous partons demain de Nogent, et nous descendons rapidement jusqu’à Arles et Marseille. C’est en revenant de Gênes que nous visiterons lentement le Midi. À Marseille j’irai voir Mme Foucaud, ce sera singulièrement amer et farce, surtout si je la trouve enlaidie comme je m’y attends. Le bourgeois dirait : Vous aurez là une grande désillusion. Mais j’ai rarement éprouvé des désillusions, ayant peu d’illusions. Quelle plate bêtise de toujours vanter le mensonge et de dire: la poésie vit d’illusions! Comme si la désillusion n’était pas cent fois plus poétique par elle-même ! Ce sont du reste deux mots d’une riche ineptie. Je me suis ennuyé aujourd’hui d’une façon terrible. Quelle belle chose que la province et le chic des rentiers qui l’habitent! On vous parle du Juif Errant et de la polka, des impôts et de l’amélioration des routes, et le voisin a une importance! *** À ALFRED LE POITTEVIN. Marseille, fin avril 1845. Ah ! Ah ! Ah ! Figure-toi un homme qui respire après une haute montée, un cheval qui s’arrête après un long galop, tout ce que tu voudras enfin, pourvu qu’il y ait idée de liberté, d’affranchissement et de repos, et tu te figureras moi t’écrivant. Plus je vais, et plus je me sens incapable de vivre de la vie de tous, de participer aux joies de la famille, de m’échauffer pour ce qui enthousiasme, et de me faire rougir à ce qui indigne. Je m’efforce tant que je peux de cacher le sanctuaire de mon âme : peine inutile, hélas ! les rayons percent au dehors et décèlent le Dieu intérieur. J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface. Il est plus facile de commander à son coeur qu’à son visage. Par tout ce que tu as de plus sacré, par le Vrai et par le Grand, cher et tendre Alfred, ne voyage avec personne ! avec personne ! Je voulais voir Aigues-Mortes et je n’ai pas vu Aigues-Mortes ; la Sainte-Baume et la grotte où Madeleine a pleuré, le champ de bataille de Marius, etc. Je n’ai rien vu de tout cela parce que je n’étais pas seul, je n’étais pas libre. Voilà donc deux fois que je vois la Méditerranée en épicier ! La troisième sera-t-elle meilleure ? Il va sans dire que je suis très content de mon voyage et toujours d’un caractère très jovial, ce qui peut me faciliter mon établissement si j’ai envie de me marier. Nous avons descendu la Saône en bateau à vapeur jusqu’à Lyon et, de Lyon, le Rhône jusqu’à Avignon : il n’y a rien de triste comme ce que l’on voit là. Toutes mes mélancolies s’y réveillent. Te rappelles-tu notre retour des Andelys à Rouen et la singulière atmosphère qu’il y avait autour de nous ? Je n’ai pas touché à Fourvières les os des martyrs, parce que je ne savais pas qu’il y en eût ; mais, au confluent des deux fleuves, sur le pont, j’ai regardé l’eau couler en pensant à toi, sans savoir que tu le désirais, comme tu me le mandes par la lettre que j’ai reçue ce matin. Tantôt, en me promenant le long des flots, je me suis récité le «mais bientôt bondissant d’une joie insensée» et la pièce de la «jeune fille». J’ai encore pensé à toi aux Arènes de Nîmes et sous les arcades du pont du Gard ; c’est-à-dire qu’en ces endroits-là je t’ai désiré avec un étrange appétit : car, loin de l’autre, il y a en nous comme quelque chose d’errant, de vague, d’incomplet. J’irai à Nice. Je m’informerai du cimetière où est Germain et j’irai voir sa tombe. J’ai revu les Arènes que j’avais vues pour la première fois il y a cinq ans. Qu’ai-je fait depuis ? (Ce qui peut s’écrire tout aussi bien avec un point d’exclamation qu’avec un point d’interrogation.) J’ai revu mon figuier sauvage poussé dans les assises du Velarium, mais sec, sans feuilles, sans murmures. Je suis monté jusque sur les derniers gradins en pensant à tous ceux qui y ont rugi et battu des mains, et puis il a fallu quitter tout cela. Quand on commence à s’identifier avec la nature ou avec l’histoire, on en est arraché tout à coup de façon à vous faire saigner les entrailles. En allant au pont du Gard j’ai vu deux ou trois charrettes de Bohémiens. À Arles j’ai vu des fillettes exquises et, le dimanche, j’ai été à la messe pour les examiner plus à loisir. Je me suis promené dans les Arènes, sur le Théâtre, ce vieux théâtre où l’on a joué le Rudens et les Baccides, où Ballio et Labrax ont éjaculé leurs injures et éructé leurs obscénités. À Marseille je n’ai pas retrouvé les habitants de l’hôtel Richelieu. J’ai passé devant, j’ai vu les marches et la porte ; les volets étaient fermés, l’hôtel est abandonné. À peine si j’ai pu le reconnaître. N’est-ce pas un symbole ? Qu’il y a longtemps déjà que mon coeur a ses volets fermés, ses marches désertes, hôtellerie tumultueuse autrefois, mais maintenant vide et sonore comme un grand sépulcre sans cadavre ! Avec un peu de soin, de bonne volonté, je serais peut-être parvenu à découvrir où «elle» loge. Mais on m’a donné des renseignements si incomplets que j’en suis resté là. Il me manque ce qui me manque pour tout ce qui n’est pas l’Art : l’âpreté. Et d’ailleurs j’ai un dégoût extrême à revenir sur mon passé, cependant que ma curiosité impitoyable demande à tout creuser et à tout fouiller jusqu’aux dernières vases. Je ne lis rien, je n’écris rien, je ne pense pas davantage. Écris-moi à Gênes. Soigne bien ton roman. Je n’approuve pas cette idée d’une seconde partie ; pendant que tu es en train, épuise le sujet. Condense-le en une seule ; sauf meilleur avis, je crois que c’est là le bien. *** À ALFRED LE POITTEVIN. Gênes, 1er mai, jour de la Saint-Philippe, [1845]. J’aurais dû aller porter ma carte chez le consul français ; c’eût été un moyen de me faire bien voir du gouvernement et peut-être d’obtenir la croix d’honneur. Allons ! faisons-nous bien voir, poussons-nous, rampons, songeons à nous établir, prenons une femme, marions-nous, parvenons, etc. Il est 9 heures du soir, on vient de tirer le coup de canon de la retraite, ma fenêtre est ouverte, les étoiles brillent, l’air est chaud. Et toi, vieux, où es-tu ? Penses-tu à moi ? J’ai eu, depuis que tu as reçu ma dernière lettre, quelques heures d’horrible angoisse où j’ai souffert comme je n’ai pas souffert depuis longtemps. Il faudra toute l’intensité intellectuelle dont tu es capable pour le sentir. Mon père a hésité à aller jusqu’à Naples. J’ai cru donc que j’irais, mais Dieu merci nous n’y allons pas ; nous revenons par la Suisse ; dans trois semaines, un mois au plus tard, nous sommes de retour à Rouen, dans ce vieux Rouen où je me suis embêté sur tous les pavés, où j’ai bâillé de tristesse à tous les coins de rue. Comprends-tu quelle a été ma peur ? En vois-tu le sens ? Le voyage que j’ai fait jusqu’ici, excellent sous le rapport matériel, a été trop brute sous le rapport poétique pour désirer le prolonger plus loin. J’aurais eu à Naples une sensation trop exquise pour que la pensée de la voir gâter de mille façons ne fût pas épouvantable. Quand j’irai, je veux connaître cette vieille antiquité dans la moelle ; je veux être libre, tout à moi, seul, ou avec toi, pas avec d’autre ; je veux pouvoir coucher à la belle étoile, sortir sans savoir quand je rentrerai ; c’est alors que, sans entrave ni réticences, je laisserai ma pensée couler toute chaude parce qu’elle aura le temps de venir et de bouillir à l’aise ; je m’incrusterai dans la couleur de l’objectif et je m’absorberai en lui avec un amour sans partage. Voyager doit être un travail sérieux ; pris autrement, à moins qu’on ne se saoule toute la journée, c’est une des choses les plus amères et en même temps les plus niaises de la vie. Si tu savais tout ce qu’involontairement on fait avorter en moi, tout ce qu’on m’arrache et tout ce que je perds, tu en serais presque indigné, toi qui ne t’indignes de rien, comme «l’honnête homme» de La Rochefoucauld. J’ai vu vraiment une belle route, c’est la Corniche, et je suis maintenant dans une belle ville, une vraie belle ville, c’est Gênes. On marche sur le marbre, tout est marbre : escaliers, balcons, palais. Ses palais se touchent les uns aux autres ; en passant dans la rue on voit ces grands plafonds patriciens tout peints et dorés. Je vais beaucoup dans les églises, j’entends chanter et jouer de l’orgue, je regarde les moines, je contemple les chasubles, les autels, les statues. Il fut un temps où j’aurais fait beaucoup plus de réflexions que je n’en fais maintenant (je ne sais pas bien lesquelles) ; j’aurais peut-être plus réfléchi et moins regardé. Au contraire j’ouvre les jeux, sur tout, naïvement et simplement, ce qui est peut-être supérieur. J’ai assisté à deux enterrements dont je te donnerai tous les détails. À Nice je n’ai pas été au cimetière où pourrit ce pauvre des Hogues, comme j’en avais eu l’intention. Cela eût paru drôle. Quelqu’envie donc que j’en aie eue je n’y ai pas été ; mais j’ai bien pensé à lui. J’ai regardé la mer, le ciel, les montagnes ; je l’ai regretté, aspiré. S’il reste dans l’air quelque chose de ceux qui sont morts, je me suis mêlé à lui, et son âme en a peut-être été réjouie. Je n’ai pas revu à Marseille cette bonne Mme Foucaud, mais j’ai revu sa maison, la porte et les marches pour y monter ; elles ne sont pas plus usées ; malgré tous les pas qui y sont venus, elles ont moins vieilli que moi depuis cinq ans. La nature est si calme et si éternellement jeune qu’elle m’étonne continuellement. À Toulon j’avais aussi, devant mon hôtel, les mêmes arbres et la même fontaine qui coulait de même et faisait, la nuit, son même bruit d’eau tranquille. En allant de Fréjus à Antibes, nous avons passé par l’Estérel et j’ai vu sur la droite l’immortelle auberge des Adrets ; je l’ai regardée avec religion, en songeant que c’était là d’où le grand Robert Macaire avait pris son vol vers l’avenir et qu’était sorti le plus grand symbole de l’époque, comme le mot de notre âge. On ne fait pas de ces types-là tous les jours ; depuis Don Juan je n’en vois pas d’aussi large. À propos de Don Juan, c’est ici qu’il faut venir y rêver ; on aime à se le figurer quand on se promène dans ces églises italiennes, à l’ombre des marbres, sous la lumière du jour rose qui passe à travers les rideaux rouges, en regardant les cous bruns des femmes agenouillées ; pour coiffure, elles ont toutes de grands voiles blancs et de longs pendants d’oreille en or ou en argent. Il doit être doux d’aimer là, le soir, caché derrière les confessionnaux, à l’heure où l’on allume les lampes. Mais tout cela n’est pas pour nous ; nous sommes faits pour le sentir, pour le dire et non pour l’avoir. Où en est ton roman ? Avance-t-il ? En es-tu content ? Il me tarde d’en voir l’ensemble. Ne pense qu’à l’Art, qu’à lui et qu’à lui seul, car tout est là ! Travaille, Dieu le veut ; il me semble que cela est clair. Je m’attendais à avoir une lettre de toi à Gênes ; j’en aurais eu bien besoin ; peut-être en aurai-je ? Nous partons dans six ou sept jours, Hamard et Caroline s’embarquent pour Naples. Écris-moi de suite à Genève. Tu m’avais promis de m’écrire souvent. Mets-toi à ma place et demande-toi si tu n’aurais pas de la joie, en pays étranger, de retrouver un compatriote. Adieu, cher Alfred, tu sais si je t’aime et si je pense à toi. Mille adieux et embrassades. *** À ALFRED LE POITTEVIN. Milan, 13 mai [1845]. J’ai encore quitté cette pauvre Méditerranée ! ! Je lui ai dit adieu avec un étrange serrement de coeur. Le matin que nous devions partir de Gênes, je suis sorti à 6 heures de l’hôtel comme pour aller me promener. J’ai pris une barque et j’ai été jusqu’à l’entrée de la rade pour revoir une dernière fois ces flots bleus que j’aime tant. – La mer était forte, je me laissais bercer dans la chaloupe en pensant à toi et en te regrettant. Puis, quand j’ai senti que le mal de mer pourrait bien venir, je suis revenu à terre et nous nous sommes en allés. J’en ai été si triste pendant trois jours que j’ai cru plusieurs fois que j’en crèverais ; cela est littéral. Quelqu’effort que je fisse, je ne pouvais pas desserrer les dents. Je commence à croire décidément que l’ennui ne tue pas, car je vis. J’ai vu le champ de bataille de Marengo, celui de Novi et celui de Verceil, mais j’étais dans une pitoyable disposition que tout cela ne m’a pas ému. Je pensais toujours à ces plafonds des palais de Gênes (sous lesquels on aimerait avec tant d’orgueil). Je porte l’amour de l’antiquité dans mes entrailles, je suis touché jusqu’au plus profond de mon être quand je songe aux carènes romaines qui fendaient les vagues immobiles et éternellement ondulantes de cette mer toujours jeune. L’océan est peut-être plus beau, mais l’absence des marées qui divisent le temps en périodes régulières semble vous faire oublier que le passé est loin et qu’il y a eu des siècles entre Cléopâtre et vous. Ah ! cher vieux ! quand irons-nous nous coucher à plat ventre sur le sable d’Alexandrie, ou dormir à l’ombre sous les platanes de l’Hellespont ? Tu dépéris d’embêtement, tu crèves de rage, tu meurs de tristesse, tu étouffes... prends patience, ô lion du désert ! Moi aussi j’ai étouffé longtemps ; les murs de ma chambre de la rue de l’Est se rappellent encore les effroyables jurons, les trépignements de pied et les cris de détresse que je poussais seul ; comme j’y ai rugi et bâillé tour à tour ! Apprends à ta poitrine à consommer peu d’air ; elle ne s’en ouvrira qu’avec une joie plus immense quand tu seras sur les grands sommets et qu’il faudra respirer les ouragans. Pense, travaille, écris, relève ta chemise jusqu’à l’aisselle et taille ton marbre, comme le bon ouvrier qui ne détourne pas la tête et qui sue, en riant, sur sa tâche. C’est dans la seconde période de la vie d’artiste que les voyages sont bons ; mais dans la première il est mieux de jeter dehors tout ce qu’on a de vraiment intime, d’original, d’individuel. Ainsi pense à ce que peut être pour toi, dans quelques années, une grande course en Orient ; laisse aller la muse sans t’inquiéter de l’homme, et tu sentiras chaque jour ton intelligence grandir d’une façon qui t’étonnera. Le seul moyen de n’être pas malheureux c’est de t’enfermer dans l’Art et de compter pour rien tout le reste ; l’orgueil remplace tout quand il est assis sur une large base. Pour moi, je suis vraiment assez bien depuis que j’ai consenti à être toujours mal. Ne crois-tu pas qu’il y a bien des choses qui me manquent et que je n’aurais pas été aussi magnanime que les plus opulents, tout aussi tendre que les amoureux, tout aussi sensuel que les effrénés ? Je ne regrette pourtant ni la richesse, ni l’amour, ni la chair, et l’on s’étonne de me voir si sage. J’ai dit à la vie pratique un irrévocable adieu. Je ne demande d’ici à longtemps que cinq ou six heures de tranquillité dans ma chambre, un grand feu l’hiver, et deux bougies chaque soir pour m’éclairer. – Tu m’affliges, cher et doux ami, tu m’affliges quand tu me parles de ta mort. Songe à ce que je deviendrais. Âme errante comme un oiseau sur la terre en déluge, je n’aurais pas le moindre rocher, pas un coin de terre où reposer ma fatigue. Pourquoi vas-tu aller passer un mois à Paris ? Tu vas t’y ennuyer encore plus qu’à Rouen. Tu en reviendras plus las encore. Es-tu sûr d’ailleurs que les bains de vapeur te soient si utiles pour ta tête de Moechus ? J’ai bien envie de voir ce que tu as fait depuis que nous sommes séparés. Dans quatre ou cinq semaines nous lirons cela ensemble, seuls, à nous, chez nous, loin du monde et des bourgeois, enfermés comme des ours et grondant sous notre triple fourrure. Je rumine toujours mon conte oriental, que j’écrirai l’hiver prochain, et il m’est venu depuis quelques jours l’idée d’un drame assez sec sur un épisode de la guerre de Corse que j’ai lu dans l’histoire de Gênes. J’ai vu un tableau de Breughel représentant la Tentation de Saint-Antoine, qui m’a fait penser à arranger pour le théâtre la Tentation de Saint-Antoine ; mais cela demanderait un autre gaillard que moi. Je donnerais bien toute la collection du Moniteur si je l’avais, et 100. 000 francs avec, pour acheter ce tableau-là, que la plupart des personnages qui l’examinent regardent assurément comme mauvais. [...] Adieu, je t’embrasse. *** À ERNEST CHEVALIER. Milan, 13 mai [1845]. Ne pas confondre avec Milan, frère du gros Milan, seul, de tous les Milan, fabricant de boyaux de mouton neutralisés, sans odeur, approuvés par l’Académie royale de Médecine de Paris, rue de l’Arbre-Sec, etc. Excuse-moi d’abord, mon vieil Ernest, de ne pas t’avoir écrit. J’accepte tous les reproches de ta lettre, à laquelle je réponds de suite, et j’implore ma grâce en te promettant que tu ne manqueras pas de mes lettres à Calvi. J’imagine l’isolement dans lequel tu vas te trouver et je tâcherai de temps à autre de te distraire un peu par quelques facéties que je t’enverrai d’au delà de la mer. Hélas ! je ne suis plus si gai qu’autrefois. Je deviens vieux. Je n’ai plus cette magnifique blague qui remplissait des lettres que tu étais deux jours à lire. Ce sera plutôt à toi de m’apprendre du nouveau. Je te conseille, pour passer le temps, de travailler l’italien et l’histoire de la Corse. Je te demanderai même plus tard, quand tu seras installé, quelques renseignements que je désire. Nous ne sommes pas près de nous revoir, mon pauvre vieux. J’aurais voulu avant de nous séparer nous dire un adieu classique, j’entends souper tranquillement ensemble chez ce bon Auguste, et finir la soirée chez Mme R***, avant que tu n’ailles défendre la moralité publique. C’eût été d’un bon augure. Quand est-ce que nous nous retrouverons ? Qu’arrivera-t-il d’ici là ? Il coulera bien de l’eau sous le pont, comme on dit vulgairement. Vas-tu t’en donner, des makis et du soleil ! Peut-être en auras-tu vite assez et regretteras-tu la vallée de Cléry où je t’ai fait rouler de rire. Mais le coeur humain est ainsi mosaïqué que, revenu aux Andelys, tu regretteras la Corse. Cela est de règle. Tâche toujours dans tes jours de vide et d’embêtement de ne pas céder au découragement. Sois toujours bel homme, jolie tenue, jolies manières, agréable en société, ferme sur tes talons, jarret tendu et le petit doigt sur la couture de la culotte. Que te dirai-je de moi ? Toujours le même ! ni mieux, ni pis, au moral comme au physique. J’ai revu la Méditerranée et je l’ai quittée ; je monte en voiture le matin et j’en descends le soir. Je mange vigoureusement, par exemple ; c’est un progrès ; j’ai un appétit d’enfer. En fait d’impressions de voyage, ce que j’ai vu de mieux, c’est Gênes. Je t’engage à aller t’y promener à quelque jour que tu auras le temps. Quand on a visité ses palais, on a une telle pitié du luxe moderne qu’on est tenté de loger à l’écurie et de sortir en blouse. J’ai vu ce matin, à la bibliothèque Ambroisienne, des lettres de Mme Lucrèce Borgia et, cet après-midi, à Monza, la fameuse couronne de fer que Charlemagne et Napoléon se sont mise sur la tête. Nous revenons par Genève et, dans quatre semaines, nous serons de retour à Rouen. Je reprendrai ma vie calme et uniforme, entre ma pipe et mon feu, sur ma table et dans mon fauteuil. Nous passerons l’été à Croisset. Au reçu de ceci, tu calculeras la distance qu’il te faut pour me répondre, d’après les timbres de la poste. Dans 15 jours nous serons à Genève. Aussi écris-moi à Genève ; sinon, une huitaine après à Nogent, et enfin à Nogent [sic pour Rouen]. N’as-tu pas pour procureur du roi un M. Paoli, un gaillard qui boite ? Présente-lui mes compliments, s’il se souvient de moi, et dis-lui que je me rappelle avec plaisir la manière dont son frère m’a reçu. C’est celui qui habite à Piedicroce. Adieu, vieux, porte-toi bien et donne souvent de tes nouvelles ; je t’embrasse. *** À ALFRED LE POITTEVIN. Genève, 26 mai, lundi soir, 9 heures [1845]. J’ai vu avant-hier le nom de Byron écrit sur un des piliers du caveau où a été enfermé le prisonnier de Chillon. Cette vue m’a causé une joie exquise. J’ai plus pensé à Byron qu’au prisonnier, et il ne m’est venu aucune idée sur la tyrannie et l’esclavage. Tout le temps j’ai songé à l’homme pâle qui un jour est venu là, s’y est promené de long en large, a écrit son nom sur la pierre et est reparti. – Il faut être bien hardi ou bien stupide pour aller ensuite écrire son nom dans un séjour pareil. Le nom de Byron est gravé de côté et il est déjà noir comme si on avait mis de l’encre dessus pour le faire ressortir ; il brille en effet sur la colonne grise et jaillit à l’oeil dès en entrant. Au-dessous du nom la pierre est un peu mangée, comme si la main énorme qui s’est appuyée là l’avait usée par son poids. Je me suis abîmé en contemplation devant ces cinq lettres. Ce soir, tout à l’heure, j’ai été, en fumant mon cigare, me promener dans une petite île qui est sur le lac, en face de notre hôtel, et qu’on appelle l’île Jean-Jacques, à cause de la statue de Pradier qui y est. Cette île est un lieu de promenade où on fait de la musique le soir. Quand je suis arrivé au pied de la statue, les instruments de cuivre résonnaient doucement ; on n’y voyait presque plus ; le monde était assis sur des bancs, en vue du lac, au pied des grands arbres dont la cime presque tranquille se remuait pourtant. Ce vieux Rousseau se tenait immobile sur son piédestal et écoutait tout cela. J’ai frissonné ; le son des trombones et des flûtes m’allait aux entrailles. Après l’andante est venu un morceau joyeux et plein de fanfares. J’ai pensé au théâtre, à l’orchestre, aux loges pleines de femmes poudrées, à tous les tressaillements de la gloire et à ce paragraphe des Confessions : «J.-J. tu doutais, toi qui quinze ans plus tard, haletant, éperdu...» La musique a continué longtemps. Je remettais de symphonie en symphonie à rentrer chez moi ; enfin je suis parti. Aux deux bouts du lac de Genève il y a deux génies qui projettent leur ombre plus haut que celle des montagnes : Byron et Rousseau, deux gaillards, deux mâtins, qui auraient fait de bien «bons avocats». Tu me dis que tu deviens de plus en plus amoureux de la nature ; moi, j’en deviens effréné. Je regarde quelquefois les animaux et même les arbres avec une tendresse qui va jusqu’à la sympathie ; j’éprouve presque des sensations voluptueuses rien qu’à voir, mais quand je vois bien. Il y a quelques jours, j’ai rencontré trois pauvres idiotes qui m’ont demandé l’aumône. Elles étaient affreuses, dégoûtantes de laideur et de crétinisme, elles ne pouvaient pas parler ; à peine si elles marchaient. Quand elles m’ont vu, elles se sont mises à me faire des signes pour me dire qu’elles m’aimaient ; elles me souriaient, portaient la main sur leur visage et m’envoyaient des baisers. À Pont-l’Evêque, mon père possède un herbage dont le gardien a une fille imbécile ; les premières fois qu’elle m’a vu, elle m’a également témoigné un étrange attachement. J’attire les fous et les animaux. Est-ce parce qu’ils devinent que je les comprends, parce qu’ils sentent que j’entre dans leur monde ? Nous avons traversé le Simplon jeudi dernier. C’est, jusqu’à présent, ce que j’ai vu de plus beau comme nature. Tu sais que les belles choses ne souffrent pas de description. Je t’ai bien regretté ; j’aurais voulu que tu fusses avec moi, ou bien j’aurais voulu être dans l’âme de ces grands pins qui se tenaient tout suspendus et couverts de neige au bord des abîmes. Je cherchais mon niveau. J’ai visité à Domodossola un couvent de capucins (j’en avais déjà vu un à Gênes, et un autre, de chartreux, près de Milan). Le capucin qui nous a promenés nous a offert un verre de vin ; je lui ai donné deux cigares, et nous nous sommes séparés en nous serrant fortement les mains. Il avait l’air d’un excellent bougre. On effleure bien des amitiés en voyage ; je ne parle pas des amours. C’est une chose singulière comme je suis écarté de la femme. J’en suis repu comme doivent l’être ceux qu’on a trop aimés. Je suis devenu impuissant par ces effluves magnifiques que j’ai trop sentis bouillonner pour les voir jamais se déverser. Je n’éprouve même vis-à-vis d’aucun jupon le désir de curiosité qui vous pousse à dévoiler l’inconnu et à chercher du nouveau. Reste à Rouen, que je t’y trouve quand j’y serai, vers le 15 juin. Tâche d’y rester au moins jusqu’au mois d’août, que nous ayons le temps de nous dire ce que nous avons à nous dire. Je m’embête d’être seul. Sais-tu qu’il y a bien de la logique dans notre union ? Il est fort simple que le son monte en l’air et que les astres suivent leur parabole. Nous agissons de même. Uniques de notre nature, isolés dans l’immensité, c’est la Providence qui nous fait penser et sentir harmoniquement. *** À ERNEST CHEVALIER. [Croisset] Dimanche, 15 juin [1845]. Si tu t’es plaint d’attendre longtemps ma dernière lettre, celle-ci, j’espère, t’arrivera vite : on m’a remis la tienne hier et j’y réponds aujourd’hui ; voilà de l’exactitude, ou je ne m’y connais pas. Procédons par ordre, car nous avons bien des choses à nous dire. Et d’abord mon voyage. Eh bien, mon cher vieux, on [l’] eût pu désirer plus gai ; non pas que par lui-même il ne fût beau, mais c’est nous autres qui n’étions pas dans toutes les conditions voulues pour en goûter la beauté. D’abord mon père a été pris, à peine parti de Rouen, d’un mal d’yeux opiniâtre qui le forçait, dans les villes, à garder sa chambre et à mettre des sangsues de temps à autre ; il n’en a été débarrassé qu’à Milan. Puis Caroline, qui avait bien supporté la voiture jusqu’à Toulon [...] a été reprise de douleurs dans les reins, de fatigue, si bien que ma mère se mourait d’inquiétude sur les suites de son voyage en Italie ; ce que voyant, Hamard y a renoncé, et nous sommes tous revenus ensemble par Milan, Côme, le Simplon, Genève et Besançon. J’ai eu dans notre voyage encore deux crises nerveuses ! Si je guéris, je ne guéris guère vite, ce qui est aussi peu neuf pour moi que peu consolant. Après tout, merde ! Voilà, avec ce grand mot on se console de toutes les misères humaines ; aussi je me plais à le répéter : merde, merde ! Enfin tu conçois que tout cela, joint de la part de mon père au regret de ses occupations favorites, à l’absence d’Achille qui se plaignait dans ses lettres d’être las de la clientèle, ont rendu ces deux mois pas aussi agréables qu’ils auraient dû l’être. Du reste, si tu veux que je te parle de ce que j’ai vu, je te dirai que la Corniche est une route de 60 lieues, à faire à pied, et que j’ai été triste à crever pendant trois jours quand j’ai quitté Gênes ; car c’est une ville tout en marbre, avec des jardins remplis de roses ; l’ensemble en est d’un chic qui vous prend l’âme. En revanche, Turin est ce que je connais de plus ennuyeux au monde ; j’en excepte Bordeaux et Yvetot. Mais Milan, sa cathédrale surtout, est quelque chose de propre. Pour moi, c’est Gênes, Gênes avant tout ce que j’ai vu. Je ne te dirai rien des trois lacs de Côme, Majeur et Genève, ni du Simplon, parce que ce serait trop long, trop difficile, et surtout trop bête de vouloir faire plus que les nommer. Deux choses qui m’ont ému, c’est le nom de Byron gravé au couteau sur le pilier de la prison de Chillon, et le salon et la chambre à coucher de ce vieux Monsieur de Voltaire à Ferney. J’ai vu aussi celle où est né Victor Hugo à Besançon. Je suis revenu enfin à Paris, où j’ai retrouvé ce brave Alfred, avec lequel j’ai fumé quelques cigares sur l’asphalte. Mais nous n’avons pas (comme tu l’as sans doute présumé déjà, dans ton odieuse immoralité), non, Monsieur ! nous n’avons pas couru les filles ensemble. Ah ! attrape ! ni chacun de notre côté, ce qui est plus fort ! Caroline et Hamard sont restés à Paris pour choisir un logement et se meubler. Ils vont habiter la capitale, comme disent les épicemares. Je reste donc seul avec mon père et ma mère, à Croisset l’été, dans ma chambre à Rouen l’hiver ; dans ma chambre ! Seulement, à Croisset, j’ai mon canot et le jardin, et puis je suis plus loin des Rouennais qui, quelque peu que je les fréquente, me pèsent aux épaules d’une façon dont les compatriotes sont seuls capables. Je vais donc me remettre, comme par le passé, à lire, à écrire, à rêvasser, à fumer. Si ma vie est douce, elle n’est pas fertile en facéties. D’ici à quelques années cependant je n’en désire pas d’autre. J’ai même envie d’acheter un bel ours (en peinture), de le faire encadrer et suspendre dans ma chambre, après avoir écrit au-dessous : Portrait de Gustave Flaubert, pour indiquer mes dispositions morales et mon humeur sociale. Le grec va marcher de nouveau et si, dans deux ans, je ne le lis pas, je l’envoie faire foutre définitivement ; car il y a longtemps que je me traîne dessus sans en rien savoir. Quand tu penseras à moi, tu pourras donc te figurer ton ami accoudé sur sa table, crachant au coin de son feu, ou ramant dans sa barque, tel que tu le connais ; je ne change pas, je suis immuable comme une botte... vernie, s’entend ! Je peux bien m’user, mais je ne dévernis pas. Tu m’as parlé de la Corse et surtout de la partie que je connais. J’ai revu dans ta lettre ces grandes bruyères de 12 pieds que j’ai traversées à cheval en allant de Piedicroce à Saint-Pancrace. As-tu parcouru toute la plaine d’Aleria ? As-tu vu le soleil quand il reluit dessus ? Je compte y retourner plus tard, pour ressentir encore une fois ce que j’ai senti déjà. C’est là un beau pays, encore vierge du bourgeois qui n’est pas venu le dégrader de ses admirations, un pays grave et ardent, tout noir et tout rouge. Tu m’as parlé du capitaine Lorelli. Le connais-tu ? C’est un excellent homme ; tu peux lui parler de moi. Si tu vois également M. Multedo, de Nice, fais-lui mes compliments, ainsi qu’à M. Vincent Podesta (de Bastia). Le premier surtout, que je connais mieux que le second, est un des plus dignes hommes que je connaisse. Il me souvient encore, à Bastia, de deux médecins, Arrighi et Manfredi. Te voilà donc devenu homme posé, établi, piété, investi de fonctions honorables et chargé de défendre la morale publique. Regarde-toi dans ta glace immédiatement et dis-moi si tu n’as pas une grande envie de rire. Tant pis pour toi si tu ne l’as pas ; cela prouverait que tu es déjà si encrassé dans ton métier que tu en serais devenu stupide. Exerce-le de ton mieux, ce brave métier, mais ne te prends pas au sérieux ; conserve toujours l’ironie philosophique ; pour l’amour de moi, ne te prends pas au sérieux. Nouvelles : Baudry vient de se marier, il y a eu samedi huit jours, avec Mlle Sénard. Podesta est également marié ; Lengliné, le commis de M. Le Poittevin, s’est aussi marié ; Denouette s’est encore marié. Tout le monde se marie, si ce n’est moi ; et toi, que j’oubliais pour le quart d’heure ; mais ça t’arrivera un de ces jours, quand tu seras procureur du roi en titre. Il est de certaines fonctions où l’on est presque forcé de prendre une femme, comme il y a certaines fortunes où il serait honteux de ne pas avoir d’équipage. Allons, passons le gant blanc, tirons la bretelle, avançons-nous vers l’officier municipal, prenons une légitime... Il me tarde de te voir muni d’un Victor, d’un Adolphe ou d’un Arthur, qu’on appellera totor, dodofe ou tutur, qui sera habillé en artilleur et qui récitera des fables : maître Corbeau sur un arbre perché, etc. Il faisait beau temps hier et de l’ombre sous les arbres verts, j’ai repensé à nos anciennes promenades, pipe au bec, à cette femme au goitre, chez laquelle nous avons pris des grogs au vin. Jeudi, en revenant de Paris dans le chemin de fer, à Gaillon, j’ai revu la place où nous avons trouvé «un jour un boyau de mouton neutralisé sans odeur». Comme il y a longtemps de ça ! Pauvre vieux ! sais-tu que c’était beau, mes voyages de Pâques aux Andelys et la prodigieuse vigueur de blague que j’avais alors ! Quelles pipes ! Comme nous avions peu de retenue dans nos propos ! C’était plaisir. Nous bravions tout à fait l’honnêteté, comme eût dit Boileau, et nous respections peu le lecteur français. Voici deux choses que je te demanderai : 1° Il y a à Bastia ou à Ajaccio, plus probablement à Bastia, des libraires qui ont publié des recueils de «Ballata» corses. Aurais-tu l’amabilité de m’en acheter quelques-uns ? 2° Je désirerais m’occuper de l’histoire de Sampier Ornano qui vivait vers 1560-70. Penses-tu que je puisse avoir en Corse quelque renseignement particulier sur cet homme et sur cette époque ? Je voudrais connaître l’état de la Corse de 1550 environ à 1650, la seconde moitié du XVIe siècle et la première du XVIIe environ. Si tu ne trouves rien tout de suite, je t’en reparlerai plus au long dans ma prochaine lettre. Adieu, mon vieux bougre. Tout à toi, tu le sais. *** ALFRED LE POITTEVIN. Croisset, mardi soir, 10 heures et demie [fin juin-début juillet 1845]. Encore dans mon antre ! Encore une fois dans ma solitude ! À force de m’y trouver mal, j’arrive à m’y trouver bien ; d’ici à longtemps je ne demande pas autre chose. Qu’est-ce qu’il me faut après tout ? n’est-ce pas la liberté et le loisir ? Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au sein du dénûment le plus absolu. J’ai encore cependant quelques progrès à faire. Mon «éducation sentimentale» n’est pas achevée, mais j’y touche peut-être. As-tu réfléchi quelquefois, cher et tendre vieux, combien cet horrible mot «bonheur» avait fait couler de larmes ? Sans ce mot-là, on dormirait plus tranquille et on vivrait plus à l’aise. Il me prend quelquefois d’étranges aspirations d’amour, quoique j’en sois dégoûté jusque dans les entrailles ; elles passeraient peut-être inaperçues, si je n’étais pas toujours attentif et l’oeil tendu à épier jouer mon coeur. Je n’ai pas éprouvé au retour la tristesse que j’ai eue il y a cinq ans. Te rappelles-tu l’état où j’ai été pendant tout un hiver, quand je venais le jeudi soir chez toi, en sortant de chez Chéruel, avec mon gros paletot bleu et mes pieds trempés de neige que je chauffais à ta cheminée ? J’ai passé vraiment une amère jeunesse, et par laquelle je ne voudrais pas revenir ; mais ma vie maintenant me semble arrangée d’une façon régulière. Elle a des horizons moins larges, hélas ! moins variés surtout, mais peut-être plus profonds parce qu’ils sont plus restreints. Voilà devant moi mes livres sur ma table, mes fenêtres sont ouvertes, tout est tranquille ; la pluie tombe encore un peu dans le feuillage, et la lune passe derrière le grand tulipier qui se découpe en noir sur le ciel bleu sombre. J’ai réfléchi aux conseils de Pradier ; ils sont bons. Mais comment les suivre ? Et puis où m’arrêterais-je ? Je n’aurais qu’à prendre cela au sérieux et jouir tout de bon ; j’en serais humilié ! C’est ce qu’il faudrait pourtant et c’est ce que je ne ferai pas. Un amour normal, régulier, nourri et solide, me sortirait trop hors de moi, me troublerait, je rentrerais dans la vie active, dans la vérité physique, dans le sens commun enfin, et c’est ce qui m’a été nuisible toutes les fois que j’ai voulu le tenter. D’ailleurs, si cela devait être, cela serait. Qu’est-ce que tu bâtis à Paris, toi ? Te promènes-tu sur l’asphalte en pensant à moi ? As-tu été revoir ces vieux sauvages ? Nous avons passé une bonne soirée ensemble, quoique si courte ! Toutes les fois que j’entre à Paris, j’y respire à l’aise, comme si je rentrais dans mon royaume ; et toi ? Quel jour reviens-tu ? Le sieur Du Camp m’arrivera la semaine prochaine. Tu tâcheras de venir passer, trois ou quatre jours de suite, quelques heures dans l’après-midi et nous relirons mon roman. Je ne serai pas fâché pour mon propre compte de revoir l’effet qu’il me fera à six mois de distance. Adieu, Carissimo, réponds-moi de suite comme tu me l’as promis. As-tu vu souvent Du Camp ? Qu’est-ce que vous avez dit de bon ? *** ERNEST CHEVALIER. Croisset [13 août 1845]. Je commençais vraiment à ne savoir que penser de toi, mon brave substitut, car tu as été bien longtemps à me répondre. «Est-il assassiné», me disais-je, «enlevé, ravi, ou l’a-t-on violé, et ensuite, ne pouvant plus supporter le poids d’une existence désormais flétrie, aurait-il plongé dans son sein le fer homicide ?» C’est pour te dire qu’une autre fois je t’engage à m’envoyer tes réponses plus promptement, car j’avais peur que tu ne fusses malade et j’hésitais à écrire aux Andelys pour avoir de tes nouvelles. Eh bien ! des nouvelles, je n’en sais guère, car je vis comme un ours, comme une huître à l’écalle [sic]. À propos d’huître, j’ai lu tantôt dans Shakespeare que l’âme est une huître enfermée dans le corps, qui est son écalle, qu’elle trame avec peine. Ainsi la comparaison n’est pas si mauvaise. Voilà donc ce que je sais de plus intéressant à te narrer. Je crois (c’est mon père qui croit avoir reçu un billet de faire part) que notre ami intime le sieur Malleux est marié. Hé hé hé ! qu’en dis-tu ? Il pleut des mariages, il grêle des hyménées, c’est un déluge de morale ! […] […] Ce que je redoute étant la passion, le mouvement, je crois, si le bonheur est quelque part, qu’il est dans la stagnation ; les étangs n’ont pas de tempêtes. Mon pli est à peu près pris, je vis d’une façon réglée, calme, régulière, m’occupant exclusivement de littérature et d’histoire. J’ai repris le grec, que je continue avec persévérance, et mon maître Shakespeare, que je lis toujours avec un amour toujours croissant. Je n’ai jamais passé d’années meilleures que les deux qui viennent de s’écouler, parce qu’elles ont été les plus libres, les moins gênées dans leur entournure. J’y ai sacrifié beaucoup, à cette liberté ; j’y sacrifierais plus encore. Ma santé n’est ni pire, ni meilleure ; c’est long, long, bien long, pauvre vieux ; non pas pour moi mais pour les miens, pour ma mère que cette maladie use lentement et rend plus malade que moi. Ah ! la maison n’est plus gaie comme par le passé ; ma soeur est mariée, mes parents se font vieux, et moi aussi ; tout cela s’use ! On y blaguait bien, à ce bon Hôtel-Dieu, il s’y passait de bons jeudis autrefois ; tant que tu vivras, j’en suis sûr, tu te les rappelleras avec douceur. J’ai eu dernièrement la visite de Du Camp qui est resté trois semaines ici. Le jour qu’il est arrivé, Panofka et Maurice me sont arrivés à l’improviste. Je les ai menés le lendemain faire un petit déjeuner, chez l’ami Jay, dont ils ont été assez satisfaits. Le soir Panofka nous a joué du violon. Tu sauras que Jay a inventé un nouveau plat qu’il a décoré de notre nom, c’est un entremets sucré, un pudding à la Flaubert. Ah, j’oubliais de te dire que «l’homme aux études historiques» est décoré de la Croix d’honneur. Je ne l’ai pas vu depuis qu’il a le ruban, mais il me viendra faire une visite d’ici à quelques jours. J’ai envie de le voir enrubanné ! Dainez, surnommé Pue-ventre, va tenir une pension en collaboration avec Preisser. Comme tout cela est beau ! Bourlet n’est pas encore au comble de ses voeux. Que dis-tu de sa constance ! On le trouvera quelque jour mort […] dans son lit, tout raide et droit comme un lapin gelé. Adieu, vieux ; n’oublie pas ce que je t’ai demandé. Je compte sur ta HAUTE intelligence. Combien de temps restes-tu aux vacances ? Aurai-je le plaisir de t’envisager ? Addio. *** ALFRED LE POITTEVIN. Croisset [août 1845]. J’analyse toujours le théâtre de Voltaire ; c’est ennuyeux, mais ça pourra m’être utile plus tard. On y rencontre néanmoins des vers étonnamment bêtes. Je fais toujours un peu de grec ; j’ai fini l’Égypte d’Hérodote ; dans trois mois j’espère l’entendre bien et dans un an, avec de la patience, Sophocle. Je lis aussi Quinte-Curce. Quel gars que cet Alexandre ! Quelle plastique dans sa vie ! Il semble que ce soit un acteur magnifique improvisant continuellement la pièce qu’il joue. J’ai vu dans une note de Voltaire qu’il lui préférait les Marc-Aurèle, les Trajan, etc. Que dis-tu de ça ? Je te montrerai plusieurs passages de Quinte-Curce qui, je crois, auront ton estime, entre autres l’entrée à Persépolis et le dénombrement des troupes de Darius. J’ai terminé aujourd’hui le Timon d’Athènes de Shakespeare. Plus je pense à Shakespeare, plus j’en suis écrasé. Rappelle-moi de te parler de la scène où Timon casse la tête à ses parasites avec les plats de la table. Nous serons voisins cet hiver, pauvre vieux ; nous pourrons nous voir tous les jours, nous ferons des scénarios. Nous causerons ensemble à ma cheminée, pendant que la pluie tombera ou que la neige couvrira les toits. Non, je ne me trouve pas à plaindre quand je songe que j’ai ton amitié, que nous avons des heures libres ou entières à passer ensemble. Si tu venais à me manquer, que me resterait-il ? Qu’aurais-je dans ma vie intérieure, c’est-à-dire la vraie ? Réponds-moi de suite ; tu devrais m’écrire plus souvent et plus longuement. J’ai lu hier soir, dans mon lit, le premier volume de Le rouge et le noir, de Stendhal ; il me semble que c’est d’un esprit distingué et d’une grande délicatesse. Le style est français ; mais est-ce là le style, le vrai style, ce vieux style qu’on ne connaît plus maintenant ? *** ERNEST CHEVALIER. Croisset, 21 septembre [1845]. Je suis aise, mon bon Ernest, de te savoir si près de moi. Si j’étais libre, j’irais moi-même te voir pour ne pas priver ta mère du temps que, je l’espère, tu lui déroberas pour moi. Viens, ne fût-ce qu’un après-midi ; prends un convoi du matin, tu seras rentré le soir aux Andelys. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, pauvre vieux. Nous devons avoir bien des choses à nous dire. Je te remercie de la lettre de Lorelli ; je lui répondrai. Adieu, je t’attends d’un moment à l’autre. Tout à toi. Mille choses aux tiens. *** ALFRED LE POITTEVIN. Croisset, septembre 1845. J’ai grande envie de voir ton histoire de la Botte merveilleuse et ton choeur de Bacchantes, et le reste. – Travaille, travaille, écris, écris tant que tu pourras, tant que ta muse t’emportera. C’est là le meilleur coursier, le meilleur carrosse pour se voiturer dans la vie. La lassitude de l’existence ne nous pèse pas aux épaules quand nous composons. Il est vrai que les moments de fatigue et de délassement qui suivent n’en sont que plus terribles ; mais tant pis ! Mieux vaut deux verres de vinaigre et un verre de vin qu’un verre d’eau rougie. Pour moi, je ne sens plus ni les emportements chaleureux de la jeunesse, ni ces grandes amertumes d’autrefois. Ils se sont mêlés ensemble et cela fait une teinte universelle où tout se trouve broyé et confondu. J’observe que je ne ris plus guère et que je ne suis plus triste. Je suis mûr. Tu parles de ma sérénité, cher vieux, et tu me l’envies. Il est vrai qu’elle peut étonner. Malade, irrité, en proie mille fois par jour à des moments d’une angoisse atroce, sans femmes, sans vie, sans aucun des grelots d’ici-bas, je continue mon oeuvre lente comme le bon ouvrier qui, les bras retroussés et les cheveux en sueur, tape sur son enclume sans s’inquiéter s’il pleut ou s’il vente, s’il grêle ou s’il tonne. Je n’étais pas comme cela autrefois. Ce changement s’est fait naturellement. Ma volonté aussi y a été pour quelque chose. Elle me mènera plus loin, j’espère. Tout ce que je crains, c’est qu’elle ne faiblisse, car il y a des jours où je suis d’une mollesse qui me fait peur. Enfin je crois avoir compris une chose, une grande chose, c’est que le bonheur, pour les gens de notre race, est dans l’idée, et pas ailleurs. Cherche quelle est bien ta nature, et sois en harmonie avec elle. «Sibi constat», dit Horace. Tout est là. Je te jure que je ne pense pas à la gloire, et pas beaucoup à l’Art. Je cherche à passer le temps de la manière la moins ennuyeuse, et je l’ai trouvée. Fais comme moi romps avec l’extérieur, vis comme un ours – un ours blanc – envoie faire foutre tout, tout et toi-même avec, si ce n’est ton intelligence. Il y a maintenant un si grand intervalle entre moi et le reste du monde, que je m’étonne parfois d’entendre dire les choses les plus naturelles et les plus simples. Le mot le plus banal me tient parfois en singulière admiration. Il y a des gestes, des sons de voix dont je ne reviens pas, et des niaiseries qui me donnent presque le vertige. As-tu quelquefois écouté attentivement des gens qui parlaient une langue étrangère que tu n’entendais pas ? J’en suis là. À force de vouloir tout comprendre, tout me fait rêver. Il me semble pourtant que cet ébahissement-là n’est pas de la bêtise. Le bourgeois par exemple est pour moi quelque chose d’infini. Tu ne peux pas t’imaginer ce que l’affreux désastre de Monville m’a donné. Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps. Voilà ! chaque jour ressemble à l’autre. Il n’y a pas un qui puisse se détacher dans mon souvenir. N’est-ce pas sage ? Je vais m’occuper de régler un peu mon conte oriental ; mais c’est rude. – Je n’ai pas continué ce bon philosophe chinois ; ça m’ennuyait. Je le reprendrai dans quelque temps. On n’y trouve pas souvent de ces belles choses comme les ailes de l’oiseau. T’y exerces-tu ? J’ai lu le Cours de littérature dramatique du grand homme qui s’appelle Saint-Marc Girardin. C’est bon à connaître pour savoir jusqu’où peuvent aller la bêtise et l’impudence. Voilà encore un de ceux auxquels j’aurais fait arracher la peau et couler du plomb dans le ventre, pour leur apprendre la rhétorique. Tout le monde ici va assez bien. Adieu, réponds-moi vite. *** À ACHILLE FLAUBERT. Tréport, vendredi 26 [septembre 1845]. Nous voilà piétés au Tréport depuis hier soir. C’est un pays charmant, c’est-à-dire c’est une mer superbe, car le pays par lui-même est assez laid ; mais la mer, mon vieux, la mer ! Trouville est enfoncé. Nous te regrettons tous ; cela gâte un peu le plaisir que nous avons à être ici. Il y a des rochers superbes, un ciel tout bleu et presque asiatique, tant le soleil brille ; enfin nous sommes enchantés. Le vénérable père Parain reste avec nous jusqu’à dimanche matin. Vous le verrez dimanche soir ; revêtu du twine anglais, il se promène sur la jetée d’un air maritime, interroge les pêcheurs, assiste à la vente du poisson et rêve à faire de l’effet quand il sera de retour à Nogent. Nous sommes logés chez Michel Laumeille et Catherine Legris son épouse, baigneurs brevetés de S. A. R. le comte de Paris ; car il n’est question que de la famille royale. On en est tanné ; un patriote ne saurait vivre longtemps dans un semblable pays. Le sieur Wall, ami de l’infâme ravisseur de nos libertés publiques, nous a pilotés dans le château d’Eu et a mis à notre disposition le canot des souverains. Nous en avons profité déjà pour venir d’Eu ici, mais nous ne ferons pas de promenade en mer. Caroline a toujours son mal de gorge ; elle s’en plaint surtout la nuit. Papa souffre de temps en temps des dents ; cependant il va bien ; ses yeux sont en bon état et le facies est meilleur qu’en partant de Rouen. Ma mère a eu ce matin la migraine ; elle est levée et pense que ça va diminuer. – Quant à moi, mon vieux, je vais bien ; je me suis ce matin fait la barbe avec ma main droite, quoique, le séton me tiraillant et la main ne pouvant se plier, j’aie eu quelque mal. Il a été question de Baptiste. Voici où en sont les choses : papa, qui trouve qu’on doit avoir de la reconnaissance pour les gens qui vous ont servi longtemps, veut à toute force l’employer ; mais la bourgeoise a formellement dit qu’elle ne voulait pas de son épouse ni de lui à la maison ; on l’emploierait de temps à autre pour faire des journées ; j’ai fait observer qu’il vaudrait mieux prendre, pour aider le jardinier, un homme du pays qui pût avoir soin du canot, qui sût le diriger quand nous ne voudrions pas ramer nous-mêmes. La question en est restée là. Papa te prie, d’acheter ou de charger V. O. d’acheter un cent de bon trèfle ou de luzerne pour sa jument. N’oublie pas cette commission ; il tient à ce qu’elle soit faite. Adieu, mon cher Achille ; embrasse bien pour moi et pour nous tous ta bonne femme et ton joli enfant. Adieu, nous vous regrettons et pensons à vous ; portez-vous bien et donnez-nous de vos nouvelles. Tout à toi. TON FRÈRE. *** Gustave Flaubert CORRESPONDANCE : ANNÉE 1846 (Édition Louis Conard) Toute réutilisation à des fins privées, à des fins d’enseignement ou de recherche scientifique est autorisée sous réserve d’indiquer cette référence : Éd. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003. À MAXIME DU CAMP. Rouen, [20] mars 1846. Hamard sort de ma chambre où il sanglotait debout, au coin de ma cheminée. Ma mère est une statue qui pleure. Caroline parle, sourit, nous caresse, nous dit à tous des mots doux et affectueux ; elle perd la mémoire ; tout est confus dans sa tête : elle ne savait pas si c’était moi ou Achille qui était parti pour Paris. Quelle grâce il y a dans les malades, et quels singuliers gestes ! Le petit enfant tette et crie. Achille ne dit rien et ne sait que dire. Quelle maison ! quel enfer ! Et moi ! J’ai les yeux secs comme un marbre. C’est étrange. Autant je me sens expansif, fluide, abondant et débordant dans les douleurs fictives, autant les vraies restent dans mon coeur âcres et dures ; elles s’y cristallisent à mesure qu’elles y viennent. Il semble que le malheur est sur nous et qu’il ne s’en ira qu’après s’être gorgé de nous. Encore une fois je vais revoir les draps noirs et j’entendrai l’ignoble bruit des souliers ferrés des croque-morts qui descendent les escaliers. J’aime mieux n’avoir pas d’espoir et entrer au contraire par la pensée dans le chagrin qui va venir. Marjolin arrive ce soir ; que fera-t-il ? Adieu ! j’ai eu hier un pressentiment que, quand je te reverrais, je ne serais pas gai. *** À MAXIME DU CAMP. Croisset, mars 1846 [23 ou 24 mars]. Je n’ai pas voulu que tu vinsses ici ; j’ai redouté ta tendresse. J’avais assez de la vue de Hamard sans la tienne. Peut-être eusses-tu été encore moins calme que nous. Dans quelques jours je t’appellerai et je compte sur toi. C’est hier, à onze heures, que nous l’ayons enterrée, la pauvre fille. On lui a mis sa robe de noce, avec des bouquets de roses, d’immortelles et de violettes. J’ai passé toute la nuit à la garder. Elle était droite, couchée sur son lit, dans cette chambre où tu l’as entendue faire de la musique. Elle paraissait bien plus grande et bien plus belle que vivante, avec ce long voile blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds. Le matin, quand tout a été fait, je lui ai donné un dernier baiser dans son cercueil. Je me suis penché dessus, j’y ai entré la tête, et j’ai senti le plomb me plier sous les mains. C’est moi qui l’ai fait mouler. J’ai vu les grosses pattes de ces rustres la manier et la recouvrir de plâtre. J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste et je le mettrai dans ma chambre. J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait. Voilà tout ; voilà tout ce qui reste de ceux que l’on a aimés ! Hamard a voulu venir avec nous. Arrivés là-haut, dans ce cimetière derrière les murs duquel j’allais en promenade avec le collège, Hamard sur les bords de la fosse s’est agenouillé et lui a envoyé des baisers en pleurant. La fosse était trop étroite, le cercueil n’a pas pu y entrer. On l’a secoué, tiré ; tourné de toutes les façons ; on a pris un louchet, des leviers, et enfin un fossoyeur a marché dessus, – c’était la place de la tête – pour le faire entrer. J’étais debout, à côté, mon chapeau à la main ; je l’ai jeté en criant. Je te dirai le reste de vive voix, car j’écrirais trop mal tout cela. J’étais sec comme la pierre d’une tombe, mais horriblement irrité. J’ai voulu te raconter ce qui précède, pensant que cela te ferait plaisir. Tu as assez d’intelligence et tu m’aimes assez pour comprendre ce mot «plaisir» qui ferait rire les bourgeois. – Nous voilà revenus à Croisset depuis dimanche. Quel voyage ! seul avec ma mère et l’enfant qui criait ! La dernière fois que j’en étais parti, c’était avec toi ; tu t’en souviens. Des quatre qui y habitaient, il en reste deux. Les arbres n’ont pas encore de feuilles, le vent souffle, la rivière est grosse ; les appartements sont froids et dégarnis. Ma mère va mieux qu’elle ne pourrait aller. Elle s’occupe de l’enfant de sa fille, la couche dans sa chambre, la berce, la soigne, le plus qu’elle peut. Elle tâche de se refaire mère ; y arrivera-t-elle ? La réaction n’est pas encore venue et je la crains fort. Je suis accablé, abruti ; j’aurais bien besoin de reprendre ma vie calme ; car j’étouffe d’ennui et d’agacement. Quand retrouverai-je ma pauvre vie d’art tranquille et de méditation longue ! Je ris de pitié sur la vanité de la volonté humaine, quand je songe que voilà six ans que je veux me remettre au grec et que les circonstances sont telles que je n’en suis pas encore arrivé aux verbes. Adieu, cher Maxime, je t’embrasse tendrement. *** À ERNEST CHEVALIER. [Croisset], 5 avril [1846]. Eh bien, pauvre vieux, encore un ! Tu n’as pas eu le temps de répondre à la lettre où je te parlais de la mort de mon père, que je t’en envoie une autre où je te parle de celle de ma soeur ! La prochaine sera peut-être pour te dire celle de ma mère ! Qui sait ! Je m’attends à tout ; je suis comme un pavé de grande route : le malheur marche sur moi et piétine à plaisir. Quel changement depuis que nous ne nous sommes vus ! Mon père parti d’abord ; puis elle ensuite, ma pauvre Caroline que j’aimais tant, dont j’étais si fier ! Tu l’as connue toi, mon bon Ernest ; nous avons joué ensemble autrefois, quand nous étions enfants. Ton souvenir est lié au sien dans toutes les scènes tendres qui me reviennent maintenant à l’esprit. Si tu étais là, que de choses j’aurais à te dire ! mon vieil ami, mon vieux camarade, toi qu’elle confondait dans ses jeux et qu’elle ne distinguait pas de son frère. Quelques jours avant de mourir, elle a parlé de toi dans son délire ; elle croyait que tu étais à la maison. Elle parlait aussi de son père, elle s’étonnait de ne le pas voir. Comme elle a souffert ! comme elle a souffert ! Tantôt elle poussait des cris déchirants ou geignait douloureusement. Il n’y a ni mot ni description qui te puisse donner une idée de l’état de ma mère... J’ai un triste pressentiment sur son compte, et malheureusement je suis payé pour croire à mes pressentiments. Écris-moi donc longuement, souvent, le plus longuement possible. Où est le temps où nous nous voyions tous les jours ? Nos pauvres jeudis du collège, où sont-ils ? Adieu, je t’embrasse bien tendrement. Fais-moi le plaisir d’envoyer la lettre ci-jointe en y mettant l’adresse. C’est pour Lorelli ; je ne lui avais pas encore répondu. *** À EMMANUEL VASSE. [Croisset], 5 avril 1846. Quand tu m’as quitté la dernière fois, quand tu m’as vu repartir pour Rouen, tu t’es dit sans doute que, le temps venant, les jours s’écoulant, ma douleur allait passer, que je me consolerais à la longue de la mort de mon père et que je finirais enfin par rentrer dans le calme dont il y a si longtemps que je suis privé. Ah oui ! du calme ! Y en a-t-il pour les pavés de la grande route qui sont broyés par les roues des chariots ? Y en a-t-il pour l’enclume ? En plaçant ma vie au delà de la sphère commune, en me retirant des ambitions et des vanités vulgaires pour exister dans quelque chose de plus solide, j’avais cru que j’obtiendrais, sinon le bonheur, du moins le repos. Erreur ! Il y a toujours en nous l’homme, avec toutes ses entrailles et les attaches puissantes qui le relient à l’humanité. Personne ne peut échapper à la douleur. J’en sais quelque chose. Notre dernier malheur a été encore plus horrible que l’autre, en ce qu’il était moins prévu, moins probable. Et puis, voir mourir un être jeune, dans toute la plénitude de sa beauté et de son intelligence, c’est quelque chose qui révolte ; on éprouve le sentiment d’une atroce injustice. Reste toujours comme tu es, ne te marie pas, n’aie pas d’enfants, aie le moins d’affections possible, offre le moins de prise à l’ennemi. J’ai vu de près ce qu’on appelle le bonheur et j’ai retourné sa doublure ; c’est une dangereuse manie que de vouloir le posséder. Écris-moi quelquefois, tiens-moi au courant de tes travaux ; je ne sais maintenant quand j’irai à Paris. Adieu. *** À MAXIME DU CAMP. [Croisset], 7 avril 1846. J’ai pris une feuille de grand papier avec l’intention de t’écrire une longue lettre ; peut-être ne vais-je pas t’envoyer trois lignes ; c’est comme ça viendra. Le temps est gris, la Seine est jaune, le gazon est vert ; les arbres ont à peine des feuilles, elles commencent ; c’est le printemps, l’époque de la joie et des amours. – «Mais il n’y a pas plus de printemps dans mon coeur que sur la grande route, où le hâle fatigue les yeux, où la poussière se lève en tourbillons.» – Te rappelles-tu où cela est ? C’est de Novembre. J’avais dix-neuf ans quand j’ai écrit cela, il y a bientôt six ans. C’est étrange comme je suis né avec peu de foi au bonheur. J’ai eu, tout jeune, un pressentiment complet de la vie. C’était comme une odeur de cuisine nauséabonde qui s’échappe par un soupirail. On n’a pas besoin d’en avoir mangé pour savoir qu’elle est à faire vomir. Je ne me plains pas de cela, du reste ; mes derniers malheurs m’ont attristé, mais ne m’ont pas étonné. Sans rien ôter à la sensation, je les ai analysés en artiste. Cette occupation a mélancoliquement récréé ma douleur. Si j’avais attendu de meilleures choses de la vie, je l’aurais maudite ; c’est ce que je n’ai pas fait. Tu me regarderais peut-être comme un homme sans coeur, je te disais que ce n’est pas l’état présent que je considère comme le plus pitoyable de tous. Dans le temps que je n’avais à me plaindre de rien, je me trouvais bien plus à plaindre. Après tout, cela tient peut-être à l’exercice. À force de s’élargir pour la souffrance, l’âme en arrive à des capacités prodigieuses ; ce qui la comblait naguère à la faire crever en couvre à peine le fond maintenant. J’ai au moins une consolation énorme, une base sur laquelle je m’appuie ; c’est celle-ci : je ne vois plus ce qui peut m’arriver de fâcheux. Il y a la mort de ma mère que je prévois plus ou moins prochaine ; mais, avec moins d’égoïsme, je devrais l’appeler pour elle. Y a-t-il de l’humanité à secourir les désespérés ? As-tu réfléchi combien nous sommes organisés pour le malheur ? On s’évanouit dans la volupté, jamais dans la peine. Les larmes sont pour le coeur ce que l’eau est pour les poissons. Je suis résigné à tout, prêt à tout ; j’ai serré mes voiles et j’attends le grain, le dos tourné au vent et la tête sur ma poitrine. On dit que les gens religieux endurent mieux que nous les maux d’ici-bas. Mais l’homme convaincu de la grande harmonie, celui qui espère le néant de son corps, en même temps que son âme retournera dormir au sein du grand Tout pour animer peut-être le corps des panthères ou briller dans les étoiles, celui-là non plus n’est pas tourmenté. On a trop vanté le bonheur mystique. Cléopâtre est morte aussi sereine que saint François. Je crois que le dogme d’une vie future a été inventé par la peur de la mort ou l’envie de lui rattraper quelque chose. – C’est hier que l’on a baptisé ma nièce. L’enfant, les assistants, moi, le curé lui-même qui venait de dîner et était empourpré, ne comprenaient pas plus l’un que l’autre ce qu’ils faisaient. En contemplant tous ces symboles insignifiants pour nous, je me faisais l’effet d’assister à quelque cérémonie d’une religion lointaine, exhumée de la poussière. C’était bien simple et bien connu, et pourtant je n’en revenais pas d’étonnement. Le prêtre marmottait au galop un latin qu’il n’entendait pas ; nous autres, nous n’écoutions pas ; l’enfant tenait sa petite tête nue sous l’eau qu’on lui versait ; le cierge brûlait et le bedeau répondait : Amen ! Ce qu’il y avait de plus intelligent à coup sûr, c’étaient les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui peut-être en avaient retenu quelque chose. Je vais me mettre à travailler, enfin ! enfin ! J’ai envie, j’ai espoir de piocher démesurément et longtemps. Est-ce d’avoir touché du doigt la vanité de nous-mêmes, de nos plans, de notre bonheur, de la beauté, de la bonté, de tout ? mais je me fais l’effet d’être borné et bien médiocre. Je deviens d’une difficulté artiste qui me désole ; je finirai par ne plus écrire une ligne. Je crois que je pourrais faire de bonnes choses ; mais je me demande toujours à quoi bon ? C’est d’autant plus drôle que je ne me sens pas découragé ; je rentre, au contraire, plus que jamais dans l’idée pure, dans l’infini. J’y aspire, il m’attire ; je deviens brahmane, ou plutôt je deviens un peu fou. Je doute fort que je compose rien cet été. Si c’était quelque chose, ce serait du théâtre. Mon conte oriental est remis à l’année prochaine, peut-être à la suivante et peut-être à jamais. Si ma mère meurt, mon plan est fait : je vends tout et je vais vivre à Rome, à Syracuse, à Naples. Me suis-tu ? Mais fasse le ciel que je sois un peu tranquille ! Un peu de tranquillité, grand Dieu ! un peu de repos ; rien que cela ; je ne demande pas de bonheur. Tu me parais heureux ; c’est triste. La félicité est un manteau de couleur rouge qui a une doublure en lambeaux ; quand on veut s’en recouvrir, tout part au vent, et l’on reste empêtré dans ces guenilles froides que l’on avait jugées si chaudes. *** À MAXIME DU CAMP. Avril 1846. L’ennui n’a pas de cause ; vouloir en raisonner et le combattre par des raisons, c’est ne pas le comprendre. Il fut un temps où je regorgeais d’éléments de bonheur et où j’étais véritablement très à plaindre ; les deuils les plus tristes ne sont pas ceux que l’on porte sur son chapeau. Je sais ce que c’est que le vide. Mais qui sait ? La grandeur y est peut-être ; l’avenir y germe. Prends garde seulement à la rêverie : c’est un vilain monstre qui attire et qui m’a déjà mangé bien des choses. C’est la sirène des âmes ; elle chante, elle appelle ; on y va et l’on n’en revient plus. J’ai grande envie, ou plutôt grand besoin de te voir. J’ai mille choses à te dire, et de tristes ! Il me semble que je suis maintenant dans un état inaltérable. C’est une illusion sans doute, mais je n’ai plus que celle-là, si c’en est une. Quand je pense à tout ce qui peut survenir, je ne vois pas ce qui pourrait me changer ; j’entends le fond, la vie, le train ordinaire des jours ; et puis je commence à prendre une habitude du travail dont je remercie le ciel. Je lis ou j’écris régulièrement de huit à dix heures par jour ; et si l’on me dérange, j’en suis tout malade. Bien des jours se passent sans que j’aille au bout de la terrasse ; le canot n’est seulement pas à flot. J’ai soif de longues études et d’âpres travaux. La vie interne, que j’ai toujours rêvée, commence enfin à surgir. Dans tout cela la poésie y perdra peut-être, je veux dire l’inspiration, la passion, le mouvement instinctif. J’ai peur de me dessécher à force de science et pourtant, d’un autre côté, je suis si ignorant que j’en rougis vis-à-vis de moi-même. Il est singulier comme, depuis la mort de mon père et de ma soeur, j’ai perdu tout amour d’illustration. Les moments où je pense aux succès futurs de ma vie d’artiste sont les moments exceptionnels. Je doute bien souvent si jamais je ferai imprimer une ligne. Sais-tu que ce serait une belle idée que celle du gaillard qui, jusqu’à cinquante ans, n’aurait rien publié et qui, d’un seul coup, ferait paraître, un beau jour, ses oeuvres complètes et s’en tiendrait là ? Hélas ! je rêve aussi, je rêve, comme toi, de grands voyages, et je me demande si dans dix ans, dans quinze ans, ce ne serait pas plus sage que de rester à Paris à faire l’homme de lettres, à faire le pied de grue devant le comité des Français, à saluer messieurs les critiques, à me disputer avec mes éditeurs et à payer des gens pour écrire ma biographie parmi les grands hommes contemporains. Un artiste qui serait vraiment artiste et pour lui seul, sans préoccupation de rien, cela serait beau ; il jouirait peut-être démesurément. Il est probable que le plaisir qu’on peut avoir à se promener dans une forêt vierge ou à chasser le tigre est gâté par l’idée qu’on doit en faire une description bien arrangée pour plaire à la plus grande masse de bourgeois possible. Je vis seul, très seul, de plus en plus seul. Mes parents sont morts ; mes amis me quittent ou changent. «Celui, dit Çakia Mouni, qui a compris que sa douleur vient de l’attachement, se retire dans la solitude comme le rhinocéros.» Oui, comme tu le dis, la campagne est belle, les arbres sont verts, les lilas sont en fleurs ; mais de cela, comme du reste, je ne jouis que par ma fenêtre. Tu ne saurais croire comme je t’aime ; de plus en plus l’attachement que j’ai pour toi augmente. Je me cramponne à ce qui me reste, comme Claude Frollo suspendu au-dessus de l’abîme. Tu me parles de scénario ; envoie-moi celui que tu veux me montrer. Alfred Le Poittevin s’occupe de tout autre chose ; c’est un bien drôle d’être. J’ai relu l’Histoire Romaine de Michelet ; non ! l’antiquité me donne le vertige. J’ai vécu à Rome, c’est certain, du temps de César ou de Néron. As-tu pensé quelquefois à un soir de triomphe, quand les légions rentraient, que les parfums brûlaient autour du char du triomphateur et que les rois captifs marchaient derrière ? Et le cirque ! C’est là qu’il faut vivre vois-tu ; on n’a d’air que là et on a de l’air poétique, à pleine poitrine, comme sur une haute montagne, si bien que le coeur vous en bat ! Ah ! quelque jour, je m’en donnerai une saoulée avec la Sicile et la Grèce. En attendant, j’ai des clous aux jambes et je garde le lit. *** À ERNEST CHEVALIER. [Croisset], 4 juin [1846], jeudi soir. Pauvre vieux ! je sais bien qu’à 300 lieues de moi il y a des yeux pleins de larmes quand les miens pleurent, un coeur gros d’angoisses quand le mien se déchire. Je comprends, je plains ton isolement, la solitude d’affections où tu te trouves ; je souhaite comme toi et pour toi que tu reviennes en France. Il faut espérer que d’ici à quelque temps on te fera cette grâce ou plutôt cette justice, car tu commences vraiment à avoir mérité de l’avancement pour l’embêtement que te donnent tes fonctions. N’est-ce pas qu’il faut avoir demeuré à l’étranger pour aimer son pays ? et n’avoir plus de famille pour en sentir le prix ? J’attends avec impatience les vacances pour pouvoir passer ensemble quelques bonnes heures. Ma pauvre mère te reverra avec bien du plaisir : elle te reverra avec joie, car tu es mêlé à trop de choses tendres du temps de son bonheur pour que tu ne lui sois pas cher. N’aimons-nous pas à retrouver sur les gens, et même sur les meubles et les vêtements, quelque chose de ceux qui les ont approchés, aimés, connus, ou usés ? Des nouvelles de ce qui se passe ici, je vais t’en donner. Achille a le logement de l’Hôtel-Dieu. Le voilà en pied et avec la plus belle position médicale de la Normandie. Nous autres, nous vivons à Croisset, d’où je ne sors [pas] et où je travaille le plus que je peux, ce qui n’est pas beaucoup, mais un acheminement à plus. L’hiver, nous passerons quatre mois à Rouen. Nous y avons pris un logement au coin de la rue de Buffon. Notre déménagement est à peu près fini, Dieu merci ! c’est encore là une triste besogne. J’y ai une chambre assez propre, avec un petit balcon pour fumer la pipe matinale. Veux-tu que je t’apprenne quelque chose qui va te faire pousser un Oh ! avec plusieurs points d’exclamation ? C’est le mariage, de qui ? D’un jeune homme de ta connaissance – pas de moi, rassure-toi ; mais bien d’un nommé Le Poittevin avec Mlle de Maupassant. Ici tu vas te livrer à l’étonnement et à la rêverie [...]. Les «justes noces» se feront dans, je crois, une quinzaine. Le contrat a dû être signé mardi dernier. Après le mariage, on fera un voyage en Italie et l’hiver prochain on habitera Paris. En voilà encore un de perdu pour moi ; et doublement, puisqu’il se marie d’abord et ensuite puisqu’il va vivre ailleurs. Comme tout s’en va ! comme tout s’en va ! Les feuilles repoussent aux arbres ; mais pour nous, où est le mois de mai qui nous rende les belles fleurs enlevées et les parfums mâles de notre jeunesse ? Cela te fait-il le même effet ? mais je me fais à moi-même l’effet d’être démesurément âgé et plus vieux qu’un obélisque. J’ai vécu énormément et il est probable que, quand j’aurai soixante ans je me trouverai très jeune ; c’est là ce qu’il y a d’amèrement farce. Ma pauvre mère est toujours désolée. Tu n’as pas l’idée d’un pareil chagrin. S’il y a un Dieu, il faut avouer qu’il n’est pas toujours dans des accès de bonhomie. Madame Mignot m’a écrit ce matin pour me dire qu’elle viendrait passer quelques jours ici prochainement ; je lui en ai une grande reconnaissance. Mon courage faiblit quelquefois à porter tout seul le fardeau de ce grand désespoir, que rien n’allège. Adieu, cher vieil ami, je t’embrasse de tout mon coeur. Ton vieux. *** À EMMANUEL VASSE. 4 juin, jeudi soir [1846]. Je te remercie beaucoup, mon cher ami, de me tenir au courant de tes travaux ; j’y prends, je t’assure, une part bien vive. Ce que j’aime en toi, c’est que tu les continues avec persévérance et âpreté, choses rares à notre époque où petits et grands ne travaillent que par fragments, sans avoir les uns ni la vue, les autres ni le courage de l’ensemble. La méthode, tout est là dans les oeuvres scientifiques et c’est ce qui manque même aux plus belles de notre génération. Je compatis, comme un homme qui y a passé, aux misères de ta vie extérieure, c’est-à-dire au boulet que tu traînes sous le nom de Ministère de la marine royale et des colonies. Mais tu as encore quelques heures libres, rêveuses et remplies le soir ; combien n’en ont pas ! Quand tu es rentré chez toi, dans ta chambre, au milieu de tes livres et de tes travaux, ne jouis-tu pas d’un calme exquis, et comme d’une brise fraîche qui vient enlever de toi-même les exhalaisons fades de l’ennui du bureau ? Pour vivre, je ne dis pas heureux (ce but est une illusion funeste), mais tranquille, il faut se créer en dehors de l’existence visible, commune et générale à tous, une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le domaine du contingent, comme disent les philosophes. Heureux les gens qui ont passé leurs jours à piquer des insectes sur des feuilles de liège ou à contempler avec une loupe les médailles rouillées des empereurs romains ! Quand il se mêle à cela un peu de poésie ou d’entrain, on doit remercier le ciel de vous avoir fait ainsi naître. Je suis bien curieux de voir ta rédaction et je te sais bon gré de me demander là-dessus mes avis ; tout ce que je pourrai faire pour cela je le ferai, non pas par complaisance, mais par plaisir. Entreprise et continuée avec tant de conscience, il ne peut manquer d’y avoir beaucoup de bon dans ton oeuvre ; le tout est de faire saillir tout ce que tu sais, de mettre en relief ce que tu vois. Pour moi, malgré les chagrins, les soucis, les embarras d’un tas d’affaires, je travaille assez raisonnablement, c’est-à-dire environ huit heures par jour. Je fais du grec, de l’histoire ; je lis du latin, je me culotte un peu de ces braves anciens pour lesquels je finis par avoir un culte artistique ; je m’efforce de vivre dans le monde antique ; j’y arriverai, Dieu aidant. Ne sortant jamais et ne voyant personne, j’ai jugé sensé de me faire meubler un cabinet à ma guise, duquel je ne compte sortir d’ici à longtemps, à moins que le vent ne me pousse ailleurs. D’ici à quelques jours il est probable que j’irai à Paris passer une huitaine ; je t’y verrai bien entendu. Achille, grâce un peu à mes soins, soit dit sans présomption diplomatique, a obtenu le logement de l’Hôtel-Dieu, le service de chirurgie de mon père, sauf peu de chose, et la moitié de la chaire de clinique. Voilà un gars heureux ! et servi par les circonstances ; il le méritait certainement, mais le nom de mon père a été un bon génie qui l’a couvert de ses ailes. Adieu, mon vieux, continue à travailler sans préoccupation du reste de l’univers ; l’égoïsme intellectuel est peut-être l’héroïsme de la pensée. À bientôt j’espère. Tout à toi. *** À LOUISE COLET. Mardi soir, minuit. [4 Août 1846]. Il y a douze heures, nous étions encore ensemble ; hier à cette heure-ci, je te tenais dans mes bras... t'en souviens-tu ? Comme c'est déjà loin ! La nuit maintenant est chaude et douce ; j'entends le grand tulipier, qui est sous ma fenêtre, frémir au vent et, quand je lève la tête, je vois la lune se mirer dans la rivière. Tes petites pantoufles sont là pendant que je t'écris ; je les ai sous les yeux, je les regarde. Je viens de ranger, tout seul et bien enfermé, tout ce que tu m'as donné ; tes deux lettres sont dans le sachet brodé ; je vais les relire quand j'aurai cacheté la mienne. Je n'ai pas voulu prendre pour t'écrire mon papier à lettres ; il est bordé de noir ; que rien de triste ne vienne de moi vers toi ! Je voudrais ne te causer que de la joie et t'entourer d'une félicité calme et continue pour te payer un peu de tout ce que tu m'as donné à pleines mains dans la générosité de ton amour. J'ai peur d'être froid, sec, égoïste, et Dieu sait pourtant ce qui, à cette heure, se passe en moi. Quel souvenir ! et quel désir ! Ah ! nos deux bonnes promenades en calèche ! Qu'elles étaient belles, la seconde surtout avec ses éclairs ! Je me rappelle la couleur des arbres éclairés par les lanternes, et le balancement des ressorts ; nous étions seuls, heureux. Je contemplais ta tête dans la nuit ; je la voyais malgré les ténèbres ; tes yeux t'éclairaient toute la figure. Il me semble que j'écris mal ; tu vas lire ça froidement ; je ne dis rien de ce que je veux dire. C'est que mes phrases se heurtent comme des soupirs ; pour les comprendre il faut combler ce qui sépare l'une de l'autre ; tu le feras, n'est-ce pas ? Rêveras-tu à chaque lettre, à chaque signe de l'écriture ? Comme moi, en regardant tes petites pantoufles brunes, je songe aux mouvements de ton pied quand il les emplissait et qu'elles en étaient chaudes... le mouchoir est dedans [...] Ma mère m'attendait au chemin de fer ; elle a pleuré en me voyant revenir. Toi, tu as pleuré en me voyant partir. Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous déplacer d'un lieu sans qu'il en coûte des larmes des deux côtés ! C'est d'un grotesque bien sombre. J'ai retrouvé ici les gazons verts, les arbres grands et l'eau coulant comme lorsque je suis parti. Mes livres sont ouverts à la même place ; rien n'est changé. La nature extérieure nous fait honte ; elle est d'une sérénité désolante pour notre orgueil. N'importe, ne songeons ni à l'avenir, ni à nous, ni à rien. Penser, c'est le moyen de souffrir. Laissons-nous aller au vent de notre coeur tant qu'il enflera la voile ; qu'il nous pousse comme il lui plaira, et quant aux écueils... ma foi tant pis ! Nous verrons... Et ce bon X... qu'a-t-il dit de l'envoi ? Nous avons ri hier au soir. C'était tendre pour nous, gai pour lui, bon pour nous trois. J'ai lu, en venant, presque un volume. J'ai été touché à différentes places. Je te causerai de ça plus au long. Tu vois bien que je ne suis pas assez recueilli, la critique me manque tout à fait ce soir. J'ai voulu seulement t'envoyer encore un baiser avant de m'endormir, te dire que je t'aimais. À peine t'ai-je eu quittée, et à mesure que je m'éloignais, ma pensée revolait vers toi. Elle courait plus vite que la fumée de la locomotive qui fuyait derrière nous (il y a du feu dans la comparaison - pardon de la pointe). Allons, un baiser, vite, tu sais comment, de ceux que dit l'Arioste, et encore un, oh encore ! encore et puis, ensuite, sous ton menton, à cette place que j'aime sur ta peau si douce, sur ta poitrine où je place mon coeur. Adieu, adieu. Tout ce que tu voudras de tendresses. *** À LOUISE COLET. Jeudi soir, 11 heures. [6 Août 1846]. Ta lettre de ce matin est triste, et d'une douleur résignée. Tu m'offres de m'oublier si cela me plaît. Tu es sublime. Je te savais bonne, excellente, mais je ne te savais pas si grande. Je te le répète : tu m'humilies, par la comparaison que je fais de toi à moi. Sais-tu que tu me dis des choses dures ? et ce qu'il y a de pire, c'est que c'est moi qui les ai provoquées. Tu me rends donc la pareille ; c'est une représaille. Ce que je veux de toi ? Je n'en sais rien. Mais, ce que je veux moi, c'est t'aimer, t'aimer mille fois plus. Oh ! si tu pouvais lire dans mon coeur, tu verrais la place où je t'ai mise ! Je vois que tu souffres plus que tu ne l'avoues ; tu t'es guindée pour écrire cette lettre. N'est-ce pas que tu as bien pleuré avant ? Elle est brisée ; on y sent une lassitude de chagrin et comme l'écho affaibli d'une voix qui a sangloté. Avoue-le ; dis-moi de suite que tu étais dans un mauvais jour, que c'est parce que ma lettre t'avait manqué. Sois franche ; ne fais pas la fière ; ne fais pas comme j'ai trop fait. Ne retiens pas tes larmes ; ça vous retombe sur le coeur, vois-tu, et ça y fait des trous profonds. J'ai une pensée qu'il faut que je te dise : je suis sûr que tu me crois égoïste. Tu t'en affliges et tu en es convaincue. Est-ce parce que j'en ai l'air ? Là-dessus, tu sais, chacun s'illusionne. Je le suis comme tout le monde, moins peut-être que beaucoup, plus peut-être que d'autres. Qui sait ? Et puis c'est encore là un mot qu'on jette à la tête de son voisin sans savoir ce qu'on veut dire. Qui ne l'est pas, égoïste, d'une façon plus ou moins large ? Depuis le crétin qui ne donnerait pas un sou pour racheter le genre humain, jusqu'à celui qui se jette sous la glace pour sauver un inconnu, est-ce que tous, tant que nous sommes, nous ne cherchons pas suivant nos instincts divers la satisfaction de notre nature ? Saint Vincent de Paul obéissait à un appétit de charité, comme Caligula à un appétit de cruauté. Chacun jouit à sa mode et pour lui seul ; les uns en réfléchissant l'action sur eux-mêmes, en s'en faisant la cause, le centre et le but, les autres en conviant le monde entier au festin de leur âme. Il y a là la différence des prodigues et des avares. Les premiers prennent plaisir à donner, les autres à garder. Quant à l'égoïsme ordinaire, tel qu'on l'entend, quoiqu'il me répugne démesurément à l'esprit, j'avoue que, si je pouvais l'acheter, je donnerais tout pour l'avoir. Être bête, égoïste, et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux ; mais si la première nous manque, tout est perdu. Il y a aussi un autre bonheur, oui il y en a un autre, je l'ai vu, tu me l'as fait sentir ; tu m'as montré dans l'air ses reflets illuminés ; j'ai vu chatoyer à mes regards le bas de son vêtement flottant. Voilà que je tends les mains pour le saisir... et toi-même tu commences à remuer la tête et à douter si ce n'est pas une vision (quelle sotte manie j'ai de parler en métaphores qui me disent rien !). Mais je veux dire qu'il me semble que toi aussi, tu as de la tristesse au coeur, et de cette profonde qui ne vient de rien et qui, tenant à la substance même de l'existence, est d'autant plus grande que celle-ci est plus remuée. Je t'en avais avertie, ma misère est contagieuse. J'ai la gale ! Malheur à qui me touche ! Oh ! ce que tu m'as écrit ce matin est lamentable et douloureux. Je me suis imaginé ta pauvre figure triste en songeant à moi, triste à cause de moi. Hier j'étais si bien, confiant, serein, joyeux comme un soleil d'été entre deux ondées. Ta mitaine est là. Elle sent bon, il me semble que je suis encore à humer ton épaule et la douce chaleur de ton bras nu. Allons ! Voilà des idées de volupté et de caresses qui me reprennent, mon coeur bondit à ta pensée. Je convoite tout ton être, j'évoque ton souvenir pour qu'il assouvisse ce besoin qui crie au fond de mes entrailles ; que n'es-tu pas là ! Mais lundi, n'est-ce pas ? J'attends la lettre de Phidias. S'il m'écrit, tout se passera comme il est convenu. Sais-tu à quoi je pense ? À ton petit boudoir où tu travailles, où... (ici pas de mot, les trois points en disent plus que toute l'éloquence du monde). Je revois la pâleur de ta tête sérieuse, quand tu te tenais par terre dans mes genoux... et la lampe ! Oh ! ne la casse pas, laisse-là ; allume-la tous les soirs, ou plutôt à de certains jours solennels de ta vie intérieure, quand tu entameras quelque grand travail ou que tu le finiras. Une idée ! J'ai de l'eau du Mississipi. Elle a été rapportée à mon père par un capitaine de vaisseau, qui la lui a donnée comme un grand présent. Je veux, quand tu auras fait quelque chose que tu trouveras beau, que tu te laves les mains avec ; ou bien je la répandrai sur ta poitrine pour te donner le baptême de mon amour. Je divague, je crois ; je ne sais ce que je disais avant de penser à cette bouteille. C'était la lampe, n'est-ce pas ? Oui, je l'aime, j'aime ta maison, tes meubles, tout, si ce n'est l'affreuse caricature à l'huile qui est dans ta chambre à coucher. Je pense aussi à cette vénérable Catherine qui nous servait pendant le dîner, aux plaisanteries de Phidias, à tout, à mille détails, mais qui m'amusent. Mais sais-tu les deux postures où je te revois toujours ? C'est dans l'atelier, debout, posant, le jour t'éclairant de côté, quand je te regardais, que tu me regardais aussi ; et puis le soir, à l'hôtel, je te vois couchée sur mon lit, les cheveux répandus sur mon oreiller, les yeux levés au ciel, blême, les mains jointes, m'envoyant des paroles folles. Quand tu es habillée, tu es fraîche comme un bouquet. Dans mes bras je te trouve d'une douceur chaude qui amollit et qui enivre. Et moi, dis-moi comment je t'apparais. De quelle façon mon image vient-elle se dresser sous tes yeux ?... Quel pauvre amant je fais, n'est-ce pas ! Sais-tu que ce qui m'est arrivé avec toi ne m'est jamais arrivé ? (j'étais si brisé depuis trois jours et tendu comme la corde d'un violoncelle). Si j'avais été homme à estimer beaucoup ma personne, j'aurais été amèrement vexé. Je l'étais pour toi. Je craignais de ta part des suppositions odieuses pour toi ; d'autres peut-être auraient cru que je les outrageais. Elles m'auraient jugé froid, dégoûté ou usé. Je t'ai su gré de cette intelligence spontanée qui ne s'étonnait de rien, quand moi je m'étonnais de cela comme d'une monstruosité inouïe. Il fallait donc que je t'aimasse, et fort, puisque j'ai éprouvé le contraire de ce que j'avais été à l'abord de toutes les autres, n'importe lesquelles. Tu veux faire de moi un païen, tu le veux, ô ma muse ! toi qui as du sang romain dans le sang. Mais j'ai beau m'y exciter par l'imagination et par le parti pris, j'ai au fond de l'âme le brouillard du Nord que j'ai respiré à ma naissance. Je porte en moi la mélancolie des races barbares, avec ses instincts de migrations et ses dégoûts innés de la vie qui leur faisaient quitter leur pays comme pour se quitter eux-mêmes. Ils ont aimé le soleil, tous les barbares qui sont venus mourir en Italie ; ils avaient une aspiration frénétique vers la lumière, vers le ciel bleu, vers quelque existence chaude et sonore ; ils rêvaient des jours heureux, pleins d'amours, juteux pour leurs coeurs comme la treille mûre que l'on presse avec les mains. J'ai toujours eu pour eux une sympathie tendre, comme pour des ancêtres. Ne retrouvais-je pas dans leur histoire bruyante toute ma paisible histoire inconnue ? Les cris de joie d'Alaric entrant à Rome ont eu pour parallèle, quatorze siècles plus tard, les délires secrets d'un pauvre coeur d'enfant. Hélas ! non, je ne suis pas un homme antique ; les hommes antiques n'avaient pas de maladies de nerfs comme moi ! Ni toi non plus, tu n'es ni la Grecque, ni la Latine ; tu es au delà : le romantisme y [a] passé. Le christianisme, quoique nous voulions nous en défendre, est venu agrandir tout cela, mais le gâter, y mettre la douleur. Le coeur humain ne s'élargit qu'avec un tranchant qui le déchire. Tu me dis ironiquement, à propos de l'article du Constitutionnel, que je fais peu cas du patriotisme, de la générosité et du courage. Oh non ! J'aime les vaincus ; mais j'aime aussi les vainqueurs. Cela est peut-être difficile à comprendre, mais c'est vrai. Quant à l'idée de la patrie, c'est-à-dire d'une certaine portion de terrain dessinée sur la carte et séparée des autres par une ligne rouge ou bleue, non ! la patrie est pour moi le pays que j'aime, c'est-à-dire celui que je rêve, celui où je me trouve bien. Je suis autant Chinois que Français, et je ne me réjouis nullement de nos victoires sur les Arabes, parce que je m'attriste à leurs revers. J'aime ce peuple âpre, persistant, vivace, dernier type des sociétés primitives, et qui, aux haltes de midi, couché à l'ombre, sous le ventre de ses chamelles, raille, en fumant son chibouk, notre brave civilisation qui en frémit de rage. Où suis-je ? où vais-je ? comme dirait un poète tragique de l'école de Delille ; en Orient, le diable m'emporte ! Adieu, ma sultane !... N'avoir pas seulement à t'offrir une cassolette de vermeil pour faire brûler des parfums quand tu vas venir dormir dans ma couche ! Quel ennui ! Mais je t'offrirai tous ceux de mon coeur. Adieu, un long, un bien long baiser, et d'autres encore. *** À LOUISE COLET. [Samedi 8 Août 1846.] Je suis brisé, étourdi, comme après une longue orgie ; je m'ennuie à mourir. J'ai un vide inouï dans le coeur. Moi si calme naguère, si fier de ma sérénité, et qui travaillais du matin au soir avec une âpreté soutenue, je ne puis ni lire, ni penser, ni écrire ; ton amour m'a rendu triste. Je vois que tu souffres, je prévois que je te ferai souffrir. Je voudrais ne jamais t'avoir connue, pour toi, pour moi ensuite, et cependant ta pensée m'attire sans relâche. J'y trouve une douceur exquise. Ah ! qu'il eût mieux valu en rester à notre première promenade ! Je me doutais de tout cela ! Quand, le lendemain, je ne suis pas venu chez Phidias, c'est que je me sentais déjà glisser sur la pente. J'ai voulu m'arrêter ; qu'est-ce qui m'y a poussé ? Tant pis ! tant mieux ! Je n'ai pas reçu du ciel une organisation facétieuse. Personne plus que moi n'a le sentiment de la misère de la vie. Je ne crois à rien, pas même à moi, ce qui est rare. Je fais de l'art parce que ça m'amuse, mais je n'ai aucune foi dans le beau, pas plus que dans le reste. Aussi l'endroit de ta lettre, pauvre amie, où tu me parles de patriotisme m'aurait bien fait rire, si j'avais été dans une disposition plus gaie. Tu vas croire que je suis dur. Je voudrais l'être. Tous ceux qui m'abordent s'en trouveraient mieux, et moi aussi dont le coeur a été mangé comme l'est à l'automne l'herbe des prés par tous les moutons qui ont passé dessus. Tu n'as pas voulu me croire quand je t'ai dit que j'étais vieux. Hélas ! oui, car tout sentiment qui arrive dans mon âme s'y tourne en aigreur, comme le vin que l'on met dans les vases qui ont trop servi. Si tu savais toutes les forces internes qui m'ont épuisé, toutes les folies qui m'ont passé par la tête, tout ce que j'ai essayé et expérimenté en fait de sentiments et de passions, tu verrais que je ne suis pas si jeune. C'est toi qui es enfant, c'est toi qui es fraîche et neuve, toi dont la candeur me fait rougir. Tu m'humilies par la grandeur de ton amour. Tu méritais mieux que moi. Que la foudre m'écrase, que toutes les malédictions possibles tombent sur moi si jamais je l'oublie ! Te mépriser ? m'écris-tu, parce que tu t'es donnée trop tôt à moi ! As-tu pu le penser ? Jamais, jamais, quoi que tu fasses, quoi qu'il arrive ! Je te suis dévoué pour la vie, à toi, à ta fille, à ceux que tu voudras. C'est là un serment ; retiens-le, uses-en. Je le fais parce que je puis le tenir. Oui je te désire et je pense à toi. Je t'aime plus que je ne t'aimais à Paris. Je ne puis plus rien faire ; toujours je te revois dans l'atelier, debout près de ton buste, les papillottes remuantes sur tes épaules blanches, ta robe bleue, ton bras, ton visage, que sais-je ? tout. Tiens ! maintenant la force me circule dans le sang. Il me semble que tu es là ; je suis en feu, mes nerfs vibrent... tu sais comment... tu sais quelle chaleur ont mes baisers. Depuis que nous nous sommes dit que nous nous aimions, tu te demandes d'où vient ma réserve à ajouter «pour toujours». Pourquoi ? C'est que je devine l'avenir, moi ; c'est que sans cesse l'antithèse se dresse devant mes yeux. Je n'ai jamais vu un enfant sans penser qu'il deviendrait vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d'une femme nue me fait rêver à son squelette. C'est ce qui fait que les spectacles joyeux me rendent tristes, et que les spectacles tristes m'affectent peu. Je pleure trop en dedans pour verser des larmes au dehors ; une lecture m'émeut plus qu'un malheur réel. Quand j'avais une famille, j'ai souvent souhaité n'en avoir pas, pour être plus libre, pour aller vivre en Chine ou chez les sauvages. Maintenant que je n'en ai plus, je la regrette et je m'accroche aux murs où son ombre reste encore. D'autres seraient fiers de l'amour que tu me prodigues, leur vanité y boirait à l'aise, et leur égoïsme de mâle en serait flatté jusqu'en ses replis les plus intimes ; mais cela me fait défaillir le coeur de tristesse, quand les moments bouillants sont passés ; car je me dis : Elle m'aime et moi, qui l'aime aussi, je ne l'aime pas assez. Si elle ne m'avait pas connu, je lui aurais épargné toutes les larmes qu'elle verse ! Pardonne-moi ceci, pardonne-le moi au nom de tout ce que tu m'as fait goûter d'ivresse. Mais j'ai le pressentiment d'un malheur immense pour toi. J'ai peur que mes lettres ne soient découvertes, qu'on apprenne tout. Je suis malade de toi. Tu crois que tu m'aimeras toujours, enfant : toujours ! quelle présomption dans une bouche humaine ! Tu as aimé déjà, n'est-ce pas, comme moi ; souviens-toi qu'autrefois aussi tu as dit toujours. Mais je te rudoie, je te chagrine. Tu sais que j'ai les caresses féroces. N'importe, j'aime mieux inquiéter ton bonheur maintenant que de l'exagérer froidement, comme ils font tous, pour que sa perte ensuite te fasse souffrir davantage... Qui sait ? tu me remercieras peut-être plus tard d'avoir eu le courage de n'être pas plus tendre. Ah ! si j'avais vécu à Paris, si tous les jours de ma vie avaient pu se passer près de toi, oui, je me laisserais aller à ce courant sans crier au secours. J'aurais trouvé en toi pour mon coeur, mon corps et ma tête, un assouvissement quotidien qui ne m'eût jamais lassé. Mais séparés, destinés à nous voir rarement, c'est affreux, quelle perspective ! et que faire pourtant... je ne conçois pas comment j'ai fait pour te quitter. C'est bien moi, cela ! C'est bien dans ma pitoyable nature ; tu ne m'aimerais pas, j'en mourrais, tu m'aimes et je suis à t'écrire de t'arrêter. Ma propre bêtise me dégoûte moi-même ; c'est que, de tous les côtés que je me retourne, je ne vois que malheur ! J'aurais voulu passer dans ta vie comme un frais ruisseau qui en eût rafraîchi les bords altérés, et non comme un torrent qui la ravage ; mon souvenir aurait fait tressaillir ta chair et sourire ton coeur. Ne me maudis jamais ! va, je t'aurai bien aimée, avant que je ne t'aime plus. Moi, je te bénirai toujours ; ton image me restera toute imbibée de poésie et de tendresse, comme l'était hier la nuit dans la vapeur laiteuse de son brouillard argenté. Ce mois-ci je t'irai voir, je te resterai un grand jour entier. Avant quinze jours, douze même, je serai à toi. Que Phidias m'écrive, et j'accours ; c'est convenu. Est-il remis de sa colère, ce bon Phidias ? A-t-il compris le sens du cadeau ? Tâche de lui bien faire entendre que c'était pour le faire rire et rêver, et lui rendre un peu de satisfaction qu'il nous avait causée. Tu veux que je t'envoie quelque chose de moi. Non, tu trouverais tout trop bien. Ne m'as-tu pas assez donné, sans y joindre tes éloges littéraires ? Tu veux donc achever de me rendre fat ! Et puis je n'ai rien de lisible ; tu ne t'y reconnaîtrais pas, au milieu des ratures et des renvois, n'ayant rien fait recopier. N'as-tu pas peur de te gâter le style en me fréquentant ? Tu voudrais que je publiasse quelque chose tout de suite ; tu m'exciterais ; tu finirais par faire que je me prendrais au sérieux (ce dont le ciel me garde !). Autrefois la plume courait sur mon papier avec vitesse ; elle y court aussi maintenant, mais elle le déchire. Je ne peux pas faire une phrase, je change de plume à toute minute, parce que je n'exprime rien de ce que je veux dire. Tu viendras à Rouen avec Phidias, tu feras semblant de m'y rencontrer et tu me feras une visite ici. Cela te satisfera mieux que toutes les descriptions possibles. Alors tu penseras à mon tapis et à la grande peau d'ours blanc sur laquelle je me couche dans le jour, comme moi je pense à ta lampe d'albâtre, quand je regardais sa lumière mourante onduler sur le plafond. Avais-tu compris, ce soir-là, que je m'étais donné ce terme ? Car je n'osais pas ; je suis timide, va, malgré mon cynisme, à cause de lui peut-être. Je m'étais dit : j'attendrai jusqu'à ce que la bougie soit éteinte. Oh ! quel oubli de tout ! quelle exclusion du reste du monde ! Comme elle était douce la peau de ton corps nu, ... ! et quelle joie hypocrite je savourais, dans mon dépit, pendant que les autres étaient là et qu'ils ne s'en allaient pas ! Je me souviendrai toujours de l'air de ta tête quand tu étais à mes genoux, par terre, et de ton sourire ivre quand tu m'as ouvert la porte et que nous nous sommes quittés. Je suis descendu dans les ténèbres, sur la pointe du pied, comme un voleur. N'en étais-je pas un ? Et tous sont-ils aussi heureux, quand ils fuient chargés de leur butin ? Je te dois une explication franche de moi-même, pour répondre à une page de ta lettre qui me fait voir les illusions que tu as sur mon compte. Il serait lâche à moi (et la lâcheté est un vice qui me dégoûte sous quelque face qu'il se montre) de les faire durer plus longtemps. Le fonds de ma nature est, quoi qu'on dise, le saltimbanque. J'ai eu dans mon enfance et ma jeunesse un amour effréné des planches. J'aurais été peut-être un grand acteur, si le ciel m'avait fait naître plus pauvre. Encore maintenant, ce que j'aime par-dessus tout, c'est la forme, pourvu qu'elle soit belle et rien au delà. Les femmes qui ont le coeur trop ardent et l'esprit trop exclusif ne comprennent pas cette religion de la beauté, abstraction faite du sentiment. Il leur faut toujours une cause, un but. Moi, j'admire autant le clinquant que l'or. La poésie du clinquant est même supérieure en ce qu'elle est triste. Il n'y a pour moi dans le monde que les beaux vers, les phrases bien tournées, harmonieuses, chantantes, les beaux couchers de soleil, les clairs de lune, les tableaux colorés, les marbres antiques et les têtes accentuées. Au delà, rien. J'aurais mieux aimé être Talma que Mirabeau, parce qu'il a vécu dans une sphère de beauté plus pure. Les oiseaux en cage me font tout autant pitié que les peuples en esclavage. De toute la politique, il n'y a qu'une chose que je comprenne, c'est l'émeute. Fataliste comme un Turc, je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l'humanité ou rien, c'est absolument la même chose. Quant à ce progrès, j'ai l'entendement obtus pour les idées peu claires. Tout ce qui appartient à ce langage m'assomme démesurément. Je déteste assez la tyrannie moderne parce qu'elle paraît bête, faible et timide d'elle-même, mais j'ai un culte profond pour la tyrannie antique que je regarde comme la plus belle manifestation de l'homme qui ait été. Je suis avant tout l'homme de la fantaisie, du caprice, du décousu. J'ai songé longtemps et très sérieusement (ne va pas rire, c'est le souvenir de mes plus belles heures) à aller me faire renégat à Smyrne. À quelque jour j'irai vivre loin d'ici, et l'on n'entendra plus parler de moi. Quant à ce qui d'ordinaire touche les hommes de plus près, et ce qui pour moi est secondaire, en fait d'amour physique, je l'ai toujours séparé de l'autre. Je t'ai vu railler cela l'autre jour à propos de ***, c'était mon histoire. Tu es bien la seule femme que j'ai aimée et que j'ai (sic) eue. Jusqu'alors j'allais calmer sur d'autres les désirs donnés par d'autres. Tu m'as fait mentir à mon système, à mon coeur, à ma nature peut-être, qui, incomplète d'elle-même, cherche toujours l'incomplet. J'en ai aimé une depuis quatorze ans jusqu'à vingt sans le lui dire, sans lui (sic) toucher ; et j'ai été près de trois ans ensuite sans sentir mon sexe. J'ai cru un moment que je mourrais ainsi, j'en remerciais le Ciel. Je voudrais n'avoir ni corps ni coeur, ou plutôt je voudrais être crevé, car la mine que je fais ici-bas est d'un ridicule exagéré. C'est là ce qui me rend défiant et timide de moi-même. Tu es la seule à qui j'aie osé vouloir plaire et peut-être la seule à qui j'ai (sic) plu. Merci, merci. Mais me comprendras-tu jusqu'au bout, supporteras-tu le poids de mon ennui, mes caprices, mes abattements et mes retours emportés ? Tu me dis par exemple de t'écrire tous les jours, et si je ne le fais, tu vas m'accuser. Eh bien, l'idée que tu veux une lettre chaque matin m'empêchera de le faire. Laisse-moi t'aimer à ma guise, à la mode de mon être, avec ce que tu appelles mon originalité. Ne me force à rien, je ferai tout. Comprends-moi et ne m'accuse pas. Si je te jugeais légère et niaise comme les autres femmes, je te paierais de mots, de promesses, de serments. Qu'est-ce que cela me coûterait ? Mais j'aime mieux rester en dessous qu'au-dessus de la vérité de mon coeur. Les Numides, dit Hérodote, ont une coutume étrange. On leur brûle tout petits la peau du crâne avec des charbons, pour qu'ils soient ensuite moins sensibles à l'action du soleil qui est dévorante dans leurs pays. Aussi sont-ils, de tous les peuples de la terre, ceux qui se portent le mieux. Songe que j'ai été élevé à la Numide. N'avait-on pas beau jeu à leur dire : «Vous ne sentez rien, le soleil même ne vous chauffe pas». Oh ! n'aie pas peur : pour avoir du cal au coeur il n'en est pas moins bon. Eh bien non ! En me sondant, je ne me trouve pas meilleur que mon voisin. J'ai seulement assez de perspicacité et quelque délicatesse dans les manières. Voilà le soir qui vient. J'ai passé mon après-midi à t'écrire. À 18 ans, à mon retour du Midi, j'ai écrit pendant six mois des lettres pareilles à une femme que je n'aimais pas. C'était pour me forcer à l'aimer, pour faire du style sérieux, et ici c'est tout le contraire ; le parallélisme est accompli. Encore un dernier mot : j'ai à Paris un homme à mes ordres, dévoué jusqu'à la mort, actif, brave, intelligent, une grande et héroïque nature aux volontés de la mienne. En cas de besoin, compte sur lui comme sur moi. J'attends demain tes vers, dans quelques jours tes deux volumes. Adieu, pense à moi ; oui, embrasse ton bras. Tous les soirs ce sont tes oeuvres que je lis. J'y recherche des traces de toi-même, j'en trouve quelquefois. Adieu, adieu ; je mets ma tête sur tes seins et je te regarde de bas en haut, comme une madone. 11 heures du soir Adieu, je ferme ma lettre. C'est l'heure où, seul et pendant que tout dort, je tire le tiroir où sont mes trésors. Je contemple tes pantoufles, ton mouchoir, tes cheveux, ton portrait, je relis tes lettres, j'en respire l'odeur musquée. Si tu savais ce que je sens maintenant !... dans la nuit mon coeur se dilate et une rosée d'amour le pénètre ! Mille baisers, mille, partout, partout. *** À LOUISE COLET. Nuit de samedi au dimanche, minuit. [9 Août 1846]. Le ciel est pur ; la lune brille. J'entends des marins chanter qui lèvent l'ancre pour partir avec le flot qui va venir. Pas de nuages, pas de vent. La rivière est blanche sous la lune, noire dans l'ombre. Les papillons se jouent autour de mes bougies, et l'odeur de la nuit m'arrive par mes fenêtres ouvertes. Et toi, dors-tu ? Es-tu à ta fenêtre ? Penses-tu à celui qui pense à toi ? Rêves-tu ? Quelle est la couleur de ton songe ? Il y a huit jours que s'est passée notre belle promenade au bois de Boulogne. Quel abîme depuis ce jour-là ! Ces heures charmantes, pour les autres, sans doute, se sont écoulées comme les précédentes et comme les suivantes, mais pour nous ç'a été un moment radieux dont le reflet éclairera toujours notre coeur. C'était beau de joie et de tendresse, n'est-ce pas, ma pauvre âme ? Si j'étais riche, j'achèterais cette voiture-là et je la mettrais dans ma remise, sans jamais plus m'en servir. Oui, je reviendrai, et bientôt, car je pense à toi toujours, toujours, je rêve à ton visage, à tes épaules, à ton cou blanc, à ton sourire, à ta voix passionnée, violente et douce à la fois comme un cri d'amour. Je te l'ai dit, je crois, que c'était ta voix surtout que j'aimais. J'ai attendu ce matin le facteur une grande heure sur le quai. Il était aujourd'hui en retard. Que cet imbécile-là, avec son collet rouge, a sans le savoir fait battre de coeurs ! Merci de ta bonne lettre, mais ne m'aime pas tant, ne m'aime pas tant, tu me fais mal ! Laisse-moi t'aimer, moi ; tu ne sais donc pas qu'aimer trop, ça porte malheur à tous deux ; c'est comme les enfants que l'on a trop caressés étant petits, ils meurent jeunes ; la vie n'est pas faite pour cela ; le bonheur est une monstruosité ! punis sont ceux qui le cherchent. Ma mère a été hier et avant-hier dans un état affreux, elle avait des hallucinations funèbres. J'ai passé mon temps auprès d'elle. Tu ne sais pas ce que c'est que le fardeau d'un tel désespoir à porter seul. Souviens-toi de cette ligne, si jamais tu te trouves la plus malheureuse de toutes les femmes. Il y en a une qui l'est plus qu'on ne peut l'être, le degré au-dessus est la mort ou la folie furieuse. Avant de [te] connaître j'étais calme, je l'étais devenu. J'entrais dans une période virile de santé morale. Ma jeunesse est passée. La maladie de nerfs qui m'a duré deux ans en a été la conclusion, la fermeture, le résultat logique. Pour avoir eu ce que j'ai eu, il a fallu que quelque chose, antérieurement, se soit passé d'une façon assez tragique dans la boîte de mon cerveau. Puis tout s'est rétabli ; j'avais vu clair dans les choses, et dans moi-même, ce qui est plus rare. Je marchais avec la rectitude d'un système particulier fait pour un cas spécial. J'avais tout compris en moi, séparé, classé, si bien qu'il n'y avait pas jusqu'alors d'époque dans mon existence où j'aie été plus tranquille, tandis que tout le monde au contraire trouvait que c'était maintenant que j'étais à plaindre. Tu es venue du bout de tes doigts remuer tout cela. La vieille lie a rebouilli, le lac de mon coeur a tressailli. Mais c'est pour l'Océan que la tempête est faite ! Des étangs quand on les trouble il ne s'exhale que de malsaines odeurs. Il faut que je t'aime pour te dire cela. Oublie-moi si tu peux, arrache ton âme avec tes deux mains, et marche dessus pour effacer l'empreinte que j'y ai laissée. Allons, ne te fâche pas. Non, je t'embrasse, je te baise. Je suis fou. Si tu étais là, je te mordrais ; j'en ai envie, moi que les femmes raillent de ma froideur et auquel on a fait la réputation charitable de n'en pouvoir user, tant j'en usais peu. Oui je me sens maintenant des appétits de bêtes fauves, des instincts d'amour carnassier et déchirant ; je ne sais pas si c'est aimer. C'est peut-être le contraire. Peut-être est-ce le coeur, en moi, qui est impuissant. La déplorable manie de l'analyse m'épuise. Je doute de tout, et même de mon doute. Tu m'as cru jeune et je suis vieux. J'ai souvent causé avec des vieillards des plaisirs d'ici-bas, et j'ai toujours été étonné de l'enthousiasme qui ranimait alors leurs yeux ternes, de même qu'ils ne revenaient pas de surprise à considérer ma façon d'être, et ils me répétaient : À votre âge ! à votre âge ! vous ! vous ! Qu'on ôte l'exaltation nerveuse, la fantaisie de l'esprit, l'émotion de la minute, il me restera peu. Voilà l'homme dans sa doublure. Je ne suis pas fait pour jouir. Il ne faut pas prendre cette phrase dans un sens terre à terre, mais en saisir l'intensité métaphysique. Je me dis toujours que je vais faire ton malheur, que sans moi ta vie n'aurait pas été troublée, qu'un jour viendra où nous nous séparerons (et je m'en indigne d'avance). Alors la nausée de la vie me remonte sur les lèvres, et j'ai un dégoût de moi-même inouï, et une tendresse toute chrétienne pour toi. D'autres fois, hier par exemple, quand j'ai eu clos ma lettre, ta pensée chante, sourit, se colore et danse comme un feu joyeux qui vous envoie des couleurs diaprées et une tiédeur pénétrante. Le mouvement de ta bouche quand tu parles se reproduit dans mon souvenir, plein de grâce, d'attrait, irrésistible, provocant ; ta bouche, toute rose et humide, qui appelle le baiser, qui l'attire à elle avec une aspiration sans pareille [...] Un an, deux ans, dix, qu'est-ce que cela importe ? Tout ce qui se mesure passe, tout ce qui se compte a un terme. Il n'y a, en fait d'infini, que le ciel qui le soit à cause de ses étoiles, la mer à cause de ses gouttes d'eau, et le coeur à cause de ses larmes. Par là seul il est grand, tout le reste est petit. Est-ce que je mens ? Réfléchis, tâche d'être calme. Un ou deux bonheurs le remplissent, mais toutes les misères de l'humanité peuvent s'y donner rendez-vous ; elles y vivront comme des hôtes. Tu me parles de travail ; oui, travaille, aime l'Art. De tous les mensonges, c'est encore le moins menteur. Tâche de l'aimer d'un amour exclusif, ardent, dévoué. Cela ne te faillira pas. L'Idée seule est éternelle et nécessaire. Il n'y en a plus, de ces artistes comme autrefois, de ceux dont la vie et l'esprit étaient l'instrument aveugle de l'appétit du Beau, organes de Dieu par lesquels il se prouvait à lui-même. Pour ceux-là le monde n'était pas ; personne n'a rien su de leurs douleurs ; chaque soir ils se couchaient tristes, et ils regardaient la vie humaine avec un regard étonné, comme nous contemplons des fourmilières. Tu me juges en femme. Dois-je m'en plaindre ? Tu m'aimes tant que tu t'abuses sur moi ; tu me trouves du talent, de l'esprit, du style... Moi ! moi ! Mais tu vas me donner de la vanité, moi qui avais l'orgueil de n'en pas avoir. Regarde comme tu perds déjà à avoir fait ma connaissance. Voilà la critique qui t'échappe, et tu prends pour un grand homme le monsieur qui t'aime. Que n'en suis-je un ! pour te rendre fière de moi (car c'est moi qui suis fier de toi. Je me dis : C'est elle pourtant qui t'aime ! est-il possible ! c'est celle-là). Oui, je voudrais écrire de belles choses, de grandes choses et que tu en pleures d'admiration. Je ferais jouer une pièce, tu serais dans une loge, tu m'écouterais, tu entendrais m'applaudir. Mais, au contraire, me montant toujours à ton niveau, est-ce que la fatigue ne va pas te prendre ?... Quand j'étais enfant, j'ai rêvé la gloire comme tout le monde, ni plus, ni moins ; le bon sens m'a poussé tard, mais solidement planté. Aussi est-il fort problématique que jamais le public jouisse d'une seule ligne de moi et, si cela arrive, ce ne sera pas avant dix ans au moins. Je ne sais pas comment j'ai été entraîné à te lire quelque chose, passe-moi cette faiblesse. Je n'ai pas pu résister à la tentation de me faire estimer par toi. N'étais-je pas sûr du succès ? quelle puérilité de ma part ! Ton idée était tendre de vouloir nous unir dans un livre ; elle m'a ému ; mais je ne veux rien publier. C'est un parti pris, un serment que je me suis fait à une époque solennelle de ma vie. Je travaille avec un désintéressement absolu et sans arrière-pensée, sans préoccupation ultérieure. Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigu qui se cache au fond des bois pour n'être entendue que d'elle-même. Si un jour je parais, ce sera armé de toutes pièces, mais je n'en aurai jamais l'aplomb. Déjà mon imagination s'éteint, ma verve baisse, ma phrase m'ennuie moi-même, et si je garde celles que j'ai écrites, c'est que j'aime m'entourer de souvenirs, de même que je ne vends pas mes vieux habits. Je vais les revoir quelquefois dans le grenier où ils sont, et je songe au temps où ils étaient neufs et à tout ce que j'ai fait en les portant. À propos ! nous étrennerons donc la robe bleue ensemble. Je tâcherai d'arriver un soir vers six heures. Nous aurons toute la nuit et le lendemain. Nous la flamberons, la nuit ! Je serai ton désir, tu seras le mien et nous nous assouvirons l'un de l'autre, pour voir si nous en pouvons nous rassasier. Jamais, non, jamais ! Ton coeur est une source intarissable, tu m'y fais boire à flots, il m'inonde, il me pénètre, je m'y noie. Oh ! que ta tête était belle, toute pâle et frémissante sous mes baisers ! Mais comme j'étais froid ! Je n'étais occupé qu'à te regarder ; j'étais surpris, charmé. C'est maintenant, si je t'avais... Allons, je vais revoir tes pantoufles. Ah ! elles ne me quitteront jamais celles-là ! Je crois que je les aime autant que toi. Celui qui les a faites ne se doutait pas du frémissement de mes mains en les touchant. Je les respire ; elles sentent la verveine et une odeur de toi qui me gonfle l'âme. Adieu ma vie, adieu mon amour, mille baisers partout. Que Phidias m'écrive, je viens. Cet hiver il n'y aura pas moyen de nous voir ; mais je viendrai à Paris pour trois semaines au moins. Adieu, je t'embrasse là où je t'embrasserai, là où j'ai voulu ; j'y mets ma bouche. Je me roule sur toi. Mille baisers. Oh ! donne-m'en ! Donne-m'en ! *** À LOUISE COLET. Dimanche matin 10 heures. [9 Août 1846]. Enfant, ta folie t'emporte. Calme-toi ; tu t'irrites contre toi-même, contre la vie. Je t'avais bien dit que j'avais plus de raison que toi. Crois-tu aussi que je ne sois pas à plaindre ? Ménage tes cris, ils me déchirent. Que veux-tu faire ? puis-je quitter tout et aller vivre à Paris ? C'est impossible. Si j'étais entièrement libre, j'irais ; oui, car toi étant là, je n'aurais pas la force de m'exiler, projet de ma jeunesse et qu'un jour j'accomplirai. Car je veux vivre dans un pays où personne ne m'aime, ni ne me connaisse, où mon nom ne fasse rien tressaillir, où ma mort, où mon absence ne coûte pas une larme. J'ai été trop aimé, vois-tu, tu m'aimes trop. Je suis rassasié de tendresses, et j'en veux toujours, hélas ! Tu me dis que c'est un amour banal qu'il me fallait : il ne m'en fallait aucun, ou le tien, car je ne puis en rêver un plus complet, plus entier, plus beau. Il est maintenant dix heures, je viens de recevoir ta lettre et d'envoyer la mienne, celle que j'ai écrite cette nuit. À peine levé, je t'écris encore sans savoir ce que je vais te dire. Tu vois bien que je pense à toi. Ne m'en veux pas quand tu ne recevras pas de lettres de moi. Ce n'est pas ma faute. Ces jours-là sont ceux où je pense peut-être le plus à toi. Tu as peur que je ne sois malade, chère Louise. Les gens comme moi ont beau être malades, ils ne meurent pas. J'ai eu toute espèce de maladies et d'accidents : des chevaux tués sous moi, des voitures versées, et jamais je n'ai été écorché. Je suis fait pour vivre vieux, et pour voir tout périr autour de moi et en moi. J'ai déjà assisté à mille funérailles intérieures ; mes amis me quittent l'un après l'autre, ils se marient, s'en vont, changent... à peine si l'on se reconnaît et si l'on trouve quelque chose à se dire. Quel irrésistible penchant m'a donc poussé vers toi ? J'ai vu le gouffre un instant, j'en ai compris l'abîme, puis le vertige m'a entraîné. Comment ne pas t'aimer, toi si douce, si bonne, si supérieure, si aimante, si belle ! Je me souviens de ta voix, quand tu me parlais le soir du feu d'artifice. C'était une illumination pour nous, et comme l'inauguration flamboyante de notre amour. Ton logement ressemble à un que j'ai eu à Paris pendant près de deux ans, rue de l'Est, 19. Quand tu passeras par là, regarde le second. De là aussi la vue s'étendait sur Paris. Dans l'été, la nuit, je regardais les étoiles, et l'hiver, le brouillard lumineux de la grande ville qui s'élevait au-dessus des maisons. On voyait, comme de chez toi, des jardins, des toits, les côtes environnantes. Quand je suis entré chez toi, il m'a semblé me retrouver dans mon passé et que j'étais revenu à un de ces crépuscules beaux et tristes de l'année 1843, quand je humais l'air à ma fenêtre, plein d'ennui et la mort dans l'âme. Si je t'avais connue alors ! Pourquoi donc cela n'a-t-il pas eu lieu ? J'étais libre, seul, sans parents ni maîtresse, car je n'en ai jamais eu de maîtresse. Tu vas croire que je mens. Je n'ai jamais rien dit de plus exact, et la raison la voici. Le grotesque de l'amour m'a toujours empêché de m'y livrer. J'ai quelquefois voulu plaire à des femmes, mais l'idée du profil étrange que je devais avoir dans ce moment-là me faisait tellement rire que toute ma volonté se fondait sous le feu de l'ironie intérieure qui chantait en moi l'hymne de l'amertume et de la dérision. Il n'y a qu'avec toi que je n'ai pas encore ri de moi. Aussi, quand je te vois si sérieuse, si complète dans ta passion, je suis tenté de te crier : «Mais non, mais non, tu te trompes, prends garde, pas à celui-là !...» Le ciel t'a faite belle, dévouée, intelligente ; je voudrais être autre que je ne suis pour être digne de toi. Je voudrais avoir les organes du coeur plus neufs. Ah ! ne me ranime pas trop ; je flamberais comme la paille. Tu vas croire que je suis égoïste, que j'ai peur de toi. Eh bien oui ! j'en suis épouvanté de ton amour, parce que je sens qu'il nous dévore l'un [et] l'autre, toi surtout. Tu es comme Ugolin dans sa prison, tu manges ta propre chair pour assouvir ta faim. Un jour, si j'écris mes mémoires, la seule chose que j'écrirai bien, si jamais je m'y mets, ta place y sera, et quelle place ! car tu as fait dans mon existence une large brèche. Je m'étais entouré d'un mur stoïque ; un de tes regards l'a emporté comme un boulet. Oui, souvent il me semble entendre derrière moi le froufrou de ta robe sur mon tapis. Je tressaille et je me retourne au bruit de ma portière que le vent remue comme si tu entrais. Je vois ton beau front blanc ; sais-tu que tu as un front sublime ? trop beau même pour être baisé, un front pur et élevé, tout brillant de ce qu'il renferme. Retournes-tu chez Phidias, dans ce bon atelier où je t'ai vue pour la première fois, au milieu des marbres et des plâtres antiques ? Il doit venir bientôt, ce bon Phidias. J'attends un mot de lui, qui me serve de prétexte pour m'absenter un jour. Puis, vers les premiers jours de septembre, j'en trouverai un pour aller jusqu'à Mantes ou à Vernon. Puis après nous verrons. Mais à quoi bon s'habituer à se voir, à s'aimer ? Pourquoi nous combler du luxe de la tendresse, si nous devons vivre ensuite misérables ? À quoi bon ? Mais si nous ne pouvons faire autrement ! Adieu, chère âme ; je viens de descendre dans le jardin, et sur une haie de rosiers j'ai cueilli cette petite rose que je t'envoie. Je dépose dessus un baiser ; mets-la de suite sur ta bouche et puis devine où... Adieu, mille tendresses ; à toi, à toi du soir au matin, du matin au soir. *** À LOUISE COLET. Mardi dans l'après-midi. [11 Août 1846]. Tu donnerais de l'amour à un mort. Comment veux-tu que je ne t'aime pas ? Tu as un pouvoir d'attraction à faire dresser les pierres à ta voix. Tes lettres me remuent jusqu'aux entrailles. N'aie donc pas peur que je t'oublie ! Tu sais bien qu'on ne quitte pas les natures comme la tienne, ces natures émues, émouvantes, profondes. Je m'en veux, je me battrais de t'avoir fait peine. Oublie tout ce que je t'ai dit dans la lettre de dimanche. Je m'étais adressé à ton intelligence virile, j'avais cru que tu saurais t'abstraire de toi-même et me comprendre sans ton coeur. Tu as vu trop de choses là où il n'y en avait pas tant, tu as exagéré tout ce que je t'ai dit. Tu as peut-être cru que je posais, que je me donnais pour un Antony de bas étage. Tu me traites de voltairien et de matérialiste. Dieu sait si pourtant je le suis ! Tu me parles aussi de mes goûts exclusifs en littérature, qui auraient dû te faire deviner ce que je suis en amour. Je cherche vainement ce que cela veut dire. Je n'y entends rien. J'admire tout au contraire dans la bonne foi de mon coeur, et si je vaux quelque chose, c'est en raison de cette faculté panthéistique et aussi de cette âpreté qui t'a blessée. Allons, n'en parlons plus. J'ai eu tort, j'ai été sot. J'ai fait avec toi ce que j'ai fait en d'autres temps avec mes mieux aimées, je leur ai montré le fond du sac, et la poussière âcre qui en sortait les a prises à la gorge. Que de fois, sans le vouloir, n'ai-je pas fait pleurer mon père, lui si intelligent et si fin ! mais il n'entendait rien à mon idiome, lui comme toi ! comme les autres. J'ai l'infirmité d'être né avec une langue spéciale dont seul j'ai la clé. Je ne suis pas malheureux du tout, je ne suis blasé sur rien, tout le monde me trouve d'un caractère très gai, et jamais de la vie je ne me plains. Au fond je ne me trouve pas à plaindre, car je n'envie rien et ne veux rien. Va, je ne te tourmenterai plus, je te toucherai doucement comme une enfant qu'on a peur de blesser, je rentrerai en dedans de moi les pointes qui en sortent. Avec un peu de bonne volonté, le porc-épic ne déchire pas toujours. Tu dis que je m'analyse trop, moi je trouve que je ne me connais pas assez ; chaque jour j'y découvre du nouveau. Je voyage en moi comme dans un pays inconnu, quoique je l'aie parcouru cent fois. Tu ne me sais pas gré de ma franchise (les femmes veulent qu'on les trompe, elles vous y forcent, et si vous résistez, elles vous accusent). Tu me dis que je ne m'étais pas montré comme cela d'abord ; rappelle-toi au contraire tes souvenirs. J'ai commencé par montrer mes plaies. Rappelle-toi au contraire tout ce que je t'ai dit à notre premier dîner ; tu t'es écriée même : «Ainsi vous excusez tout ! il n'y a plus ni bien ni mal pour vous». Non, je ne t'ai jamais menti, je t'ai aimée instinctivement, et je n'ai pas voulu te plaire de parti pris. Tout cela est arrivé parce que cela devait arriver. Moque-toi de mon fatalisme, ajoute que je suis arriéré d'être Turc. Le fataliste est la Providence du mal, c'est elle qu'on voit, j'y crois. Les larmes que je retrouve sur tes lettres, ces larmes causées par moi, je voudrais les racheter par autant de verres de sang. Je m'en veux, cela augmente le dégoût de moi-même. Sans l'idée que je te plais, je me ferais horreur. Au reste, il en est toujours ainsi : on fait souffrir ceux qu'on aime, ou ils vous font souffrir. Comment se fait-il que tu me reproches cette phrase : «Je voudrais ne jamais t'avoir connue !» Je n'en sais pas de plus tendre. – Veux-tu que je te dise celle que j'y mettrais en parallèle ? C'en est une que j'ai poussée la veille de la mort de ma soeur, partie comme un cri et qui a révolté tout le monde. On parlait de ma mère : «Si elle pouvait mourir !» Et, comme on se récriait : «Oui, si elle voulait se jeter par la fenêtre je la lui ouvrirais tout de suite». À ce qu'il paraît que tout cela n'est pas de mode et paraît drôle ou cruel. Que diable dire quand le coeur vous crève de plénitude ? Demande-toi s'il y a beaucoup d'hommes qui t'auraient écrit cette lettre qui t'a fait tant de mal. Peu, je crois, auraient eu ce courage et cette abnégation gratuite d'eux-mêmes. Cette lettre-là, amour, il faut la déchirer, n'y plus penser ou la relire de temps à autre quand tu te sentiras forte. À propos de lettre, quand tu m'écriras le dimanche, mets-la de bonne heure : tu sais que les bureaux ferment à deux heures. Hier je n'en ai pas reçu. J'avais peur de je ne sais quoi. Mais aujourd'hui, je les ai reçues toutes deux et la petite fleur avec. Merci de l'idée de la mitaine. Si tu pouvais t'envoyer toi-même avec ! Si je pouvais te cacher dans le tiroir de mon étagère qui est là à côté de moi, comme je t'enfermerais à clef ! Allons, ris ! aujourd'hui je suis gai, je ne sais pas pourquoi, la douceur de tes lettres de ce matin me passe dans le sang. Mais ne me conte plus des lieux communs comme celui-ci : que c'est l'argent qui m'a empêché d'être heureux ; que si j'avais travaillé, j'aurais été mieux : comme s'il suffisait d'être garçon apothicaire, boulanger ou négociant en vins pour ne pas s'ennuyer ici-bas ! Tout cela m'a été trop dit par une foule de bourgeois pour que je veuille l'entendre dans ta bouche, ça la gâte ; elle n'est pas faite pour cela. Mais je te sais gré d'approuver mon silence littéraire. Si je dois dire du neuf, quand le temps sera venu, il se dira de lui-même. Oh ! que je voudrais faire de grandes oeuvres pour te plaire, que je voudrais te voir tressaillir à mon style, moi qui ne désire pas la gloire (et plus naïvement que le renard de la fable) ; je voudrais en avoir pour toi, pour te la jeter comme un bouquet, afin que ce soit une caresse de plus et une litière douce où s'étalerait ton esprit quand il rêverait à moi. Tu me trouves beau ; je voudrais être beau, je voudrais avoir des cheveux bouclés, noirs, tombant sur des épaules d'ivoire, comme les adolescents grecs ; je voudrais être fort, pur, mais quand je me regarde dans la glace et que je pense que tu m'aimes, je me trouve d'un commun révoltant. J'ai les mains dures, les genoux cagneux et la poitrine étroite. Si j'avais seulement de la voix, si je savais chanter, oh ! comme je modulerais ces longues aspirations qui sont obligées de s'envoler en soupirs ! Si tu m'avais connu il y a dix ans, j'étais frais, embaumant, j'exhalais la vie et l'amour ; mais maintenant je vois la maturité toucher à la flétrissure. Que n'es-tu la première que je connaisse ! Que n'ai-je pour la première fois senti dans tes bras les ivresses du corps et les spasmes bienheureux qui vous tiennent en extase ! J'ai regret de tout mon passé, il me semble que j'aurais dû le tenir en réserve, dans une vague attente, pour te le donner au jour venu. Mais je ne me doutais pas qu'on pût m'aimer, encore maintenant cela me paraît hors nature. Pour moi de l'amour ! que c'est drôle ! et j'ai donné, comme un prodigue qui veut se ruiner en un seul jour, toutes mes richesses petites et grandes. J'ai aimé furieusement des choses sans nom ; j'ai idolâtré des femmes viles ; j'ai sacrifié à tous les autels et bu à toutes les barriques. Ah ! mes richesses morales ! J'ai jeté aux passants les grosses pièces par la fenêtre et, avec les louis, j'ai fait des ricochets sur l'eau. Cette comparaison, qui n'en est pas une, mais un pur rapprochement, peut te donner l'homme. Quand j'étais à Paris, je dépensais six ou sept mille francs par an, et je me passais bien de dîner trois fois par semaine. En fait de sentiment, je suis de même : avec ce qui gorgerait un régiment, je crève de misère. L'indigence est dans ma nature, mais ne me juge pas abattu, brisé ; je l'ai été jadis, je ne le suis plus. Il fut un temps où j'étais malheureux, les reproches que tu m'adresses aujourd'hui auraient pu être justes alors. Je vais écrire à Phidias, mais je ne sais pas trop comment lui tourner ça pour lui dire qu'il me fasse venir tout de suite. S'il est à la campagne, où ? Quand revient-il ? J'arriverai un soir ; je resterai la nuit et le jour suivant jusqu'à sept heures ; c'est convenu. À partir de jeudi, adresse-moi tes lettres ainsi : M. Du Camp chez M. G. F. , etc. , parce que les lettres que je reçois de toi tous les jours sont censées être de lui et, quand il sera ici, ça paraîtrait singulier que j'en reçusse toute de même ; on pourrait m'interroger, etc. Au reste, si tu éprouves pour cela la moindre répugnance, ne le fais pas, je m'en moque. J'ai la pudeur de toi, je crois toujours, si je prononçais seulement ton nom, que je rougirais qu'on s'aperçoive de tout. J'ai lu le volume de Saintes et Folles et presque toutes tes poésies. Ce que j'aime surtout, c'est l'histoire de Démosthènes, Phenaretta et le conte de M. Georges de Senneval, l'histoire de l'homme laid. Il y a une pièce de vers qui m'a remué profondément, c'est : l'Enthousiasme. Il m'a semblé que c'était moi qui l'avais faite. J'ai relu cent fois celle À une amie, c'est-à-dire à toi, celle-là que tu m'as dite sur mon lit, mes bras passés autour de toi, et me regardant dans les yeux. Tu voulais que je t'envoie quelque chose sur nous ; tiens, voilà une page faite il y a deux ans à cette époque (c'est un fragment de lettre à un ami) : «... Il coulait de ses yeux un fluide lumineux qui semblait les agrandir ; ils étaient immobiles et fixes. Ses épaules nues (car elle était sans fichu et sa robe semblait lâche autour d'elle), ses épaules nues étaient d'un vermeil pâle, lisses et solides comme du marbre jauni ; les veines bleues couraient dans sa chair ardente ; sa gorge battante s'abaissait et montait, pleine d'un souffle étouffé qui m'emplissait la poitrine. Il y avait un siècle que cela durait ; toute la terre avait disparu. Je ne voyais que sa prunelle qui se dilatait de plus en plus. Je n'entendais que sa respiration qui bruissait seule dans le silence complet où nous étions plongés. Et je fis un pas, je l'embrassai sur ses yeux qui étaient tièdes et doux. Elle me regardait tout étonnée. M'aimerais-tu, disait-elle ? M'aimerais-tu bien ? Je la laissais parler sans lui répondre et je la tenais dans mes bras, à sentir son coeur battre. Elle se dégagea de moi. Ce soir, je reviendrai, laisse-moi, laisse-moi. À ce soir, à ce soir. Elle s'enfuit. Au dîner, elle garda son pied sur le mien et me touchait quelquefois le coude en détournant la tête d'un autre côté». Est-ce vrai ? Tu veux que je te montre le latin ; à quoi bon ? Et d'ailleurs il faudrait que je le sache moi-même. Tu es plus qu'indulgente quand tu me traites d'homme qui sait les langues anciennes à fond. J'espère arriver dans quelques années à les lire à peu près couramment. Par lettre il me semble difficile d'arriver à faire quelque chose de bon. Au reste, nous en causerons. Je n'ai pas le coeur au travail. Je ne fais rien. Je marche de long en large dans mon cabinet ; je me couche sur mon divan de maroquin vert et je pense à toi. L'après-midi surtout m'est d'une longueur fatigante. L'esprit m'ennuie ; je voudrais être complètement simple pour t'aimer comme un enfant, ou bien alors être un Goethe ou un Byron. Aussitôt que j'aurai la lettre de Phidias, je laisse là mon ami (quoiqu'il vienne exprès ici) et j'accours. Tu vois bien que je n'ai plus ni coeur ni volonté, ni rien. Je suis quelque chose de flasque et d'attendri qui marche à ton ordre ; je vis en rêve dans les plis de ta robe, au bout des boucles légères de tes cheveux. J'en ai là. Oh ! comme ils sentent bon ! Si tu savais comme je pense à ta bonne voix, à tes épaules dont j'aime à humer l'odeur ! Tiens, je voulais travailler, ne t'écrire que ce soir. Je n'ai pas pu ; il a fallu céder. Adieu donc, adieu, je dépose sur ta bouche un long et gros baiser. Minuit. Je viens de relire tes lettres, de regarder encore tout ; je t'envoie un dernier baiser pour la nuit. Je viens d'écrire à Phidias. Je crois lui avoir fait comprendre que je veux venir de suite à Paris. Je la porterai demain à la poste à Rouen, avec celle-ci. J'espère arriver à temps pour que celle-ci t'arrive demain soir. Adieu, mille baisers à n'en plus finir. À bientôt ma belle, à bientôt. *** À ERNEST CHEVALIER. Croisset, 12 août 1846. Je n’entends pas plus parler de toi que si tu étais mort. C’est mal, c’est mal, vieux, à toi, de ne pas le faire, à moi de ne pas te le rappeler plus souvent. Combien nous sommes de temps sans nous écrire ? Ce n’est pas pourtant la quantité d’amis qui m’entoure qui peut me faire oublier les anciens, car je suis seul, seul comme le mâtin. Tu es donc bien occupé à tes réquisitoires, que tu ne peux trouver une minute pour envoyer une page de souvenir à ton pauvre vieux. Ici tout s’en va et me quitte, jusqu’à mon domestique qui probablement me trouve trop ennuyeux maintenant et désire une société plus facétieuse. Alfred est marié ; comme tu sais. Il est en Italie avec sa femme ; à son retour il habitera Paris. Sa soeur se marie avec le frère de sa femme. Le mariage pleut ; le temps est à l’orage, il fait jaune. Moi je reste tel que tu m’as connu, sédentaire et calme dans ma vie bornée, le cul sur mon fauteuil et la pipe au bec. Je travaille, je lis, je fais un peu de grec, je rumine du Virgile ou de l’Horace, et je me vautre sur un divan de maroquin vert que j’ai fait confectionner récemment ; destiné à me mariner sur place, j’ai fait orner mon bocal à ma guise et j’y vis comme une huître rêveuse. Comme nous nous sommes séparés, cher Ernest ! Où est le temps d’autrefois ? Où sont nos bons jeudis désirés toute la semaine ? Te rappelles-tu notre pauvre théâtre et celle qui jouait avec nous ? et puis, quand tu es venu au collège, nos excursions le soir à 4 heures chez cet estimable Beaufour, nos promenades sur les côtes voisines, la femme au goître, l’engueulade de Duguernay ?... Qu’il faisait chaud et beau dans ce temps-là ! Chose triste, en être déjà à vivre dans le souvenir ! à peine à moitié du chemin, se retourner pour contempler la route parcourue, et regretter déjà tout ce qui n’est passé que d’hier ! Un beau jour, tu es parti à Paris ; moi je suis resté. Et puis te voilà maintenant en Corse à trois cents lieues de moi, au delà de la France et de la mer, nous voyant une fois l’an et à peine ! Et autrefois nous causions ensemble toute la journée. Quand viens-tu ici, quand te retrouverai-je ? Écris-moi toujours. Ma pauvre mère aura bien du plaisir à te voir ; elle parle souvent de toi, elle y pense encore plus. Adieu, mon vieil ami, je t’embrasse, ne m’oublie pas ; aime-moi toujours. Ton vieux. *** À EMMANUEL VASSE. Croisset, 12 août 1846. Je vais réclamer de toi un service que tu me rendras, je suis sûr, avec plaisir, si cela est en ton pouvoir. N’as-tu pas la permission de prendre chez toi des livres à la Bibliothèque royale ? Tu sais que je m’occupe aussi de l’Orient, dans un tout autre but que toi, il est vrai. J’ai lu, en fait de poèmes indiens, tout ce que j’ai pu recueillir à Rouen de traductions françaises, latines et anglaises ; c’est pitoyable. On ne trouve ici rien du tout. Ne pourrais-tu pas demander pour toi et me l’envoyer l’Historia Orientalis de Nottinger, le Sakountala, drame indien, et les Pouranas ? Que la traduction de ces deux ouvrages soit latine, française ou anglaise, peu m’importe. Tu me ferais du tout un paquet que tu m’enverrais par le chemin de fer chez Achille, rue du Contrat Social, 33. Mais les vacances des bibliothèques sont peut-être commencées, ou bien ne prête-t-on pas d’ouvrages pendant cette époque. Voilà, vieux ; si tu pouvais faire cela, tu serais un estimable jeune homme. Quand tu me répondras, tiens-moi au courant de tes travaux ; parle-moi de ton oeuvre. J’aime ta constance ; avec l’âpreté que tu y as mise, tu dois arriver à faire quelque chose de solide. Quant à moi, j’épelle toujours le grec. Dieu sait quand je le lirai. Je me livre aussi présentement à la culture de Virgile et à la lecture du voyage de ce bon Chardin. Adieu, vieux, je te serre les mains. À toi. *** À LOUISE COLET. Mercredi soir. [12 Août 1846.] Tu auras été toute la journée d'aujourd'hui sans lettre de moi. Tu auras encore douté, pauvre amour. Pardonne-moi. La faute n'en est pas à ma volonté, mais à ma mémoire. Je croyais qu'on avait pour la poste à Rouen jusqu'à 1 heure, et ce n'est que jusqu'à 11. Mais, va, si tu me gardes encore quelque rancune, je veux te la faire en aller lundi ; car j'espère en lundi ! Phidias sera assez bon pour m'écrire. Je compte avoir son mot dimanche au plus tard. Que j'aime le plan de la fête que tu m'exposes ! J'en ai eu les yeux mouillés de tendresse. Oh oui tu m'aimes ! En douter serait un crime. Et moi, si je ne t'aime pas, comment appeler ce que je ressens pour toi ? Chaque lettre que tu m'envoies m'entre plus avant dans le coeur. Celle de ce matin surtout ; elle avait un charme exquis. Elle était gaie, bonne, belle comme toi. Oui ! aimons-nous, aimons-nous, puisque personne ne nous a aimés. J'arriverai à 4 heures à Paris ou 4 heures un quart. Ainsi avant 4 heures et demie je serai chez toi. Je me sens déjà montant ton escalier ; j'entends le bruit de la sonnette... – «Madame y est-elle ? – Entrez». Ah ! je les savoure d'avance, ces vingt-quatre heures-là. Mais pourquoi faut-il que toute joie m'apporte une peine ? Je pense déjà à notre séparation, à ta tristesse. Tu seras sage, n'est-ce pas ? car moi je sens que je serai plus chagrin que la première fois. Je ne suis pas de ceux chez lesquels la possession tue l'amour ; elle l'allume au contraire. Vis-à-vis de tout ce que j'ai eu de bon, je fais comme les Arabes qui, à un jour de l'année, se tournent encore du côté de Grenade et regrettent le beau pays où ils ne vivent plus. Aujourd'hui, tantôt, j'ai passé par hasard, à pied, dans la rue du Collège ; j'ai vu du monde sur le perron de la chapelle ; c'était la distribution des prix ; j'entendais les cris des élèves, le bruit des bravos, de la grosse caisse et des cuivres. Je suis entré, j'ai tout revu, comme de mon temps ; les mêmes tentures aux mêmes places ; j'ai rêvé à l'odeur des feuilles de chêne mouillées que l'on mettait sur nos fronts ; j'ai repensé au délire de joie qui s'emparait de moi, ce jour-là, car il m'ouvrait deux mois de liberté complète. Mon père y était, ma soeur aussi, les amis morts, partis, ou changés, et je suis sorti avec un serrement de coeur affreux. La cérémonie aussi était plus pâle : il y avait peu de monde en comparaison de la foule d'il y a dix ans qui comblait l'église. On ne criait plus si fort, on ne chantait plus la Marseillaise que je hurlais avec tant de rage en cassant les bancs. Le beau public a perdu le goût d'y venir. Je me souviens qu'autrefois c'était plein de femmes en toilette ; il y venait des actrices et des femmes entretenues, titrées. Elles se tenaient en haut dans les galeries. Comme on était fier quand elles vous regardaient ! À quelque jour j'écrirai tout cela. Le jeune homme moderne, l'âme qui s'ouvre à seize ans par un amour immense qui lui fait convoiter le luxe, la gloire, toutes les splendeurs de la vie, cette poésie ruisselante et triste du coeur de l'adolescent, voilà une corde neuve que personne n'a touchée. Ô Louise, je vais te dire un mot dur, et pourtant il part de la plus immense sympathie, de la plus intime pitié. Si jamais vient à t'aimer un pauvre enfant qui te trouve belle, un enfant comme je l'étais, timide, doux, tremblant, qui ait peur de toi et qui te cherche, qui t'évite et qui te poursuive, sois bonne pour lui, ne le repousse pas, donne-lui seulement ta main à baiser, il en mourra d'ivresse. Perds ton mouchoir, il le prendra et il couchera avec ; il se roulera dessus en pleurant. Ce spectacle de tantôt a rouvert le sépulcre où dormait ma jeunesse momifiée ; j'en ai ressenti les exhalaisons fanées, il m'est revenu dans l'âme quelque chose de pareil à ces mélodies oubliées que l'on retrouve au crépuscule, durant ces heures lentes où la mémoire, ainsi qu'un spectre dans les ruines, se promène dans nos souvenirs. Non, vois-tu, jamais les femmes ne sauront tout cela. Elles le diront encore moins, jamais ; elles aiment bien, elles aiment peut-être mieux que nous, plus fort, mais pas si avant. Et puis suffit-il d'être possédé d'un sentiment pour l'exprimer ? Y a-t-il une chanson de table qui ait été écrite par un homme ivre ? Il ne faut pas toujours croire que le sentiment soit tout. Dans les arts, il n'est rien sans la forme. Tout cela est pour dire que les femmes qui ont tant aimé ne connaissent pas l'amour pour en avoir été trop préoccupées ; elles n'ont pas un appétit désintéressé du Beau. Il faut toujours, pour elles, qu'il se rattache à quelque chose, à un but, à une question pratique ; elles écrivent pour se satisfaire le coeur, mais non par l'attraction de l'Art, principe complet de lui-même et qui n'a pas plus besoin d'appui qu'une étoile. Je sais très bien que ce ne sont pas là tes idées ; mais ce sont les miennes. Plus tard je te les développerai avec netteté et j'espère te convaincre, toi qui es née poète. J'ai lu hier le Marquis d'Entrecasteaux. C'est écrit d'un bon style animé et sobre, ça dit quelque chose, ça sent. J'aime surtout le début, la promenade, et la scène de Mme d'Entrecasteaux seule dans sa chambre avant que son mari n'entre. Quant à moi, je fais toujours un peu de grec. Je lis le voyage de Chardin pour continuer mes études sur l'Orient, et m'aider dans un conte oriental que je médite depuis dix-huit mois. Mais depuis quelque temps j'ai l'imagination bien rétrécie. Comment volerait-elle, la pauvre abeille ? elle a les pieds pris dans un pot de confitures, et elle s'y enfonce jusqu'au cou ! Adieu, toi que j'aime, reprends ta vie habituelle, sors, reçois, ne refuse pas ta porte aux gens qui y étaient le dimanche où j'y étais. J'aimerais même à les revoir, je ne sais pourquoi. Quand j'aime, mon sentiment est une inondation qui s'épanche tout à l'entour. Je suis disposé à rendre service à ce bon bibliophile, à Maître Ségalas, à cet autre imbécile qui était là, à tout ce qui t'approche, à tout ce qui te touche, n'importe comment. Je pense souvent à Servanne. Si j'allais dans le Midi, j'irais. Non, ne retournons pas ensemble rue de l'Est ; le quartier latin seul me donne des nausées. Adieu, mille baisers. Eh oui ! mille, de ceux de l'Arioste et comme nous savons le faire. *** À LOUISE COLET. Nuit de vendredi, 1 heure. [15 Août 1846.] Qu'ils sont beaux, les vers que tu m'envoies ! Leur rythme est doux comme les caresses de ta voix quand tu mêles mon nom dans ton gazouillage tendre. Pardonne-moi de les trouver des plus beaux que tu aies faits. Ce n'est pas de l'amour-propre que j'ai senti en pensant qu'ils étaient faits pour moi, non, c'était de l'amour, de l'attendrissement. Sais-tu que tu as des enlacements de sirène à prendre les plus durs ? Oui ma belle, tu m'as enveloppé de ton charme, tu m'as pénétré de ta substance. Oh ! si je t'ai pu paraître froid, si mes satires sont rudes et te blessent, je veux, quand je te reverrai, te couvrir d'amour, de voluptés, d'ivresse. Je veux te gorger de toutes les félicités de la chair, t'en rendre lasse, te faire mourir. Je veux que tu sois étonnée de moi et que tu t'avoues dans l'âme que tu n'avais même pas rêvé des transports pareils. C'est moi qui ai été heureux. Je veux que tu [le] sois à ton tour. Je veux que dans ta vieillesse tu te rappelles ces quelques heures-là et que tes os desséchés en frémissent de joie en y repensant. N'ayant pas encore reçu la lettre de Phidias (je l'attends avec impatience et dépit), je ne puis être chez toi dimanche soir. Et puis nous n'aurions pas la nuit. D'ailleurs tu auras du monde. Il faudrait que je sois habillé et conséquemment que j'emportasse du bagage. Or, je veux venir sans rien, sans paquets ni malles, pour être plus libre, sans rien qui me gêne. Je comprends bien l'envie que tu as de me revoir dans ce même lieu, avec les mêmes personnes ; j'aimerais cela aussi. Ne nous accrochons-nous pas à notre passé, si récent qu'il soit ? Dans notre appétit de la vie nous remangeons nos sensations d'autrefois, nous rêvons celles de l'avenir. Le monde n'est pas assez large pour l'âme, elle étouffe dans l'heure présente. Je pense souvent à la lampe d'albâtre, va, à son chaînon qui la tient suspendue. Regarde-la quand tu liras ceci, et remercie-la de m'avoir prêté sa lumière. Du Camp (c'est cet ami dont je t'ai parlé dans une précédente lettre) est arrivé aujourd'hui ici, où il doit passer un mois. Adresse-lui toujours tes lettres comme celle de ce matin. Il m'a apporté ton portrait. Le cadre est en bois noir ciselé, la gravure saillit bien. Il est là, ton bon portrait, en face de moi, posé doucement sur un coussin de mon sopha en perse, dans l'angle, entre deux fenêtres, à la place où tu t'assoirais si tu venais ici. C'est sur ce meuble-là que j'ai passé tant de nuits dans la rue de l'Est. Dans le jour, quand j'étais las, je me couchais dessus et je m'y rafraîchissais le coeur par quelque grand rêve poétique, ou par quelque vieux souvenir d'amour. Je l'y laisserai comme cela, on n'y touchera pas (l'autre est dans mon tiroir avec le sachet, sur tes pantoufles). Ma mère l'a vu, ta figure lui a plu, elle t'a trouvée jolie, l'air animé, ouvert et bon, ce sont ses mots. (Je lui ai dit qu'on venait de tirer la gravure, comme j'étais à te faire visite, et qu'on t'en apportait plusieurs épreuves, qu'alors tu en avais fait cadeau aux personnes qui se trouvaient là). Tu me demandes si les quelques lignes que je t'ai envoyées ont été écrites pour toi ; tu voudrais bien savoir pour qui, jalouse ? Pour personne, comme tout ce que j'ai écrit. Je me suis toujours défendu de rien mettre de moi dans mes oeuvres, et pourtant j'en ai mis beaucoup. – J'ai toujours tâché de ne pas rapetisser l'Art à la satisfaction d'une personnalité isolée. J'ai écrit des pages fort tendres sans amour, et des pages bouillantes sans aucun feu dans le sang. J'ai imaginé, je me suis ressouvenu et j'ai combiné. Ce que tu as lu n'est le souvenir de rien du tout. Tu me prédis que je ferai un jour de belles choses. Qui sait ? (c'est là mon grand mot). J'en doute, mon imagination s'éteint, je deviens trop gourmet. Tout ce que je demande, c'est à continuer de pourvoir admirer les maîtres avec cet enchantement intime pour lequel je donnerais tout, tout. Mais quant à arriver à en devenir un, jamais, j'en suis sûr. Il me manque énormément, l'innéité d'abord, puis la persévérance au travail. On n'arrive au style qu'avec un labeur atroce, avec une opiniâtreté fanatique et dévouée. Le mot de Buffon est un grand blasphème : le génie n'est pas une longue patience. Mais il a du vrai, et plus qu'on ne le croit, de nos jours surtout. J'ai lu ce matin des vers de ton volume avec un ami qui est venu me voir. C'est un pauvre garçon qui donne ici des leçons pour vivre et qui est poète, un vrai poète, qui fait des choses superbes et charmantes, et qui restera inconnu, parce qu'il lui manque deux choses : le pain et le temps. Oui, nous t'avons lue, nous t'avons admirée. Crois-tu qu'il ne m'est pas doux de me dire : «Elle est à moi pourtant ?» Il y aura dimanche quinze jours, quand tu es restée à genoux par terre, me regardant avec tes yeux doucement avides, je contemplais ton front en songeant à tout ce qui était dessous, je regardais ta tête entourée de tes cheveux légers et nombreux avec un ébahissement infini. Je ne voudrais pas que tu me visses maintenant : je suis laid à faire peur. J'ai un énorme clou à la joue droite, qui m'enfle l'oeil et me distend le haut de la figure. Je dois être ridicule. Si tu me voyais ainsi, l'amour bouderait peut-être, car le grotesque lui fait peur. Mais va, je serai propre quand tu me reverras, comme autrefois, comme tu m'aimes. Dis-moi si tu te sers de la verveine ; en mets-tu sur tes mouchoirs ? Mets-en sur ta chemise. Mais non, ne te parfume pas ; le meilleur parfum c'est toi, l'exhalaison de ta propre nature. Allons, demain matin peut-être aurai-je une lettre. Adieu, je te mords ta lèvre. Y est-elle toujours la petite tache rouge ? Adieu, mille baisers. À lundi peut-être ; je réapprendrai la saveur des tiens. À toi, à toi corps et âme. *** À LOUISE COLET Entièrement inédite en 1926. 16 août 1846. La malédiction s’en mêle ! Au reste il en est toujours ainsi. Ne suffit-il pas que nous désirions quelque chose pour que nous ne puissions l’obtenir ? C’est là la loi de la vie ! Impossible me sera d’être à Paris ce soir ; j’ai la tête toute enveloppée de linges et de bouillie, à cause de mes affreux clous qui me tiennent tout le corps. Je suis couché sans pouvoir remuer et écris ceci couché ; mais je me traite avec un acharnement qu’on n’a jamais vu ; nous en rirons ensemble. Je n’ose croire que j’arriverai à Paris demain mardi. Il se pourrait pourtant, mais n’y compte pas. Ce serait donc pour mercredi, toujours à l’heure dite. Il m’a été impossible hier dimanche de t’envoyer un mot. Je comptais sur le domestique de mon frère qui vient ici dîner tous les huit jours, et il n’est pas venu. Je participe au dépit et à l’anxiété que tu vas avoir ce soir à 4 heures et demie quand je n’arriverai pas, mais pardonne-le moi. J’en souffre plus que toi. Allons ma belle, un peu de patience ; dans quelques heures tu me verras. Ne pouvant dormir cette nuit, j’ai rallumé mon flambeau et lu l’Expiation et la Provinciale à Paris dont tu ne m’avais pas parlé et qui m’a beaucoup fait rire. C’est un chef-d’œuvre, une chose complète, charmante, pleine d’esprit. Nous causerons de l’Expiation. Adieu ; je rage mais je te baise sur la bouche. Adieu, adieu, à toi, à toi. *** À LOUISE COLET Entièrement inédite en 1926. Mardi matin, 18 août 1846. Me voilà sur pied, grâce à mon entêtement. En suivant mon propre instinct, je me suis débarrassé en deux jours de ce qui aurait duré huit, et cela malgré l’avis de tout le monde. Il ne me reste plus que des cicatrices. J’arriverai demain chez toi de 4 heures et demie à cinq heures. J’y compte, c’est sûr... à moins que le diable cette fois ne s’en mêle. Il s’est tellement mêlé de mes affaires qu’il pourrait encore se mêler de celle-ci. À demain donc. Irons-nous prendre Phidias pour dîner ? Quel est ton avis ? Réfléchis bien d’avance à tout cela... Ah ! dans une trentaine d’heures je me mettrai donc en route. Écoule-toi, journée ! écoule-toi, nuit longue ! Il pleut maintenant, le temps est gris, mais le soleil est dans mon âme. Adieu, je voudrais bien remplir ces quatre petites pages mais le facteur va arriver tout à l’heure ; je m’empresse de fermer ceci et de le cacheter. Mille amours. À demain les vrais, demain je te toucherai. Je crois quelquefois que c’est un rêve que j’ai lu et que tu n’existes pas. *** À LOUISE COLET Entièrement inédite en 1926. Jeudi, 1 heure du matin, 21 août 1846. Seul maintenant ! tout seul... . C’est un rêve. Oh qu’il est loin ce passé si récent ! Il y a des siècles entre tantôt et maintenant. Tantôt j’étais avec toi, nous étions ensemble. Notre pauvre promenade au bois ! Comme le temps était triste ! Ce soir, quand je t’ai quittée, il pleuvait. Il y avait des larmes dans l’air, le temps était sombre. Je repense à notre dernière réunion à l’hôtel, avec ta robe de soie ouverte et la dentelle qui serpentait sur ta poitrine. Toute ta figure était souriante, ébahie d’amour et d’ivresse. Comme tes jeux doux brillaient ! Il y a 24 heures ; t’en souviens-tu ? Oh ! ne pouvoir rien ressaisir d’une chose passée ! Adieu, je vais me coucher et lire dans mon lit, avant de m’endormir, la lettre que tu avais écrite en m’attendant. Adieu, adieu, mille baisers d’amour. Si tu étais là je t’en donnerais comme je t’en ai donné. J’ai encore soif de toi, je ne suis pas assouvi, va ! Adieu, adieu. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. Vendredi soir, minuit [21-22 août 1846]. Je t’ai écrit hier au soir un mot que je t’envoie avec cette lettre. J’avais prévenu qu’on m’avertisse du facteur ; comme je dormais encore, mon domestique a jugé convenable de n’en rien faire et le facteur qui n’avait pas de lettres à remettre est passé net devant la grille. Je comptais sur mon beau-frère qui va presque tous les jours à Rouen ; il est parti à huit heures du matin sans rien dire. Tu vois qu’il m’a été impossible de te faire arriver mon baiser d’adieu ce soir. Mais demain, quelque temps qu’il fasse, j’irai moi-même à Rouen et je porterai ceci à la poste avant onze heures, pour que tu l’aies le jour même. Tu as dû bien t’ennuyer aujourd’hui. Comme tu as pensé à moi, n’est-ce pas ? Que la journée a été longue ! Et pour moi donc ! Et puis il a tant plu ! J’ai eu le coeur serré jusqu’à la nuit. Il y a quarante-huit heures, quelle différence, ma pauvre bien-aimée ! Ma tristesse pourtant n’a rien d’amer ; tu m’as mis tant de joie dans le coeur qu’il m’en reste quelque chose, même quand je ne t’ai plus ; ton souvenir est radieux, doux, attendrissant. Je revois l’expression heureuse de ton beau visage quand je te regardais de près. Sais-tu que je vais finir par ne plus pouvoir vivre sans toi ; la tête parfois m’en tourne, ton image m’attire, me donne le vertige. Que devenir ? N’importe, aimons-nous, aimons-nous. C’est si doux, si bon ! Tiens, je n’ai pas un seul mot à te dire, tant je suis plein de toi, si ce n’est l’éternel mot je t’aime. J’ai été touché du présent de ta médaille. Mon premier mouvement a été de la refuser ; il me semblait que c’était trop te prendre, que je ne méritais pas cela. Puis, comme j’ai compris le besoin que tu avais de me donner quelque chose qui te fût cher, et que je sentais toute la peine que je te ferais, j’ai accepté. J’en suis content maintenant. Je la regarde avec orgueil comme si tu étais fille. Ce n’est pas pourtant à cause de ton esprit que je t’aime ; c’est à cause de je ne sais quoi, à cause de tes yeux, à cause de ta voix, à cause de tout, à cause de toi. As-tu pensé à ceux qui viendront maintenant dormir dans notre lit ? Qu’ils se douteront peu [de] ce qu’il a vu ! Ce serait une belle chose à écrire que l’histoire d’un lit ! Il y a ainsi dans chaque objet banal de merveilleuses histoires. Chaque pavé de la rue a peut-être son sublime. As-tu vu Phidias ? Pourquoi n’est-il pas venu ? Je suis sûr que c’est une galanterie qu’il a cru nous faire en nous privant de sa présence ; il a pensé que nous avions des adieux à nous donner. S’il a agi dans ce sentiment, c’est bien et il faut lui en savoir gré. Tâche de savoir quand et si il vient à Rouen. Le bon dîner que nous avons fait ensemble avant-hier ! (avant-hier, que c’est loin déjà !). Le soir, quand je te donnais le bras, dans quel calme et dans quel oubli j’étais ! Et quand nous sommes rentrés, que nous avons été seuls, quand j’ai senti tes membres doux sur les miens... Ah ! ne m’accuse plus de ne voir jamais que la misère de la vie... Pourquoi donc une heure d’ivresse est-elle payée par un mois d’ennui ? Compte les larmes que tu as déjà répandues ; elles excèdent le nombre de mes baisers n’est-ce pas ? Et pourtant, n’avons-nous pas été heureux ? En nous promenant hier en voiture, nous parlant, nous tenant les mains, je rêvais à ce qu’aurait pu être notre existence si nous eussions été dans des positions différentes, si j’habitais Paris toujours, si tu étais seule, si j’étais libre. Nous étions là comme de jeunes époux riches, beaux, dans leur lune de miel. Te la figures-tu cette vie-là, passée, douce et remplie, à travailler ensemble, à nous aimer ? Aujourd’hui je n’ai rien fait. Pas une ligne d’écrite ou de lue. J’ai déballé ma Tentation de Saint-Antoine et je l’ai accrochée à ma muraille ; voilà tout. J’aime beaucoup cette oeuvre. Il y avait longtemps que je la désirais. Le grotesque triste a pour moi un charme inouï ; il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver longuement. Je le saisis bien partout où il se trouve et comme je le porte en moi, ainsi que tout le monde ; voilà pourquoi j’aime à m’analyser. C’est une étude qui m’amuse. Ce qui m’empêche de me prendre au sérieux, quoique j’aie l’esprit assez grave, c’est que je me trouve très ridicule, non pas de ce ridicule relatif qui est le comique théâtral, mais de ce ridicule intrinsèque à la vie humaine elle-même, et qui ressort de l’action la plus simple ou du geste le plus ordinaire. Jamais, par exemple, je ne me fais la barbe sans rire, tant ça me paraît bête. Tout cela est fort difficile à expliquer et demande à être senti ; tu ne le sentiras pas, toi qui es d’un seul morceau, comme un bel hymne d’amour et de poésie. Moi je suis une arabesque marqueterie ; il y a des morceaux d’ivoire, d’or et de fer ; il y en a de carton peint ; il y en a de diamant ; il y en a de fer-blanc. J’ai lu l’article d’Al. Aubert. Ce n’est pas cela qu’il fallait dire ; il y avait plus ; il fallait creuser le volume. La critique, assez juste en superficie, manque de pénétration et de force. Il n’a pas été à la moelle. Adieu, je t’embrasse partout. Pense à moi, Je pense à toi. Ou plutôt non, pense moins à moi, travaille, sois sage, sois heureuse par la pensée. Reprends la muse qui t’a consolée dans les plus mauvais jours ; moi je suis pour les jours de bonheur. Adieu, je te baise sur les lèvres. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. [Dimanche, 23 août 1846.] Quand le soir est venu, que je suis seul, bien sûr de n’être pas dérangé, et qu’autour de moi tout le monde dort, j’ouvre le tiroir de l’étagère dont je t’ai parlé et j’en tire mes reliques que je m’étale sur ma table ; les petites pantoufles d’abord, le mouchoir, tes cheveux, le sachet où sont tes lettres ; je les relis, je les retouche. Il en est d’une lettre comme d’un baiser, la dernière est toujours la meilleure. Celle de ce matin est là, entre ma dernière phrase et celle-ci qui n’est pas finie ; je viens de la relire afin de te revoir de plus près et de sentir plus fort le parfum de toi-même. Je rêve à la pose que tu dois avoir en m’écrivant et aux longs regards vagues que tu jettes en retournant les pages. C’est sous cette lampe qui a donné sa lumière à nos premiers baisers, et sur cette table où tu écris tes vers. Allume-la le soir, ta lampe d’albâtre ; regarde sa lueur blanche et pâle en te ressouvenant de ce soir où nous nous sommes aimés. Tu m’as dit que tu ne voulais plus t’en servir. Pourquoi ? Elle est quelque chose de nous. Moi je l’aime. J’aime tout ce qui est chez toi ou à toi, tout ce qui t’entoure et te touche. Sais-tu que je suis tout dévoué à M. et Mme Ségalas qui étaient là, et même à ce bon bibliophile dont la visite prolongée m’agaçait les nerfs. Pourquoi ? Qui le dira ? C’est l’effet de la joie que j’avais ; elle débordait de moi et retombait presque sur les indifférents et sur les choses inertes. Quand on aime, on aime tout. Tout se voit en bleu quand on porte des lunettes bleues. L’amour, comme le reste, n’est qu’une façon de voir et de sentir. C’est un point de vue un peu plus élevé, un peu plus large ; on y découvre des perspectives infinies et des horizons sans bornes. Mais par derrière ! par derrière ! détourne la tête ! Voilà ce que les femmes ne veulent pas s’entendre dire ; voilà ce qui t’afflige de moi, c’est ce mot. Ne me crois donc pas dur si je suis sage ; ne me juge pas froid parce que je suis prudent, et surtout, ma pauvre chérie, que ton coeur ne me calomnie pas de ce que, peut-être, je suis bon. Sais-tu que tu es cruelle ? Tu me reproches de ne pas t’aimer, et tu en tires toujours l’argument de mes départs. C’est mal. Puis-je rester ? Que ferais-tu à ma place ? Tu me parles toujours de tes douleurs ; j’y crois, j’en ai vu la preuve ; je la sens en moi, ce qui est mieux. Mais j’en vois une autre douleur, une douleur qui est là, à mon côté, et qui ne se plaint jamais, qui sourit même et auprès de laquelle la tienne, si exagérée qu’elle puisse être, ne sera jamais qu’une piqûre auprès d’une brûlure, une convulsion à côté d’une agonie. Voilà l’étau où je suis. Les deux femmes que j’aime le mieux ont passé dans mon coeur un mors à double guide, par lequel elles me tiennent ; elles me tirent alternativement, par l’amour et par la douleur. Pardonne-moi si ceci te fâche encore. Je ne sais plus que te dire, j’hésite maintenant ; quand je te parle, j’ai peur de te faire pleurer, et quand je te touche, de te blesser. Tu te rappelles mes caresses violentes, et comme mes mains étaient fortes ? Tu tremblais presque ! Je t’ai fait crier deux ou trois fois. Mais sois donc plus sage, pauvre enfant que j’aime, ne te chagrine pas pour des chimères ! Tu me reproches l’analyse ; mais toi tu mets dans mes mots une subtilité funeste. Tu n’aimes pas mon esprit, ses fusées te déplaisent ; tu me voudrais plus uni de ton, plus monotone de tendresse et de langage. Et c’est toi ! toi ! qui fais comme les autres, comme tout le monde, qui blâmes en moi la seule chose bonne, mes soubresauts et mes élans naïfs ! Oui, toi aussi tu veux tailler l’arbre et, de ses rameaux sauvages mais touffus, qui s’élancent en tous sens pour aspirer l’air et le soleil, faire un bel et doux espalier que l’on collerait, contre [un] mur et qui alors, il est vrai, rapporterait d’excellents fruits qu’un enfant pourrait venir cueillir sans échelle. Que veux-tu que j’y fasse ? J’aime à ma manière ; plus ou moins que toi ? Dieu le sait. Mais je t’aime, va, et quand tu me dis que j’ai peut-être fait pour des femmes vulgaires ce que je fais pour toi, je ne l’ai fait pour personne, personne – je te le jure –. Tu es bien la seule et la première pour laquelle seulement j’aie fait un voyage, et que j’aie assez aimée pour cela, puisque tu es la première qui m’aime comme tu m’aimes. Non, jamais avant toi une autre n’a pleuré des mêmes larmes, et ne m’a regardé de ce regard tendre et triste. Oui, le souvenir de la nuit de mercredi est mon plus doux souvenir d’amour. C’est celui-là, si je devenais vieux demain, qui me ferait regretter la vie. Merci de l’envoi de la lettre du Philosophe. J’ai compris le sens de cet envoi. C’est encore un hommage que tu me rends, un sacrifice que tu voudrais me faire. C’est me dire : «Encore un que je mets à tes pieds : vois comme je n’en veux pas, car c’est toi que j’aime.» Tu me donnes tout, pauvre ange, ta gloire, ta poésie, ton coeur, ton corps, l’amour des gens qui te convoitent ; tu me prodigues tes richesses pour ma satisfaction et pour mon orgueil. Eh bien, sois contente : je suis heureux et je suis fier de toi. Oui, heureux, je le répète ; tu m’apparais toujours dans ma pensée avec une douceur exquise. Ton coeur est comme ta peau, d’une suavité chaude, étonnante. Mon frère a vu tantôt ton portrait. Il t’a reconnue, dit-il, pour avoir dansé avec toi chez Phidias, il y a dix ans. Il m’a dit que tu étais jolie ; j’ai répondu : «Oui, … pas mal», car j’avais envie de crier ce qui se passait dans ma poitrine. Je souffrais de son air froid. Adieu. C’est ta fête ; je t’envoie pour bouquet le meilleur de mes baisers. Reçois ton monde, sois pour lui bonne et aimable comme tu l’es. Reprends ta vie, travaille. Du courage ; avec quelque effort, l’habitude, puis le goût t’en reviendra. Fais cela pour moi, je t’en prie ; ne te laisse pas aller au courant de ta tristesse. Le chagrin a des allèchements perfides. Encore adieu et encore un baiser sur ta bouche où je puise ton âme. Si tu ne m’envoies pas la statuette avec les livres, tu peux bien ne pas mettre sur la boîte : Envoi de Pradier. *** À LOUISE COLET Entièrement inédite en 1926. [24 août 1846.] – Lundi soir. Je ne pourrai t’écrire demain, chère bien-aimée, ni peut-être après demain ; mais vendredi au plus tard (je tâcherai que ce soit jeudi), tu recevras de moi une longue lettre. Nous partons demain matin (je ferai en sorte que ce ne soit qu’après l’arrivée du facteur), pour un petit voyage, à neuf lieues d’ici, d’où nous ne reviendrons que mercredi dans la nuit. Nous allons visiter quelques anciennes abbayes gothiques, Jumièges où est enterrée Agnès Sorel, Saint Wandrille, etc. Je penserai à toi pendant ce voyage, je te regretterai. Si tu savais comme mes jours sont longs et comme mes nuits sont froides maintenant, veuves qu’elles sont de toute félicité d’amour ! Je ne fais rien, je ne lis plus, je n’écris plus, si ce n’est à toi. Où est ma pauvre et simple vie de travail d’autrefois ? Je dis autrefois parce que c’est déjà loin. Je ne la regrette pas, parce que je ne regrette rien. Cela comme tu le dis est dans mon système. Si c’est arrivé, c’est que cela devait être. Et puis je goûte dans ta pensée tant de douceur, je retourne avec un charme si profond ton souvenir dans mon coeur ! Vingt fois par jour je te replace sous mes yeux avec les robes que je te connais, les airs de tête que je t’ai vus. Je te déshabille et te rhabille tour à tour. Je revois ta bonne tête à mes côtés sur mon oreiller. Ta bouche s’avance, tes bras m’entourent... Qu’importe ! Ce n’est pas là le meilleur de notre amour ; ce n’est que la saulce comme dirait Rabelais ; la viande c’est ton âme. Tu as pleuré la première fois mercredi ; tu croyais que je n’étais pas heureux ; était-ce vrai ? Oui je l’étais, comme je ne l’ai pas été, tout autant que je peux l’être. Je le serai plus encore, car je t’aime de plus en plus. Je voudrais te le redire toujours, te le prouver sans cesse. Adieu, mille baisers partout ; à toi celui que tu aimes et qui t’aime. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. Mercredi, 10 h. du soir. [Croisset, 26 août 1846.] C’est une attention douce que tu as de m’envoyer chaque matin le récit de la journée de la veille. Quelque uniforme que soit ta vie, tu as au moins quelque chose à m’en dire. Mais la mienne est un lac, une mare stagnante, que rien ne remue et où rien n’apparaît. Chaque jour ressemble à la veille ; je puis dire ce que je ferai dans un mois, dans un an, et je regarde cela non seulement comme sage, mais comme heureux. Aussi n’ai-je presque jamais rien à te conter. Je ne reçois aucune visite, je n’ai à Rouen aucun ami ; rien du dehors ne pénètre jusqu’à moi. Il n’y a pas d’ours blanc sur son glaçon du pôle qui vive dans un plus profond oubli de la terre. Ma nature m’y porte démesurément, et en second lieu, pour arriver là, j’y ai mis de l’art. Je me suis creusé mon trou et j’y reste, ayant soin qu’il y fasse toujours la même température. Qu’est-ce que m’apprendraient ces fameux journaux que tu désires tant me voir prendre le matin avec une tartine de beurre et une tasse de café au lait ? Qu’est-ce que tout ce qu’ils disent m’importe ? Je suis peu curieux des nouvelles ; la politique m’assomme ; le feuilleton m’empeste ; tout cela m’abrutit ou m’irrite. Tu me parles d’un tremblement de terre à Livourne. Quand je serais à ouvrir la bouche là-dessus pour en laisser sortir les phrases consacrées en pareil usage «C’est bien fâcheux ! quel affreux désastre ! est-il possible ! oh ! mon Dieu !» cela rendra-t-il la vie aux morts, la fortune aux pauvres ? Il y a, dans tout cela, un sens caché que nous ne comprenons pas, et d’une utilité supérieure sans doute, comme la pluie et le vent ; ce n’est pas parce que nos cloches à melons ont été cassées par la grêle qu’il faut vouloir supprimer les ouragans. Qui sait si le coup de vent qui abat un toit ne dilate pas toute une forêt ? Pourquoi le volcan qui bouleverse une ville ne féconderait-il pas une province ? Voilà encore de notre orgueil ! Nous nous faisons le centre de la nature, le but de la création, et sa raison suprême. Tout ce que nous voyons ne pas s’y conformer nous étonne ; tout ce qui nous est oppose nous exaspère. Que j’en ai entendu, miséricorde ! que j’en ai subi, l’an dernier de ces magnifiques dissertations sur la trombe de Monville ! – «Pourquoi cela est-il venu ? Comment ça se fait-il ? Conçoit-on ça ? Est-ce l’électricité d’en haut ou celle d’en bas ? En une seconde, trois fabriques de renversées et deux cents hommes de tués ! Quelle horreur !» Et les mêmes gens, qui disaient cela, parlaient tout en tuant des araignées, en écrasant des limaces ou, pour respirer seulement, absorbaient peut-être par l’aspiration de leurs narines des myriades d’atomes animés. (Monville, vois-tu, a été une infirmité pour moi ; j’ai vu ça de trop près ; j’en ai entendu causer, discuter et baver tout un hiver ; j’en suis saoul !) Quant à la seconde chose dont tu me parles, la proclamation de Schamyl, ça peut être curieux, c’est vrai ; mais il y a tant de choses curieuses dans ce monde, surtout pour un homme qui peut dire comme l’Angély : «moi, je vis par curiosité», qu’on n’y suffirait pas s’il fallait les voir toutes. Oui, j’ai un dégoût profond du journal, c’est-à-dire de l’éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d’insensibilité à cela ; seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés, et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoye pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie, c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu sur la carte, et de détester les autres coins, en vert ou en noir, m’a paru toujours étroite, bornée, et d’une stupidité féroce. Je suis le frère en Dieu de tout ce qui vit, de la girafe et du crocodile comme de l’homme, et le concitoyen de tout ce qui habite le grand hôtel garni de l’Univers. Je n’ai pas compris ton étonnement relativement à la beauté de cette proclamation. Pour moi, je pense que c’est parce que 1° il est barbare, 2° musulman, et surtout fanatique, qu’il a dit de belles choses. La poésie est une plante libre ; elle croit là où on ne la sème pas. Le poète n’est pas autre chose que le botaniste patient qui gravit les montagnes pour aller la cueillir. Et maintenant que j’ai déchargé mon coeur, – car voilà plusieurs fois que nous revenons sur ce sujet que tu ne veux pas comprendre, – parlons de nous, et embrassons-nous, doucement, longuement, sur les deux lèvres. Nous avons fait hier et aujourd’hui une belle promenade ; j’ai vu des ruines, des ruines de ma jeunesse, que je connaissais déjà, où j’étais venu souvent avec ceux qui ne sont plus. J’ai repensé à eux, et aux autres morts que je n’ai jamais connus et dont mes pieds foulaient les tombes vides. J’aime surtout la végétation qui pousse dans les ruines cet envahissement de la nature, qui arrive tout de suite sur l’oeuvre de l’homme quand sa main n’est plus là pour la défendre, me réjouit d’une joie profonde et large. La vie vient se replacer sur la mort ; elle fait pousser l’herbe dans les crânes pétrifiés et, sur la pierre où l’un de nous a sculpté son rêve, réapparaît l’Éternité du Principe dans chaque floraison des ravenelles jaunes. Il m’est doux de songer que je servirai un jour à faire croître des tulipes. Qui sait ! l’arbre au pied duquel on me mettra donnera peut-être d’excellents fruits ; je serai peut-être un engrais superbe, un guano supérieur. Ce polisson de Phidias est donc tout à fait pris dans les liens de la dame blonde ? Depuis le temps qu’il y est, [combien] doit-il avoir consommé de filets de boeuf ! Quelle excellente et bonne nature ! Je t’ai vu en blâmer le côté flottant, préhensible, malléable ; aujourd’hui, tu voudrais que je lui ressemblasse pour que je cède quand tu me dis : «Reste.» Tu t’étonnes que je n’aie pas eu de faiblesses. Si, j’en ai eu ; j’[en] ai eu d’immenses avec toi. C’est moi qui le sais parce que c’est moi qui les ai senties. Pour ce qui est de ces départs fixés d’avance et auxquels je n’ai jamais manqué, n’aurais-je pas pu, si je ne t’avais jugée supérieure, te faire un mensonge anodin comme on en fait en pareil cas, avoir l’air de céder, et accorder à tes instances ce que j’aurais eu décidé d’avance ? Mais non, à partir de ce soir où tu m’as baisé sur le front, je me suis juré à moi-même de ne jamais te mentir. C’est le procédé le plus rude, le plus brutal, peut-être le moins tendre, diras-tu ? Mais je crois que ce serait te mépriser qu’agir autrement, et t’avilir même. Tu n’es pas faite pour être servie par un amour faux et grimaçant. J’aimerais mieux te faire une balafre au visage qu’une grimace derrière le dos. Il t’a fait plaisir, pauvre ange, le bouquet de fête que je t’ai envoyé ! Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de mettre dans ma lettre ces fleurs significatives, car je n’en connaissais pas le sens symbolique. C’est Du Camp qui me l’a appris en me donnant le conseil de m’en servir. J’ai pensé que cet enfantillage amuserait ton coeur. Il a bien amusé le mien ! Sais-tu quelque chose qui m’a touché dans ta lettre ? c’est cette course dans le Bois de Boulogne dont tu me parles ; ça m’a fait froid à moi-même. Je me suis senti, à ta place. Je me suis vu, les rôles intervertis. Et ton enfant qui t’embrassait les mains ! Donne-lui pour cela un baiser de ma part. J’y repense aussi souvent à ce bon Bois de Boulogne. Te souviens-tu de notre première promenade le 30 juillet ? Comme Henriette dormait sur les coussins ! Et le doux mouvement des ressorts, et nos mains, et nos regards plus confondus qu’elles. Je voyais tes yeux briller dans la nuit, j’avais le coeur tiède et mou... Je buvais avec extase les longues effluvions (sic) de ta prunelle fixée sur la mienne... Quand tout cela reviendra-t-il ? Qui le sait ? Oh ne m’accuse pas d’oubli, ne m’accuse jamais ! Ce serait une cruauté infâme. Aime-moi toujours, car moi aussi je t’aime sans cesse. Adieu, mille baisers sur ta belle gorge, sur ces seins que tu offres à mes lèvres avec un si doux sourire quand tu me dis : «Je te plais donc ? M’aimes-tu ?» – Si tu me plais, si je t’aime ! [...] Encore adieu, mille amours... Sois sans crainte, chère amie ; j’ai reçu la lettre [...]. *** À LOUISE COLET Croisset, [27 ou 28 août 1846]. Je prends cette feuille de papier : tout mon papier à lettres est bordé de noir ; je n’en ai pas là d’autre, et je ne veux pas que ce que je t’envoie soit entouré de deuil. C’est bien assez, n’est-ce pas, pauvre ange que je fais souffrir déjà tant sans le vouloir, qu’il y en ait souvent au fond de la chose, sans qu’il y en ait dessus. Je voudrais ne t’envoyer que de douces paroles et de tendres mots, de ces mots suaves comme un baiser, que quelques-uns trouvent, mais qui chez moi restent au fond du coeur et expirent sur les lèvres. Si je pouvais, chaque matin ton réveil serait parfumé par une page embaumée d’amour, récréé par une mélopée divine qui te tiendrait tout le jour dans une extase céleste. Mais j’ai trop crié dans ma jeunesse pour pouvoir chanter : ma voix est rauque. Merci de la petite fleur d’oranger. Toute ta lettre en sent bon. Qu’elle ait été cueillie sur un arbuste, donnée par une femme ou un homme, elle n’en est pas moins belle pour moi, va ; elle est venue de toi, envoyée par toi, c’est tout ce qu’il me faut. Cette attention du reste m’a ému. Je t’ai bien reconnue là. Comment fais-tu pour avoir tant de volupté dans des niaiseries, pour donner un ragoût si puissant à des riens ? Je me sens pour toi une tendresse étrange, profonde, intime, mais ce qui m’afflige, c’est la pensée que je ne te vaux pas, que tu étais digne d’un autre homme et d’un autre amour. Je cherche pourtant à faire quelque chose pour te prouver le mien, et les preuves que tu m’en demandes sont justement les seules que je ne puisse donner. Ma vie est rivée à une autre, et cela sera tant que cette autre durera. Algue marine secouée au vent, je ne tiens plus au rocher que par un fil vivace. Une fois rompu, où volera-t-elle, la pauvre plante inutile ? Mais d’ici là, qu’elle demeure où Dieu veut qu’elle soit, où il faut qu’elle reste ! J’ai lu cette nuit ton travail sur Mme du Châtelet, qui m’a beaucoup intéressé. Il y a de beaux fragments de lettres. En voilà encore une qui a aimé et qui n’a pas été heureuse. La faute n’en était ni à M. de Voltaire, ni à St Lambert, ni à elle, ni à personne, mais à la vie elle-même, qui n’est complète que du côté de l’infortune. J’aime beaucoup là dedans le rôle de Voltaire. Quel homme intelligent ! et bon ! Ceci t’indigne. Mais y en a-t-il beaucoup qui eussent fait comme lui, et sacrifié leur vanité à la tendresse que leur maîtresse a pour un autre C’est qu’il ne l’aimait plus, dira-t-on. Qui l’a su ? Personne. Pas même lui, peut-être. Et puis, ceux qu’on ne croit ne plus aimer [sic], on les aime encore. Rien ne s’éteint complètement. Après le feu, la fumée, qui dure plus longtemps que lui. Je suis sûr qu’il l’a plus regrettée que tout le monde. Plus qu’elle ne l’eût regretté, peut-être, s’il fût mort avant elle. Il a dû se passer alors quelque chose d’énorme et de complexe dans l’âme de ce prodigieux homme. J’aurais voulu te voir développer, analyser ce point, bien indiqué du reste, et lumineux pour moi. La figure de Mme du Châtelet, leur vie à Cirey, ces phases successives de leur passion, tout cela est assez en relief, ferme et sobre. C’est une bonne chose. Quant au livre d’historiettes morales, l’enfant de mon frère ne le lira pas vu que, selon la façon abominable dont on l’élève, elle ne sait pas encore lire, bien qu’elle ait six ans. Mon autre nièce est trop petite ; je le lui lirai plus tard. Mais c’est moi qui vais le lire ; je me referai enfant petit et simple. J’ai toujours envie d’avoir le talent d’amuser les enfants en leur racontant des histoires ; mais ce talent me manque complètement quoique j’aime beaucoup les enfants. Ils sont charmants, disait un anglais, mais on devrait les étouffer quand ils ont l’âge de raison. […] Adieu, chère Louise, adieu, je pense à toi. Pense à moi. Mille et mille baisers sur tes yeux bleus, pour en boire les larmes quand il en vient. *** À LOUISE COLET [27 août 1846.] Nous sommes donc toujours triste, pauvre ange ! Pourquoi t’affecter à plaisir, t’affliger outre mesure ? À trente-trois lieues de distance, je ne peux pas essuyer les larmes qui coulent de tes bons yeux ; tu ne peux pas voir mes sourires quand je reçois tes lettres, ni la joie sans doute qui doit être sur mon visage quand je pense à toi ou quand je regarde ton portrait, ton portrait avec ses longues papillotes caressantes, celles-là mêmes qui m’ont passé sur les joues. De moi à toi il y a trop de plaines, de prairies et de collines pour que nous puissions nous voir. Je ne comprends pas toutes les peines que je te cause. Tu crois qu’une autre est encore dans mon coeur, qu’elle y est restée, et si éclairée que tu n’as fait que passer dans son ombre. Oh ! non pas, non pas ! sois-en donc convaincue une fois pour toutes ! Tu parles de ma franchise cynique ; sois conséquente : crois-y, à cette franchise. Cela est vieux, bien vieux, oublié presque ; à peine si j’en ai le souvenir ; il me semble même que ça s’est passé dans l’âme d’un autre homme. Celui qui vit maintenant et qui est moi ne fait que contempler l’autre, qui est mort. J’ai eu deux existences bien distinctes ; des événements extérieurs ont été le symbole de la fin de la première et de la naissance de la seconde ; tout cela est mathématique. Ma vie active, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans. À cette époque, j’ai fait de grands progrès tout d’un coup ; et autre chose est venu. Alors, j’ai fait nettement pour mon usage deux parts dans le monde et dans moi : d’un côté l’élément externe, que je désire varié, multicolore, harmonique, immense, et dont je n’accepte rien que le spectacle, d’en jouir ; de l’autre l’élément interne, que je concentre afin de le rendre plus dense et dans lequel je laisse pénétrer, à pleines [sic] effluves, les plus purs rayons de l’Esprit, par la fenêtre ouverte de l’intelligence. Tu ne trouveras pas cette phrase très claire ; il faudrait un volume pour la développer. Néanmoins je n’ai renoncé à rien de la vie, comme tu sembles le croire. J’ouvre, tout comme les autres, les narines pour sentir les roses et les yeux pour contempler la lune. Amour et amitié, je n’ai rien rejeté. J’ai au contraire pris des lunettes pour les distinguer plus nettement. Fouille-moi tant qu’il te plaira, tu ne découvriras rien qui doive t’attrister, ni dans le passé, ni dans le présent. Je souhaiterais que tu pusses lire dans mon cœur : les larmes de doute et d’accablement que tu répands se changeraient en larmes de joie et de bonheur. Oui, je t’aime, je t’aime, entends-tu ? Faut-il le crier plus fort encore ? Mais si je n’ai pas l’amour ordinaire qui ne sait que sourire, est-ce ma faute si tout mon être n’a rien de doux dans ses allures ? Je te l’ai déjà dit, j’ai la peau du coeur, comme celle des mains, assez calleuse : ça vous blesse quand on y touche ; le dessous peut-être n’en est que plus tendre. Quand tu seras toujours, chère amie, à me reprocher de ne pas venir te voir, que puis-je te répondre ? C’est me tourmenter à plaisir en me rappelant (ce qui est inutile, grand Dieu ! car je me le figure assez) que tu en souffres et t’en tourmentes. Si je pouvais... si... si... toujours ce maudit conditionnel, mode atroce par lequel tous les temps du verbe passent ! Je suis bien bête ce soir. C’est peut-être l’effet du beau clair de lune qu’il fait. Je viens de me promener sous les arbres et je t’ai souhaitée, appelée. Nous eussions fait une belle promenade sans nous rien dire, en te tenant par la taille. Je rêvais à la blancheur de ta figure se détachant sur l’herbe verte pâlement éclairée, au bleu de tes yeux humides et pétillants de lumière, comme le bleu tendre du ciel de cette nuit. Aime-moi toujours, va ; prends-moi pour un bourru, pour un fou, pour tout ce que tu voudras, mais aime-moi encore, laisse là mes idées en paix. Qu’est-ce qu’elles te font ? Elles ne font de mal à personne et elles font peut-être du bien. D’ailleurs, comme toute chose, n’ont-elles pas leur raison d’être ? À quoi bon les mauvaises herbes ? disent les braves gens, pourquoi poussent-elles ? Mais pour elles-mêmes, pardieu ! Pourquoi poussez-vous, vous ? Merci encore des petites fleurs d’oranger ; tes lettres en sont parfumées. Quand j’irai à Paris, je veux garnir ta jardinière des plantes que tu aimes le mieux ; ces pauvres fleurs du moins n’auront pas d’épines. Celles de mon amour ne sont pas de même, à ce qu’il paraît. Allons, adieu, adieu. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. Dimanche, 2 h. d’après-midi [Croisset, 30 août 1846]. De la colère, grand Dieu ! De l’aigreur, et de la verte, de la salée ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que tu aimes les disputes, les récriminations ; et tous ces amères tiraillements quotidiens qui finissent par faire de la vie un enfer réel ? Je n’y comprends rien. Tu te plains de mes duretés ; mais il me semble que je ne t’en ai jamais envoyé de pareilles. Peut-être t’en ai-je envoyé de plus fortes, diras-tu. Chacun s’illusionne. Mais je vois dans ta lettre de ce matin quelque chose de plus et comme un parti pris d’être aigre ou de le paraître. Qui sait ? C’est peut-être une tentative, un essai ? Tu me reproches sans cesse que je pose, que je suis théâtral, que j’ai de l’orgueil, que je me pavane de mes tristesses comme un matamore de ses cicatrices. Selon toi, je te chagrine à plaisir, faisant semblant de pleurer pour voir couler tes larmes. Voilà une atroce idée. Comment peux-tu m’aimer si tu me regardes comme un si pauvre personnage ? Tu dois me mépriser. Alors peut-être en effet me méprises-tu ? Tu en es déjà aux regrets sans doute ; tu vois que tu t’es trompée et c’est moi que tu accuses de cette illusion perdue. Souviens-toi donc que ma première parole a été un cri d’avertissement pour toi ; et lorsque l’entraînement nous a saisis ensemble dans son tourbillon, je n’ai cessé de te dire de te sauver, quand il en était temps encore. Était-ce de la vanité cela ? Était-ce de l’orgueil ? N’aurais-je pas pu au contraire mentir, me grandir, me dresser, me faire sublime ? Tu m’aurais cru tel ! C’est alors que tu aurais cru que j’étais bon, parce que j’aurais été hypocrite. Mais que te dire ? que faire ? Je m’y perds. Il me faut du courage pour t’écrire, persuadé chaque fois que tout ce que je t’écris te blesse. Les caresses que les chats donnent à leur femelle les ensanglantent et ils s’échangent des coups au milieu de leurs plaisirs. Pourquoi y reviennent-ils ? La nature les y pousse. Je suis donc de même chaque parole de moi est une blessure que je te fais ; chaque élan de tendresse est pris comme un outrage. Ah ma pauvre femme chérie ! je ne m’attendais pas à tout cela, même dans la prévision la plus éloignée des infortunes possibles. As-tu pu penser que si tu avais un enfant de moi je t’en aimerais moins ? Mais je t’en aimerais plus au contraire, mille fois plus. Ne me serais-tu pas plus attachée par la douleur, par la reconnaissance et par la pitié même ? Ce dernier mot-là te choque encore peut-être. Mais ne le prends pas à son sens banal et étroit. Prends-le par ce qu’il porte en lui de plus intime, de plus ému, et de plus désintéressé ! Tu penses qu’à cause de cette appréhension continuelle d’une rupture qui peut résulter d’une minute d’égarement il n’y aura plus entre nous ni entraînement ni ivresse ? Au contraire c’est cet entraînement pour moi qui trouble l’amour, puisqu’après lui le remords surgit. Pourquoi mêler l’idée d’un affreux malheur pour toi au bonheur que tu me donnes ? Si je n’ai pas le sens commun, d’habitude, comme tu me le répètes, il me semble qu’ici ce n’est pas moi qui en manque. Si je ne recherchais que mon plaisir, si je ne demandais à l’amour que ses joies physiques, mes façons – cela paraîtra clair à tout le monde – seraient différentes. Allons donc, chère amie, je ne suis pas encore si grossier que vous le dites, et j’aime quelque chose encore plus que votre beau corps c’est vous-même. Sais-tu ce qui te manque à toi, ou plutôt par où tu pèches ? C’est par l’esprit. Tu en vois là où il n’y en a pas, aux endroits où on n’a pas eu l’idée d’en mettre. Tu développes, tu amplifies, tu outres tout. Où diable as-tu jamais trouvé que je t’aie dit quelque chose d’analogue à ceci : «que jamais je n’avais aimé les femmes que j’avais possédées et que celles que j’avais aimées ne m’avaient rien accordé» ? Je t’ai dit tout bonnement que j’avais aimé pendant six ans une femme qui de sa vie ne l’a su ; cela lui eût paru bête. Ça me le paraît bien maintenant à moi. Ensuite, jusqu’à toi, je n’ai pas aimé car je ne voulais pas aimer ; voilà tout. Ne crois donc pas que j’appartienne à la race vulgaire de ces hommes qui se dégoûtent après le plaisir, l’amour n’existant chez eux qu’en vertu de la convoitise. Non, ce qui s’élève en moi ne s’y abat pas si vite. Si la mousse pousse sur les édifices de mon coeur sitôt qu’ils sont bâtis, il faut du temps pour qu’ils tombent en ruines, si jamais ils y tombent tout à fait. Moque-toi tant que tu voudras de moi, de ma vie, de cet orgueil démesuré que tu viens de découvrir (découverte dont tu es le Christophe Colomb) et de mes croyances panthéistes ; il n’y a pas, dans tout cela, la moindre envie de t’amuser et de paraître original. Je n’affecte pas la bizarrerie. Si j’en ai, tant pis ou tant mieux. Je lirai les paroles de Descartes à Campanella à ce sujet ; mais je ne crois pas qu’elles me démontreront le contraire. Il faut avoir la rage de l’excentrique pour en découvrir en moi, en moi qui mène la vie la plus bourgeoise et la plus ignorée de la terre. Je mourrai dans mon coin sans qu’on puisse, je l’espère bien, me reprocher ni une mauvaise action ni une mauvaise ligne, par la raison que je ne m’occupe pas des autres et ne ferai rien pour qu’ils s’occupent de moi. Je ne saisis pas bien l’extravagance d’une si vulgaire existence. Mais dessous de celle-là, il en est une autre, une autre secrète, toute radieuse et illuminée pour moi seul, et que je n’ouvre à personne parce qu’on en rirait. Est-ce donc si fou ? Ne crains pas que j’aie montré tes lettres à qui que ce soit ; non, sois-en sûre. Du Camp sait seulement que j’écris à une femme à Paris, qui peut-être cet hiver aura besoin de son secours pour nos lettres ; il me voit chaque jour t’écrire, mais il ne sait pas encore ton nom. En faisant autant de son côté, il n’a rien à me demander pas plus que moi à lui. Seulement, l’autre jour, il m’a prêté le cachet où est sa devise. Je regrette que Phidias ne vienne pas. C’est un excellent homme et un grand artiste ; oui, un grand artiste, un vrai Grec, et le plus ancien de tous les modernes, un homme qui ne se préoccupe de rien, ni de la politique, ni du socialisme, ni de Fourier, ni des jésuites, ni de l’Université, et qui comme le bon ouvrier, les bras retroussés, est là, à faire sa tâche du matin au soir, avec l’envie de la bien faire et l’amour de son art. Tout est là, l’amour de l’Art. Mais je m’arrête. Ceci t’irrite encore : tu n’aimes pas à m’entendre dire que je m’inquiète plus d’un vers que d’un homme, et que je porte plus de reconnaissance aux poètes qu’aux saints et aux héros. Qu’aurait-on pensé à Rome, du temps d’Horace, si quelqu’un fût venu lui dire : «Ô bon Flaccus, qu’est-ce que devient votre ode à Melpomène ? parlez-moi de votre passion pour le petit garçon perse que Pollion vous a cédé ; est-ce en asclépiades ou en ïambiques que vous allez nous entretenir de lui ? Tout ce que vous dites me préoccupe bien plus que la guerre des Parthes, que le collège des flamines et que la loi Valeria qu’on veut remettre sur le tapis...» Il y avait donc cependant quelque chose de plus sérieux que les hommes qui mouraient pour la patrie, que ceux qui priaient pour elle, que ceux qui travaillaient à la rendre plus heureuse : c’étaient ceux qui chantaient, puisque ceux-là seuls survivent. On a découvert des mondes nouveaux pour les lire, on a inventé l’imprimerie pour les y répandre. Ah ! oui, l’amour de Glycère ou de Lycoris passera encore par-dessus les civilisations futures. L’Art, comme une étoile, voit la terre rouler sans s’en émouvoir, scintillant dans son azur ; le Beau ne se détache pas du ciel. Mais allons ! tout cela te fâche. Que te dire donc ? que je t’embrasse. Je n’ai guère de place, mais je t’envoie tout de même, à travers ces lignes pressées, un long et tendre baiser, comme à travers des barreaux. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. Mercredi, 11 h. du soir. [2 septembre 1846.] Que ta lettre de ce matin était bonne et douce, pauvre amie ! J’y ai vu les larmes que tu avais versées en l’écrivant, et qui, çà et là, avaient taché certains mots. Ta douleur m’afflige ; tu m’aimes trop, ton coeur est trop prodigue. Il y a d’excellentes choses dans les conseils de Phidias ; il est fâcheux seulement que les conseils presque toujours aient cela de fâcheux qu’on ne puisse les suivre. Si tu pouvais l’imiter, ce bon Phidias, tu serais plus tranquille, sinon plus heureuse. C’est un homme sage, celui-là, et qui ne demande pas à la vie plus de joies qu’elle n’en comporte et qui ne va [pas] chercher le parfum des orangers sous les pommiers à cidre. Aussi, quel ordre dans son être ! comme il continue son oeuvre, serein et fort ! L’Art, tu le vois, lui en sait gré et le récompense par les mâles satisfactions qu’il lui procure. Comme il fait beau ce soir ! Comme tout repose ! Je n’entends que le battement de ma pendule et à peine le bruit de l’air qui passe dans les arbres. La rivière brille sous la lune, les îles sont noires, le gazon vert émeraude. Tu veux venir ici, mon héroïne ; c’est par une nuit semblable qu’il ferait bon te recevoir. Je me figure ta tête et ta gorge nues, éclairées par l’astre pâle. Je vois tes yeux briller dans l’ombre bleue. Sais-tu que ce serait royal et magnifiquement beau ? toi faisant 60 lieues pour passer quelques heures dans le petit kiosque de là-bas... Mais à quoi bon songer à de pareilles folies ! C’est impossible : tout le pays le saurait le lendemain ; ce serait d’odieuses histoires à n’en plus finir. Un long baiser néanmoins, pour y avoir pensé. Merci de cet élan ! Je l’ai compris. J’ai senti nos heureuses angoisses réciproques, toi arrivant et attendant le signal convenu, moi guettant l’heure et épiant ta venue. Quand je te reverrai, n’est-ce pas, tu ne pleureras pas trop ; tu ne m’affligeras pas trop. Tu seras sage ; j’en ai besoin ; sois-le. J’en vois tant couler, de larmes, que vraiment j’ai besoin de sourires. Bientôt, j’espère, d’ici à peu de jours nous pourrons nous voir. Du Camp s’en retourne à Paris et il nous vient ici des parents de la Champagne, une nièce de mon père, avec son officiel et ses enfants. J’irai lui faire la conduite soi-disant jusqu’à Gaillon, pour aller voir ensemble le château Gaillard qui en est à une lieue. Au lieu de cela, j’irai jusqu’à Mantes où je resterai jusqu’au convoi de six heures qui me ramènerait ici à huit. Tel est mon plan. Je le prépare déjà de longue main. Pourvu que mon beau-frère n’ait pas la malheureuse idée de nous accompagner ! Pourvu que ma mère elle-même n’ait pas cette idée ; car nous avons aux Andelys (lieu où est le château Gaillard) des amis intimes qu’elle n’a pas vus depuis longtemps, et elle voudra peut-être profiter de l’occasion. Tu partirais de Paris à 9 heures du matin ; tu serais à Mantes à 10 heures 50 minutes ; j’y arriverais à 11 heures 19. Nous aurions à nous cinq belles heures. C’est bien peu ; ce serait toujours quelque chose, car je ne prévois pas la possibilité prochaine d’un voyage à Paris. Quand nous nous redirons adieu, ce sera encore pour une absence plus longue. Il faudra nous y faire et accepter cela comme une infirmité de notre pauvre amour impossible à éviter. Nous nous écrirons ; nous penserons l’un à l’autre ; tu travailleras (me le jures-tu ?) ; tu tâcheras de faire quelque grande oeuvre où tu mettras tout ton coeur. Oh ! va, aime plutôt l’Art que moi. Cette affection-là ne te manquera jamais ; ni la maladie ni la mort ne l’atteindront. Adore l’Idée ; elle seule est vraie parce qu’elle seule est éternelle. Nous nous aimons maintenant ; nous nous aimerons plus encore peut-être. Mais, qui sait ? un temps viendra où nous ne nous rappellerons peut-être pas nos visages. As-tu entendu quelquefois des vieillards te raconter l’histoire de leur jeunesse ? J’en connais un qui m’a, il y a quelques mois, narré tout au long un grand amour qui lui avait duré près de vingt ans. Pendant les premières sept années de sa séparation d’avec sa maîtresse, il s’échappait de chez lui le matin, avant le jour, et il allait à 4 lieues de là, à pied, pour voir à un bureau de poste s’il n’était pas venu de lettres. Les lettres venaient irrégulièrement, comme cela se trouvait, quand la pauvre femme avait pu écrire ; l’amant s’en retournait donc comme il était venu, quelquefois avec son cher butin, le plus souvent sans rien du tout. Il rentrait chez lui en sautant pardessus les murs, et se remettait au lit pour que rien n’y parût. Cela a duré sept ans (sept ans) sans la voir ! Ils se sont revus une fois, et puis ne se sont plus revus. Peu à peu [ils] ne se sont plus écrit et se sont oubliés. La femme est morte ; l’homme ensuite a eu d’autres amours, et voilà ! telle est la vie. Il raconte ça lui-même comme une chose toute simple et elle est toute simple en effet. Les noeuds les plus solidement faits se dénouent d’eux-mêmes, parce que la corde s’use. Tout s’en va, tout passe ; l’eau coule et le coeur oublie. C’est une grande misère, mais il en faut remercier Dieu qui n’a [pas] jugé l’âme de sa créature assez vaste pour contenir la somme de chaque jour accumulée par-dessus celle des jours précédents. Puis un chagrin en enlève un autre, on ne sent pas ses engelures quand on a mal aux dents. Reste à choisir le mal le plus léger ; toute la sagesse est là. Mais je ne t’oublie pas encore, tu le sais bien. L’heure n’est pas venue. Il sera temps d’y songer quand nous en serons là. Ne te travaille pas à te rendre malheureuse. Pense toujours que je t’aime ; dis-le-toi, complais-toi dans cette idée ; mets-la à part dans ton coeur, non pas pour le troubler et l’emplir jusqu’aux bords, mais pour le réchauffer et le pénétrer de chaleur. Fais-lui prendre un bain d’amour, si tu veux, à ton pauvre coeur ; mais ne le noie pas. Ma mère avait pour demain à Rouen des affaires d’argent. J’ai demandé à m’en charger (c’est l’affaire d’une heure) pour avoir l’occasion d’aller te porter avant onze heures cette lettre à la poste afin que tu l’aies ce soir. Adieu ma chère aimée, mille baisers sur tes doux yeux. Réponds-moi si mon projet te plaît. Ce serait, je crois, dans trois ou quatre jours. Je ne sais pas. Je t’avertirai à temps. Pourvu que la fortune nous protège ! Je me méfie toujours d’elle. C’est une bien grande coquette ; quand elle vous fait des agaceries, c’est qu’elle va vous repousser de plus belle. Adieu, à toi, sur toi. *** À LOUISE COLET Vendredi soir, minuit. [4-5 septembre 1846.] Tu voulais que je vinsse dimanche. Moi j’ai pensé aussi, tu le vois, à nous réunir. Nous nous rencontrons toujours dans nos souhaits, dans nos désirs. Quand on s’aime, on est comme les frères Siamois attachés l’un à l’autre, deux corps pour une âme. Mais si l’un meurt avant l’autre, il faut tramer un cadavre à sa remorque. N’aie pas peur pour moi ; je ne sens pas l’agonie venir. Ce sera donc bientôt que nous nous reverrons. Il est arrangé que je ferai ce petit voyage aux Andelys (lisez Mantes). Comme il faut une heure et demie pour s’y rendre, et qu’une heure est suffisante pour voir le Château-Gaillard, je reviendrai coucher ici (c’est impossible autrement), mais par le dernier convoi, qui me prendra là-bas vers 10 heures. Nous aurons tout un grand après-midi à nous. Je dis nous aurons sans savoir si tu as accepté mon projet ; mais je m’attends bien demain, à mon réveil, à une bonne lettre de toi, toute pétillante de joie, où tu me dises : Accours. Es-tu contente de moi ? Est-ce cela ? Tu vois bien que lorsque je peux te voir je me jette sur la plus petite occasion comme un voleur à jeun, que je la prends à deux mains et que je ne la lâche pas. Du Camp part d’ici probablement mercredi prochain (ou jeudi au plus tard). Ainsi donc à mercredi. Je t’enverrai l’heure bien exacte des convois pour qu’il n’y ait pas de malentendus entre nous et je t’écrirai l’heure exacte où il faudra partir de Paris. Te figures-tu nous nous attendant, nous cherchant dans la foule, nous retrouvant, partant ensemble seuls ? Il faudra nous contenir ; j’aurai bien du mal à m’empêcher de t’embrasser devant tout le monde. Nous irons dans quelque bonne auberge bien tranquille. Nous serons à nous, qu’à nous ! Ce sera de bonnes minutes encore, va. Qu’importe l’avenir ! Viendra-t-il seulement ? Qui sait si demain se lèvera ? Je n’ai pas encore reçu l’envoi de Phidias qu’il m’a, et que tu m’as annoncé. Tu as d’abord voulu y mettre ta statuette. Mais je n’aurais aucune pièce secrète où la fourrer. J’ai déjà tant de choses de toi que ça pourrait finir par devenir suspect. La moindre plaisanterie là-dessus me blesserait au vif et je me découvrirais peut-être ! Ton portrait est là, tout à côté de moi, à trois pas devant mon regard. J’ai assez ri ce matin au récit de ton dialogue avec Phidias relativement à Marin et à son modèle. Est-il possible que ce que notre ami t’a dit sur cette créature ait pu te causer un moment d’ombrage ? Il faut être toi, vraiment, pour avoir de semblables idées. De la jalousie maintenant, et de qui ? De ça ! J’aurais bien voulu être là pour voir ta figure et te faire rire aussitôt sur ton compte. D’abord cette femme est atrocement laide ; elle n’a pour elle qu’un très grand cynisme, plein de naïveté, qui m’a beaucoup réjoui. J’y ai vu aussi l’expansion des furies de la nature, ce qui est toujours une belle chose à voir. Et puis tu sais que j’aime assez ce genre de tableaux ; c’est un goût inné. L’ignoble me plaît. C’est le sublime d’en bas. Quand il est vrai, il est aussi rare à trouver que celui d’en haut. Le cynisme est une merveilleuse chose, en cela qu’étant la charge du vice il en est en même temps le correctif et l’annihilation. Tous les grands voluptueux sont très pudiques ; jusqu’à présent je n’ai pas vu d’exception. Et puis, j’y repense, car j’ai été très étonné de ton aveu : quand elle serait belle après tout, cette femme, et quand même il y aurait eu, comme dit le maître dans son chaste langage, quelque chose entre nous deux ; est-ce que ça te ferait peine ? Les femmes ne comprennent pas qu’on puisse aimer à des degrés différents ; elles parlent beaucoup de l’âme, mais le corps leur tient fort au coeur, car elles voient tout l’amour mis en jeu dans l’acte du corps. On peut adorer une femme et aller coucher chaque soir chez les filles, ou avoir une autre maîtresse, que l’on aime même ! ce qui paraîtra plus drôle, mais ce qui est pourtant vrai ! Allons, ne te renfrogne pas ; ce n’est pas, je crois, une allusion à moi que je fais ici : je vis comme un chartreux. Mais jusqu’à mercredi ! Adieu, cher amour, mille baisers sur tes doux yeux. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. Samedi, 5 heures du soir. [5 septembre 1846.] Je serais tenté de me battre quand je reçois tes lettres. Sais-tu l’effet qu’elles me font ? C’est de la haine pour moi. Tu veux donc que je me méprise, que tu prends toujours plaisir à me ravaler dans le parallèle que tu fais incessamment entre nous ? Eh bien oui, méprise-moi ; accable-moi, dis que je ne t’aime pas. Tu mentiras, mais dis-le, je recevrai tout de toi, tout, vois-tu. Tu peux tout faire, je ne m’en fâcherai pas. Tu es bonne, belle, douce, intelligente, dévouée. Tu me prouves que je ne suis rien de tout cela ; tu as peut-être raison, car je ne fais rien en effet pour le paraître. Moi qui m’attendais que tu allais m’embrasser pour l’idée que j’ai eue de notre voyage à Mantes !... Ah bien oui !... tu me reproches déjà d’avance de n’y pas rester plus longtemps. Et si je ne l’avais pas eue, cette idée, si cette occasion ne s’était pas présentée, qu’est-ce donc que tu dirais ? Ma foi tant pis ! je m’y perds. Je cherche partout et je ne trouve rien. Ce n’est pourtant pas ma faute. Tu me gourmandes de tout ce que j’écris, sur toutes mes idées, même sur celles qui n’ont aucun rapport à nous deux. Mais dis ce que tu voudras. J’aime ton écriture ; écris n’importe quoi ; j’aime les lignes que ta main a tracées, le papier sur lequel tu t’es penchée et qu’a peut-être frôlé le bout de tes cheveux odorants. Envoie-moi tout ce que tu voudras, va ; je ne me fâcherai pas ; ça m’est impossible avec toi. Je vois bien que tu souffres trop, mais je n’en parlerai pas et je continuerai. Tu as cru prendre ma vanité au défaut de la cuirasse en me disant : «Tu es donc gardé comme une jeune fille ?» Cette phrase m’aurait été adressée il y a cinq ou six ans qu’elle m’aurait fait faire quelque sottise épouvantable, c’est sûr ; je me serais fait tuer pour m’en effacer l’effet à moi-même. Mais elle a glissé sur moi comme l’eau sur le cou d’un cygne ; elle ne m’a nullement humilié. Crois-tu que pour moi, pour moi seul, pour l’homme, il ne me serait pas doux de te recevoir ici ? Qu’est-ce que je risque, moi ? rien, absolument rien du tout. Ma mère s’en apercevrait qu’elle ne m’en parlerait pas ; je la connais. Elle pourrait être jalouse de toi (quand ta fille aura dix-huit ans, tu sauras qu’on peut être jaloux de son enfant et tu haïras son mari : c’est la règle) ; mais tout s’arrêterait là. C’est pour toi que je t’ai dit de ne pas venir, pour ton nom, pour ton honneur, pour ne pas te voir salie par les plaisanteries banales du premier venu, pour ne pas te faire rougir devant les douaniers qui se promènent le long du mur, pour qu’un domestique ne te ricane pas au visage ! Mais tu n’as pas compris ! non ! rien ! Un sarcasme là-dessus ! Allons ! c’est bon ! n’en parlons plus ! Causons plutôt de mercredi prochain, que j’aspire avec convoitise. Pourquoi me dire que tu y seras triste ? Pourquoi, encore une fois, cherches-tu des souffrance dans l’avenir ? Tu n’as donc pas assez de celles du présent ? Ton histoire de la dame du Château-Rouge m’a beaucoup ému. Tu as bien fait de me l’avoir contée. Je ne sais qu’en penser ; elle est étrange et singulière, j’y rêve depuis tantôt. J’aurais bien voulu la voir, cette femme ; c’était une bonne étude. J’ai assez travaillé ces matières-là et j’aurais peut-être trouvé de suite la solution de tes doutes. Il faut, quand tu la reverras, savoir à quoi t’en tenir ; et il faut tâcher de la revoir. Il y a peut-être là-dessous de belles choses. Il y en a peut-être d’infâmes. Qui sait ? Pourquoi suspecter le vice tout d’abord ? Qu’en savons-nous ? Moi, sous les belles apparences, je cherche les vilains fonds ; et je tâche de découvrir, en dessous des superficies ignobles, des mines irrévélées de dévouement et de vertu. C’est une manie assez bonne, qui vous fait voir du nouveau où on ne se douterait pas qu’il existe. Pourquoi cette femme, par exemple, qui voulait de suite te connaître, entrer dans ta vie, ne serait-elle pas prise pour toi d’une passion sincère et dévouée ? Qui te dit qu’elle ne se présentait pas envoyée exprès pour accomplir en ta faveur quelque sacrifice dont tu auras besoin ? C’est peut-être cette femme-là qui t’aimera le mieux de toutes les femmes que tu as pu connaître. Qui te dit qu’elle se doute seulement des choses auxquelles tu fais allusion dans ta pensée ?... Il y a, chez toutes les prostituées d’Italie, une madone qui jour et nuit brille aux bougies, au-dessus de leur lit. L’épais bourgeois ne voit là qu’une jonglerie absurde. Cela prouve que le bourgeois est une bête qui n’entend rien à l’âme humaine. Il n’y a là ni jonglerie, ni impiété, ni grimace. Ça me touche moi, au contraire ; je trouve cela sublime. Et combien de coeurs sont comme ces maisons-là, avec leur candélabre béni qui brille au-dessus des adultères et des immondicités, leur prêtant sa flamme et les éclairant de sa lueur pure. Mercredi nous causerons de tout cela. Non, mon ami Du Camp ne restera pas avec nous ; il continuera sa route. Nous pourrons bien nous passer de lui. Est-ce que nous ne nous passerions pas du monde entier quand nous sommes seuls ? Mille baisers, oui mille, partout, mais surtout sur tes seins, sur tes yeux dont le souvenir m’enflamme. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. Dimanche, 11 heures du soir. [6 septembre 1846.] Encore demain et après-demain ; puis nous allons nous revoir. Quand tu liras ceci, il y aura 24 heures pour toi à passer avant que tu ne reçoives un baiser de celui que tu aimes et qui t’aime. Savoures-tu cette pensée comme moi ? La respires-tu avec joie comme une fleur écartée, qui nous envoie son vague parfum avant qu’on jouisse à pleines narines ? Ah ! nous serons seuls, bien seuls à nous dans ce village au milieu de la campagne (autour de nous le silence). Pourquoi es-tu triste ? Moi j’ai le pressentiment d’une journée de bonheur. Une journée, c’est bien peu, n’est-ce pas ? Mais un beau jour illumine toute une année, et on a si peu de jours à vivre que, quand il arrive, un beau jour vaut la peine qu’on s’en réjouisse. Mais seras-tu sage ? Pleureras-tu encore ? (Oh ! si j’étais si sensuel que tu le crois, comme je les aimerais tes pleurs ! Elles te rendent si belle quand elles coulent le long de tes jolies pâles et vont mourir sur ta gorge chaude et blanche !) Prendras-tu encore pour du calcul la sage prévision du malheur ? M’en voudras-tu toujours de ce que je casse les reins à mon plaisir pour t’épargner un supplice ? Si la chair, d’elle-même, a un héroïsme, c’est bien celui-là ; sois-en sûre. Il coûte peut-être plus que d’autres que l’on estime davantage, et, suivant la coutume, ceux en faveur de qui on l’exerce n’en tiennent pas compte. Oui, ma pauvre chérie, appelle ta pensée là-dessus, évoque toute ta raison, et tu t’avoueras, après y avoir rêvé, que c’est au contraire parce que je t’aime que je ne m’abandonne pas à mon amour. Tu sentiras une preuve de tendresse où tu n’avais vu que tiédeur et corruption. Allons, ris donc, comme dit Phidias. Demain c’est la folie, c’est l’ivresse, c’est toi, c’est moi. Demain je reverrai tes yeux qui brûlent d’un feu doux, ta bouche rose où je suspends la mienne, et où je vais puiser les soupirs de ta poitrine, ton épaule nue que je hume avec ardeur. Il me semble qu’il fera beau certainement et qu’il y aura un grand soleil. Ta pensée est un soupirail par où il me vient un peu de lumière et d’air ; et tu crois que quand je peux je ne me rue pas au-devant pour vivre et respirer ! Autour de moi tout est triste et sombre ; ma mère est dans un bien épouvantable état, ce que j’attribue au buste de notre ami qui l’a bouleversée. Jamais encore je ne l’ai vue si désolée ! Non, tu n’as pas vu de douleurs pareilles, pauvre amie, non jamais. Que le ciel t’épargne celles-là ! Et s’il faut que tu en aies, qu’il te donne plutôt toutes les autres. Je repense à la dame du Château-Rouge. Pourquoi repousser les attractions que nous avons causées ? Cette femme a peut-être été horriblement blessée. Si les âmes voyagent, qui sait si la sienne n’en est pas une que tu as aimée jadis sous une autre forme ? Ne sont-ce pas des souvenirs de passions conçues dans une existence antérieure que ces impulsions subites, qui paraissent brutales et qui sont divines ? Après tout, quand elle serait ce que l’officiel a conjecturé... quel mal y a-t-il à cela ? Tu n’es pas forcée de l’accepter. Laisse-la t’aimer, si ça la rend heureuse. Quand on n’est pas attendri, il faut tâcher alors de n’être pas cruel. C’est la même idée qui est au fond des formes diverses qui nous agréent ou nous répugnent, qui nous excitent ou nous scandalisent. Quand le soleil brille, il y a autant de rubis dans le fumier que de perles dans la rosée. Les amours des singes et des loups sont peut-être pleins d’élégies superbes et d’idéalités bleuâtres auprès desquelles les nôtres pâliraient ? Le scintillement lumineux qui maintenant m’arrive de la lune et la flamme que je vais tirer tout à l’heure d’une allumette chimique pour allumer ma pipe, tout cela n’est-ce pas la lumière ? et la même partout, une et identique, quoique l’une vienne de quatre-vingt mille lieues à travers des créations inconnues et que l’autre tienne dans ma main et parte à la pression de l’ongle. Adieu ma toute chérie, rêvons-nous cette nuit ; nous nous aurons demain. Tu sais comme je t’embrasse. Prends le convoi qui part de Paris à neuf heures du matin. Je partirai à la même heure de Rouen. *** À LOUISE COLET En partie inédite en 1926. Jeudi soir, 11 heures. [10 septembre 1846.] C’est moi qui suis resté le dernier. M’as-tu vu comme je te regardais jusqu’à la fin ? Tu as tourné le dos ; tu es partie et je t’ai perdue de vue. Tu m’as appelé à la station, mais je n’ai pas voulu venir. Quand on m’a dit au bout de la file des voitures qu’on ne pouvait passer, j’ai bien eu de suite l’intention de sauter à travers, de faire comme ce jeune homme dont tu m’invitais à suivre l’exemple. Mais j’ai pensé que je t’embrasserais, car tes lèvres m’appelaient avec une attraction charmante, et je n’ai pas voulu alors mêler une amertume de plus à notre séparation. Sais-tu que ça a été notre plus belle journée ! Nous nous sommes aimés mieux encore ; nous avons ressenti des plaisirs exquis. Oh ! je ne suis pas fatigué, ce soir. J’ai dormi tantôt trois heures, et si tu étais là, tu me retrouverais comme hier, frais, vigoureux, ardent. J’ai arrangé une petite histoire que ma mère a crue, mais la pauvre femme a été hier bien inquiète. Elle est venue à 11 heures au chemin de fer ; elle a passé la nuit sans dormir et à se tourmenter. Ce matin, je l’ai trouvée au débarcadère dans un état d’anxiété extrême. Elle ne m’a fait aucun reproche, mais son visage était le plus grand de tous les reproches qu’on puisse faire. Hein ! ce bon hôtel de Mantes, et notre batelier, et l’intelligent préposé du chemin de fer ! Comme tout cela est loin déjà ! Que ces vingt heures-là ont été remplies ! J’ai été fier de ce que tu m’as dit, que jamais tu n’avais goûté de bonheur pareil. Ta joie m’enflammait. Et moi, t’ai-je plu ? Dis-le-moi ; cela m’est doux. Quand nous reverrons-nous ? Oh ! je t’en prie, je t’en conjure, ne m’accuse jamais de ne pas te voir plus souvent. Tu ne t’imagines pas combien cela m’afflige et me blesse. Est-ce que c’est ma faute ? Ça ne le sera jamais. Mais je ne vois pas de circonstances prochaines ; ce sera dans longtemps. Maintenant résignons-[nous] d’avance ; fais-toi à cette idée. N’as-tu pas compris que, comme les gens qui partent sans savoir quand ils reviendront, je me donnais d’avance une grande saoulée d’amour ? C’était l’orgie de mon coeur. Nous nous aimerons peut-être plus longtemps ainsi, excités que nous serons par un désir inassouvi. Tout a été doux, n’est-ce pas ? Rien ne nous a gênés, et je ne t’ai rien dit, il me semble, qui t’ait affligée, ni toi à moi. Quel beau souvenir ! C’est à en faire dire une messe commémorative. Revenu ici, j’ai prodigieusement mangé, surtout de l’aloyau. J’ai ri en dedans, en pensant à la comparaison chérie de Phidias. Après m’être fait l’estomac, je me suis étendu sur mon divan où je me suis endormi de suite. Nous venons de dîner à neuf heures, à cause de ces parents dont je t’ai parlé et qui sont venus très tard. Mais avant de te (sic) coucher, j’ai voulu, selon ma promesse, t’envoyer encore un baiser, écho affaibli de ceux qui, hier à cette heure-ci, résonnaient si fort sur ton épaule quand tu me criais, «mords, mais mords-moi !» ; t’en souviens-tu ? Adieu ma toute belle, repense à tout ce que nous avons fait. J’ai relu tes vers, merci ; je n’ai plus qu’eux maintenant. Encore adieu, mille caresses, des plus chaudes, de celles que tu aimes le mieux. Aime toujours, et ne m’accuse jamais. Moi, tu ferais tout que je te pardonnerais toujours. Oui, je reviendrais à toi ; il me semble que j’y serais forcé. Tu m’as dit une chose qui m’a fait bien plaisir, «c’est que quand même nous nous séparerions, nous garderions toujours l’un de l’autre un bon souvenir». Oui, c’est vrai. Adieu chérie, adieu, à toi corps et âme. *** À LOUISE COLET Entièrement inédite en 1926. Samedi soir. [12 septembre 1846.] Tu as été malade, pauvre ange ; nous en sommes peut-être la cause à nous deux. Nous nous serions fait mourir, si nous eussions eu le temps. J’en avais l’envie. Étions-nous heureux ! Étions-nous fous et jeunes ! Je n’en reviens pas, j’en ai le coeur encore charmé. Qu’il y en a peu dans la vie de ces journées-là ! Tu le sens toi-même quand tu me dis, encore ce matin, que je garderai toujours pour toi une affection véritable. Tu penses donc à ton tour que l’amour, comme tous les morceaux de musique qui se chantent en nous, symphonie, chansonnettes ou romances, a son andante, son scherzo et son final. Tu as donc aussi sondé l’abîme et tu en as vu le fond où tu croyais qu’il n’y en avait pas. Sais-tu que c’est intelligent et bon, cela, la prévision future d’un autre sentiment aussi solide que le nôtre, quand celui-là finira, s’il finit ? Oui, depuis mercredi, je t’aime d’une autre façon ; il me semble que nous sommes plus liés, plus intimes, que moins de choses extérieures peuvent influer sur notre union ; que, quand même nous serions longtemps sans nous voir, cela ne ferait rien et qu’enfin (en est-il de même pour toi ?), que notre amour est devenu plus sérieux, tout en en perdant l’apparence. Veux-tu en savoir la cause ? C’est que nous avons été vrais surtout ; c’est que nous nous sommes laissés aller à la nature sans art, sans nous troubler l’esprit, comme de pauvres enfants naïfs qui feraient cela pour la première fois. Aussi n’en ai-je pas rapporté d’amertume, mais au contraire une tiédeur exquise qui me tient dans une songerie voluptueuse. J’ai été pourtant aujourd’hui et hier affreusement triste, de ces tristesses comme j’en avais dans ma jeunesse, à me jeter par la fenêtre pour en être quitte. C’est alors que l’on souhaite tout ce qu’on n’a pas et que tout ce qu’on a vous obsède. C’est alors que l’on désire se faire renégat, camaldule, pirate, n’importe quoi, pour sortir au moins, ne fut-ce qu’en rêve, de l’affreux milieu où l’on étouffe. Oui, je me suis depuis quarante-huit heures vigoureusement ennuyé. C’est la réaction du bonheur de l’autre jour. Il faut que chaque joie soit payée par une douleur ; que dis-je ? par une ; par mille ! Je n’ai donc pas tort de ne pas trop les rechercher. La félicité est un plaisir qui vous ruine. Pourtant, ce soir je me suis remis au travail, mais en m’y forçant. Depuis six semaines environ que je te connais (expression décente), je ne fais rien. Il faut pourtant sortir de là. Travaillons, et de notre mieux ; puis, nous nous verrons de temps à autre, quand nous le pourrons ; nous nous donnerons une bonne bouffée d’air, nous nous repaîtrons de nous-même à nous en faire mourir ; puis nous retournerons à notre jeûne. Qui sait ? c’est peut-être la meilleure méthode pour bien travailler et pour bien s’aimer. Qui pourrait répondre que, vivant toujours ensemble, nous n’arriverions pas à nous lasser l’un de l’autre ? Il y aurait des soupçons, des jalousies, peut-être ; de là des aigreurs, des brouilles. Nous finirions par continuer à nous voir par entêtement ou par habitude et non plus par attraction comme maintenant. Je ne le crois pas cependant. Tu es trop bonne, trop douce, trop dévouée pour être comme les autres femmes qui sont si égoïstes ! si âpres de l’homme qu’elles aiment. Oh ! tu m’aimes bien, va ; je le sais, il faudrait que je sois bien méchant et bien stupide pour ne pas le sentir, pour ne pas te le rendre. Tu m’admirais l’autre jour. (Oui, je lisais l’adoration dans tes yeux ; dans les miens, qu’y lisais-tu ?) Tu me trouvais fort et enflammé. Eh bien, il me semble maintenant que j’étais froid, que j’aurais pu te combler de plus de caresses et d’ardeurs, et que, la première fois, j’effacerai le souvenir de cette nuit-là comme celle-ci avait effacé celui de l’autre. Tu ne doutes plus de moi, n’est-ce pas chère Louise ? Tu es bien sûre que je t’aime, que je t’aimerai encore longtemps. Et je ne te fais pas de serment, je ne te promets rien. Je garde ma liberté comme toi la tienne et «quand tu commenceras à ne plus me plaire, je ne te le ferai pas sentir trop durement» ; ce sont tes expressions. Oh pauvre femme ! tu ne sais pas comme ça m’a touché. Tiens, je crois au contraire que tu commences à me plaire davantage. Je me souviens de ton visage sous ton mouchoir de nuit, avec tes deux accroche-coeur, quand tu étais sur moi, suspendue sur moi... tes yeux brillaient, ta bouche tremblait, tes dents claquaient… et la douceur chaude de ton corps, quand je l’ai senti pour la première fois, couchés l’un contre l’autre. Te rappelles-tu l’ivresse que j’en ai eue ? Adieu, reçois ici tous mes baisers, ceux que je t’ai appris, m’as-tu dit, ceux dont je voudrais pouvoir te couvrir à cette heure tous les membres. Je me figure que tu es là et que tu te pâmes sous leur pression... Adieu, sur tes lèvres, mon amour. L’adresse de Du Camp est place de la Madeleine, 26, si quelquefois tu en avais besoin ; mais il va, je crois, partir en voyage d’ici à deux ou trois jours. *** À LOUISE COLET. Dimanche soir. [13 septembre 1846.] [...] Je suis triste, ennuyé, horriblement agacé. Je redeviens, comme il y a deux ans, d’une sensibilité douloureuse. Tout me fait mal et me déchire ; tes deux dernières lettres m’ont fait battre le coeur à me le rompre. Elles me remuent tant ! quand, dépliant leurs plis, le parfum du papier me monte aux narines et que la senteur de tes phrases caressantes me pénètre au coeur. Ménage-moi ; tu me donnes le vertige avec ton amour ! Il faut bien nous persuader pourtant que nous ne pouvons vivre ensemble. Il faut se résigner à une existence plus plate et plus pâle. Je voudrais te voir, en prendre l’habitude, que mon image, au lieu de te brûler, te réchauffe ; qu’elle te console au lieu de te désespérer. Que veux-tu ? chère amie, il le faut. Nous ne pouvons être toujours dans ces convulsions de l’âme dont les abattements qui la suivent sont la mort. Travaille, pense à autre chose ; toi qui as tant d’intelligence, emploies-en un peu à te rendre plus tranquille. Moi, ma force est à bout. Je me sentais bien du courage pour moi seul ; mais pour deux ! Mon métier est de soutenir tout le monde ; j’en suis brisé. Ne m’afflige plus par tes emportements qui me font me maudire moi-même, sans que pourtant j’y voie de remède. Ma mère hier était dans ma chambre comme je faisais ma toilette. Elle avait l’enfant sûr ses bras. On m’apporte ta lettre ; elle la prend, en regarde l’écriture et dit, moitié en raillerie, comme s’adressant à l’enfant, moitié sérieusement : «Je voudrais bien savoir qu’est-ce qu’il y a dedans !» J’ai répondu par un rire assez niais, que je voulais rendre comique, pour lui ôter de l’idée toute hypothèse sérieuse. Je ne sais si elle se doute de quelque chose ; ce pourrait être. La régularité du facteur est chose merveilleuse. Il y a dans ton envoi de ce matin un mot dont je n’ai pas compris, je crois, le sens. Qu’entends-tu. par le mot trahison appliqué à moi ? Veux-tu dire : si j’aimais une autre femme ? Mais qu’entends-tu par le mot aimer ? Tu sais qu’il n’y en a pas de plus élastique. Ne dit-on pas également en l’employant, j’aime les bottes à revers et j’aime mon enfant ? Tu t’exagères mon entourage, quand tu compares ta solitude à la mienne. Oh ! non, c’est moi qui [suis] seul, qui l’ai toujours été. N’as-tu pas remarqué même l’autre jour, à Mantes, deux ou trois absences où tu t’es écriée : «Quel caractère fantasque ! À quoi rêves-tu ?» – À quoi ? Je n’en sais rien ; mais ce que tu n’as vu que rarement est mon état, habituel. Je ne suis avec personne, en aucun lieu, pas de mon pays et peut-être pas du monde. On a beau m’entourer ; moi je ne m’entoure pas. Aussi les absences que la mort m’a faites n’ont pas apporté à mon âme un état nouveau, mais l’ont perfectionné, cet état. J’étais seul au dedans ; je suis seul au dehors. Qu’ai-je ici ? Des gens qui m’aiment, et peu, une seule. Mais ce n’est pas tout que d’être aimé ! La vie ne se passe pas en effusions de tendresse. Cela est bon, cela est exquis à des moments rares et solennels. Ce qui rend les jours doux, c’est l’épanchement de l’esprit, la communion des idées, les confidences des rêves qu’on fait, de tout ce qu’on désire, de tout ce qu’on pense. Et est-il ici-bas beaucoup d’êtres qui aient seulement la même opinion sur la manière dont il faut servir un dîner ou équiper un attelage ? À plus forte raison, que n’est-ce pas dans le domaine de la pensée pure ! Et d’ailleurs j’ai remarqué ceci, – c’est un axiome que j’ai écrit quelque part et par intention avant que la pratique de ces dix derniers mois ne me l’ait confirmé : «Ce sont les gens qu’on aime le mieux qui vous font le plus souffrir.» Médite ceci et tu verras que mon intérieur n’est pas si gai que tu le penses. Il faut que je te gronde d’une chose qui me choque et qui me scandalise, c’est du peu de souci que tu as de l’Art maintenant. De la gloire, soit, je t’approuve ; mais de l’Art, de la seule chose vraie et bonne de la vie ! Peux-tu lui comparer un amour de la terre ? Peux-tu préférer l’adoration d’une beauté relative au culte de la vraie ? Eh bien, je le dis, je n’ai que ça de bon ! (il n’y a que ça en moi que j’estime) : j’admire. Toi, tu mêles au Beau un tas de choses étrangères, l’utile, l’agréable, que sais-je ? Tu diras au Philosophe de t’expliquer l’idée du Beau pur, telle qu’il l’a émise dans son cours de 1819 et telle que je la conçois ; nous recauserons de ça la prochaine fois. Je lis maintenant un drame indien, Sakountala, et je fais du grec ; il ne va pas fort, mon pauvre grec, ta figure vient toujours se placer entre le livre et mes yeux ... Adieu chérie, sois sage, aime-moi bien et je t’aimerai beaucoup, car c’est là ce que tu veux, ma vorace amoureuse. Mille baisers et mille tendresses. *** À LOUISE COLET. Lundi, 10 h. du soir. [14 septembre 1846.] Quelle étrange fille tu fais ! On ne sait jamais que te dire ni que penser. Tes lettres rient d’un côté et pleurent de l’autre ; tu es pleine de boutades et d’excentricités, quoi que tu dises. Tu m’envoies encore ce matin des choses passablement dures. Tu veux que je m’y fasse ; c’est ma ration quotidienne maintenant. Mais si j’allais finir par m’y habituer ? À force de frapper à la même place, la meurtrissure vient, puis le sang, puis le cal ! Parle-moi donc d’autre chose, au nom du ciel, au nom de moi, puisque tu m’aimes, que de venir à Paris ! On dirait que c’est un parti pris chez toi de me tourmenter avec ce refrain. Mais je me le redis toute la journée, moi ; mais qu’y faire cependant ? Accuse-moi, injurie-moi dans ton coeur tant qu’il te plaira. Dieu (s’il y a un Dieu) est dans ma conscience (si j’ai une conscience). Un avis, pendant que j’y pense, si tu veux à toute force venir me voir. Crois-tu que je ne rêve pas à cela souvent et que je ne m’en fais pas des tableaux charmants ? Ne viens jamais ici : il nous serait impossible, topographiquement parlant, de nous réunir. Bien que l’idée de la réunion n’est pas ce qui te pousse ; mais enfin c’est toujours un hors-d’oeuvre plus qu’accessoire et qui vient inévitablement engaillardir tout festin du coeur. Il vaudrait mieux que tu t’arrêtasses à Rouen. Tu arriverais un matin, m’ayant prévenu la veille. Je prétexterai quelque course et je serai ici de retour vers six heures. Je suis bien triste, pauvre chérie, quand le soir arrive. Ma pensée se reporte sur toi avec douceur ; cela me délasse comme une brise. Quel sombre dimanche j’ai passé hier ! Mon frère n’est pas venu ; il commence, je crois, à s’ennuyer de nous, ce qui n’a rien d’étonnant, et il nous laisse seuls. Il a raison. Ça ne guérit pas les pestiférés que de gagner la peste. Le foyer se dégarnit de ses hôtes, comme le coeur des siens. Ils s’en vont les uns à la file des autres. On ne peut pas croire que leur départ est éternel ; ils ne reviennent pas pourtant ! Comme tout se fait vide en peu de temps ! Que de places abandonnées par des êtres ou des choses qu’on ne reverra jamais ! Toi, tu as l’esprit gai ; ce sont les circonstances extérieures qui t’affligent. Tu ne sens pas ces nausées d’ennui qui vous font désirer la mort. Tu ne portes pas en toi l’embêtement de la vie, mot qu’il faudrait écrire par vingt «H» aspirées pour en rendre l’intensité. Ou bien, quand tu es triste, c’est d’un désespoir tragique. Moi je suis dans un état plus bourgeois. Ton esprit à toi est rose et noir ; le mien est brun. Pense si j’ai dû assez souffrir pour gagner, malgré la robuste santé qui s’étale dans mon allure, une maladie de nerfs qui m’a duré deux ans, et dont je ne suis pas encore peut-être tout à fait quitte ! Depuis que je te connais pourtant, je n’ai jamais mieux été. Tu auras été mon médecin. Est-il, ma chérie, un meilleur baume que celui que je puise sur ta bouche ? Parle-moi de ta santé ; c’est là vraiment ce qui m’inquiète et tu ne me donnes pas assez de détails. Je suis tourmenté de tes maux de reins. Soigne-toi, ne veille pas trop, et surtout soigne ton moral ; c’est la première chose à considérer pour que le physique se porte bien. Il me semble qu’il y a dix ans que nous étions à Mantes. C’est loin, loin. Ce souvenir m’apparaît déjà dans un lointain splendide et triste, oscillant dans une vague couleur tout à la fois amère et ardente. C’est beau dans ma tête comme un coucher de soleil sur la neige. La neige, c’est ma vie présente ; le soleil qui donne dessus, c’est le souvenir, reflet embrasé qui l’illumine. J’ai reçu ce matin un mot de Du Camp, qui me parle de toi avec amitié. Il te remercie bien du billet de l’Institut, qu’il n’a pas reçu (je lui en avais parlé aussitôt que tu me l’avais écrit), mais dont l’intention lui a fait plaisir. Il me charge de te donner de sa part une bonne poignée de mains fraternelle. Si vous alliez me faire des traits à Paris quand vous vous verrez !… quelle charge ! C’est pour le coup que Phidias rirait ! Il dirait peut-être encore : elle m’échigne mon Du Camp. Si j’étais à Paris, je crois qu’il le dirait de son Flaubert. Oui, j’aimerais à me rendre malade de toi, à m’en tuer, à m’en abrutir, à n’être plus qu’une espèce de sensitive que ton baiser seul ferait vivre. Pas de milieu ! La vie, et c’est là la vie : aimer, aimer, jouir ; ou bien quelque chose qui en a l’apparence et qui en est la négation, c’est-à-dire l’Idée, la contemplation de l’immuable, et pour tout dire par un mot, la Religion dans sa plus large extension. Je trouve que tu en manques trop, mon amour. Je veux dire qu’il me semble que tu n’adores pas beaucoup le Génie, que tu ne tressailles pas jusque dans tes entrailles à la contemplation du Beau ; ce n’est pas tout que d’avoir des ailes, il faut qu’elles vous portent. Un de ces jours, je t’écrirai une longue lettre littéraire. Aujourd’hui j’ai fini Sakountala, L’Inde m’éblouit c’est superbe. Les études que j’ai faites cet hiver sur le brahmanisme n’ont pas été loin de me rendre fou ; il y avait des moments où je sentais que je n’avais pas bien ma tête. On m’a annoncé aujourd’hui que d’ici à quinze jours je recevrai de Smyrne des ceintures de soie ça m’a fait plaisir. J’avoue cette faiblesse. Il y a ainsi pour moi un tas de niaiseries qui sont sérieuses. Adieu, je te baise sous la plante des pieds. *** À LOUISE COLET. En partie inédite, Nuit de mardi au mercredi, 15 septembre 1846. [...] Tant mieux, si je n’ai pas de postérité ! Mon nom obscur s’éteindra avec moi, et le monde continuera sa route comme si j’en laissais un illustre. C’est une idée qui me plaît à moi que celle du néant absolu. Axiome : «C’est la vie qui console de la mort, et c’est la mort qui console de la vie.» [...] Oh que je t’embrasse ! Je suis ému, je pleure. Oui, que je te baise sur ce pauvre coeur qui bat pour moi ! Oh ! tu es bonne, dévouée ! et fusses-tu née laide, ton âme rayonne dans tes yeux et te rend charmante, d’un charme qui touche et attendrit. Non, jamais je n’ai été aimé comme tu m’aimes ; tu as raison de le dire. Je ne le serai pas non plus. Cela n’arrive qu’une fois dans la vie, pour qu’on s’en souvienne toujours et pour qu’en mourant on bénisse ce souvenir. Tu me dis encore que, quand tu ne me plairas plus, je ne te le fasse pas trop sentir. Ah ! ce serait hideux de ma part ; ce serait infâme. Toi ! toi ! que je te fasse souffrir exprès ? Non ! Si cela m’arrive, pardonne-moi. Dis-toi alors : c’est qu’il ne pouvait faire autrement ; c’est que le ciel le voulait, car s’il ne m’aime plus, il m’aime encore, j’en suis sûre ; d’une autre manière, mais il m’aime. Sois sage, travaille, fais-moi quelque grande belle chose sobre, sévère, quelque chose qui soit chaud en dessous et splendide à la surface, que je puisse en être fier, et que du fond de mon trou, quand je saurai qu’on t’applaudit là-bas, je me dise : «C’est elle qui a fait cela, elle pensait à moi en le faisant !» Pourquoi repousses-tu si durement ce bon Philosophe qu’il s’en aperçoit et t’en fait des reproches ? Qu’a-t-il donc commis, ce pauvre diable, pour que tu le maltraites ? Ne néglige pas tes amis ; sors avec eux comme tu étais auparavant. Je ne veux rien t’ôter, entends-tu ? mais au contraire t’ajouter quelque chose. J’ai assez ri à la description de l’entrée de Béranger chez Dumas, quand il a vu la dame en chemise. Quelle bonne balle que ce Dumas ! et quel chic de moeurs ! Sais-tu que cet homme-là, s’il manque de style dans ses écrits, en a furieusement dans sa personne ? Il fournirait lui-même un bien joli caractère, mais quel dommage qu’une aussi belle organisation soit tombée si bas ! La mécanique ! la mécanique ! Faire au meilleur marché possible, le plus possible, pour le plus grand nombre possible de consommateurs. On ne le lisait pas tant quand il faisait Angèle. Tout le monde le lit maintenant, par la raison qu’on boit plus habituellement du Médoc ordinaire que du Laffitte. On a beau dire, il y a, jusque dans les Arts, des popularités honteuses ; la sienne est du nombre. Je travaille assez : tout le jour du grec et du latin, le soir l’Orient ! Mais quoique je m’occupe, je n’avance à rien. Je n’ai pas l’esprit libre ; il monte toujours à ton étage et se suspend à ta fenêtre pour voir par tes vitres ce qui s’y passe. On m’enverra demain de Paris un fauteuil pour écrire ; je l’étrennerai en t’écrivant. Ça portera bonheur à tout ce que j’y écrirai par la suite. Adieu ma chérie, je pose ma tête sur ta poitrine et je m’endors. *** À EMMANUEL VASSE. 16 septembre 1846. Merci, mon cher ami, de ton envoi. Il m’est arrivé en bon état ; j’espère te le restituer de même. Avant la fin d’octobre, bien sûr, j’aurai fini ces deux bouquins. Quant à ceux que tu peux me prêter encore et que tu m’offres avec une générosité digne d’un gouvernement français, je remets cela à ton obligeance et à ta science. Je m’occupe un peu de l’Orient pour le quart d’heure, non dans un but scientifique, mais tout pittoresque ; je recherche la couleur, la poésie, ce qui est sonore, ce qui est chaud, ce qui est beau. J’ai lu la Bagavad-Gitâ, le Nala, un grand travail de Burnouf sur le Bouddhisme, les hymnes du Rig-Véda ; les lois de Manou, le Koran, et quelques livres chinois ; voilà tout. Si tu peux me dénicher quelque recueil de poésies ou de vaudevilles plus ou moins facétieux, composés par des Arabes, des Indiens, des Perses, des Malais, des Japonais ou autres, tu peux me l’envoyer. Si tu connais quelque bon travail (revue des livres) sur les religions ou les philosophies de l’Orient, indique-le-moi. Tu vois que le champ est vaste. Mais on trouve encore bien moins qu’on ne le croit ; il faut lire beaucoup pour arriver à un résultat nul. Beaucoup de bavardage dans tout cela, et pas autre chose. Je lis maintenant le voyage de Chardin. Dans le premier volume il y est question de relations diplomatiques sur Candie, mais au reste ce n’est presque rien. Je fais toujours un peu de grec et je me bourre des poètes latins. Adieu, mon cher Vasse, quand tu t’ennuies pense à moi pour te distraire, et aux anciennes nuits de la rue de l’Est, quand nous faisions une si démesurée consommation de café. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Jeudi soir. [17 septembre 1846.] Du Camp est parti lundi soir pour le Maine. Il en reviendra dans un mois, vers le milieu d’octobre. Si l’Officiel arrive d’ici là, comment faire pour que tu reçoives mes lettres ? Je crois qu’en les adressant poste restante à un bureau de poste, soit à la Bourse par exemple, sous un nom convenu et en prévenant d’avance, on te les donnerait. C’est là, jusqu’au moment où Maxime sera revenu, ce qu’il y a de plus sage. Une fois de retour à Paris, ce sera très facile. Je lui écrirai à son adresse et je mettrai sur la lettre un signe qui signifiera que c’est pour toi. Il se chargera de te les faire parvenir aux heures où tu seras seule. Enfin, vous vous entendrez ensemble. Tu désirerais le voir, n’est-ce pas, pauvre amour ? Moi aussi je voudrais bien avoir quelqu’un avec qui causer de toi, qui te connût, qui ait été dans ton intérieur, qui puisse me parler de toi, ne fût-ce que [de] tes meubles ou de ta bonne. Cent fois le jour je me retiens, prêt à dire ton nom ; à propos de rien il me vient toujours des comparaisons, des rapports, des antithèses dont tu es le centre. Toutes les petites étoiles de mon coeur convergent autour de ta planète, ô mon bel astre. Je travaille le plus que je peux. Je suis resté cet après-midi sept heures sans bouger de mon fauteuil, et ce soir trois. Tout cela ne vaut pas deux heures d’un travail raisonnable. Ton image vient toujours comme un brouillard léger (tu sais, une de ces vapeurs matinales qui dansent et montent lumineuses, aériennes, rosées) entre mes yeux et les lignes qu’ils parcourent. Je relis l’Enéide, dont je me répète à satiété quelques vers ; il ne m’en faut pas plus pour longtemps. Je m’en fatigue l’esprit moi-même ; il y a des phrases qui me restent dans la tête et dont je suis obsédé, comme de ces airs qui vous reviennent toujours et qui vous font mal tant on les aime. Je lis toujours mon drame indien, et le soir je relis ce bon Boileau, le législateur du Parnasse. Voilà ma vie. Dis-moi toute la tienne, tout ; rien ne m’est insignifiant ou inutile. Tu me parles de chagrins que tu veux me cacher. Oh ! je t’en prie ; au nom de notre amour, dis-les-moi tous ; peut-être aurais-je un mot pour les adoucir ? Je suis mûr, tu sais. J’ai quelque expérience. Confie-toi à moi sur tout cela, non pas comme à un amant, mais comme à un vieil ami. Je veux être tout pour toi ; je voudrais que ta vie matérielle dépendît de moi pour te l’entourer de soins, de luxe et de délicatesses recherchées. Je voudrais te voir écraser les autres, comme tu les écrases dans mon coeur quand je te compare à elles. Ah ! si nous étions libres, nous voyagerions ensemble. C’est un rêve que je fais souvent, va. Quels rêves n’ai-je pas faits d’ailleurs ? C’est là mon infirmité à moi. Dis-moi donc tout ; conte-moi tes peines, tes soucis. Est-ce que je ne t’ai pas déjà donné assez des miens ? Je veux t’être utile à quelque chose enfin, puisque chaque jour s’écoule sans que je te puisse apporter une joie. Un jour, plus tard (tu me parles de mes ennuis, c’est cela qui m’y fait penser), je t’étalerai la longue histoire de ma jeunesse. On en ferait un beau livre s’il se trouvait quelqu’un d’assez fort pour l’écrire ; ce ne sera pas moi. J’ai perdu déjà beaucoup. À 15 ans, j’avais certes plus d’imagination que je n’en ai. À mesure que j’avance, je perds en verve, en originalité, ce que j’acquiers peut-être en critique et en goût. J’arriverai, j’en ai peur, à ne plus oser écrire une ligne. La passion de la perfection vous fait détester même ce qui en approche. Je ne mettrai pas tes lettres dans une cassette comme toi, mais dans le pupitre de ma soeur que je vais avoir là, sur la table où je lui donnais des leçons. Elle est là, à ma droite, recouverte d’une vieille étoffe de soie à ramages qui a été une robe de bal à ma grand’mère. Je ne mettrai pas autre chose dans ce pupitre. Maintenant tous mes trésors sont dans le tiroir d’une étagère. Sais-tu que je ne regarde jamais ta médaille sans attendrissement ? Tu n’imagines pas combien j’ai trouvé cela bon et singulier, tendre. Je me souviens de ta figure quand tu me l’as offerte. Je ne t’ai pas assez remerciée. J’en étais embarrassé et tout gauche ; j’étais sot et stupide. Oh ! un baiser pour cela, un bon baiser, un long, un doux, un de ceux dont parle Montaigne (les âcres baisers de la jeunesse, longs, savoureux, gluants). Adieu ma pauvre, ma chère adorée (tu n’aimes pas ce mot-là, tant pis ! il m’est venu sous la plume). Écris-moi, pense à moi. Je prends ta jolie tête par les deux oreilles, et j’applique ta bouche sur la mienne. Il est minuit, Je vais me coucher, que le Dieu des songes t’envoie à moi ! *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Vendredi, 10 h. du soir [18 septembre 1846.] Tu es une charmante femme, je finirai par t’aimer à la folie ! Merci de tes vers sur Mantes. Ils m’ont beaucoup plu, sois-en sûre. Il y en a de beaux, ceux-ci par exemple : «Tout semblait rayonner du bonheur de nos âmes, La nature et le ciel confondaient leur splendeur.» ………………………………. Là, par un long baiser suivi d’autres sans nombre, Nous avons commencé notre fête d’amour. et ensuite le mouvement : Descendons du ciel sur la terre, etc. J’ai beaucoup ri à la description de l’auberge ! «En nous voyant entrer, l’hôte a compris d’ailleurs Que nous ferions largesse, et, sur notre visage, Il a lu notre amour comme un heureux présage.» J’aime beaucoup le perdreau succulent de Rosni et «l’écrevisse au goût fin que dans la Seine on pêche !» ; ceci est une faute de géographie culinaire ; je ne pense pas qu’on pêche d’écrevisses dans la Seine à Mantes ! N’importe, mais ce qu’il y a de meilleur, c’est ceci : «Nous mangeâmes tous deux, etc.,» jusqu’à «Quel repas, quel attrait !» J’attends la lacune avec impatience. C est là l’endroit le plus délicat. J’en suis curieux. La fin est d’une belle teinte ; mais tu devrais, au commencement, tâcher d’intercaler quelque chose pour l’intelligent préposé du chemin de fer. Il faut que le magnétisme qui attire deux êtres soit bien fort et bien vrai, et il découle d’eux sans doute d’une manière irrésistible, puisqu’il se fait comprendre même des êtres qui lui sont étrangers. Tu me juges donc un homme très gai, que tu m’envoies toutes les facéties que tu peux recueillir ? C’est une attention qui me touche, car il est vrai que je les aime, surtout quand elles sont aussi bonnes que celles de Mme Gay et de son vaillant époux. Mais il me semble que tu me prends tour à tour pour ce que je ne suis pas. Tantôt tu fais de moi une espèce de maudit de mélodrame, et la fois suivante tu m’assimiles au commis voyageur. Entre nous, je ne suis ni si haut ni si bas ; tu me vulgarises ou me poétises trop. C’est toujours la rage féminine de nier les demi-teintes et de ne pas vouloir, ou pouvoir, rien entendre aux natures complexes. Et il y a si peu de natures simples ! Tu as dit, sans le sentir, un mot d’une portée sublime : «Je crois que tu n’aimes sérieusement que les charges.» Si on le prend à la lettre, il est horriblement faux, car, aimant beaucoup le grotesque, je sens peu le ridicule, ce comique convenu. Mais si on veut lui donner, à ce mot, une signification plus vaste, il se peut qu’il y ait du vrai. Eh bien non ! quand j’y repense. Autrefois je saisissais assez nettement dans la vie les choses bouffonnes des sérieuses ; j’ai perdu cette faculté ! L’élément pathétique est venu pour moi se placer sous toutes les surfaces gaies, et l’ironie plane sur tous les ensembles sérieux. Ainsi donc le sens dans lequel tu dis que je me plais aux farces n’est pas vrai ; car, ou en trouve-t-on, de la farce, du moment que tout l’est ? Je sais bien, ma pauvre vieille (ne t’indigne pas du mot, c’est ma meilleure expression de coeur), que tout ça ne te plaît pas trop à entendre ; mais que veux-tu ? Tel je suis ! Quant à mon fatalisme que tu me reproches, il est ancré en moi. J’y crois fermement. Je nie la liberté individuelle parce que je ne me sens pas libre ; et quant à l’humanité, on n’a qu’à lire l’histoire pour voir assez clairement qu’elle ne marche pas toujours comme elle le désirerait. Si tu désires entamer une discussion à ce sujet (qui ne sera pas amusante), je ne bouderai pas. Mais finissons toutes ces niaiseries, et embrassons-nous bien, car je veux te remercier encore une fois de ta bonne lettre de ce matin. Tu me dis, cher ange, que je ne t’ai pas initiée à ma vie intime, à mes pensées les plus secrètes. Sais-tu ce qu’il y a de plus intime, de plus caché dans tout mon coeur et ce qui est le plus moi dans moi ? Ce sont deux ou trois pauvres idées d’art couvées avec amour ; voilà tout. Les plus grands événements de ma vie ont été quelques pensées, des lectures, certains couchers de soleil à Trouville au bord de la mer, et des causeries de cinq ou six heures consécutives avec un ami qui est maintenant marié et perdu pour moi. La différence que j’ai toujours eue, dans les façons de voir la vie, avec celles des autres, a fait que je me suis toujours (pas assez, hélas !) séquestré dans une âpreté solitaire d’où rien ne sortait. On m’a si souvent humilié, j’ai tant scandalisé, fait crier, que j’en suis venu, il y a déjà longtemps, à reconnaître que pour vivre tranquille il faut vivre seul et calfeutrer toutes ses fenêtres, de peur que l’air du monde ne vous arrive. Je garde toujours malgré moi quelque chose de cette habitude. Voilà pourquoi j’ai, pendant plusieurs années, fui systématiquement la société des femmes. Je ne voulais pas d’entrave au développement de mon principe natif, pas de joug, pas d’influence. J’avais fini par n’en plus désirer du tout. Je vivais sans les palpitations de la chair et du coeur, et sans m’apercevoir seulement de mon sexe. J’ai eu, je te l’ai dit, presque enfant, une grande passion. Quand elle a été finie, j’ai voulu alors faire deux parts, mettre d’un côté l’âme que je gardais pour l’Art, de l’autre le corps qui devait vivre n’importe comment. Puis tu es venue, tu as dérangé tout cela. Voilà que je rentre dans l’existence de l’homme ! Tu as réveillé en moi tout ce qui y sommeillait ou y pourrissait peut-être ! J’ai déjà été aimé et beaucoup, quoique je sois de ces gens qu’on oublie vite, et plus propres à faire naître l’émotion qu’à la faire durer. On m’aime toujours un peu comme quelque chose de drôle. L’amour, après tout, n’est qu’une curiosité supérieure, un appétit de l’inconnu qui vous pousse dans l’orage, poitrine ouverte et tête en avant. Je reprends et je dis qu’on m’a aimé ; mais jamais comme toi, et jamais non plus il n’y a eu entre moi et une femme l’union qui existe entre nous deux. Jamais je ne me suis senti envers aucune un dévouement aussi profond, une propension aussi irrésistible, une communion aussi complète. Pourquoi dis-tu sans cesse que j’aime le clinquant, le chatoyant, le pailleté ! Poète de la forme ! c’est là le grand mot à outrages que les utilitaires jettent aux vrais artistes. Pour moi, tant qu’on ne m’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement. La Beauté transsude de la forme dans le monde de l’Art, comme dans notre monde à nous il en sort la tentation, l’amour. De même que tu ne peux extraire d’un corps physique les qualités qui le constituent, c’est-à-dire couleur, étendue, solidité, sans le réduire à une abstraction creuse, sans le détruire en un mot, de même tu n’ôteras pas la forme de l’Idée, car l’idée n’existe qu’en vertu de sa forme. Suppose une idée qui n’ait pas de forme, c’est impossible ; de même qu’une forme qui n’exprime pas une idée. Voilà un tas de sottises sur lesquelles la critique vit. On reproche aux gens qui écrivent en bon style de négliger l’Idée, le but moral ; comme si le but du médecin n’était pas de guérir, le but du peintre de peindre, le but du rossignol de chanter, comme si le but de l’Art n’était pas le Beau avant tout ! On va, accusant de sensualisme les statuaires qui font des femmes véritables avec des seins qui peuvent porter du lait et des hanches qui peuvent concevoir. Mais s’ils faisaient au contraire des draperies bourrées de coton et des figures plates comme des enseignes, on les appellerait idéalistes, spiritualistes. Ah oui ! c’est vrai : il néglige la forme, dirait-on ; mais c’est un penseur ! Et les bourgeois, là-dessus, de se récrier et de se forcer à admirer ce qui les ennuie. Il est facile, avec un jargon convenu, avec deux ou trois idées qui sont de cours, de se faire passer pour un écrivain socialiste, humanitaire, rénovateur et précurseur de cet avenir évangélique rêvé par les pauvres et par les fous. C’est là la manie actuelle ; on rougit de son métier. Faire tout bonnement des vers, écrire un roman, creuser du marbre, ah ! fi donc ! C’était bon autrefois, quand on n’avait pas la mission sociale du poète. Il faut que chaque oeuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les moeurs. L’avocasserie se glisse partout, la rage de discourir, de pérorer, de plaider ; la muse devient le piédestal de mille convoitises. Ô pauvre Olympe ! ils seraient capables de faire sur ton sommet un plant de pommes de terre ! Et s’il n’y avait que les médiocres qui s’en mêlassent, on les laisserait faire. Mais la vanité a chassé l’orgueil et établi mille petites cupidités là où régnait une large ambition. Les forts aussi, les grands, se sont dit à leur tour : pourquoi mon jour n’est-il pas venu déjà ? Pourquoi ne pas agiter à chaque heure cette foule, au lieu de la faire rêver plus tard ? Et alors ils sont montés à la tribune ; ils sont entrés dans un journal, et les voilà appuyant de leur nom immortel des théories éphémères. Ils travaillent à renverser quelque ministre qui tombera sans eux, quand ils pourraient, par un seul vers de satire, attacher à son nom une illustration d’opprobre. Ils s’occupent d’impôt, de douanes, de lois, de paix et de guerre ! Mais que tout cela est petit ! Que tout cela passe ! Que tout cela est faux et relatif ! Et ils s’animent pour toutes ces misères ; ils crient contre tous les filous ; ils s’enthousiasment à toutes les bonnes actions communes ; ils s’apitoient sur chaque innocent qu’on tue, sur chaque chien qu’on écrase, comme s’ils étaient venus pour cela au monde. Il est plus beau, ce me semble, d’aller à plusieurs siècles de distance faire battre le coeur des générations et l’emplir de joies pures. Qui dira tous les tressaillements divins qu’Homère a causés, toutes (sic) les pleurs que le bon Horace a fait en aller dans un sourire ? Pour moi seulement, j’ai de la reconnaissance à Plutarque à cause de ces soirs qu’il m’a donnés au collège, tout pleins d’ardeurs belliqueuses comme si alors j’eusse porté dans mon âme l’entraînement de deux armées. Je ne sais pas si tout cela est lisible ; j’écris trop vite. Adieu, cher amour. Il n’y a pas moyen de [te] faire la moindre surprise. Je voulais te donner une ceinture turque et tu la demandes avant que je l’aie reçue. Pouvais-tu imaginer que je n’y pensais pas ! Mille baisers. Merci des autographes. Ce n’est pas que j’en sois amateur ; mais tout ce qui te touche m’intéresse. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Dimanche soir, 10 heures. 20 septembre 1846. Je m’étais couché tard hier. On m’a réveillé pour m’apporter ta lettre. Je l’ai lue encore presque endormi et les yeux bouffis. C’est venu comme un de ces bons baisers avec lesquels les mères réveillent leurs enfants, caresse matinale qui bénit toute la journée. J’aime tant tes lettres, elles sont si bien toi, elles émanent si bien de ton pauvre coeur ! Elles sont comme ta figure, tour à tour ardentes, tristes, rêveuses, et toujours aimantes et douces. Entre les lignes, il me semble que je t’aperçois me sourire. Quand mes yeux s’arrêtent au bas des pages, je vois ton long regard tendre qui vient à moi. Mais pourquoi me caches-tu encore tes chagrins ? Je veux que tu me dises tout ; entends-tu ? tout, que tu me donnes des détails. Tu m’en donnes sur beaucoup de gens que je ne connais pas, pourquoi m’en prives-tu sur toi ? Il est triste, n’est-ce pas ? d’être obligé de vivre et surtout d’avoir besoin d’argent pour accomplir cette fonction. C’est ici une des plaies cachées de ma nature, mais plaie énorme. Je suis démesurément pauvre. Quand je dis cela à ma mère ou quand je le laisse percer, elle qui ne comprend pas qu’on désire rien que ce qu’elle a perdu, et qui ne saisit pas que les besoins d’imagination sont les pires de tous, cela la blesse ; elle pense à notre pauvre père qui nous a acquis par son travail une aisance honnête. Eh bien ! je soutiens que c’est un malheur immense, en cela qu’on le sent chaque jour, que d’être né dans la médiocrité avec des instincts de richesse. On en souffre à toute minute, on en souffre pour soi, pour les autres, pour tout. Tu vas rire de tout cela. Moi j’en ris aussi et je me trouve d’un suprême ridicule. J’ai voulu m’en corriger ; impossible. Ça empire au lieu de diminuer. Je suis d’une cupidité excessive en même temps que je ne tiens à rien. On viendrait m’apprendre que je n’ai plus le sou, que je n’en dormirais pas moins cette nuit. Quant à l’envie et à la jalousie, ce sont deux sentiments dont, en me sondant bien, je ne vois pas l’apparence en moi. J’ai souvent joui du bonheur des autres ; quant à m’en affliger, jamais. Mais mon faible, c’est un besoin d’argent qui m’effraie, c’est un appétit de choses splendides qui, n’étant pas satisfait, augmente, s’aigrit et tourne en manie. Tu me demandais l’autre jour à quoi je passais mon temps avec Du Camp ? Nous avons pendant trois jours travaillé sur la carte un grand voyage en Asie qui devrait durer six ans, et nous coûter, de la manière dont il était conçu, trois millions six cent mille et quelques francs. Nous avons tout arrangé, achat de chevaux, d’équipements, de tentes, paye des hommes d’escortes, costumes, armes, etc. Nous nous étions si bien monté la tête que nous en avons été un peu malades ; lui surtout en a eu la fièvre. N’est-ce pas bête ? Mais qu’y faire si c’est dans mon sang ? Est-ce ma faute ? Il me faudrait seulement pour vivre en garçon à Paris une trentaine de mille livres de rente. Jamais je ne les aurai. Et comme jamais je ne serai propre à gagner deux liards, je m’en irai vivre dans quelque coin où il y ait du soleil, ce qui me tiendra lieu d’habit. Et le beau de là dedans, c’est que mon parti en est pris d’avance. Oui, j’aurais voulu être riche parce que j’aurais fait de belles choses. J’aurais fait de l’Art pratique, j’aurais été grand et beau. Il eût fait bon me connaître ; la canaille m’eût aimé, je l’aurais soulée chaque soir avec plaisir. Les philanthropes sont contents d’eux quand ils ont donné une paire de sabots à un homme qui allait nu-pieds et une soupe à celui qui mangeait un morceau de pain sec. J’aurais fait mieux ; j’aurais procuré le plaisir à ceux qui sont tristes et prodigué le superflu à ceux qui ont le nécessaire. Axiome : le superflu est le premier des besoins. Quand vous sortez, vous cherchez vos gants avant votre bourse que vous oubliez plutôt qu’eux. Sais-tu à quoi j’ai pensé ces jours-ci ? À deux meubles que je voudrais me faire confectionner ; le premier serait pour être mis dans un salon voûté en dôme bleu ; c’est un divan en peau de cygne ; et le second, c’est un divan en plumes de colibri. En voilà assez pour m’occuper toute une journée et me rendre triste le soir. Ne crois pas que je sois paresseux, que je passe ma journée à regarder le plafond en rêvant à toutes ces songeries. Je suis naturellement actif et laborieux. Je lis, j’écris, je m’occupe. Mais j’ai des bondissements intérieurs qui m’emportent malgré moi. L’histoire de ce bon bibliophile qui t’a aimée sans te le dire m’a touché. Pauvre homme, il a dû souffrir ! Je ne sais pas si c’est parce que j’avais un pressentiment qu’il t’aimait que je me suis de suite senti à lui vouloir du bien. À propos, pendant que j’y pense, demande donc à ton cousin, puisqu’il a habité Cayenne, qu’il te donne des nouvelles de deux personnes, M. Brache et Mme Foucaud de Lenglade. Cette dernière doit n’y plus être depuis longtemps. Je t’envoie un mot pour faire remettre à Phidias, quand tu sauras où on peut le trouver. Le mieux sera le plus tôt possible. Lis-le, tu verras de quoi il est question et, si tu connais quelqu’un qui puisse rendre service à mon protégé, cela me fera grand plaisir. Je suis tout dévoué à ce brave garçon qui se rallie à mes souvenirs les plus gais, les plus tendres aussi. C’est lui qui faisait jouer à ma soeur du Mozart et du Beethoven. J’ai beaucoup ri avec lui autrefois, beaucoup bu aussi. Maintenant entre lui et moi, comme avec tous les autres du reste, il n’y a plus rien de commun. Cela est venu par la force des choses. J’ai changé, j’ai grandi. Voilà, celui-là a une nature heureuse. Il a été dans la plus atroce misère sans en être affecté, et, quand il a pu, il s’en est donné à coeur joie. C’est une belle et bonne âme, et la plus généreuse que je connaisse, sous son enveloppe commune. Quand il n’a plus d’argent, il donne ses habits, ses meubles. Je l’ai vu hébergeant et nourrissant sept personnes à la fois. Comme il n’avait pas de draps pour la septième, il la faisait coucher avec lui. J’y suis entré un matin ; l’étranger avait pour bonnet de nuit une casquette d’été que son hôte lui avait prêtée ; c’était d’un comique achevé ! J’aimerais à le voir réussir dans sa demande. Je le crois un vrai artiste. Parles-en à Chopin, si tu vas chez G. Sand ; c’est son ami intime et son camarade d’enfance. N’aie pas peur que je fasse la cour à ma cousine la Champenoise ; l’idée m’en a fait rire. C’est une de ces figures qui n’excite pas. Ma belle-soeur a vu tantôt ton portrait qu’elle ne connaissait pas. Elle a d’abord trouvé que tu ressemblais à une dame de sa connaissance ; puis en le regardant de plus près, elle a trouvé que non et, faisant attention aux papillotes : «Est-ce qu’elle en a autant que ça ? – Oui. C’est comme des oreilles de caniches !» Voilà son éloge. J’ai trouvé ça drôle. Et moi, ai-je pensé, je suis le berger de ce caniche. Adieu chère aimée, mille baisers sur tes beaux yeux et sur ces longues papillotes dont je vais quelquefois respirer un peu l’odeur dans la petite pantoufle à crevés bleus ; car c’est là que j’ai serré la mèche. La mitaine est dans l’autre, la médaille à côté, et à côté les lettres. *** À PRADIER. Croisset, près Rouen, lundi matin. [21 septembre 1846.] Une fois que vous avez rendu service aux gens, on n’entend plus parler de vous. Quand vous vous êtes remué pour eux, vous croyez avoir tout fait. Vous vous trompez ; il serait bien aimable de leur donner signe de vie quelquefois. Quand vous venez à Rouen, vous ne me faites pas de visites ; et, quand je vais à Paris, on ne vous trouve pas. Vous serez bien forcé, au moins cette fois, de me répondre, si vous êtes un peu brave homme, comme j’en suis sûr. Vous m’avez dit, lors de nos affaires (qui, Dieu merci ! sont finies : Achille est installé à l’Hôtel-Dieu et tout prêt à vous y recevoir, si vous vous y présentez), que vous connaissiez Mlle Bertin, et, partant, tout le Journal des Débats. Mlle Bertin est une notabilité musicale qui pourrait nous rendre service. J’ai encore l’air d’un fier intrigant, n’est-ce pas ? Il y a de quoi rire. Voici l’histoire Il s’agit de l’Opéra et de la place d’Habeneck, qui va être vacante par suite de la paralysie d’iceluy. Ce n’est pas moi qui la demande, cette place, mais un de mes amis, un homme de talent, d’un talent vrai et sérieux, que l’on appelle Orlowski. Il a été premier alto à l’Opéra-Comique, chef d’orchestre à Rouen, où il a monté La Juive d’une façon telle qu’il s’est acquis, de ce jour-là, la protection et l’amitié d’Halévy, qui va appuyer sa demande. Il est venu en France comme premier grand prix du Conservatoire de Varsovie. C’est un artiste possédant à fond les partitions étrangères, une vraie nature musicale qui va se perdre et pourrir en province. Ainsi, ce n’est pas un sot que je vous recommande ; ou plutôt c’en est un ! Car le pauvre garçon manque absolument de chic, qualité indispensable pour réussir à Paris ; et il restera à la porte, avec toute sa science musicale (tout son génie peut-être !) tandis qu’on lui préférera quelque aimable monsieur, compositeur de romances andalouses. Si Mlle Bertin pouvait le recommander à Pillet ou à Cavé, en même temps qu’elle me ferait grand plaisir, elle ne ferait rien que de juste. Si elle connaît Chopin, le pianiste, c’est un ami intime d’Orlowski, qui lui donnerait sur son compte tous les renseignements possibles pour tranquilliser sa conscience d’artiste. La nomination dépend de M. Duchâtel. Je doute que vous lui ayez donné des leçons de latin, ou même de français ! Si vous le connaissiez, ce serait superbe ! Dites-moi un peu, quand vous me répondrez, ce que vous faites. Où en est votre Démosthènes ? Parlez-moi un peu de vos travaux. Cet hiver, si je vais à Paris, j’espère avoir avec vous quelques bonnes causeries un peu littéraires et classiques qui me seront sans doute utiles, amusantes à coup sûr. Adieu, mon cher maître. Je vous recommande bien sérieusement mon chef d’orchestre et je vous serre les mains. À vous de coeur. Il ne se présente pour cette place aucun concurrent sérieux ; c’est ce qui engage mon ami à se présenter. S’il avait vu parmi ses concurrents un homme connu, il se serait retiré. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Mardi, 10 heures du matin. [22 septembre 1846.] Je suis obligé d’aller à Rouen pour recevoir la statue que le mouleur de Phidias m’envoie (c’est l’Eau qui écoute, une de celles de la fontaine de Nîmes, tu sais). Je pensais n’y aller que demain pour divers arrangements de notre logement d’hiver et je voulais t’écrire ce soir tout à mon aise une lettre que j’aurais mise à la poste avant 11 heures, pour qu’elle t’arrivât le soir. Mais je n’irai pas demain. Tous ces dérangements m’assomment. Aussi je me dépêche bien vite de t’envoyer quelques bons baisers pendant que le domestique s’apprête. Merci de l’envoi de ce matin. J’attendais le facteur sur le quai, sans en avoir l’air, et tout en fumant. Ce bon facteur ! Je lui fais donner à la cuisine un verre de vin pour le rafraîchir ; il aime beaucoup la maison et est très exact. Hier il ne m’a rien apporté ; il n’a rien eu ! Tu m’envoies tout ce que tu peux trouver pour flatter mon amour ; tu me jettes, à moi, tous les hommages que tu reçois. J’ai lu la lettre de Platon avec toute l’intensité dont mon intelligence est susceptible ; j’y ai vu beaucoup, énormément. Le fond du coeur de cet homme-là, quoi qu’il fasse pour le montrer calme, est froid et vide ; sa vie est triste et rien n’y rayonne, j’en puis sûr. Mais il t’a beaucoup aimée et il t’aime encore d’un amour profond et solitaire ; cela lui durera longtemps. Sa lettre m’a fait mal ; j’ai découvert jusqu’au fond l’intérieur de cette existence blafarde, remplie de travaux conçus sans enthousiasme et exécutés avec un entêtement enragé qui, seul, le soutient. Ton amour y jetait un peu de joie, il s’y cramponnait avec l’appétit que les vieillards ont pour la vie. Tu étais sa dernière passion et la seule chose qui le consolât de lui-même. Il est, je crois, jaloux de Béranger ; la vie et la gloire de cet homme ne doivent pas lui plaire. Le philosophe, d’ordinaire, est une espèce d’être bâtard entre le savant et le poète, et qui porte envie à l’un et à l’autre. La métaphysique vous met beaucoup d’âcreté dans le sang ; c’est très curieux et très amusant. J’y ai travaillé avec assez d’ardeur pendant deux ans, mais c’est un temps perdu que je regrette. Tu dis un mot bien vrai : «l’amour est une grande comédie et la vie aussi, quand on n’y est pas acteur» ; seulement je n’admets pas que ça fasse rire. Il y a à peu près dix-huit mois, j’ai fait cette expérience sur nature vivante, c’est-à-dire que l’expérience s’est trouvée faite d’elle-même ; c’est moi qui n’ai pas voulu la voir complète. Je fréquentais une maison où il y avait une jeune fille charmante, admirablement belle, d’une beauté toute chrétienne et presque gothique, si je puis dire. Elle avait un esprit naïf, facile à l’émotion ; elle pleurait et riait tour à tour, comme il fait tour à tour pluie et soleil. J’agitais au gré de ma parole tout ce beau coeur où il n’y avait rien que de pur. Je la vois encore couchée sur son oreiller rose et me regardant, quand je lisais, avec ses grands yeux bleus. Un jour, nous étions seuls, assis sur un canapé ; elle me prit la main, me passa ses doigts dans les miens ; je me laissais faire sans penser à rien du tout, car je suis très innocent la plupart du temps, et elle me regarda avec un regard... qui me fait froid encore. La mère entra là-dessus, elle comprit tout ce que j’ai vu de plus sublime. Il était composé d’indulgence bénigne et de canaillerie supérieure. Je suis sûr que la pauvre fille s’était laissée aller à un mouvement de tendresse invincible, à une de ces fadeurs de l’âme où il semble que tout ce qu’on a en vous se liquéfie et se dissout, agonie voluptueuse qui serait pleine de délices, si on n’était prêt à éclater en sanglots ou à fondre en larmes. Tu ne peux pas te figurer l’impression de terreur que j’en ai ressentie. Je suis revenu chez moi bouleversé et me reprochant de vivre. Je ne sais pas si je m’étais exagéré les choses, mais moi qui ne l’aimais pas, j’aurais donné ma vie avec plaisir pour racheter ce regard d’amour triste auquel le mien n’avait pas répondu. Je t’engage à faire le pendant de la Provinciale à Paris, le colon à Paris, comme tu en as le dessein. Quelle atroce invention que celle du bourgeois, n’est-ce pas ? Pourquoi est-il sur la terre, et qu’y fait-il, le misérable ? Pour moi, je ne sais pas à quoi peuvent passer leur temps ici les gens qui ne s’occupent pas d’art. La manière dont ils vivent est un problème. Tu as peut-être raison sur ce que tu me dis que trop lire éteint l’imagination, l’élément individuel, seule chose après tout qui ait quelque valeur. Mais je suis engagé dans un tas de travaux qu’il faut que je finisse, et puis maintenant j’ai toujours peur d’écrire, de manquer mes plans ; de sorte que je recule devant l’exécution. Attends, pour m’envoyer ce que tu veux, que Du Camp soit revenu. À son retour, il viendra ici deux jours. j’attends néanmoins très incessamment la fin de Mantes. Adieu, il est temps que je parte. À toi, cher amour, celui qui t’aime et t’embrasse sur les seins. Regarde-les et dis : Il rêve votre rondeur et son désir pose sa tête sur vous. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Jeudi, 11 heures du matin. [24 septembre 1846.] Nous avons été, cette nuit, singulièrement troublés par une aventure dont malheureusement je n’ai pu goûter le grotesque puisque j’étais endormi et qu’au moment où cela s’est passé, je rêvais. Un beau rêve : j’étais sur le bord de la mer sur de hautes falaises, dans une grotte tapissée de varech et de fucus. Je n’ai pas entendu le bruit qu’on faisait. On a volé chez mon beau-frère, et des voisins sont venus nous avertir avec des lanternes, dès cannes et des parapluies pour leur servir de défense. Mon beau-frère couchait chez nous ; sa petite fille est malade et il n’y avait chez lui que son domestique, lequel, dans sa frayeur, a été tellement bouleversé qu’il a cassé un carreau et a voulu se jeter par la fenêtre. C’était, à ce qu’il parait, fort drôle. Le pauvre diable n’est pas brave ; il était fou de terreur. Il y a des natures réjouissantes, n’est-ce pas ? Tout le monde ici était encore préoccupé de cela. On a enlevé une pendule et divers objets qu’on a retrouvés ensuite dans le jardin. Je regrette bien qu’on ne m’ait pas éveillé, non pas pour voir le misérable (style de journaux), que personne n’a vu, mais pour considérer un peu la mine bête des gens qui le cherchaient. J’ai manqué là un beau tableau. C’est le second que je perds de ce genre. En Corse, nous avions pour guide le chef des voltigeurs. Un jour, nous entendîmes tout à coup deux coups de feu qui semblaient dirigés vers nous. Notre homme, qui avait affaire, par sa place, avec tous les bandits du pays, en fut convaincu à l’instant et il nous dit de nous tenir à distance et de marcher derrière lui. Il s’avança, la carabine en joue et le doigt sur la gachette. Nous le suivions à dix pas, tenant nos chevaux par la bride. Cela dura ainsi dix minutes, et nous ne vîmes rien du tout. C’est une des plus grandes mortifications que j’aie éprouvée. Je ne suis pas d’une complexion héroïque, mais le danger me plait assez ; il m’amuse, c’est tout dire. Cette nuit, il n’y avait de danger que de gagner un rhume et je n’en attrape jamais. Tout ici va mal, ma nièce est malade, elle vomit, comme son grand-père, comme sa mère ; elle suivra peut-être le même chemin qu’eux ; je m’y attends. Cet enfant ne vivra pas vieux, je crois ; elle a été entourée à son berceau de trop de larmes et de trop de baisers désespérés. Cela porte malheur aux gens que de trop les aimer. Enfin, que Dieu fasse comme il voudra ! Si cela doit être, ce sera. Du jour où mon père a été atteint, j’ai vu de suite trois enterrements. Il y [en] a déjà deux de passés ; dans un temps plus ou moins éloigné il y en aura un autre, et celui-là, je le souhaite, c’est celui de ma mère. Ce qu’il y a de bon, c’est que je [le] lui ai dit. Elle m’a compris et m’a su de la reconnaissance pour ce désir homicide. Nous sommes, elle et moi, fort inquiets, et nous ne le disons à personne, de l’état de mon beau-frère. Le chagrin l’a tellement brisé, ce pauvre garçon, que nous croyons qu’il se dérange. Sa tête n’y tiendra pas. Tout cela finira encore assez mal. Que me disais-tu donc dans ta lettre d’hier ? Encore des reproches ! Pourquoi ne veux-tu pas venir ? Toujours ! Je suis tiraillé par tout le monde, tout le monde pèse sur moi, moi qui ne pèse sur personne. À peine si je puis retrouver ma personnalité dans le chaos de douleurs contraires qui m’assiègent. Je t’aurais écrit hier soir une longue lettre en réponse à la tienne (ce sera pour demain), si je n’avais été à Rouen chercher mon frère pour ma nièce. Je répondrai à toutes tes questions, mais sois satisfaite de suite sur un point, c’est que «je ne presse aucune autre femme dans mes bras», suivant ton expression, – aucune. Je peux vivre comme cela pendant des années. Le temps est loin où je me faisais un devoir d’aller régulièrement passer la nuit de la Saint-Sylvestre chez les filles pour inaugurer l’année. Encore dans ce temps-là c’était plutôt une manie que l’attrait du plaisir ! J’ai trouvé la fameuse comparaison du bibliophile d’assez mauvais goût. Il posait, en disant cela, et parlait pour lui. On fait toujours de belles phrases quand on donne le bras à une jolie femme. Il n’est pas difficile de se faire passer pour un homme à grands sentiments quand on sait très bien qu’on ne vous en demandera pas la preuve. Adieu, ma toute chérie ; à demain une plus longue épître. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Dimanche matin, 11 h. [27 septembre 1846.] Enfin, le quatrième jour, je reçois une lettre. Je croyais que c’était un parti pris pour me tenter et pour voir qu’est-ce que je ferais ? Tiens, pendant que j’y pense, que je te donne de suite un conseil. Ne confie ton secret à personne, et, pour les lettres, ne te fie pas plus à ta couturière qu’à tout autre, On est toujours trahi par ces gens-là tout aussi bien que par vos amis. Quoique ce soit une course épouvantable que d’aller rue Saint-Jacques, cela vaudra mieux, cela sera plus sûr. Tu iras tous les deux jours (dans chaque lettre je t’annoncerai positivement le jour où la suivante arrivera à Paris). Retiens cette grande maxime, ma chère enfant : «La défiance est la mère de la sûreté». – Tu t’étonnes que j’aie si bien jugé le Philosophe sans le connaître ? C’est que j’ai déjà, quoique je n’en aie pas l’air, quelque expérience des choses. Tu n’as pas voulu le croire, quand je te l’ai dit dès le premier jour. Je suis mûr, mûr avant l’âge c’est vrai, parce que j’ai vécu en serre chaude. Je ne me pose jamais en homme qui a de l’expérience, ce serait trop sot ; mais j’observe beaucoup et je ne conclus jamais, moyen infaillible de ne pas se tromper. J’ai retourné et j’ai joué par-dessus la jambe, dans une affaire personnelle, des diplomates illustres, ce qui m’a donné un dégoût profond de leur capacité ! La vie pratique m’est odieuse ; la nécessité de venir seulement s’asseoir à heures fixes dans une salle à manger me remplit l’âme d’un sentiment de misère. Mais quand je m’en mêle (de la vie pratique), quand je m’y mets (à table), je m’y entends tout comme un autre. Tu voudrais me faire connaître Béranger ; je le désire aussi. C’est une grande nature qui me touche. Mais il y a, je parle de ses oeuvres, un malheur immense, c’est la classe de ses admirateurs. Il y a des génies énormes qui n’ont qu’un défaut, qu’un vice, c’est d’être sentis surtout par les esprits vulgaires, par les coeurs à poésie facile. Béranger, depuis trente ans, défraye les amours d’étudiants et les rêves sensuels des commis voyageurs. Je sais bien que ce n’est [pas] pour eux qu’il écrit ; mais c’est surtout ces gens-là qui le sentent. D’ailleurs on a beau dire, la popularité, qui semble élargir le génie, le vulgarise, parce que le vrai Beau n’est pas pour la masse, surtout en France. Hamlet amusera toujours moins que Mademoiselle de Belle-Isle. Béranger, quant à moi, ne me parle ni de mes passions ni de mes rêves, ni de ma poésie. Je le lis historiquement, car c’est un homme d’un autre âge. Il était vrai dans son temps, il ne l’est plus pour le nôtre. Son amour heureux, qui chante si joyeusement à la fenêtre de sa mansarde, est pour nous, jeunes gens d’à présent, quelque chose de tout étrange ; on admire ça comme l’hymne d’une religion disparue, mais on ne le sent pas. J’ai vu tant d’imbéciles, tant de bourgeois étroits, chanter «ses gueux» et «son Dieu des bonnes gens», qu’il faut vraiment que ce soit un grand poète pour avoir résisté dans mon esprit à tous ces ébranlements prodigieux. Ce que j’aime pour ma consommation particulière, ce sont les génies un peu moins agréables au toucher, plus dédaigneux du peuple, plus retirés, plus fiers dans leurs façons et dans leurs goûts ; ou bien le seul homme qui puisse remplacer tous les autres, mon vieux Shakespeare, que je vais recommencer d’un bout à l’autre et ne quitter cette fois que quand les pages m’en seront restées aux doigts. Quand je lis Shakespeare je deviens plus grand, plus intelligent et plus pur. Parvenu au sommet d’une de ses oeuvres, il me semble que je suis sur une haute montagne : tout disparaît et tout apparaît. On n’est plus homme, on est oeil ; des horizons nouveaux surgissent, les perspectives se prolongent à l’infini ; on ne pense pas que l’on a vécu aussi dans ces cabanes qu’on distingue à peine, que l’on a bu à tous ces fleuves qui ont l’air plus petits que des ruisseaux, que l’on s’est agité enfin dans cette fourmilière et que l’on en fait partie. J’ai écrit autrefois, dans un mouvement d’orgueil heureux (et que je voudrais bien retrouver), une phrase que tu comprendras. C’était en parlant de la joie causée par la lecture des grands poètes : «Il me semblait parfois que l’enthousiasme qu’ils me donnaient me faisait leur égal et me montait jusqu’à eux.» Allons, voilà mon papier plein et je ne t’ai pas dit un mot de ce que je voulais te dire. Il faut que j’aille à Rouen (mes agréables parents m’y font aller souvent, encore 15 jours comme ça ; ce sont des promenades perpétuelles. Molière a oublié une espèce de fâcheux, c’est le Parent), pour réclamer au chemin de fer un fauteuil que l’on m’envoie de Paris. C’est un grand fauteuil tour écrire, à dossier élevé, genre Louis XIII, en maroquin vert et en bois tourné. Je l’étrennerai demain en t’écrivant. Allons, ma vieille, tu t’es encore fâchée de ce que je t’ai dit sur la Saint-Sylvestre. Je t’avais dit cela tout bonnement pour te divertir. Je suis bien peu perspicace envers toi, à ce qu’il paraît. Ma science croule devant les femmes. Il est vrai que c’est un chapitre où la ligne suivante vous prouve toujours que l’on n’a rien entendu à la précédente. Mille baisers sur ta bouche rose à la Mignon. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Lundi matin. [28 septembre 1846.] Non, encore une fois non, je te le proteste, je te le jure : si les autres n’ont que du dédain après la possession, je ne suis pas comme eux et je m’en fais gloire ; la possession m’attache au contraire. […] Tu as tort de me dire que tu es blessée dans ton orgueil. Pourquoi cela ? Ai-je rien fait qui t’humilie ? C’est plutôt moi qui devrais l’être, humilié, car tu fais tout ce que tu peux pour me prouver que je ne t’aime pas. Essaye tout ce que tu voudras, mon coeur me dit le contraire. Je serais un an sans te voir ni t’écrire que mon sentiment n’en baisserait pas d’un degré. Quand une chose une fois est entrée en moi, elle a du mal à en sortir. J’irai, dans huit jours, voir le secrétaire de la commission pour le buste de mon père, et je lui dirai de hâter un peu les choses. Les vacances vont finir, on est de retour de la campagne. Nous allons tâcher de faire expédier la décision. Ça me procurera, comme je te l’ai dit, le moyen de passer à Paris au moins une douzaine de jours de suite, peut-être quinze, le plus que je pourrai enfin. Mais quand sera-ce ? Je l’ignore. Voilà bientôt dix mois que ça traîne ; ces Messieurs ne sont pas vifs. Plains-moi : il va falloir peut-être que j’aille un de ces jours, demain ou après-demain sans doute, à Dieppe, promener mes Champenois. Comme ils font là-bas nos affaires (le mari régit nos biens) gratis, ma mère trouve qu’il faut leur faire le plus de politesses possible. Elle reste toujours à garder la nourrice et l’enfant, de sorte que c’est moi qui ai cette corvée. Le soir, c’est à peine si j’ai trois ou quatre heures de libres. Nous avons eu ces jours-ci bien de l’inquiétude pour cet enfant. Mais, Dieu merci, elle est passée. Ce sera pour plus tard à recommencer. J’ai été hier au chemin de fer réclamer mon fauteuil. Ça me serre le coeur de voir ces wagons qui partent sans que je monte dedans. J’ai suivi de l’oeil les rails qui filent vers Paris. Dans le débarcadère on roulait des voitures, on faisait les apprêts pour le départ de quatre heures. Que n’en suis-je, me disais-je ! Va, je t’ai donné là une bonne pensée de désirs. C’est comme ce matin en m’éveillant je suis resté une grande heure dans mon lit à rêver à toi. Je me rappelais surtout un geste charmant de ta narine quand, couchée près de moi, tu te retournes sur le côté pour me voir ; tes bonnes papillotes s’épandent sur l’oreiller, tes membres sont dans les miens. Tiens, Louise, dans ce moment j’ai la tendresse au coeur, le feu dans le corps !... À quoi ça me sert-il bon Dieu ! À rien qu’à souffrir. Je souffre de toi, de ta douleur. Si tu veux m’être agréable, me rendre heureux, calme ton chagrin ; c’est là tout ce que je te demande. Je ne t’écrirai plus que quand tu auras décidé positivement où il faut que je t’envoie mes lettres. Pèse bien tout et conclus ensuite. Je te remercie des renseignements que tu as demandés pour moi. Le Brache, que je connais, est un jeune homme avec lequel j’ai été au collège de Rouen. On l’a mis à la porte pour une affaire assez sale, dont il était totalement innocent. Quant à Mme Foucaud, c’est bien celle-là que j’ai connue. Ton cousin est-il un homme assez sûr pour qu’on puisse lui confier une lettre avec certitude qu’elle sera remise ? car j’ai envie d’écrire à Mme Foucaud. C’est une vieille connaissance ; n’en sois pas jalouse. Tu liras la lettre si tu veux, à condition que tu ne la déchireras pas. Je m’en rapporterai à ta parole. Si je te regardais comme une femme commune, je ne te dirais pas tout cela. Mais ce qui te déplaît peut-être, c’est justement que je [te] traite comme un homme et non comme une femme. Tâche un peu d’employer quelque chose de ton esprit dans les rapports que tu as avec moi. Tu verras que ton coeur, plus tard, lui sera reconnaissant de cette impartialité ! J’avais cru dès le début que je trouverais en toi moins de personnalité féminine, une conception plus universelle de la vie ; mais non ! Le coeur, le coeur ! ce pauvre coeur, ce bon coeur, ce charmant cœur avec ses éternelles grâces, est toujours là, même chez les plus hautes, même chez les plus grandes. Les hommes, d’ordinaire, font tout ce qu’ils peuvent pour l’irriter, pour le faire saigner. Ils s’abreuvent avec une sensualité raffinée de toutes ces larmes qu’ils ne versent pas, de tous ces petits supplices qui leur prouvent leur force. Si je comprenais ce plaisir-là, j’aurais beau jeu à me le donner avec toi. Mais non, je voudrais faire de toi quelque chose de tout à fait à part, ni ami, ni maîtresse ; cela est trop restreint, trop exclusif ; on n’aime pas assez son ami, on est trop bête avec sa maîtresse. C’est le terme intermédiaire, c’est l’essence de ces deux sentiments confondus. Je voudrais enfin qu’hermaphrodite nouveau, tu me donnasses avec ton corps toutes les joies de la chair, et avec ton esprit toutes celles de l’âme. Comprendras-tu cela ? Je ne crois pas que ce soit clair. C’est une chose étrange avec toi combien j’écris mal ; je n’y mets pas de vanité littéraire, mais c’est ainsi. Tout se heurte dans mes lettres ; c’est comme si je voulais dire trois mots à la fois. J’ai assez ri du désappointement de Phidias pour sa décommande. Il devait avoir une figure grotesque. Il faut convenir que les hommes sont drôles. Le souci financier surtout est très curieux à observer. À sa place, il est probable que j’aurais été encore plus vexé. Une fois qu’on a chaussé une idée, il est toujours pénible de s’en défaire. C’est pour cela qu’il vaut mieux peut-être s’habituer à aller pieds nus. Je ne pourrai donc pas aller à Paris avant le retour de l’Officiel. J’en enrage ! Mais tu vois toutes les raisons, pauvre amour ! Il eût été si bon de passer encore une journée dans le genre de celle de Mantes ! Mais est-ce que tu es tellement tenue, lorsqu’il est là, qu’il te sera difficile de nous voir ? Tu auras mille prétextes pour sortir ! Tu ne croirais pas une chose, c’est que j’ai une grande envie de le voir, cet homme. Non pas que j’en sois jaloux, mais je suis jaloux de sa place. Il aurait pu te rendre heureuse ; moi je ne le pourrai jamais. Il faut que ce soit une bien misérable nature pour ne l’avoir pas fait. Il me semble que si j’avais été ton mari, nous eussions fait bon ménage. Après ça, il est probable que nous nous serions détestés ; c’est ordinaire. L’union légitime, qui est l’antilégitime, celle qui est hors nature et contre le coeur, suffit par sa légitimité même pour chasser l’amour. C’est en t’écrivant que j’étrenne ce fauteuil sur lequel je suis destiné, si je vis, à passer de longues années. Qu’y écrirai-je ? Dieu le sait ; sera-ce du bon ou du mauvais, du tendre ou de l’érotique, du triste ou du gai ? De tout cela un peu, probablement, et rien en somme. N’importe ! Que cette inauguration bénisse tous mes travaux futurs ! Voilà l’hiver, la pluie tombe, mon feu brûle, voilà la saison des longues heures renfermées. Vont venir les soirées silencieuses passées à la lueur de la lampe, à regarder le bois brûler et à entendre le vent souffler. Adieu les larges clairs de lune sur les gazons verts et les nuits bleues toutes mouchetées d’étoiles. Adieu ma toute chérie ; je t’embrasse de toute mon âme. J’ai appris hier le mariage de mon ami Cloquet. Il épouse une jeune Anglaise qui a plusieurs «H» à son nom. J’en ai eu pitié, de cette pauvre fille, quoique je ne la connaisse pas. Il y avait autrefois en médecine un remède que l’on employait pour les rois en décrépitude : ils prenaient des bains de sang d’enfant. Beaucoup d’hommes encore, pour se rajeunir, s’immolent quelque coeur vierge, afin de récréer leur vieillesse et de réchauffer leurs membres froids. Et on appelle ces gens là des âmes tendres, qui ne peuvent pas se passer d’affection. *** À LOUISE COLET. Mercredi soir, 9 h. [30 septembre 1846.] Franchement ! parle-moi franchement ! C’est là ton mot, et tu veux en même temps que je te ménage, dis-tu. Tu m’accuses d’être brutal et tu fais tout ce que tu peux pour me le rendre encore davantage. C’est une chose étrange et curieuse à la fois, pour un homme de bon sens, l’art que les femmes déploient pour vous forcer à les tromper ; elles vous rendent hypocrites malgré vous, et puis elles vous accusent d’avoir menti, de les avoir trahies. Eh bien, non ! ma pauvre chérie, je ne serai pas plus explicite que je l’ai été, parce qu’il me semble que je ne peux pas l’être plus. Je t’ai toujours dit toute la vérité et rien que la vérité. Si je ne peux pas venir à Paris comme tu le désires, c’est qu’il faut que je reste ici. Ma mère a besoin de moi ; la moindre absence lui fait mal. Sa douleur m’impose mille tyrannies inimaginables. Ce qui serait nul pour d’autres est pour moi beaucoup. Je ne sais pas envoyer promener les gens qui me prient avec un visage triste et les larmes dans les yeux. Je suis faible comme un enfant et je cède, parce que je n’aime pas les reproches, les prières, les soupirs. L’année dernière, par exemple, j’allais tous les jours en canot à la voile. Je n’y courais aucun risque, puisque, outre mon talent maritime, je suis un nageur de force assez remarquable. Eh bien, cette année, il lui a pris idée d’avoir de l’inquiétude. Elle ne m’a pas prié de ne plus me livrer à cet exercice qui pour moi et par les fortes marées, comme maintenant, est plein de charmes ; je coupe la lame qui me mouille en rebondissant sur les flancs de rembarcation ; je laisse le vent enfler ma voile qui frissonne et bat avec des mouvements joyeux ; je suis seul, sans parler, sans penser, abandonné aux forces de la nature et jouissant à me sentir dominé par elles. Elle ne m’a rien dit là-dessus, dis-je. Néanmoins j’ai mis tout mon attirail au grenier, et il n’est pas de jour où je n’aie envie de le reprendre. Je n’en fais rien, pour éviter certaines allusions, certains regards ; voilà tout. C’est de même que, pendant dix ans, je me suis caché d’écrire pour m’épargner une raillerie possible. Il me faudrait un prétexte pour aller à Paris, et lequel ? Au voyage suivant, un second ; et ainsi de suite. N’ayant plus que moi qui la rattache à la vie, mère est toute la journée à se creuser la tête sur les malheurs et accidents qui peuvent me survenir. Quand j’ai besoin de quelque chose, je ne sonne pas, parce que si cela m’arrive je l’entends qui court toute haletante dans l’escalier, pour venir voir si je ne me trouve pas mal, si je n’ai pas une attaque de nerfs, etc. Aussi je suis, par là, je suis obligé de descendre chercher moi-même mon bois quand je n’en ai plus, mon tabac quand j’ai envie de fumer, ma bougie quand les miennes sont usées. Encore un coup, pauvre âme, je t’assure que si je pouvais non pas aller à Paris, mais y vivre avec toi, près de toi du moins, je le ferais. Mais... Mais... hélas ! Je me souviens qu’il [y] a dix ans environ, c’était une vacance ; nous étions tous au Havre. Mon père y apprit qu’une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse, à dix-sept ans, y demeurait avec son fils, alors acteur au théâtre de cette ville (il l’est encore, au Gymnase, je crois). Il eut l’idée de l’aller revoir. Cette femme, d’une beauté célèbre dans son pays, avait été autrefois sa maîtresse. Il ne fit pas comme beaucoup de bourgeois auraient fait ; il ne s’en cacha pas : il était trop supérieur pour cela. Il alla donc lui faire visite. Ma mère et nous trois nous restâmes à pied, dans la rue, à l’attendre ; la visite dura près d’une heureuse (sic). Crois-tu que ma mère en fut jalouse et qu’elle en éprouva le moindre dépit ? Non ; et pourtant elle l’aimait, elle l’a aimé autant qu’une femme a jamais pu aimer un homme, et non pas quand ils étaient jeunes, mais jusqu’au dernier jour, après trente-cinq ans d’union. Pourquoi toi te blesses-tu par avance d’un mot de souvenir que j’ai l’intention d’envoyer à Mme Foucaud. Je fais plus que mon père, car je te mets en tiers dans notre conversation, qui se fait à travers l’Atlantique. Oui, je veux que tu lises ma lettre ; si je lui en écris une, si tu le veux, si tu comprends d’avance le sentiment qui m’y porte. Tu trouves qu’il y a à cela de l’indélicatesse envers toi. Moi j’aurais cru le contraire : j’y aurais vu une marque de confiance peu commune. Je te livre tout mon passé ! Et cela t’irrite ! Je te dis : tiens, voilà ce que j’ai aimé, et c’est toi que j’aime. Cela te fait mal ! Ma parole d’honneur, il y a de quoi perdre la tête. J’ai reçu la boîte de carton, envoi de M. Du Camp. Je l’ai ouverte ; je ne sais pas pourquoi, mais un parfum de sentiment m’en est monté au coeur. Dans les plis du papier bleu qui recouvrait le dedans était resté quelque chose de tes doigts ; tout cela était bien arrangé, charmant. J’ai eu presque regret ensuite d’y avoir touché. Les fiancées, quand elles découvrent leur corbeille de noces, doivent éprouver quelque chose d’analogue, de moins fin peut-être. J’ai revu la pauvre branche de lierre avec les traces des gouttes de pluie de Mantes. Je me suis précipité sur le petit carnet et j’ai lu avidement toute la pièce, surtout le milieu, que je ne connaissais pas. Mais je me dépêchais ; j’avais peur d’être dérangé. C’était dans ma chambre de Rouen. Quand je vais avoir fini cette lettre, je vais m’y mettre et la prochaine fois je t’enverrai mes observations. Il y a un vers dont je me souviens, qui m’a joliment fait rire : Comme un buffle indompté des déserts d’Amérique Je fais un triste buffle, va ! et la rime athlétique, qui vient après, n’est pas faite pour moi. Je suis de tempérament fort peu gaillard ; mais le corps se sent toujours un peu de l’âme, le gant prend le pli de la main. Au reste, il m’a semblé qu’il y avait de vraies belles choses. Soigne ta pauvre gorge. Reste chez toi et chauffe-toi à outrance, et surtout ne m’écris plus de phrases pareilles à celle-ci : «Va à Dieppe, amuse-toi bien.» Justement je suis un homme qui m’amuse tant d’habitude que ça en ferait pleurer ceux qui pourraient en voir le fond. De qui diable veux-tu donc que je te parle, si ce n’est de Shakespeare, si ce n’est de ce qui me tient le plus au coeur ? Que j’aie, suivant ta remarque, plus d’imagination que de coeur, je le voudrais bien, mais j’en doute ; car je trouve, moi, que j’en ai très peu. Quand je considère mes plans d’un côté et l’Art de l’autre, je m’écrie comme les marins bretons : «Mon Dieu, que la mer est grande et que ma barque est petite !» Est-il possible que tu me reproches jusqu’à l’innocente affection que j’ai pour un fauteuil !! Si je te parlais de mes bottes, je crois que tu en serais jalouse. Allons, va ! je t’aime bien tout de même et je te baise sur les lèvres, ma mignonne. Encore un baiser entre les deux seins, un sur chaque doigt. Soigne ta main et laisse-toi pousser les ongles plus longs ; tu sais que tu me l’as promis. Adieu, adieu, mille chaudes caresses. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Samedi matin, 8 h. [3 octobre 1846.] Je vais envoyer à Rouen mon domestique porter la lettre pour Phidias, dans laquelle je lui envoie ses 2,500 francs. Je lui donnerai celle-ci ; tu l’auras ce soir. Je pense que tu es comme moi : tu aimes les nouvelles fraîches. Patiente encore un peu, ma chérie, et lis ceci : la commission s’assemble dans une douzaine de jours pour statuer de suite ce qu’il y a à faire. Je serais fort étonné si ce n’était pas notre ami qui fût chargé du travail. Donc, avant la fin du mois, j’irai passer à Paris une huitaine complète. Ce sera toujours cela, n’est-ce pas, quoique huit jours soient bien vite écoulés. J’ai une peur atroce que mes drôles ne lambinent ; ils mettent dans cette affaire une lenteur, une incurie incroyables. Il faudra s’estimer heureux s’ils en finissent aussi vite qu’ils le disent (voilà neuf mois que ça dure, en six semaines tout aurait pu être bâclé). Ainsi, bientôt nous nous reverrons. Ce sera l’hiver ; mais nous trouverons bien tout de même un rayon de soleil pour faire une promenade au bois de Boulogne. Tu m’y montreras la petite retraite que tu y as découverte. S’il pleut, nous nous chaufferons à un grand feu, toi sur mes genoux et la tête penchée sur mon épaule. Tu vois que pendant que tu t’occupes à te tourmenter et à m’envoyer des proches, je m’occupe de toi, de nous. J’ai fait cette semaine quelques démarches pour hâter la commission et pouvoir aller te rejoindre le plus tôt possible. Ce n’était peut-être pas très convenable de ma part ; mais n’importe. Il me semblait entendre ta voix derrière moi me crier dans l’oreille avec ta pétulance enfantine : «Mais va donc ! va donc ! dépêche-toi !» Tu veux que je te donne quelque chose qui m’appartienne depuis longtemps et dont je me sers habituellement. J’y ai réfléchi. Je t’apporterai mon presse-papier et deux petites salières en émail dans lesquelles je mets de la poudre et des pains à cacheter. Ça a le mérite d’avoir passé de longs jours sur ma table. Ces objets ont été les témoins muets de bien des heures solitaires de ma vie ; qu’ils [le] soient pour toi maintenant, quand tu écriras ! qu’ils te rappellent ton ami ! Sais-tu que, si je voulais faire l’homme incompris, j’aurais beau jeu ? Dans ton petit mot d’avant-hier, tu me dis que tu es sûre que je ne t’ai jamais aimée, tandis que ton coeur t’affirme le contraire. À quoi bon ce mensonge que tu te fais à toi-même ? Est-ce que quand tu me regardes tu ne vois pas que je t’aime, dis ? Ose nier le contraire ! Voyons, souris, embrasse-moi ; ne m’en veux plus de te parler de Shakespeare au lieu de moi. Il me semble que c’est plus intéressant, voilà tout. Et de quoi parlerait-on, encore une fois, si ce n’est de ce qui est la préoccupation exclusive de votre esprit ? Pour moi, je ne sais pas comment font pour vivre les gens qui ne sont pas du matin au soir dans un état esthétique. J’ai goûté plus qu’un autre les plaisirs de la famille, autant qu’un homme de mon âge, les joies des sens ; plus que beaucoup, celles de l’amour. Eh bien, jamais personne ne m’a donné une jouissance approchante à celles que m’ont fournies quelques morts illustres dont je lisais ou contemplais les oeuvres. Les trois plus belles choses que Dieu ait faites, c’est la mer, l’Hamlet et le Don Juan de Mozart. Que tout cela n’aille pas te fâcher, encore une fois ! Car ce reproche, de ta part à toi, n’est pas vrai. Il peut venir dans un moment d’irritation nerveuse ; mais il ne doit pas être permanent au fond de ton coeur. Du Camp est toujours dans les bois, où il se promène à cheval et chasse le sanglier. J’attends de lui une lettre qui m’annonce son retour. Le voyage de Dieppe est, Dieu merci, manqué ; mais nous faisons presque tous les jours des promenades dans les environs. Il y a trois jours, nous avons rencontré une société dans laquelle se trouvaient deux dames, dont l’une avait un chapeau de paille pareil au tien. Tu ne saurais croire le singulier effet que j’en ai ressenti. Mais la figure n’était pas pareille à la tienne ! Je prendrai avec moi le carnet de Mantes. Nous le relirons ensemble. Je t’aime bien pour tout cet amour et pour tout ce talent que tu mets à mes pieds. Qu’ai-je donc fait pour mériter tant de richesses ? Jamais personne ne me comblera comme toi. Tu devrais être sûre, dans ta force, qu’une autre ne pourrait jamais atteindre à ta puissance. Je ne te parle plus de cette estimable Mme Foucaud, puisque c’est un sujet qui te chagrine. Tu feras comme tu voudras. Je me dépêche dans ce moment de lire un in-folio que l’on m’a envoyé de la bibliothèque royale. C’est l’Historia Orientalis de Nottinger, un bouquin latin hérissé de grec que je n’entends pas toujours, et d’hébreu par-dessus lequel je passe. Il faut que je l’aie rendu d’ici à peu (c’est un mien ami qui l’a pris pour moi). C’est un livre assez curieux, et après la lecture duquel on peut faire l’érudit à bon marché, mais ce n’est [pas] pour cela que je l’ai pris. C’était pour voir différentes choses sur la religion des Arabes avant Mahomet, et pour m’initier à la composition des talismans. Si j’en trouve un pour me rendre invisible, je filerai de suite rue Fontaine-Saint-Georges, et j’entrerai te baiser à la barbe de l’Officiel. Adieu cher amour, à toi, à toi. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Dimanche soir. [4 octobre 1846.] Voici la lettre pour Mme Foucaud. Je voudrais être là, à Paris, près de toi, et effacer par un baiser chaque pli triste qui viendrait sur ton front en la lisant, car j’ai peur que tu ne t’en chagrines encore. J’ai obéi au mouvement d’écrire à cette femme. Ai-je bien fait de le suivre ? Je n’en sais rien. Je suis un peu comme Montaigne ; «je ne sais souffrir contradiction ni débat chez moi». Cette idée m’est venue, j’y ai cédé, voilà tout. Si tu ne me blâmes pas j’aurai eu raison, si tu me reproches cela j’aurai eu tort. Tu me diras franchement, amour, l’effet qu’elle t’a produit. J’ai écrit ça tout à l’heure, assez vite. En la relisant, je viens de m’apercevoir qu’elle avait une tournure assez dégagée, et que l’ensemble était d’un chic assez ferme. Cette créature-là n’avait pas pour elle une très grande intelligence, mais ce n’était pas là ce que je lui demandais. Je me rappellerai toujours, qu’elle m’écrivit un jour automate «ottomate» ; ce qui excita beaucoup, beaucoup, mon hilarité (expression parlementaire). À part les moments purement mythologiques, je n’avais rien à lui dire. Au bout de huit jours que nous eussions vécu ensemble, j’en aurais été assommé. Tout le monde n’est pas toi, car toi, tu as pour attirer les gens des charmes secrets dont ils ne se doutent pas. Crois-tu que, depuis qu’il y a des amants sur la terre, beaucoup aient reçu des vers comme ceux du carnet ? Tu me gâtes ; tu me donnes de l’orgueil. Je ne vois pas, partout où je tourne les yeux, un homme aimé par une femme telle que toi. Moi qui ne me croyais pas fait pour inspirer de passion sérieuse, je suis si bien démenti par toi que je deviendrais fat et sot si tu ne me laissais encore un peu de bon sens. Il y a dans la lettre ci-incluse une phrase dont tu te demanderais le sens ; c’est quand je dis que je suis enlaidi. Eh bien, c’est très vrai. C’était il y a dix ans qu’il eût fallu me connaître. J’avais une distinction de figure que j’ai perdue ; mon nez était moins gros et mon front n’avait pas de rides. Il y a encore des moments où, quand je me regarde, je me semble bien ; mais il y en a beaucoup où je me fais l’effet d’un fameux bourgeois. Sais-tu que, dans mon enfance, les princesses arrêtaient leurs voitures pour me prendre dans leurs bras et m’embrasser ? Un jour que la duchesse de Berry passait à Rouen et qu’elle se promenait sur les quais, elle me remarqua, dans la foule, tenu dans les bras de mon père qui m’élevait pour que je puisse voir le cortège. Sa calèche allait au pas ; elle la fit arrêter et prit plaisir à me considérer et à me baiser. Mon pauvre père rentra bien heureux de ce triomphe. C’est bien sûr le seul que je remporterai jamais. Je tressaille encore au mouvement de joie orgueilleuse qui a dû remuer ce grand et bon coeur éteint. Je comprends, tout comme un autre, ce qu’on peut éprouver à regarder son enfant dormir. Je n’aurais pas été mauvais père ; mais à quoi bon faire sortir du néant ce qui y dort ? Faire venir un être, c’est faire venir un misérable. «Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie à ceux qui sont dans l’amertume du coeur ?» C’est Job qui dit cela. Aimes-tu ce livre ? C’est un des beaux qu’on ait faits depuis qu’on en fait. T’es-tu nourrie de la Bible ? Pendant plus de trois ans je n’ai lu que ça le soir, avant de m’endormir. Au premier moment de libre que je vais avoir je vais recommencer. J’ai entrepris beaucoup de choses assez longues dont je voudrais être débarrassé. Il est possible, comme tu me l’observes, que je lise trop, quoique je ne lise guère. L’étude, au bout du compte, ajoute peu ; mais elle excite. Maintenant d’ailleurs j’ai toujours peur d’écrire. Éprouves-tu, ainsi que moi, avant de commencer une oeuvre, une espèce de terreur religieuse et comme une appréhension d’entamer le rêve ? Une chose qui m’a beaucoup touché, c’est ce que dit Gibbon, à la fin de son histoire, quand il parle de la mélancolie qui lui est survenue au coeur lorsqu’il s’est vu avoir fini l’ouvrage où il avait passé trente ans. Et puis l’imagination est plutôt une faculté qu’il faut, je crois, condenser pour lui donner de la force, qu’étendre pour lui donner de la longueur. Paillettes d’or légères comme de la paille et volatiles comme la poussière, mes idées ont plutôt besoin d’être mises à la presse que passées au laminoir. Ce bon Toirac, qui t’a fait plaisir en te parlant de moi, est trop indulgent ou trop illusionné quand il dit que je connais les anciens à fond (mes amis finiraient par me rendre ridicule). C’est-à-dire que je les épelle, voilà tout. C’est un excellent garçon que Toirac, homme d’esprit dans l’acception française du mot, et honnête homme avec cela. Il a un assez joli talent pour faire le vers léger, le vers des épîtres de Voltaire. Je le voyais assez souvent à Paris et nous dînions ensemble. Si tu as des compliments à me relater sur mon compte, j’en ai aussi sur le tien. Il est venu cet après-midi un de mes anciens camarades, cousin de mon beau-frère. Il a vu ton portrait et l’a considérablement admiré ; il l’a pris dans ses mains, approché de la fenêtre et le regardant : «Diable, mais c’est bien beau, ça ! quelle belle figure ! oui, charmante, charmante, etc.» Ça m’a fait plaisir. Était-ce pour toi ou pour moi ? Un grand moraliste seul aurait pu le dire. À propos de dire, il faut que je t’avoue tout de suite que je crois que tu n’as fait nulle part quelque chose de meilleur que le mouvement : Ô Lit ! si tu parlais ……………. . J’adore surtout ceci : Reprenant à son tour l’amoureuse louange, Il disait : «Sais-tu bien que je suis fier de toi, Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange Tu ranimes pour moi Lavallière et Fontange ; L’orgueil me transfigure et, dans un rêve étrange, Te pressant dans mes bras, je me crois un grand roi.» et encore ceci : Ton flanc, etc. ………………………. . Pressait ma gorge ronde et ferme Où brille un bouton de carmin. Ton bras enlaçait ma ceinture ; Ton cou vers mon cou se tendait Et ta lèvre embaumée et pure À ma lèvre se suspendait. Deux langues dans la même bouche Mêlaient d’onctueux lèchements, Nos corps unis broyaient la couche Sous leurs fougueux élancements. Ce sont là des vers émouvants et qui remueraient des pierres, à plus forte raison moi. Bientôt nous recommencerons, n’est-ce pas, à nous jeter le défi de nous assouvir. Patiente un peu. Moi je m’impatiente. Adieu, mille morsures sur ta bouche rose. Du Camp arrive vers le dix. Il ira te voir de suite. Tu cachetteras la lettre avec soin et tu la recommanderas bien ; puisque je l’ai écrite, qu’elle parvienne ! *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Mercredi matin. [7 octobre 1846] Je ne t’avais pas parlé de venir ici, parce que je suis toujours empêtré de mes chers parents et que je n’aurais pu m’absenter une grande demi-journée pour aller à Rouen. Si l’Officiel n’arrive pas, s’ils s’en vont bientôt et que la Commission retarde, comme j’en ai peur, je t’écrirai donc de venir me faire une petite visite. J’irai samedi chez le Secrétaire de la Commission et je tâcherai de l’animer tellement qu’il pousse l’épée dans les reins aux autres pour en finir vite. Pradier m’a écrit qu’il allait s’en aller à Nîmes ; il m’offre même de l’accompagner. Il eût été plus aimable de sa part de me répondre à ce que je lui demandais. J’attendais de lui une lettre confidentielle, que je puisse laisser au Secrétaire, et dans laquelle il m’aurait demandé à faire le buste. Cela m’eût beaucoup servi pour le faire agréer par ces drôles, car il se présente plusieurs sculpteurs, Danton entr’autres. Tâche de le voir et de lui parler de cela, ou écris-lui un mot. Il serait bien possible, comme tu le présages dans ta lettre d’avant-hier, que cette bonne Mme Foucaud, si elle a besoin d’argent, m’en demande. Le malheur est que je n’en ai pas : j’ai mangé, cette année, trois fois mon revenu. Si j’en ai quand elle m’en demandera, je lui en donnerai ; sinon, non. Ce refus forcé m’humiliera, mais qu’y faire ? C’est ta lettre qui était enthousiaste, ardente, sentie ! Parce que je te dis que je vais venir bientôt, tu approuves tout en moi, tu me combles de caresses et d’éloges. Tu ne me reproches plus la fantaisie, mon amour d’images, mon égoïsme raffiné, etc. Mais qu’un obstacle se présente qui m’empêche, et ça recommencera, n’est-ce pas ? Ô ! enfant, enfant, que tu es jeune encore ! L’amour est une plante de printemps qui parfume tout de son espoir, même les ruines où il s’accroche. Ce n’est pas pour dire que tu sois une ruine, ma chérie. C’est pour te dire que, quoique tu te prétendes plus vieille que moi d’âge, tu es plus jeune. Tu me regardes un peu comme Mme de Sévigné faisait de Louis XIV : «Oh ! le grand roi !», parce qu’il avait dansé avec elle. Moi, parce que tu m’aimes, tu me crois beau, intelligent, sublime ; tu me prédis de grandes choses ! Non ! non ! Tu te trompes. Autrefois, j’ai eu toutes ces idées-là sur mon compte. Il n’est pas un crétin qui ne se soit rêvé grand homme, pas un âne qui, en se contemplant dans le ruisseau où il passait, ne se soit regardé avec plaisir et trouvé des allures de cheval. Il me manque beaucoup, et des meilleures choses, pour faire du bon. J’ai écrit çà et là quelques belles pages, mais pas une oeuvre. J’attends un livre que je médite pour me fixer à moi-même ma valeur. Mais ce livre ne s’exécutera peut-être jamais, et c’est dommage ; ce sera une grande privation pour ceux qui auraient pu le connaître. Parmi les marins, il y [en] a qui découvrent des mondes, qui ajoutent des terres à la terre et des étoiles aux étoiles. Ceux-là ce sont les maîtres, les grands, les éternellement beaux. D’autres lancent la terreur par les sabords de leurs navires, capturent, s’enrichissent et s’engraissent. Il y en a qui s’en vont chercher de l’or et de la soie sous d’autres cieux. D’autres seulement tâchent d’attraper dans leurs filets des saumons pour les gourmets et de la morue pour les pauvres. Moi, je suis l’obscur et patient pêcheur de perles qui plonge dans les bas-fonds et qui revient les mains vides et la face bleuie. Une attraction fatale m’attire dans les abîmes de la pensée, au fond de ces gouffres intérieurs qui ne tarissent jamais pour les forts. Je passerai ma vie à regarder l’Océan de l’Art où les autres naviguent ou combattent, et je m’amuserai parfois à aller chercher au fond de l’eau des coquilles vertes ou jaunes dont personne ne voudra ; aussi je les garderai pour moi seul et j’en tapisserai ma cabane. On doit décidément te prendre chez Du Camp pour une dame qui lui veut beaucoup de bien. Mais patiente un peu ; les premiers jours de la semaine prochaine tu le verras. Dis-moi, s’il y a quelqu’un chez toi, sous quel prétexte faut-il qu’il se présente, pour que je le lui écrive ? et vers quelle heure à peu près ? Est-ce que, si l’Officiel est à Paris, tu ne pourrais pas dire que tu vas chez Phidias pour ton buste et venir avec moi ? Ce bon buste ! nous aura-t-il servi ! Je me répète toujours et incessamment de manière à m’en fatiguer (mais ça me revient malgré moi) Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange, ……………………………. Adieu ma toute chérie, je t’embrasse partout. C’est surtout le matin et le soir que je pense à toi. Ton image me vient avec le jour et me berce, à demi engourdi, quand je m’endors. Encore mille tendresses et mille baisers. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Jeudi soir, 10 h. [8 octobre 1846.] Quand ma journée est finie et que j’ai assez pensé, écrit, lu, rêvé, bâillé, quand je suis saoul de travail et que j’éprouve la fatigue de l’ouvrier sur le soir, je me repose dans ton souvenir, comme sur un bon lit ; je me livre à toi, je t’aspire et ça me rafraîchit, et ça m’égaye, ainsi que ces bonnes brises nocturnes qui vous pénètrent l’âme de vie et de jeunesse. On ouvre sa fenêtre, on ouvre son coeur, pour s’emplir de ce quelque chose d’innommé qui est si doux et si grand. Il me semble que la nuit est faite pour un ordre d’idées tout particulier et autre que celui où nous vivons tout le jour ; c’est le moment des soupirs, des désirs, du souvenir et de l’espoir ; c’est là que, seule et éveillée, la pensée plane à l’aise entre la terre et le ciel, comme ces oiseaux qui vivent dans les nuages. Le corps aussi y a des joies plus violentes. Qu’est-ce qui a jamais eu l’idée de faire un festin autrement qu’aux flambeaux ? Que le diable m’emporte si je sais ce que je veux dire ! si ce n’est que, ce soir, je voudrais t’avoir là, te baiser sur les lèvres, passer mes mains sous tes papillotes légères et mettre ma tête sur ta gorge, quoique cela me soit défendu depuis que tu as vu que je parlais de la tienne à Mme Foucaud. Tu as donc trouvé ma lettre un peu tendre ? Je ne m’en serais pas douté. Il me semble au contraire qu’il y avait par moments un peu d’insolence, et que le ton général en était légèrement gentilhomme. Tu me dis que j’ai aimé sérieusement cette femme. Cela n’est pas vrai. Seulement, quand je lui écrivais, avec la faculté que j’ai de m’émouvoir par la plume, je prenais mon sujet au sérieux ; mais seulement pendant que j’écrivais. Beaucoup de choses qui me laissent froid, ou quand je les vois, ou quand d’autres en parlent, m’enthousiasment, m’irritent, me blessent si j’en parle, et surtout si j’écris. C’est là un des effets de ma nature de saltimbanque. Mon père, à la fin, m’avait défendu d’imiter certaines gens (persuadé que j’en devais beaucoup souffrir, ce qui était vrai, quoique je le niasse), entr’autres un mendiant épileptique que j’avais un jour rencontré au bord de la mer. Il m’avait conté son histoire ; il avait été d’abord journaliste, etc., c’était superbe. Il est certain que, quand je rendais ce drôle, j’étais dans sa peau. On ne pouvait rien voir de plus hideux que moi à ce moment-là. Comprends-tu la satisfaction que j’en éprouvais ? Je suis sûr que non. Pour en revenir à cette vénérable créature, voilà avec elle toute la vérité ! J’ai eu d’autres aventures plus ou moins drôles, mais de toutes ces bêtises-là, qui même dans le temps ne m’entraient pas bien avant dans le coeur, je n’ai eu qu’une passion véritable, je te l’ai déjà dit. J’avais à peine quinze ans ; ça m’a duré jusqu’à dix-huit, et quand j’ai revu cette femme-là, après plusieurs années, j’ai eu du mal à la reconnaître. Je la vois encore quelquefois, mais rarement, et je la considère avec l’étonnement que les émigrés ont dû avoir quand ils sont rentrés dans leur château délabré : «Est-il possible que j’aie vécu là ?». Et on se dit que ces ruines n’ont pas toujours été ruines et que vous vous êtes chauffé à ce foyer délabré où la pluie coule et où la neige tombe. Il y aurait une histoire magnifique à faire, mais ce n’est pas moi qui la ferai, ni personne ; ce serait trop beau. C’est l’histoire de l’homme moderne depuis sept ans jusqu’à quatre-vingt-dix. Celui qui accomplira cette tâche restera aussi éternel que le coeur humain lui-même. Quand tu voudras, je te raconterai quelque chose de ce drame inconnu que j’ai observé et chez moi et chez les autres aussi. Il doit se passer chez la femme quelque chose de semblable, mais je ne m’en doute pas. Je n’en ai pas encore rencontré qui m’aient montré franchement les cendres de leur coeur. Elles veulent vous faire croire que tout y est braise ; elles le croient elles-mêmes. Un conseil, pendant que j’y pense, ma toute chérie : ne parle pas tant de moi à Phidias. Tu finiras par l’ennuyer de moi. Tu sais qu’il n’y a rien de désagréable à entendre comme l’éloge d’un ami, quand il est répété surtout. Dans la lettre que j’ai reçue de lui, il me propose de partir avec lui pour Nîmes, comme si je le pouvais ! S’il s’en va de Paris le 18, il est presque certain que je ne le verrai qu’après son retour, car la commission ne se rassemblera que la semaine prochaine. Au reste, le secrétaire de la commission doit m’écrire, dans un jour ou deux, ce qu’on va faire. Si, par le plus grand des hasards, c’était fini d’ici à peu, je filerais immédiatement. Combien notre ami sera-t-il de temps absent ? Du Camp recevra dimanche matin (il doit arriver je crois dans la nuit) ton mot. Il s’y rendra bien sûr, s’il le peut, car il est charmant. Sais-tu que ce serait drôle ton dîner, tel que tu l’avais projeté, avec Toirac, Du Camp, Phidias. J’aurais l’air du maître de maison qui invite ses amis chez lui. Comme il a plu aujourd’hui, on n’est pas sorti, et il a fallu faire la conversation. Ah Dieux ! le grec en a souffert, et moi aussi, et puis les enfants. Décidément, quoique ça soit bien gentil, je n’aime pas les moutards ; ils ressemblent trop aux hommes. Les sentiments factices sont assommants, mais les naturels jouissent quelquefois de ce privilège. J’ai éprouvé aujourd’hui la justesse de cette maxime. Adieu cher amour, mille baisers ; pense à moi (il n’est pas besoin de te le dire n’est-ce pas ?) ; envoie-toi dans la glace deux bons baisers de ma part. À toi. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Samedi [Croisset, 10 octobre 1846.] Je viens d’écrire à notre ami Phidias relativement au buste. Les membres sont encore en vacances. S’ils pouvaient me faire le plaisir de se dépêcher de rentrer ! Il faut donc patienter. Je croyais que ce serait la semaine prochaine. À ce qu’il paraît que ce ne sera que pour l’autre, et encore ! Que le tonnerre de Dieu les écrase, ou plutôt les ramène ! J’ai été tantôt chez le secrétaire, qui prend vraiment cette affaire à coeur. Il est très obligeant, mais le pauvre garçon ne compose pas la commission à lui tout seul. Parmi les membres, il y a, comme on dit, de gros bonnets qu’il faut attendre. Phidias se flatte quand il dit qu’il a fait une bassesse en demandant cet ouvrage. Il ne sera pas du tout fâché de le faire ; qu’en dis-tu ? Je pense comme toi au sujet de l’institutrice ; ton hypothèse est naturelle. Il faudra que j’en arrache quelque chose et qu’il me fasse des aveux. Ça lui est plus commode : il l’a sous la main la nuit ; et le jour, elle élève son enfant. Je le plains d’avoir vu encore une fois M. Durasko que tu détestes. Cet enfant de l’héroïque Pologne (style du National) n’a pas pour moi non plus un grand attrait. Et quand on songe qu’un être comme ça a pu être aimé ! qu’il l’est peut-être !... Ne te semble-t-il pas quelquefois, qu’il y a des vues si tristement grotesques, qu’on voudrait mourir pour n’en pas garder la mémoire ? chose étrange chez moi ! Est-ce un effet de l’original, est-ce un résultat de l’isolement de plus en plus grand au milieu duquel je vis ? Mais parfois, en regardant un homme, je me demande s’il est bien vrai que ce soit là mon semblable. Et quand je m’interroge, que je cherche entre lui et moi les points de ressemblance possibles, je trouve entre nous une différence plus grande que si nous habitions deux planètes séparées. À l’heure qu’il sera quand tu recevras ma lettre, tu dois avoir vu Du Camp. Il arrive demain matin à Paris. Il trouvera ton mot, à moins qu’il n’ait retardé son départ de Bernay. Comment le trouves-tu ? Quel effet sa visite t’a-t-elle causé ? Franchement, j’aurais voulu être là ; je suis sûr que vous étiez aussi embarrassés l’un que l’autre. Fuir, dis-tu ! Aller habiter Rhodes ou Smyrne. Ah ! ces rêves-là rendent malheureux. J’en ai trop fait, j’ai connu comme un autre des aspirations désordonnées de voyages lointains. J’ai voulu une mer bleue, un caïque avec ses caïkdjis, une tente au désert ; j’ai passé des jours entiers, au coin de mon feu, à faire la chasse au tigre, et j’entendais le bruit des bambous que cassaient les pieds de mon éléphant, qui hennissait (sic) de terreur en flairant les bêtes féroces. Avec toi, vivre là-bas ? Oui, mais est-ce qu’on oublie ? Notre nature est si misérable qu’arrivés là-bas nous voudrions être ici. J’ai vécu plusieurs années comblé de tous les éléments de bonheur possible, et je me trouvais l’homme le plus à plaindre du monde. Pourquoi ? Dieu le sait. J’ai un ami qui a vécu huit ans dans l’Inde. Il revenait de temps à autre en France. Quand il était à Calcutta, il passait sa journée couché à plat sur une carte de Paris, et rentré à Paris il se mourait d’ennui et regrettait Calcutta. L’homme est ainsi : il va alternativement du Midi au Nord et du Nord au Midi, du chaud au froid, se fatigue de l’un, demande l’autre et regrette le premier. Je te remercie, ma pauvre bonne, de ton offre de café ; il me serait tout à fait inutile. Tu m’aimes tant que tu voudrais me nourrir et me vêtir ! Que je t’aime de toutes ces idées drôles et si naturelles pourtant ! Tu me combles de prévenances, de soins. Il n’y a que les femmes pour tout cela, et peut-être parmi les femmes il n’y a que toi. Tiens, j’ai maintenant une envie démesurée d’embrasser ta figure, et tes yeux qui me regardent avec tant d’amour. Mais, pour en revenir au café, j’en ai pris autrefois pour toute ma vie. Pendant que j’habitais à Paris, c’était une espèce de rage. J’en buvais bien la valeur d’une grande carafe par jour. L’excès m’a toujours attiré, quel qu’il soit. Maintenant, je n’en prends plus du tout et d’aucune façon ; il y a bientôt trois ans que je n’en ai goûté une cuillerée. Dispose donc de ma portion pour quelque autre ; si dans quelque temps tu es contente de Du Camp, donne-la-lui. Parle-moi de ton drame. C’est moi qui viendrai à la première représentation ! Comme le coeur me battra au lever du rideau ! Oui, je serai là pour te consoler du public s’il t’outrage, ma pauvre chère aimée, ou pour te serrer dans mes bras, toute triomphante, s’il t’applaudit. As-tu déjà pensé à cela ? Moi, j’y rêve depuis longtemps. Oui, déjà un mois ; depuis Mantes, un mois, et il me semble qu’il y a un an. Chacun de nous a dans le coeur un calendrier particulier d’après lequel il mesure le temps ; il y a des minutes qui sont des années, des jours qui marquent comme des siècles [...]. Je ne me guinde pas vers un faux idéal de stoïcisme, mais, comme Panurge fuyait les loups «lesquels il craignait naturellement», j’évite les occasions de souffrance et les attractions dangereuses, d’où l’on ne revient plus. Adieu, cher amour. Mille tendresses pour ton coeur, mille baisers sur ton corps. *** À LOUISE COLET. Mardi matin, 8 h. [Croisset, 13 octobre 1846.] Eh bien, Du Camp, qu’est-ce que nous en disons ? T’a-t-il convenu ? Avez-vous bien parlé de moi ? Êtes-vous convenus de vos arrangements ? J’attends de toi tout à l’heure une bonne et longue lettre moins boudeuse que la précédente, où tu me racontes tout cela. Je suis sûr que s’il est arrivé dimanche matin à Paris, il se sera rendu dimanche soir à ton invitation. Pourquoi donc me fais-tu toujours des reproches et incessamment, ma chérie ? Qu’est-ce que je t’ai donc fait pour que tu pleures toujours ? Quand je suis auprès de toi, je peux, d’une caresse, effacer tes larmes ; mais à trente lieues de distance, le baiser que je t’envoie se glace dans l’air, et tu ne l’aperçois pas sur mes lettres quand il arrive. Depuis trois jours il pleut sans relâche, le ciel est tout gris, les chemins bourbeux, les feuilles s’envolent au vent ; voilà l’hiver, c’est le temps des longs après-midi silencieux et des grands soirs passés au coin de la cheminée. Mais qu’il est vide mon pauvre foyer jadis si plein ! On sent mieux que dans l’été, maintenant, les places qui n’y sont pas remplies. Depuis trois jours, quoique je travaille beaucoup, environ 10 heures par jour de suite, je suis d’une tristesse que rien n’égale. J’ai dans l’âme des coliques d’amertume à en mourir. Je ne le dis à personne parce que je n’ai personne à qui le dire. Les autres sont pires que moi, et d’ailleurs je n’ai pas l’habitude de montrer mes larmes aux autres. Je trouve cela sot et indécent comme de gratter son cautère en société. Je m’ennuie. J’avais compté aller ces jours-ci à Paris, y passer au moins une bonne semaine, me retremper dans ton amour et y prendre assez de soleil pour me réchauffer pendant mon hiver. J’attends donc avec impatience et je me tourmente. Tu m’as dit dernièrement que tu avais été voir Don Gusman. J’en connais l’auteur ; c’est un ex-ami de Du Camp qui l’a mis un jour à la porte de chez lui, parce qu’il trouvait qu’il n’y a rien de bien beau à avoir fait le Misanthrope. C’est un homme d’esprit vulgaire, la pire espèce de toutes pour les arts, où ce qu’on appelle l’esprit ne sert pas beaucoup. Hier soir j’ai lu du La Bruyère en me couchant. Il est bon de se retremper de temps à autre dans ces grands styles-là. Comme c’est écrit ! Quelles phrases ! Quel relief et quels nerfs ! Nous n’avons plus l’idée de tout ça, nous autres. On lit même ces bouquins-là une fois ; puis tout est dit. On devrait les savoir par coeur. Il y a une chose que tu ferais bien, dans laquelle tu réussirais, j’en suis sûr – après ton drame, il faudra t’en occuper – c’est d’écrire un grand roman tout simple mêlé d’ironie et de sentiment, c’est-à-dire vrai. En laissant aller ton esprit de lui-même, tu réussiras à exécuter une bonne oeuvre. Une fois le plan bien mûri, il faut s’y mettre et …………… d’une aile forte Laisser la plume aller où la verve l’emporte, comme dit ce vieux Régnier. Nous recauserons de tout ça. Qu’il me semble qu’il y a longtemps que je n’ai vu ton pauvre petit boudoir où tu travailles ! Je me figure t’y voir, chère amie, triste, rêveuse, penchée sur ton guéridon et songeant à moi. Comme les étincelles du feu font songer ! n’est-ce pas ? Je voudrais savoir le costume de chambre que tu as l’hiver chez toi. Si tu me laissais faire, c’est moi qui t’arrangerais une belle robe de chambre ! Les ceintures sont arrivées. Veux-tu que je dise à Du Camp de t’en envoyer une, ou m’attendre pour que je te la donne moi-même ? Adieu, mon pauvre amour, mille doux baisers. Quel bonheur ce serait maintenant d’être seuls ! seuls dans une bonne chambre bien close, rideaux tirés, porte fermée au verrou, d’avoir un feu flambant, et d’être dans le lit, côte à côte, l’un contre l’autre, de nous étreindre, de nous sentir, les cuisses entrelacées, les bras passés autour de la taille, bouche sur bouche et poitrine contre poitrine... Encore adieu, à toi mon coeur. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Mardi soir, 11 h. [13 octobre 1846]. Jamais tu n’as eu plus d’impatience, de dépit, de rage que je n’en ai ; je n’en travaille plus, je jure au coin de mon feu et je casse mes charbons avec mes pincettes. Quand je lis, la pensée est ailleurs. En vain je veux la ramener ; comme un bon cheval à une voiture en place, elle piaffe et bondit pour me traîner vers toi, au grand galop et toute joyeuse. Ce n’est pas dans quinze jours, ma bonne petite femme, ni dans huit que je te verrai... Oui, mais pas plus de huit. Par le Styx ! je croyais bien que ce serait avant dimanche. Figure-toi que ces imbéciles-là, qui devaient se rassembler le 3, décideront seulement vendredi le jour de leur réunion. S’ils outrepassent la semaine prochaine, je pars immédiatement dès samedi matin. Je suis las, vexé, honteux, et puis je t’avais dit que j’y serais le premier, croyant y être bien avant et je veux réparer le plus vite possible ma parole manquée (non par ma faute !). Ma mère ne va pas bien. Je ne la quitte presque pas ; quand je ne suis pas dans sa chambre, elle est dans mon cabinet. Lorsque mon beau-frère a quelqu’un à dîner, je n’y vais même pas pour ne pas la laisser seule. Oh ! va, j’ai bien besoin de me retremper le coeur dans ton sourire et de prendre un bon bain d’amour. Je te plains sincèrement du retour de l’Officiel. Si vivre avec ceux qu’on aime est une douce chose, la pire de toutes c’est de vivre avec ceux qui vous sont à charge. Ç’est un supplice de toute minute. La vie s’en va ainsi, déchiquetée pièces à pièces par toutes ces banalités imperceptibles, dont la somme réunie fait une masse terrible. Ce ne sont pas les lions que je crains, ni les coups de sabre, mais les rats et les piqûres d’épingle. L’habileté pratique d’un être intelligent consiste à savoir se préserver de tout cela. À cela, comme en tout, il y faut de l’Art, et surtout de la patience. Je n’ai pas pu arriver au stoïcisme, à qui rien ne fait et qui ne se révolte pas plus de la bêtise que du crime ; mais je suis parvenu à me sevrer complètement de tout ce qui peut me montrer la bêtise humaine. Brise donc ton miroir, me diras-tu ! Pour endurer tout ce qu’il te faut subir, mon pauvre ange, fais-toi une cuirasse secrète composée de poésie et d’orgueil, comme on tressait les cottes de maille avec de l’or et du fer. Tâche d’anéantir ta susceptibilité nerveuse ; regarde-toi comme tellement au-dessus de lui que rien de lui ne te fasse. Ah ! le beau clair de lune ! la belle nuit ! oui il y aura encore des feuilles au bois de Boulogne, et une bonne voiture chez Briard dans laquelle nous nous tiendrons par la taille, comme aux premiers jours. Bonsoir, et sur la bouche, sur la bouche, jusqu’au fond, jusqu’au coeur. J’ai reçu les deux ceintures. Je t’en apporterai une. Toutes deux sont pareilles, mais je ne crois pas que tu puisses t’en servir ; c’est un filet pour passer dans les pantalons à coulisses. Peut-être pourras-tu l’employer dans les cheveux, comme on faisait il y a deux ans des bourses algériennes ; mais ce serait bien long. Enfin tu verras et tu la prendras si elle te plait. Je n’oublierai pas le sucre de pomme. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Mercredi soir, 11 h. [Croisset, 14 octobre 1846.] Je suis bien aise que Max t’ait plu. C’est une bonne, belle et grande nature, que j’ai devinée du premier jour, et à laquelle je me suis accroché comme à une trouvaille. Il y a entre nous deux trop de points de contact dans l’esprit et dans la constitution pour que nous nous manquions. Voilà quatre ans que nous nous connaissons ; c’est comme s’il y avait un siècle, tant nous avons vécu ensemble, et par des fortunes diverses, par des temps de pluie et de soleil. Aime-le comme un frère que j’aurais à Paris ; fie-toi à lui comme à moi et plus à lui qu’à moi-même, car il vaut mieux que moi. Il y a chez lui plus d’héroïsme et plus de délicatesse. La gentilhommerie de ses manières ne fait que sortir de celle de son coeur. Moi, je suis plus grossier, plus commun, plus ondoyant. J’ai le fumet plus âcre. Il ne faut pas en croire ce qu’il peut te dire de moi sous le rapport littéraire. M’aimant comme il m’aime, il est partial sans doute. D’abord je suis un peu son maître ; je l’ai tiré de la bourbe du feuilleton où il serait maintenant enfoui pour le reste de sa vie – si ce n’est étouffé – et je lui ai inspiré l’amour des études sérieuses. Il a fait depuis deux ans de grands progrès ; il a maintenant un joli talent ; il en aura un beau plutôt. C’est surtout le sentiment et le goût qui dominent en lui ; il attendrit. Je connais une chose de lui que je ne peux pas lire sans larmes dans les yeux. Et avec toutes ces bonnes qualités, il est modeste comme un enfant. À propos de gens qui disent du bien de moi, méfie-toi du brave Toirac. C’est un malin, et peut-être ne s’étend-il si fort en louanges sur mon compte que pour y voir l’effet qu’elles font sur toi ; il aura sans doute soupçonné, à la manière dont tu parlais de moi, que tu ressentais quelque chose et, suivant la vieille tactique, il aura essayé l’apologie afin d’épier si elle t’était agréable ou indifférente. Tu as une de tes connaissances qui doit aussi avoir de moi une furieuse idée. C’est Malitourne. Je dois lui paraître un géant de blague et de gaieté. Nous ne nous sommes vus qu’une fois chez Phidias, et avec la rousse de Marin. J’y ai été si crapuleusement aimable qu’à coup [sûr] il ne m’a pas oublié. J’étais ce jour-là en veine ; j’avais de la verve. En voilà encore un dans l’esprit duquel, j’imagine, je passe pour être un gaillard facétieux. J’ai passé pour être tant de choses, et on m’a trouvé des ressemblances avec tant de gens ! depuis ceux qui ont dit que je m’étais rendu malade par l’abus des femmes ou des plaisirs solitaires, jusqu’à ceux qui me disaient, pour me flatter, que je ressemblais au Duc d’Orléans. Causons du drame. Oui je pense souvent à la première représentation ; je m’en tourmente ! Oh ! comme mon coeur battra ! Je me connais ; s’il est applaudi, j’aurai du mal à me contenir. Je me prépare bien à l’infortune, mais pas au bonheur, et ç’en sera un si tu triomphes ! Oh ! ces trépignements que je rêvais au collège, le coude appuyé sur mon pupitre, en regardant la lampe fumeuse de notre étude ! Cette gloire bruyante, dont le fantôme évoqué me faisait tressaillir ! J’aurai donc tout cela, moi, et dans toi, c’est-à-dire dans la partie sensitive de moi-même ! Le soir j’embrasserai cette noble poitrine dont le sentiment aura remué la foule comme un grand vent fait sur l’eau ! Depuis que mon père et ma soeur sont morts, je n’ai plus d’ambition ; ils ont emporté ma vanité dans leur linceul et ils la gardent. Je ne sais pas même si jamais on imprimera une ligne de moi. Je ne fais pas comme le renard qui trouve trop vert le fruit qu’il ne peut manger ; mais moi, je n’ai plus faim ! Le succès ne me tente pas. Celui qui me tente, c’est celui que je peux me donner, ma propre approbation ; et je finirai peut-être par m’en passer, comme il aurait fallu me passer de celle des autres. C’est donc en toi, sur toi, que je reporte tout cela. Travaille, médite, médite surtout, condense ta pensée, tu sais que les beaux fragments ne sont rien. L’unité, l’unité, tout est là ! L’ensemble, voilà ce qui manque à tous ceux d’aujourd’hui, aux grands comme aux petits. Mille beaux endroits, pas une oeuvre. Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la soie et fort comme une cotte de mailles. Pardon de ces conseils, mais je voudrais te donner tout ce que je désire pour moi. Pas de nouvelles de la commission. Demain nous allons à Rouen pour préparer nos logements d’hiver. Je m’en informerai. J’ai bien peur que ce ne soit que pour le commencement de novembre, c’est-à-dire dans quinze ou vingt jours, mais pas plus tard, bien sûr. Il pleut toujours ; le temps est triste, et moi ! Je travaille assez dans ce moment-ci. J’ai plusieurs choses que je veux finir, qui m’ennuient et que je continue tout de même, espérant plus tard retirer quelque chose. Au printemps prochain, pourtant, je me mettrai à écrire de nouveau ; mais je recule toujours. Un sujet à traiter est pour moi comme une femme dont on est amoureux ; quand elle va vous céder, on tremble et on a peur ; c’est un effroi voluptueux, on n’ose pas toucher son désir. J’ai relu ce soir l’épisode de Velléda des Martyrs. Quelle belle chose ! Quelle poésie ! Mais si j’avais été Eudore et que tu eusses été la druidesse, j’aurais cédé plus vite. Je ne peux pas me défendre d’un sentiment d’indignation bourgeoise quand je vois dans les livres des hommes qui résistent aux femmes. On pense toujours que c’est l’auteur qui parle de lui, et on trouve ça impertinent parce que c’est peut-être faux, après tout, Tu me parles d’Albert Aubert et de M. Gaschon de Molesnes. Méprise tous ces drôles ; à quoi bon s’inquiéter de ce que ces merles piaillent ? C’est perdre son temps que de lire des critiques. Je me fais fort de soutenir dans une thèse qu’il n’y en a pas eu une de bonne depuis qu’on en fait, que ça ne sert à rien qu’à embêter les auteurs et à abrutir le public, et enfin qu’on fait de la critique quand on ne peut pas faire de l’Art, de même qu’on se met mouchard quand on ne peut pas être soldat. Je voudrais bien savoir ce que les poètes de tout temps ont eu de commun dans leurs oeuvres avec ceux qui en ont fait l’analyse ! Plaute aurait ri d’Aristote s’il l’avait connu ! Corneille se débattait sous lui ! Voltaire, malgré lui, a été rétréci par Boileau ! Beaucoup de mauvais nous eût été épargné dans le drame moderne sans W. Schlegel. Et quand la traduction de Hegel sera finie, Dieu sait où nous irons ! Et qu’on ajoute les journalistes par là-dessus, eux qui n’ont pas même la science pour cacher leur lèpre jalouse ! Je me suis laissé aller par ma haine de la critique et des critiques, si bien que ces misérables m’ont pris toute la place pour t’embrasser, mais malgré eux c’est ce que je fais. Ainsi donc, avec leur permission, mille grands baisers sur ton beau front et sur tes yeux si doux et... *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Samedi soir, 1 h. de nuit [Croisset, 17 octobre 1846.] Tu veux donc me rendre fou d’orgueil, moi qu’on accuse déjà d’en tant avoir ! Voilà maintenant que tu m’admires, que tu me places à part des autres hommes, bien haut sur le piédestal de ton amour. Sais-tu qu’il faut que j’aie la tête bien plantée sur les épaules pour que le vertige ne me prenne pas ? Toi ! toi ! tu te ravales devant moi ! Tu te fais infime et petite ! Je te surprends ! Je t’étonne ! Mais que suis-je donc ? Qu’est-ce que [je] vaux ? Je ne suis rien qu’un lézard littéraire qui se chauffe toute la journée au grand soleil du Beau. Voilà tout ! Ne me dis donc plus des choses si singulières. et si flatteuses, car elles m’humilient dans mon bon sens. Tu as fait de la peine à Max quand il t’a vue si chagrine, si triste, si aimante. Ce sera pour toi une douce société ; tu trouveras dans sa parole amie des consolations inattendues les jours de souffrances. Il te répétera que je t’aime, que je lui parIe souvent de toi... Tu me demandes dans ta dernière lettre si je me souviens du 29 juillet. Oh ! si je m’en souviens ! Il y avait feu d’artifice aussi en nous ce soir-là et des illuminations dans nos coeurs. Et le lendemain, le jeudi, le soir, en calèche, te rappelles-tu surtout un moment à l’entrée des Champs-Élysées où nous sommes restés longtemps sans nous parler ? Tu me regardais d’un air sombre et tendre à la fois ; je voyais tes yeux briller dans la nuit sous ton chapeau. Toujours je me retourne vers ce souvenir, vers toi. Je peux dire comme Calydasa : «Mon coeur va en arrière vers toi, comme la flamme de l’étendard que l’on porte contre le vent.» N’aie pas peur pour ma santé ; je suis fait pour vivre vieux. Il m’est arrivé toutes espèces d’accidents et de maladies sans qu’il m’en soit rien resté ; tout ça glisse sur moi comme l’eau sur le col d’un cygne. J’ai suivi tous les régimes et vécu de toutes les manières. Je me suis exercé de bonne heure à tout, au travail, à la paresse, à tout excès, à toute abstinence. Je n’ai jamais senti ce que c’était que la fatigué intellectuelle, et il fut une année où j’ai travaillé régulièrement pendant dix mois quinze heures par jour ; trois fois par semaine seulement, je faisais des armes à outrance, si bien que j’en râlais ensuite sur mon lit pendant une demi-heure. Quant à la fatigue physique, l’éducation m’a fait un tempérament de colonel de cuirassiers. Sans mes nerfs, partie délicate chez moi, qui me rapproche des gens comme il faut, j’aurais un peu d’affinité avec le fort de la Halle. Sois donc sans crainte, pauvre chérie ; je n’ai pas besoin d’exercice et je vis bien quinze jours sans prendre l’air ni sortir de mon cabinet. Oui, je relis souvent les vers sur Mantes. Tu sais ma manie de répéter toujours quelque chose ; eh bien, je me redis sans cesse : Avec ta bouche rose et tes blonds cheveux d’ange, etc. Je ne sais pas si je fais comme toi ; si l’amour ne m’aveugle pas, mais il me semble que tu n’as guère écrit quelque chose de meilleur ; car c’est vraiment très beau. Tu aimes les foulards bleus. J’en ai retrouvé un à moi qui m’a servi pendant longtemps. Je te l’apporterai avec mes petites salières d’émail. Quant à la commission, je me suis fixé un terme, car j’en suis outré. Si le premier novembre ça n’est pas fait, je pars. Il faudra bien d’ailleurs d’ici là qu’elle se décide. Tu as toujours l’idée de venir ici me soigner si j’étais malade. Je t’avoue que je n’aimerais pas ça, à cause de toutes les scènes que ça susciterait. Et puis d’ailleurs, je n’ai jamais compris cette manie qu’ont les hommes de montrer leurs plaies à ceux que cette vue doit faire souffrir, d’aller chercher le coeur qui vous aime pour le rendre témoin de votre fièvre et de votre tranchée. Cette pratique commune est d’un égoïsme révoltant ; et, si tu veux ici que je t’avoue une faiblesse, une misère de ma nature, je serais gêné de toi dans cet état qui est toujours ridicule. J’ai de la pudeur pour de certaines positions grotesques qui m’intimident près de toi. Mais est-ce que je peux être malade ? Est-ce que mon talisman n’est pas là-bas ? Ton amour, n’est-ce pas un préservatif contre tout malheur ? Adieu ma vie, un long baiser ; je passe la main sous tes papillotes, et j’en soulève légèrement le bout. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Mardi matin, 20 octobre 1846. Qu’est-ce qu’il y a ? Es-tu malade ? Une de mes lettres a-t-elle [été] égarée ? ou une des tiennes ? Depuis jeudi matin pas un mot. De grâce, réponds-moi, réponds-moi de suite. J’ai des inquiétudes atroces, je suis en proie à mille soupçons épouvantables. Je ne sais que m’imaginer ni que dire. Je ne peux pas même t’écrire, car je ne sais que dire, si ce n’est que je t’aime, que je t’adore, que je t’embrasse. Voilà quatre grands jours que je brûle d’impatience et d’angoisse. Oh ! plus de cela, je t’en prie ! Adieu, adieu, mille tendres baisers. Mon coeur bat comme s’il t’était arrivé un malheur. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Mercredi soir, 11 h. [Croisset, 21 octobre 1846.] Je réponds à tes deux lettres, à celle écrite dimanche matin et à celle de lundi. On s’est trompé à la poste pour la première, et on l’a envoyée à Croisy-la-Haie, village sur la route de Neufchâtel. Écris, à l’avenir, Rouen en plus gros caractères et Croisset bien distinctement. Non, je [ne] te ferai pas de reproches sur tes reproches. Que l’injustice en retombe sur toi ! Tu as peur que je ne t’envoie des duretés ; eh bien, non, je ne t’envoie que des baisers, que des caresses. Je voudrais pouvoir te faire parvenir une mélodie langoureuse pour te charmer, comme on fait aux enfants qu’on endort, ou un de ces bons parfums qui, tout en vous faisant mourir, semblent vous donner une vie nouvelle. Pourquoi, pauvre âme, ne veux-tu plus que je te dise que je t’aime ? C’est au reste là le sort des sentiments vrais, de n’être pas crus. Si j’avais posé, menti, exagéré, tu n’aurais peut-être pas en ce moment tous ces doutes qui te rongent. Je ne sais que te dire ; j’ai peur à tout mot de faire saigner ton pauvre coeur sur lequel je pose le mien. Mais est-ce que j’ai l’air d’un homme qui ment ? Si je ne t’aimais pas, est-ce que je t’enverrais des lettres comme les miennes où je te dis tout, tout ? Je soignerais mon style, j’arrondirais mes périodes ! Non, tu ne crois pas ce que tu dis toi-même. C’est l’ennui, le désir, le malheur de la vie enfin qui te fait dire tout cela. Est-ce que tu ne me connais pas maintenant ? Il est vrai que je ne suis pas si facile à connaître. Est-ce que tu n’es pas sûre de moi ? Moi je le suis de toi, de ton présent, de ton avenir, de ton passé même. T’ai-je fait seulement une question sur ton passé ? Qu’est- ce que cela m’importe ? Je le prends avec le reste sans m’en soucier ; je ne suis jaloux de rien, de personne. Je pense à toi à toute heure du jour. Ton image me sourit, m’accompagne, m’entoure, je m’endors avec. C’est elle qui me réveille ; elle colore ma journée d’un reflet rose et doux. Si tu avais compté trouver en moi les aigreurs des passions adolescentes et leur fougue délirante, il fallait fuir cet homme qui s’est déclaré vieux d’abord et qui, avant de demander à être aimé, a montré sa lèpre. J’ai beaucoup vécu, Louise, beaucoup. Ceux qui me connaissent un peu intimement s’étonnent de me trouver si mûr et je le suis plus encore qu’ils ne le pensent. Il y a encore trois mois, je pensais que j’en avais fini avec les passions, et j’avais de bonnes raisons pour le croire. Et tu crois que je n’ai eu pour toi que le caprice passager qui vous pousse à lever la première jupe venue dont on ne connaît pas la doublure ! Plus haut ou plus petit, je ne suis pas un homme comme tout le monde, et il ne faut pas m’aimer comme on aime tout le monde. On m’a donné tour à tour, dans le public, mille qualités diverses, mille vices grotesques. Toutes ces sottises avaient un point d’appui vraisemblable. Quand on ne regarde la vérité que de profil ou de trois quarts, on la voit toujours mal. Il y a peu de gens qui savent la contempler de face. Tu fais comme tous ceux-là toi ! Eh bien ! sache-le donc, quand même tu voudrais ne plus m’aimer, tu m’aimeras toujours, va, malgré toi, et j’en suis fier. Il n’y a pas de brûlure sans cicatrice. Ça restera puisque ça reste en moi. Fussions-nous dix ans sans nous revoir, nos atomes s’attireront dès que nos corps se frôleront ; nos âmes se mêleront quand nos lèvres se toucheront. Te souviens-tu de la nuit de Mantes ? Te souviens-tu d’un cri de surprise que tu as jeté à un moment ? étonnée que tu étais de la force humaine. Tu n’avais pas rêvé, disais-tu, que l’amour allât jusque-là… Était-ce de la débauche ? Pourtant, qu’était-ce donc ? Maintenant si je te dis que je reste calme, que mes sens ne me tourmentent plus, tu t’irrites et tu m’accuses de froideur. C’est que j’ai fait depuis longtemps l’éducation de mes nerfs. Quelquefois ce sont [eux] qui se fâchent et de là résulte le désordre de la machine. Ainsi, tout enfant, j’étais très poltron ; je tremblais dans l’obscurité et j’avais des vertiges pour monter à une échelle. Dès la première année de collège, je m’échappais la nuit pour aller rôder tout seul dans les cours, où je crevais de peur ; les jeudis, j’allais dans les clochers des églises et je me promenais sur les balustrades, au risque de me casser le cou ; tout cela pour devenir brave, et je le suis devenu. C’est ainsi que je me suis habitué à porter le vin, les veilles, la continence la plus excessive et des jeûnes très longs. Pour le sentiment, il m’est advenu la même histoire. Avant la mort de mon père et de ma sœur, j’avais assisté à leur enterrement, et quand l’événement est arrivé, je le connaissais. Il y a peut-être aussi des bourgeois qui ont pu dire que je paraissais peu ému, ou que je ne l’étais pas du tout. Cesse, à propos de bourgeois, tes plaisanteries sur les héritières de céans. Me prends-tu donc pour un être si sot que je tienne à l’estime de mes concitoyens et que j’ambitionnes leurs filles ? J’espère bien jamais de la vie ne me marier, et si tu le veux, j’en fais ici le serment. Je t’en donnerai les raisons quand tu voudras. Il fut un temps où j’avais tant besoin d’argent que j’aurais épousé n’importe quoi. Maintenant que je suis devenu plus philosophe, je n’épouserai pas pour un million n’importe qui. Ma cupidité a fini par faire de moi un homme très peu soucieux de la fortune. C’est dommage ; j’aurais une belle figure dans mon palais et j’aurais protégé les Arts. Mais je sais que tu n’aimes pas à ce que je t’entretienne de ces idées. Ma mère est, là-dessus, comme toi. Il est drôle que ce soit justement ce que j’aime qui déplaise à ceux que j’aime. C’est encore là une bénédiction de mon esprit ; quand il veut offrir des roses, il ne donne que des chardons. Adieu ma belle maîtresse, un grand baiser pour vous faire passer toutes vos folies. Je ne te parle pas de la commission, puisque tu me blâmes de me mettre à couvert sous ces retards et de m’en faire un bouclier contre toi, ni quand je viendrai pour mes affaires. D’abord je n’ai pas d’affaires à Paris si ce n’est toi. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Vendredi, minuit. [Croisset, 23 octobre 1846.] Non, je ne méprise pas la gloire : on ne méprise pas ce qu’on ne peut atteindre. Plus que celui d’un autre, mon coeur a battu à ce mot-là. J’ai passé autrefois de longues heures à rêver pour des triomphes étourdissants, dont les clameurs me faisaient tressaillir comme si déjà je les eusse entendues. Mais je ne sais pourquoi, un beau matin, je me suis réveillé débarrassé de ce désir, et plus entièrement même que s’il eût été comblé. Je me suis reconnu alors plus petit et j’ai mis toute ma raison dans l’observation de ma nature, de son fond, de ses limites surtout. Les poètes que j’admirais ne m’en ont paru que plus grands, éloignés qu’ils étaient davantage de moi, et j’ai joui, dans la bonne foi de mon coeur, de cette humilité qui eût fait crever un autre de rage. Quand on a quelque valeur, chercher le succès c’est se gâter à plaisir, et chercher la gloire c’est peut-être se perdre complètement. Car il y a deux classes de poètes. Les plus grands, les rares, les vrais maîtres résument l’humanité ; sans se préoccuper ni d’eux-mêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celles des autres, ils reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs oeuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur. Il y en a d’autres qui n’ont qu’à crier pour être harmonieux, qu’à pleurer pour attendrir, et qu’à s’occuper d’eux-mêmes pour rester éternels. Ils n’auraient peut-être pas pu aller plus loin en faisant autre chose ; mais, à défaut de l’ampleur, ils ont l’ardeur et la verve, si bien que, s’ils étaient nés avec des tempéraments autres, ils n’auraient peut-être pas eu de génie. Byron était de cette famille ; Shakespeare de l’autre. Qu’est-ce qui me dira, en effet ce que Shakespeare a aimé, ce qu’il a haï, ce qu’il a senti ? C’est un colosse qui épouvante ; on a peine à croire que ç’ait été un homme. Eh bien, la gloire, on la veut pure, vraie, solide comme celle de ces demi-dieux ; l’on se hausse et l’on se guinde pour arriver à eux ; on émonde de son talent les naïvetés capricieuses et les fantaisies instinctives pour les faire rentrer dans un type convenu, dans un moule tout fait. Ou bien, d’autres fois, on a la vanité de croire qu’il suffit, comme Montaigne et Byron, de dire ce que l’on pense et ce que l’on sent pour créer de belles choses. Ce dernier parti est peut-être le plus sage pour les gens originaux, car on aurait souvent bien plus de qualités si on ne les cherchait pas, et le premier homme venu, sachant écrire correctement, ferait un livre superbe en écrivant ses mémoires, s’il les écrivait sincèrement, complètement. Donc, pour en revenir à moi, je [ne] me suis vu ni assez haut pour faire de véritables oeuvres d’art, ni assez excentrique pour pouvoir en emplir de moi seul. Et n’ayant pas l’habileté pour me procurer le succès, ni le génie pour conquérir la gloire, je me suis condamné à écrire pour moi seul, pour ma propre distraction personnelle, comme on fume et comme on monte à cheval. Il est presque sûr que je ne ferai pas imprimer une ligne, et mes neveux (je dis neveux au sens propre, ne voulant pas plus de postérité de la famille que je ne compte sur l’autre) feront probablement des bonnets à trois cornes pour leurs petits enfants avec mes romans fantastiques, et entoureront la chandelle de leur cuisine avec les contes orientaux, drames, mystères, etc. , et autres balivernes que j’aligne très sérieusement sur du beau papier blanc. Voilà, ma chère Louise, une fois pour toutes le fond de ma pensée sur ce sujet et sur moi. Je n’ai pas besoin d’être soutenu dans mes études par l’idée d’une récompense quelconque ; et le plus drôle c’est que, m’occupant d’art, je ne crois pas plus à ça qu’à autre chose, car le fond de ma croyance c’est de n’en avoir aucune. Je ne crois pas même à moi ; je ne sais pas si je suis bête ou spirituel, bon ou mauvais, avare ou prodigue. Comme tout le monde, je flotte entre tout cela ; mon mérite est peut-être de m’en apercevoir et mon défaut d’avoir la franchise de le dire. D’ailleurs est-on si sûr de soi ? Est-on sûr de ce qu’on pense ? de ce qu’on sent ? Toi maintenant qui m’aimes, qui m’aimes tant que tu voudrais te le nier, est-ce moi que tu aimes dans moi ou un autre homme que tu as cru y trouver, et qui ne s’y rencontre pas... ? Pardonne-le-moi si c’est faux, mais il me semble que dans ta dernière lettre il y a un ton de lassitude, comme si ma pensée te fatiguait. Eh bien un jour, si tu ne veux plus de moi, si tu t’aperçois que ce mirage-là t’a trompée, tu viendras t’asseoir au foyer de mon coeur ; ta place y sera toujours. Je guérirai avec des mots que je sais les blessures de tes illusions, et si je ne les guéris, j’empêcherai qu’elles ne te fassent souffrir. Pourquoi donc nous contraindre, ma pauvre chérie ? Pourquoi ne pas accepter la vie telle qu’elle est et nos positions comme elles sont, et nous aimer franchement sans y fourrer tant de subtilités ? Aujourd’hui, tiens, je n’ai fait que penser à toi. Ce matin quand je me suis éveillé, j’ai songé au tressaillement que j’ai éprouvé à Mantes […] l’impression de cette méditation m’est restée toute la journée. Mais tu ne veux plus que je parle de tout cela (de quoi te parler ?) Parlons donc d’autre chose. Tu as raison, il aurait mieux valu pour toi ne pas m’aimer. Le bonheur est un usurier qui, pour un quart d’heure de joie qu’il vous prête, vous fait payer toute une cargaison d’infortunes. Adieu, je t’embrasse, et comment ! Moi je sais bien comment ! Allons, toujours ainsi, n’est-ce pas ? C’est si bon ! Les lèvres m’en piquent et je me passe la langue dessus comme si la tienne venait d’y passer. Le secrétaire m’a écrit que c’était le 5 que ces Messieurs étaient convoqués. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Dimanche [24 octobre 1846] 11 heures du soir. On dirait que tu veux me forcer à t’écrire des duretés, car tu fais tout ce qu’il faut pour t’en attirer. Eh bien, si c’est là ton envie, je ne la satisfais pas pour deux raisons. La première, c’est que je n’en trouve pas à te dire ; la seconde, quand même j’en penserais, je les tairais. Je ne sais pas jusqu’à quel point tu as raison en m’accusant de manquer d’amour. Celui qui lit dans les coeurs en est seul juge et peut-être n’est-ce pas à moi qu’il donne tort. Mais pour manquer de délicatesse envers toi, envers toi, chère âme, jamais ! jamais ! lors même que je ne t’aimerais plus, lors même que je te haïrais. Et je resterai franc pourtant, comme je l’ai toujours été. Je m’aperçois que c’est un tort. J’aurais dû un peu m’exciter, un peu me monter, un peu me farder. Tu m’aurais peut-être trouvé plus aimable, si je n’avais pas été si digne d’être aimé. Louise, je t’en prie, je t’en conjure, je lève vers toi ces yeux qui te plaisent et qui attirent ton sourire quand je suis là près de toi, et que je te regarde de bas en haut, la tête sur tes genoux ne sois plus aussi dure, aussi âcre, ne me donne plus à travers le coeur des coups de cravache pareils. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce pauvre coeur ? Si tu ne le trouves pas à la taille du tien, laisse-le, jette-le, mais ne crache pas dessus la désillusion qu’il t’a donnée ! Est-ce sûr ? Est-ce qu’il y a désillusion ? Est-ce que je ne suis pas le même ? N’est-ce plus moi ? N’est-ce pas toujours toi ? Est-ce que maintenant nos deux âmes ne sont pas ensemble ? À quelle autre qu’à toi vais-je faire avant de m’endormir la dédicace de ma nuit ? Quelque chose de mystérieux et de doux nous unit toujours. À travers l’espace nos désirs se rencontrent comme les nuées et se mêlent l’un à l’autre dans une aspiration continue. Il y a quinze jours encore, tu ne m’envoyais que les caresses de ta pensée, avec toutes les voluptés que tu pouvais trouver dans tes phrases. Et tout à coup, sans que rien ait changé (puisque je t’avais dit que je viendrais quand la commission aurait fini ; te souviens-tu comme tu m’as remercié de la nouvelle que tu as lue dans l’escalier à la lueur de la lampe ?) ta voix s’est remplie de sanglots et je n’entends plus que tes cris de douleur qui m’accusent. Ta pauvre âme est comme un guerrier blessé ; par quelque côté qu’on veuille la prendre, on touche à une blessure, et on te fait souffrir. Pourquoi, par exemple, m’accuser déjà de mon malheureux voyage en Bretagne ? Est-ce que je sais seulement si je le ferai ? Il y a tant de chances pour qu’il tombe à l’eau, comme tous mes autres projets, grands et petits ! D’ici à dix mois, que de choses peuvent nous le faire manquer ! maladie de l’un ou de l’autre, de ma mère, ou de n’importe qui d’ici, manque d’argent, etc. Je ne t’en avais pas parlé puisque ça n’était nullement sûr et que ça ne l’est pas encore. Tu reviens toujours sur cette estimable mère Foucaud. Parce que je t’ai avoué cette faiblesse, tu me la reproches toujours. Je ne suis sensible à ce reproche que parce qu’il te fait mal à toi-même. Je me suis donc bien mal expliqué sur ce chapitre ! Je ne l’ai jamais aimée. Il me semble que, si tu as lu la lettre, c’était clair ; car tout en étant très galante, elle était d’une insolence rare. C’est du moins l’effet qu’elle m’a fait à moi. Il y a dans ta dernière, une phrase que je recopie pour que tu la relises, et ici je demande à ton esprit d’en juger la convenance et la bonté : «Moi ! je te dirais seulement que, si je ne t’avais pas connue, j’aurais peut-être accepté, devenant libre, une position que le monde aurait appelée brillante.» Qu’aurais-tu dit si jamais je t’avais envoyé des choses pareilles ! Tu me parles de tes souffrances ! À ce qu’il paraît que je ne te parle guère des miennes, moi, car tu ne te doutes pas que des aveux semblables puissent m’en causer ! Que veux-tu que je te dise ? que je m’aperçois encore que j’ai causé ton malheur, que sans moi tu aurais été tranquille sinon heureuse. Eh bien, pour le bonheur passé, au nom de lui, et non pas de moi, pardonne-le-moi. Adieu, chère camarade, puisque ce n’est plus que ce mot-là que tu me permets. Tu serres mes mains à la fin de toutes tes lettres ; veux-tu encore que je baise les tiennes comme le premier jour, comme le mercredi soir ? Adieu, adieu. *** À MADEMOISELLE GERTRUDE COLLIER. [Début de novembre 1846.] Est-ce que je ne vous reverrai plus ? Votre départ est donc bien décidé. Mais pourquoi ne vous en allez-vous pas par Rouen ? C’est la route qui vous mènerait le plus vite et je pourrais vous dire adieu. Si vous êtes triste de quitter Paris, je le suis aussi, moi, de votre départ. Je ne pourrai plus voir votre pauvre maison sans un serrement de coeur. Il y a ainsi maintenant, sur la terre, une foule de places où mon âme saigne quand j’y passe. Tout m’abandonne ; mes parents meurent, mes amis s’en vont. Il ne me reste plus de tout cela que le souvenir ; le vôtre me restera toujours cher. Jamais je n’oublierai ces longues heures de l’après-midi que j’allais passer au Rond-Point, nos bonnes lectures, nos causeries sans fin. Quand je demeurais dans ma triste rue de l’Est, je me promettais mes jours de visite chez vous comme des jours de vacances. Ç’a été dans ce temps-là mes meilleurs moments et, dans mon dernier séjour à Paris, avec quel plaisir encore ne me reportais-je pas à ce doux passé évanoui ! Nous y avons encore ri ; vous le rappelez-vous ? Pour moi ce voyage-là, fait entre la mort de mon père et celle de ma soeur, a laissé dans ma pensée comme le souvenir d’une heure de relâche entre deux ouragans. Et puis comment ne me souviendrais-je pas de vous tous avec tendresse ? Vous êtes mêlés à tant de choses de ma vie intime ! Je vous ai connus à Trouville, dans le temps que nous y étions tous. J’ai gardé pour moi le châle bariolé de rouge et de bleu que portait Henriette et qu’elle avait donné à Caroline. Qui sait quand je vous reverrai, et si je vous reverrai, seulement ! Je doute de tout et du bonheur plus que jamais. J’ai des défiances ombrageuses de l’avenir ; et d’ailleurs si je vous revois, tout sera bien changé sans doute. Je ne dis pas que vous m’oublierez ; je crois bien à votre amitié. Mais je me méfie du temps, voyez-vous, du temps qui pourrit tout, comme la pluie qui ronge les marbres les plus durs et les sentiments les plus solides... Vous serez mariée, peut-être ; tant de choses seront survenues ! Que le ciel vous rende heureuse, Gertrude ! C’est mon voeu le plus profond. Si je ne pensais pas que vous m’estimez trop pour me demander ici des mots convenus, je vous enverrais une foule de banalités dont je vous fais grâce ; mais vous savez ce que je vous suis. Peut-être l’année prochaine irai-je avec ma mère en Angleterre et en Écosse. Alors j’irais vous voir ; ce sera une grande joie. Comme nous causerons ! Mais où serez-vous ? Où demeurerez-vous ? Qu’allez-vous faire ? Vous me donnerez bien un peu de vos nouvelles, n’est-ce pas ? Tout ne sera pas laissé sur le rivage ; tout ne s’enfuira pas avec la silhouette des arbres de la grande route. Il me semble que vous êtes partie il y a longtemps, que vous êtes loin, bien loin, que je ne vous reverrai plus. Dites bien à votre mère, à Henriette, mille choses ; c’est plus que je ne peux en dire, tout ce que vous trouverez. Si jamais, n’importe quand, vous aviez besoin de quelque chose en France, comptez sur moi ; ne craignez rien, j’ai la mémoire longue. Embrassez bien Herbert de ma part quand vous le verrez. Adieu, adieu. Tout à vous (cela n’est pas une formule). Il faudra que je sois à Paris du 15 au 20 de ce mois. Si, par hasard, votre départ se trouvait retardé, je vous verrai encore ; sinon… encore un adieu de plus ! *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Vendredi 13 novembre 1846. Que te dire, que te faire ? Ah ! tu as refusé mon baiser d’adieu ; prendras-tu mon baiser de retour ? Bientôt m’appelleras-tu encore «vous» ? Sais-tu qu’il n’y a pas de reproche qui vaille tes larmes, pas d’outrages ni d’injures qui m’aient été sanglants ni plus amers que ce désespoir navrant avec lequel tu m’as flagellé ? Mon coeur en porte la marque. Crois-tu que je n’en ai pas souffert ? Mais non : parce que je ne pleure pas, tu m’appelles égoïste ; parce que j’ai manqué à ton rendez-vous, tu m’appelles traître, tu me méprises. Et ce rendez-vous, je l’ai manqué par pudeur. Cela t’étonne de moi, n’est-ce pas, qui en ai si peu. Eh oui ! Avec Phidias, à quatre, ç’eût été du monde ; avec Maxime seul, une demi-intimité. Quand quelque chose cloche à moitié, j’aime mieux que tout cloche entièrement. Je te voulais, je te voulais encore, j’avais mille choses à te dire. Jamais tu ne m’avais parue plus belle que ce jour-là, plus enviable, plus charmante. Tu crois que je ne veux de toi que le plaisir. Est-ce que j’aime le plaisir ? Est-ce que j’ai des sens ? Et tu m’accuses de manquer de coeur. Il ne me reste donc rien. C’est possible ; que sais-je ? Tiens, je voulais t’écrire longuement, mais je ne trouve rien à te dire. Je suis troublé, agité, le souvenir de ton chagrin et du chagrin que je t’ai causé est là, comme un spectre qui m’attire et qui me fait peur. Mais est-ce ma faute ? J’attends une lettre de toi, mais tu ne m’écriras pas. Tu es fière, tu t’es trouvée blessée, sans supposer que je pouvais l’être ! l’être, même un peu !... Je reviens dans peu de jours, quand même la commission ne se rassemblerait pas. Ne fût-ce qu’un jour, qu’une heure, je veux te revoir, te revoir encore une fois, si tu ne veux plus de moi, si tu me chasses. Plus de tout cela ! de grâce ! C’est moi qui te prie ! Tu ne sais pas le mal que tu causes. Si tu ne veux plus que ma bouche touche la tienne, eh bien sur ta main, Louise, sur ta main ! Il y a quarante-huit heures, elle se posait encore sur ma poitrine et dans mes cheveux, et les miennes parcouraient, frémissantes, tout ton corps. Adieu, adieu, au revoir si tu veux, si tu le permets ; oui, au revoir. Vivement. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Dimanche matin [15 novembre 1846.] Ta lettre de ce matin me remue jusqu’aux entrailles. Essuie tes pauvres yeux, chasse ta fièvre. J’ai besoin de t’embrasser, de poser ma tête sur ton coeur. Je t’aime, oui, je t’aime ; l’entends-tu ? Qui est-ce qui pourrait résister à un amour comme le tien, aussi dévoué, aussi profond, aussi involontaire ? Moi qui avais peur que tu ne m’écrives plus ! Ah ! que je te connaissais mal ! J’en frémis de joie, de ton amour. Te mépriser, dis-tu ; mais pourquoi ? Oh tu me calomnies dans ton coeur, aussi toi. Au contraire, non seulement plus je t’aime, mais plus je t’estime, plus je voudrais pouvoir te donner tout. Mais pourquoi faut-il que le seul sacrifice qui te soit agréable soit justement celui-là que je ne puis te faire ? Je suis parti jeudi avec la mort dans l’âme ; mais, entre deux mauvaises actions, j’ai choisi celle qui m’a semblé la moindre, et je suis parti. J’ai eu des remords de t’avoir quittée, comme si j’avais mal fait ; et pourtant je ne pouvais faire autrement, il le fallait. Tu dis que je n’ai pas voulu t’embrasser avant de partir ; c’est toi qui m’as refusé. Te rappelles-tu que j’ai voulu prendre ta main dans ton manchon et que tu l’as tenue fermée ? Mais pas un seul instant je ne t’en ai voulu. Tu m’affligeais trop ; tout cela s’est retourné contre moi et m’a déchiré à l’intérieur. Que je suis faible ! Moi qui me croyais fort, voilà que je tremble en t’écrivant ; le coeur me bat. Oh ! avant huit jours, vendredi, samedi au plus tard, je te reverrai. Je compte les heures, je reste au coin de mon feu à attendre la journée s’avancer, en pensant à toi et rien qu’à toi. Nous aurons du temps ; je m’arrangerai d’avance pour être bien libre. Je t’apporterai Novembre ; je te le lirai à l’hôtel, un soir, tout seuls. Un autre jour, tu me liras ton drame. J’irai au spectacle, si tu veux ; je ferai tout ce que tu voudras. Il fait froid ; mes gazons sont tout poudrés à blanc ; les arbres des îles sont noirs ; ma pensée frileuse s’en va toujours de ces lieux et vole vers toi, pour s’y réchauffer dans ton souvenir. Je vois toujours ta tête animée se détachant sur le fond rouge des rideaux. Je sens tes papillotes légères sur ma poitrine, et toute la douceur de ta peau qui m’embrase le corps. N’est-ce pas que tu me promets d’être plus sage, ma pauvre enfant ? Ne pleure plus Louise, par pitié pour moi, si ce n’est pour toi. Il me semble que l’amour doit résister à tout, à l’absence, au malheur, à l’infidélité, même à l’oubli. C’est quelque chose d’intime qui est en nous, et au-dessus de nous tout à la fois ; quelque chose d’indépendant de l’extérieur et des accidents de la vie. Nous aurons beau faire, nous serons toujours l’un à l’autre. Quand nous nous fâcherions, nous reviendrions toujours l’un vers l’autre, comme des fleuves qui rentrent dans leur lit naturel. On ne peut se soustraire à la fatalité de son coeur. Tu es à moi, je suis à toi. Qu’on en souffre ou qu’on en jouisse, il le faut ; cela est. Du Camp t’a-t-il consolée un peu ? Tu as dû recevoir hier soir une lettre. Je ne sais pas ce que j’y disais ; je n’avais pas la tête à moi. C’est un bon ami que nous avons là ! Dans quel état t’ai-je laissée l’autre jour, mon Dieu ! Je te revois toujours dans le coin de la muraille, pleurant et te tordant. Tu m’accusais ! J’aurais voulu tomber à tes genoux et faire changer chaque sanglot en cri de bonheur. Sais-tu que ça faisait une scène, et que j’avais l’air d’un bourreau ! Adieu, adieu toi que j’aime. Je t’écrirai bientôt, puis pour te dire le jour que j’arrive. Mille baisers ; reçois ici tous ceux que je peux te donner. Tu m’as dit que je t’avais appris des voluptés nouvelles. Tant mieux ! Je voudrais t’en donner encore d’autres, t’en accabler, t’en faire mourir. Adieu, adieu. Le presse-papier que je t’ai donné a longtemps servi à ma soeur. Elle l’avait gagné à une loterie d’un couvent d’orphelines dont ma mère était dame patronnesse. Elle me l’avait donné il y a six ou sept ans. Si c’est bien un clou que tu as, mets-y de la bouillie ou baigne-toi à l’eau chaude ; mais tu ferais mieux de consulter ton médecin. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Lundi matin, midi. Calmons-nous, ma chère enfant ; le pronostic du serre-papier a menti, jusqu’à présent du moins. Il n’y a rien de brisé. Je t’en donnerai un autre, comme tu me le demandes, qui m’a longtemps servi. Je te l’apporterai, quand je viendrai à Paris, dans le courant ou à la fin du mois prochain. Tu recevras mes manuscrits probablement demain soir ; le paquet est fait et parti. Bouilhet a été très sensible à ta lettre. Il viendra avec moi à mon prochain voyage, et je te présenterai ce jeune drôle. À la fin de la semaine je t’écrirai. J’ai bien du mal à me remettre au travail. Ces quinze derniers jours de repos m’ont tout à fait dérangé. Pour le moment, mon sujet me manque entièrement. Je ne vois plus l’objectif. La chose à dire fuit au bout de mes mains quand je veux la saisir. J’ai jeté les yeux sur l’Éducation avant-hier au soir. Tu auras du mal à t’en tirer. Il y a beaucoup de ratures qui sont à peine indiquées. Comme c’est inexpérimenté de style, bon Dieu ! Va... Il faut que je t’aime bien pour te faire de pareilles confidences à cette heure. J’abaisse mon orgueil littéraire devant ton désir. En somme tu verras que ce n’est pas raide ! Adieu chère Louise, j’embrasse tes yeux. À toi. Ton Gustave. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Lundi trois heures [16 novembre 1846]. Je t’envoie ici un bon baiser sur le front et deux autres sur les joues. Ah ! encore une fois, quelle misère à moi c’est que d’avoir été te faire cadeau de ma personne. Tu valais mieux que ça. En échange de ton or, je t’ai donné du fumier. Est-ce la faute au fumier, s’il n’est plus paille fraîche ? Oui, restons amis, écrivons-nous de temps à autre. Fie-toi à moi toujours, comme si j’étais resté encore sur ce piédestal où ton amour m’avait hissé. Maintenant qu’elle est à bas, la statue, n’est-ce pas qu’elle n’est pas d’argent, mais de plomb ? Travestissant un vers de Musset je peux dire : Tu es venue trop tard dans un homme trop vieux. Si je t’avais jugée de nature plus médiocre, j’aurais menti. Je n’en ai pas eu le coeur ; ç’eût été te ravaler à mes yeux. Je ne suis fait ni pour le bonheur, ni pour l’amour, et je n’ai jamais goûté de l’un et de l’autre que l’odeur, comme les goujats qui flairent le soupirail de Chevet. Ils convoitent tout ce qu’on fricasse ; ils se disent : «Ah ! si j’étais là dedans, comme je m’en donnerais ! comme je mangerais !» Faites-les descendre à la cuisine, ils n’ont plus faim, parce que le charbon leur fait mal à la tête. Si tu avais su t’en tenir au ton d’une galanterie épicée, d’un peu de sentiment et de poésie, peut-être que tu n’aurais [pas] éprouvé cette chute qui t’a tant fait souffrir. Mais le coeur est comme la voix ; quand il a crié, il s’enroue. Pourquoi, pauvre amie, t’obstines-tu à te comparer, quant à l’effet que tu me produis, à une fille ? Tu tiens beaucoup au parallèle ? Quelle sottise ! Pourquoi me reproches-tu d’avoir voulu te donner un bracelet après la première nuit et de ne te l’avoir pas plutôt envoyé au jour de l’an ? Tu crois donc que je suis bien rustre ? À défaut de coeur, me nies-tu aussi les plus simples notions de savoir-vivre ? Quelle funeste manie tu as, chère enfant, de toujours te creuser l’âme pour en faire le trou plus grand ! La raison de cela, par exemple, est fort simple : j’avais de l’argent à cette époque ; je n’en ai plus maintenant, voilà tout. Je vis et j’ai toujours vécu dans une gêne affreuse qui me rend sombre, irritable et humilié intérieurement. Les haillons dont d’autres rougissent, moi je les porte sous la peau. J’ai des besoins désordonnés qui me rendent pauvre avec plus d’argent qu’il n’en faut pour vivre, et je prévois une vieillesse qui finira à l’hôpital, ou d’une manière plus tragique. J’y serai sans doute forcé un beau jour ; car alliant le désir de l’or avec le mépris du gain, c’est une impasse où le petit bonhomme étouffe comme dans un étau. Enfin, n’importe. Personne ne me comprend là-dessus ; inutile dès lors d’en ouvrir la bouche. Ah ! mon orgueil qui te paraît si grand, si tu savais combien de renfoncements et de raplatissements il éprouve à toute minute, tu le plaindrais au lieu de le haïr. Mais je ne veux pas te parIer de tout cela, ni de mille autres choses pires qui me tiennent une compagnie journalière. Meute crottée, qui bâille et s’étale au foyer, et prend la place du maître. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Mardi soir 10 heures [17 novembre 1846.] Ne m’adresse plus tes lettres à Croisset, cher ange, mais à Rouen, rue de Crosne-Hors-ville, 25, au coin de la rue de Buffon. Nous allons y coucher jeudi prochain, jour où enfin j’espère que cette éternelle commission se sera décidée. Il faudra pourtant qu’elle en finisse ! Samedi ils se sont réunis. (J’espérais qu’ils auraient bâclé ça tout de suite, et pouvoir partir le dimanche à midi. Je serais arrivé à quatre heures à Paris, et le soir, sans que tu en fusses prévenue, je me serais présenté tout d’un coup chez toi pour jouir de ta surprise. Voilà quel était mon plan secret.) Sur huit membres, il [y] en avait quatre de présents ; tu vois ce que c’est. J’en suis tellement fatigué que je ne compte plus sur rien ; mais tu peux compter, toi, que tu me reverras d’ici à très peu de jours. Il faut que je te revoie ; ça me brûle le coeur. J’ai encore le prétexte du piédestal dont j’ai besoin de voir le modèle, si je perds celui de la commission. Mais je l’aurai, c’est presque infaillible. Je ne me souviens que fort vaguement de ces deux dames dont tu me parles dans ta lettre de ce matin et qui sont venues à l’atelier un jour que nous y étions. Je crois que tu as, en me le rapportant, exagéré ce qu’elles ont pu te dire sur mon fameux regard. Ce sont de ces choses que les femmes n’avouent pas ressentir, d’ordinaire. Quand elles l’éprouvent, elles le cachent ; et quand elles le manifestent, c’est qu’elles y ont intérêt. Or, quel intérêt avaient-elles à te dire cela, si ce n’est peut-être un motif de curiosité ? pour voir ce que tu sentais toi-même, ou tout bonnement pour dire quelque chose de drôle, sans y attacher aucune idée. Je ne me crois pas les yeux attirants ni séduisants. Ils vont à la nature animale ; ils appellent les enfants, les idiots et les bêtes, parce que j’ai peut-être beaucoup vécu dans ce monde-là et que j’en ai gardé quelque chose, un air de famille, un vieux levain de naturalisme mystérieux que l’intensité de la pensée fait épancher au dehors vers les phénomènes qui le reproduisent. Mais je crois sincèrement que je plais à peu de femmes ; à quelques hommes beaucoup. Plusieurs me détestent instinctivement, et le plus grand nombre ne me remarque pas ; j’ai cela de commun avec tout le monde. Est-ce que tu ne t’es pas aperçue combien j’étais timide et gauche, peu sûr de moi, combien j’avais peu d’aplomb ? Il a fallu que je fusse irrésistiblement entraîné ! À l’heure qu’il est, je m’étonne encore que ce soit moi que tu aimes, que ce soit moi qui t’aime. Cela me paraît une anomalie de ma nature, une métamorphose, une renaissance si tu aimes mieux. Mais combien je trouve de douceur dans ton souvenir ! Si tu savais combien de fois par jour ma pensée voltige sur toi, se pose sur tes seins, se balance au bout de tes cheveux, s’éclaire au feu humide de tes yeux ! Tu m’as dit hier que j’étais la poésie de ton soleil couchant. Si je suis ton dernier amour, tu es peut-être aussi le mien ; le premier est si loin ! Un homme plus jeune t’eût aimée avec plus d’exclusion, plus de pureté, plus d’élan, mais moins longtemps peut-être, moins profondément, moins intimement. Oui, toujours, toujours, et lors même que je ne t’aimerai plus, la tendresse remuera pour toi le fond de mon coeur. Je voudrais t’aimer davantage ; je voudrais que tu le saches bien ; je voudrais pouvoir te le prouver. Je ne fais pas grand’chose depuis quelques jours ; notre déménagement nous occupe. Je rumine un plan, je pense à toi. Novembre est de côté, je te l’apporterai ; je l’avais oublié la semaine dernière. Merci de ton attention pour ton costume. C’est là ce qui peut s’appeler une inspiration de Vénus intelligente. J’accepte. Oui, je veux t’avoir dans ta belle toilette, dans celle où l’on t’admire, où l’on te convoite. Mille chauds baisers sur ta gorge. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Dimanche matin (sans date). [1846] La Commission ne se rassemblant que samedi, j’arrive demain. Oui, demain, mon pauvre ange ! Quel baiser nous nous donnerons ! Je ne sais [au] juste l’heure, mais Du Camp me dira bien le moment où il faut te voir. D’ailleurs je t’écrirai un mot ; je trouverai toujours bien un prétexte. Vers trois heures, si tu veux, promène-toi sur le Boulevard, sous le Café de Paris ; ou à quatre heures je serai à l’hôtel. Allons, dans vingt-quatre heures ! mille tendresses en attendant. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. [Lundi 23 novembre 1846.] La première lettre que tu recevras de moi te dira positivement le jour de mon arrivée. Quant à l’heure, je ne suis pas si sûr d’être exact ; on peut manquer un convoi. Ta lettre de ce matin (j’en ai reçu deux à la fois, une de jeudi et une d’hier ; je parle de celle d’hier) aurait amolli des tigres et je ne suis pas un tigre, va ! Je suis un pauvre homme bien simple et bien facile et bien homme, «tout ondoyant et divers», cousu de pièces et de morceaux, plein de contradictoires et d’absurdités. Si tu ne comprends rien à moi, je n’y comprends pas beaucoup plus moi-même. Tout cela est trop long à expliquer et trop ennuyeux ; mais revenons à nous. Puisque tu m’aimes, je t’aime toujours ; j’aime ton bon coeur si ardent et si vif, ton coeur si vibrant, dont la mélopée intérieure se module tour à tour en sanglots tendres et en cris déchirants. Je ne le croyais pas tel qu’il est. Chaque jour tu m’étonnes, et je finis par croire que je suis bête, car j’éprouve des ébahissements singuliers à voir ces trésors de passion, mine d’or que tu m’ouvres pour ma contemplation solitaire. Et moi aussi je t’aime. Lis-le donc ce mot dont tu es avide et que je répète pourtant à chaque ligne. Mais chacun, tu sais, pense, jouit, aime, vit enfin selon sa nature. Nous n’avons tous qu’une cage plus ou moins grande, où toute notre âme se meut et se tourne ; tout cela est une affaire de proportion. Tout ce qui nous étonne et scandalise est ce qui charme et ravit un autre. L’héroïsme de tel coeur est l’état journalier de tel autre, et ainsi de suite. Moi, je ne suis peut-être pas fait pour aimer. Et cependant je sens que j’aime ; j’en ai conscience, conscience intime et profonde. Ton souvenir me met en mollesse ; tes lettres me remuent et je les ouvre en palpitant ; ton image m’attire là-bas. Est-ce tout cela que tu éprouves ? Mais peut-être as-tu raison ; je suis froid, vieux, blasé, plein de caprices et de niaiseries, et égoïste aussi, peut-être ! Qui ne l’est pas ? Depuis le gredin qui mettrait toute sa famille au pilon pour se faire un consommé tonique, jusqu’à l’intrépide qui se jette sous la glace pour sauver des inconnus, chacun ne cherche-t-il pas, d’après les appétits de sa nature, une satisfaction personnelle, qui tourne au détriment des autres, ou à leur avantage, selon l’objet de l’action ? Mais l’impulsion première est toujours du Moi, comme dirait le Philosophe, converge pour y retourner. N’importe ! que je sois ce que je suis ou tout autre, tu n’as pas affaire à un ingrat. On ressemble plus ou moins à un mets quelconque. Il y a quantité de bourgeois qui me représentent le bouilli : beaucoup de fumée, nul jus, pas de saveur. Ça bourre tout de suite, et ça nourrit les rustres. Il y a aussi beaucoup de viande blanche, de poissons de rivières, d’anguilles déliées vivant dans la vase des fleuves, d’huîtres plus ou moins salées, de tête de veau et de bouillies sucrées. Moi, je suis comme le macaroni au fromage, qui file et qui pue ; il faut en avoir l’habitude pour en avoir le goût. On s’y fait à la longue, après que bien des fois le coeur vous est venu aux lèvres. Que sont ces tristes penchants ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre les poires qui pendent au haut des arbres, ou les melons qui jaunissent sur du bon fumier ? Vivons donc ensemble, puisque tu t’y résignes. Te souviens-tu de ce vendredi où je ne suis pas venu chez Phidias ? Tu me l’as reproché, pauvre coeur ! C’est que je pressentais pour toi tous les ennuis que je t’ai donnés. Ces pleurs que tu verses, je les portais déjà dans ma pensée comme une nuée d’orage dans un ciel d’été. Toujours bonne, toujours prévenante, et guettant tout ce qui peut me faire plaisir, tu m’as envoyé ton Volney. Je t’en remercie bien. Mon frère l’a. Mais ce qu’il n’a pas, c’est ce joli foulard qui était si bien enveloppé entre les deux volumes. Je m’en servirai à Paris ; tu me le verras bientôt. Tiens, veux-tu que je te dise une chose qui me pèse sur le coeur ? Tu vaux mieux que moi, il t’aurait fallu rencontrer un autre homme. Je sens toute l’infériorité de mon rôle et je sens que je te fais souffrir, quoique je voudrais pouvoir te combler de tout. Je cherche dans ma pauvre tête et je ne trouve rien, rien, comme si mon coeur était un eunuque qui n’a pour lui que le désir et la souffrance. L’histoire d’Emma est assez curieuse. Je connais un peu un Dulac qui était étudiant en droit, ou médecine ; je ne me souviens plus. C’est peut-être un autre que celui-là. Tu es [en] mesure de bien embêter Stello si ça te fait plaisir. Adieu chérie, je t’embrasse longuement sur ton pauvre coeur. À toi. Du Camp me parle de toi. Il a l’air de t’être bien dévoué, mais tu lui parais bien triste. Il m’écrit qu’il fait tout ce qu’il peut pour te remonter le moral. Il n’y paraît guère ! Qu’est-ce qu’il te dit ? *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Dimanche cinq heures et demie. [29 novembre 1846.] Comme si ce n’était pas assez de tout ton amour, tu m’offres encore tous les hommages et tout l’amour qu’on t’a donnés. Merci de cette attention de la médaille ; elle m’est sacrée à plus d’un titre. À demain donc nos adieux. J’embrasserai Henriette, tu prendras ce baiser pour toi. Je le donnerai en pensant à toi. Je ne vois pas où nous pourrions nous revoir le soir. Ce soir, j’ai eu bien du mal à m’échapper : ma mère est malade, et je me suis enfui sous prétexte d’aller passer une demi-heure chez Max. Il faut que je rentre. Nous partons mardi, probablement par le convoi de neuf heures. Comme elle était douce la petite promenade que nous avons faite l’autre jour à pied, seuls dans cette rue déserte ! Aussitôt rentré à Rouen, je t’écris une longue lettre où je te dirai tout ce qu’ici je ne puis te dire. Je suis trop pressé. Max est tellement occupé de ses affaires d’argent que je ne le vois pas. Adieu donc, à demain. Je te reconduirai jusque sur le perron, et je te donnerai une dernière poignée de mains réprimée. Adieu, adieu, mille tendresses, mille baisers, et encore plus du coeur que de la bouche. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Mercredi 2 heures. [2 décembre 1846.] Je suis triste, je m’ennuie, je m’embête ; je n’ai pas une idée dans la tête. Sans ce bon Max, ce serait à en périr. Me voilà rentré dans ma vie plate et monotone qui n’a quelque douceur que par son uniformité, quelque grandeur peut-être que par sa persévérance. Sitôt que je romps à mon train ordinaire et que je veux m’y remettre, j’en éprouve une amertume sans fond. Aujourd’hui, par exemple, c’est quelque chose d’analogue à l’ennui des écoliers après une vacance. Tout le temps se passe à rêver au plaisir qu’on a eu et on regrette de ne l’avoir pas mieux employé. Il y a 24 heures, nous étions en voiture, nous descendions, nous nous promenions à pied dans le bois. As-tu éprouvé quelquefois le regret que l’on [a] pour des moments perdus, dont la douceur n’a pas été assez savourée ? C’est quand ils sont passés qu’ils reviennent au coeur, flambants, colorés, tranchant sur le reste comme une broderie d’or sur un fond sombre. Je repense sans cesse à la voiture, et au soleil passant à travers les rideaux jaunes. Tu avais les lèvres et les paupières d’un rose vif... Ne me dis jamais que je ne t’aime pas, puisque tu me fais éprouver des mélancolies que je n’avais jamais eues. Je sens plus la douleur que le plaisir ; mon coeur reflète mieux la tristesse que la joie. Voilà pourquoi, sans doute, je ne suis pas fait pour le bonheur, ni peut-être pour l’amour. Je comprends bien combien je dois te paraître sot, méchant parfois, fou, égoïste ou dur ; mais rien de tout cela n’est ma faute. Si tu as bien écouté Novembre, tu as dû deviner mille choses indisables qui expliquent peut-être ce que je suis. Mais cet âge-là est passé, cette oeuvre a été la clôture de ma jeunesse. Ce qui m’en reste est peu de chose, mais tient ferme. [...] Je suis né ennuyé ; c’est là la lèpre qui me ronge. Je m’ennuie de la vie, de moi, des autres, de tout. À force de volonté, j’ai fini par prendre l’habitude du travail ; mais quand je l’ai interrompu, tout mon embêtement revient à fleur d’eau, comme une charogne boursouflée étalant son ventre vert et empestant l’air qu’on respire. J’ai cherché à éviter les passions ; elles sont venues. Quand je ne suis plus dans l’exercice de l’une d’elles, quand je t’ai eue quelques jours, par exemple, et que je reviens ici, rien ne pourra te donner l’idée de ce qui se passe en moi. Adieu, je t’embrasse, je suis abruti. Je ne sais pas ce que j’écris ni seulement si tu pourras le lire. Adieu, mille tendresses ; mais j’ai le coeur serré comme avec un cordon. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. [Samedi 5 décembre 1846.] Merci de ta bonne lettre de ce matin, si tendre, si doucement triste, si résignée, si souriante sous les pleurs. Je commençais à être inquiet et à trouver le temps long. Tu me dis que je ne me suis pas détourné pour te voir, quand je t’ai quittée rue Royale. Je me suis détourné deux fois ; je n’ai rien vu. C’était comme la veille, à l’atelier ; j’avais embrassé Henriette pour toi, et tu ne t’en étais pas aperçue. Tu me dis sur mon beau-frère beaucoup d’excellentes choses qui m’ont fait admirer ton bon esprit et ton bon coeur ; mais elles ne sont pas justes, parce qu’elles ne sont pas spéciales. Quand je t’ai confié que je croyais avoir eu sur lui une influence funeste, je n’ai pas voulu dire que je lui avais inoculé de mon vaccin intellectuel. Mais seulement ma fréquentation lui a été nuisible en ce sens qu’il s’est imaginé pouvoir mener une vie comme la mienne, toute en solitude et de spéculation. Le parti pris a amené la vanité, et la vanité retient à son tour le parti pris. Il n’y a rien à faire là contre que de laisser faire le temps, cet useur féroce. Mais en attendant, il s’épuise, il se meurt de paresse, de mélancolie et de projets rentrés. Et il n’y a pas à cela plus de remède qu’à un cancer. On le coupe bien avec le fer, on le brûle bien avec le feu, mais à quoi bon ? Le malade souffre horriblement et la maladie reparaît de plus belle. Je l’ai pourtant guéri d’un cancer, dit le médecin ! un cancer horrible qui pesait dix livres et que j’ai gardé en bocal, dans de l’esprit-de-vin. Il ne faut pas vouloir donner de remède à tout ; on en retombe de plus haut, avec la rage des gens dupés. Pour moi, il y a longtemps que je n’en cherche plus pour mon usage. Toute ma médecine est préservative, et je ne crois pas aux préservatifs ! hygiéniques, je veux dire. J’ai été fort triste depuis trois jours. Était-ce de t’avoir quittée ? Je le crois, j’en suis sûr. L’ennui d’une maison nouvelle à habiter y est aussi pour quelque chose. Une maison où l’on n’a pas vécu, c’est comme un habit qu’on achète aux brocanteurs ; ça vous gêne et ça vous glace à la fois. Notre coeur et nos membres ne se font pas du premier jour à ce qui les recouvre. Je comprends bien l’usage des Orientaux de ne pas prendre de maison où d’autres ont déjà vécu. Ils s’en font bâtir exprès pour eux, que l’on détruit avec eux à leur mort. À quoi bon s’abriter sous un toit qui a contenu d’autres rêves, d’autres amours et d’autres agonies ! Que chaque mort ait sa bière, et chaque coeur son foyer ! On laisse bien des choses aux murs, aux arbres, aux pavés, partout où l’on passe. À combien de vents divers les cheveux d’un homme encore jeune n’ont-ils pas volé, emportés, tombés ou coupés ? Qui est-ce qui en retrouvera seulement un ? Et du fond du fond, de ce pauvre fond triste et grand, «quid nunc ?», comme dit la formule juridique. Je ne travaille pas encore. Lundi cependant je profiterai du sommeil de l’ami Du Camp pour faire un peu de grec le matin. Demain nous allons à la Neuville voir cet ami intime à moi, dont je t’ai parlé et qui est revenu d’Italie. C’est encore une amitié qui me quitte. Il est marié et, partant, absent de moi, quoi qu’il en dise. C’est toute une histoire sans faits, mais nourrie, que celle-là. À quelque jour peut-être j’écrirai mes confessions. Ce sera drôle, mais peu amusant ! Actuellement je n’en aurais pas le talent, et jamais peut-être n’en aurai-je le coeur. Adieu, je t’embrasse sur tes yeux qui, quoi que tu prétendes, sont jolis quand tu as pleuré. Puisqu’il me reste encore un peu de place, je t’embrasse une fois de plus. L’histoire de M. D. m’intéresse assez. Ce sont ces choses-là qu’il faut étudier quand on veut faire du roman. Le difficile est de les reproduire vraies, sans charge. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Lundi, 11 heures du soir. [7 décembre 1846.] Qu’as-tu donc, ma pauvre amie ? Pas de nouvelles de toi, pas de lettres ! C’est bien dur ! T’ai-je dit dans mon dernier envoi quelque chose de méchant ? Pardonne-le. Je souffre souvent et beaucoup ; dans ces moments-là, je suis aigre, âcre. J’ai beau rentrer en moi le plus possible mes douleurs ; elles sortent quelques fois et déchirent ceux que je presse dans mes bras. Je t’aime bien, va ; je t’aime encore, beaucoup, toujours. Ton souvenir a pour moi une douceur charmante où ma pensée se berce, comme un corps fatigué se berce dans un hamac, balancé par une brise tiède. J’espère que demain je recevrai de toi quelques pages. J’ai toujours peur qu’il ne soit survenu quelque fâcheuse aventure, que l’Officiel n’ait mis le nez dans nos affaires, etc... ou bien que tu ne sois malade. Tu peux t’étonner que je te dise tout cela, moi, n’est-ce pas, qui ai l’air si froid, si indifférent ; mais je t’aime peut-être plus que je ne le parais. C’est pitoyable, mais j’ai toujours été ainsi, désirant sans cesse ce que je n’ai pas, et ne sachant en jouir quand je le possède ; de même que je m’afflige et m’effraie des maux à venir : quand ils viennent, ils me trouvent déjà tout résigné. Je n’ai senti ce que c’était que la famille que depuis que je n’en ai plus. Autrefois, elle m’assommait. Si je te perdais, j’en deviendrais peut-être fou. C’est dans l’inconséquence conséquente du coeur humain, dans la constitution de l’homme, et je suis bien homme, homme au sens le plus vulgaire et le plus vrai du mot, quoique, dans la prévention de ton bon amour, tu me croies quelque chose de plus élevé que cela, et que moi, à de certains moments, plus rares de jour en jour, j’aie eu cette prétention inavouée. Oh non ! je ne cherche pas à me détacher de tout lien, à me séparer de toute affection ; mais ce sont eux qui me quittent d’eux-mêmes, comme les noeuds qui se relâchent et se dénouent sans qu’aucune main y touche. Combien n’ai-je pas déjà d’amour, d’enthousiasme, d’amitiés profondes, et de sympathies vivaces que j’ai vu fondre comme neige ! Je me cramponne au peu qui me reste. J’ai pleuré les morts, j’ai pleuré des vivants, et j’ai ri de pitié sur la vanité de mes meilleurs sentiments et de mes croyances les plus pures. Mais je ne jette pas à la porte ceux qui veulent me rester dans mon isolement ennuyé. Nous parlons souvent de toi avec M[axime]. J’ai peur que ma mère ne nous entende, car un soir mon beau-frère, qui se tenait dans sa chambre (elle est contiguë à la mienne), est venu nous rapporter une conversation que nous avions tenue. Elle roulait heureusement sur un sujet indifférent ; mais c’est un avertissement. Nous passons notre temps à des causeries dont je serais honteux presque, à des folies, à des songeries impériales. Nous bâtissons des palais, nous meublons des hôtels Vénitiens, nous voyageons en Orient avec des escortes, et puis nous retombons plus à plat sur notre vie présente et, en définitive, nous sommes tristes comme des cadavres. Ce serait à périr d’ennui pour un tiers. Le matin, il va voir à l’Hôtel-Dieu tailler et amputer ; ça le divertit. Pendant ce temps, je fais un peu de grec et je prends une leçon d’armes. Puis nous fumons beaucoup. Voilà notre vie depuis huit jours. Je lis le soir Servitude et grandeur militaire (sic) de l’ami Stello. C’est d’un bon ton, mais passablement froidasse. J’ai un Saint Augustin complet, et, une fois l’ami parti, je me lance à corps perdu dans les lectures religieuses ; non pas du tout dans l’intention de me donner la Foi, mais pour voir les gens qui ont la Foi. Adieu, cher et doux amour ; je t’embrasse sur la peau fine de ta gorge. Celui qui t’aime. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Mardi [8 décembre 1846], 5 heures du soir. Je rentre de Croisset où je me suis embêté toute la journée. Dieu me préserve de retourner à la campagne l’hiver ! Je trouve ta lettre et j’ajoute ceci à la mienne. Ceci veut dire je ne sais quoi, ou plutôt un bon baiser que tu prendras comme tu voudras, que tu mettras où bon te semblera. Ta perspicacité est grande, tu as le coup d’œil juste. Mais moi-même j’aurais du mal à te dire le fond de cet être que tu aimes et que tu veux deviner ; à plus forte raison toi, quelque rapprochée que tu en sois. Un jour, quand, avant de la finir, je résumerai ma vie, j’essaierai de me raconter à moi-même ; ce sera difficile à ne rien charger et à dire la vérité. J’en ai eu l’idée plusieurs fois et j’ai toujours reculé devant la difficulté de l’entreprise. Mais va, contente-toi de m’aimer tel que je suis ; moi je t’aime telle que tu es. Je ne trouve rien de mal en toi que cet excessif amour qui te fait souffrir. N’en [sic] veuille jamais, chère adorée : si je suis à charge aux autres, c’est que je le suis beaucoup à moi-même. [...] Quelle chose étrange que ces clous que je te donne ! J’en ai maintenant un qui me défigure la joue droite ; mais je m’en moque bien, puisque tu n’es pas là pour voir si je suis laid. Adieu, cher amour, mille baisers. Celui qui t’embrasse sur tes pauvres yeux. *** À LOUISE COLET. En partie inédite en 1926. Vendredi, 4 h. du soir. [Rouen, 11 décembre 1846.] Ne trouves-tu pas qu’il y aurait un beau roman à faire sur l’histoire de M[axime] D[ucamp] ? Toi qui es à même de voir tout cela de près, tu devrais t’en mêler. Tu as l’esprit fin, clair, juste quand la passion ne t’égare pas ; le fond en est ardent et sceptique. Étudie bien ces personnages, complète dans ta tête ce que la vérité matérielle a toujours de tronqué, et mets-nous ça en relief dans quelque bon livre bien tassé, bien nourri, varié de ton et d’aspect, uni d’ensemble et de couleur. Ces détails techniques que tu me donnes sur le Mari sont curieux. Je vais prendre des informations là-dessus et je te dirai ce que la science en pense. Il ne faut blâmer, même en pensée, cette femme de ce que tu trouves que la passion, chez elle, ne sonne pas assez fort. Nier l’existence des sentiments tièdes parce qu’ils sont tièdes, c’est nier le soleil tant qu’il n’est pas à midi. La vérité est tout autant dans les demi-teintes que dans les tons tranchés. J’ai eu dans ma jeunesse un ami véritable qui m’était dévoué, qui eût donné pour moi sa vie et son argent ; mais il ne se serait pas levé, pour me plaire, une demi-heure plus tôt que de coutume ni (sic) accéléré aucun de ses mouvements. Quand on observe avec un peu d’attention la vie, on y voit les cèdres moins hauts et les roseaux plus grands. Je n’aime pas pourtant l’habitude qu’ont de certaines gens de rabaisser les grands enthousiasmes et d’atténuer les sublimités hors nature. Ainsi le livre de Vigny, Servitude et Grandeur militaires, m’a un peu choqué au premier abord, parce que j’y ai vu une dépréciation systématique du dévouement aveugle (du culte de l’Empereur par exemple), du fanatisme de l’homme pour l’homme, au profit de l’idée abstraite et sèche du devoir, idée que je n’ai jamais pu saisir et qui ne me paraît pas inhérente aux entrailles humaines. Ce qu’il y a de beau dans l’Empire, c’est l’adoration de l’Empereur, amour exclusif, absurde, sublime, vraiment humain ; voilà pourquoi j’entends peu ce qu’est pour nous, aujourd’hui, la Patrie. Je saisis bien ce que c’était pour le Grec qui n’avait que sa ville, pour le Romain qui n’avait que Rome, pour le sauvage qu’on vient traquer dans sa forêt, pour l’Arabe qu’on poursuit jusque sous sa tente. Mais nous, est-ce qu’au fond nous ne nous sentons pas, aussi bien Chinois ou Anglais que Français ? N’est-ce pas à l’étranger que vont tous nos rêves ? Enfants, nous désirons vivre dans le pays des perroquets et des dattes confites ; nous nous élevons avec Byron ou Virgile, nous convoitons l’Orient dans nos jours de pluie, ou bien nous désirons aller faire fortune aux Indes, ou exploiter la canne à sucre en Amérique. La Patrie, c’est la terre, c’est l’Univers, ce sont les étoiles, c’est l’air, c’est la pensée elle-même, c’est-à-dire l’infini dans notre poitrine. Mais les querelles de peuple à peuple, de canton à arrondissement, d’homme à homme, m’intéressent peu et ne m’amusent que lorsque ça fait de grands tableaux avec des fonds rouges. J’ai relu hier au soir, seul au coin de mon feu, les vers de Mantes. Sais-tu que c’est beau et très beau ? Tu as été inspirée, et je maintiens mon dire : tu n’as rien fait de mieux. J’ai été ému de cette lecture, et j’ai tressailli de tendresse pour toi. Ce sera un trésor pour mes vieux jours, et il me semble déjà que je me vois avec des cheveux blancs, cassé et toussant dans mon fauteuil, me levant pour aller prendre dans un tiroir ce petit carnet de maroquin. Je te renverrai par Max le prologue. Ça ferait un certain effet à la scène, à cause de la vivacité du dialogue, dont les coupes sont peut-être parfois un peu intentionnelles. Il y a quelques contradictions dans le caractère ou plutôt dans le débit des personnages. Il est fâcheux en somme que tu n’aies pas donné suite à cette oeuvre. Oui, je repense souvent à la soirée de Novembre, et aux pleurs que tu versais quand tu faisais des allusions involontaires ; mais je n’en persiste pas moins à croire que tu estimes cela trop. J’ai été même indigné que tu aies comparé ce livre à René. Ça m’a semblé une profanation. Pouvais-je te le dire, puisque c’était une preuve d’amour ? Il neige, il fait froid, nous allons dîner à la campagne, chez mon beau-frère qui s’en fait une fête, mais pas moi. Je n’aime pas tous ces dérangements-là. Heureusement que nous serons revenus à dix heures. J’ai fait ta commission du sucre de pomme. Adieu cher amour ; je t’embrasse sur ta peau si fine. Mille tendres baisers. *** À LOUISE COLET. Dimanche. [13 décembre 1846.] Tu as été malade, mon pauvre coeur ; tu as souffert ! Ne fais plus de ces excès de travail qui usent et qui, à cause de la lassitude même qu’ils laissent après eux, vous font en définitive perdre plus de temps qu’ils ne vous en ont fait gagner. Ce ne sont pas les grands dîners et les grandes orgies qui nourrissent, mais un régime suivi, soutenu. Travaille chaque jour patiemment un nombre d’heures égales. Prends le pli d’une vie studieuse et calme ; tu y goûteras d’abord un grand charme et tu en retireras de la force. J’ai eu aussi la manie de passer des nuits blanches ; ça ne mène à rien qu’à vous fatiguer. Il faut se méfier de tout ce qui ressemble à de l’inspiration et qui n’est souvent que du parti pris et une exaltation factice que l’on s’est donnée volontairement et qui n’est pas venue d’elle-même. D’ailleurs on ne vit pas dans l’inspiration. Pégase marche plus souvent qu’il ne galope. Tout le talent est de savoir lui faire prendre les allures qu’on veut. Mais pour cela ne forçons point ses moyens, comme on dit en équitation. Il faut lire, méditer beaucoup, toujours penser au style et écrire le moins qu’on peut, uniquement pour calmer l’irritation de l’Idée qui demande à prendre une forme et qui se retourne en nous jusqu’à ce que nous lui en ayons trouvé une exacte, précise, adéquate à elle-même. Remarque que l’on arrive à faire de belles choses à force de patience et de longue énergie. Le mot de Buffon est un blasphème, mais on l’a trop nié ; les oeuvres modernes sont là pour le dire. Modère les emportements de ton esprit qui t’ont déjà fait tant souffrir. La fièvre ôte de l’esprit ; la colère n’a pas de force, c’est un colosse dont les genoux chancellent et qui se blesse lui-même encore plus que les autres. On m’a fait hier une petite opération à la joue à cause de mon abcès. J’ai la figure embobelinée de linge et passablement grotesque. Comme si ce n’était pas assez de toutes les pourritures et de toutes les infections qui ont précédé notre naissance et qui nous reprendront à notre mort, nous ne sommes pendant notre vie que corruption et putréfaction successives, alternatives, envahissantes l’une sur l’autre. Aujourd’hui on perd une dent, demain un cheveu, une plaie s’ouvre, un abcès se forme, on vous met des vésicatoires, on vous pose des sétons. Qu’on ajoute à cela les cors aux pieds, les mauvaises odeurs naturelles, les sécrétions de toute espèce et de toute saveur, ça ne laisse pas que de faire un tableau fort excitant de la personne humaine. Dire qu’on aime tout ça ! encore qu’on s’aime soi-même et que moi, par exemple, j’ai l’aplomb de me regarder dans la glace sans éclater de rire. Est-ce que la seule vue d’une vieille paire de bottes n’a pas quelque chose de profondément triste et d’une mélancolie amère ! Quand on pense à tous les pas qu’on a faits là dedans pour aller on ne sait plus où, à toutes les herbes qu’on a foulées, à toutes les boues qu’on a recueillies… le cuir crevé qui bâille a l’air de vous dire : «... après, imbécile, achètes-en d’autres, de vernies, de luisantes, de craquantes, elles en viendront là comme moi, comme toi un jour, quand tu auras sali beaucoup de tiges et sué dans beaucoup d’empeignes.» J’ai parlé à des gens de la Faculté de l’infirmité de O... ; ils n’y comprennent pas grand-chose. Ce citoyen n’aurait-il pas eu par là quelque bon rhume de cerveau qui lui aurait avarié la narine ? Ou plutôt M. D. n’aurait-il pas chargé les détails de l’histoire ? Ça se fait souvent pour embellir son récit et donner plus de poids à ce qu’on ne comprend pas soi-même. Adieu, soigne-toi bien, prends garde au froid et reçois un long baiser sur la bouche. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. [Mercredi 16 décembre 1846.] Allons, puisqu’on y tient, d’accord ! Puisque tu ne trouves plus rien à me dire, la franchise exige que je t’avoue ne pas trouver davantage de mon côté, ayant épuisé toutes les formes possibles pour te faire comprendre ce que tu t’obstines depuis cinq grands mois à ne pas vouloir entendre. J’y ai pourtant mis toutes les délicatesses de mon coeur et toutes les variétés de plume. Pourquoi as-tu voulu empiéter sur une vie qui ne m’appartenait pas à moi-même et changer toute cette existence au gré de ton amour ? J’en ai souffert, voyant les efforts inutiles que tu faisais pour ébranler ce rocher qui ensanglante les mains quand on y touche. Tu m’accuses sans cesse d’égoïsme et de dureté ; toi-même depuis longtemps tu as reconnu que je ne t’aimais pas. Erreur ! erreur, ma pauvre amie ! Je suis venu à toi parce que je t’aimais. Je t’aime encore tout autant ; je t’aime à ma façon, à ma mode, selon ma nature. Il t’eût fallu, je te l’ai dit dès les premiers jours, un homme plus jeune et plus naïf, dont le coeur moins mûr ait eu un parfum plus vert. J’ai l’âme dévorante comme l’estomac, et capable, comme lui, de se passer presque de vivre. J’ai perdu des morts, j’ai perdu des vivants, et j’ai vu toute la bêtise vaniteuse de toutes mes douleurs alors que je croyais ces affections nécessaires à ma vie. Rien n’est nécessaire ni utile. Il y a des choses plus ou moins agréables ; voilà tout. Réfléchis sur ce point que nos joies, comme nos malheurs, ne sont que des illusions d’optique, des effets de lumière et de perspective. Ne sens-tu pas qu’un pacte nous lie ? Que tu m’oublies tout à fait, que tu ne m’écrives plus du tout, moi je ne t’oublierai jamais ; dans dix ans, tu me retrouveras, si tu m’appelles ; et peut-être, alors, me remercieras-tu de t’avoir fait pleurer quelquefois pour t’empêcher de pleurer toujours. Écris-moi, va ; ne te force à rien ; écris-moi quand le coeur t’en dira, conte-moi tes chagrins, tes ennuis ; parle-moi de tes travaux, raconte-moi ce relégué dans l’arrière-boutique. Je pourrai peut-être t’envoyer quelque consolation, quelque distraction du moins, ce qui n’est jamais à dédaigner, vu que l’existence n’en est pas farcie. Si j’ai été ton dernier amour, que je sois ta plus forte amitié ! d’autant plus que quand tu voudras revoir l’amant, l’amant obéira à ce désir. Adieu, mille tendresses, toujours. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. Jeudi midi [7 décembre 1846]. Pas une ligne depuis quatre jours ! Si j’avais la moitié seulement de ce prodigieux orgueil que tu me reproches, j’imiterais ce silence. Il n’y aurait pas, de ma part, d’indélicatesse à cela, puisque, depuis quinze jours, tu m’affirmes sous toutes les formes possibles que tu veux t’occuper d’autre chose que de moi, travailler, t’étourdir, guérir enfin. C’est un sage parti, et, si je savais le moyen de contribuer à te rendre ce calme que tu désires, j’y travaillerais de toutes mes forces. Je croirais faire par là une bonne action ; car, puisque mon amour t’est odieux (tu m’as écrit que je te faisais horreur), qu’il est trop faible pour toi et que, t’appuyant dessus, tu t’y blesses, comme ferait une canne qui se briserait et dont les éclats vous déchireraient les mains, je dois tâcher de t’ôter cette misère de l’âme. Voyons, dis-moi ce qu’il faut faire. Veux-tu que je te dégoûte de moi ? que je me montre bien ignoble, bien trivial, bien canaille et tellement repoussant qu’on n’y puisse plus revenir ? C’est facile. Veux-tu que je te dise que je ne t’aime pas, que je suis fatigué de toi comme tu l’es de moi ?... Conseille-moi... Je ferai tout ce que tu voudras. Mais coûte que coûte, puisque c’est une résolution prise chez toi, j’en prends une autre qui lui est parallèle. Tu vois que je ne te contrarie plus ; je fais tout ce que tu veux maintenant, Eh bien oui ! franchement, ça vaudra mieux, cher camarade. J’oublie l’e féminin, car le mot camarade n’a pas de sexe. Mais quand je viendrai te voir dans huit jours, qu’est-ce que nous dirons ? J’en aurai beaucoup à dire, moi. Quant à toi, je crois qu’on ne peut pas en dire plus que tu ne m’envoies dans tes belles épines. Adieu, je répète encore adieu, sans rien de plus, depuis que tu ne veux plus qu’au bas de mes lettres je t’embrasse, comme je le faisais. Cela te révolte. «C’est le souvenir fugitif d’un instant de bonheur physique.» D’accord. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Samedi, [19 décembre 1846] 11 heures du soir. Tu ne me deviens pas polie ! C’est presque de l’invective. Tu me traites de manant et d’avare, en toutes lettres. C’est très gentil ! Je mets cela sur le compte de ton tempérament méridional, et je passe outre sans y prendre garde. Je t’assure, chère amie, que j’en ai eu plutôt envie de rire que de me fâcher. C’est néanmoins un peu cru de couleur ; et encore, par-dessus le marché, les éternelles filles qui reviennent !... «Vous autres, hommes, etc.» À ce qu’il paraît que les filles te tiennent au coeur ; tu mériterais d’être homme ! C’est une idée fixe, chez toi, que de tomber à bras raccourcis sur ces pauvres créatures. Elles ne méritent pas tant de colère, va ! Et puis, rappelle-toi ce précepte du sage : «Ne parle pas de ce que tu ne connais point.» À quelque jour, si ce sujet t’amuse, je t’exposerai là-dessus mes théories. Je les crois justes, si toutefois il y a quelque chose de juste. Sois sans inquiétude aussi sur ma chère peau ; le tambour ne crèvera pas de sitôt. Tout ce qui m’arrive et tout ce que je peux faire n’y changeront rien. Ce n’est ni le chagrin, ni les chagrins, ni même l’ennui qui peuvent nous rendre malades et nous tuer. On ne meurt pas de malheur ; on en vit, ça engraisse. Jamais d’ailleurs je ne me suis mieux porté, parce que jamais je n’ai mené une vie plus conforme à ma nature. Il y a harmonie maintenant, après avoir été, comme un musicien qui accorde son violon, longtemps à tourner les chevilles pour que les cordes soient montées les unes par rapport aux autres, dans une tonalité concordante. Il n’est pas aisé de trouver sa voie. Il y a bien des chemins sans voyageur ; il y a encore plus de voyageurs qui n’ont pas leur sentier. Je ne me livre pas, comme tu le penses, à des orgies intellectuelles. Je travaille très simplement, très régulièrement, et même assez bêtement. Je n’écris plus ; à quoi bon écrire ? Tout ce qu’il y a de beau a été dit et bien dit. Au lieu de faire une oeuvre, il est peut-être plus sage d’en découvrir de nouvelles sous les anciennes. Il me semble, à mesure que je produis moins, que je jouis mieux à contempler les maîtres. Et comme, avant tout, c’est là ce que je demande, passer mon temps agréablement, je m’y tiens ! Tu m’appelles brahme ! C’est trop d’honneur, mais je voudrais bien l’être. J’ai vers cette vie-là des aspirations à me rendre fou. Je voudrais vivre dans leurs bois, tourner comme eux dans des danses mystiques, exister dans cette absorption démesurée. Ils sont beaux, avec leurs longues chevelures et leurs visages ruisselants du beurre sacré, et leurs grands cris qui répondent à ceux des éléphants et des taureaux. J’ai autrefois voulu être camaldule, puis renégat turc. Maintenant c’est brahmane, ou rien du tout, ce qui est plus simple. Tu as tort vraiment de me prendre tout à fait pour un misérable, incapable de comprendre la poésie du dévouement, etc. Je l’admire beaucoup. Je suis seulement ennuyé d’un tas de mots qui ne tendent pas une idée. Ce pauvre diable de Chaudes-Aigues ! Tu avais été dure pour lui, et le mot que tu lui as dit, un soir qu’il te parlait de son amour, est bien là de ces mots de férocité féminine qui n’ont pas d’équivalents nulle part. Et qu’est-ce qu’il t’avait fait pour être si méchante ? Rien ; il ne te plaisait pas, seulement : voilà tout ! Les femmes sont ainsi ; et elles se croient excellentes, encore ! C’est là le drôle. Merci des vers que tu m’envoies. Si je t’ai servi à trouver un beau vers, ma connaissance n’aura pas été inutile. L’objet le plus trivial produit des inspirations sublimes, et les idylles de Théocrite, que je lis maintenant, ont été inspirées sans doute par quelque ignoble pâtre sicilien qui puait fort des pieds. L’Art n’est grand que parce qu’il grandit. Je t’assure, chère âme, que je ne me fais pas du tout une conscience à l’usage de mes raisonnements. Je ne suis pas si fin. Peux-tu me refuser jusqu’à la franchise ? C’est justement là ce que je me reproche. Il t’eût fallu ou un enfant ou un hypocrite. Or n’étant l’un ni l’autre, tu t’es blessée en t’appuyant sur moi comme sur un bâton qui vous casse dans la main, et dont l’éclat vous entre dans les chairs. Adieu, j’essuie avec mes lèvres les larmes de tes pauvres yeux. Et sois plus sage et moins primitive ; car tu sais (tu l’as dit) que j’étais très corrompu, ce qui pourrait bien être vrai. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. [Dimanche 20 décembre 1846.] Tu me demandes des explications à des choses qui s’expliquent d’elles-mêmes. Que veux-tu que je te dise de plus que je ne t’ai déjà dit et que tu ne sais ? Si, malgré l’amour qui te retient à mon triste individu, ma personnalité blesse trop la tienne, quitte-moi. Si tu sens que c’est impossible, accepte-moi dès lors tel que je suis. C’est un sot cadeau que je t’ai fait que de te procurer ma connaissance ! J’ai passé l’âge où l’on aime comme tu le voudrais. Je ne sais pas pourquoi j’ai cédé cette fois-là. Tu m’as attiré, moi qui me méfie tant des choses qui attirent. Sous mon enveloppe de jeunesse, gît une vieillesse singulière. Qu’est-ce donc qui m’a fait si vieux au sortir du berceau, et si dégoûté du bonheur avant même d’y avoir bu ? Tout ce qui est de la vie me répugne ; tout ce qui m’y entraîne et m’y plonge m’épouvante. Je voudrais n’être jamais né ou mourir. J’ai en moi, au fond de moi, un embêtement radical, intime, âcre et incessant, qui m’empêche de rien goûter et qui me remplit l’âme à la faire crever. Il reparaît à propos de tout, comme les charognes boursouflées des chiens qui reviennent à fleur d’eau, malgré les pierres qu’on leur a attachées au cou pour les noyer. Quand je t’ai crié dès l’abord, avec une naïveté que tu as peu appréciée, que tu te trompais, qu’il fallait m’oublier, que c’était à un fantôme et non à un homme que tu t’adressais, tu n’as pas voulu me croire. Il fallait me croire pourtant. Tu me juges mal, va ! N’estime pas tant mon esprit. Je ne vise pas à être un Gœthe, parce que les chandelles pâlissent devant le soleil, et, quoi que tu en croies, je ne m’efforce à singer personne, les grands hommes encore moins que d’autres. Quant à mon coeur, il a l’embouchure étroite et embarrassée ; le liquide n’en sort pas aisément, il remonte le courant et tourbillonné ; c’est comme la Seine à Quillebeuf, tout plein de bas-fonds mouvants. Beaucoup de vaisseaux s’y sont perdus ! Je m’en veux de ne pas t’aimer comme tu le mérites, comme tu devrais être aimée. Je te bénis dans mon coeur, et je serais tenté de [le] battre pour te faire tant de mal. Mais à qui la faute ? À personne, à Dieu, à la vie elle-même. Pourquoi n’étais-tu pas une coquette ? Quand on cherche le plaisir on le trouve. Mais le bonheur, c’est un usurier qui vous fait rendre cent pour dix, et je ne t’aurais pas aimée si tu eusses été une femme de plaisir. Cela eût bien mieux valu pourtant, et les gens d’esprit comme nous devraient s’en tenir là. Il faut mettre son coeur dans l’art, son esprit dans le commerce du monde, son corps ou il se trouve bien, sa bourse dans sa poche, son espoir nulle part. Adieu, tâche de m’oublier ; moi je ne t’oublierai jamais. Tu t’es trompée en disant que je n’avais pour toi que de la curiosité. Il y a plus, mais toi tu ne crois qu’aux extrémités des choses. Encore adieu. N’importe pour quoi, tu me trouveras toujours. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. [Sans date, 1846.] Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce un défi ? un retour ? une raillerie ? Je m’y perds ! Amor nel cor ! Dans mon coeur à moi, dans ce coeur qui n’est pas plein de dévouement «comme celui des autres hommes», vous avez raison, il n’est pas comme celui des autres hommes, par malheur pour lui et pour les autres. Pourquoi ne m’écrivez-vous pas plutôt spirituellement ? j’entends, pour me dire ce que vous devenez. Je suis un vieil empirique qui, s’il applique le feu, a aussi dans son sac des cataplasmes et des onguents. Je vous ai paru sublime naguère ; maintenant je vous parais pitoyable. Je ne suis ni l’un ni l’autre, allez, et au fond je ne suis pas plus gredin que le premier venu. Ainsi, vous me reprochez mon amour pour les «premières venues» ; c’est une erreur historique. Ça m’ennuie tout comme autre chose ; ça m’assomme même. La prostituée est un mythe perdu. J’ai cessé de la fréquenter, par désespoir de la trouver. Ma moquerie, dites-vous, a tué votre amour. Mais je ne me suis jamais moqué de vous ! Quand on est disposé à voir le grotesque partout, on ne le voit nulle part. Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales. Elles rient toujours, pourtant. Il y a des gens dont l’âme est de même. Une idée bouffonne a plissé leur granit, et pourtant les fleurs y poussent tout de même. Mais personne n’en sent le parfum, et ces bêtes là ne servent qu’à cracher la pluie sur les passants. Si vous ne m’aimez plus comme autrefois, que je sois votre ami du moins ! Et cette vie, que je n’ai pu éclairer avec le soleil, que j’y jette au moins une lueur douce de clair de lune ! Quand vous vous ennuierez trop, quand vous aurez besoin d’expansion, écrivez-moi, racontez-moi votre vie. Dites-moi tout ce que vous voudrez ; quand je ne vous serais bon qu’à passer du temps ! Si vous trouvez qu’il faut mieux en finir là, je ne dirai rien. Mais la main qui écrit ceci, tant qu’elle pourra se remuer à votre appel, sera vôtre. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926. [Sans date. 1846] Il m’est impossible de continuer plus longtemps une correspondance qui devient épileptique. Changez-en, de grâce ! Qu’est-ce que je vous ai fait (puisque c’est vous maintenant), pour que vous m’étaliez, avec l’orgueil de la douleur, le spectacle d’un désespoir auquel je ne sais pas de remèdes ? Si je vous avais livrée, affichée, si j’avais vendu vos lettres, etc. , vous ne m’écririez pas de choses plus atroces ni plus désolantes. Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait ? Vous savez bien que je ne peux pas venir à Paris. C’est vouloir me forcer à vous répondre par des brutalités. Je suis trop bien élevé pour le faire, mais il me semble que je l’ai répété assez de fois pour que vous en ayez gardé le souvenir. Je m’étais formé de l’amour une tout autre idée. Je croyais que c’était quelque chose d’indépendant de tout, et même de la personne qui l’inspirait. L’absence, l’outrage, l’infamie, tout cela n’y fait rien. Quand on s’aime, on peut passer dix ans sans se voir et sans en souffrir. Vous prétendez que je vous traite comme une femme du dernier rang. Je ne sais pas ce que c’est qu’une femme du dernier rang, ni du premier rang ni du second rang. Elles sont entre elles relativement inférieures ou supérieures par leur beauté et l’attraction qu’elles exercent sur nous, voilà. Moi que vous accusez d’être aristocrate, j’ai à ce sujet des idées fort démocratiques. Il est possible que ce soit, comme vous le dites, le caractère des affections modérées que d’être durables. Mais vous faites là le procès à la vôtre, car elle ne l’est guère. Moi, je suis las des grandes passions, des sentiments exaltés, des amours furieux et des désespoirs hurlants. J’aime beaucoup le bon sens avant tout, peut-être parce que je n’en ai pas. Je ne comprends pas vos fâcheries, vos bouderies. Vous avez tort, car vous êtes bonne, excellente, aimable, et on ne peut pas s’empêcher de vous en vouloir de gâter tout cela à plaisir. Calmez-vous, travaillez, et quand je vous reverrai, accostez-moi par un grand éclat de rire en me disant que vous avez été bien sotte. Gustave Flaubert CORRESPONDANCE : ANNÉE 1847 (Édition Louis Conard) Toute réutilisation à des fins privées, à des fins d’enseignement ou de recherche scientifique est autorisée sous réserve d’indiquer cette référence : Éd. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003. À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [Rouen], jeudi soir [sans date, 1847]. Si j’étais capable de m’effrayer de quelque chose, j’aurais été épouvanté de la lettre que j’ai reçue ce matin. Il y avait de quoi tuer un homme ; mais, Dieu merci ! en fait de désespoir, j’en suis si trempé que, quelque pénétré que j’aie été par ce nouvel orage, je ne sombre pas encore. Je vais donc tâcher d’être clair une fois pour toutes. Franc, je le suis toujours, et tu ne peux pas m’accuser d’avoir menti ni posé une minute, car dès la première heure, dès le premier mot, j’ai dit tout cela ; dès le baptême, j’ai annoncé l’enterrement. Tu veux savoir si je t’aime ? Eh bien, autant que je peux aimer, oui ; c’est-à-dire que, pour moi, l’amour n’est pas la première chose de la vie, mais la seconde. C’est un lit où l’on met son coeur pour le détendre. Or, on ne reste pas couché toute la journée. Toi, tu en fais un tambour pour régler le pas de l’existence ! Non, non, mille fois non ! Que tu ne m’aies jamais compris, comme tu le dis, c’est possible ; je le crois un peu. Il est probable, s’il en eût été autrement, que tu te serais écartée du lépreux. Je pardonne à Du Camp la trahison qu’il m’a faite en te montrant une lettre de moi. Je ne sais laquelle, mais tu me l’écris ; ainsi c’est net. Je ne le jugeais pas si enfant. Et tu veux que je ne doute pas de tout ? Pourquoi lui en voudrais-je ? Je n’ai pas la force de m’indigner contre qui que ce soit ni de quoi que ce soit. Je fréquente quelquefois des gens qui m’ont volé et calomnié, et je leur fais aussi bonne mine qu’à d’autres, parce que, dans le fond, je les aime tout autant, ou tout aussi peu que d’autres. Est-ce qu’il y a sur la terre rien qui vaille la peine d’une haine ? Je ne suis pas facile à animer, moi. Ce n’est pas ma faute, Il y a des gens qui ont le coeur tendre et l’esprit dur. J’ai, au contraire, l’esprit tendre et le coeur âpre, comme le fruit du cocotier qui confient du lait enfermé dans des couches de bois ; on ne l’ouvre qu’avec la hache, et qu’y trouve-t-on souvent ? une espèce de crème tournée. Je continue. J’ai voulu, depuis six mois, t’amener à moins souffrir ; je t’ai envoyé tout ce que je m’imaginais pour cela ; et voilà que ça redouble ! Que veux-tu que j’y fasse ? Que je vienne à Paris tous les mois ? Je ne le peux pas. À des époques éloignées, je ne sais lesquelles, c’est possible. […] Tu me demandes d’où viennent mes changements et ma froideur. J’ai toujours été ce que je suis. Ces lettres que je te renvoie, je les écrirais encore si je venais de te voir dans des états désolants comme celui où je venais de te quitter au chemin de fer, et surtout si j’étais dans la même disposition nerveuse. Car c’est un élément dont il faut tenir compte en moi que les nerfs ; ils sont sonores et vibrants. Je ne suis peut-être qu’un violon ! Un violon quelquefois ressemble tant à une voix qu’on dit qu’il a une âme. Tous ces gens qui sentent beaucoup, qui le disent et qui pleurent valent mieux que moi, car je me console de tout parce que rien ne me divertit et je me passe de tout parce que rien ne m’est nécessaire. Quand ma soeur est morte, je l’ai veillée la nuit ; j’étais au bord de son lit, je la regardais, couchée sur le dos dans sa robe de noces avec son bouquet blanc. Je lisais du Montaigne, et mes yeux allaient du livre au cadavre ; son mari dormait et râlait ; le prêtre ronflait, et je me disais, en contemplant tout cela, que les formes passaient, que l’idée seule restait et j’avais des tressaillements d’enthousiasme à des coins de phases de l’écrivain. Puis j’ai songé qu’il passerait aussi. Il gelait ; la fenêtre était ouverte, à cause de l’odeur, et de temps à autre, je me levais pour voir les étoiles, calmes, chatoyantes, radieuses, éternelles. Et quand elles pâliront à leur tour, me disais-je, quand elles enverront comme la prunelle des agonisants, des lueurs pleines d’angoisses, tout sera dit ; et ce sera plus beau encore. Donc je me console à peu près de tout en regardant les étoiles, et j’ai pour la vie une apathie si insurmontable que ça m’ennuie de manger, même quand j’ai faim. Il en est de même pour tout le reste. Ce qui me heurte en toi, veux-tu le savoir ? c’est ta rage, encore une fois, de te comparer à une fille, de parler sans cesse de pureté et de sacrifice, de moralité, de mépris pour les sens ! Qu’est-ce que cela me fait ? J’estime autant un forçat que moi, autant les vierges que les catins et les chiens que les hommes. À part ces idées un peu drôles, je suis comme tout le monde. Tu veux que je me roule à tes genoux comme si j’avais quinze ans, que je vole vers toi, que je frémisse, que je pleure aussi. Tu me promets ton souvenir comme une vengeance (il ne sera jamais que doux, plus doux même encore dans l’avenir, quand tout sera rassis dans ma tête). Mais je mentirais si je faisais cela, je jouerais, je te tromperais ! Est-ce que je peux te dire les mots d’amour qui plaisent, moi dont la voix s’est enrouée dans la rage ? Est-ce que mon coeur peut les contenir ces effusions amollissantes qui ne me sont jamais venues que comme des sueurs subites ? ce coeur où ont cuvé dans la solitude, les passions, les fantaisies et les rêves d’un autre monde, de sorte qu’il est maintenant bosselé et tordu comme de la vaisselle hors de service, et qu’on aura beau l’essuyer et le rincer, toujours il aura la froide odeur de tout ce qu’on y a mangé autrefois. Adieu, tu refuses plus que tu ne penses en refusant mon amitié. Avant de prendre un parti quelconque, réfléchis. J’ai répondu à ce que tu me demandais. J’irai à Paris, quand Pradier m’appellera, dans six semaines, un jour ; puis, je ne sais quand. L’argent, le temps et les prétextes me manquent. *** À LOUISE COLET. En partie inédite, en 1926 [Rouen, début de 1847] Le plus sûr, dis-tu, quand on craint le feu, c’est de s’en tenir à distance. Voilà qui est juste au moins ; mais moi j’ai l’habitude de me chauffer si fort que j’ai les jambes grillées, et pourtant je crie comme un âne à la moindre brûlure. J’ai à la peau du coeur et des jambes des taches indélébiles. Mais les chirurgiens disent qu’il est fort difficile de distinguer les cicatrices du feu de celles du froid. Les deux éléments, glace et flamme, ne sont peut-être pas si éloignés l’un de l’autre qu’on le pense ; y a-t-il tant de degrés de l’un à l’autre ? Tout se touche ! On se baigne en juillet dans la rivière qui glacera mon champagne en janvier, et les glaçons qu’on y laisse, fondus par le printemps, vous feront de l’eau trop chaude pour le mois de juin. Le coeur de l’homme est encore plus variable que les saisons, tour à tour plus froid que l’hiver et plus brûlant que l’été. Si ses fleurs ne renaissent pas, ses neiges reviennent souvent par bourrasques lamentables ; ça tombe ! ça tombe ! ça couvre tout de blancheur et de tristesse, et quand le dégel arrive c’est encore plus sale ! Mon Dieu, que je suis bête ! Je me trouve démesurément stupide, et j’en suis attristé parce que j’en ai conscience. Non seulement j’arrive à ne plus pouvoir parler, mais j’en arriverai à ne plus pouvoir écrire. Il est étrange combien toutes mes rigoles se bouchent, comme toutes mes plaies se ferment et font digue vis-à-vis les flots intérieurs. Le pus retombe en dedans. Que personne n’en sente l’odeur, c’est tout ce que je demande. Et toi, pauvre chérie, les tiennes se guérissent-elles ? Si c’est moi qui les ai faites, que ne puis-je les embrasser pour te témoigner au moins que la vue m’en fait souffrir. Je vais venir à Paris bientôt, un jour, un seul jour. Me verras-tu ? Veux-tu me voir ? (car tu dis emphatiquement qu’il vaudrait mieux ne pas se voir). Si tu crains que ma présence ne ravive tes douleurs, que mon départ ne les redouble, que veux-tu que je fasse ? Réfléchis à cela ! réfléchis-y longuement, sagement. Je ferai là-dessus ce que tu diras. Le drame avance-t-il ? Quant à moi, je suis empêtré dans une foule de lectures que je me hâte de terminer ; je travaille le plus que je peux et je n’avance pas à grand-chose. Il faudrait vivre deux cents ans pour avoir une idée de n’importe quoi. Je viens de finir aujourd’hui le Cala de Byron. Quel poète ! Dans un mois environ j’aurais achevé Théocrite. À mesure que j’épelle l’antiquité, une tristesse démesurée m’envahit en songeant à cet âge de beauté magnifique et charmante passé sans retour, à ce monde tout vibrant, tout rayonnant, si coloré et si pur, si simple, et si varié. Que ne donnerais-je pas pour voir un triomphe ! Que ne vendrais-je pas pour entrer un soir dans Subure, quand les flambeaux brûlaient aux portes des lupanars et que les tambourins tonnaient dans les tavernes ! Comme si nous n’avions pas assez de notre passé, nous remâchons celui de l’humanité entière et nous nous délectons dans cette amertume voluptueuse. Qu’importe après tout, s’il n’y a que là qu’on puisse vivre, s’il n’y a qu’à cela qu’on puisse penser sans dédain et sans pitié ! Adieu, à toi. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [Rouen, sans date. 1847] Tu as mal compris, chère amie, le sens de ma lettre où je te demandais si tu voulais me voir. Je ne posais pas l’interrogation pour moi, mais pour toi. Ne m’as-tu pas assez dit que je te rendais malheureuse ?... J’ai l’air (je me fais cet effet-là à moi-même) d’avoir été la calamité de ta vie. Qu’on aime ou qu’on déteste le poison qu’on boit, rien n’en change l’effet ; ceux qui se tuent avec de l’eau-de-vie aiment l’eau-de-vie... Voici donc ce que j’avais pensé : «Si elle croit que de me voir la rendra pire encore, si une heure, un jour de joie et de larmes mêlées doivent lui laisser encore des mois amers, une longue existence d’ennuis déchirants quand ils ne sont pas mornes, mieux vaut pour maintenant qu’elle ne me voie pas. J’irai dans sa rue, je regarderai sa maison, et je m’en retournerai. Si je la rencontre, tant mieux ; sinon, ce sera tout.» Je t’ai demandé enfin si tu voulais guérir. Je t’offrais un moyen, une chance, et tu as cru que c’était l’hypocrite préparation à ceci : venir à Paris sans vouloir te voir. Je n’y serais pas venu d’ailleurs si tu m’avais dit : «Tu as raison, cela vaut mieux.» On n’aurait pas eu besoin, comme tu me le recommandais dimanche dans cette hypothèse, de te cacher le jour de ma présence. Il n’y en aurait pas eu du tout. C’est bien pour jeudi que Phidias m’a engagé à venir, mais je n’y serai que vendredi ou samedi. Il faut probablement que je m’absente mercredi soir de Rouen. Ainsi, si tu me réponds d’ici à ce que nous nous voyions, que ce soit de suite. Nous allons donc nous revoir, pauvre amie ! J’ai envie de te revoir, mais ce sera si peu ! Tu vas dire que j’empoisonne tout d’avance et que je parle toujours de la pourriture qui viendra sur les fruits, quand à peine ils sortent de la fleur ! Hélas, oui ! Hélas, oui ! Aussi je n’ai ni la joie bienheureuse de ceux qui se mettent à table, levant bien haut leur verre pour qu’on l’emplisse à déborder, ni la tristesse aigre, ni les sueurs froides de ceux qui se réveillent le lendemain au milieu des pots brisés et de leur coeur déchiré ! À ce qu’il paraît que notre ami Max a manqué d’aller voir Pluton. Qu’il ait manqué, tant mieux pour moi, tant pis pour lui. Quand on a un peu d’humanité, on ne peut s’empêcher de souhaiter la mort à ceux qu’on aime. Et on dira que j’ai le coeur dur ! Pourquoi penser, ou dire du moins, que si tu me demandais à écouter ton drame, je ferais sourde oreille ? Voilà ce que je ne te pardonne pas. Ce sont ces idées que tu te fourres en tête. Ta gloire m’est plus chère que la mienne, si j’en avais une toutefois ! Je veux dire que j’ai plus envie de t’entendre applaudir que de m’entendre applaudir. Adieu, mille baisers sur les lèvres. *** À ERNEST CHEVALIER. [Rouen], 23 février 1847. Permettez-moi, mon cher monsieur, de vous féliciter sur le haut rang social où la bienveillance éclairée de S. E. le ministre de la Justice vous appelle. J’avais su, vieux, par le canal des journaux, quoique je n’en lise jamais, que tu transférais ta boule et ta blague magistrales de Calvi à Ajaccio […] J’ai vu par ta dernière lettre que tu allais assez bien. Le ton en était assez gaillard. Conserve-le toujours ce vieil aplomb moral qui à lui seul vaut tout le reste et qui console de tout quand on n’a plus rien. Sois toujours gars, sois toujours aimable, et le soir, par le clair de lune, si tu vas te promener sur la terrasse du Cardinal-Fesch, donne-moi, à travers la Méditerranée et la France, une bonne pensée, en regardant la baie et les montagnes noircies par le feuillage des maquis. J’aurais bien envie, à coup sûr, de t’aller faire une visite et de recommencer, avec plus d’intelligence que je n’en ai mis et plus de loisir que je n’en ai eu, ces longues promenades à cheval à travers les forêts de pins et de châtaigniers. Mais est-ce que je le peux ? Tu sais bien, tout comme moi, qu’il y a à cela mille impossibilités. Quand partirai-je ? Quand mettrai-je la clef sous la porte, un beau matin, en me murmurant à moi-même : «Bon voyage, M. Dumollet.» Je n’ose même pas souhaiter cela, puisque ce désir ne peut s’accomplir que dans la réalisation du plus grand malheur qui puisse m’advenir. Tu n’auras pas l’insigne avantage de voir le drôle qui répond au nom de Maxime Du Camp. Le 1er mai, nous partons tous les deux pour une pauvre petite excursion en Bretagne, à pied, le sac sur le dos. Ma mère nous rejoindra en route. Fasse le ciel que ce ne soit pas autre chose qu’un projet ! Je suis si habitué à voir tout me rater dans les mains que je ne compte sur rien. Voilà ce pauvre bougre de Darcet qui a crevé au Brésil comme un mousquet, au moment où il touchait à la fortune, où il l’avait enfin après vingt ans de chasse ; il meurt tout d’un coup dans son lit par l’explosion d’une lampe à gaz. Le même paquebot qui a apporté la nouvelle de sa mort apportait deux lettres joyeuses de lui à sa mère et à sa soeur. Comme tout se dégarnit, comme tout s’en va, quel dégel continu que la vie ! Joies, parents, amis, tout meurt, part, file : bonsoir, au revoir, oui, et on ne se revoit plus. Il n’y a que moi qui reste, qui ne change pas de lieu, qui ne change pas d’existence ni de rang. Si tu ne revenais ici que dans dix ans, et j’entends marié, décoré, considéré, procureur du roi et stupide, tu me retrouverais sans doute à ma table, dans la même posture, penché sur les mêmes livres, ou me rôtissant les jambes dans mon fauteuil et fumant une pipe, comme toujours. Je continue mon grec, je lis Théocrite, Lucrèce, Byron, saint Augustin et la Bible. Voilà pour le moment les historiettes que je m’inculque dans le cerveau. Tous les trois mois à peu près, il se trouve que je vais à Paris pendant un jour ou deux me retremper, et puis je reviens ici. Je m’ennuie le premier jour que je suis de retour, comme on s’ennuie toutes les fois qu’on a rompu à ses habitudes et qu’il vous faut les reprendre. L’homme est une si triste machine qu’une paille mise dans le rouage suffit pour l’arrêter. Rien de neuf ici ; tout suit son train. Ma mère toujours triste. L’enfant marche, vit et vagit. Le sieur Alfred vit à La Neuville en ne faisant pas grand-chose et étant toujours le même être que tu connais, et le bourgeois de Rouen est toujours quelque chose de gigantesquement assommant et de pyramidalement bête. Au reste, je n’en vois guère, mais c’est néanmoins humiliant de penser qu’on respire le même air. Adieu, cher ami, à toi, ton vieux. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Samedi matin [Rouen, 20 mars 1847]. Je n’ai gardé de notre dernière entrevue ni irritation ni colère. J’ai pu en être blessé, mais quant à t’en tenir rancune, jamais, jamais, non, jamais contre toi le moindre sentiment méchant ! Ce serait infâme, pauvre coeur. Ce qui m’en a profondément attristé, humilié, si tu veux, navré est plutôt le mot, c’est que j’y ai vu plus que jamais l’incompatibilité native de nos humeurs. Ce ne sont pas les grands malheurs qui font le malheur, ni les grands bonheurs qui font le bonheur, mais c’est le tissu fin et imperceptible de mille circonstances banales, de mille détails ténus qui composent toute une vie de calme radieux ou d’agitation infernale. On n’a que faire journellement des grandes vertus ni des beaux dévouements ; le caractère est tout. Le tien est irritable par bonds et par soubresauts. Tu as le coeur trop tendre et la tête trop dure. Tu me demandes par quoi j’ai passé pour en être arrivé où je suis. Tu ne [le] sauras pas, ni toi ni les autres, parce que c’est indisable. La main que j’ai brûlée, et dont la peau est plissée comme celle d’une momie, est plus insensible que l’autre au froid et au chaud. Mon âme est de même ; elle a passé par le feu : quelle merveille qu’elle ne se réchauffe pas au soleil ? Considère cela chez moi comme une infirmité, comme une maladie honteuse de l’intérieur, que j’ai gagnée pour avoir fréquenté des choses malsaines ; mais ne t’en désole pas, car il n’y a rien à faire. Ne me plains pas, car ce n’en vaut pas la peine. Ne t’indigne pas, ce serait inintelligent. Tu veux savoir si ton image revient souvent à ma pensée. Oui, elle y revient souvent ; mais quelle image ! attristée, pleurante, désolée, comme une apparition qui me poursuit de as tristesse. J’ai presque oublié ton rire. Et toi aussi peut-être ? Ah ! pourquoi le ciel ne t’a-t-il pas faite une de ces femmes légères qui ne prennent de la vie que le plaisir, qui ont au coeur comme au corps un organe pour jouit, sans que le jeu des autres s’en trouve troublé ; ou pourquoi plutôt n’es-tu pas venue il y a six ans, il y a huit ans ? Je me répète cela à satiété, car c’est alors que j’étais l’homme qu’il te fallait ! Car il te faut des illusions, à toi ; tu les aimes. Aime-t-on autre chose ? Chaque jour je m’aperçois du peu que j’ai et la profondeur de mon vide n’est égale qu’à la patience que je mets à le contempler. Il me semble pourtant que j’aime quelque chose. Toi, par exemple, je t’aime ; mais quand je te vois si différente de moi, je me dis : non, c’est elle. J’aime l’art et je n’y crois guère. On m’accuse d’égoïsme, et je ne crois pas plus à moi qu’à autre chose. J’aime la nature, et la campagne me semble souvent bête. J’aime les voyages, et je déteste me remuer. Si tu as de nouveaux chagrins chez toi, il y a parité entre nous. Mon beau-frère devient fou. On cache cela encore, mais cela est. Je n’avais pas assez du désespoir à mon chevet, la folie va s’y joindre ; escorté d’elle, quelle figure fais-je au milieu ? Ma société est contagieuse et mauvaise. Je fais plus de mal aux autres qu’ils ne m’en font et que je n’en ai. Tant pis pour les autres, car ce n’est certes pas intentionnel. Mais ce que j’ai de plus doux dans le coeur et de meilleur encore, c’est pour toi. C’est te donner de la monnaie souillée contre de l’or. Si je n’ai que ça ? C’est le denier du pauvre. Quand nous verrons-nous ? Je n’en sais rien. Il vaut mieux pour toi que tu ne me voies pas. Est-ce que tu n’es pas ennuyée de vivre et de sentir ? Adieu, je t’embrasse. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Mardi soir [Rouen, 13 avril 1847], 11 heures. Tu m’as dit que, tel que je suis, j’aurais dû me défendre dès le commencement de tout mouvement d’amour, et, par devoir, réfréner le désir que j’avais, pour n’en pas faire ensuite souffrir personne. C’est vrai, c’est vrai ; j’aurais dû ne pas me faire aimer ; je n’en suis pas digne, et mieux que cela, je n’y suis pas propre. Ce n’est pas de mon monde à moi. Sois tranquille, va, tu es la dernière. J’ai admiré dans un temps l’héroïsme d’Origène, qui me paraît un des grands actes de bon sens dont un homme puisse s’aviser. Que n’en peut-on faire de même pour le coeur ! Mais où est le fer pour couper cet organe-là ?... S’il n’y avait que celui qui le porte qui en souffrît, le mal ne serait pas grand. Mais si on fait souffrir un autre ?... Crois-tu que moi, oui, moi que tu accuses d’une personnalité si féroce, je n’éprouve pas, quand je pense à toi, une angoisse indéfinissable qui me donne de moi-même un chagrin singulier ? Mais qu’y faire, encore une fois, qu’y faire ? Est-ce ma faute si ce qui me paraît insignifiant te semble cruel, si mille choses que je fais te blessent jusqu’aux entrailles, si ce qui ne m’effleure même pas te déchire en entier ? Tu as fait dernièrement tout ce que tu as pu pour me cacher ta douleur. Elle perçait malgré toi, comme la forme d’un mort sous son drap blanc, quelque propre qu’il soit, quelque parfumé qu’on l’ait choisi. Rien de ce qui se passait en toi ne m’échappait ; et toi tu n’as pas saisi une minute la moindre chose de ce que je sentais. Je remarque ceci, que nous ne pouvons jamais nous quitter de bonne humeur, et que nous nous séparons toujours mécontenta l’un de l’autre. Faudrait-il donc mieux ne pas se voir du tout et devenir étrangers, tout à fait oubliés l’un de l’autre, l’un à l’autre ? Mais cela est factice, intentionnel ; ce serait du parti pris et de la pose vis-à-vis de toi-même. Rien ne se brise net dans le coeur ; les liens se dénouent d’eux-mêmes et ne se coupent pas ; l’arbre se pourrir sur pied et ne tombe pas en un seul jour. J’aurais dû, m’as-tu dit, ne pas revenir vers toi, laisser ta plaie se guérir. Je t’avais demandé conseil là-dessus ; je te le demande encore. Dans quelques jours, je reviendrai. Si tu veux ne pas me voir, tu ne me verras pas. Personne ne te dira le jour où j’aurai passé par Paris. Peu à peu, le temps passera ; tu t’habitueras à penser que je ne suis plus ; les âcretés de mon souvenir s’effaceront, s’adouciront à force d’être touchées, et il ne restera plus peut-être dans ton coeur que quelque chose de vague et de doux, comme pour un rêve d’autrefois qu’on aime encore quoiqu’on ne l’ait plus. Alors, quand tu en seras là, je reviendrai ; je serai meilleur peut-être, et toi plus sage. Mais ne pense pas, je t’en prie, je t’en supplie, ne pense jamais que j’aie jamais voulu ni t’humilier ni te railler, et qu’il y ait eu en moi ironie, dédain ou intention de te faire souffrir ! Non, non, mille fois ! Je ne parle pas de moi ; je mets ici de côté ce que je pense, ce que je sens. Il ne s’agit que de toi. Réfléchis-y. Je peux te voir quelques heures, dans quelques jours. Ce serait peu. Puis, je serai longtemps sans revenir. Je ne te donne pas de conseil parce que tu accuserais soit mon indifférence, soit mon amour d’y être intéressés. Fais ce que tu voudras ; mais ensuite ne m’accuse plus ; accuse-toi. Un temps viendra, si tu vieillis, où tu découvriras de la tendresse dans ce qui te semble cruel, et de la délicatesse peut-être à ce que tu trouves outrageant. Adieu, adieu ; si le ciel était juste, il te donnerait le bonheur que tu n’as pas trouvé en moi. Y a-t-il à boire dans un verre vide ? *** À ERNEST CHEVALIER. Croisset. Mercredi, 28 avril 1847. Je pars demain matin pour Paris, et samedi je commence mon voyage de Bretagne. Avant de m’en aller, cher Ernest, je t’envoie un adieu comme si tu étais là. Si nous avions eu plus d’argent, plus de liberté surtout, en un mot si je ne me trouvais presque forcé de ne pas quitter ma mère, qui est dans un vide si complet et si triste, au lieu de la Bretagne nous eussions pris la Corse. Je n’aurais pas été fâché d’aller revoit la baie d’Ajaccio, la plage de Cargèse et encore plus l’aimable substitut que je connais par-delà la Méditerranée. Comme j’ai pensé à toi, à nous deux, lorsqu’il y a trois semaines est venu le temps de Pâques ! J’ai songé à ce vieux Jean qui se faisait payer de si longues bouteilles de vin blanc, à la vallée de Cléry où je t’ai vu te tordre de rire, au Château-Gaillard où nous fumions des cigares au soleil, couchés sur les cailloux. Te souviens-tu, vieux, du pââté d’Amiens que j’ai englouti à moi tout seul un Vendredi Saint, et du petit vin de Collioure que je humais si lestement ? Étions-nous gais alors, et nous nous croyions tristes ! Nous l’étions aussi, mais que de bonnes bouffées de verve ! Maintenant tout ça s’est aplati, nivelé ; il me semble que les angles de ma vie se sont usés sous le frottement déjà nombreux de tout ce qui a passé dessus. Si tu savais l’existence monotone, plate (et dont la régularité tranquille fait le seul charme) que mène ton Gustave que tu as connu si turbulent d’idées et si criard ! Ma mère et moi nous sommes seuls maintenant à ce foyer jadis plein et chaud. On a beau dire, les souvenirs ne peuplent pas ; au contraire, ils élargissent votre solitude. Mais je travaille, je lis beaucoup. Je médite et je n’écris pas, devenant de plus en plus rechigné et dégoûté de tout ce que je ne trouve point parfait. Ainsi la journée se passe et le lendemain recommence. J’ai besoin cependant de prendre un peu l’air, de respirer à poitrine plus ouverte, et je pars avec Du Camp nous promener sur les grèves de Bretagne, avec de gros souliers, le sac au dos, à pied. Nous reviendrons à la fin de juillet. Dans un mois, ma mère viendra nous faire une visite à Vannes. Tâche, au milieu de tes préoccupations magistrales, de m’envoyer au moins une lettre pendant ce temps-là. Je serai à Brest vers le 10 juin. Voilà l’endroit le plus sûr où tu peux m’adresser ton style ; ou, si tu aimes mieux, adresse ta, ou tes (ce sera meilleur) lettres à Achille pour me la, ou les faire parvenir. J’ai vu Alfred jeudi dernier. Son épouse va l’enrichir d’un fils ou d’une fille d’ici à quelques semaines. Voilà un crapaud qui me fera rire rien qu’à le regarder. Son père a toujours la même balle ; il végète comme par le passé, et encore plus que par le passé, dans une paresse profonde. C’est déplorable. [...] Je comprends bien, va, les ennuis que tu éprouves là-bas, et les aspirations qui te prennent, à tes heures de délaissement, vers le sol natal. La patrie est peut-être comme la famille on n’en sent bien le prix que lorsqu’on n’en a plus. Adieu, cher ami, continue à poursuivre le crime et à protéger les moeurs. Porte-toi bien, voilà tout ce que je demande, et pense à ton vieux Flaubert. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [Ultima du 30 avril 1847.] Jamais je n’ai eu tant conscience du peu de talent qui m’est départi à exprimer des idées par des mots. Tu me demandes une explication franche, nette. Mais ne te l’ai-je pas donnée cent fois, et, j’ose dire, dans chaque lettre depuis des mois entiers ? Que veux-tu que je te redise que je ne t’aie dit ? Tu veux savoir si je t’aime, pour trancher tout d’un coup et en finir franchement. N’est-ce pas ce que tu m’écris hier ? C’est une question trop large pour qu’on y réponde par un «OUI» ou par un «NON». C’est ce que je vais pourtant tâcher de faire afin que tu ne m’accuses plus de toujours biaiser. J’espère qu’aujourd’hui au moins tu me rendras justice. Je ne suis pas gâté de ce côté ! Pour moi, l’amour n’est pas et ne doit pas être au premier plan de la vie ; il doit rester dans l’arrière-boutique. Il y a d’autres choses avant lui, dans l’âme, qui sont, il me semble, plus près de la lumière, plus rapprochées du soleil. Si donc tu prends l’amour comme mets principal de l’existence : NON. Comme assaisonnement : OUI. Si tu entends par aimer avoir une préoccupation exclusive de l’être aimé, ne vivre que par lui, ne voir que lui au monde de tout ce qu’il y a sur le monde, être plein de son idée, en avoir le coeur comblé ainsi que le tablier d’une enfant qui est rempli de fleurs et qui déborde de tous côtés, quoiqu’elle en porte les coins dans sa bouche et qu’elle le serre avec ses mains, sentir enfin que votre vie est liée à cette vie-là et que cela est devenu un organe particulier de votre âme : non. Si tu entends par aimer vouloir prendre de ce double contact la mousse qui flotte dessus sans remuer la lie qui peut être au fond, s’unir avec un mélange de tendresse et de plaisir, se voir avec charme et se quitter sans désespoir (alors qu’on n’était pas désespéré non plus quand on embrassait dans leur bière ses plus tendrement chéris), pouvoir vivre l’un sans l’autre, puisqu’on vit bien sevré de tout ce qu’on convoite, orphelin de tout ce qu’on a aimé, veuf de tout ce qu’on rêve, mais éprouver pourtant à ces rapprochements des défaillances qui font sourire comme par des chatouillements étranges, sentir enfin que cela est venu parce que ça devait venir et que ça se passera parce que tout passe, en se jurant d’avance de n’accuser ni l’autre ni soi-même, et, au milieu de cette joie, vivre comme on vit, si ce n’est un peu mieux, avec un fauteuil de plus pour y poser votre coeur les jours de fatigue, sans que, pour cela, on en soit pas beaucoup plus amusé de se lever tous les matins ; si tu admets qu’on puisse aimer et en même temps être pris d’une pitié démesurée en comparant les admirations de l’amour aux admirations de l’art, ayant pour tout ce qui vous fait rentrer dans l’organisme d’ici-bas un dédain facétieux et amer ; si tu admets qu’on puisse aimer quand on sent qu’un vers de Théocrite vous fait plus rêver que vos meilleurs souvenirs, quand il vous semble en même temps que tous les grands sacrifices (j’entends ce à quoi on tient le plus, la vie, l’argent) ne vous coûteraient rien, et que les petits vous coûtent : oui. Ah ! quand je t’ai vue, pauvre amie, t’embarquer, si jolie dans cet océan (rappelle-toi mes premières lettres), ne t’ai-je pas crié : «Non, reste, reste au rivage, dusses-tu y vivre toujours pauvre !»… Maintenant, ôte de ton esprit les suppositions qui y sont relativement aux influences étrangères que tu crois agir sur moi, ma mère, Phidias, Max. Il n’en est rien, pas plus Max que les autres. Je ne sache jusqu’à présent que personne m’ait fait faire quelque chose en bien ou en mal, ou donné même une opinion. Je ne me raidis contre rien, mais cela se trouve ainsi, tout naturellement, sans que je sache comment. Quant à tes dissensions avec Max, il faut songer que, dans tout cela, il venait chez toi pour servir tes intérêts et non les siens. Il a pu être blessé (vu qu’il se blesse fort aisément, en quoi nous différons, tu vois, malgré le pacte qui nous lie, comme tu dis) de plusieurs choses véhémentes que tu lui as écrites, ou même fatigué d’être si souvent employé à cause de moi. Le rôle de confident, s’il est honorable, n’est pas toujours amusant, ni le calomnié du reste. Il t’était tout dévoué, le pauvre garçon. À l’occasion il le serait encore. Un mot. Tu reviens sur nos dissemblances d’intelligence, sur Néron, etc. (Néron !) N’en parlons plus, ce sera plus sage. Ces explications-là, outre qu’elles me sont difficiles à produire, me font un mal affreux. Oui, un mal inouï, car elles touchent de trop près au plus profond de mon moi. Si cette lettre te blesse, si c’est là le coup que tu attendais, il me semble qu’il n’est pas si rude. Tu me priais tant de t’assommer ! N’en accuse au reste que toi seule. Tu m’as demandé à genoux que je t’outrage. Eh bien, non ! je t’envoie un bon souvenir. Tu te trompes en disant que je suis bon pour les autres, dur pour toi seule, et tu prends un exemple de ce que je n’en veux pas à Phidias pour tous ses procédés. Ah, mon Dieu non ! Il peut les redoubler, les exagérer tant qu’il voudra ; j’en rirai. Qu’est-ce que ça me fait ? Qu’est-ce que je lui demande ? Sa société quand je vais le voir, lui enfin ; or s’il était autre, ce ne serait plus celui-là que je veux. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Nantes, 17 mai. 1847 Puisque vous vous obstinez à ne plus vouloir me donner de vos nouvelles et à vivre pour moi, comme si vous étiez morte, je suis forcé de vous en demander moi-même. Qu’est-ce que vous faites et comment portez-vous la vie ? Si c’est moi qui ai causé votre malheur, pourquoi aussi ne m’appelleriez-vous pas dans votre infortune ? Pourquoi ne guérirais-je pas d’une main la blessure que j’ai faite de l’autre ? Voyons, Louise, soyez bonne encore ; ne me méprisez pas, car je ne le mérite pas, et ne m’oubliez pas complètement, car moi je pense à vous souvent, tous les jours, et j’avoue, sans fierté, que je souffre à l’idée que dans ton coeur tu m’accuses. Pourquoi n’avez-vous pas pris les choses comme elles devaient être prises, et l’homme, et le milieu où il se trouvait, et toutes les exigences de sa vie ? Mais je ne veux pas vous faire de reproches. Étiez-vous libre d’aimer autrement ? Est-ce qu’on est ce qu’on veut ? Avons-nous seulement la certitude de nos désirs et de nos répulsions ? À qui n’est-il pas arrivé de douter de son affection la plus profonde et de se demander s’il ne prenait pas le change ? Vous avez cru, par exemple, qu’intentionnellement je faisais tout ce que je pouvais pour me détacher de vous et que ma tête exigeait la dépossession de mon coeur. Eh bien, non ! mille fois non ! Que n’aurais-je pas donné, au contraire, pour en avoir un à la hauteur du vôtre ! Je me suis montré ce que je suis, j’ai paru brutal parce que j’ai été franc, et dur parce que je n’ai pas été hypocrite. Si je vous revois (si vous pensez que cela soit sans danger pour vous), ce ne sera pas un autre homme, mais le même avec ce qu’il avait de bon et de mauvais. Si, au contraire, cette lettre reste encore sans réponse ce sera donc un adieu, un long adieu comme si l’un était parti pour les Indes et l’autre pour l’Amérique, sur deux continents distincts ; vous avec beaucoup de choses, moi avec presque rien. Nous penserons sans doute l’un à l’autre et nous nous enverrons dans l’âme des souhaits muets et des tendresses secrètes, et puis ça passera et nous ensuite. Mais, quand vous aurez besoin d’un ami, Louise, rappelez-vous de moi ; aux grandes occasions de douleur pensez à moi. Adieu, et quand votre fille dormira cette nuit, allez l’embrasser de ma part. Poste restante Vannes, jusqu’à la fin du mois. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Quimper, le 11 juin. Mon vous n’exprime pas aussi bien ce que je suis pour toi, que tu. Je te tutoie donc, car j’ai pour toi un sentiment spécial et particulier, auquel en vain je cherche un nom juste sans le pouvoir trouver, et si je t’écris ce n’est pas, comme tu dis, parce que je n’ai rien de mieux à faire, car souvent, dans la journée, je t’envoie de bonnes pensées. Oui, souvent je songe à toi je te vois, au milieu de ta triste vie, rendue plus triste par moi, seule dans ton petit boudoir, seule dans ta maison, isolée dans ton coeur, qui n’a pour habitants que des ennuis et des chagrins que j’ai augmentés, mon Dieu ! que j’ai augmentés. Voilà ce que je me reproche sans cesse. Mais est-ce ma faute, encore un coup ! Plus tard, si je vis, si tu vieillis, j’écrirai peut-être toute cette histoire qui n’en est même pas une. Alors elle nous paraîtra peut-être à nous-mêmes toute simple et toute naturelle. Vues à distance les choses prennent des proportions régulières et se couvrent d’une couleur normale. De près nous étions, au contraire, choqués de leur discordance et des tons criards qui les bigarraient. Sache donc une fois pour toutes que jamais je ne me suis moqué de toi (je ne me suis jamais moqué de personne si ce n’est de moi peut-être), et que tu n’as pas été ma dupe. Je crois n’en avoir encore fait aucune. Je l’ai quelquefois été au contraire. Me moquer de toi, et pourquoi ? Non, rassure-toi, rassure-toi et, si tu doutes de mon amour, ne doute pas du moins de mon respect. Le mot peut te paraître ridicule, mais il est d’une vérité intense et profonde. Oui, ton amour à toi m’inspire du respect parce qu’il me paraît singulièrement beau et singulièrement surnaturel. Tu m’accuses d’orgueil ; tout le monde me juge de même. Eh bien ! accepte cette confidence : avant toi, je n’ai pas été aimé. En secret, je n’en sais rien ; mais de fait, non, jamais. Tu es la première et la seule que j’aie vue m’aimer comme toi, d’une manière aussi douloureuse et partant aussi solide. Je t’aime avec les restes de mon coeur que d’autres amours ont dévoré jusqu’au dernier fil, et je m’émeus d’une commisération amère, d’une tendresse âcre, à sentir que je n’ai que cela pour satisfaire l’appétit de ton âme. Comme l’or est creux ; tu m’accuses. Accuses-en la vie elle-même, qui est un triste régal. Tu m’as ôté une opinion que j’avais : c’est qu’une femme ne pouvait s’éprendre de moi et garder cette manie longtemps, ce qui me semblait impossible. Mais j’aimerais mieux être resté dans cette conviction. Et pourtant je sens que t’ôter de moi ce serait m’ôter trop. Restes-y donc. Je voulais te parler de mon voyage, mais j’aime mieux te parler de toi et de nous. À quoi cela m’avancera-t-il, ce voyage ? À être un peu plus triste cet hiver. Ah ! pas de soleil ! L’ombre est trop noire ensuite ! Je hume l’air, j’aspire l’odeur des aubépines et des ajoncs, je marche au bord de la mer, j’admire les bouquets d’arbres, les coins de ciel floconnés, les couchers de soleil sur les flots, et les goémons verts qui s’agitent sous l’eau comme la chevelure des Naïades, et le soir je me couche harassé dans des lits à baldaquin où j’attrape des puces. Voilà. Au reste, j’avais besoin d’air. J’étouffais depuis quelque temps. Tu me demandes si je suis plus heureux : mais, je ne me plains pas ; et si j’éprouve moins de désillusions : je n’en éprouve point. Franchement, j’en ai peu éprouvé dans la vie, étant né avec une provision médiocre d’illusions. Quand on compte sur peu, on est toujours étonné de ce qu’on trouve. Demain matin ou plutôt dans quelques heures (il est tard, tout dort, et toi aussi peut-être), nous partons pour Brest où nous ne devons arriver que dans quinze jours, après avoir fait près de quatre-vingts lieues à pied sur le bord de la mer. À Brest donc je t’écrirai, et j’espère une lettre plus longue. Adieu, chère amie, adieu, je t’embrasse sur les yeux pour les essuyer s’ils pleurent. Amitiés et souvenir de Max. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Saint-Brieuc, 7 juillet. J’attendais une lettre à Brest ; rien. Serai-je plus heureux à Saint-Malo ? Qu’y a-t-il donc ? Es-tu malade ? Que t’est-il arrivé ? Pourquoi ce silence ? Il fallait au moins m’en avertit ! Si tu crois que mon amour se soucie peu de toi, il serait généreux et juste toutefois de penser que mon amitié peut s’en inquiéter. As-tu voulu m’oublier par le silence ? Mais un mot au moins ! un mot qui me dise : «Je ne veux plus songer à toi, adieu.» Je n’aurais rien dit. Est-ce que ma dernière lettre t’a encore blessée ? T’a-t-elle froissée de nouveau ? Toute ma conduite envers toi est comme serait celle d’un chirurgien qui panserait ses malades avec des gantelets de fer aux mains. Toutes les fois que je m’approche de toi, je te déchire ; alors je recule et tu me rappelles — tu me rappelais du moins — et je reste, impuissant et triste, à contempler le mal auquel je ne puis rien et que je gémis de ne pouvoir alléger. Eh bien, oui, s’il y a dans mon coeur quelque chose de doux, c’est pour toi. Je te voudrais heureuse. L’homme tel que je le rêve pour toi, j’irais te le chercher au ciel s’il y était niché et s’il y avait une échelle pour y monter. Souvent maintenant, quand je marche silencieux pendant des heures entières, soit dans les sentiers de la campagne au milieu des blés, soit en poussant mes pas sur le sable, et que j’écoute les coquilles se casser sous mes souliers et la mer souffler sa cadence au large, ton idée me revient, elle me suit, elle m’accompagne. Je revois ton visage, je me demande ce que tu fais, ce que tu penses, si c’est l’heure où tu sors... et puis, comme, de toi, ma pensée revient sur moi-même, j’en deviens plus triste, plus sombre, j’en suis ému, et je m’ajoute : allons ! elle a peut-être fait tout à l’heure un beau vers, elle le relit avec enthousiasme, elle est heureuse, pour cette minute du moins ; que les autres lui coulent pareilles ! Si je te revoyais maintenant, il me semble que je t’expliquerais un tas de choses qui me viendraient et que tu comprendrais, et alors tu ne m’accuserais plus, tu ne pleurerais plus. Oh ! si je t’ai fait de la peine, si j’ai ouvert en toi, au lieu de cette source de joie que l’amour extrait des coeurs les plus arides, le lac morne des désespoirs latents, si, voulant t’appuyer sur moi pour y asseoir ton âme, tu n’as trouvé que douleur et amertume, si je t’ai menti enfin, si je te suis la désillusion de ce que tu croyais, ne m’en veux pas ! ne m’en veux pas ! Jamais je n’ai voulu te blesser ; jamais, même au fond, même dans le recoin obscur pour tous, je n’ai eu pour toi un mouvement méchant ; et si j’ai été dur, c’est que je suis malade, va. Souffrant, aigri, la vie m’éreinte comme un trot trop dur qui vous casse les reins. Il n’y a que seul que je ne souffre plus. Les meilleures affections m’irritent souvent démesurément. J’ai beau me retenir, il en sort trop. Je trouve que le monde a raison de me trouver intolérant ; mais il ne sait pas, en revanche, tout ce que je tolère sans rien dire. Adieu, mon amie, adieu. Je serai à Rennes dans dix jours, et revenu je ne sais quand. Veux-tu que je t’embrasse, hein ? Eh bien, si tu as peur que ça encore ne te remue, sur la main, et détourne la tête. *** À ERNEST CHEVALIER. Saint-Malo, 13 juillet 1847. J’ai reçu ici avant-hier ta lettre qui a voyagé, avant de m’arriver, de Croisset à Rouen, de Rouen à Croisset et dans plusieurs villes de la Bretagne. Nous sommes aux deux bouts de la France : toi dans la baie d’Ajaccio, moi dans celle de Saint-Malo ; toi en face de l’Italie, nous en face de l’Angleterre. Quoique ce pays soit fort beau, d’un chic âpre et superbe, j’aimerais mieux être de l’autre bord, auprès de cette vieille Méditerranée. Mais maintenant tout voyage m’est à peu près impossible : ma mère n’a plus que moi, que moi seul ; il y aurait cruauté à la quitter. Aussi la pauvre femme, ne pouvant se passer de moi, est venue (comme il en était convenu du reste) me rejoindre à Brest, et nous avons fait tous ensemble les bouts de route qu’il fallait faire en voiture, nous retrouvant ainsi et nous séparant quand il nous plaisait. Nous terminons (hélas !), Max et moi, un voyage qui pour n’être pas au long cours, ce que je regrette, a été une fort jolie excursion. Sac au dos et souliers ferrés aux pieds, nous avons fait sur les côtes environ cent soixante lieues à pied, couchant quelquefois tout habillés faute de draps et de lit, et ne mangeant guère que des oeufs et du pain faute de viande. Tu vois, vieux, qu’il y a aussi du sauvage sur le continent. Mais j’aime mieux la sauvagerie corse. Celle-là du moins a moins de puces et plus de soleil. Or, chaque jour, j’ai de plus en plus besoin de soleil ! Il n’y a guère que ça de beau au monde, ce grand bec de gaz suspendu là-haut par les ordres d’un Rambuteau inconnu ! En fait de monuments, nous en avons beaucoup vu, des celtiques ! et des dolmens ! et des menhirs ! et des peulvens ! Mais rien n’est plus fastidieux que l’archéologie celtique ; ça se ressemble d’une manière désespérante. En revanche, nous avons eu de beaux moments à l’ombre des vieux châteaux ; nous avons fumé de longues pipes dans mainte douve effondrée, toute couverte d’herbes et parfumée par la senteur des genêts, et puis la mer, la mer ! le grand air, les champs, la liberté, j’entends la vraie liberté, celle qui consiste à dire ce qu’on veut, à penser tout haut à deux, et à marcher à l’aventure, en laissant derrière vous le temps passer sans plus s’en soucier que de la fumée de votre pipe qui s’envole. Il paraît, toi, mon pauvre vieux ministère public, que tes amis les bandits t’embêtent toujours démesurément et que tu en as plein le cul, avant qu’un de ces beaux matins il ne t’arrive d’en avoir plein le dos ou plein la poitrine, ce que je ne souhaite nullement. Aux vacances enfin nous pourrons tailler une petite bavette et contempler réciproquement nos deux balles. Réponds-moi à Croisset où je serai dans environ trois semaines. J’y vais reprendre mon train de vie habituelle, mon grec et mes bouquins, mes savates et mon pantalon large. Si la Corse te possède encore l’été prochain, tu auras l’honneur probablement d’y recevoir le jeune Maxime Du Camp, qui se propose de voir en même temps la Sardaigne. Je voudrais bien l’accompagner et tomber un beau matin dans ton parquet pour casser et briser tout, roter derrière la porte, renverser les encriers et ch… devant le buste de S. M. , faire enfin l’entrée du Garçon. À propos, pendant que j’y pense, connais-tu quelqu’un qui voudrait faire avec Paris le commerce de gourdes corses ? C’est un drôle de ma connaissance, M. Godillot, fondateur du bazar du voyage, qui voudrait lier des relations avec ce pays. Comme je lui ai dit que j’y avais été, que j’y avais un ami, il m’a prié de m’informer à qui s’adresser. Adieu, mon cher Ernest, je t’embrasse. À toi. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Pontorson, mercredi 1 heure [août]. Je t’envoie, ma chère amie, une fleur que j’ai cueillie hier au soleil couchant sur le tombeau de Chateaubriand. La mer était belle, le ciel était rose, l’air était doux, c’était un de ces grands soirs d’été, tout flambant de couleurs, d’une splendeur si immense qu’elle en est mélancolique. Un de ces soirs ardents et tristes comme un premier amour. La tombe du grand homme est sur un rocher en face des flots. Il dormira à leur bruit, tout seul, en vue de la maison où il est né. Je n’ai guère pensé qu’à lui tout le temps que j’ai passé à Saint-Malo, et cette idée de se préoccuper de sa mort et de se retenir sa place d’avance pour l’autre côté d’ici, qui me paraissait assez puérile, m’a semblé là très grande et très belle, ce qui m’a fait retourner cette question que je n’ai pas résolue «Y a-t-il des idées bêtes et des idées grandes ?» Cela ne dépend-il pas de leur exécution ? Ton histoire de forçat m’a ému jusqu’à la moelle des os et hier, toute la journée, j’y ai rêvé avec une telle intensité, que j’ai repassé pas à pas par toute sa vie. Peut-être l’ai-je reconstruite telle qu’elle s’est passée. (Ainsi qu’il m’est arrivé de tomber juste en écrivant un chapitre d’entregent, comme on disait jadis, dialogues et poses, et avec une fidélité si exacte, quoique je n’avais rien vu de pareil, qu’un ami a failli s’en évanouir à la lecture, car il se trouvait que c’était son histoire. ) Mais, pour en revenir à notre homme, en voilà un qui doit trouver l’état social peu à son gré. Pauvre diable ! je me l’imagine le soir, à l’heure où ils rentrent tous, à six heures, quand on les fouille. Comme il doit rêver à Paris, à sa vie d’autrefois, aux théâtres qui s’ouvrent alors, aux quinquets de la rampe et à la femme qu’il a vue dans ce milieu et à cause de laquelle s’est ouvert son abîme ! Oui, j’aurais voulu le voir à Brest, et puis il y a toujours à profiter dans la société de ces hommes-là. Les gens qui méditent, c’est-à-dire les champignons intellectuels qui se pourrissent à leur place, comme moi, font bien de temps à autre d’approcher du feu. Ça leur fait jeter leur jus, ils n’en sont que plus secs après. La contemplation d’une existence rendue misérable par une passion violente, de quelque nature qu’elle soit, est toujours quelque chose d’instructif et de hautement moral. Ça rabaisse, avec une ironie hurlante, tant de passions banales et de manies vulgaires que l’on est satisfait en songeant que l’instrument humain peut vibrer jusque-là et monter à des tons si aigus. Mais ce qui m’a touché aussi, c’est toi recevant sa lettre et croyant qu’elle était de moi. Oh ! j’ai compris cela, va, et ce que tu as ressenti. Je t’embrasse sur le coeur pour la peine que tu as eue. Il y a malentendu entre nous deux. Il me semble que successivement je t’avais dit que j’attendrais de tes lettres à Brest, à Saint-Malo, à Rennes. Ainsi je serai encore à Rennes dans quatre ou cinq jours, puis à Fougères, à Caen et à Trouville. Je reviendrai à Croisset pour regretter mon voyage, comme cela arrive toujours. Je vais tâcher, cet hiver, de travailler assez violemment. J’ai à lire Swedenborg et sainte Thérèse. Je recule mon Saint Antoine. Ma foi, tant pis. Quoique je n’aie jamais compté faire là-dessus quelque chose de bon, plutôt ne rien écrire que de se mettre à l’oeuvre à demi préparé. Je suis curieux de voir ton drame. Quand comptes-tu le présenter ? Puisque nous en sommes sur le métier, je vais te donner ce qui s’appelle un conseil d’ami, et d’ami qui connaît ce dont il parle, hélas ! Si Beauvallet vient à Rouen et qu’il y joue ta Charlotte Corday, je crois, vu l’intelligence de mes chers concitoyens, qu’il fera, comme on dit, un four, c’est-à-dire qu’il n’y viendra personne ou qu’on sifflera. Que Beauvallet interroge tous ses camarades ; s’ils sont sincères, et qu’ils lui disent le contraire, je veux bien que le Diable m’étouffe. D’abord 1° Tout ce qui est vers est sifflé à Rouen ; 2° tout ce qui est beau ; 3° les cochonneries seules réussissent. Voilà mon opinion, et ancrée si avant dans mon individu que, si jamais je faisais quelque chose pour la scène, je défendrais qu’on le jouât sur le théâtre du pays qui me donna le jour. Quant à mon voyage, nous avions commencé à l’écrire, mais cette façon d’aller nous eût demandé six mois et trois fois plus d’argent que nous n’en avons. Or c’est encore une plaie que je t’ai cachée, mais qui est vive chez moi, que celle-là ! Combien de temps irai-je encore ? Au diable l’avenir. N’importe, il est toujours ennuyeux de ne pouvoir vivre à sa guise. L’histoire de Pétion et du praticien sont deux histoires embêtantes ; on n’aime pas ça ; nous en avons été fâchés pour toi. À propos, quelles sont donc les révélations de l’Institutrice ? Je flaire du drôle. Adieu, à toi. Ex Imo. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Mardi soir. Merci, merci de ta lettre de dimanche ! J’en ai ressenti dans l’âme un bien inouï, et j’ai eu pour toi un élan de tendresse qui m’a porté vers toi tout entier. Mentalement, je me suis jeté dans tes bras, sur ton coeur ; j’aurais voulu y être ! Ne me juge pas sur l’apparence. Contrairement à beaucoup qui sont moins qu’ils ne paraissent, je suis peut-être plus que le dehors ne dit. Ce que je ferai de ton amour, «de ce pauvre amour» ? Mais je le garde, mais j’y compte. Tâche qu’il ne te fasse pas tant de mal à toi ; voilà ce que je demande et ce que je désire. Modère cette violence de passions, cet emportement de caractère qui t’a fait déjà tant souffrir ; fais-toi vieille pour ma vieillesse. Si je te parais si dur, c’est qu’on a beaucoup frappé sur moi et que j’ai du cal à quantité d’endroits sensibles. Si je te semble si froid, c’est que j’ai bien brûlé déjà et qu’il n’est pas étonnant que le charbon ne flambe plus si fort. Maintenant surtout j’ai plusieurs choses fâcheuses qui me surviennent. J’ai mal aux nerfs par moments (c’est la maladie des gens sensibles pourtant !). Un ami, dont je t’ai peu parlé parce que nous ne nous voyons guère maintenant — il m’a quitté, il s’est marié — et que j’ai démesurément aimé dans ma jeunesse et auquel je porte un attachement profond, est malade d’une maladie incurable. Je le vois qui va se mourir. J’ai beaucoup vécu avec lui, et si jamais j’écris mes Mémoires, sa place, qui y sera large, ne sera guère qu’un grand côté de la mienne. Et puis, et puis, des ennuis d’intérieur fort tristes et, pour bouquet, des dettes. Avec tout cela, je lis sainte Thérèse et le docteur Strauss. J’ai des envies poignantes d’aller vivre hors la France. Il me revient par bouffées des besoins de pérégrinations démesurées. «Ah ! qui me donnera les ailes de la colombe ?», comme dit le psalmiste. Si je les avais, les ailes de la colombe, j’irais vers toi, chère et bonne amie, oui j’irais, quand ce ne serait que pour toi. Mais ce serait pour moi aussi, car je te désire souvent et je pense à toi tous les jours. Si tu savais comme je suis enchaîné ici ! Oh ! les tyrannies douces ! Pourquoi, quand nous sommes ensemble, nos caractères et nos idées se heurtent-ils toujours ? Il y a là quelque chose qui ne dépend pas de nous et qui est amèrement fatal. Nous essayerons de nous y prendre mieux, n’est-ce pas ? Que je t’embrasse pour ton bon amour, pour ton bon coeur. N’aie plus de ces colères qui m’affligent et qui m’irritent. Adieu. Un long baiser sur tes seins. À toi. *** À LOUISE COLET. En partie inédite. Croisset. Vendredi soir, 11 heures [août 1847]. J’ai envoyé tantôt à Rouen chercher le paquet que tu m’y avais adressé. Heureusement que tu n’y avais pas intercalé de billet, il eût été probablement lu et alors !... En aurais-je eu à subir de ces aimables plaisanteries !... Je lirai les lettres de M. de Praslin. Le peu que j’en connais me paraît curieux. J’y ai été frappé d’une chose, c’est que ces lettres m’ont rappelé par place la couleur des tiennes. Tu vas rire, mais ce rapprochement, quelque fin qu’il soit, m’a sauté aux yeux par sa justesse. Il faut croire que le rapprochement n’ira pas plus loin, et que je ne t’assassinerai jamais. Mais qui sait ? N’importe, ce serait drôle. C’était, après tout, un homme de moeurs aimables que M. de Praslin, mais il n’aimait pas les grosses femmes. Dis-moi donc quels étaient ces détails que l’on a omis à dessein dans la publication de cette affaire et qu’est-ce que c’était que ce liquide répandu sur les draps de la duchesse. Dans ta lettre qui était adressée à Fougères, tu me parlais de révélations curieuses de l’institutrice. Quelles sont-elles ? J’ai feuilleté le livre de Thoré. Quel bavardage ! que je m’estime heureux de vivre loin de tous ces gaillards ! quelle fausse instruction ! quel placage, quel vide ! Je suis las de tout ce qu’on dit sur l’Art, sur le Beau, sur l’idée, sur la forme ; c’est toujours la même chanson, et quelle chanson ! Plus je vais et plus j’ai en pitié tous ces gens-là et tout ce qu’on fait maintenant. Il est vrai que je passe maintenant toutes mes matinées avec Aristophane. Voilà qui est beau et verveux et bouillant. Mais ce n’est pas décent, ce n’est pas moral, ce n’est même pas convenable ; c’est tout bonnement sublime. Du haut de l’Arc de Triomphe, les Parisiens, même ceux qui sont à cheval, ne paraissent pas grands. Quand on est huché sur l’antiquité, les modernes non plus ne vous semblent pas fort élevés de stature. Quand je me sonde là-dessus, je ne crois pas qu’il y ait chez moi sécheresse ni endurcissement, à cette restriction graduelle de mes admirations. À mesure que je me détache des artistes, je m’enthousiasme davantage pour l’Art. J’en arriverai pour mon propre compte à ne plus oser écrire une ligne, parce que, de jour [en jour] je me sens de plus en plus petit, mince et faible. La Muse est une vierge qui a un pucelage de bronze, et il faut être un luron pour... [sic]. Non l’épouvante du pauvre artiste devant la beauté, si c’est impuissance, n’est ni dureté, ni scepticisme. La mer paraît immense vue du rivage. Montez sur le sommet des montagnes, la voilà plus grande encore. Embarquez-vous dessus, tout disparaît ; des flots, des flots ! Que suis-je, moi, dans ma petite chaloupe ? «Préservez-moi, mon Dieu, la mer est si grande et ma barque est si petite !» C’est une chanson bretonne qui dit cela, et je le dis aussi en songeant à d’autres abîmes. Du Camp n’a pu et n’aurait pu aller chez toi pour prendre ta commission. Revenu à Paris, il est parti de suite pour Vichy d’où il doit être revenu le soir même, et je l’attends ici demain à dix heures du soir. Nous allons passer un mois ensemble à écrire notre voyage que nous avions commencé en route. Je vais demain voir cet ami malade dont je t’ai parlé. Il est pire ; ça m’assombrit un ami qui meurt c’est quelque chose de vous qui meurt. Adieu, chère amie, je t’embrasse tendrement, à toi. Tu ferais bien, pour tes maux de coeur, d’aller à la campagne, chez ces bons bourgeois. Prends beaucoup de bains tièdes, fais-toi soigner et bois de la camomille. Adresse-moi les lettres que tu m’écriras au nom de Du Camp. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [26 août] – La Bouille. J’avais pensé à prétexter une course à Rouen et à aller à Paris pour ta fête, mais il m’eût fallu pour cela être absent deux jours (vu l’heure des bateaux), temps qui eût été un peu long pour faire une simple visite. Quant à venir ici, il n’y faut pas songer. Le pays consiste en une douzaine de maisons sur le quai ; il n’y a pas d’endroit où se voir. Patience donc, mon pauvre coeur ; cet hiver j’espère aller passer une quinzaine à Paris. Je pourrais à la rigueur m’en passer (c’est pour consulter quelques livres à la Bibliothèque royale, dont j’ai besoin) ; mais je saisirai ce prétexte. Présentement donc, je n’avise pas comment nous voir. Peut-être dénicherai-je quelque chose, mais ça me paraît difficile, vu un tas de choses que je t’expliquerai, et qui sont aussi pénibles qu’ennuyeuses. Merci de tes offres, merci de ton dévouement, mais je n’ai maintenant besoin de rien. Dans un avenir qui est peu éloigné peut-être, je serai sans doute sans le liard, ce dont je me moque complètement. Quand j’en serai là, si j’y viens, je ne souffrirai plus sans doute de beaucoup de choses qui me feraient souffrir maintenant. Mais quant à gagner de l’argent, non ! non ! et à en gagner avec ma plume, jamais ! jamais ! Je n’en fais pas le serment, parce que l’on a l’habitude de violer les serments ; mais je dis seulement que cela m’étonnerait fort, vu que le métier d’homme de lettres me répugne prodigieusement. J’écris pour moi, pour moi seul, comme je fume et comme je dors. C’est une fonction presque animale, tant elle est personnelle et intime. Je n’ai rien en vue, quand je fais quelque chose, que la réalisation de l’idée, et il me semble que mon oeuvre perdrait même tout son sens à être publiée. Il y a des animaux qui vivent dans la terre et des plantes que l’on ne peut pas cueillir et que l’on ignore. Il y a peut-être aussi des esprits créés pour les coins inabordables. À quoi servent-ils ? À rien ! Ne serais-je pas de cette famille ? Quoi qu’il en soit, je m’inocule sainte Thérèse et je commence à lire Aristophane en grec. Parle-moi de tes affaires littéraires. Quand penses-tu avoir fini ton drame ? etc. , etc. Je ne t’en écris pas plus long ce soir, car je suis excédé par un mal de dents et un mal d’oreilles qui m’ont agacé toute la journée. Quelle sotte mécanique que la nôtre ! Adieu, chère amie, mille tendresses pour ton coeur, mille caresses pour ton corps. *** À LOUISE COLET. En partie inédite. Dimanche, 11 heures du soir. [La Bouille, 29 août. 1847]. Non, je suis encore ici à La Bouille et ta lettre écrite mercredi au soir et timbrée de Paris du 26 ne m’a été renvoyée que hier dans la matinée. Mais, Dieu merci, à la fin de cette semaine nous déménageons ; aussi tu peux m’écrire à Croisset. À propos de lettre il me semblait que je t’avais répondu, relativement à celle de Fougères, que je l’avais reçue ; sois sans crainte. Tant mieux pour toi que l’officiel soit enfin parti. Il y a des gens dont la présence étouffe. Je suis aise pour toi de ce débarras. Ce ne sont pas en effet les grands malheurs qui sont à craindre dans la vie, mais les petits. J’ai plus peur des piqûres d’épingle que des coups de sabre. De même qu’on n’a pas besoin à toute heure de dévouements et de sacrifices, mais qu’il nous faut toujours, de la part d’autrui, des semblants d’amitié et d’affection, des attentions et des manières enfin. J’éprouve la vérité de ceci fort cruellement dans ma famille, où je subis maintenant tous les embêtements, toutes les amertumes possibles. Ah ! le désert ! le désert ! une selle turque ! un défilé dans la montagne et l’aigle qui crie dans un nuage ! As-tu vu quelquefois en te promenant sous les falaises, appendue au haut d’un rocher, quelque plante svelte et folâtre qui épanchait sur l’abîme sa chevelure remuante ? Le vent la secouait comme pour l’enlever, et elle se tendait dans l’ait comme pour partir avec lui. Une seule racine imperceptible la clouait sur la pierre, tandis que tout son être semblait se dilater, s’irradier à l’entour pour voler au large. Eh bien, que le vent plus fort un jour l’emporte, que deviendra-t-elle ? Le soleil la séchera sur le sable, la pluie la pourrira en lambeaux. Moi aussi je suis attaché à un coin de terre, à un point circonscrit dans le monde, et plus je m’y sens attaché, plus je me tourne et me retourne avec fureur du côté du soleil et de l’air (Tu m’accuses dans ton coeur de n’avoir pas même le désir de te voir. Mais quand même tu ne serais pas toi, n’importe d’où il me viendrait, crois-tu qu’un peu d’amour ne me serait pas bon ?) et je me demande : quand tout lien sera brisé, quand j’aurai donné sur ma ville la malédiction de l’adieu, où irai-je ? Si tu savais, après tout, quelle est ma vie ! Quand je descends le soir après une journée de huit heures de travail, la tête remplie de ce que j’ai lu ou écrit, préoccupé, agacé souvent, je m’assois, pour manger, en face de ma mère qui soupire en pensant aux places vides, et l’enfant se met à crier ou à pleurer ! Souvent, maintenant, elle a, dans ses indispositions, des attaques de nerfs, mêlées d’hallucinations comme j’en avais ; et c’est moi qui suis là, méthode peu curative pour mon propre compte ; et pour finir c’est mille autres choses encore. Mon frère et sa femme se conduisent à peu près aussi indélicatement que possible. J’ai pris le parti d’avaler tout pour faire croire aux autres que les pilules sont bonnes, mais il y en a de dures à digérer. Tout ça me fournit par moments des aspects très grotesques que je me plais à étudier ; c’est une compensation au moins. Et enfin mon beau-frère est revenu tout à coup d’Angleterre dans un état mental déplorable. Il joue avec son enfant de manière à la tuer (ce à quoi je m’attends) et ma mère est dans des angoisses perpétuelles, de sorte qu’il faut toujours être là, ou avec lui, ou avec elle, ou avec eux. Je ne sais pas pourquoi je me suis laissé aller à te parler de ces misères, pauvre ange, comme si tu n’avais pas assez des tiennes. Causons de toi plutôt. Quand ton drame est-il enfin fini ? Quand réunis-tu ton Comité pour le lui lire ? Comptes-tu toujours sur Rachel ? Tu vas aller à la campagne avec Henriette. Je pense souvent à cette enfant. Il me semble qu’elle m’est quelque chose et que je lui suis un peu parent. Je lui souhaite le grand gazon et des papillons. Tu me demandes si j’ai lu l’affaire Praslin. Par fragments. C’est toujours moins canaille que les autres scandales, puisque c’est le mot, et ça m’a fait plaisir, en ce sens que j’y ai vu que l’homme n’était pas encore mort, et que l’animal, malgré les habits dont on le couvre, la cage où on le met et les idées qu’on lui fourre, restait toujours avec ses vieux instincts naturels de bassesse et de sang. On a beau, depuis qu’on fait des civilisations, vouloir fausser la lyre humaine. On en hausse ou monte bien quelques cordes, mais elle reste toujours complète. Adieu, pauvre chérie, un bon baiser. Place-le où tu voudras, et qu’il y reste. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 La Bouille. Vendredi soir. Je reçois de Croisset votre lettre d’avant-hier. Encore des larmes, des récriminations et, ce qui est plus drôle, des injures. Et tout cela parce que je ne suis pas venu à un rendez-vous que je n’avais pas promis. Vous me direz qu’il était entendu tacitement entre nous que je devais m’y rendre. Mais si je n’ai pu, s’il existait des motifs que vous ne pouviez connaître ? Alors que dans la colère égoïste de votre amour vous m’envoyez de si belles choses ! S’il y avait des obstacles enfin, des obstacles insurmontables... N’importe, n’est-ce pas ? Vous vous souciez fort peu de tout ce qui m’arrive. Qu’importe l’état où je suis ? Du moment que je ne quitte pas tout pour vous, j’ai tort, j’ai tort, et toujours tort. Ah Louise ! vous dites que vous me plaignez. Eh bien, je vous plains aussi, car vous m’avez appris une triste chose c’est qu’il y a tout autant d’amertume et de misères dans l’amour heureux que dans l’amour dédaigné. Goutte à goutte, vous me les avez toutes distillées de façon, je vous jure, à n’en pas perdre le souvenir. Vous ne voulez pas du sentiment que j’ai pour vous, de cette pitié insultante qui ne provient, selon vous, que du remords. Ah ! vous parlez à un sourd. Je ne crois pas au remords. C’est un mot de mélodrame que je n’ai jamais cru vrai. Vous déclarez que je devais au moins vous envoyer des fleurs le 29 juillet ! Vous savez bien que je n’admets pas davantage les devoirs. Vous frappez mal, en voulant frapper trop fort. Je ne ris pas de tout cela cependant comme vous le présumez, car je ne ris plus et pour cause ! Depuis quinze jours surtout, j’ai éprouvé de telles choses que j’en ai perdu l’habitude, pour le moment du moins. Cela reviendra peut-être. Il me semble pourtant que la lettre que je vous ai écrite de Saint-Malo était affectueuse et bonne. Il paraît que non. Je me trompe peut-être. Vous êtes comme les autres après tout, comme tout le monde. J’ai beau faire tout ce que je peux, je blesse toujours. Et moi ? Ah, mais, on suppose toujours que non. C’est comme un homme qui en tombant d’un clocher en écrase un autre dans sa chute : on plaint beaucoup celui qui a été écrasé, mais celui qui, en écrasant, a été brisé du coup, ah, bah ! c’était sa faute ! Quant à la lettre de Fougères, je ne l’ai pas reçue. J’avais dit qu’on la fît suivre à Trouville. À Trouville elle n’y était pas. J’ai écrit hier pour la ravoir. Je suis revenu vite, en toute hâte, et je n’ai pu par conséquent l’avoir. Nous sommes revenus quinze jours plus tôt que nous ne le devions primitivement, ma mère m’ayant écrit de revenir le plus tôt possible. Le pays est accablé de maladies d’enfants. Elle a fui de Croisset et s’est logée ici dans un taudis où j’ai le bonheur d’être. D’un moment à l’autre je m’attends à voir son enfant crever comme un pétard. J’y crois parce que je le redoute et que les choses que je crains ont l’habitude de se réaliser. Voilà pourquoi Max est revenu si vite à Paris, et juste le 29, sans qu’il y eût pour cela la moindre intention ironique, soyez-en bien sûre. Je n’ai pas le coeur à l’ironie, vu le pétrin où je suis plongé. Tout me craque dans les mains pour le quart d’heure, parents, amis, argent, et vous, vous sur qui je comptais toujours ! Vous me demandez un oubli absolu. Je pourrais vous en donner les marques ; mais que cela soit, au fond, non... Vous n’avez pu vous résigner à m’accepter avec les infirmités de ma position, avec les exigences de ma vie. Je vous avais donné le fond. Vous voulez encore le dessus, l’apparence, les soins, l’attention, les déplacements, tout ce que je me suis tué à vous faire comprendre que je ne pouvais vous donner. Qu’il en soit comme vous voudrez ! Si vous me maudissez, moi je vous bénis et toujours mon coeur remuera à votre nom. Vous croyez que je n’ai pas non plus fêté l’anniversaire mercredi et que je n’y songeais pas. Adieu. *** À LOUISE COLET. En partie inédite. Jeudi soir [Croisset, fin septembre 1847.] J’ai été malade tous ces jours-ci, ma chère amie. Mes nerfs m’ont repris. J’ai eu une attaque, il y a une huitaine, et j’en suis resté passablement malaise et irrité. Le travail que je fais maintenant — j’écris enfin, chose rare chez moi — ne contribue pas peu non plus à me mettre dans un état peu normal. Voilà pourquoi je n’ai pas répondu à ta lettre, encore moins aimable que les autres, mais j’ai assez de bourrasques aussi pour tolérer les orages chez les autres. Convenons que l’homme (ou la femme ; l’un et l’autre vaut mieux) est une triste machine. Je suis furieusement lassé de la mienne. Il y a des saisons où il vous prend des redoublements de lassitude, comme on a après le dîner des envies de vomir. La vie après tout n’est-elle pas une indigestion continuelle ? Je te renverrai d’ici à peu les papiers Praslin. Je ne les ai pas lus, car M. et Mme Praslin m’assomment également. Mais quelque chose de sublime, c’est le discours du sieur Pasquier. Est-ce fin ? Miséricorde ! Quelle honnêteté de sentiments ! Quelle bénignité de style ! Ô pair de France, que nos morales et nos littératures diffèrent ! Nous sommes occupés maintenant à écrire notre voyage et, quoique ce travail ne demande ni grands raffinements d’effets ni dispositions préalables de masses, j’ai si peu l’habitude d’écrire et je deviens si hargneux là-dessus, surtout vis-à-vis de moi-même, qu’il ne laisse pas que de me donner assez de souci. C’est comme un homme qui a l’oreille juste et qui joue faux du violon ; ses doigts se refusent à reproduire juste le son dont il a conscience. Alors les larmes coulent des yeux du pauvre racleur et l’archet lui tombe des doigts... Quand ce livre sera fini (dans six semaines environ), ce sera peut-être drôle à cause de sa bonne foi et de son sans-façon ; mais bon ? Au reste, comme nous le ferons recopier pour en avoir chacun un exemplaire, tu pourras le lire si tu veux. Voilà bientôt le mois d’octobre. Quand est-ce que les Français rouvrent ? Quand présentes-tu ton drame ? Je suis fort impatient de cela. Si je ne veux pas de bruit pour moi (faisant un peu peut-être comme le renard ?), si de jour en jour j’en deviens plus reculé, plus insoucieux et plus insensible, toute ma vanité s’est reportée sur les autres. Oh, pauvre amie, si l’on t’applaudit bien, crois-tu que les bravos ne retentiront pas encore plus fort dans mon coeur que dans la salle ? Adieu. Sur le front un long et tendre baiser. À toi. *** À LOUISE COLET. [Croisset] Sans date. Je vous aurais répondu plus tôt, ma chère amie, si je n’étais tellement harassé de ma Bretagne (que j’ai grand hâte de finir) que je ne suis guère en état d’écrire même un bout de lettre. Répondez-moi, je vous prie. Comment va votre santé d’abord, et le drame ensuite ? Quant à moi, les nerfs me tourmentent toujours un peu, et de plus j’ai pour le moment un rhumatisme dans le cou, qui me donne un air assez ridicule. Mais tout cela serait peu de chose sans le style, qui me gêne beaucoup plus que toutes les maladies du monde. Voilà trois mois et demi que j’écris sans discontinuer du matin au soir. Je suis à bout de l’agacement permanent que cela me procure, dans l’impossibilité incessante où je me trouve de rendre. Les bourgeois auront beau dire, cette crème fouettée n’est pas facile à battre. Plus je vais, et plus je découvre de difficultés à écrire les choses les plus simples, et plus j’entrevois le vide de celles que j’avais jugées les meilleures. Heureusement que mon admiration des maîtres grandit à mesure et, loin de me désespérer par cet écrasant parallèle, cela ravive au contraire l’indomptable fantaisie que j’ai d’écrire. Vous parlez de la Cléopâtre de Mme de Girardin. J’ai lu cette ratatouille et je trouve que votre jugement est encore bien favorable sur elle. Où diable aussi s’aller attaquer à des sujets pareils ? Il y a des idées tellement lourdes d’elles-mêmes qu’elles écrasent quiconque essaie de les soulever. Les beaux sujets font les oeuvres médiocres. Byron a échoué à Sardanapale. Quel est le peintre qui rendra la figure de César ? Et puis il a été donné à l’antiquité de produire des êtres qui ont, du fait de leur seule vie, dépassé tout rêve possible. Ceux qui les veulent reproduire ne les connaissent pas ; voilà ce que ça prouve. Quand on est jeune, on se laisse tenter volontiers par ces resplendissantes figures dont l’auréole arrive jusqu’à vous ; on tend les bras pour les rejoindre, on court vers elles... et elles reculent, elles reculent, elles montent dans leurs nuages, elles grandissent, elles s’illuminent et, comme le Christ aux apôtres, vous crient de ne pas chercher à les atteindre. Je suis curieux de voir les remarques du Philosophe sur votre drame (et le drame lui-même, bien entendu). C’est un homme de goût, dans ce qu’il écrit du moins, et auquel il me semble que j’aurais confiance. Ne négligez rien, travaillez, refaites et ne laissez là l’oeuvre que lorsque vous aurez la conviction de l’avoir amenée à tout le point de perfection qu’il vous était possible de lui donner. Le génie n’est pas rare maintenant, mais ce que personne n’a plus et ce qu’il faut tâcher d’avoir, c’est la conscience. Je relis maintenant Don Quichotte dans la nouvelle traduction de Damas Hinard. J’en suis ébloui, j’en ai la maladie de l’Espagne. Quel livre ! quel livre ! comme cette poésie-là est gaiement mélancolique ! Le temps est gris, le ciel blanchâtre et sale, terne et tiède comme l’ennui. J’ai pour horizon, toute la journée, en travaillant, les pains de sucre de la boutique d’un épicier. Mon Dieu, que la vie est bête ! Vous ne me dites pas si l’officiel est toujours le même insupportable personnage ? Après ne pas vivre avec ceux qu’on aime, le plus grand supplice est de vivre avec ceux que l’on n’aime pas, c’est-à-dire avec plus des trois quarts du genre humain. Adieu, ma chère Louise. Je vous embrasse tendrement sur le coeur. À vous. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [Croisset], vendredi minuit. Tu as été malade, chère amie ; tu as souffert. Dois-je regretter de n’avoir pas été là ? J’aurais peut-être calmé tes douleurs. Peut-être, hélas, les aurais-je augmentées, puisque j’en suis la cause. Tâche de ne pas te plaire à la douleur ; elle a son charme comme tout ce qui est fort. Les fascinations de la tristesse ne sont pas moins dangereuses que celles du bonheur ; elles attirent même davantage. Tu me parles d’espèces d’hallucinations que tu as eues ; prends-y garde. On les a d’abord dans la tête, puis elles viennent devant les yeux. Le fantastique vous envahit, et ce sont d’atroces douleurs que celles-là. On se sent devenir fou. On l’est, et on en a conscience. On sent son âme vous échapper et toutes les forces physiques crient après pour la rappeler. La mort doit être quelque chose de semblable, quand on en a conscience. Je ne vais pas non plus parfaitement bien, mais la machine est bonne, et, quoique les rouages grincent, faite pour durer longtemps. Je deviens de plus en plus sombre, de plus en plus âcre et hargneux. Je suis insupportable, je le sens. Tout me blesse et me froisse ; j’aurais besoin de quitter tout, d’aller vivre ailleurs, d’aspirer une bonne bouffée d’air. Il me faudrait de la brise. J’ai besoin de voir des arbres à grande chevelure et de chevaucher sur une grande route d’Asie, en plein soleil, dans de la lumière rouge. De même qu’on prend des bains sans être sale, une grande lessive intérieure me serait utile. Tu crois que j’aime beaucoup l’étude et l’art parce que je m’en occupe. Si je me sondais bien, peut-être ne découvrirais-je à cela pas autre chose que de l’habitude. Je ne crois seulement qu’à l’éternité d’une chose, c’est à celle de l’illusion, qui est la vraie vérité. Toutes les autres ne sont que relatives. Ne me traite plus d’égoïste, même dans ton coeur. Je voudrais l’être, voilà tout. Fasse le ciel que j’y arrive ! Tu m’aimes toujours. Merci de tant d’amour ; il y a de quoi en combler un coeur avide. Il y a des trésors devant lesquels on s’assoit mélancolique, en songeant qu’ils ne sont pas faits pour nous. Qui est-ce qui a pensé à vouloir boire la mer ? Mais on vide un verre ! Tu m’as jugé trop grand, enfant. Si tu m’eusses vu comme me voit tout le monde, tu aurais passé près de moi sans me regarder, ou tu m’aurais quitté sans peine. Mais je ne te quitterai pas le premier. Pense toujours à moi, mais tâche de me juger, et ton esprit se vengera de ton coeur. Pour moi, coeur et esprit t’aiment d’une façon étrange et malheureusement tournée. Adieu, un baiser sur ton beau front. *** À LOUISE COLET. Nuit du samedi, 2 h. [Croisset, octobre 1847]. J’ai remis hier moi-même au chemin de fer un paquet contenant les papiers Praslin, le livre de Thoré et La Jeunesse de Gœthe. Tu as dû le recevoir hier ou aujourd’hui. Je t’eusse envoyé tout cela plus tôt, mais j’ai préféré faire ma commission moi-même pour qu’elle fût mieux faite ; et comme je ne vais presque jamais à Rouen, voilà la cause de ce retard dont, au reste, je te demande pardon. Comment vas-tu, chère amie ? Que devient le corps, et l’âme ? Pégase et le pot-au-feu ? je veux dire l’Art et la vie. J’ai été assez vexé pour toi de l’engrossement de Rachel. Que décides-tu ? Si j’ai un conseil à te donner, c’est d’attendre qu’elle ait pondu son enfant pour lui donner le tien. On n’a presque pas d’exemple d’une pièce jouée par elle qui soit tombée. Si sans elle ton oeuvre triomphe, avec elle le succès sera plus complet ; si elle doit échouer, son aide la fera toujours vivre quelque temps. Je n’ai d’ailleurs, quand j’y réfléchis, et j’y rêve souvent, rien de vraiment solide à te communiquer là-dessus. Consulte les gens habitués aux chances dramatiques. En fait de succès et de chutes à prédire, je n’y entends goutte. J’aurais en poche l’Hamlet de Shakespeare et les Odes d’Horace, que j’hésiterais à les publier. Mais tout le monde n’est pas tenu d’avoir sur l’intelligence du public le préjugé que j’en ai. Tu me demandes des renseignements sur notre travail à nous deux, Max et moi. Sache donc que je suis harassé d’écrire. Le style, qui est une chose que je prends à coeur, m’agite les nerfs horriblement. Je me dépite, je me ronge. Il y a des jours où j’en suis malade et où, la nuit, j’en ai la fièvre. Plus je vais et plus je me trouve incapable de rendre l’idée. Quelle drôle de manie que celle de passer sa vie à s’user sur des mots et à suer tout le jour pour arrondir des périodes ! Il y a des fois, il est vrai, où l’on jouit démesurément ; mais par combien de découragements et d’amertumes n’achète-t-on pas ce plaisir ! Aujourd’hui, par exemple, j’ai employé huit heures à corriger cinq pages, et je trouve que j’ai bien travaillé. Juge du reste ; c’est pitoyable. Quoi qu’il en soit, j’achèverai ce travail qui est, par son objet même, un rude exercice, puis l’été prochain je verrai à tenter Saint Antoine. Si ça ne marche pas dès le début, je plante le style là, d’ici à de longues années. Je ferai du grec, de l’histoire, de l’archéologie, n’importe quoi, toutes choses plus faciles enfin. Car je trouve trop souvent bête la peine inutile que je me donne. Voici donc ce que nous faisons. Ce livre aura XII chapitres. J’écris tous les chapitres impairs, 1, 3, etc. , Max tous les pairs. C’est une oeuvre, quoique d’une fidélité fort exacte sous le rapport des descriptions, de pure fantaisie et de digressions. Écrivant dans la même pièce, il ne peut se faire autrement que les deux plumes ne se trempent un peu l’une dans l’autre. L’originalité distincte y perd peut-être. Ce serait mauvais pour toute autre chose, mais ici l’ensemble y gagne en combinaisons et en harmonie. Quant à le publier, ce serait impossible. Nous n’aurions, je crois, pour lecteur que le procureur du roi, à cause de certaines réflexions qui pourraient bien ne lui pas convenir. Quand il sera recopié et corrigé, je te prêterai mon exemplaire. Si ça t’ennuie tu ne le liras pas, mais je te prierai de ne pas le jeter au feu ; c’est une faiblesse. J’irai à ta pièce, comme je te l’avais promis, il me semble, et comme tu m’y invites. Doutes-tu du tressaillement que j’aurai au lever du rideau ? J’irai de toute façon et n’importe comment, à moins d’impossibilité dont je ne puis prévoir même l’hypothèse. J’ai été dégoûté, quoique je me dégoûte de peu de choses, du tableau de Phidias avec Durasko et la catin d’iceluy. Ça m’a paru platement sale. Adieu, ma vieille amie. Dis-moi que tu es sinon heureuse, du moins calme. Le bonheur est un mensonge dont la recherche cause toutes les calamités de la vie. Mais il y a des paix sereines qui l’imitent et qui sont supérieures peut-être. Adieu encore, je te serre tendrement les mains, en dedans, et je t’embrasse sur l’âme. À toi. *** À LOUISE COLET. En partie inédite Mardi, minuit [Croisset, octobre 1847]. Je n’ai rien compris à ce que tu me dis, chère amie, relativement aux livres que je t’ai envoyés. Ne m’avais-tu pas demandé La Jeunesse de Goethe ? Tu m’avais écrit que tu n’en avais pas d’autre exemplaire, et que tu avais besoin de cet ouvrage. Encore une faute que j’ai faite ! À ce qu’il paraît qu’il est écrit dans le livre du destin que la plus insignifiante de mes actions te doit causer du chagrin ou de l’embarras. J’ai beau faire ou ne pas faire, c’est tout un. Quand je ne t’écris pas, tu trouves que je t’oublie ; quand je t’écris, je te blesse. Que j’agisse ou que je me tienne tranquille, je te déchire !... Ce n’est pas toi que j’accuse, c’est une réflexion que je fais et que malheureusement je trouve très juste. Est-ce que l’officiel est sans cesse sur ton dos et empeste toujours ta vie de sa présence ? C’est le plus grand supplice que l’on puisse endurer que de vivre avec des gens qu’on n’aime pas. J’ai connu peu d’êtres dont la société ne m’ait inspiré l’envie d’habiter le désert. Pardon, pauvre amie, de t’avoir encore causé du désagrément par ce maudit envoi de livres ! Mais pouvais-je prévoir cela ? J’ai reçu hier un mot de Phidias pour réclamer l’argent du buste de mon père, que la commission ne lui envoie pas (car on ne s’est pas encore décidé sur la place). Il me dit dedans : «La Muse va faire jouer un drame au Français ; viendrez-vous l’applaudir ?» Certainement j’irai ; mais est-ce qu’il y a du nouveau ? Est-il reçu ? Quand le joue-t-on ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Si j’avais quatre sous, j’irais à Paris le mois prochain. J’ai absolument besoin de quelques renseignements que je ne peux trouver qu’à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Mais pour aller à ta pièce je vendrais plutôt mes bottes, j’irais plutôt à pied. Il est triste de n’être pas libre, de ne pouvoir aller où l’on veut et que la fortune toujours nous lie les pieds. L’hippogriffe, c’est l’argent ! À mesure que je vais, pourtant, je me fais à l’idée de la misère et, par anticipation, je m’y habitue. Autrefois j’avais là-dessus des désirs fort beaux, féconds et d’où sortaient parfois de grandes choses, comme il en jaillit de toute aspiration démesurée. Je vois que je me modère ; j’en arrive à souhaiter presque le confortable. Cent mille livres de rente, comme tout le monde, de quoi vivre enfin ! C’est bien canaille ! Ne ris pas de cette confidence, et ne me méprise pas pour te l’avoir faite. Elle touche à des choses de mon intérieur très profondes. J’aurai fini La Bretagne dans un mois. J’ai encore deux chapitres, après quoi je reprendrai ce vieux drôle d’Aristophane. Je serai content quand je serai débarrassé de ce travail. Au reste, j’ai envie de te le lire pour savoir ce que tu en penses. C’est une ratatouille assez farce, composée sans prétention, mais avec conscience. Heureux ceux qui ne doutent pas d’eux et qui allongent au courant de la plume tout ce qui leur sort du cerveau ! Moi j’hésite, je me trouble, je me dépite, j’ai peur ; mon goût s’augmente à mesure que décroît ma verve et je m’afflige beaucoup plus d’un mot louche que je ne me réjouis de toute une bonne page. J’ai relu hier au soir le chapitre Du coeur, de La Bruyère. C’est beau, bien beau ; mais tout n’y est pas dit. Je n’y ai rien trouvé, par exemple, de relatif à nous deux. Adieu, pauvre chère amie, je t’embrasse tendrement sur tes beaux yeux. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Croisset, jeudi soir. Voilà l’hiver, le vent est froid, la campagne met son manteau de brume ; c’est la saison où le feu se rallume et où recommencent les longues heures du soir passées à le voir brûler. Quand je vais me coucher et que je regarde, dans mon fauteuil, les derniers charbons qui s’éteignent, je te donne, avant de m’endormir, une bonne et longue pensée que je t’envoie, sans que tu le saches, et qui part de mon coeur comme un soupir. J’éprouve la nuit un calme suprême. Aux lumières des bougies studieuses, l’intelligence s’allume et brille plus claire. Je ne vis bien maintenant qu’à leur lueur tranquille. Toute la journée, je suis un peu malade et toujours irrité, et puis j’écris maintenant et j’en ai si peu l’habitude que ça me met dans un état d’aigreur permanent et je suis toujours dégoûté de ce que je fais. L’idée me gêne, la forme me résiste. À mesure que j’étudie le style, je m’aperçois combien je le connais peu et j’en ai parfois des découragements si intimes que je suis tenté de laisser tout là et de me mettre à faire des choses plus aisées. Oh, l’Art ! l’Art ! quel gouffre ! et que nous sommes petits pour y descendre, moi surtout ! Tu me trouves, au fond de ton âme, un être assez mauvais, doué d’un orgueil démesuré. Oh ! pauvre amie, si tu pouvais assister à ce qui se passe en moi, tu aurais pitié de moi, à voir les humiliations que me font subir les adjectifs et les outrages dont m’accablent les que relatifs. Tu liras ce voyage quand il sera fini et recopié. Il en existera deux copies ; je te prêterai la mienne. Mais il n’est pas près d’être achevé. Ce ne sera pas, je crois, avant six semaines. Depuis quatre jours j’ai écrit trois pages, et détestables, lâches, molles, ennuyeuses. Tu vois que je ne vais pas vite. Le seul mérite de ce travail c’est la naïveté des sentiments et la fidélité des descriptions. Il serait impubliable à cause des excentricités humoristiques qui s’y glissent à notre insu. Nous serions mis en pièces par tout ce qu’il y a d’honnêtes gens dans la presse, ou au moins prétendant l’être. Et le drame de Madeleine, qu’est-ce qu’il devient ? Quand la lecture ? Quand la réception ? Vers quelle époque crois-tu qu’il sera joué ? Voilà surtout ce qui m’intéresse. Tu avais aussi d’autres plans dramatiques ; fais-m’en part. Que je te plains du retour de l’officiel ! Après l’ennui de ne pas vivre avec les gens qu’on aime, ce qu’il y a de pis c’est de vivre avec ceux qu’on n’aime pas. Prends patience et détache-toi du contingent comme devant le Philosophe. Adieu, je t’embrasse. Où ? Eh bien ! sur le coeur. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [Croisset] Dimanche. Je pars demain d’ici pour Rouen et je vous envoie cette lettre. Je dis vous, car le tutoiement, à ce qu’il paraît, a passé de mode ; c’est vous qui le voulez. Je vous écris donc encore d’ici, sur ma table dégarnie, car tout est emballé et expédié. Il me reste une goutte dans mon encrier, une plume aux trois quarts rongée et une feuille de papier. J’emploie le tout à votre souvenir. Est-ce galant ? vous qui m’accusez d’être si rustre ! Après tout, vous prouvez par là votre bon sens et vous vous rangez à l’avis commun. Mais savez-vous, chère Louise, que j’ai été un peu choqué de la catégorie où vous me faites entrer dans votre dernière lettre, et choqué de deux manières dans ma petite vanité d’homme d’abord, et ensuite dans l’estime que j’ai pour votre esprit. Je rapporte les choses chronologiquement. «Dans le monde des étudiants, des viveurs, des jureurs et des fumeurs», dites-vous. Fumeur, passe je fume, refume et surfume de plus en plus, de bouche et de cerveau, fureur, il y a encore du vrai ; mais je jure tellement en dedans qu’on doit me passer le peu qu’on en entend. Quant à étudiant, voilà qui m’humilie. Où diable avez-vous vu que j’aie ou aie eu la figure d’un étudiant ? Ce n’a jamais été, je crois, ni par la gaieté ni par les moeurs. Savez-vous qu’au temps où j’en subissais le titre, je n’en acceptais pas la position, moi qui vivais tout seul dans ma triste chambre de la rue de l’Est, qui descendais une fois par semaine de l’autre côté de l’eau et pour aller dîner, et encore ! moi qui ai passé ainsi deux ans à rugir de colère et à me cuire de chagrin ! Oh ! ma bonne vie d’étudiant ! Je ne souhaiterais pas à mon ennemi, si j’en avais un, une seule de ces semaines-là ; et c’est là, n’est-ce pas, que je suis devenu un viveur ! Il est joli votre viveur ! Il consomme plus de quinine que de rhum et ses orgies sont si bruyantes qu’on ne sait pas s’il existe encore, dans sa propre ville, dans celle où il est né et où il habite. J’aime à croire que vous rectifierez ce jugement qui est faux. Je souhaiterais qu’il fût vrai, voilà tout. Pour ce qui est de l’hyperbole de Corneille, vous avez raison. Non seulement je crois, mais j’ai toujours cru «qu’un amour comme le mien ne pouvait entrer en comparaison». Vous auriez seulement dû élargir la proposition et dite n’importe quelle espèce d’amour. Si vous rétractez cette hyperbole, si vous vous en repentez enfin, il n’en est pas de même relativement à la mienne, à celle de la voiture. Oui je voudrais l’avoir, et je n’en ferais pas des bûches comme vous le présumez. N’était-elle pas très commode ? Non, non je ne crache pas sur ce souvenir. Je le bénis, je le respecte, je l’aime. Pourquoi aussi me reparler éternellement de Du Camp ? Je vous ai expliqué sa conduite, et ses raisons ; mais où avez-vous vu que je les approuvasse, ou que j’y aie donné la moindre adhésion ? J’ai exposé la vérité. Vous me demandiez de l’histoire ; j’en ai fait. Tenez, dans ce moment-ci je voudrais vous voir, vous embrasser, vous parler doucement. Je suis sûr que vous m’écouteriez, que vous me tendriez à la fin une bonne main, une main attendrie et que vous concluriez comme mon professeur d’histoire par me dire : «drôle d’être», et puis ce serait tout. Ah ! il faut que je vous remercie de l’offre obligeante que vous me faites pour les livres de Sainte-Geneviève ! Merci, ce serait trop long et trop difficile : à moi de vous expliquer ce que je veux, à vous de comprendre. Ce sont des recherches assez disséminées, qu’il faut que je fasse de côté et d’autre. J’avais le projet d’aller à Paris vers le milieu de février, époque où j’aurais quelques fonds nécessaires à y vivre. Si votre drame n’est joué qu’à la fin, je retarderais de quelques jours ; ou bien, au contraire, j’avancerais mon voyage, pour y retourner ensuite exprès. On termine ordinairement les lettres par une formule de politesse où le mot dévoué se trouve. Prenez la formule et ajoutez-y le sentiment et, de plus, sur vos deux mains, deux longs baisers que j’y dépose. Adieu, à vous, ex imo (ce qui veut dire : du fond, en latin). *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [Rouen, 1847.] Tu donnes dans cette manie des parents qui, cherchant une cause aux fredaines de leurs fils, la trouvent invariablement dans l’influence qu’exerce sur eux quelque mauvais garnement de leur connaissance et qui, le plus souvent, est étranger complètement à tous ces faits dont on lui attribue l’origine. Toujours Du Camp ! éternellement Du Camp ! Ça devient en toi une maladie chronique. Franchement tu me prends pour un imbécile. Crois-tu que je n’agis qu’avec sa permission ? Rassure-toi. Sache d’abord qu’il ne lit pas du tout tes lettres quand il est ici — d’ailleurs il n’y est plus depuis quelque temps déjà — et, en second lieu, que je conserve encore quelque peu de mon libre arbitre. Quant à la conduite qu’il a tenue vis-à-vis de toi, il a cessé de te fréquenter sur une lettre où tu l’invectivais pour t’avoir refusé sa porte à une heure où il avait une femme chez lui. Quand on fait ses affaires, on fait mal, ordinairement, celles des autres. C’est ce qui est arrivé. S’il n’avait pas eu de son côté une attache, il aurait été peut-être plus liant et plus patient. Mais, au fond, il trouvait que tu lui donnais beaucoup d’occupations. S’il a eu un autre motif pour rompre avec toi, il ne me l’a pas dit. Maintenant, quant à te nuire vis-à-vis de moi, détrompe-toi : il ne m’a jamais donné sur ce chapitre aucun conseil ni avis. Au contraire, il m’a dit toujours que tu m’aimais beaucoup. Voilà la vérité simple et pure. N’en parlons plus si ça t’est indifférent. Je t’ai dit que j’irais voir pour ton drame. J’irai. Si tu veux me l’envoyer pour le lire, envoie-le moi à la fin de ce mois. J’aurai fini mon voyage et pourrai l’étudier plus tranquillement. Tu es tellement disposée à tout prendre mal que cette expression de «vieille amie», que j’avais crue affectueuse, tu y as vu une intention ironique et tu me la répètes pour me le faire sentir. Tu ajoutes que je serais piqué si je te savais avoir cette paix du coeur que je te souhaite. Ah, tu me connais mal ! Tu ne me connais guère. On dit que c’est le premier amour qui est le plus fort. Je me rappelle celui-là, quoique ce soit de l’histoire bien ancienne et que c’est si vieux qu’il me semble que ce n’est pas moi qui l’ai eu. Eh bien, dans ce temps-là, la femme que j’aimais m’aurait dit d’aller à trente lieues lui chercher un homme, j’y serais parti en courant et j’aurais été heureux de son bonheur. Il est vrai que je n’ai jamais été jaloux et qu’on m’a toujours accusé de n’avoir pas d’âme. Et tu crois que maintenant, maintenant, après toutes les pluies qui m’ont tanné le cuir, je te tourmente à plaisir, que je pose et que je grimace ! Ah, ma foi non ! J’en aurais l’intention, que le courage me manquerait. Je ne suis ni chaste, ni fort, mais faible et malléable : un rien m’émeut. Que ne suis-je insensible, au contraire ! Je n’aurais pas eu, ce soir encore, pendant une belle demi-heure, des bougies qui me dansaient devant les yeux et m’empêchaient de voir. Causer d’Art comme avec un indifférent, dis-tu. Tu causes donc d’Art avec les indifférents ? Tu regardes ce sujet comme tout secondaire, comme quelque chose d’amusant, entre la politique et les nouvelles ? Pas moi, pas moi ! J’ai revu ces jours-ci un ami qui habite hors la France. Nous avons été élevés ensemble ; il m’a entretenu de notre enfance, de mon père, de ma soeur... du collège, etc. Tu crois que je lui ai parlé de ce qui me touche de plus près, de plus haut du moins, de mes amours et de mes enthousiasmes ? Je l’ai bien évité, vive Dieu ! car il aurait marché dessus. L’esprit a sa pudeur. Il m’a assommé et je souhaitais son départ au bout de deux heures, ce qui n’empêche pas que je lui suis tout dévoué et que je l’aime beaucoup, si on appelle ça aimer. De qui causer si ce n’est d’Art, avec le premier venu ? Tu es plus heureuse que moi alors, car moi je ne trouve personne. Tu veux que je sois franc ? Eh bien, je vais l’être. Un jour, le jour de Mantes, sous les arbres, tu m’as dit «que tu ne donnerais pas ton bonheur pour la gloire de Corneille». T’en souviens-tu ? Ai-je bonne mémoire ? Si tu savais quelle glace tu m’as versée là dans les entrailles et quelle stupéfaction tu m’as causée ! La gloire ! la gloire ! mais qu’est-ce que c’est que la gloire ! Ce n’est rien. C’est le bruit extérieur du plaisir que l’Art nous donne. «Pour la gloire de Corneille» ; mais pour être Corneille ! pour se sentir Corneille ? Je t’ai toujours vue d’ailleurs mêler à l’Art un tas d’autres choses, le patriotisme, l’amour, que sais-je ? un tas de choses qui lui sont étrangères pour moi, et qui, loin de l’agrandir, à mes yeux le rétrécissaient. Voilà un des abîmes qu’il y a entre nous. C’est toi qui l’as ouvert et qui me l’as montré. Oui, quand je t’ai connue, j’ai été de suite disposé à t’aimer, je t’ai aimée. Après t’avoir eue je n’ai pas senti la lassitude que les hommes prétendent être infaillible, et j’ai été poussé vers toi de tout mon coeur et de tout mon corps. Mais à chaque fois que j’y allais, il surgissait un débat, une querelle, une bouderie, un mot qui te blessait, une aventure enfin qui surgissait de terre et qui, comme un glaive à deux tranchants, nous faisait saigner l’un et l’autre. Je ne peux pas penser à toi, et aux meilleurs souvenirs qui en viennent, sans qu’ils soient gâtés de suite par ridée d’une de tes souffrances qui s’y mêle. Quand j’allais à Paris, c’étaient mes départs qui te faisaient pleurer ; maintenant c’est de ce que je n’y vais pas que tu m’en veux. Tu en arrives à me haïr à travers ton amour. Tu le voudrais du moins. Que cela arrive donc si tu en dois être moins malheureuse ! À d’autres âges et dans d’autres circonstances, nous eussions peut-être bu la coupe en y mettant moins de fiel. Mais nous nous sommes rencontrés déjà plus que mûrs sous le rapport du coeur, ô ma vieille amie, et nous avons fait mauvais ménage, comme les gens qui se marient vieux. À qui la faute ? Ni à l’un, ni à l’autre ; à tous les deux peut-être. Tu ne m’as pas voulu comprendre et moi je ne t’ai peut-être pas comprise. J’ai heurté en toi beaucoup de choses ; tu m’as souvent démesurément froissé. Mais j’y suis si habitué que je n’y aurais pris garde si tu ne m’avais averti toi-même de tous les coups que je te donnais. C’est lamentable pourtant, car j’aime ton visage et tout ton être m’est doux ! Mais, mais je suis si las ! si ennuyé, si radicalement impuissant à faire le bonheur de qui que ce soit ! Te rendre heureuse ! Ah, pauvre Louise, moi rendre une femme heureuse ! Je ne sais seulement pas [faire] jouer un enfant. Ma mère me retire sa petite quand j’y touche, car je la fais crier, et elle est comme toi, elle veut venir près de moi et m’appelle. Oui, je me ferme, je m’éteins, ma mémoire s’en va chaque jour. Je m’aperçois que j’ignore complètement beaucoup de choses que j’ai parfaitement sues. Si mon goût augmente, je n’en écris qu’avec plus de difficulté. La phrase ne coule plus, je l’arrache et elle me fait du mal en sortant. J’en suis arrivé, relativement à l’art, à ce qu’on éprouve relativement à l’amour quand on a passé déjà quelques années à méditer sur ces matières. Il m’épouvante. Je ne sais pas ai cela est clair ; il me semble que oui. Réveille donc ton sens critique et prends-moi par le côté ridicule ; il est large en moi. Y es-tu décidée ? Je te faciliterai cette étude, elle m’amusera moi-même. Ce sera la contrepartie de tous les hymnes que je me suis chantés à ma louange, et quand le jour viendra où je ne te serai plus rien, écris-le, comme tu le dis, sans détour ni sans façon ; de ce jour-là commencera alors une nouvelle phase. Addio, carissima. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 [Rouen, sans date] […] Les détails du ménage d’Emma Marguerite m’ont peu charmé ; c’est bien commun. Il y a des satisfactions bourgeoises qui dégoûtent, et de ces bonheurs ordinaires dont la vulgarité me répugne. C’est pour cela que je suis toujours prévenu contre Béranger, avec ses amours dans les greniers, et son idéalisation du médiocre. Je n’ai jamais compris que dans un grenier on fût bien à vingt ans. Et dans un palais, y sera-t-on mal ? Est-ce que le poète n’est pas fait pour nous transporter ailleurs ? Je n’aime pas à retrouver l’amour de la grisette, la loge du portier et mon habit râpé, là où je vais pour oublier tout cela. Que les gens qui sont heureux là-dedans s’y tiennent ; mais donner cela comme du beau, non, non ! J’aime encore mieux rêver, dussé-je en souffrir, des divans de peaux de cygne, et des hamacs en plume de colibri. Quelle singulière idée tu as de vouloir que l’on continue Candide ! Est-ce que c’est possible ? Qui le fera ? Qui pourrait le faire ? Il y a des oeuvres tellement épouvantablement grandes — celle-là est du nombre — qu’elles écraseraient celui qui voudrait les porter. Armure de géant, le nain qui se la mettrait sur le dos en serait assommé avant d’avoir fait un pas. Tu n’admires pas assez, tu ne respectes pas assez. Tu as bien l’amour de l’Art, mais ta n’en as pas la religion. Si ta goûtais une délectation profonde et pure dans la contemplation des chefs-d’oeuvre, tu n’aurais pas parfois sur leur compte de si étranges réticences. Telle que tu es pourtant, on ne peut pas s’empêcher d’avoir pour toi une tendresse et une propension involontaires. Adieu, le tien. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Mardi midi [Rouen, sans date. ] Tu m’engages à ne pas t’écrire si ça m’ennuie, ou puisque ça m’ennuie, dis-tu. Je suivrais ce conseil, s’il était bien vrai que cela m’assommât, pour me servir de ton mot, «ne sachant point souffrir contradiction ni débat chez moi». Ce serait du reste assez mal ; car, n’aurais-je pas pour toi le plus petit sentiment, après tout ce que tu me donnes, je devrais toujours m’efforcer de t’en rendre quelque chose. Et c’est parce que je ne m’efforce pas et que je ne me fouette pas que je te parais si cruellement froid et si étrangement insensible. Il est permis de tout faire, si ce n’est faire souffrir les autres ; voilà toute ma morale. Mais quand les autres souffrent malgré vous ? Quand cela est le résultat d’une volonté fatale et au-dessus de la nôtre, et comme la pure expression de la constitution interne de la vie, que dire ? Que faire ? Quel remède ? Le caillou peut se plaindre quand il est écrasé par le pied du cheval, et cependant les éclats du silex entrent dans la corne de l’animal. Il en saigne et il en boite, mais il continue à courir ! Tu avais espéré le feu qui brûle, flambe, éclaire, envoie des clartés joyeuses, fait sécher les boiseries humides, assainit l’air et redonne la vie. Hélas ! je ne suis qu’une pauvre lampe de nuit, dont la mèche rouge pétille dans une mauvaise huile toute pleine d’eau et de poussière. Je m’étais dit : «Si faible que soit cette clarté, si tiède que soit ce rayon, ce sera toujours quelque chose pour cette pauvre âme.» J’aurais voulu éclairer un peu ta vie, la dorer d’une teinte douce où le sentiment, l’esprit et le plaisir se seraient trouvés fondus à dose égale. Il n’y eût eu qu’agrément et que charme. Et j’ai retrouvé toutes les âcretés qui m’ont usé et tous les épouvantements par où j’avais passé ! La faute n’en est ni à moi ni à toi, mais à Dieu qui fait tout pour le mieux harmonique et tout pour le pire relatif. J’irai, je crois, à Paris dans un bon mois ou six semaines. Tu me reverras maigri aussi, si tu l’es. La bague que je porte à mon doigt, et qui me le serrait autrefois, en tombe maintenant quand je secoue la main. Nous nous reverrons donc, tu auras une joie ; puis, je repartirai, et ainsi toujours. Tu me réaccusera encore, tu me maudiras peut-être de nouveau ; c’est là l’éternel cercle. Comment, chère amie, peux-tu supposer que je sois assez indifférent à tout ce qui te touche pour que tu m’écrives que je m’inquiète peu de ton drame ? J’y pense souvent. Je rêve de la première représentation comme si c’était moi. Es-tu sûre que Rachel se charge du rôle ? Comment t’y es-tu prise, l’oeuvre avance-t-elle ? Toute la vanité littéraire que je n’ai plus (je l’ai réduite en miettes imperceptibles à force de bon sens), je l’ai reportée sur les autres. Quand les mères vieillissent, elles ne sont plus coquettes pour elles, tu sais ! Je lis maintenant du Théocrite et du Lucrèce. Je commence à les comprendre. Quels artistes que ces anciens ! Et quelles langues que ces langues-là ! Toutes celles que nous pourrons faire, va, ne vaudront jamais celles-là. C’est là qu’il faut vivre, c’est là qu’il faut aller, dans la région du soleil, au pays du Beau. Les gens qui entendent la vie matérielle, quand il pleut l’hiver ferment leurs volets, allument vingt-cinq bougies, font un grand feu, conditionnent un punch et se couchent sur des peaux de tigre, à fumer des cigarettes. Il faut prendre cela au sens moral et, comme dit le proverbe persan, «boucher les cinq fenêtres afin que la maison y voie plus clair». Fourmi, qu’est-ce que me fait le monde à moi ? Qu’il tourne à sa fantaisie ! Je vis dans ma petite demeure que je tapisse de poussière de diamants. Je lis aussi du Byron, et toujours les Livres Saints. Je fume, je prends l’air sur mon balcon et puis c’est tout. La vie se passe tout de même. Écoute ici un conseil médical : prends beaucoup de bains. Il y a quelque temps, j’étais fort irrité (c’était le résultat d’une grande colère qui m’avait duré plusieurs jours). Je me suis mis à ce régime et je m’en suis fort bien trouvé. Adieu, chère amie, et puisque tu ne veux pas que j’embrasse ton front, je passe ma main sous tes papillotes, je te prends par les oreilles, et ce baiser je le mets sur ta bouche. *** À LOUISE COLET. Entièrement inédite en 1926 Samedi soir [Rouen, 11-12 décembre 1847]. Vous me dites d’être bon, de vous répondre tout de suite ; vous faites presque appel à ma générosité, pauvre chère âme. Vous saviez bien que je ne vous refuserais pas. Il y a vingt-six ans aujourd’hui, à cette heure à peu près (il est une heure), je suis venu au monde. Souhaitez-moi que ce qui me reste à vivre soit plus facétieux que ce qui a été vécu et acceptez la dédicace de cet anniversaire. Ah ! qu’il aurait mieux valu, je ne dis pas pour moi, mais pour vous, que jamais vous ne me connaissiez ! Vous me navrez de tristesse à vous voir si malheureuse. Et quand je pense que c’est moi qui en suis la cause, moi ! moi ! Je ne valais pas tant d’amour, je vous l’ai dit dès le début. Si j’avais pu vivre à Paris, vous n’auriez pas tant pleuré peut-être. Cet amour que vous trouvez que je vous refuse, il se fût en allé de votre coeur pièce à pièce, ou plutôt petit à petit, emporté chaque jour par la pourriture de l’habitude. Les arrachements que vous ressentez auraient été des délabrements. Mais le bonheur ! le bonheur ! Allons donc ! le croyez-vous possible n’importe où, n’importe comment, n’importe par qui ? N’y a-t-il pas, au fond des meilleures tendresses, des levains amers qui montent du fond à la surface et la troublent toujours, si pure qu’elle soit ? L’amour c’est le ciel, dit-on. Mais le ciel a des nuages, sans compter les tempêtes. Eh bien ! oui, patientez, nous nous reverrons. Je veux vous revoir d’ailleurs ; les baisers reviendront… mais ce sera pire encore pour vous après... Tâchez de réfléchir là-dessus froidement, comme si c’était sur un autre, et vous verrez que j’ai raison et qu’il vaut mieux peut-être continuer votre malheur. Ah ! tutoyons-nous, voyons ! Pas de petitesse ! Tâchons d’avoir de l’esprit, puisque c’est un peu notre métier à tous deux. Non, je ne suis pas une abstraction, et je n’ai pas ce calme divin dont vous parlez. Mais rassure-toi quant à mes oeuvres, ce ne sera pas le côté des passions qui manquera. J’en ai de vieilles provisions dans mon sac et, comme j’en dépense peu, elles ne s’usent pas vite. S’il fallait être ému pour émouvoir les autres, je pourrais écrite des livres qui feraient trembler les mains et battre les coeurs et, comme je suis sûr de ne jamais perdre cette faculté d’émotion, que la plume me donne d’elle-même sans que j’y sois pour rien et qui m’arrive malgré moi d’une façon souvent gênante, je m’en préoccupe peu et je cherche au contraire non pas la vibration mais le dessin. Quant à ma santé dont tu t’inquiètes, sois convaincue une fois pour toutes que, quoi qu’il m’arrive et que je souffre, qu’elle est bonne, en ce sens qu’elle ira loin (j’ai mes raisons pour le croire). Mais je vivrai comme je vis, toujours souffrant des nerfs, cette porte de transmission entre l’âme et le corps, par laquelle j’ai voulu peut-être faire passer trop de choses. Ma nature, comme tu dis, ne souffre pas du régime que je mène, parce que je lui ai appris, de bonne heure, à me laisser tranquille. On s’habitue à tout, à tout, je le répète. À quinze ans j’ai passé un mois à ne faire que deux repas par semaine. De vingt et un ans à vingt-quatre, deux ans et demi se sont écoulés sans que j’aie visité Paphos, et le singulier de tout cela c’est qu’il n’y a ni parti pris, ni entêtement. Cela se fait je ne sais pourquoi, apparemment parce qu’il faut que ça se fasse. Je n’ai jamais éprouvé, pour vivre, la nécessité de la compagnie de personne. Le désir, oui ; mais le besoin ? Si j’étais riche, c’est-à-dire si j’avais le moyen de m’entourer de statues, de musique et de fleurs, si j’avais enfin la réalisation, et on l’a, quoi qu’on en dise, avec de l’argent quand on sait s’en servir, il est probable que j’en arriverais à ne plus manger que du pain sec et à ne plus dormir, car je n’aurais plus ni faim ni sommeil. Moi aussi, comme toi, j’éprouve qu’il me faudrait parfois une bonne brise sur le visage. Au coin de mon feu je rêve des voyages, des courses à n’en plus finir par le monde et, plus triste ensuite, je me remets à mon travail. Mon apathie à me mouvoir, à l’action en général, quelle qu’elle soit, augmente. Voilà trois semaines que nous sommes ici à Rouen. Je n’ai, depuis ce temps, pris l’air que sur mon balcon. Je refais cependant des armes, avec furie même. C’est trois demi-heures de rage furieuse par semaine. Après ma leçon, j’en ai pour longtemps à râler dans un fauteuil. Mais je ne suis plus si vigoureux que dans ma jeunesse où la sueur m’en coulait par terre, comme de dessous le ventre des chevaux. Je ne sais quand je te ferai lire la Bretagne, que j’ai fort envie de te montrer. Je n’aurai pas fini mon dernier chapitre avant le jour de l’An. Puis il faudra relire le tout, corriger et ensuite recopier. Je n’aurai guère un manuscrit sortable avant le printemps. Phidias m’assomme. Il est fort ridicule dans cette affaire (du buste). Dis-lui que je n’y peux rien. Au reste, mercredi dernier on a décidé définitivement l’emplacement du buste. Il ne doit pas être maintenant longtemps avant d’être payé. Adieu, je t’embrasse quoique je n’en aie guère la place. *** À ERNEST CHEVALIER. Lundi soir [Rouen, décembre 1847]. MON CHER ERNEST, Je te renvoie la lettre adressée à ta grand-mère, car nous ignorons son adresse à Forges et, n’entendant pas parler d’elle, nous ne savons pas non plus si elle n’est pas retournée aux Andelys. Rien de nouveau ici. Tout le monde a le rhume, Henri IV est mort, la vertu est plus précieuse que les richesses, etc. Il va y avoir un banquet réformiste dans ma patrie ; j’irai. Le pouvoir va me regarder d’un mauvais oeil, je serai couché sur les registres, et ce sera un précédent fâcheux pour moi, quand plus tard tu réclameras ce vieux glaive et ces bonnes balances contre celui qui t’embrasse. À toi. *** À LOUISE COLET. En partie inédite Dimanche soir [Rouen, sans date]. J’ai écrit à Du Camp pour les lettres ; je lui en avais déjà parlé. Vous savez, je vous dirai exactement et entièrement, comme je le dois, quelle sera sa réponse. Quoi qu’il arrive, soyez, ma chère Louise, sans la moindre inquiétude et sur le présent et sur l’avenir. J’ai peur, d’après tout ce que vous me dites de votre santé, que vous ne finissiez par devenir malade. Soignez-vous, soyez sage ; je veux dire raisonnable. Tâchez surtout de refréner cette susceptibilité nerveuse qui est la calamité des natures d’artiste et la source de presque toutes leurs douleurs, tant au moral qu’au physique. Quant à moi, mes nerfs ne vont pas mieux. Je m’attends d’un jour à l’autre à avoir quelque attaque assez grave, car voilà quatre mois révolus que je n’en ai eu, ce qui est, depuis un an, le délai habituel. Au reste je m’en fous, comme dirait Phidias. À force de temps tout s’use, les maladies comme le reste, et j’userai celle-là à force de patience, sans remède ni rien ; je le sens et j’en suis presque sûr. Pardon, pauvre âme, de vous entretenir de ces misères, mais ce sont les moindres ; j’en ai d’autres, la famille, etc ! Oh, si vous saviez l’envie, le besoin que je me sens de faire mon paquet et de partir bien loin, dans un pays dont je n’entende pas la langue, loin de tout ce qui m’entoure, de tout ce qui m’oppresse ! Penser que jamais, sans doute, je ne verrai la Chine ! que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux ! que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les bambous ! Vous pouvez traiter tout cela comme des appétits d’imagination qui ne méritent pas de pitié ; mais j’en souffre tant quand j’y pense, ce qui malheureusement m’arrive souvent, que vous en seriez émue si vous pouviez voir ce qu’il y a là de lamentable et d’irrémédiable. Je vis dans une fosse et, quand je lève la tête pour regarder le ciel, c’est vous que je vois en haut, penchée sur le bord et pleurant. Y a-t-il du nouveau pour le drame ? à quand ? qu’a-t-on décidé ? J’ai bien envie de le voir, allez ; mon coeur en bat d’avance comme si je voyais se lever le rideau du premier acte. J’ai fini le dernier chapitre de la Bretagne ; il me faut bien encore six belles semaines pour corriger l’ensemble, enlever des répétitions de mots et élaguer quantité de redites. C’est un travail délicat, long et ennuyeux. Maintenant que je n’écris plus, je vais reprendre ce brave Aristophane et mes lectures religieuses. Mon copiste va si lentement, est si bête et si sot que je ne sais quand il aura fini et quand je pourrai vous prêter le manuscrit qui sera mien, des deux que nous ferons faire. Si nous eussions eu deux mille francs dans notre poche, au lieu de faire copier nous en eussions fait tirer deux exemplaires imprimés pour nous seuls, ce qui eût été plus commode à lire. Adieu, ma chère Louise, je vous embrasse sur le coeur, de tout le mien. *** À LOUISE COLET. Rouen [fin décembre 1847]. Parlons de choses sérieuses, de votre cher drame. Je n’ai jamais eu tant souci d’aucune de mes oeuvres (je n’ai eu souci d’aucune du reste, c’est donc peu dire). Eh bien, je n’ai jamais tant pensé à rien de ce que j’ai pu faire qu’à votre pièce ; son avenir, son succès m’intéressent infiniment et j’en suis préoccupé comme je le serais de la nuit de noces de ma fille. Si Rachel ne peut jouer le rôle de Madeleine, il serait plus sage d’attendre à l’année prochaine. Mais si l’année prochaine, comme celle-ci, elle ne peut ou ne veut le jouer, il faut, je crois, le donner le plus tôt possible aux Français et pas ailleurs. Un demi-succès aux Français vaut mieux qu’un succès à l’Odéon. Si vous le donnez à un théâtre secondaire, il n’y aurait selon moi que la promesse d’une belle mise en scène qui me ferait céder, et encore ! Il y a du reste trop longtemps que je n’ai de nouvelles du monde civilisé pour vous donner aucun avis bien bon ; tâchez avant tout, et par n’importe quels moyens, que Rachel prenne le rôle. Depuis ma dernière lettre, j’ai encore eu un accroc à ma casaque. Il m’a poussé sous le bras un anthrax qui m’a fait souffrir pendant quelques jours et empêché de dormir pendant quelques nuits. C’est à peu près passé et j’ai recommencé d’aujourd’hui à faire des armes. J’étudie avec conscience cet art compliqué qui vous apprend la manière de se débarrasser du prochain. Le prochain d’ailleurs me gêne peu et je n’en vois guère. J’ai pourtant vu dernièrement quelque chose de beau et je suis encore dominé par l’impression grotesque et lamentable à la fois que ce spectacle m’a laissée. J’ai assisté à un banquet réformiste ! Quel goût ! quelle cuisine ! quels vins ! et quels discours ! Rien ne m’a plus donné un absolu mépris du succès, à considérer à quel prix on l’obtient. Je restais froid et avec des nausées de dégoût au milieu de l’enthousiasme patriotique qu’excitaient «le timon de l’État, l’abîme où nous courons, l’honneur de notre pavillon, l’ombre de nos étendards, la fraternité des peuples» et autres galettes de cette farine. Jamais les plus belles oeuvres des maîtres n’auront le quart de ces applaudissements-là. Jamais le Frank de Musset ne fera pousser les cris d’admiration qui partaient de tous les côtés de la salle aux hurlements vertueux de M. Odilon Barot et aux éplorements de Me Crémieux sur l’état de nos finances. Et après cette séance de neuf heures passées devant du dindon froid, du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux beaux endroits, je m’en suis revenu gelé jusque dans les entrailles. Quelque triste opinion que l’on ait des hommes, l’amertume vous vient au coeur quand s’étalent devant vous des bêtises aussi délirantes, des stupidités aussi échevelées. On a fait l’éloge de Béranger dans presque tous les discours. Quel abus on en fait, de ce bon Béranger ! Je lui garde rancune du culte que les esprits bourgeois lui portent. Il y a des gens de grand talent qui ont la calamité d’être admirés par de petites natures : le bouilli est désagréable surtout parce que c’est la base des petits ménages. Béranger est le bouilli de la poésie moderne : tout le monde peut en manger et trouve ça bon. Voilà le jour de l’an qui vient, encore un an de passé ! Allons, du courage, pauvre amie ! Cette année-ci sera meilleure, espérons-le. On a coutume de faire un cadeau à ceux qu’on aime. Je cherche autour de moi à vous envoyer quelque chose, quelque chose qui soit de moi, à moi. Je ne trouve rien. Eh bien, chère Louise, acceptez ceci, un baiser que je vous donne, un grand baiser du coeur, dans lequel je me mets tout entier, dans lequel je vous prends tout entière. Je le dépose ici, au bas de ma lettre ; prenez-le. *** Gustave Flaubert CORRESPONDANCE : ANNÉES 1848 - 1849 (Édition Louis Conard) Toute réutilisation à des fins privées, à des fins d’enseignement ou de recherche scientifique est autorisée sous réserve d’indiquer cette référence : Éd. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003. À Louise Colet. Entièrement inédite en 1926. [Croisset, mars 1848.] Je vous remercie de la sollicitude que vous avez prise de moi durant ces événements derniers et, cette fois-ci, comme les précédentes, je vous demande pardon de l’inquiétude et du chagrin que je vous ai causés. Votre lettre ne m’est arrivée qu’après sept jours de retard. La faute a été aux postes qui ont été, comme vous pouvez vous le figurer, fort mal servies pendant toute la semaine dernière. Vous me demandez mon avis sur tout ce qui vient de s’accomplir. Eh bien ! tout cela est fort drôle. Il y a des mines de déconfits bien réjouissantes à voir. Je me délecte profondément dans la contemplation de toutes les ambitions aplaties. Je ne sais si la forme nouvelle du gouvernement et l’état social qui en résultera sera favorable à l’Art. C’est une question. On ne pourra pas être plus bourgeois ni plus nul. Quant à plus bête, est-ce possible ? Je suis bien aise que votre drame y gagne. Un beau drame vaut bien un roi. J’irai l’applaudir à la première représentation. Comme je vous l’ai dit déjà, je serai là. Vous me verrez, je le soignerai bien et de tout coeur. À quoi bon revenir sans cesse sur Du Camp et sur les griefs, fondés ou non, que vous pouvez avoir contre lui ? Vous devez comprendre que cela m’est pénible depuis longtemps. Cette persistance, qui était d’abord de mauvais goût, finit par être cruelle. À quoi bon aussi tous vos préambules pour m’annoncer la nouvelle ? Vous auriez pu me la dire tout d’abord sans circonlocutions. Je vous épargne les réflexions qu’elle m’a fait faire et l’exposé des sentiments qu’elle m’a causés. Il y en aurait trop à dire. Je vous plains, je vous plains beaucoup. J’ai souffert pour vous et, pour mieux dire, j’ai tout vu. Vous comprenez, n’est-ce pas ? C’est à l’artiste que je m’adresse. Quoi qu’il advienne, comptez toujours sur moi. Quand même nous ne nous écririons plus, quand même nous ne nous reverrions plus, il y aura toujours entre nous un lien qui ne s’effacera pas, un passé dont les conséquences subsisteront. Ma monstrueuse personnalité, comme vous le dites si aimablement, n’est pas telle qu’elle efface en moi tout sentiment honnête, humain, si vous aimez mieux. Un jour, peut-être, vous le reconnaîtrez et vous vous repentirez d’avoir dépensé, à propos de moi, tant de chagrin et tant d’amertume. Adieu, je vous embrasse. À vous. *** À Maxime Du Camp. Croisset, 7 avril 1848. Alfred est mort lundi soir, à minuit. Je l’ai enterré hier. Je l’ai gardé pendant deux nuits. Je l’ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours larges. En le gardant, je lisais les Religions de l’antiquité de Kreutzer. La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe, on entendait les chants du coq et un papillon de nuit voltigeait autour du flambeau. Jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure ni, le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois. Le mercredi j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je l’aie appelée. Cette chienne l’avait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il sortait seul. La nuit qui a précédé sa mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire. Je me suis assis sur la mousse à diverses places, j’ai fumé, j’ai regardé le ciel, je me suis couché derrière un tas de bourrées de genêts et j’ai dormi. La dernière nuit, j’ai lu les Feuilles d’automne. Je tombais toujours sur les pièces qu’il aimait le mieux ou qui avaient trait pour moi aux choses présentes. De temps à autre j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage, pour le regarder. J’étais enveloppé d’un manteau qui a appartenu à mon père et qu’il n’a mis qu’une fois, le jour du mariage de Caroline. Quand le jour a paru, vers 4 heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et raidis m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc, les bois commençaient à se détacher sur le ciel, les deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante. Des oiseaux ont chanté et je me suis dit cette phrase de son Bélial : "Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant", ou plutôt j’entendais sa voix qui me la disait et tout le jour j’en ai été délicieusement obsédé. On l’a placé dans le vestibule. Les portes étaient décrochées et le grand air du matin venait avec la fraîcheur de la pluie, qui s’était mise à tomber. On l’a porté à bras au cimetière. La course a duré plus d’une heure. Placé derrière, je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque qui remue au roulis. L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse. Je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. Il m’a semblé qu’il en tombait cent mille. Pour revenir à Rouen, je suis monté sur le siège avec Bouilhet. La pluie tombait raide. Les chevaux allaient au galop ; je criais pour les animer. L’air m’a fait grand bien. J’ai dormi toute cette nuit et je puis dire toute cette journée. Voilà ce que j’ai vécu depuis mardi soir. J’ai eu des aperceptions inouïes et des éblouissements d’idées intraduisibles. Un tas de choses me sont revenues, avec des choeurs de musique et des bouffées de parfums. Jusqu’au moment où il lui a été impossible de rien faire, il lisait Spinoza jusqu’à une heure du matin, tous les soirs, dans son lit. Un de ces derniers jours, comme la fenêtre était ouverte et que le soleil entrait dans sa chambre, il a dit : "Fermez-la, c’est trop beau ! c’est trop beau !" Il y a des moments, cher Max, où j’ai singulièrement pensé à toi et où j’ai fait de tristes rapprochements d’images. Adieu, je t’embrasse et j’ai grande envie de te voir, car j’ai besoin de dire des choses incompréhensibles. *** À Ernest Chevalier. Croisset, lundi 10 [avril 1848]. J’attendais toujours à t’écrire, mon brave Ernest, pour te donner des nouvelles définitives de ce pauvre Alfred. Tout est fini maintenant ! Il est mort il y a aujourd’hui 8 jours, à cette heure-ci (minuit). Je l’ai enterré jeudi dernier. Il a horriblement souffert et s’est vu finir. Tu sais, toi qui nous as connus dans notre jeunesse, si je l’aimais et quelle peine cette perte m’a dû faire. Encore un de moins, encore un de plus qui s’en va. Tout tombe autour de moi. Il me semble parfois que je suis bien vieux. À chaque malheur qui vous arrive, on semble défier le sort de vous en donner plus, et à peine on a le temps de croire que c’était impossible qu’il en arrive de nouveaux, auxquels on ne s’attendait pas ; et toujours, et toujours. Quelle plate boutique que l’existence ! Je ne sais si la République y portera remède. J’en doute fort. Et toi, vieil ami, que deviens-tu dans ta Corse ? Se dispose-t-on à te donner ton congé ? Crois-tu que tu resteras ? J’avais envoyé à ton père une lettre de recommandation pour quelqu’un de la connaissance de Crémieux. Il ne m’a donné aucune nouvelle de ses démarches ; je ne sais où en sont les choses. Ici, tout est fort plat et très tranquille, quoiqu’assez sombre. Je monte demain ma première garde. Hier j’ai été de «revue" pour planter un arbre de la liberté ! Hei mihi ! Mon intérieur, pauvre vieux, n’est pas plus gai que par le passé. La mort d’Alfred n’est pas venue, comme tu penses, pour me ragaillardir. Les farces du "vrai Garçon", comme c’est loin ! Et comme ça me paraît amer maintenant ! Je travaille toujours, je lis, je culotte une masse de pipes, la journée passe et le lendemain vient. Adieu, cher Ernest, je t’embrasse, à toi. *** À Maxime Du Camp. [Fin mai 1848.] [...] J’ai reçu ton chapitre ; il est meilleur que le précédent. Il faudrait peu de chose pour le rendre bon. Ce serait quelques ciels à retrancher. Il y a trop de couleurs semblables, trop de petits détails, voilà tout. Ah ! cher Max ! J’ai été bien attendri, va, en lisant une certaine page de regrets et en y resongeant, à ce pauvre bon petit voyage de Bretagne. Oui ! il est peu probable que nous en refassions un pareil. Ça ne se renouvelle pas une seconde fois. Il y aurait même peut-être de la bêtise à l’essayer. Ah ! comme il m’en est venu tantôt une volée de souvenirs dans la tête, de la poussière, des tournants de route, des montées de côte au soleil, et encore, comme il y a un an, des songeries à deux au bord des fossés ! Et dire que, lorsque tu iras boire l’eau du Nil, je ne serai pas avec toi ! [...]. *** À Louise Colet. Billet inédit en 1926. Vendredi soir, 21 août 1848. Merci du cadeau. Merci de vos très beaux vers. Merci du souvenir. À vous. G. *** ANNÉE 1849 À Ernest Chevalier. Croisset, dimanche 6 mai [1849]. J’ai du nouveau à t’apprendre, mon cher Ernest. Au mois d’octobre prochain, je (n’aie pas peur de ce qui suit, ce n’est point mon mariage, mais mieux), au mois d’octobre prochain ou à la fin de septembre je fous le camp pour l’Égypte. Je vais faire un voyage dans tout l’Orient. Je serai parti de quinze à dix-huit mois. Nous remonterons le Nil jusqu’à Thèbes, de là en Palestine ; puis la Syrie, Bagdad, Bassora, la Perse jusqu’à la mer Caspienne, le Caucase, la Géorgie, l’Asie Mineure par les côtes, Constantinople et la Grèce s’il nous reste du temps et de l’argent. Quid dicis ? je te vois de là ouvrir de grands yeux et te demander comment je fais pour partir. Voici, vieux, les raisons qui m’ont décidé [...] J’ai besoin de prendre l’air, dans toute l’extension du mot. Ma mère, voyant que cela m’était indispensable, a consenti à ce voyage, et voilà. Je ne pense qu’avec angoisse aux inquiétudes que je vais lui faire subir, mais je crois que c’est un mal pour en éviter un moins [sic] grand. Je ne suis pas encore parti. D’ici là il se passera peut-être bien des choses. Cependant, quant à moi, mon parti est pris, et j’ai été longtemps à le prendre. Un an, un an à lutter contre cette passion des champs qui me dévorait, si bien que j’en ai fort maigri. Dans ce moment on commence à préparer nos affaires, à Du Camp et à moi, et nous sommes en pourparlers pour un domestique. Donc, mon vieux, vers le mois d’octobre il est probable que je te saluerai de la main en passant, et quand nous nous reverrons j’en aurai de belles à te raconter. Tu auras au mois de juin la visite d’un ancien camarade. Je t’adresse le sieur Fauvel qui va se promener en Corse. Donne-lui toutes espèces de facilités et de recommandations ; tu m’obligeras. Comment, pauvre bougre, n’as-tu pas plus de chance que ça et ne peux-tu sortir de ton île qui, pour être le berceau du grand homme n’en doit pas moins commencer à te sembler fastidieuse ? Je ne sais si les corses sont aussi stupides que les français, mais ici c’est déplorable. Républicains, réactionnaires, rouges, bleus, tricolores, tout cela concourt d’ineptie. Il y a de quoi faire vomir les honnêtes gens, comme disait le Garçon. Les patriotes ont peut-être raison : la France est abaissée. Quant à l’esprit, c’est certain. La politique achève d’en tirer la dernière goutte. (...) Quand te verrai-je maintenant ? Si tu viens aux Andelys en septembre, je ne serai pas encore parti. Si tu te trouves à Marseille, peut-être nous y rencontrerons-nous. écris-moi de temps à autre d’ici là. Adieu, vieil ami, je t’embrasse. *** À Parain. Croisset, samedi soir. (Mai 1849). J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, mon cher oncle (ce n’est point mon mariage) : je pars au mois d’octobre prochain avec Du Camp pour l’Égypte, la Syrie et la Perse. Ma santé, qui loin de s’améliorer empire, m’a forcé à aller consulter à Paris M. Cloquet qui m’a fortement conseillé les pays chauds. Quand vous viendrez, je vous conterai tout cela plus au long ; j’en ai beaucoup à vous dire. C’est à vous autres que je recommanderai ma pauvre mère pendant mon absence, qui durera de quinze à dix-huit mois. Ma mère va louer sa maison de Rouen, car elle a l’intention de passer une bonne partie de son temps à Nogent. De toutes façons c’est ce qu’elle pourra faire de mieux. En attendant mon départ, nous sommes convenus, ma mère et moi, de ne pas ouvrir la bouche de ce voyage pour deux raisons : la première, c’est qu’il est inutile de se tracasser d’avance et d’exciter sa tristesse par anticipation ; la seconde, c’est que, n’ayant pas fini mon maudit Saint-Antoine (car il dure toujours le polisson ! Quoique je maigrisse dessus), ça me troublerait et m’empêcherait de travailler. Vous savez, vieux compagnon, que l’idée que je dois être dérangé me dérange, et j’ai bien assez de besogne sans avoir en outre l’Orient qui danse au bout de ma table, et les grelots des dromadaires qui me bourdonnent dans les oreilles par-dessus le bruit de mes phrases. Donc, quoique ce voyage soit conclu, on n’en dit mot ici ; comprenez-vous ? Nous avons calculé, le sieur Du Camp et moi, que nos moyens nous permettaient très largement d’avoir un domestique, chose à peu près indispensable. Il nous faut un gars solide, au moral comme au physique, habitué à la fatigue, sachant manier un fusil, intelligent et vif. J’ai songé au jeune Leclerc, dont la dernière escapade n’a fait que me confirmer dans la bonne opinion que j’avais de sa personne. Si on le retrouvait, pensez-vous qu’il veuille venir ? Croyez-vous que le choix soit bon ? En cas qu’il soit à Nogent maintenant, je vous reécrirais pour poser mes conditions. S’il est à Paris, y a-t-il moyen d’avoir son adresse ? Dans ce dernier cas il irait parler à Du Camp. Occupez-vous de cela, je vous prie. J’ai vu chez M. Walkenaer une Bible compacte en un volume in-8 dont je désirerais savoir l’éditeur et l’année de la publication. Quand Bonenfant verra le susdit particulier, je lui serai fort obligé de m’obtenir ce renseignement. Et vous, vieux brave, avez-vous toujours peur du choléra ? Je ne sais s’il y en a à Rouen, mais on n’en parle guère. Je crois que vous pourriez vous aventurer sans péril. Au reste, je ne veux vous donner aucun conseil, de peur qu’à la moindre colique qui vous prendrait vous ne vous imaginiez trépasser. Mais j’ai tout de même bien envie de vous voir, je vous assure. Adieu, cher vieil oncle ; je vous embrasse comme je vous aime. *** À Parain. Croisset, samedi soir (été 1849). Je vous remercie, mon brave père Parain, de la célérité que vous avez mise dans l’affaire Leclerc. Pour en finir de suite, qu’il sache à quoi s’en tenir et nous aussi. Voici quelles sont nos conditions : il nous accompagnera partout, ne nous quittera pas et nous obéira ponctuellement. 1° Il aura, soir et matin, lorsque nous serons en route, à faire et défaire notre tente, ce qui ne lui demandera pas cinq minutes de temps au bout de trois jours qu’il en aura pris l’habitude. 2° Il aura soin de nos armes, les charger, les nettoyer, etc., ainsi que la surveillance de nos chevaux et de nos bagages qui seront spécialement sous sa garde. 3° Il brossera nos habits et nos bottes et nous fera la cuisine, ce qui se bornera à faire cuire de la viande (quand nous en aurons) ou des oeufs, à vider une volaille, à plumer du gibier (cela n’aura lieu ordinairement qu’en campagne). 4° Il portera le costume que nous jugerons convenable de lui donner. Comme on n’est considéré à l’étranger qu’en rapport de la considération que l’on s’attribue soi-même, cela est important. Voilà quelles seront ses principales charges. Du reste, il faut qu’il soit décidé d’avance à tout faire et à ne jamais dire, comme les domestiques ordinaires : ça n’est pas de mon devoir, ça sort de mes fonctions. Maintenant, pour sa gouverne, il faut qu’il sache : 1° Qu’il peut y avoir du danger de diverses natures : privation de choses nécessaires, chaleur excessive, mauvaise nourriture bien souvent, maladies, coups de fusil, mal de mer, etc. (la plus grande prudence est exigée tant pour lui que pour nous ; quelque incartade de sa part pourrait nous attirer de mauvaises affaires). 2° Il sera privé complètement, ou à peu près, de femelles, sous peine, s’il voulait s’en passer la fantaisie, de se faire couper la gorge et à nous aussi. 3° Il n’aura plus ni vin, ni eau-de-vie, mais du café plusieurs fois par jour (en campagne) et du tabac tant qu’il en voudra ; nous lui en fournirons. Du reste il ira à cheval comme nous, sera armé de pied en cap et aura du gibier à tuer de toute nature, depuis des perdrix rouges jusqu’à des lions et des crocodiles. Ce sera même en route sa principale occupation. Quand il aura besoin de quelque chose, nous le lui donnerons et subviendrons à tous ses besoins. Bref, il partagera complètement notre genre de vie. Que Bonenfant ait l’obligeance, tant qu’il est en lui et que Leclerc pourra le comprendre, de l’initier un peu à ce que c’est qu’un voyage pareil, pour qu’il s’en fasse quelque idée et qu’il ne nous accuse pas plus tard de l’avoir trompé. Une fois qu’il sera avec nous, il n’y aura pas à revenir, ni à regretter Courtavant. Il faudra aller jusqu’au bout. Pour ce qui est de ses gages, nous serons partis de quinze à dix-huit mois au plus. Nous le prendrions à notre service le 1er septembre prochain, et au retour nous lui compterions 1500 francs. S’il aimait mieux en laisser d’avance 500 à sa femme, libre à lui. Qu’il réfléchisse. Il y aura du hasard, de l’aventure, beaucoup de fatigue, un peu de péril et considérablement de choses cocasses et nouvelles pour lui. J’oublie un dernier point, mon cher oncle. Vous me dites que le gaillard est un tant soit peu vaniteux. Il devra, dans l’intérêt de notre sécurité, garder vis-à-vis de nous (en présence d’étrangers surtout) le plus grand respect. Il ira, bien entendu, aux secondes places et en campagne couchera à la porte de notre tente. Du reste il lui arrivera d’avoir des gens sous ses ordres. Quand nous prendrons des escortes en Syrie, il en sera le capitaine. D’ici là, s’il accepte, qu’il s’exerce à monter à cheval et à tirer tout en allant. Qu’il apprenne même à faire la barbe s’il peut ; ce ne serait pas inutile. Je n’ai plus de place, mon cher vieux compagnon, pour vous dire que nous vous attendons. Adieu, vieux solide, embrassez tout votre monde pour moi. *** À Parain. Croisset, vendredi soir (été 1849). J’ai reçu ce matin, mon cher oncle, une lettre de Leclerc à laquelle je n’ai rien compris. Au lieu de me dire s’il accepte, oui ou non, les conditions que je lui ai posées dans la dernière lettre que je vous ai écrite, il me fait beaucoup de protestations et de doléances. Je crois que son désir est que vous le repreniez comme garde. Il a l’air d’implorer mon intervention pour cela. Si vous en étiez content, en effet, vous feriez bien de lui pardonner son escapade et de le réintégrer dans ses fonctions. Il me dit qu’il ne va pas vous voir, car il ne ferait que pleurer et ne saurait que vous dire. Il m’a l’air d’un homme abattu et très humilié. Dans tout cela je ne sais s’il veut venir avec moi en Orient. Mais voilà un autre incident. Du Camp a déniché je ne sais où un gars superbe, un corse, un ancien troupier qui a déjà été en Égypte et paraît, d’après ce qu’il m’écrit, un drôle roué. Il penche pour lui, de même que moi je penche pour Leclerc. Le choix d’un domestique pour un tel voyage est une affaire trop grave pour se décider à la légère. De sorte que nous ne ferons notre choix et ne donnerons notre parole à l’un ou à l’autre qu’après avoir vu, moi Sassetti (c’est le nom de l’ex-voltigeur) et lui Du Camp, Leclerc. En conséquence, si maître Leclerc veut voyager aux conditions que je vous ai envoyées, il fera bien d’accompagner Dupont jusqu’à Paris, quand celui-ci se mettra en route, et d’aller place de la Madeleine, 30, causer avec mon collègue afin qu’il en juge. Bien entendu que je paierai ce petit voyage dont la dépense ne peut être grande. Vous la fixerez vous-même, s’il vous plaît, cher oncle. Voilà donc l’état de la question, comme on dit en politique. Plus tôt Leclerc ira se montrer à Du Camp, et plus tôt nous serons décidés sur l’homme que nous devrons prendre. Du Camp, de son côté, doit m’envoyer un de ces jours Sassetti. Du reste rien de nouveau, cher vieux compagnon. Je travaille toujours ma Tentation comme dix nègres. J’en ai encore pour deux grands mois. Ça et le voyage à l’horizon, vous voyez que je ne manque pas de choses qui me trottent dans la tête. Adieu, je vous embrasse vous et tout le monde de là-bas. *** À sa mère. Paris, 26 octobre 1849, 1 h du matin. (Nuit du 25 au 26.) Tu dors sans doute maintenant, pauvre vieille chérie. Comme tu as dû pleurer ce soir, et moi aussi, va ! Dis-moi comment tu vas, ne me cache rien. Songe, pauvre vieille, que ça me serait un remords épouvantable si ce voyage te faisait trop de mal. Max est bien bon, sois sans crainte. J’ai trouvé nos passeports prêts. Tout a été comme sur des roulettes ; c’est bon signe. Adieu ; voilà la première lettre, les autres succéderont bientôt. Je t’en enverrai demain une plus longue. Et toi ? Écris-moi des volumes, dégorge-toi. Adieu, je t’embrasse de tout mon coeur plein de toi. Mille caresses. *** À sa mère. Paris, vendredi, 26 octobre 1849. Une journée de passée, pauvre vieille, c’est sans doute la pire. Comme tu as dû t’ennuyer aujourd’hui ! Je me figure ta bonne mine pensive... J’attends demain matin une lettre de toi... Il est bien convenu entre Max et moi que si, une fois l’Égypte vue, nous nous sentons fatigués ou que l’ennui de toi me prenne ou que tu me rappelles, je reviens. Ainsi ne te tourmente pas par avance, sois sans crainte ; il me semble que l’envie de te revoir me ferait revenir à travers tout. Oh ! comme je t’embrasserai au retour, pauvre vieille !... *** À sa mère. Paris, samedi, 27 octobre (1849). La journée d’aujourd’hui m’a semblé moins longue que celle d’hier, pauvre chère vieille, quoique j’aie été moins occupé. Ainsi j’espère peu à peu me faire à notre absence ; mais toi ? J’attendais avec impatience ta bonne lettre. Quoique par métier je fasse du style, je ne sais que te dire, car j’aurais tant de choses à te dire ! Hier au soir, après t’avoir écrit, j’ai été à l’Opéra voir le Prophète. C’est magnifique ; ça m’a fait du bien, j’en suis sorti rafraîchi, émerveillé, et plein de vie. Devine qui est-ce qui est venu s’asseoir à côté de moi ? Un Persan en costume !... Je viens de passer une partie de mon après-midi chez ce brave Pradier qui m’a fait de belles théories sur les voyages... Quand cette lettre t’arrivera, tu auras déjà dû recevoir une carte d’Égypte que j’ai recommandée au père Molard... Je pense à toi sans cesse, ton idée m’accompagne partout. Oui, pauvre chérie, va, aie bon espoir ; je te ferai de beaux récits de voyage, nous causerons du désert au coin du feu ; je te raconterai mes nuits sous la tente, mes courses au grand soleil... Nous nous dirons : oh ! te rappelles-tu comme nous étions tristes, et nous nous embrasserons, nous rappelant nos angoisses du départ. Allons, à demain. Tu voulais prendre le chemin de fer pour venir ici, et moi donc, quelles tentations j’avais de descendre aux stations ! Adieu, pauvre chérie, encore un bon baiser ; bonne nuit. *** À sa mère. Paris, 28 octobre (1849). Tu me parles de la bêtise que tu as eue de croire à la prédiction du petit morceau de papier. Je la comprends, car je la partage, quoiqu’en général, en fait de présages, l’esprit est ainsi fait que l’on croit surtout aux mauvais. (Quand on en a de bons on en doute, quand il vous en arrive de mauvais, cela vous fait peur...) Bouilhet est arrivé ce matin à 11 h. Nous dînons ce soir tous les trois ensemble avec Théophile Gautier, qui a remis une invitation pour venir avec nous. Pradier viendra demain nous embrasser à l’heure du départ, dans la cour des diligences. J’ai été dire adieu à M. Cloquet. Il m’a promis, quand tu viendras à Paris, de te faire faire la connaissance de gens qui ont voyagé, pour en causer le plus possible. Comme je crois que mon manuscrit de la Bretagne te ferait plaisir à avoir près de toi, il sera à la disposition de Hamard. Tu t’adresseras à lui pour qu’il te l’envoie par un moyen sûr... Nous avons été tout à l’heure, Bouilhet et moi, voir au Louvre les bas-reliefs assyriens que Botta a rapportés de Ninive. Vas-y quand tu viendras ici ; cela te fera plaisir en songeant que j’en verrai de pareils. Tâche, pauvre vieille, de te mettre à ma place quand je serai en route ; songe aux belles choses que je vais voir, à toutes les gueulades que je pousserai. Il y a un danger que nous n’avons pas prévu, c’est que j’en revienne fou ; ce serait une bonne charge. Adieu, pauvre vieille adorée. C’est demain que je pars. Dans 24 heures je roulerai ; tu n’auras donc pas de lettre avant la fin de la semaine (probablement), puis deux ou trois, puis de Malte, puis d’Égypte. Une fois en Égypte tu t’y feras ; elles arriveront régulièrement, sois-en sûre. Quant à la Perse, ne t’en inquiète pas d’avance ; il sera temps d’y penser plus tard. Adieu, mille baisers, pauvre mère, je t’embrasse de tout mon coeur. Ton fils qui t’aime. *** À sa mère. Paris, lundi, 29 octobre (1849). Tout est prêt, nous partons. Il fait beau temps ; je suis plutôt gai que triste, plutôt serein que sérieux. Le soleil brille, j’ai le coeur plein d’espoir. Le dîner d’hier avec Gautier et Bouilhet a été charmant. Ce matin, en lui disant adieu, je n’ai pas été ému comme je le pensais. Ma sensibilité de départ a eu d’ailleurs le fond de son sac vidé avec toi, pauvre chérie. Adieu, chère vieille. Gautier a soutenu hier devant moi cette opinion qui est mienne "qu’il n’y avait que les bourgeois qui crevassent". C’est-à-dire que, quand on a quelque chose dans le ventre, on ne meurt pas avant d’avoir accouché. Adieu, bon courage, je t’embrasse le plus étroitement possible. À toi. *** À sa mère. Lyon, 31 octobre (1849). Nous arrivons à l’instant. Le temps est très beau, mais froid. Nous allons bien tous les deux et l’humeur est à l’avenant. Il me semble, pauvre mère, qu’il y a dix ans que nous ne nous sommes vus. De Marseille je t’écrirai une lettre plus longue. Nous partons demain matin à 4 heures. Nous serons à Marseille le soir même, à moins que le brouillard ne nous fasse coucher en route. Adieu, tu seras contente, j’espère, de cette petite surprise. Encore adieu, mille embrassements. Ton fils qui t’aime. *** À sa mère. Marseille, 2 novembre 1849. J’ai reçu ce matin, pauvre chérie, ta lettre n° 3 du 28, envoyée à Paris. J’espère que demain j’en aurai une adressée à Marseille directement. Quant aux miennes, tout le temps que j’ai été à Paris tu as dû en recevoir à peu près tous les jours. De plus, je t’en ai écrit une de Lyon et celle-ci, que je t’écris maintenant, te fût parvenue un jour plus tôt sans les brouillards du Rhône, qui nous ont retardés de 4 heures avant-hier. Du reste je t’écrirai encore demain et mercredi prochain je t’écrirai de Malte. Ainsi, 48 heures après que tu auras reçu ma lettre je serai occupé à t’en envoyer une autre. Tu vois donc, pauvre chère vieille, que cela n’est pas le diable. Quant à toi, tu peux m’écrire à Alexandrie de suite. Tu dis que les récits de voyage sont bien loin de nous. Eh bien ! pour te prouver le contraire, je vais t’envoyer celui de Paris à Marseille. Quand il a fallu partir de chez Max, tout le monde était en eau, surtout ce pauvre Cormenin qui n’en pouvait plus et faisait pitié. Aimée, Jenny, la portière, etc., tout cela sanglotait et me faisait mille recommandations. Dans la cour de la diligence nous avons trouvé Pradier qui s’est écrié (il faisait très beau soleil) : «Fameux, fameux ! Savez-vous ce que j’ai vu ce matin à mon baromètre ? Beau fixe. C’est bon signe ; je suis superstitieux, ça m’a fait plaisir." Toi qui connais l’homme, tu peux t’imaginer la scène augmentée de son chapeau, de ses longs cheveux, etc. C’était dans la même cour où je me suis embarqué pour la Corse, à la même place, à peu près à la même heure. Le premier voyage a été bon, le deuxième sera de même, pauvre vieille. Tous les gens que nous voyons nous l’affirment. À Lyon, nous avons vu Gleyre, un peintre qui a longtemps habité l’Orient (5 ans) ; il a été jusqu’en Abyssinie. D’après ses conseils nous resterons peut-être plus longtemps en Égypte que nous ne l’avions décidé, quitte à sacrifier ou à bâcler le reste de notre voyage. Ce qu’il y a de certain, c’est que déjà nous avons retranché le Kurdistan, pays compris entre la Syrie du nord et la Perse. C’est trois mois de moins et le seul passage qui offrît quelque danger. Nous prendrions les bateaux à vapeur et un voyage de quatre mois se réduirait à quinze jours. Au reste, il n’est question maintenant que de l’Égypte et nous ne pensons qu’à elle. Le reste dépendra de mille choses et surtout de toi. Si tu t’ennuies trop, si tu me rappelles, tu sais bien que je reviendrai, pauvre vieille. Nous venons à l’instant de faire une visite à Clot-Bey qui, au lieu d’être au Caire, se trouve à Marseille. Il va nous charger de lettres et de recommandations. Selon lui, un voyage en Égypte n’est pas plus qu’un voyage à Marseille. Il ira cet hiver à Paris. M. Cloquet te fera faire sa connaissance et tu pourras te rassurer auprès de lui. Il nous a dit qu’il n’y avait en Égypte à craindre ni brigands, ni fièvres, ni ophthalmies (en prenant des précautions). La seule chose qu’il nous ait bien recommandée, c’est d’éviter le froid des nuits. Mais nos flanelles et nos pelisses sont là. Nous avons visité tantôt notre paquebot, le Nil, par lequel nous devons partir après-demain matin dimanche, à 8 heures. Il est superbe et toi qui aimes surtout les grosses embarcations, il te conviendrait, car c’est le plus gros de tous ceux qui sont dans le port. Le père Cauvière nous a recommandés au capitaine ; nos chambres sont choisies. Le capitaine nous donnera la sienne si je suis trop malade de la mer. Tu vois, pauvre vieille chérie, que l’on soigne ton poulot. Nous avons des balles d’une importance superbe. Sur le paquebot le Rhône on accablait Sassetti de questions pour savoir quelles étaient nos seigneuries. C’est un drôle de garçon qui n’est embarrassé de rien et connaît tout. Il est parti ce matin déjeuner chez la contrebasse du théâtre qui est un de ses amis, ce qui lui a valu d’entendre hier au soir la Juive pour rien, dans l’orchestre, parmi les musiciens, comme un artiste. Je crois que c’est un bon choix. Il nous sert très bien. Ce matin j’ai reçu de Lauvergne une lettre pour Soliman-Pacha, général en chef de l’armée d’Égypte. J’y suis crânement recommandé. Le paragraphe qui me concerne commence ainsi : «C’est un homme puissant par la pensée" et tout le reste est dans ce goût-là. Allons, pauvre adorée de mon coeur, prends courage, tu verras comme la première lettre que tu recevras d’Égypte te fera plaisir. Lis, tâche de lire, occupe-toi. Embrasse bien la petite fille. Je pense à elle souvent. Parle de moi, tâche qu’on en parle. Dis au père Parain qu’il boive de temps à autre un verre de kirsch à ma santé. Ici, un voyage en Orient est si peu de chose que le moindre décrotteur vous parle de Jérusalem, du Caire et de Persépolis comme de rien du tout. Ça ravale la bonne opinion qu’ont d’eux-mêmes les gens qui croient faire un grand coup en y allant. Adieu, mille baisers, mille tendresses. Demain je t’enverrai un bout de lettre, mais comme je l’écrirai probablement l’heure de la poste passée, il y aura un jour d’intervalle entre les deux. Encore une bonne embrassade. *** À sa mère. Marseille, samedi soir (3 novembre 1849). Ah ! pauvre mère, que je voudrais pouvoir me glisser dans mes lettres, entre ces plis de papier sur lesquels je verse un long regard de tendresse. Écris-moi des volumes, dis-moi tout ce que tu veux, épanche-toi. Aujourd’hui nous avons embarqué notre bagage. Tous ces messieurs du bord sont charmants. Maxime a reconnu le médecin pour avoir déjà navigué avec lui. Reconnaissance, embrassade. Tableau. Nous partons avec le consul de Manille qui traverse pour se rendre dans l’Inde, et le consul de Tripoli qui se rend à Malte avec sa famille. Nous serons, je pense, aussi bien que possible, sauf le mal de mer auquel il faut se résigner, quoique le docteur Barthélemy (un élève de M. Cloquet), le médecin même du bord, prétende qu’il réussit quelquefois à le guérir. Clot-Bey, auquel nous venons de faire nos adieux (je t’ai dit, je crois, qu’il est à Marseille et non au Caire), nous donne quantité de lettres pour l’Égypte ; ce ne sont qu’ingénieurs, généraux, beys, pachas, etc. Il nous engage à nous dépêcher au commencement, c’est-à-dire à Alexandrie où il n’y a pas grand-chose à voir, afin de tâcher de partir du Caire avec l’expédition annuelle du miri (prélèvement de l’impôt) qui va partir pour la Haute-Égypte. Ce serait plus amusant, plus commode et plus économique ; nous voyagerions avec une armée. Quel choix ! C’est ça qui serait pompadour, maréchal de Richelieu et surtout mousquetaire gris ! Il nous a dit que pour nos communications de lettres sur le Nil ce serait assez facile, surtout pour les faire aller en France, plus que pour en recevoir. Il y a sur tous les bords du fleuve des gouverneurs auxquels nous serons adressés, dans le cas où nous irions seuls, et de place en place (jusqu’en Abyssinie même !), des médecins francs. Tu vois, pauvre mère, qu’il n’est pas possible de voyager dans de meilleures conditions ! Clot-Bey m’a l’air d’un excellent bougre dans toute la force du terme. Il ira à Paris d’ici un mois ou deux. écris à M. Cloquet de t’en prévenir. Tu dînerais avec lui ; cela te ferait grand bien. Il te rassurerait beaucoup. Parle-moi de ta santé, pauvre chérie ; ne me cache rien. As-tu été reprise de tes crachements de sang ? Et les migraines ? Etc. Moi, à cause du froid (car il ne fait pas chaud du tout, le temps est sec) et par précaution, j’ai dès maintenant endossé la chemise de flanelle. Me voilà donc condamné au gilet de santé. Bouilhet doit t’écrire ; il me l’a promis en partant. Tâche de t’habituer à Nogent. Si tu revenais à Rouen tu t’embêterais peut-être encore plus. Je voudrais bien que l’été fût venu pour que tu puisses un peu voyager en Angleterre. Adieu, pauvre vieille ; ne pleure pas. Dans 72 heures je t’écrirai de Malte, sous les orangers ; mais quel dégobillage d’ici là, peûh, peûh ! Ah peûh ! Adieu, je t’embrasse sur tes deux longues joues creuses. *** À sa mère. Malte. ­­– à bord du Nil. Nuit du mercredi au jeudi, 7-8 novembre (1849). Nous venons d’arriver à Malte, chère bonne mère. Le bateau est à l’ancre dans le port, nous repartons demain à 1 heure après avoir pris du charbon. Je profite de l’état de stabilité du bâtiment pour t’envoyer cette lettre promise. Sais-tu une chose, pauvre vieille, une chose superbe ? C’est que je n’ai pas eu le mal de mer. Non, pas du tout (sauf en partant de Marseille, la première demi-heure où j’ai vomi un verre de rhum que j’avais pris pour me donner du coeur). Du reste, tout le temps de la traversée, c’est-à-dire depuis dimanche matin jusqu’à ce soir, j’ai été un des plus gaillards, si ce n’est le plus gaillard des passagers. Il n’en est pas de même de Maxime ni de Sassetti qui ont piqué une assez grande quantité de renards ! Quant à moi, promenades sur le pont, dîners avec l’état-major, stations sur la passerelle, entre les deux tambours, dans la compagnie du commandant, où je me piète dans des attitudes à la Jean-Bart, la casquette sur le côté et le cigare au bec. Je m’instruis en marine, je m’informe des manoeuvres, etc. Le soir, je contemple les flots et je rêve, drapé dans ma pelisse comme Childe Harold. Bref, je suis un gars. Je ne sais pas ce que j’ai, mais je suis adoré à bord. Les messieurs m’appellent papa Flaubert, tant, à ce qu’il paraît, ma boule est avantageuse sur l’élément humide. Tu vois, pauvre vieille, que le début est bon. Et ne va pas croire que la mer ait été très calme ; au contraire, le temps a été un peu dur, le vent d’est nous a retardés de 12 heures. Nous avons à bord deux jeunes gens dont l’un a déjà fait notre voyage. Selon lui, rien n’est plus aisé. C’est un ancien élève de l’École polytechnique, très riche, que l’on appelle M. Delagrange et qui, dans ce moment, se dirige vers Suez pour gagner Ceylan et faire un petit voyage de 4 ans dans l’Inde, uniquement pour son agrément. La traversée seule lui coûte 7000 francs. Rien n’est plus drôle que notre bâtiment et la composition des passagers. Tout le monde est ami intime. On cause, on parlotte, on blague. Les meilleurs font des politesses aux dames. On dégobille l’un devant l’autre, et le matin on se revoit avec des figures de déterrés qui rient les unes des autres. Une des plus comiques est celle de Maxime qui ne croyait pas être malade, le pauvre garçon, et m’avait très recommandé au médecin, tandis que je n’ai rien et que lui ne désouffre presque pas. Quant au jeune Sassetti il fait le crâne, mais n’est pas beaucoup plus solide que son maître. Demain matin nous visiterons Malte. Je jetterai cette lettre à la poste. Je m’achèterai une paire de souliers dont j’ai besoin ainsi que de la poudre, car nous n’en avons que fort peu et elle est exécrable en Égypte. À propos d’Égypte, t’ai-je dit que très probablement nous serons présentés au vice-roi ? Vois-tu nos seigneuries devant son Altesse ? Écris-moi de suite au Caire, car je crois que nous ne resterons que peu de temps à Alexandrie. Dimanche matin, avant de m’embarquer, j’ai reçu ta lettre du 29. écris-m’en souvent de pareilles ; elle m’a fait du bien. Adieu, pauvre chérie, de tout mon coeur. Embrasse Liline pour moi. *** À sa mère. Alexandrie (17 novembre 1849). C’est jeudi, avant-hier seulement, que nous sommes arrivés, ayant séjourné 24 heures à Malte à cause du temps qui était contraire. Notre commandant, en homme prudent, a mieux aimé allonger le voyage d’une journée (ce qui nous a permis de bien voir l’île) que de s’exposer à quelque avarie. Du reste, de Malte à Alexandrie, le temps a été assez beau pour que l’on pût dessiner sur le pont. Quand nous avons été à deux heures du rivage d’Égypte, je suis monté avec le chef de timonerie sur l’avant et j’ai aperçu le sérail d’Abbas-Pacha comme un dôme noir sur le bleu de la mer. Le soleil tapait dessus. J’ai aperçu l’Orient à travers, ou plutôt dans une grande lumière d’argent fondue sur la mer. Bientôt le rivage s’est dessiné, et la première chose que nous avons vue à terre c’est deux chameaux conduits par un chamelier, puis, tout le long du quai, de braves arabes qui pêchaient à la ligne de l’air le plus pacifique du monde. Pour débarquer, ç’a été le tintamarre le plus étourdissant : des nègres, des négresses, des chameaux, des turbans, des coups de bâton administrés de droite et de gauche, avec des intonations gutturales à déchirer les oreilles. Je me fiche une ventrée de couleurs, comme un âne s’emplit d’avoine. Le bâton joue un grand rôle ici ; tout ce qui porte un habit propre rosse ce qui porte un habit sale ; quand je dis habit, c’est culotte qu’il faudrait. On voit quantité de Messieurs vaguer de par les rues rien qu’avec une chemise et une longue pipe. Hormis les femmes de la plus basse classe, toutes sont voilées, avec des ornements sur le nez qui pendent et ballottent comme au frontal des chevaux. En revanche, si l’on ne voit pas leur figure, on leur voit toute la poitrine. En changeant de pays, la pudeur change de place, comme un voyageur embêté qui se met tantôt sur l’impériale et tantôt sur la rotonde. Une chose curieuse ici, c’est le respect ou plutôt la terreur que l’on a pour le franc. Nous avons vu des bandes de dix à douze Arabes, tenant toute une rue, s’écarter pour nous laisser passer. Alexandrie, d’ailleurs, est presque un pays Européen, tant il y a d’Européens. Nous sommes, à la table d’hôte de notre hôtel, une trentaine. Tout est plein d’Anglais, d’Italiens, etc. Hier nous avons vu une procession magnifique pour la circoncision du fils d’un riche négociant. Ce matin nous avons déjà vu les aiguilles de Cléopâtre (deux grands obélisques sur le bord de la mer), la colonne de Pompée, les catacombes et les bains de Cléopâtre. Demain nous partons pour Rosette, d’où nous serons revenus dans trois ou quatre jours. Nous allons doucement et sans nous fatiguer, vivant sobrement et couverts de flanelle des pieds à la tête, quoiqu’il fasse trente degrés de chaleur dans les appartements. Ce n’est du reste nullement incommodant, à cause de la brise de mer. Soliman-Pacha, l’homme le plus puissant de l’Égypte, le vainqueur de Nezim, la terreur de Constantinople, se trouve par hasard à Alexandrie au lieu d’être au Caire. Nous lui avons fait une visite hier, munis de la lettre de Lauvergne. Il nous a admirablement reçus. Il doit nous donner des ordres pour tous les gouverneurs de l’Égypte ; il nous offre sa voiture pour aller au Caire. C’est lui qui a fait le marché pour nos chevaux pour notre course de demain. Il est charmant, cordial, etc. C’est sans doute nos balles qui lui plaisent. De plus, nous avons M. Gallis, l’ingénieur en chef des armées, le bey Prestot, etc. Pour te donner une idée de la manière dont nous allons voyager, on nous donne des soldats afin d’écarter la foule lorsque nous sommes à photographier. J’espère que c’est chic. Il n’est pas possible, comme tu vois, d’être mieux. Quant aux ophthalmies, parmi les gens que l’on rencontre il n’y a que ceux de la plus vile condition, comme on dit généralement, qui en soient atteints. M. Villemain, un jeune docteur d’ici qui est en Égypte depuis cinq ans, me disait ce matin n’en avoir pas vu un seul cas sur un homme aisé, ni sur un européen. Rassure-toi donc, prends bon courage ; je reviendrai en bon état. Allons, adieu, pauvre vieille, il est quatre heures. J’ai été dérangé dans ma lettre par la visite de M. Pastri, banquier. C’est lui qui doit nous faire parvenir notre argent et expédier nos bagages si nous envoyons en France quelque momie. Nous allons de ce pas chez notre ami Soliman prendre une lettre pour demain. Elle est adressée au gouverneur de Rosette afin qu’il nous loge chez lui, c’est-à-dire dans la forteresse, seul endroit logeable, à ce qu’il paraît. Nous avions l’intention de pousser jusqu’à Damiette, mais comme on nous a dit que ce serait trop fatigant à cheval, à cause des sables, nous avons renoncé à la partie ; nous irons du Caire, par bateau. Tu vois que nous ne sommes pas des entêtés. Nous avons pour principe d’écouter l’avis des gens compétents et de nous ménager comme deux petits saints. Adieu, mille baisers, pauvre vieille ; embrasse la petite pour moi. écris-moi de bien longues lettres. Je te serre à t’étouffer. Ton fils qui t’aime. *** À sa mère. Alexandrie, jeudi, 22 (novembre 1849). Je t’écris, chère vieille, en grande tenue, habit noir, gilet blanc, escarpins, etc., comme un homme qui vient de faire une visite à un premier ministre. Nous sortons à l’instant de chez Hartim-Bey, ministre des affaires étrangères, auquel nous avons été présentés par le consul et qui nous a parfaitement reçus. Il va nous donner un firman ficelé pour tout notre voyage. Nous sommes reçus ici d’une manière incroyable. Nous avons l’air de princes ; ceci n’est pas une plaisanterie. Sassetti répète : «C’est égal, je pourrai dire qu’une fois en ma vie j’ai eu dix esclaves pour me servir, et un qui chassait les mouches." C’est en effet ce qui lui est arrivé. Lundi prochain, nous partons en barque sur le Nil jusqu’à Kafresahiah ; de là nous aurons trois jours de cheval jusqu’à Mansourah, d’où nous reprendrons une cange pour Diamette, et de Diamette nous remonterons jusqu’au Caire. Cette petite expédition dans la basse-Égypte est l’affaire d’une quinzaine. Pendant ce temps, il est probable que je ne pourrai t’écrire, pauvre vieille, car à Diamette il est peu probable de rencontrer une occasion pour Alexandrie et nous pouvons arriver au Caire après le départ du courrier. Ainsi, prends patience, chère mère, ne t’inquiète pas. Je ne sais au juste quand tu recevras ma prochaine lettre. Le bateau de Beyrout à Alexandrie a eu trois jours de retard dans un voyage de trente-six heures, à cause des vents d’ouest. Tu vois que mille causes peuvent retarder l’arrivée des lettres. Aujourd’hui nous avons fait emplette de tarbouchs (petits bonnets rouges à glands de soie) et nous portons déjà la coiffure égyptienne, en attendant le reste de l’accoutrement, que nous prendrons au Caire. Ce matin, nous avons déjeuné chez M. Gallis, l’ingénieur en chef, avec notre ami Soliman-Pacha, et ce soir nous allons à l’opéra. Tu vois que jusqu’à présent notre existence n’est pas bien rude, quoique nous ayons traversé le désert. Il est six heures, nous allons dîner. Ce soir ou demain matin je reprendrai ma lettre et te raconterai notre petite expédition de Rosette. Vendredi matin (23 novembre 1849). Nous sommes partis à la pointe du jour dimanche dernier, sellés, bottés, enharnachés, armés, avec quatre hommes qui nous suivaient à pied en courant, notre drogman monté sur son mulet chargé de nos manteaux et de nos provisions, et nos trois chevaux qui se conduisaient à l’aide d’un simple licol. Ils avaient l’air de rosses et étaient au contraire d’excellentes bêtes. Avec deux coups d’éperon on les enlevait au galop, et en sifflant ils s’arrêtaient tout court ; pour les faire aller à droite ou à gauche, il suffisait d’appuyer sur leur cou. Dès les portes d’Alexandrie, le désert commence : ce sont des monticules de sable couverts çà et là de palmiers, puis des grèves qui n’en finissent (pas). De temps à autre, il vous semble voir à l’horizon de grandes flaques d’eau avec des arbres qui se reflètent dedans et, tout au fond, sur la ligne extrême qui paraît toucher le ciel, une vapeur grise passe en courant comme un train de chemin de fer. C’est le mirage. Tout le monde l’éprouve, Arabes et Européens, ceux qui sont habitués au désert comme ceux qui le voient pour la première fois. De temps à autre, dans le sable, on rencontre la carcasse de quelque animal, un chameau mort, aux trois quarts rongé par les chacals et dont les boyaux noircis au soleil passent en dehors ; un mufle momifié, une tête de cheval, etc. Les Arabes trottinent sur leurs ânes avec leurs femmes empaquetées d’immenses voiles noirs ou blancs. On s’adresse le bonjour, Tayëb, et on continue son chemin. Vers onze heures nous avons déjeuné près d’Aboukir, dans une forteresse gardée par des soldats qui nous ont offert d’excellent café et refusé le batchis, chose merveilleuse ! La plage d’Aboukir est encore couverte, de place en place, par des débris de navire. Nous y avons rencontré quantité de requins échoués. Nos chevaux écrasaient des coquilles au bord des flots ; nous tirions des cormorans et des pies de mer. Nos Arabes couraient comme des lévriers ramasser celles que nous avions blessées (car j’ai tué du gibier ! oui, moi ! voilà du nouveau, hein, pauvre vieille ?). Le temps était magnifique, la mer et le ciel étaient tout bleus, l’espace immense. À un endroit que tu trouveras sur ta carte et que l’on appelle Edkou, on passe l’eau en bac. Là, nos gamins avaient acheté au conducteur de deux chameaux quelques dattes dont ceux-ci étaient chargés. À une demi-lieue plus loin environ, nous chevauchions tranquillement côte à côte, à cent pas de nos guides qui nous suivaient par derrière, quand tout à coup nous détournons la tête à un bruit de grands cris qui nous arrive. Nos hommes se bousculaient tous et nous faisaient signe de venir. Sassetti s’enlève au grand galop avec son pet-en-l’air de velours qui vole au vent, nous enfonçons nos éperons dans le ventre de nos chevaux et nous arrivons sur le théâtre du conflit. C’était le propriétaire des dattes qui suivait de loin ses chameaux et qui, voyant nos jeunes drôles en manger, avait cru qu’ils les avaient volées et était tombé sur eux à coups de bâton. Mais quand il vit trois bougres fondre sur lui avec des fusils accrochés à leur selle, les rôles changèrent et, de battant qu’il était, il devint battu. Le courage alors revint à nos hommes qui tombèrent dessus à coups de triques et de façon à ce que la peau du derrière lui en pétait à chaque bordée. Pour éviter les coups, il entra dans la mer en relevant sa robe de peur d’être mouillé ; les autres l’y suivirent. Plus il relevait sa robe, plus il offrait de place aux bâtons qui roulaient sur lui comme des baguettes de tambour. Il n’y avait rien de plus drôle à considérer que ce cul noir au milieu des vapeurs blanches. Il hurlait comme une bête féroce. Nous autres, nous étions là sur le bord à rire comme des fous. J’en ai encore mal aux flancs quand j’y pense. C’est une des plus belles charges que j’aie vues, soit dit sans calembour. Le surlendemain, en revenant de Rosette, nous avons rencontré les mêmes chameaux qui revenaient d’Alexandrie. En nous apercevant de loin, il prit le large, laissa là ses bêtes et fit un grand détour à pied par le désert afin de nous éviter. Cette aventure nous a considérablement divertis. Du reste, tu ne saurais croire le rôle important que le bâton joue ici ; on y distribue les horions avec une prodigalité sublime, le tout accompagné de cris, les plus couleur locale du monde. Le soir à six heures, après un coucher de soleil qui faisait ressembler le ciel à du vermeil fondu et le sable du désert à de l’encre, nous arrivâmes à Rosette dont toutes les portes étaient fermées. Au nom de Soliman-Pacha elles s’ouvrirent, en criant lentement comme celles d’une grange. Les rues étaient sombres et si étroites qu’il n’y avait juste la place que pour un cavalier. Nous avons traversé les bazars, dont chaque boutique est éclairée par un verre plein d’huile suspendu par une ficelle, et nous sommes arrivés à la caserne. Le pacha nous a reçus sur son sopha, entouré de nègres qui nous ont apporté des pipes et du café. Après beaucoup de politesses et de compliments, on nous a donné à souper et fait nos lits garnis d’excellentes moustiquaires. À propos de moustiques, j’en suis tigré. Du reste je ne les sens nullement, ce qui est le principal. J’y suis actuellement inaccessible. Ma peau en est tannée ; mais ce qui me désole, c’est que je ne me bronze pas du tout, tandis que Max est déjà aux trois quarts nègre. Le lendemain matin, pendant que nous faisions nos ablutions, le pacha entra dans notre chambre en nous amenant le médecin du régiment, un Italien parlant parfaitement français et qui nous fit les honneurs du pays. Grâce à cet excellent homme, nous passâmes une journée fort agréable. Quand il sut mon nom et que j’étais fils de médecin, il me dit qu’il avait entendu parler de mon père et qu’il avait lu son nom cité plusieurs fois. Ce ne fut pas pour moi, chère mère, une médiocre satisfaction en songeant que la mémoire de ce pauvre père m’était encore bonne à quelque chose et me protégeait de si loin. Cela me rappelle qu’au fond de la Bretagne aussi, à Guérande, le médecin du pays m’avait dit l’avoir cité dans sa thèse. Oui, pauvre chérie, je pense à vous deux et bien souvent ; tandis que mon corps va en avant, ma pensée remonte la carte et s’enfonce dans les jours passés. Toute la matinée fut donc employée aux courses dans Rosette. À chaque nouvelle visite que nous faisions, chibouk, café, et nullement question de manger. Je crevais de faim et commençais à trouver que c’était trop de fumée. Bref, à une heure et demie, le pacha nous dit que nous allions dîner. Nous étions cinq autour d’une table grande comme un guéridon ; on buvait tous dans le même verre et l’on mangeait avec ses doigts. Il y eut bien de servis au moins trente plats. On mange cinq ou six bouchées de chacun et on vous en sert un autre. Tous arrivent l’un après l’autre. Un négrillon en jaquette bariolée chassait les mouches, d’autres nous versaient de l’eau, soit pour boire ou nous laver les mains. C’était dans une grande chambre en bois, ouverte de tous côtés, et dominant la mer qui battait au pied. Quant à la cuisine turque, la pâtisserie (beignets, gâteaux, plats sucrés) est excellente. Le reste m’a paru exécrable, mais ne m’a pas fait mal au ventre, ce qui m’a étonné. L’après-midi nous nous sommes promenés en barque sur le Nil, du côté de l’ombre, frisant le bord du fleuve chargé de jardins qui versent dans l’eau leurs touffes vertes. De temps en temps, dans les palmiers et les orangers, paraît une maison en bois toute découpée de ciselures comme un manche d’ombrelle chinoise. Sur le balcon, une femme voilée dont on ne voit que les yeux, ou bien un Musulman prosterné du côté de la Mecque et récitant ses prières en se frappant le front contre la terre. Le lendemain mardi, à six heures du matin, nous sommes repartis. Il faisait froid. Nous avons gardé nos cabans toute la journée, et nous sommes arrivés à cinq heures à Alexandrie après dix-huit lieues de cheval dans le désert, et sans être ni écorchés ni moulus. Nos selles, d’ailleurs, sont si bonnes qu’on y est comme dans des fauteuils. Tu vois que tout va bien, pauvre mère. Nous sommes couverts de flanelle des pieds à la tête. Le moral et le physique sont bons. Maxime me surveille et me soigne comme un enfant. Je crois qu’il me mettrait sous verre, s’il le pouvait, de peur qu’il ne m’arrive quelque chose. Adieu, pauvre mère adorée. Bon espoir. Embrasse Liline pour moi. Toi je t’embrasse à t’étouffer. Ce soir, soirée, réunion du grand monde. Nous allons chez le général Gallis. On dit qu’on y joue au whist. Ce n’est pas mon affaire, mais la société, l’étiquette, les exigences du monde ! Je vais donc déployer mes bonnes manières. *** À Louis Bouilhet. Le Caire, 1er décembre 1849. Je commence, mon cher vieux, par embrasser ta bonne tête et par souffler sur ce papier toute l’inspiration, pour que ton esprit vienne vers moi. Je crois, du reste, que tu penses bougrement à nous, car nous pensons, nous autres, bougrement à toi, et cent fois dans la journée nous te regrettons. À l’heure qu’il est, la lune brille sur les minarets ; tout est silencieux. De temps à autre aboient les chiens. J’ai devant ma fenêtre, dont les rideaux sont tirés, la masse noire des arbres du jardin, vue dans la clarté pâle de la nuit. J’écris sur une table carrée, garnie d’un tapis vert, éclairé par deux bougies et puisant mon encre dans un pot à pommade. J’entends derrière le refend le jeune Maxime qui fait ses dosages photographiques. Les muets sont là-haut qui dorment, à savoir Sassetti et le drogman, lequel drogman, pour avouer la vérité, est un des plus fieffés ruffians qu’on saurait dire. Quant à ma seigneurie, elle est revêtue d’une grande chemise de nubien, en coton blanc, ornée de houppes et d’une coupe dont la description serait longue. Mon chef est complètement ras, sauf une mèche à l’occiput (c’est par là qu’au jour du jugement Mahomet doit vous enlever) et couvert d’un tarbouch rouge qui cassepète de couleur rouge et m’a fait les premiers jours cassepéter de chaleur. Nous avons des boules assez orientales. Des considérations de sécurité arrêtent notre élan de costume ; l’Européen étant plus respecté en Égypte, ce ne sera qu’en Syrie que nous nous affublerons complètement. Et toi, pauvre vieux bougre aimé, que deviens-tu dans cette sale patrie à laquelle je me surprends parfois rêvassant avec tendresse ? Je songe à nos dimanches à Croisset, quand j’entendais le bruit de la grille en fer et que je voyais apparaître la canne, le cahier et toi... Quand reprendrons-nous nos interminables causeries au coin du feu, plongés dans mes fauteuils verts ? Où en est Meloenis et les pièces, voyage ? etc, etc. Envoie-moi des volumes. Nous partons le 1er janvier pour notre voyage de la Haute-Égypte et de la Nubie. Ce sera l’affaire de trois mois environ. Je n’ai pas encore vu les pyramides. La semaine prochaine, nous ferons une petite tournée aux environs, dans laquelle nous verrons les pyramides, Sakkara, Memphis et le Mokattam, où j’espère tuer des hyènes ou quelque renard dont je rapporterai la peau. Je crois bien, homme intelligent, que tu ne t’attends pas à recevoir de moi une relation de mon voyage. C’est tout au plus si j’ai le temps de me tenir au courant de mes notes. Je n’ai encore rien écrit, ni même ouvert un livre, si ce n’est hier que j’ai lu trois odes d’Horace par divertissement, en fumant mon chibouk. Je voudrais pourtant t’envoyer quelque chose qui aille te divertir dans ton logement de la rue Beauvoisine, entre Huart et les hiboux empaillés. D’un mot, voici jusqu’à présent comment je résume ce que j’ai ressenti : peu d’étonnement de la nature, comme paysage et comme ciel, comme désert (sauf le mirage) ; étonnement énorme des villes et des hommes. Hugo dirait : "J’étais plus près de Dieu que de l’humanité !". Cela tient sans doute à ce que j’avais plus rêvé, plus creusé et plus imaginé tout ce qui est horizons, verdure, sables, arbres, soleil, que ce qui est maisons, rues, costume et usages. Ç’a été pour la nature une retrouvaille et pour le reste une trouvaille. Mais il y a un élément nouveau que je ne m’attendais pas à voir et qui est immense ici, c’est le grotesque. Tout le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou, est ici très jeune, très vrai, charmant. Dans les rues, dans les maisons, à propos de tout, de droite et de gauche on y distribue des coups de bâton avec une prodigalité repoussante. Ce sont des intonations gutturales qui ressemblent à des cris de bêtes féroces, et des rires par là-dessus, avec de grands vêtements blancs qui pendent, des dents d’ivoire claquant sous des lèvres épaisses, nez camus de nègres, pieds poudreux, et des colliers, et des bracelets ! pauvre vieux ! Nous avons fait chez le pacha de Rosette un dîner où il y avait dix nègres pour nous servir. Ils avaient des jaquettes de soie, quelques-uns des bracelets d’argent ; un négrillon nous chassait les mouches avec un plumeau en roseaux ; nous mangions avec nos doigts ; on apportait les mets plat à plat, sur un plateau d’argent. Il y en eut environ une trentaine qui défila de cette façon. C’était dans un pavillon de bois, toutes fenêtres ouvertes, sur des divans, en vue de la mer. Une des plus belles choses, c’est le chameau. Je ne me lasse pas de voir passer cet étrange animal qui sautille comme un dindon et balance son col comme un cygne. Ils ont un cri que je m’épuise à reproduire ; j’espère le rapporter, mais c’est difficile à cause d’un certain gargouillement qui tremblote au fond du râle qu’ils poussent. Du reste j’en aurai peut-être assez du chameau, car nous irons du Caire à Jérusalem par le désert et le mont Sinaï. C’est l’affaire de vingt-cinq jours au moins. Notre caravane se composera de douze chameaux. Vois-tu nos boules là-dessus ? Arrivés à Jérusalem, nous en cuyderons peut-être crever de fatigue. Du reste si le dromadaire se conduit avec moi comme la Méditerranée, j’en aurai le dessus ; car vous saurez, mon cher monsieur, que j’ai été le plus gaillard de tous les passagers, quoique la mer ait été chienne (on roulait, on dégobillait, c’était superbe). Tout le temps de la traversée, onze jours, j’ai mangé, fumé, blagué et été si aimable par mes histoires lubriques, bons mots, facéties, etc., etc., que l’état-major m’adorait. Je crois que je repasserais sur le Nil gratis. J’ai acquis là cette conviction que les choses prévues arrivent rarement. J’avais peur du mal de mer, et je n’en ai pas eu un brin ; il n’en fut pas ainsi de Maxime et du jeune Sassetti. Accoudé sur le bastingage, je contemplais les flots au clair de lune, en m’efforçant de penser à tous les souvenirs historiques qui devaient m’arriver, et ne m’arrivaient pas, tandis que mon oeil, stupide comme celui du boeuf, regardait l’eau tout bonnement. Plusieurs fois j’ai songé à Racine dans son cabinet, avec sa perruque et son habit XVIIe siècle, se creusant l’imagination pour arranger la plaine liquide avec la montagne humide, à tous les bouillons qu’il voyait en idée, et quel tranquille tohu-bohu cela faisait dans sa tête. Si tu veux avoir une bonne idée de Malte, lis dans le livre de Maxime ce qu’il en dit ; c’est fort exact. Appelle toute ta réflexion sur la Calessina ; seulement figure-toi dedans des mines d’abbés du bon vieux temps, en culotte courte avec le chapeau pointu et dans la compagnie d’une dame. Le matin du jour où nous avons abordé l’Égypte, je suis monté dans les hunes avec le maître de timonerie, et j’ai aperçu cette vieille Égypte. Le ciel, la mer, tout était bleu. Le sérail du vieux pacha se détachait en blanc à l’horizon. Voilà ce que j’ai vu. En approchant de terre, du côté des catacombes et des bains de Cléopâtre, nous distinguâmes un homme à pied avec deux chameaux qu’il poussait devant lui. Dans le port quelques Arabes assis, jambes croisées sur les pierres, pêchaient à la ligne de l’air le plus pacifique du monde. Nous avons passé à l’arrière d’un petit brick portant écrit le nom de Saint-Malo, et l’on a lâché les ancres. Toute une flottille de canots pleine de portefaix, de drogmans, de cawas des consuls, s’est ruée autour de nous ; ç’a été un bon charivari de paquets, de gueulades ; on s’embarrassait dans les longues pipes, dans les cordages, dans les turbans ; on jetait les malles de par-dessus le bord dans les canots, le tout assaisonné de coups de trique sur les épaules des fellahs. À Alexandrie, dès le soir de notre arrivée, nous avons vu une procession aux flambeaux : on fêtait la circoncision d’un enfant. Les fanaux de résine éclairaient les rues sombres où la foule bigarrée se bousculait avec des cris. Ici, au Caire, nous avons assisté à des drôleries pareilles ; un de ces derniers soirs nous avons vu des dévots chanter les louanges d’Allah, dans une noce ; rangés en parallélogramme, ils se dandinaient en psalmodiant d’une façon monotone. Un d’entre eux donnait le ton et jetait régulièrement des cris aigus. Les bouffons sont parfaits et les plaisanteries d’iceux du meilleur goût. Un môme parlait à un sourd ; après avoir essayé de se faire entendre en lui criant alternativement à chacune de ses oreilles, il s’est mis à la fin, et de désespoir, à lui hurler dans le derrière. Demain nous devons faire une partie sur l’eau avec plusieurs dames qui danseront au son du tarabouk, avec des crotales et leurs coiffures de piastres d’or. Avant-hier, nous fûmes chez une femme qui nous présenta à deux autres. L’appartement délabré et percé à tous les vents était éclairé par une veilleuse ; on voyait un palmier par la fenêtre sans carreaux, et les deux femmes turques avaient des vêtements de soie brochés d’or. C’est ici qu’on s’entend en contrastes : des choses splendides reluisent dans la poussière. Adieu, pauvre vieux bougre. écris quelquefois à ma mère, et préviens-la dès que tu auras reçu de mes nouvelles. Nous t’embrassons. Pioche raide... Adieu ; mille tendresses. *** À sa mère. Le Caire, 2 décembre 1849. Nous voici au Caire, pauvre chérie, où nous devons rester tout le mois de décembre, jusqu’au retour des pèlerins de la Mecque qui doit avoir lieu dans vingt-cinq jours environ. Nous allons visiter le Caire soigneusement et nous piéter à travailler tous les soirs, chose que nous n’avons pas encore faite. Vers le 1er janvier, nous nous mettrons dans une cange et nous remonterons le Nil pendant six semaines, après quoi nous le descendrons et reviendrons ici. Tout ce voyage de la Haute-Égypte est excessivement facile et sans le moindre danger d’aucune espèce, surtout en cette saison, où les chaleurs sont loin d’être excessives. Ainsi tu peux, dès maintenant, changer d’opinion relativement au climat de l’Égypte. Il y fait des brouillards le soir tout comme ailleurs. Les nuits sont froides (quoique les domestiques, les esclaves plutôt, dorment dans la rue par terre, devant les portes) et l’on y voit des nuages. À entendre, en France, certaines gens, l’Égypte est un véritable four. D’accord, mais il tiédit quelquefois. Si tu veux, pauvre vieille, avoir l’inventaire de ce que je porte sur le corps (d’après le conseil unanime des gens sensés), voici comment je suis vêtu : ceinture de flanelle, une chemise de flanelle, un caleçon de flanelle, pantalon de drap, gros gilet, grosse cravate et paletot par-dessus ma veste le soir et le matin. Je suis rasé et porte le tarbouch rouge avec les deux petits bonnets blancs en dessous. Tout ce qui est officier, militaire, ou employé de l’administration porte la redingote de Constantinople, c’est-à-dire la nôtre, avec le tarbouch. Comme robe de chambre, j’ai acheté hier une chemise de Nubie qui m’a coûté cinquante sols et qui est d’un grand chic. Pour une vingtaine de francs on peut avoir des robes de chambre en soie. Un bon cheval coûte trois cents francs ; aussi en achèterons-nous en Palestine. Tu dois voir, chère mère, par le peu d’intervalle qu’il y a entre cette lettre-ci et la précédente, que nous avons brûlé la Basse-Égypte. On ne nous a pas engagés à y aller à cause des marais qu’il y a encore, restes de l’inondation. Il fallait les traverser ; on y gobe des fièvres et la colique. Nous nous en sommes privés. C’est sans doute un excès de prudence, mais enfin mieux vaut trop que pas assez. De même pour le Sennaar ; nous avions eu un moment l’intention de pousser jusque-là. C’est, à ce qu’il paraît, aussi facile que d’aller d’Alexandrie au Caire, mais Linant-Bey (l’ingénieur en chef des ponts et chaussées d’Égypte), qui y a été trois fois, nous a dit que nous ne verrions rien du tout, et que cela ne valait pas la peine d’allonger notre voyage. Ainsi le Sennaar, jusqu’à présent, me paraît mis de côté, à moins que là-haut la rage ne nous empoigne de remonter plus loin. En revanche M. Linant (c’est à coup sûr l’homme le plus intelligent que nous ayons encore rencontré, le plus instruit et le mieux de toute façon) nous engage à aller à Jérusalem par terre, et non par mer, ce qui rentre dans notre itinéraire primitif, comme tu peux t’en assurer en y jetant les yeux. Je conclus de tout cela qu’il n’est pas possible en Europe d’avoir sur les routes d’Asie des renseignements précis. Cela change souvent. Ainsi nous avons vu à Alexandrie un jeune prince allemand qui revenait de Palmyre réputée inabordable ; il y avait été avec son domestique et son drogman, sans qu’il lui arrivât rien du tout. J’en ai assez vu, et surtout assez entendu, pour avoir cette conviction que la mauvaise rencontre n’existe que quand on la cherche ; quant aux maladies on les gagne par imprudence. Que dis-tu d’un brave Anglais (le fait nous a été rapporté par le comte de Neuville qui a voyagé avec lui en Syrie) qui, tout le temps qu’il était en Syrie, faisait quatre repas, mangeait du roastbeef et buvait du vin ! On avait beau lui soutenir qu’il allait se tuer, notre homme n’en démordait pas. Quand la fièvre l’empoigna, il ajouta du rhum à son thé et s’imagina de prendre alors des bains froids pour se calmer le sang. Aussi s’est-il fait claquer comme un pétard à Jérusalem, soutenant jusqu’au dernier moment que le climat était meurtrier et son régime bon. Sois donc sans crainte aucune, pauvre vieille, nous allons bien tous et irons bien jusqu’au bout. C’est au Caire que l’Orient commence. Alexandrie est trop mélangée d’européens pour que la couleur locale y soit bien pure. Ici on rencontre moins de chapeaux. Nous courons les bazars, les caouehs (cafés), les baladins, les mosquées. Il y a des farceurs d’un grand mérite et qui font des plaisanteries d’un goût plus que léger. Le bazar des esclaves a eu nos premières visites. Il faut voir là le mépris qu’on a pour la chair humaine. Le socialisme n’est pas près de régner en Égypte. Je me fonds en admiration devant les chameaux qui traversent les rues et se couchent dans les bazars entre les boutiques. *** À sa mère. Mardi soir, 4 décembre (1849). Bonne journée aujourd’hui, chère mère ; j’ai reçu quatre lettres de toi. Tout ce bon bagage à la fois m’a rempli de joie. Nous avons fait cet après-midi une délicieuse course aux tombeaux des Califes. C’est une grande plaine aux environs du Caire, toute chargée de mosquées du temps des croisades. On a le désert d’un côté, le Caire et tous ses monuments à vos pieds, et plus loin les prairies du Nil, avec le fleuve tacheté de voiles blanches. Les canges ont toutes deux grandes voiles croisées qui font ressembler le bateau à une hirondelle volant avec deux immenses ailes. Le ciel était tout bleu, les éperviers tournoyaient, les chameaux passaient, et du haut des minarets en ruines, dont les pierres sont rongées de vieillesse comme des pans de guenilles déchiquetées par les rats, on voyait les hommes et les bêtes ramper comme des mouches, le tout inondé d’une lumière liquide qui paraît pénétrer la surface de chaque chose et la transparence de l’atmosphère. Maintenant que j’ai de tes nouvelles, je ferme ma lettre. Nous partons après-demain pour notre petite excursion autour du Caire. Adieu, je t’embrasse un million de fois. *** À Madame Bonenfant. Le Caire, 5 (4) décembre 1849. Et d’abord, chers parents, permettez-moi de vous dire que je ne sais comment vous remercier pour les bons soins que vous prodiguez à ma pauvre mère. Elle en a bien besoin, je vous assure, et sans vous je ne sais ce qu’elle deviendrait. Dans sa lettre que j’ai reçue hier, elle me parle de retourner à Rouen vers la fin de décembre. Je crois qu’elle fera bien d’y rester le moins longtemps possible et de retourner auprès de vous ; elle ne saurait être mieux nulle part ailleurs. Quand tu me répondras, chère Olympe, dis-moi bien franchement comment elle va, si elle n’est pas trop triste. Ses lettres me paraissent bien raisonnables, mais j’ai peur qu’elle ne se batte un peu les flancs pour m’écrire et, de peur de m’attrister, fasse bonne contenance en dépit d’elle-même. En tout cas ne me cache rien. Je fais appel là-dessus à ta franchise et à ton bon coeur. Tu l’as sans doute bien embrassée quand je suis parti ; comme elle pleurait, n’est-ce pas ? Merci, ma grosse, pour tout ce que tu lui as donné de tendresse en cet affreux moment. Il n’y a rien de perdu ; je ramasse tout cela et le garde en un coin sûr. J’espère bien que vous n’avez pas le toupet d’espérer de moi une relation de voyage. Il me manque, pour effectuer la chose, le temps. À peine, en voyage, si on a celui de respirer. Les soins matériels absorbent une quantité de quarts d’heure inconcevable. Pour acheter une pipe dans un bazar, c’est l’affaire d’une demi-journée, tant les marchands se disputent avec votre drogman, l’un voulant tromper l’autre. De là, cris, injures, coups : tableau ! Et la journée se passe ainsi. J’ai bien pensé au brave père Parain ce matin. Nous avons visité le bazar des orfèvres. Dans un couloir aussi étroit et aussi sombre qu’une tige de botte (lorsque, la tenant par les tirants, on cherche à découvrir le clou qui vous blesse le talon), rangés des deux côtés derrière de gros coffres en bois, fumant la pipe et buvant le café, il y a quantité de drôles en turban, penchés sur leur genou et occupés à gratter je ne sais quoi. Dans une espèce d’arrière-boutique flamboie la forge ; quelques gamins polissent des chaînes d’or. Des femmes voilées passent devant vous en criant des mots incompréhensibles ; ou bien c’est la tête de quelque chameau traversant le bazar, qui entre dans la boutique sans façon et regarde ce que l’on fait avec son grand air hébété. Voilà ce que c’est que le bazar des orfèvres. D’orfèvrerie on n’en voit pas ; tout est sous clef. *** À sa mère. Le Caire, 14 décembre 1849. Si tu savais, chère vieille, combien de fois par jour, en voyant de belles choses, je te regrette et me figure ta mine garnie de lunettes, s’ébahissant à mes côtés. Aussi, de tout ce que je vois, je tâche de ramasser le plus possible pour t’en rapporter davantage. Comme nous causerons au retour, pauvre chère vieille ! Allons ! allons ! prends courage ! Ce temps, qui te paraît si long maintenant, dans quelques mois te semblera avoir passé vite. Tu ne te rappelleras plus alors que l’uniformité de ton inquiétude, sans toutes les intermittences qui peuvent maintenant en mesurer l’étendue. Quand je dis intermittences, je me trompe sans doute, car je suis sûr que tu ne désinquiétudes pas et que, du matin au soir (et surtout du soir au matin), tu es à te creuser la tête pour imaginer un tas de dangers, qui n’ont jamais existé que dans ta cervelle. La lettre d’aujourd’hui, par exemple, me paraît plus triste que les autres. Comme tu vas t’ennuyer, à Rouen ! Comme tu vas regarder ton feu brûler et la pluie couler sur les carreaux ! Fais venir Bouilhet, vous causerez de moi ensemble. Tu sais qu’il est d’une timidité ridicule, et s’il ne t’a pas écrit (ce qui ne m’étonnerait guère), ou s’il ne vient pas subito te voir, sachant ton retour à Rouen, c’est qu’il y a là plus de gaucherie qu’autre chose. Ma lettre t’arrivera après le jour de l’an. À cette époque nous ferons nos préparatifs pour le voyage du Nil. Nous aurons une belle cange avec dix marins à nous (chaque homme 15 francs par mois), et des lettres de recommandation pour tous les gouverneurs. Il n’y aurait même rien d’étonnant quand Soliman-pacha nous accompagnerait une partie du voyage (ce qui nous dérangerait un peu, par parenthèse). Nous aurons sur notre bateau une masse de pipes, force tarbouch, chibouk et tarabouk (tambour), etc., etc. Oui, nous avons un bon chic. Le soleil s’est enfin décidé à me culotter la peau : je passe au bronze (ce qui me satisfait) ; j’engraisse (ce qui me désole) ; ma barbe pousse comme une savane d’Amérique. Je dors des douze heures de suite sans (me) réveiller, enfin j’ai l’air d’un vieux roquentin. J’ai une bonne boule et suis satisfait de moi. Quant à la vanité, rassure-toi, pauvre vieille ; je ne suis pas encore ivre d’encens et je crois qu’au retour je ne ferai pas semblant de ne pas te reconnaître. Nous avons cette semaine fait une petite excursion de six jours à Giseh, aux pyramides, à Sakkara et à Memphis. À Sakkara j’ai ramassé dans leur pot des momies d’ibis que nous remporterons. Quant à des momies humaines, c’est fort difficile à exporter, toutes les antiquités étant arrêtées à la douane. Du reste, si ce n’est pas plus malaisé pour sortir que pour entrer, l’affaire sera bâclée aisément. Nous sommes entrés à Alexandrie sans qu’on ait ouvert nos bagages (1200 livres). Nous avons donné cinquante sols, et tout a été dit. Voilà donc dix jours que nous avons passés à peu près entièrement dans le désert, couchant sous la tente, vivant avec les Bédouins (lesquels sont très gais et les meilleurs gens du monde), mangeant des tourterelles, buvant du lait de buffle, et entendant la nuit glapir ces vieux chacals que nous voyons le soir et le matin galoper entre les monticules de sables voisins. J’adore le désert ; l’air y est sec et vif comme celui des bords de la mer, rapprochement d’autant plus juste qu’en passant la langue sur sa moustache, on se sale le palais. On y respire à pleins poumons. Nos chevaux étaient ferrés avec un fer plein (comme un soulier) pour mieux courir sur le sable ; nous les lancions à fond de train, nous dévorions l’espace, nous faisions une masse de charges. Pour te rassurer dès à présent quant au désert (relativement à notre voyage du Sinaï que nous ferons vers le mois d’avril probablement), apprends, pauvre vieille, qu’il n’y a dans le désert ni ophthalmie, ni dyssenterie, ni fièvre. Il n’y a rien et puis c’est tout ; le seul danger sérieux est d’y crever de faim ou de soif quand on n’a pas de provisions. Nous avons un drogman parfait, homme d’une cinquantaine d’années, Italien, aux trois quarts Arabe, grand drôle flegmatique, connaissant les coins et recoins de toute l’Égypte, excellent dans tous les marchés que nous faisons et qui, au milieu d’une vingtaine d’Arabes, est curieux à voir. Pour une piastre (5 sols) il se chamaille avec eux pendant une heure. Alors son grand oeil noir s’allume, il gesticule, pâlit, crie et finit par les faire taire. Il est bon cuisinier, nous prie de lui laisser nous faire des plats sucrés, sait empailler les oiseaux, estamper les bas-reliefs. Il fait tous les métiers possibles et ne rit jamais que lorsqu’il a pris un raccourci pour nous mener d’un endroit à l’autre. Alors il met les poings sur les hanches, baisse le nez et se tortille en grimpant sur sa bourrique. Dans l’intérieur du Caire nous ne sortons pas des ânes ; ou plutôt nous ne sortons pas sans âne. Les rues sont si étroites qu’il n’y a pas moyen d’avoir d’autre monture et la ville est si grande qu’on ne saurait faire une course à pied. Depuis les grands seigneurs jusqu’aux nettoyeurs de pipes, tout le monde trottine sur son baudet. On crie, on se range, on se frôle les uns les autres, on passe et l’on disparaît, le tout sans encombre ni accident. Les trois quarts des rues ne sont guère plus grandes que la rue du Petit-Puits. Par le haut, les maisons font toucher leurs balcons de bois ciselés. On entend des voix chanter de derrière les murs ou bien résonner de temps à autre le singulier cri de joie des femmes arabes, qui ressemble à un trille de clarinette. En fait de baladins, farceurs et danseuses, c’est, à ce qu’il paraît, dans la Haute-Égypte que nous pourrons nous donner une bosse de cette bonne couleur tant rêvée. Nous sommes arrivés au bas de la colline où se trouvent les pyramides, il y a aujourd’hui huit jours (vendredi), à 4 heures du soir. C’est là que commence le désert. ç’a été plus fort que moi, j’ai lancé mon cheval à fond de train. Maxime m’a imité et je suis arrivé au pied du Sphinx. En voyant cela, qui est indescriptible (il faudrait dix pages, quelles pages !), la tête m’a un moment tourné, et mon compagnon était blanc comme le papier sur lequel j’écris. Au coucher du soleil, le Sphinx et les trois pyramides toutes roses semblaient noyés dans la lumière ; le vieux monstre nous regardait d’un air terrifiant et immobile. Jamais je n’oublierai cette singulière impression. Nous y avons couché trois nuits, au pied de ces vieilles bougresses de pyramides, et franchement c’est chouette. Plus on les voit, plus elles paraissent grandes ; les pierres, qui à vingt pas semblent grosses comme des pavés de rues, ont la taille d’un homme environ et, quand on monte sur elles, cela grandit au fur et à mesure comme lorsqu’on gravit une montagne. Dès le lendemain matin, avant le jour, nous avons commencé l’ascension. Les Arabes qui vous mènent sont si adroits, deux par devant qui vous tirent et deux par derrière qui vous poussent, que l’on est entraîné presque malgré soi. Moi qui n’ai pas le vent long, je n’en pouvais plus d’essoufflement quand je suis arrivé en haut. C’est l’affaire d’un petit quart d’heure. Le reste de la journée a été employé à visiter l’intérieur des pyramides, les hypogées, les tombeaux où je ne suis pas descendu, de peur du vertige, descente dangereuse d’ailleurs et qui ne récompense pas du mal que l’on se donne. Nous avons reçu des anglais voyageurs sous notre tente. Nous leur avons offert la pipe et le café et échangé toutes sortes de politesses. Le lendemain, course à cheval dans l’intérieur du désert ; photographie, notes. Le vent, la nuit, donnait des coups dans notre tente comme dans la voile d’un navire. Notre lanterne brûlait suspendue au milieu ; les chevaux, attachés à des piquets, soufflaient. Giuseppe, l’écumoire à la main, marmitonnait la cuisine, et autour de leurs feux nos Arabes chantaient des litanies ou écoutaient un d’entre eux raconter une histoire. Pour dormir, ils font des trous dans le sable avec leurs mains et se couchent dans ces sortes de fosses comme des cadavres. On ne sort pas ici des tombeaux, des momies, des débris de toute espèce ; la terre des environs de Sakkara est littéralement composée d’ossements humains. Pour arranger la bride de mon cheval, mon saïs (valet de pied qui court devant les chevaux) a pris un os, en guise d’autre chose. Le sol, en cet endroit, est effondré par des souterrains qui étaient des nécropoles. À Memphis nous avons campé au bord d’un lac, dans un bois de palmiers, près du colosse de Sésostris étendu sur le ventre dans la boue. Il ne reste rien de Memphis. Il n’y a que des palmiers, quelques troupeaux de chèvres, une belle herbe verte et, çà et là, quelque pauvre Arabe qui fuit à toutes jambes devant vous quand vous galopez vers lui. Je m’aperçois que les Francs sont fort respectés. Nos armes et le souvenir de Napoléon y sont pour beaucoup ; mais il faut dire aussi que beaucoup d’officiers de l’armée du pacha sont des Français et que les pauvres diables ne savent jamais à qui ils ont affaire. Avant-hier matin, 12, anniversaire de ma naissance, nous sommes revenus au Caire par une autre route, marchant tout le temps sous les palmiers ou au bord du Nil et allant au petit pas pour faire durer le plaisir ; aussi avons-nous mis sept heures pour une route qui en demande quatre. Je t’ai parlé de verdure. Cela peut te sembler drôle. Mais il y a en Égypte deux choses, l’Égypte proprement dite, la vallée, tout ce qui reçoit l’inondation, qui est plus vert que la Normandie, et immédiatement à côté le sable aride, le désert, de sorte que ces deux couleurs tranchent brutalement côte à côte, dans la même vue, comme du haut des pyramides, par exemple. Vous voyez des champs, des prairies, des mosquées, et le désert, cette grande polissonne d’étendue qui est violette au soleil levant, grise en plein midi, et rose le soir. Ah ! Tout cela est bien farce. *** À son frère. Le Caire, 15 décembre 1849. Tu dois commencer à trouver que je suis une fière canaille de ne vous avoir pas donné plus tôt de mes nouvelles, mon cher Achille ; mais c’est tout au plus si j’ai le temps, à chaque courrier, de griffonner à la hâte quelques lignes pour notre pauvre mère. Nous rentrons le soir passablement échignés et, dès que nos notes sont prises, nous tapons de l’oeil. Voilà deux jours que nous sommes revenus des pyramides. De tout ce que j’ai vu jusqu’à présent, c’est à coup sûr ce qu’il y a de plus beau, quoique l’impression soit toute différente de celle à laquelle on s’attend. Ces étonnantes bâtisses, au premier coup d’oeil, ne paraissent pas fort grandes, n’ayant rien là qui puisse servir de terme de comparaison. Mais à mesure qu’on reste auprès et surtout que l’on monte sur elles, cela grandit prodigieusement et paraît si bien devoir vous écraser que l’on en courbe les épaules. Quant à la vue qu’on découvre de là-haut, je défie qui que ce soit, fût-ce Desalleurs, Me Bailleul ou Chateaubriand, d’en donner une idée. On serre son manteau contre soi, vu que le froid vous pince fort, et on tait sa gueule ; voilà tout. À propos de froid, il fait froid en Égypte, on y est couvert de flanelles et de paletots, de même que l’on y voit des nuages, de même qu’il y a beaucoup de verdure. La première chose que l’on vous recommande, c’est de vous bien couvrir, pour éviter les dyssenteries qui sont fort dangereuses. À part cela, il y règne peu de maladies ; les fièvres sont dans le delta, et les ophthalmies n’attaquent guère que les Arabes. Du reste dans la Haute-Égypte, pour laquelle nous partons au mois de janvier, après le retour des pèlerins de La Mecque, il n’y a plus ni maladies d’yeux ni maladies de ventre. Ici, au Caire, on voit quantité de borgnes et d’aveugles. Les enfants des pauvres gens sont littéralement mangés par les mouches, ce qui ne les empêche pas de porter des colliers et aux jours de fête, comme aux circoncisions et aux mariages, des bonnets et des vestes garnis de piastres d’or que les grands leur prêtent pour embellir la cérémonie. On peut ici satisfaire son goût pour l’académie humaine. Quantité de messieurs marchent complètement nus, ce qui fait détourner les yeux des Anglaises ; les drôles sont du reste crânement tournés et outillés. Quant aux femmes, on ne leur voit rien de la figure, que la poitrine en plein. Dans la campagne, par exemple, quand elles vous voient venir, elles prennent leur vêtement, se le ramènent sur le visage et, pour se cacher la mine, se découvrent ce qu’on est convenu d’appeler la gorge, c’est-à-dire l’espace compris depuis le menton jusqu’au nombril. Ah ! j’en ai t’y vu de ces tetons ! j’en ai t’y vu ! j’en ai t’y vu ! Remarque : Le teton d’Égypte est très pointu, en forme de mamelle, et n’excite pas du tout. Mais ce qui excite, par exemple, ce sont les chameaux (les vrais, ceux qui ont quatre pattes) traversant les bazars ; ce sont les mosquées avec leurs fontaines, les rues pleines de costumes de tous pays, les cafés qui regorgent de fumée de tabac et les places publiques retentissantes de baladins et de farceurs. Il y a sur tout cela, ou plutôt c’est de tout cela que ressort une couleur d’enfer qui vous empoigne, un charme singulier qui vous tient bouche béante. Quant aux almées du Caire, il n’y en a plus au Caire ; elles sont reléguées dans la Haute-Égypte. En revanche il y a des almées mâles, citoyens à métier suspect, habillés en femmes et qui se trémoussent d’une belle façon. Après demain, nous en ferons venir six dans le jardin de l’hôtel et nous nous donnerons une représentation complète. Ce que j’en ai déjà vu dans la rue m’a paru très beau. Nous sommes ici sur un excellent pied. Soliman-pacha s’est pris d’une belle affection pour nous dès le début, ce qui nous a bien fait, comme position, et nous voyageons avec une certaine mine. L’Égypte est du reste peuplée de Français, lesquels sont fort heureux de rencontrer des compatriotes avec qui causer des théâtres de Paris et de la politique du jour. Presque toutes les places importantes sont occupées par eux, ou par des Arméniens chrétiens, de sorte que les pauvres diables d’Arabes ne savent jamais à qui ils ont affaire et baissent pavillon devant toute redingote européenne. Du reste le peuple s’inquiète fort peu de tout ce qui se passe. Il était égyptien sous Mahomet, il redevient turc sous Abbas, il sera anglais plus tard quand l’Angleterre se sera emparée de l’Égypte (ce qui arrivera un de ces matins) ; ou plutôt il restera le même, se moquant de tout, flâneur, causeur et paresseux, car l’Arabe ici est très gai, fort amateur de drôleries, de mascarades et de processions. Le fellah tout nu laboure les champs avec un hoyau et s’arrête pour vous voir passer, tout comme les bons paysans de France. Le Bédouin s’amuse à se faire raconter des gaudrioles, et l’habitant des villes fume sa pipe sur sa boutique, se branle la tête en récitant sa prière, et floue gravement le bourgeois en buvant son café d’un air antique. J’ai adressé chez toi une lettre pour maman. La voilà revenue à Rouen, la pauvre femme ; elle ne sait où traîner son ennui. Soignez-la bien ; je ne te dis pas de l’aimer, cher frère, mais c’est de paroles surtout qu’elle a besoin. Il lui faut, pour vivre, quelque peu de cette tendresse quotidienne à laquelle elle a été si habituée et que lui prodiguait notre pauvre père. Pardon, pauvre vieux, si je te dis des choses que tu devines, mais à mille lieues de distance on est si loin ! Et maintenant que tu es seul près d’elle, fais-toi double et remplace-moi. Adieu, embrasse pour moi Julie et Juliette, tout le monde, tous les nôtres, cela va sans dire. Tout à toi. écrivez-moi au Caire. Je t’embrasse. *** Gustave Flaubert CORRESPONDANCE : ANNÉE 1850 (Édition Louis Conard) Toute réutilisation à des fins privées, à des fins d’enseignement ou de recherche scientifique est autorisée sous réserve d’indiquer cette référence : Éd. Danielle Girard et Yvan Leclerc, Rouen, 2003. À Louis Bouilhet. De Saltatoribus. (Fin décembre 1849 - début janvier 1850.) Nous n’avons pas encore eu de danseuses ; elles sont toutes dans la Haute-Égypte, exilées. La partie que nous devions faire sur le Nil la dernière fois que je t’ai écrit a raté. Du reste, il n’y a rien de perdu. Mais nous avons eu les danseurs. Oh ! Oh ! Oh ! C’est nous qui t’avons appelé ! J’en ai été indigné, et très triste. Trois ou quatre musiciens jouant des instruments singuliers (nous en rapporterons) se tenaient debout au fond de la salle de l’hôtel pendant que, sur une petite table, un monsieur prenait son repas et que nous autres nous fumions nos pipes, assis sur le divan. Comme danseurs, figure-toi deux drôles passablement laids, mais charmants de corruption, de dégradation intentionnelle dans le regard et de féminité dans les mouvements, ayant les yeux peints avec de l’antimoine et habillés en femmes. Pour costume, de larges pantalons et une veste brodée qui descend jusqu’à l’épigastre, tandis que les pantalons au contraire, retenus par une énorme ceinture de cachemire pliée en plusieurs doubles, ne commencent à peu près qu’au bas ventre, de sorte que tout le ventre, les reins et la naissance des fesses sont à nu à travers une gaze noire collée sur la peau, c’est-à-dire retenue par les vêtements inférieurs et supérieurs. Elle se ride sur les hanches comme une onde ténébreuse et transparente, à tous les mouvements qu’ils font. La musique va toujours du même train, sans arrêter, pendant deux heures. La flûte est aigre, les tambourins vous retentissent dans la poitrine, le chanteur domine tout. Les danseurs passent et reviennent, ils marchent remuant le bassin avec un mouvement court et convulsif. C’est un "trille de muscles" (seule expression qui soit juste) ; quand le bassin remue, tout le reste du corps est immobile. Lorsque c’est, au contraire, la poitrine qui remue, tout le reste ne bouge. Ils avancent ainsi vers vous, les bras étendus, en jouant des crotales de cuivre, et leur figure, sous leur fard et leur sueur, demeure plus inexpressive qu’une statue. J’entends par là qu’ils ne sourient point. L’effet résulte de la gravité de la tête en opposition avec les mouvements lascifs du corps. Quelquefois ils se renversent tout à fait sur le dos par terre, comme une femme qui se couche, et se relèvent avec un mouvement de reins pareil à celui d’un arbre qui se redresse une fois le vent passé. Dans les saluts et révérences, leurs grands pantalons larges se bouffissent tout à coup comme des ballons ovales, puis semblent fondre, en vidant l’air qui les gonfle. De temps à autre, pendant la danse, le cornac qui les a amenés folâtre autour d’eux, leur embrassant le ventre, les reins et disant des facéties gaillardes pour épicer la chose, qui est déjà claire par elle-même. C’est trop beau pour que ce soit excitant. Je doute que les femmes vaillent les hommes ; la laideur de ceux-ci ajoute beaucoup comme Art. J’en ai gobé une migraine pour le reste de la journée. L’autre jour, j’ai pris un bain. J’étais seul au fond de l’étuve, regardant le jour tomber par les grosses lentilles de verre qui sont au dôme. L’eau chaude coulait partout ; étendu comme un veau, je pensais à un tas de choses ; tous mes pores tranquillement se dilataient. C’est très voluptueux et d’une mélancolie douce, que de prendre ainsi un bain sans personne, perdu dans ces salles obscures où le moindre bruit retentit comme un coup de canon, tandis que les Kellaks nus s’appellent entre eux, et qu’ils vous manient, et vous retournent comme des embaumeurs qui vous disposeraient pour le tombeau. Nous avons été, moyennant batchi (le batchi et le coup de bâton sont le fond de l’Arabe ; on n’entend pas d’autre chose et on ne voit que ça), initiés. On nous a mis des serpents autour du cou, autour des mains ; on a récité sur nos têtes des incantations ; on nous a soufflé dans la bouche : c’était très amusant. Les hommes qui exercent d’aussi coupables industries exécutent leurs viles jongleries, comme disait M. de Voltaire, avec une singulière habileté. À propos de M. de Voltaire, ce que tu me dis sur lui à propos de ta nuit passée à Mauny m’a ému. J’ai habité ce château pendant plusieurs mois, ayant deux ans et demi ; ce sont mes plus vieux souvenirs. Je me rappelle un rond de gazon, avec un maître d’hôtel en habit noir qui passait dessus, de grands arbres, et un long corridor au bout duquel, à gauche, était la chambre où je couchais. Nous devisons avec des prêtres de toutes les religions. C’est quelquefois réellement beau comme poses et attitudes de gens. Nous faisons faire des traductions de chansons, de contes, de traditions, tout ce qu’il y a de plus populaire et oriental. Nous employons des savants, cela est littéral. Nous avons de bonnes touches, beaucoup d’insolence, énormément de liberté de langage. Le maître d’hôtel chez qui nous sommes trouve même que nous allons quelquefois un peu loin. Un de ces jours nous allons nous livrer à la visite des sorciers. Toujours dans le but de ces vieux mouvements. Pauvre cher bougre, j’ai bien envie de t’embrasser. Je serai content quand je reverrai ta figure. Hier, en lisant tes vers, j’ai exagéré mon exagération pour me faire plaisir et m’illusionner, comme si tu étais là. Va voir souvent ma mère, soutiens-là, écris-lui quand elle sera absente ; la pauvre femme en a besoin. Tu feras là un acte de haut évangélisme, et comme étude tu y verras l’expansion pudique d’une bonne et droite nature. Ah ! pauvre vieux, sans elle et toi, je ne penserais guère à ma patrie, je veux dire à ma maison. Je vois ici de gentils exemples de bassesse : c’est antique. Vive un gouvernement despotique pour ravaler la dignité de l’homme ! Miséricorde, quelles canailles que tous ces bougres-là ! Le soir, quand tu es rentré, que les strophes ne vont pas, que tu penses à moi et que tu t’ennuies, appuyé du bout du coude sur ta table, prends un morceau de papier et envoie-moi tout, tout. J’ai mangé ta lettre et l’ai relue plusieurs fois. Adieu, je t’embrasse et suis plus que jamais "Maréchal de Richelieu, juste-au-corps bleu, Mousquetaire gris, régence et cardinal Dubois", sacrebleu ! À toi, mon solide. *** À sa mère. Le Caire, 5 janvier 1850. Ta bonne et longue lettre du 16, pauvre chère vieille, m’est arrivée pour mon cadeau du jour de l’an, mercredi dernier. J’étais en train de faire une visite officielle à M. notre consul, quand on lui a apporté un gros paquet, qu’il a décacheté immédiatement. J’ai saisi le pli que j’ai reconnu entre cent autres (la main me démangeait de l’ouvrir, mais la bienséance, hélas ! S’y opposait). Par bonheur il nous a fait passer dans le salon de son épouse pour lui rendre nos devoirs et, comme celle-ci venait de recevoir une lettre de sa mère, nous nous sommes accordé mutuellement la permission de lire chacun de notre côté, dès avant même de nous presque saluer. Nous avons fait une course à chameau !!! Eh bien, le chameau ne donne, quoi qu’on en dise, ni mal de mer, ni courbature. Au bout de quatre heures de dromadaire, nous n’étions pas plus fatigués que si nous fussions restés dans nos chambres. On est là piété dans une espèce de fauteuil ; on change de position comme il vous plaît, jambes croisées, ou étendues sur le col de la bête, ou passées dans l’étrier. Après ça, est-ce que nous n’avions pas assez rêvé le djemel, pour qu’il fût possible qu’il nous incommodât ? Je cassepète du besoin de te dire mon surnom. Sais-tu comment les Arabes m’appellent ? (comme ils ont une grande difficulté à prononcer nos noms français, afin de distinguer les francs ils en inventent un à leur usage) devine-le donc, ce fameux nom ! Abou-Scheneb, ce qui veut dire "le père de la moustache". Le mot d’Abou, père, s’applique à tout ce qui a rapport à la chose dont on parle. Ainsi on dit : Père des bottes, père de la colle, père de la moutarde, pour dire marchand de chaussures, de colle, de moutarde, et ils s’entendent tout de même entre eux, comme disait la mère Decaux. (Le nom de Max est un nom très long, dont je ne me souviens pas, et qui veut dire l’homme excessivement maigre.) Juge de ma joie quand j’ai appris l’honneur que l’on rendait à cette partie de ma personne. Souvent, afin de gagner du temps et de n’être pas obligés de revenir déjeuner ici, à l’hôtel, nous sortons dès le matin et, quand l’appétit nous prend, nous nous tablons dans un restaurant turc. Là, on déchiquète tout avec ses mains et l’on rote à outrance. La salle à manger et la cuisine ne font qu’un et la grande cheminée, garnie de petites potiches, gargouille et fume derrière vous avec le marmiton en turban blanc et bras retroussés. Je prends soin d’écrire les noms de tous les mets et leur composition. J’ai également relevé tous les parfums qui se font au Caire. Cela peut m’être fort utile quelque part. Nous avons pris deux drogmans ; le soir un conteur arabe vient nous lire des contes, et il y a un effendi que nous payons pour nous faire des traductions. Mais si nous ne perdons pas de temps, en revanche l’argent file vite, et plus vite que les dromadaires, celui-là ! Car à propos de ces petites bêtes, nous avons mis 4 heures à faire 6 lieues. Tu vois le train que cela va. Pour en revenir à la vie que nous menons ici, j’ai eu il y a quelques jours un bel après-midi. Maxime était resté faire je ne sais quoi. J’ai pris Hassan (le second drogman que nous avons loué momentanément) et me suis dirigé chez l’évêque des cophtes pour causer avec lui. Je suis entré dans une cour carrée entourée de colonnes et au milieu de laquelle il y avait un petit jardin, c’est-à-dire quelques grands arbres, plates-bandes de verdure sombre dont un divan en bois treillagé faisait la bordure. Mon drogman, avec ses larges culottes et sa veste à grandes manches, marchait devant, moi derrière. Sur un des coins du divan était assis un vieux roquentin à mine renfrognée, à barbe blanche, dans une grande pelisse et flanqué de livres en écriture baroque épars de tous côtés. À une certaine distance se tenaient trois docteurs en robe noire, plus jeunes et avec de longues barbes aussi. Le drogman a dit : "C’est un seigneur français, khawadja fransaoui, qui voyage par toute la terre pour s’instruire et qui vient vers toi pour causer de ta religion." Voilà le style dont on se traite ! Imagines-tu les phrases que je fais ? Ainsi tantôt, comme j’étais à examiner des graines chez un marchand, une femme, à l’enfant de laquelle je venais de faire l’aumône, m’a dit : "Béni soyez-vous, mon doux seigneur : que Dieu vous accorde de retourner sain et sauf dans votre patrie." On se sert beaucoup de bénédictions et de formules de ce genre. Un saïs à qui Max demandait s’il n’était pas fatigué a répondu : "Le plaisir de tes yeux me suffit." Donc je reviens à l’évêque. Il m’a reçu avec moult politesses ; on a apporté le café et bientôt je me suis mis à lui pousser des questions touchant la Trinité, la Vierge, les Évangiles, l’Eucharistie ; toute ma vieille érudition de Saint Antoine est remontée à flot. C’était superbe, le ciel bleu sur nos têtes, les arbres, les bouquins étalés, le vieux bonhomme ruminant dans sa barbe pour me répondre, moi à côté de lui, les jambes croisées, gesticulant avec mon crayon et prenant des notes, tandis qu’Hassan se tenait debout, immobile, à traduire de vive voix et que les trois autres docteurs, assis sur les tabourets, opinaient de la tête et interprétaient de temps à autre quelques mots. Je jouissais profondément. C’était bien là ce vieil Orient, pays des religions et des vastes costumes. Quand l’évêque a été échigné, un des docteurs l’a remplacé et, lorsqu’à la fin j’ai vu qu’ils avaient tous les pommettes rouges, je suis sorti. J’y retournerai, car il y a là beaucoup à apprendre. La religion cophte est la plus ancienne secte chrétienne qu’il y ait, et l’on n’en connaît presque rien, pour ne pas dire rien, en Europe (du moins que je sache). J’irai de même chez les Arméniens, chez les Grecs, les Sunnites, et surtout chez les docteurs musulmans. Nous attendons toujours le retour de la caravane de La Mecque ; c’est une occasion trop bonne pour la rater et nous ne partirons pas pour la Haute-Égypte avant que les pèlerins ne soient arrivés. On voit là des choses assez cocasses. Les chevaux des prêtres marchent sur le corps des fidèles prosternés. Il y a toutes sortes de derviches, de chanteurs, etc. Lorsque je pense cependant à mon avenir (cela m’arrive rarement, car je ne pense à rien du tout, contrairement aux grandes pensées que l’on doit avoir devant les ruines), bref, lorsque je me demande : Que ferai-je au retour ? Qu’écrirai-je ? Que vaudrai-je alors ? Où faudra-t-il vivre ? Quelle ligne suivre, etc., etc., je suis plein de doutes et d’irrésolutions. D’âge en âge j’ai toujours ainsi reculé à me poser vis-à-vis de moi-même, et je crèverai à soixante ans avant d’avoir une opinion sur mon compte, ni peut-être fait une oeuvre qui m’ait donné ma mesure. Saint Antoine est-il bon ou mauvais ? Voilà par exemple ce que je me demande souvent. Lequel de moi ou des autres s’est trompé ? Au reste, je ne m’inquiète guère de tout cela ; je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumière, de couleurs et de grand air, je mange ; voilà tout. Restera ensuite à digérer. C’est là l’important. Tu me demandes si l’Orient est à la hauteur de ce que j’imaginais. À la hauteur, oui, et de plus il dépasse en largeur la supposition que j’en faisais. J’ai trouvé dessiné nettement ce qui pour moi était brumeux. Le fait a fait place au pressentiment, si bien que c’est souvent comme si je retrouvais tout à coup de vieux rêves oubliés. *** Au docteur Jules Cloquet. Le Caire, 15 janvier 1850. Vous avez appris par ma mère, cher et excellent ami, que nous étions arrivés au Caire en bon état, et son avant-dernière lettre me témoigne même la joie que vous avez eue, en sachant que j’avais supporté la traversée comme un vieux pirate. C’est vrai. Je fus le plus crâne des passagers ! ! ! Je n’étais pas si fier il y a quelque dix ans, vous vous en souvenez ? Lorsque nous longions ensemble la côte corse ! Je me disais cela à moi-même, en la regardant de loin, cette brave Corse, au souvenir de laquelle vous êtes toujours mêlé. Donc nous voilà en Égypte, terre des Pharaons, terre des Ptolémées, patrie de Cléopâtre (ainsi que l’on dit en haut style). Nous y sommes et y vivons, avec la tête plus rase qu’un genou, fumant dans de longues pipes et buvant le café sur des divans. Qu’en dire ? Que voulez-vous que je vous en écrive ? Je ne fais que revenir à peine du premier étourdissement. C’est comme si l’on vous jetait tout endormi au beau milieu d’une symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent. Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble ; puis, peu à peu, cela s’harmonise et se place de soi-même avec toutes les exigences de la perspective. Mais les premiers jours, le diable m’emporte, c’est un tohu-bohu de couleurs étourdissant, si bien que votre pauvre imagination, comme devant un feu d’artifice d’images, en demeure tout éblouie. Tandis que vous marchez le nez en l’air, à regarder les minarets couverts de cigognes blanches, les terrasses des maisons où s’étirent au soleil les esclaves fatigués, les pans des murs que traversent les branches de sycomore, la clochette des dromadaires tinte à vos oreilles, et de grands troupeaux de chèvres noires passent dans la rue, bêlant au milieu des chevaux, des ânes et des marchands. Dès qu’il fait nuit, tout le monde porte sa lanterne de toile, et les saïs (valets de pied) des pachas courent dans la ville en tenant dans la main gauche de grands fanaux allumés. On se bouscule, on se débat, on frappe, on se roule, on jure de toutes les manières, on crie dans toutes les langues ; les rauques syllabes sémitiques claquent dans l’air comme des coups de fouet ; vous frôlez tous les costumes de l’Orient et vous coudoyez tous ses peuples (je parle ici du Caire). On voit à la fois le papas grec en longue barbe, qui chemine sur sa mule, l’Arnaute en veste brodée, le Cophte en turban noir, le Persan dans sa pelisse de fourrure, le Bédouin du désert, au visage couleur de café, et qui marche gravement, tout enveloppé dans des couvertures blanches. On se figure en Europe le peuple arabe très grave ; ici il est très gai, très artiste dans sa gesticulation et son ornementation. Les circoncisions et les mariages ne semblent être que des prétextes à réjouissances et à musiques. Ce sont ces jours-là que l’on entend dans les rues le gloussement strident des femmes arabes qui, empaquetées de voiles et les coudes écartés, ressemblent, sur leurs ânes, à des pleines lunes noires s’avançant sur je ne sais quoi à quatre pattes. L’autorité est si loin du peuple que ce dernier jouit (en paroles) d’une liberté illimitée. Les plus grands écarts de la presse donneraient une idée faible des facéties que l’on se permet sur les places publiques. Le saltimbanque, ici, touche au sublime du cynisme. Si Boileau, qui trouvait que le latin dans les mots brave l’honnêteté, eût connu l’arabe, qu’aurait-il dit, bon Dieu ! Du reste cet arabe-là n’a guère besoin de drogman pour se faire comprendre ; la pantomime explique la chose. On va jusqu’à prendre les animaux pour les faire participer à d’obscènes rébus. Pour qui voit les choses avec quelque attention, on retrouve encore bien plus qu’on ne trouve. Mille notions que l’on n’avait en soi qu’à l’état de germe, s’agrandissent et se précisent, comme un souvenir renouvelé. Ainsi, dès en débarquant à Alexandrie, j’ai vu venir devant moi toute vivante l’anatomie des sculptures égyptiennes : épaules élevées, torse long, jambes maigres, etc. Les danses que nous avons fait danser devant nous ont un caractère trop hiératique pour ne pas venir des danses du vieil Orient, lequel est toujours jeune, parce que là rien ne change. La Bible est ici une peinture de moeurs contemporaines. Savez-vous qu’il y a quelques années on punissait encore de la peine de mort le meurtrier d’un boeuf, tout comme au temps d’Apis ! Vous voyez qu’il y a de quoi s’amuser et dire sur tout cela bien des sottises. Quant à nous autres, nous nous en abstenons le plus possible. Si nous publions quelque chose, ce serait au retour, mais d’ici là que rien ne transpire. Lavolée m’avait demandé quelques articles ou des bouts de lettres pour la Revue orientale. Il s’en passera, malgré mes promesses ; mon intention est bien arrêtée de ne rien publier d’ici à longtemps encore, pour plusieurs motifs que je regarde comme très graves et que je vous expliquerai plus tard, cher ami. Vous devinez, d’après ce qui précède, la manière dont nous vivons. Nous courons toute la journée les bazars, les mosquées, les tombeaux. Nous rentrons le soir éreintés et nous ronflons comme des toupies d’Allemagne. Quelquefois, nous nous arrêtons pour déjeuner chez un restaurant turc. Là on déchire la viande avec ses mains, on recueille la sauce avec son pain, on boit de l’eau dans des jattes, la vermine court sur la muraille, et toute l’assistance rote à qui mieux mieux : c’est charmant. Vous croirez difficilement que nous y faisons d’excellents repas et que l’on y prend du café dont l’arôme est capable de vous attirer, vous, de Paris jusqu’ici. Néanmoins la première fois que j’y fus, j’ai beaucoup pensé à Mme Cloquet, qui regarde déjà Toulon comme si disgusting ! Comme je me souviens qu’elle est fort patriote, vous pouvez lui faire cette confidence, savoir, qu’il est presque impossible que, d’ici à quelque temps, l’Angleterre ne devienne pas maîtresse de l’Égypte ; elle tient déjà Aden rempli de troupes. Le transit de Suez sera très commode pour vous faire arriver un beau matin les uniformes rouges au Caire. On apprendra cela en France quinze jours après, et l’on sera fort étonné ! Souvenez-vous de ma prédiction. Au premier mouvement qui se passera en Europe, l’Angleterre prendra l’Égypte, la Russie Constantinople, et nous autres, par représailles, nous irons nous faire massacrer dans les montagnes de la Syrie. Il n’y a rien ici pour s’opposer à une invasion. Dix mille hommes y suffiraient (des Français surtout, à cause du souvenir de Bonaparte que les Arabes regardent presque comme un demi-dieu ; le mot n’est pas trop fort). Mais ce n’est pas pour nous que cuit le pâté. Les employés européens tourneront la casaque au gouvernement local qu’ils détestent, et tout sera fini. Quant au peuple arabe, il lui est fort indifférent de savoir à qui il appartiendra ; sous des noms différents il restera toujours le même, n’y gagnant rien parce qu’il n’a rien à y perdre. Abbas-Pacha (je vous le dis dans l’oreille) est un crétin presque aliéné, incapable de rien comprendre ni de rien faire. Il désorganise l’oeuvre de Méhémet ; le peu qui en reste ne tient à rien. Le servilisme général qui règne ici (bassesse et lâcheté) vous soulève le coeur de dégoût, et sur ce chapitre bien des Européens sont plus Orientaux que les Orientaux. Si vous voyez Clot-Bey, remerciez-le d’avance pour nous des recommandations qu’il nous a données pour Linant-bey. Elles nous ont été fort agréables. Soliman-Pacha nous traite presque comme ses enfants. Il est probable que nous allons partir avec lui pour la Haute-Égypte. Le vieux brave est un excellent homme, franc comme un coup d’épée, et grossier comme un juron. Quant à Clot-Bey, c’est en Égypte qu’il faut venir pour l’apprécier. Ce qu’il a fait est énorme, je vous assure. Nous allons quelquefois chez Gaetani-Bey qui a été enchanté de recevoir une carte de vous et qui nous a demandé beaucoup de vos nouvelles. Du reste vous êtes connu ici comme à Paris et il n’y a pas si mince médecin (même arabe !) qui n’ait entendu parler de vous ou ne vous ait lu dans quelque traduction italienne. Un service, cher ami : y aurait-il indiscrétion ou empêchement à ce que vous écriviez à Meschid-Pacha, afin d’avoir dès à présent un firman impérial pour tout l’empire ottoman ? Nous nous en servirions en Palestine, Syrie, Kurdistan, surtout et Arménie ; pour le retour, cela nous serait fort utile. Nous allons écrire à cet effet au général Aupick, ambassadeur à Constantinople. Nous l’obtiendrons ; mais un bon appui de Meschid lui-même serait immense. Vous voyez comme la question est posée ; répondez-moi et agissez avec le même sans-gêne. *** À Louis Bouilhet Le Caire, 15 janvier 1850. Ce matin à midi, cher et pauvre vieux, j’ai reçu ta bonne et longue lettre tant désirée ; elle m’a remué jusqu’aux entrailles. Comme je pense à toi, va, inestimable bougre ! Combien de fois par jour je t’évoque et que je te regrette ! Si tu trouves que je te manque, tu me manques aussi. En marchant le nez en l’air dans les rues, en regardant le ciel bleu, les moucharabis, les maisons et les minarets couverts d’oiseaux, je rêve à ta personne, comme toi dans ta petite chambre de la rue Beauvoisine, au coin de ton feu, pendant que la pluie coule sur tes vitres et que Huard est là. Il doit faire froid à Rouen maintenant, de ce vieux bougre de froid embêtant. On a les pattes mouillées et on s’ennuie en pensant au soleil. Quand nous nous reverrons, il aura passé beaucoup de jours, je veux dire beaucoup de choses. Serons-nous toujours les mêmes ? N’y aura-t-il rien de changé dans la communion de nos êtres ? J’ai trop d’orgueil de nous-mêmes pour ne pas le croire. Travaille toujours, reste ce que tu es. Continue ta dégoûtante et sublime façon de vivre, et puis nous verrons à faire résonner la peau de ces tambours que nous tendons si dru depuis longtemps. Je cherche partout à te rapporter quelque chose de chic. Jusqu’à présent je n’ai rien trouvé, si ce n’est que j’ai coupé à Memphis deux ou trois branches de palmier pour t’en faire des cannes. Je me livre beaucoup à l’étude de la parfumerie et à la composition des onguents. J’ai avant-hier mangé la moitié d’une pastille, dont j’ai eu le corps "exhausted" pendant trois heures ; je croyais avoir du feu à la langue. C’était le matin, le soleil se levait en face de moi ; toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche, immobile, et le désert derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre Océan d’un violet sombre, dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts, arabesqués de galon, de sorte qu’il n’y avait que trois couleurs : un immense vert à mes pieds, au premier plan ; le ciel blond rouge comme du vermeil usé, derrière et, à côté, une autre étendue mamelonnée, d’un ton roussi chatoyant ; puis les minarets blancs du Caire tout au fond, et les canges qui passaient sur le Nil, les deux voiles étendues (comme les ailes d’une hirondelle que l’on voit en raccourci) ; çà et là, dans la campagne, quelques touffes de palmiers. Oui, nous avons eu de bonnes balles aux pyramides. La nuit, le vent tapait sur notre tente à grands coups sourds, comme dans la voile d’un navire. Une fois, nous nous sommes relevés à 2 heures du matin ; les étoiles brillaient. Le temps était sec et clair ; il y avait un chacal qui piaulait derrière la seconde pyramide. Nos Arabes étaient couchés dans des fosses qu’ils se creusent dans le sable, avec leurs mains, pour dormir ; deux ou trois de leurs feux brûlaient. Quelques-uns, assis en cercle, fumaient leurs pipes et, parmi ceux-là, un vieux chantait quelque chose de monotone qui avait un refrain (c’était traînard et chanté à demi-voix). Nous sommes entrés dans toutes les pyramides, nous avons rampé sur la poitrine dans les corridors, glissant dans les crottes de chauves-souris qui venaient voltiger autour de nos flambeaux, et nous retenant du mieux que nous pouvions sur la pente glissante des dalles. Il y fait de 40 à 50 degrés de chaleur. On étouffe légèrement, mais au bout de peu de temps on s’y fait. Dans les puits de Sakkara, nous nous sommes livrés au même exercice et nous en avons tiré quelques momies d’ibis qui sont encore dans leur pot. Du reste l’ascension des pyramides, comme leur visite intérieure (cela est peut-être plus difficile) est une vraie niaiserie quant à la difficulté. Elles ont cela de drôle, ces braves pyramides, que plus on les voit, plus elles paraissent grandes. Au premier abord, n’ayant aucun point de repère à côté, on n’est nullement surpris de leur taille. À cinquante pas, chaque pierre n’a pas l’air plus considérable qu’un pavé. Vous vous en approchez ; chaque pavé a huit pieds de haut et autant de large. Mais quand on monte dessus, que l’on est arrivé au milieu, cela devient immense. En haut on est tout stupéfait. Le second jour, comme nous revenions au soleil couchant d’une course à cheval que nous avions faite derrière, dans le désert, en passant près de la seconde pyramide, elle m’a semblé tout à pic, et j’ai baissé les épaules comme si elle allait me tomber dessus et m’écraser. Celle-ci a son sommet tout blanchi par les fientes d’aigles et de vautours qui planent sans cesse autour du sommet de ces monuments ; ce qui m’a rappelé ceci de Saint Antoine : "Les dieux à tête d’ibis ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux." Maxime répétait toujours : "J’ai vu du côté de la Libye le Sphinx qui fuyait. Il galopait comme un chacal." À propos de répéter, je ne prends pas un bain sans me redire ce vers, dont tu ne comprends pas toute la finesse, ainsi que Trissotin : Où Rome dans les eaux se plonge avant la nuit. Ce vers-là ajoute au plaisir de mon bain. C’est comme une température plus chaude par-dessus la chaleur de l’étuve. Quant à ce vieux sphinx, qui est au pied des pyramides et qui semble les garder, nous sommes arrivés dessus au triple galop, et j’ai éprouvé là un bon vertige. Maxime était plus pâle que mon papier. C’est bougrement drôle et difficile à faire comprendre. Ça avait été plus fort que moi, j’étais parti en avant, laissant tout là ; Maxime m’avait rejoint sur le sable et nous galopions comme des furieux, l’oeil tendu vers le Sphinx (Abou-El-Houl : le père de la terreur) qui grandissait, grandissait et sortait de terre comme un chien qui se lève. Aucun dessin que je connaisse n’en donne l’idée. Il a le nez mangé comme par un chancre, les oreilles écartées de la tête comme un nègre ; on lui voit encore les yeux très expressifs et terrifiants, tout le corps est dans le sable ; devant sa poitrine il y a un grand trou, reste des déblayements que l’on a essayés. C’est là devant que nous avons arrêté nos chevaux, qui soufflaient bruyamment pendant que nous regardions d’un regard idiot. Puis la rage nous a rempoignés, et nous sommes repartis à peu près du même train à travers les petites pyramides qui parsèment le pied des grandes. On n’a pas tous les jours des émotions aussi "po-hê-tiques". Dieu merci ! car le petit bonhomme en pèterait. À Memphis, il n’y a plus rien qu’un colosse couché sur le ventre dans une mare, beaucoup de palmiers et de tourterelles dedans. En revenant, j’ai trouvé sur la poussière un gros scarabée que j’ai empoigné et qui est piqué dans ma collection. *** À Emmanuel Vasse. Le Caire, 17 janvier 1850. Tu t’étonnes sans doute, mon cher ami, en lisant le timbre de l’enveloppe que tu viens de décacheter. Je suis en Égypte depuis deux mois ; c’est le commencement d’un grand voyage que je vais faire à travers la Syrie, la Perse et l’Asie Mineure. Je serai de retour en France au printemps 1851. Dans quelques jours je pars pour la Nubie et je ne veux pas te laisser plus longtemps sans te remercier de ton envoi, que du reste je ne connais pas. Ta lettre, datée du 11 novembre, m’est arrivée hier seulement. Ma mère, pas plus que toi, ne me dit le titre de ton ouvrage que je voudrais bien connaître. Je suis parti de Paris sans avoir un moment pour te dire adieu. Un matin je suis entré au ministère, je t’ai demandé, tu n’y étais pas. Voici quel est notre itinéraire : au mois d’avril prochain, nous (je voyage avec Du Camp) serons de retour ici. De là nous irons à Jérusalem par le Sinaï et El-Akabah ; de Jérusalem à Damas, Antioche, Beyrout, Alep ; d’Alep à Biredjik, de Bir à Bagdad ; descendre le fleuve, Bassra, Chouster, Persépolis, Ispahan, Téhéran ; revenir par le Caucase, Constantinople (et la Grèce peut-être). Si tu as sur quelques-uns de ces points quelque instruction à me donner, un détail à chercher, une commission quelconque, je m’en acquitterai avec plaisir. écris-moi, si tu en as le temps ou la bonne volonté, tant que tu voudras. Quant à moi, je ne te promets rien, ayant tout au plus, le soir, le temps de prendre mes notes. J’espère bien que d’ici à deux ans nous serons à causer de tout cela, au coin de mon feu, en fumant les vieilles pipes de l’amitié. Tu peux m’écrire au Caire jusqu’au mois d’avril, à Jérusalem vers le mois de mai, à Bagdad en juillet. Adieu, porte-toi bien, pioche toujours. Je te serre les deux mains. À toi. *** À sa mère. Le Caire, 3 février 1850. Nous partirons pour la Haute-Égypte probablement mercredi prochain ; le soir de notre départ, nous devons dîner chez Soliman-Pacha. Notre barque nous attendra à sa porte et, après le dîner, s’il y a du vent nous partirons. Nous allons remonter le plus vite possible, ne nous arrêtant que lorsque le vent défaillera, ce qui ne paraît pas devoir se présenter souvent, et c’est en revenant que nous nous arrêterons à loisir. Notre cange est peinte en bleu, son raïs (capitaine) s’appelle Ibrahim. Il y a neuf hommes d’équipage. Pour logement, nous avons une première pièce où se trouvent deux petits divans en face l’un de l’autre. Ensuite une grande chambre à deux lits, puis une espèce de recoin pour mettre nos effets, enfin une troisième pièce où couchera Sassetti et qui est notre magasin. Quant au drogman, il couchera sur le pont. C’est un monsieur qui ne s’est pas encore déshabillé depuis que nous l’avons ; constamment vêtu de toile, il trouve toujours qu’il a trop chaud. Son langage est incroyable et sa personne plus curieuse encore. C’est du reste un rude et brave homme. On irait avec lui jusqu’aux antipodes sans qu’il vous arrive une éclaboussure. Je me suis très enrhumé en restant pendant cinq heures debout sur un mur, à voir la cérémonie du Dauseh. Voici ce que c’est : le mot dauseh veut dire piétinement, et jamais nom ne fut mieux donné. Il s’agit d’un homme qui passe à cheval sur plusieurs autres couchés par terre comme des chiens. À certaines époques de l’année cette fête se renouvelle, au Caire seulement, en mémoire et pour répéter le miracle d’un certain saint musulman qui est entré ainsi jadis dans Le Caire, en marchant avec un cheval sur des vases de verre, sans les briser. Le scheik qui renouvelle cette cérémonie ne doit pas plus blesser les hommes que le saint n’a brisé les vases de verre. Si les hommes en crèvent, c’est à cause de leurs péchés. J’ai vu là des derviches qui avaient des broches de fer passées dans la bouche et dans la poitrine. Aux deux bouts de la tringle de fer étaient emmanchées des oranges. La foule des fidèles hurlaient d’enthousiasme ; joins à cela une musique sauvage à rendre fou. Quand le scheik à cheval a paru, mes gaillards se sont couchés par terre en tête-bêche ; on les a alignés comme des harengs et tassés les uns près des autres, pour qu’il n’y eût aucun interstice entre les corps. Un homme a marché dessus pour voir si ce plancher de corps était bien adhérent et alors, pour écarter la foule, une grêle, une tempête, un ouragan de coups de bâton administrés par les eunuques s’est mis à pleuvoir de droite et de gauche, au hasard, sur ce qui se trouvait là (nous étions, nous autres, juchés sur un mur, Sassetti et Joseph à nos pieds). Nous y sommes restés depuis 11 heures jusqu’à près de 4 heures. Il faisait très froid et nous avions à peine la place de bouger, tant il y avait de monde et tant notre place était étroite. Mais elle était excellente et rien ne nous a échappé. On entendait les bâtons de palmier sonner sourdement sur les tarbouchs, comme les baguettes sur des tambours pleins d’étoupes, ou plutôt comme sur des balles de laine. Ceci est exact : le scheik s’est avancé, son cheval tenu par deux saïs et lui-même soutenu par deux autres ; le bonhomme en avait besoin. Les mains commençaient à lui trembler, une attaque de nerfs le gagnait et, à la fin de sa promenade il était presque complètement évanoui. Son cheval a passé au petit pas sur le corps de plus de deux cents hommes couchés à plat sur le ventre. Quant à ceux qui en sont morts, c’est impossible à savoir ; la foule se rue tellement derrière le scheik, une fois qu’il est passé, qu’il n’est pas plus facile de savoir ce que sont devenus ces malheureux que de distinguer le sort d’une épingle jetée dans un torrent. La veille au soir, nous avions été dans un couvent de derviches où nous en avions vu tomber en convulsions à force d’avoir crié Allah. Ce sont de gentils spectacles, et qui auraient bougrement fait rire M. de Voltaire. Quelles réflexions n’aurait-il pas faites sur le pauvre esprit humain ! sur le fanatisme ! la superstition ! Moi, ça ne m’a pas fait rire du tout ! Cela est trop occupant pour être effrayant. Ce qu’il y a de plus terrible, c’est leur musique. C’est un bien drôle de pays que ce pays. Hier, par exemple, nous étions dans un café qui est un des plus beaux du Caire, et où il y avait en même temps que nous, dans le café, un âne qui chiait et un monsieur qui pissait dans un coin. Personne ne trouve ça drôle, personne ne dit rien. Quelquefois, un homme près de vous se lève et se met à dire sa prière, avec grandes prosternations et grandes exclamations, comme s’il était tout seul. On ne détourne même pas la tête, tant cela paraît tout naturel. Te figures-tu un individu récitant son bénédicité au café de Paris ? Tu me parles de ma mission. Je n’ai presque rien à faire et je crois que je ne ferai presque rien. Il me faudrait plus de toupet que je n’en ai pour demander une récompense après cela. Je deviens de moins en moins cupide de quoi que ce soit. Après mon retour, je reprendrai ma bonne et belle vie de travail, dans mon grand cabinet, sur mes bons fauteuils, auprès de toi, ma pauvre vieille, et ce sera tout. Ne me parle donc pas de me pousser. Me pousser à quoi ? Qu’est-ce qui me peut satisfaire, si ce n’est la volupté permanente de la table ronde ? N’ai-je pas tout ce qu’il y a de plus enviable au monde ? l’indépendance, la liberté de ma fantaisie, mes deux cents plumes taillées et l’art de s’en servir. Et puis c’est que l’Orient, l’Égypte surtout, est un pays raplatissant pour toutes les petites vanités mondaines. À force de parcourir tant de ruines, on ne pense pas à se dresser des bicoques ; toute cette vieille poussière vous rend indifférent de renommée. À l’heure qu’il est, je ne vois nullement (au point de vue littéraire même) la nécessité de faire parler de moi. Habiter Paris, publier, se remuer, tout cela me semble bien fatigant, vu de si loin. Peut-être dans dix minutes aurai-je changé d’avis. Mais je ne demande qu’une chose à mes semblables, c’est de me laisser tranquille comme je fais envers eux. *** À sa mère. Beni-Souëf, 14 février (1850), à bord de la cange. Depuis huit jours que nous sommes partis, nous avons fait environ 25 lieues, ayant eu à partir du second jour le vent contraire, ou plutôt n’ayant guère eu de vent, si ce n’est cette nuit. On a été obligé presque tout le temps de haler sur la corde. Quand le vent manque, les hommes ôtent leur chemise, se jettent à l’eau et vont à la nage sur la rive tirer la corde. Ce matin, on en a flanqué un dans le fleuve d’un grand coup de pied dans le derrière, trouvant qu’il n’allait pas assez vite à une manoeuvre. Quand on ne hale pas, on pousse du fond avec de grandes gaffes. De cette manière-là on fait, en travaillant bien, de 3 à 5 lieues par jour. Il fait beau temps ; le soleil commence à casse-briller ; le Nil est plat comme un fleuve d’huile. À notre gauche, nous avons toute la chaîne arabique qui, le soir, est violet et azur. À droite, des plaines, puis le désert. Les rives du Nil ressemblent aux bords de la mer ; on a plutôt l’air d’être sur les grèves de l’océan. Par moments, il y a des plages aussi étendues, à peu de chose près, que celle du Mont-Saint-Michel. Il fait un silence absolu ; nous n’entendons rien que l’eau couler. Quelquefois, au loin, une bande de chameaux qui passe. Sur le bord de l’eau, des oiseaux qui viennent boire ; de place en place un bouquet de palmiers, qui renferme un village dont les maisons sont construites de roseaux et de terre. Quand nous descendons et quand nous y allons, les enfants se sauvent à toutes jambes, de peur de nos fusils ; les femmes se voilent et détournent la tête. Nous menons une bonne vie, pauvre vieille adorée. Ah ! comme je te regrette ! Comme tout cela te plairait ! Si tu savais quel calme tout autour de nous, et dans quelles profondeurs paisibles on se sent errer l’esprit ! Nous paressons, nous flânons, nous rêvassons. Le matin je fais du grec, je lis de l’Homère ; le soir j’écris. Dans le jour, bien souvent nous mettons nos fusils sur notre dos et nous allons chasser. *** À sa mère. Entre le mont Farchout et Resseh, 3 mars 1850. Nous menons une vie de fainéantise et de rêvasserie ; toute la journée vautrés sur notre tapis, nous fumons des chibouks et des narguilehs, en absorbant de la limonade et en regardant les rives du fleuve. (Ce sont plutôt des rivages. Ça ressemble à la mer.) On croit faire une longue navigation et toujours longer les côtes d’un continent. Dans des moments, on se croit dans un lac immense dont on ne voit pas les limites. La chaîne arabique ne nous quitte pas sur la gauche. C’est tantôt une falaise coupée à pic, d’autres fois elle se mamelonne en monticules que de grandes lignes de sable parallèles rayent de gris, comme le dos d’une hyène. À propos de bêtes féroces, aujourd’hui nous avons vu pour la première fois plusieurs crocodiles. Max en a tiré plusieurs et n’en a tué aucun. C’est fort difficile, à cause de l’extrême pusillanimité de cette grosse bête qui fuit au moindre bruit. De temps à autre, on rencontre une cange qui descend vers le Caire. Les drogmans des deux bateaux s’appellent. On se met sur le pont, et on se regarde passer sans rien dire. Quand le bateau que l’on croise porte pavillon tricolore, on se salue de quatre coups de fusil, on se crie les nouvelles politiques, et quelquefois on se met en panne pour se faire une visite. Il y a quelques jours, à Beni-Souëf, nous sommes ainsi montés à bord d’une cange où voyageait un certain M. Robert, du Dauphiné, en compagnie d’un polonais dont j’ai, bien entendu, oublié le nom, en sa qualité de nom polonais. Quand il a su le mien, il s’est mis à me dire : "Ah ! Monsieur, vous portez le nom d’un homme que j’ai bien connu (cela m’a fait dresser les oreilles) ; j’ai connu un célèbre médecin qui s’appelait comme vous", etc. Lui ayant dit que c’était mon père, il m’a fait beaucoup de politesses et de compliments. Ce Polonais a habité Neufchâtel, m’a demandé des nouvelles de plusieurs familles de Rouen ; il connaît Orlowski. C’est un homme de taille moyenne, brun, avec de très beaux yeux noirs. Le médecin de Siout, à qui j’en ai parlé et qui l’avait vu quelques jours avant nous, croit que c’est un médecin lui-même. Cette rencontre inattendue m’a fait un singulier plaisir, que tu comprendras mieux que je ne pourrais te l’écrire. Quant à nos santés, elles sont excellentes ; nous engraissons tous, Maxime y compris, ce qui peut paraître fabuleux. Si nous écoutions Joseph, nous crèverions de cuisine. Il ne rêve que plats sucrés qu’il appelle des douces, et ragoûts qu’il appelle des petites friddousses. Au reste, nous fondrons cet été en Syrie, où nous mènerons une vie plus rude. *** À sa mère. Assouan (Syène), 12 mars 1850. Nous voilà à Assouan, devant la première cataracte, ayant encore, pour arriver au terme de notre voyage du Nil, 65 lieues à faire environ ; si nous avons du bon vent, il y en a pour une dizaine de jours. Puis nous redescendrons tout doucement, nous arrêtant un peu partout. Ce qu’il y a à voir ici est énorme. Il faudrait des années et non des semaines. Nous voyageons lentement du reste, ne nous fatiguant pas, regardant avec de longues contemplations tout ce qui nous passe sous le nez, dormant beaucoup, mangeant de même, et ayant des teints d’une fraîcheur charmante, malgré le culottage du soleil sur nos cuirs. Nous entrons dans la Nubie. La nature est tout autre. Le paysage est d’une férocité nègre ; des rochers tout le long du Nil, qui maintenant devient resserré ; des palmiers de 50 pieds de haut au moins, et des montagnes de sable qui, au soleil, semblent être de poudre d’or. Nous nous sommes promenés tantôt dans l’île d’Éléphantine. Des enfants tout nus nous suivaient sous les palmiers. Au seuil des huttes, des femmes couleur de café brûlé, n’ayant qu’un petit caleçon en cuir pour tout vêtement, nous regardaient passer, ouvrant tout ébahis leurs grands yeux de faïence. Le soleil se couchait sur les montagnes ; une grande prairie verte s’étendait devant nous, entre des dattiers qui l’encadraient, et au loin le Nil brillait dans la découpure inégale des rochers de granit qu’il traverse. Pour passer le fleuve, les gens du pays s’y prennent de la façon suivante : on commence par ôter sa chemise que l’on roule en turban sur sa tête, on monte à califourchon sur deux bottes de roseaux liées ensemble et terminées en pointe à chaque bout ; puis, avec une rame, on pousse l’eau alternativement à droite et à gauche. Au milieu de l’eau on voit ainsi ces tritons noirs qui s’en vont tranquillement, les jambes accroupies devant eux sur leur singulière nacelle. Ce matin on nous a apporté une grande cigogne en vie ; après l’avoir gardée une heure, nous l’avons relâchée. Elle avait les pattes roses et le corps tout blanc. L’autre jour, au moment de partir d’Esneh, des Bédouins nous ont vendu pour quatre piastres (20 sous) une gazelle qu’ils avaient tuée le matin. Pendant deux jours nous avons vécu dessus ; c’est excellent. Nous avons gardé sa tête et Joseph a découpé sa peau pour m’en faire un tapis. Il ne serait pas difficile d’en avoir une en vie. Je voudrais bien en rapporter une à Croisset pour la petite, mais l’embarras que cela nous causerait m’empêchera de réaliser cette envie que j’ai depuis longtemps. En fait de crocodiles, nous en voyons toujours ; les gredins ont la vie dure. Il faudrait les surprendre pendant leur sommeil, mais je crois qu’ils sont toujours éveillés. Pour des momies, nous n’avons pas encore commencé nos recherches. Du reste c’est bientôt, en redescendant, que nous allons nous mettre à travailler. Maxime va recommencer ses rages photographiques ; il faut espérer que, pendant ce temps-là, j’écrirai à ce malheureux Bouilhet dont je n’ai aucune nouvelle. Nous avons eu à Esneh une soirée d’almées. C’était convenable ; je ne dis que cela ! Car ça mériterait une description très stylée. Une de ces femmes avait un mouton familier tacheté de henné jaune (par gentillesse), avec une muselière en velours ; il la suivait comme un chien. Quant aux danses de ces dames, c’est une chose des plus merveilleuses qu’il soit possible de voir. Cela seul vaut le voyage (sans enthousiasme). *** À Louis Bouilhet. 13 mars 1850, à bord de notre cange, à 12 lieues au delà de Syène. Dans six ou sept heures nous allons passer sous le tropique de ce vieux mâtin de cancer. Il fait dans ce moment 30 degrés de chaleur à l’ombre ; nous sommes nu-pieds, en chemise ; je t’écris sur mon divan, au bruit des tarabouks de nos matelots qui chantent en frappant dans leurs mains. Le soleil tape d’aplomb sur la tente de notre pont. Le Nil est plat comme un fleuve d’acier. Il y a de grands palmiers sur les rives. Le ciel est tout bleu. Ô pauvre vieux, pauvre vieux de mon coeur ! Qu’est-ce que tu fais, toi, à Rouen ? Il y a longtemps que je n’ai reçu de tes lettres, ou pour mieux dire je n’en ai encore reçu qu’une, datée de la fin de décembre et à laquelle j’ai répondu immédiatement. Peut-être en ai-je une autre d’arrivée au Caire, ou qui est en route maintenant pour parvenir jusqu’à moi. Ma mère m’écrit qu’elle ne te voit guère souvent. Pourquoi cela ? Si ça t’embête trop, fais-le un peu à cause de moi et tâche de me dire ce qui se passe dans ma maison, sous tous les rapports possibles. As-tu été à Paris ? Es-tu retourné chez Gautier ? et Pradier, l’as-tu vu ? Qu’est-ce qu’est devenu le voyage en Angleterre à propos du conte chinois ? Je rognonne souvent de tes vers, va, pauvre bougre. J’ai besoin tout de suite de te faire une réparation éclatante relativement au mot "vagabond" appliqué au Nil : Que le Nil vagabond roule sur ses rivages ! Il n’y a pas de désignation plus juste, plus précise, ni plus large à la fois. C’est un fleuve cocasse et magnifique, qui ressemble plutôt à un Océan qu’à autre chose. Des grèves de sable s’étendent à perte de vue sur ses bords, sillonnées par le vent comme les plages de la mer. Cela a des proportions telles que l’on ne sait pas de quel côté est le courant, et souvent on se croit enfermé dans un grand lac. Ah ! mais ! Si tu t’attends à une lettre un peu propre, tu te trompes. Je t’avertis très sérieusement que mon intelligence a beaucoup baissé. En fait de travail, je lis tous les jours de l’Odyssée en grec. Depuis que nous sommes sur le Nil j’en ai absorbé quatre chants ; comme nous reviendrons par la Grèce, ça pourra me servir. Les premiers jours je m’étais mis à écrire un peu, mais j’en ai, Dieu merci, bien vite reconnu l’ineptie. Il vaut mieux être oeil, tout bonnement. Nous vivons, comme tu le vois, dans une paresse crasse, passant toutes nos journées couchés sur nos divans, à regarder ce qui se passe, depuis les chameaux et les troupeaux de boeufs du Sennahar jusqu’aux barques qui descendent vers le Caire, chargées de négresses et de dents d’éléphant. Nous sommes maintenant, mon cher Monsieur, dans un pays où les femmes sont nues, et l’on peut dire avec le poète "comme la main", car, pour tout costume, elles n’ont que des bagues. J’ai vu des filles de Nubie qui avaient des colliers de piastres d’or leur descendant jusque sur les cuisses, et qui portaient sur leur ventre noir des ceintures de perles de couleur. Et leur danse ! Procédons par ordre, cependant. Du Caire à Beni-Souëf, rien de bien curieux. Nous avons mis dix jours à faire ces 25 lieues, à cause du Khamsin ou Simoûn (meurtrier) qui nous a retardés. Rien de ce que l’on dit sur lui n’est exagéré. C’est une tempête de sable qui vous arrive. Il faut s’enfermer et se tenir tranquille ; nos provisions en ont seules beaucoup souffert, la poussière pénétrant partout, jusque dans les boîtes de fer-blanc fermées à force. Le soleil, ces jours-là, a l’air d’un disque de plomb ; le ciel est pâle ; les barques tournoient sur le Nil comme des toupies. On ne voit pas un oiseau, pas une mouche. Arrivés à Beni-Souëf, nous avons fait une course de cinq jours au lac Moeris. Mais comme nous n’avons pu aller jusqu’au bout, nous y retournerons une fois revenus au Caire. Jusqu’à présent, du reste, nous avons vu peu de choses ; car nous profitons du vent pour aller au plus loin de notre voyage ; c’est en revenant que nous nous arrêterons partout. Comme nous avons l’intention d’aller à Kosséir, sur les bords de la mer Rouge, et à la grande oasis de Thèbes, il est certain que nous ne serons pas revenus au Caire avant la fin de mai, ce qui nous remet en Syrie au mois de juin. À Medinet-El-Fayoun, nous avons logé chez un chrétien de Damas, qui nous a donné l’hospitalité. Il y avait chez lui, logeant comme commensal habituel, un prêtre catholique. Sous prétexte que les musulmans ne prennent pas de vin, ces braves chrétiens se gorgent d’eau-de-vie. La quantité de petits verres qu’on siffle par confraternité religieuse est incroyable. Notre hôte était un homme un peu lettré et, comme nous étions dans le pays de saint Antoine, nous avons causé de lui, d’Arius, de saint Athanase, etc., etc. Le brave homme était ravi. Sais-tu ce qu’il y avait de suspendu aux murs de la chambre où nous avons couché ? Une gravure représentant une vue de Quilleboeuf, et une autre une vue de l’abbaye de Granville ! Cela m’a fait bien rêver. Quant au propriétaire, il ne savait pas ce que ces deux images figuraient. Quand on voyage ainsi par terre, le soir vous couchez dans des maisons de boue desséchée, dont le toit en canne à sucre vous laisse contempler les étoiles. À votre arrivée, le scheik chez lequel vous logez fait tuer un mouton ; les principaux du pays viennent vous faire une visite et vous baiser les mains l’un après l’autre. On se laisse faire avec un aplomb de grand sultan, puis on se met à table, c’est-à-dire on s’assoit par terre tous en rond autour du plat commun, dans lequel on plonge les mains, déchiquetant, mâchant et rotant à qui mieux mieux. C’est une politesse du pays, il faut roter après les repas. Je m’en acquitte mal. Nous avons eu, à un pays qui s’appelle Djebel-Et-Téir, un tableau assez bon : sur le haut d’une montagne dominant le Nil se trouve un couvent de Cophtes. Ils ont l’habitude, dès qu’ils aperçoivent une cange de voyageurs, de descendre de leur montagne, de se jeter à l’eau et de venir à la nage vous demander l’aumône. On en est assailli. Vous voyez ces gaillards, tout nus, descendre les rochers à pic, et nager vers vous à toute force de jarret en criant tant qu’ils peuvent : "batchis, batchis, Cawadja chistiani !" (Donnez-nous de l’argent, Monsieur chrétien). Et comme, en cet endroit-là, il y a beaucoup de cavernes, l’écho répète avec un bruit de canon : Cawadja, Cawadja... Les vautours et les aigles volent sur vos têtes, le bateau file sur l’eau avec ses deux grandes voiles étendues. En ce moment-là, un de nos matelots (le grotesque du bord) dansait tout nu une danse lascive ; pour chasser les moines chrétiens, il leur présentait son derrière, pendant qu’ils se cramponnaient au bordage de la cange. Les autres matelots leurs criaient des injures avec les noms répétés d’Allah et de Mohammed. Les uns leur donnaient des coups de bâton, d’autres des coups de cordes ; Joseph tapait dessus avec les pincettes de la cuisine. C’était un tutti de calottes, de gueulades et de rires. Dès qu’on leur a donné quelque argent, ils le mettent dans leur bouche et remontent chez eux par le même chemin. Si on ne leur administrait ainsi de bonnes rossées, on se trouverait assailli d’une telle quantité qu’il y aurait danger de faire chavirer la cange. Ailleurs ce ne sont plus les hommes qui viennent vous voir mais les oiseaux. Il y a à Sheik-Saïd un santon (chapelle-tombeau bâtie en l’honneur d’un saint musulman) où les oiseaux vont d’eux-mêmes déposer la nourriture qu’on leur donne. Cette nourriture sert aux pauvres voyageurs qui passent par là. Nous qui avons lu Voltaire, nous ne croyons pas à ça. Mais on est si arriéré ici ! On y chante si peu Béranger ! (Comment, Monsieur, on ne commence pas à civiliser un peu ces pays ! l’élan des chemins de fer ne s’y fait-il pas sentir ? quel y est l’état de l’instruction primaire ? etc.) Si bien que lorsqu’on passe devant ce Santon, tous les oiseaux viennent entourer le bateau, se poser sur les manoeuvres... on leur émiette du pain, ils tournoient, gobent sur l’eau ce qu’on leur a jeté et repartent. J’ai fait à Keneh quelque chose de convenable et qui, je l’espère, obtiendra ton approbation. Nous avions mis pied à terre pour faire des provisions, et nous marchions tranquillement dans les bazars, le nez en l’air, respirant l’odeur de santal qui circulait autour de nous, quand, au détour d’une rue, voilà tout à coup que nous tombons dans le quartier des filles de joie. Figure-toi, mon ami, cinq ou six rues courbes avec des cahutes hautes de 4 pieds environ, bâties de limon gris desséché. Sur les portes, des femmes debout, ou se tenant assises sur des nattes. Les négresses avaient des robes bleu ciel, d’autres étaient en jaune, en blanc, en rouge, larges vêtements qui flottent au vent chaud. Des senteurs d’épices avec tout cela ; et sur leurs gorges découvertes de longs colliers de piastres d’or, qui font que, lorsqu’elles se remuent, ça claque comme des charrettes. Elles vont, appellent avec des voix traînantes : "Cawadja, Cawadja" ; leurs dents blanches luisent sous leurs lèvres rouges et noires ; leurs yeux d’étain roulent comme des roues qui tournent. Je me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes des batchis, me faisant appeler et raccrocher ; elles me prenaient à bras le corps et voulaient m’entraîner dans leurs maisons... Mets du soleil par là-dessus. Eh bien ! j’ai résisté, exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse cédé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur. Je n’ai pas toujours mené avec moi un "artistisme" si stoïque : à Esneh je suis allé chez Ruchiouk-Hânem, courtisane fort célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était deux heures de l’après-midi), elle nous attendait ; sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d’un mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien ; c’était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d’or avec une plaque verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu, couvert d’une gaze violette, elle se tenait au haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle, et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui l’entourait. C’est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l’eau de rose. Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée : un triple collier d’or était dessus. On a fait venir les musiciens et l’on a dansé. Sa danse ne vaut pas, à beaucoup près, celle du fameux Hassan dont je t’ai parlé. Mais c’était pourtant bien agréable sous un rapport, et d’un fier style sous l’autre. En général les belles femmes dansent mal. J’en excepte une Nubienne que nous avons vue à Assouan. Mais ce n’est plus la danse arabe, c’est plus féroce, plus emporté ; ça sent la ligne et le nègre. Le soir, nous sommes revenus chez Ruchiouk-Hânem. Il y avait quatre femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu ; comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres ! ! !). La Fête a duré depuis 6 heures jusqu’à 10 et demie, le tout entremêlé de baisers pendant les entr’actes. Deux joueurs de rebek assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Ruchiouk s’est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un pli de leur turban afin qu’ils ne vissent rien. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant. Je t’épargne toute description de danse, ce serait raté. Il faut vous l’exposer par des gestes, pour vous la faire comprendre – et encore ! J’en doute. Quand il a fallu partir, je ne suis pas parti. Ruchiouk ne se souciait guère de nous garder la nuit chez elle, de peur des voleurs qui auraient bien pu venir, sachant qu’il y avait des étrangers dans sa maison. Maxime est resté tout seul sur un divan, et moi je suis descendu au rez-de-chaussée dans la chambre de Ruchiouk. Une mèche brûlait dans une lampe de forme antique suspendue à la muraille. Dans une pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse d’Abyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur une veste de soie. Son corps était en sueur : elle était fatiguée d’avoir dansé, elle avait froid. Je l’ai couverte de ma pelisse de fourrure et elle s’est endormie. Pour moi, je n’ai guère fermé l’oeil. J’ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C’est pour cela que j’étais resté. En contemplant dormir cette belle créature, qui ronflait la tête appuyée sur son bras, je pensais à des nuits de plaisir à Paris, à un tas de vieux souvenirs... et à celle-là, à sa danse, à sa voix qui chantait des chansons sans signification ni mots distinguables pour moi. Cela a duré ainsi toute la nuit. À 3 heures je me suis levé pour aller dans la rue ; les étoiles brillaient. Le ciel était clair et très haut. Elle s’est réveillée, a été chercher un pot de charbon et pendant une heure s’est chauffée, accroupie autour, puis est revenue se coucher et se rendormir. Le matin, à 7 heures, nous sommes partis. J’ai été chasser avec un matelot dans un champ de coton, sous des palmiers et des gazis. La campagne était belle ; des Arabes, des ânes, des buffles allaient aux champs. Le vent soufflait dans les branches minces des gazis. Cela sifflait comme dans des joncs ; les montagnes étaient roses ; le soleil montait, mon matelot allait devant moi, se courbant pour passer sous les buissons et me désignant d’un geste muet les tourterelles qu’il voyait sur les branches. Je n’en ai tué qu’une : je ne les voyais pas. Je marchais, poussant mes pieds devant moi et songeant à des matinées analogues... À une entre autres, chez le marquis de Pomereu, au Héron, après un bal. Je ne m’étais pas couché et le matin j’avais été me promener en barque sur l’étang, tout seul, dans mon hait de collège. Les cygnes me regardaient passer et les feuilles des arbustes retombaient dans l’eau. C’était peu de jours avant la rentrée ; j’avais quinze ans. Comme nature, ce que j’ai encore vu de mieux, ce sont les environs de Thèbes. À partir de Keneh l’Égypte perd son allure agricole et pacifique, les montagnes deviennent plus hautes et les arbres plus grands. Un soir, dans les environs de Dendérah, nous avons fait une promenade sous les doums (palmiers de Thèbes) ; les montagnes étaient lie de vin, le Nil bleu, le ciel outremer et les verdures d’un vert livide ; tout était immobile. Ça avait l’air d’un paysage peint, d’un immense décor de théâtre fait exprès pour nous. Quelques bons Turcs fumaient au pied des arbres avec leurs turbans et leurs longues pipes. Nous marchions entre les arbres. À propos, nous avons vu déjà beaucoup de crocodiles. Ils se tiennent à l’angle des îlots, comme des troncs d’arbres échoués. Quand on en approche, ils se laissent couler dans l’eau comme de grosses limaces grises. Il y a aussi beaucoup de cigognes, et de grandes grues qui se tiennent au bord du fleuve par longues files alignées comme des régiments. Elles s’envolent en battant des ailes quand elles aperçoivent la cange. Ici, du reste, en Nubie, cela change ; il y a peu d’animaux. Cela devient plus vide. Le Nil se resserre entre des rochers ; lui qui était si large est maintenant resserré, par places, entre des montagnes de pierre ; il a l’air de ne pas remuer et se tient plat, scintillant au soleil. Avant-hier nous avons passé les cataractes ou, pour mieux dire, les cataractes de la première cataracte, car c’est tout un pays. Des nègres nus traversent le fleuve sur des troncs de palmier, en ramant avec les deux mains. Ils disparaissent dans les tourbillons d’écume plus rapidement qu’un flocon de laine noire jeté dans un courant de moulin. Puis le bout de leur tronc d’arbre (sur lequel ils sont couchés) se cabre comme un cheval. On les revoit, ils arrivent à nous et montent à bord ; l’eau ruisselle sur leurs corps lisses comme sur les statues de bronze des fontaines. La description de la manière dont on passe les cataractes est trop longue. Sache qu’un coup de gouvernail à faux casserait le bateau net sur les rochers. Nous avions environ cent cinquante hommes pour haler notre bateau. Tout cela tire ensemble sur un long câble et gueule d’accord, en poussant de grands cris. Nous sommes arrêtés dans ce moment faute de vent. Les mouches me piquent la figure ; le jeune Du Camp est parti faire une épreuve. Il réussit assez bien ; nous aurons, je crois, un album assez gentil. Je ne t’ai pas encore, suivant la promesse que je t’avais faite, ramassé des cailloux du Nil, car le Nil a peu de cailloux. Mais j’ai pris du sable. Nous ne désespérons pas, quoique cela soit difficile, d’exporter (expression commerciale) quelque momie. Écris-moi donc d’archi-longues lettres, envoie-moi tout ce que tu voudras, pourvu qu’il y en ait beaucoup. Dans un an à cette époque-ci je serai de retour. Nous reprendrons nos bons dimanches de Croisset. Voilà bientôt cinq mois que je suis parti. Ah ! je pense à toi souvent, pauvre vieux. Adieu, je te serre à deux bras, y compris tous tes cahiers. P.S. - Si tu veux savoir l’état de nos boules, nous sommes couleur de pipe culottée. Nous engraissons, la barbe nous pousse. Sassetti est habillé à l’égyptienne. Maxime, l’autre jour, m’a chanté du Béranger pendant deux heures et nous avons passé la soirée jusqu’à minuit à maudire ce drôle. Hein ! comme la chanson des "Gueux" est peu faite pour les socialistes et doit les satisfaire médiocrement ! *** À sa mère. Ipsamboul, 24 mars 1850. Dimanche des rameaux. Si cette lettre t’arrive, pauvre vieille, elle sera probablement encore mieux reçue que les autres, car il est probable que les derniers courriers ne t’en ont pas apporté. Tu recevras celle-ci de Wadi-Halfa, c’est-à-dire du point le plus éloigné de tout notre voyage. Avec des détours plus ou moins longs, nous n’allons plus faire maintenant que nous rapprocher insensiblement. Sais-tu que nous sommes à près de 1400 lieues de distance ? Comme ça doit te paraître loin, pauvre vieille, et comme cette carte d’Égypte te semble longue ! n’est-ce pas ? Quant à moi, ce n’est que par une réflexion assez longue que je peux calculer la distance qui nous sépare ; il me semble toujours que tu es près de moi, que nous ne sommes pas loin et que, si je voulais, je ne serais pas longtemps à te voir. Voilà près de deux mois, sept semaines, que je n’ai eu de tes nouvelles. J’ai encore une quinzaine à attendre avant d’être revenu à la première cataracte, où j’espère en trouver. Et encore c’est bien chanceux ! Va, pauvre vieille, ceux qui restent ne sont pas les seuls à avoir de l’inquiétude. J’éprouve parfois des appétits de te voir qui me saisissent tout à coup comme des crampes de tendresse ; puis le voyage, la distraction de la minute présente fait passer cela. Mais c’est le soir, avant de m’endormir, que je te donne une bonne pensée et tous les matins, quand je me réveille, tu es le premier objet qui me vienne à l’esprit. Mais dis, je suis bien sûr que tu ne dépenses pas à moi. Je te vois toujours appuyée sur le coude, le menton dans ta main, rêvant avec ton bon air triste. Songe donc, pauvre mère, que 5 est le tiers de 15. Tu me reverras au mois de février prochain. C’est encore l’été et l’hiver à passer. Si nous n’avions pas eu du vent défavorable, ou plutôt une absence de vent aussi complète, nous serions déjà de retour à Assouan (première cataracte). Mais nous avons mis quinze jours à faire 60 lieues. Il y a des journées où nous n’avons pas fait une demi-lieue. Ce matin le vent reprend, nous allons un peu, et nous espérons ne pas tarder à arriver à Wadi-Halfa, d’où nous allons redescendre piano, examinant tout à notre aise. Depuis que nous sommes partis du Caire, en effet, nous n’avons guère quitté la cange. Maintenant nous allons faire des stations pour examiner ces vieilles bougresses de ruines. La chaleur commence à taper ; il faisait hier au soir 34 degrés à 8 heures du soir, et toute la journée le soleil avait été caché par les nuages. Au soleil, dans la journée d’avant-hier, nous avons eu 55 degrés centigrades. Nous avons été obligés de renoncer à notre amour désordonné de marcher pieds nus. Même à travers de fortes chaussures, la chaleur du sol se fait sentir vigoureusement, comme si l’on marchait sur des plaques de cheminée tiédies. En somme, sous le soleil de Nubie, on est comme sous un vaste four de campagne. Mais une chose étrange, c’est que nous n’en sommes nullement gênés. Dans ces climats-ci la chaleur se supporte beaucoup mieux que le froid qui, quelque mince qu’il soit (relativement), gêne beaucoup. Dans ce moment je suis sans pantalon et sans habit, n’ayant pour tout vêtement que mon caleçon et une grande chemise blanche par-dessus. Nous avons passé les cataractes sans encombre. Au reste, par excès de prudence, nous avons mis pied à terre. C’est une des choses les plus curieuses et les plus belles que nous ayons encore vues. Je t’ai parlé, dans ma dernière lettre, de gens d’Assouan et d’Éléphantine qui traversent le Nil assis sur des joncs. Un peu plus loin, aux cataractes, ils sont montés, tout nus, sur des troncs de palmiers ; il est amusant de les voir se lancer dans les tourbillons d’écume, disparaître et revenir sur l’eau ; le courant les entraîne entre les rochers comme un fétu de paille, d’une manière rapide et effrayante ; leurs dos noirs ruissellent d’eau, leurs dents blanches sourient. Tout cela est d’une élégance de sauvage qui charme profondément. Avant-hier, nous avons abordé deux bateaux de marchands d’esclaves chargés de négresses. Elles venaient du Darfour, du pays des Gallas, de l’intérieur de l’Afrique, femmes volées pour la plupart. Elles étaient empilées dans les canges, qui en regorgeaient comme des charrettes de foin chez nous. Pour costumes elles portaient des amulettes et de petits caleçons de cuir. Nous en avons acheté (pas des femmes) mais des pagnes (leur caleçon). C’est si peu beurré de crasse et de graisse de mouton que ça en empoisonne notre divan. Nous avons marchandé des plumes d’autruche et une petite fille d’Abyssinie, afin de rester plus longtemps à bord et de jouir de ce spectacle qui avait son chic. Quelques-unes, sur des pierres, broyaient de la farine, et leurs longues chevelures tombaient par-dessus elles comme la longue crinière d’un cheval qui broute à terre. Les enfants à la mamelle pleuraient. On faisait la cuisine. Les unes, avec des dents de porc-épic, arrangeaient les chevelures de leurs compagnes. C’était fort triste et singulier. Dans chacun de ces bateaux-là, il y a toujours quelques vieilles négresses qui font et refont ce voyage pour encourager les nouvelles venues, faire qu’elles ne se découragent pas trop et ne se rendent pas malades à force d’être trop tristes. Sais-tu, pauvre chérie, que nous sommes à un mois de distance du pays des singes et des éléphants ? Mais il faut se limiter et songer que le fond du sac n’est pas inépuisable. *** À sa mère. Philae, 15 avril 1850. Nous voilà de retour de la Nubie, comme nous sommes partis, en bon état, si l’on peut dire ainsi quand il y a deux grands mois que l’on n’a reçu des nouvelles de tout ce que l’on a de plus cher au monde. Hier soir nous sommes arrivés à Philae, à la nuit tombante. Je suis aussitôt parti à âne avec Joseph pour Assouan (à une lieue d’ici), dans l’espérance d’avoir un paquet de lettres : rien ! J’imagine que tu as manqué un courrier et que tous les autres sont à la chancellerie du Caire, où je viens d’écrire immédiatement pour qu’on me les envoie à Keneh ; autrement je n’aurais de lettres de toi qu’à notre retour au Caire, à la fin de mai. Ça fera (ou ça ferait) près de quatre mois sans savoir ce que tu es devenue. Le ciel était bien beau hier au soir, les étoiles brillaient, les Arabes chantaient sur leurs dromadaires. C’était une vraie nuit d’Orient où le ciel bleu disparaissait sous la profusion des astres. Mais j’avais le coeur bien triste, ma pauvre mère tant aimée. Écris-moi donc plutôt deux fois, plutôt cent fois qu’une, par tous les courriers. Une lettre se perd si vite. Max en a eu déjà plusieurs disparues. Si je savais au moins que les miennes te parviennent, je ne me plaindrais pas. Mais c’est là ma plus grande angoisse. Quand je me figure toi tourmentée, cela me désole. Peut-être es-tu malade, pauvre vieille. Tu pleures peut-être en ce moment, tournant tes pauvres beaux yeux que j’aime sur cette carte, qui ne te représente qu’un espace vide où ton fils est perdu. Oh non, va, je reviendrai ; tu ne peux pas être malade, car un fort désir fait vivre. Voilà bientôt six mois que je suis parti ; dans six mois je ne serai pas loin du retour ; ce sera probablement vers janvier ou février prochain. Hier soir, chez l’effendi où j’ai été les chercher, il y avait des lettres pour Maxime ; il y en avait pour Sassetti même, qui n’en reçoit jamais. Mais de toi, rien, ni d’Achille qui devrait pourtant me donner un peu de tes nouvelles, ni de Bouilhet, ni du père Parain, qui devrait bien quelquefois se lever dès le matin pour m’écrire de n’importe quelle orthographe : "Ta mère se porte bien". Voilà tout ce que je demande, il me semble que ce n’est guère. Est-ce qu’on ne pense plus à moi ? Serait-il vrai, le proverbe : les absents ont tort ? Quant à te parler de notre voyage, ce sera pour une autre fois. Je suis pressé ; nous allons descendre la cataracte, nous déménageons les bagages et nous-mêmes. Le bateau va s’en aller de son côté et nous à pied du nôtre. Et puis, je suis trop en colère pour avoir le loisir de me recueillir. Nos santés sont florissantes, si ce n’est Sassetti, que le climat fatigue un peu. Je ne sais pas comment Maxime ne se fait pas crever avec la rage photographique qu’il déploie ; du reste il réussit parfaitement. Quant à moi, qui ne fais que contempler la nature, fumer des chibouks et me promener au soleil, j’engraisse. Mais je deviens bien laid. Mon nez rougit, et il m’y pousse des poils comme à celui du capitaine Barbet. Adieu, pauvre tant adorée ; je t’embrasse et te surembrasse. *** À sa mère. (22 avril 1850.) Nous sommes en plein été. À 6 heures du matin, nous avons régulièrement vingt degrés Réaumur à l’ombre ; dans la journée c’est trente environ. La moisson est faite depuis longtemps et avant-hier nous avons mangé une pastèque. Où es-tu, toi, pauvre vieille ? est-ce à Croisset ? à Nogent ? à Paris ? Et ce voyage d’Angleterre ? Envoie-moi les plus longues lettres possible ; parle-moi de toi, de ta vie, de tout ce qui se passe. Comme la petite Liline sera gentille l’hiver prochain ! Fait-elle bien des progrès dans la lecture ? C’est une bien bonne vie que celle que nous menons. Voilà le voyage de Nubie fini. La conclusion de celui d’Égypte approche aussi. Nous quitterons notre pauvre cange avec peine. Maintenant nous redescendons lentement à l’aviron ce grand fleuve que nous avons monté avec nos deux voiles blanches. Nous nous arrêtons devant toutes les ruines. On amarre le bateau, nous descendons à terre. Toujours c’est quelque temple enfoui dans les sables jusqu’aux épaules et qu’on voit en partie, comme un vieux squelette déterré. Des dieux à tête de crocodile et d’ibis sont peints sur la muraille blanchie par les fientes des oiseaux de proie qui nichent entre les intervalles des pierres. Nous nous promenons entre les colonnes. Avec nos bâtons de palmier et nos songeries, nous remuons toute cette poussière. Nous regardons à travers les brèches des temples le ciel qui cassepète de bleu. Le Nil coulant à pleins bords serpente au milieu du désert, ayant une frange de verdure à chaque rive. C’est toute l’Égypte. Souvent il y a autour de nous un troupeau de moutons noirs qui broute, quelque petit garçon nu, leste comme un singe, avec des yeux de chat, des dents d’ivoire, un anneau d’argent dans l’oreille droite et de grandes marques de feu sur les joues, tatouage fait avec un couteau rougi. D’autres fois, ce sont de pauvres femmes arabes, couvertes de guenilles et de colliers, qui viennent vendre des poulets à Joseph, ou qui ramassent avec leurs mains des crottes de biques pour engraisser leur maigre champ. Une chose merveilleuse, c’est la lumière ; elle fait briller tout. Dans les villes, cela nous éblouit toujours, comme ferait le papillotage de couleurs d’un immense bal costumé. Des vêtements blancs, jaunes ou azur se détachent, dans l’atmosphère transparente, avec des crudités de ton à faire pâmer tous les peintres. Pour moi, je rêvasse de cette vieille littérature, je tâche d’empoigner tout ça. Je voudrais bien imaginer quelque chose, mais je ne sais quoi. Il me semble que je deviens bête comme un pot. Nous lisons dans les temples les noms des voyageurs ; cela nous paraît bien grêle et bien vain. Nous n’avons mis les nôtres nulle part. Il y en a qui ont dû demander trois jours à être gravés, tant c’est profondément entaillé dans la pierre. Quelques-uns se retrouvent partout avec une constance de bêtise sublime. Il y a un nommé Vidua, surtout, qui ne nous quitte pas. Avant-hier, à Ombos, Max a découvert celui de ce pauvre Darcet. Les lettres sont là à se ronger au grand air, pendant que son corps se pourrit là-bas, dans une troisième partie du monde. C’est sans doute ce pauvre nom, à demi effacé déjà, qui survivra de lui le plus longtemps. Il est venu l’écrire en Égypte, il a vécu à Paris, et il a été mourir en Amérique. Quelques réflexions philosophiques, comme dirait Fellacher ! Toutes les fois que nous arrivons devant des statues, dans un temple, Max fait devant elles le salut arabe en portant la main à son front, et s’informant de leur santé. Ça ne varie pas. Sassetti a depuis quelque temps une rage de chasse que rien n’arrête. Il est vêtu à l’Égyptienne, ce qui lui donne un air mastoc assez risible. C’est un garçon de très bon coeur et qui nous est fort dévoué. Il possède beaucoup de talents utiles. Maintenant il est cordonnier et raccommode nos chaussures avec du fil de fouet ciré. Nos hardes s’usent. Le chic commence. Je donnerais je ne sais quoi pour que tu puisses connaître ce brave Joseph. C’est une des balles les plus curieuses qu’il soit possible de voir. Il se livre toujours à la confection des douces (plats sucrés) et des bé-fils-tecks (beafsteaks). Nous avons eu une fière chance de tomber sur un pareil drogman. Il est très expérimenté et de bon entendement. Nous avons à bord un vieux matelot qu’on appelle Fergalli et qui me rappelle ce bon Pitchef. Plus on lui fait de farces, donne de calottes, coups de poings, etc., et plus il est satisfait. Quelquefois même on le jette à l’eau ; alors on rit beaucoup. Les plaisanteries sont toujours de le tuer, de l’écorcher vif, de le mettre à la broche. Comme il est chauve, on lui retire son bonnet et on lui donne de grandes calottes sur la tête. Quelquefois les matelots font mine d’aller le féliciter sur sa nomination de pacha, et on lui donne un charivari qui consiste à faire avec la main et la bouche des pets factices ; on le rase avec un couteau ; on le déshabille pour qu’il danse. Il y a quelques jours, on l’a habillé en femme avec un voile sur la figure et un morceau de toile à voile pour robe. C’était la mariée, on faisait la noce. Cela pouvait passer pour un de ces spectacles "où un père de famille n’aurait pas été bien aise de mener sa jeune personne". Après quoi, ces bons Arabes se sont mis à faire leur prière avec des prosternations, des Allah et des Mohammed, comme les plus braves gens du monde. Il n’y a rien de plus gai que ces hommes, ou pour mieux dire de plus enfant ; un rien les abat, comme peu de chose les amuse. Les messieurs de la haute classe ne détestent pas le liquide. Les gouverneurs des petites villes où nous passons viennent nous faire des visites à bord, dans l’espérance d’attraper une bouteille d’eau-de-vie. La canaillerie de ces drôles se rehausse de tous les respects dont on les entoure. À Wadi-Halfa nous avons fait la connaissance du gouverneur d’Ibrim, chargé de recueillir l’impôt dans toute la province. Ce n’est pas une mince besogne. Cela s’exécute à grand renfort de coups de bâton, et arrestations, et enchaînements. Nous sommes descendus avec lui, côte à côte, pendant trois jours. Un villageois n’avait pas voulu payer ; le scheik l’a enchaîné et enlevé dans sa cange. Quand elle a passé près de nous, nous avons vu ce pauvre vieux couché au fond du bateau, tête nue sous le soleil et dûment cadenassé ; sur la rive, des hommes et des femmes suivaient en criant. Ça n’émoussait nullement notre brave Turc, qui a jugé cependant prudent, pendant deux jours, de ne pas nous quitter de vue, espérant que, si par hasard on l’attaquait, nous avions de très jolis fusils qui portent fort loin. Il venait, tout en descendant le Nil comme nous, nous faire des visites. Une fois, il nous a amené un petit mouton en cadeau, ce qui nous a été sensiblement agréable, car depuis six semaines nous n’avions mangé que du poulet et de la tourterelle. Nous avons eu avec ce brave homme des conversations sur sa spécialité, c’est-à-dire qu’il nous a donné beaucoup de détails sur la manière de faire mourir un homme à coups de bâton, en un nombre de coups déterminés. Ils vous exposent tout cela très gentiment, en riant, comme on cause spectacles, et l’exécutent très placidement, comme on fume sa pipe. Pour te donner une idée de tout ce que je vois, va à la bibliothèque de Rouen et demande à voir le grand ouvrage d’Égypte, le volume de planches d’antiquités. M. Pottier (ou l’ami Lebreton) se fera un plaisir de te montrer ça. Au reste, cet ouvrage n’est pas rare, quelque particulier l’a peut-être. Voilà, il me semble, une longue lettre, pauvre chère vieille. Qu’elle t’arrive vite, qu’elle te remonte, qu’elle te fasse du bien, comme un bon vent frais, ranimant. Adieux, je t’envoie toute ma tendresse. *** À sa mère. Thèbes, amarrés au rivage de Louqsor, 3 mai 1850. Il est quatre heures et demie du matin. Je me lève à la hâte, pauvre chère mère, pour t’envoyer ce mot à Keneh, à l’agent français qui le fera passer au Caire. Je fais partir un exprès à cheval pour le porter et me rapporter des lettres de toi, s’il y en a. Serai-je plus heureux à Keneh qu’à Assouan ? Dieu le veuille ! Nous sommes arrivés hier au soir à Thèbes, à neuf heures. Nous nous sommes promenés dans Louqsor au clair de lune. Elle se levait derrière les enfilades des colonnes, éclairant de grandes ruines. Ah ! comme le ciel est beau ici, pauvre vieille, quelles étoiles, quelle nuit ! Nous n’avons encore rien vu de Thèbes, mais ce doit être magnifique ! Nous allons y rester une quinzaine, j’imagine, car c’est immense, et comme nous voulons bien voir et ne pas nous échigner, nous prendrons notre temps. Par ce système, aucun de nous n’a été encore fatigué. Je vois que nous ne serons pas à Jérusalem avant le 1er ou le 15 juillet, probablement, et à Constantinople avant octobre ou novembre ; au reste il est impossible d’avance de rien indiquer de précis. Ce qu’il y a de certain, c’est que l’hiver prochain, en janvier ou février, tu verras ton pauvre fieu. Prends donc patience, pauvre mère ; le temps passe, nous voilà à moitié. La seconde moitié passera plus vite que la première. Comme nous causerons dans nos fauteuils, au coin du feu ! Depuis ma dernière lettre d’Esneh, partie le 26 avril, je n’ai rien de nouveau à te dire, si ce n’est que j’ai tous les doigts noircis de nitrate d’argent, pour avoir aidé mon associé, hier, à Herment, dans ses travaux photographiques. Il s’est développé en lui une rage de natation qui aurait pu devenir désastreuse, si on n’avait fini par le prier de cesser. Il se jetait dans le Nil, en pleine eau, sans faire attention qu’il y a beaucoup de crocodiles ; cependant, sur nos remontrances, il a cessé. C’est un bien bon bougre ! Nos santés continuent à être superbes et nos mines ressemblent de plus en plus à des pipes extra-culottées ! Adieu, pauvre chérie ; je n’ai plus que le temps de t’embrasser de tout mon coeur. À toi. *** À sa mère. Entre Kaft et Keneh, 16 mai 1850. Nous avons quitté (enfin et hélas !) Thèbes hier matin. Il y a de quoi y rester longtemps et dans un perpétuel ébahissement. C’est de beaucoup ce qu’il y a de plus beau en Égypte et peut-être ce que nous verrons de plus crâne dans tout notre voyage. Ce soir, nous arriverons à Keneh probablement. Si je n’y ai pas de lettres, je n’ai plus d’espoir d’en avoir qu’au Caire. Enfin, Dieu bénisse la poste et les chanceliers ! Si je savais au moins que tu as reçu toutes les miennes ! Je mets dans mes envois le plus de régularité possible ; je fais partir des exprès à cheval quand je n’ai pas d’occasion. Avec tout cela, j’ai bien peur que tu ne passes souvent plusieurs courriers sans avoir de mes nouvelles. Mais tranquillise-toi, bonne mère, je vais et nous allons tous bien. En fait d’inconvénients de voyage, croiras-tu que je viens de passer quatre jours sans fumer ! faute de tabac. Le tabac des paysans arabes me semblant exécrable, je soupire après le caporal. Je viens tout à l’heure de rater une grande cigogne qui se promenait tranquillement sur la rive. Ma balle a été à cinquante pas plus loin faire des ricochets sur le sable, et la cigogne tranquillement est remontée dans l’air, laissant pendre ses pattes et donnant de grands coups d’ailes. Nous venons, pauvre vieille, de passer à Thèbes quinze bien bons jours. C’est beau ! ce devait être au moins une ville aussi grande que Paris. Il faut trois jours rien que pour voir, sans s’arrêter, les ruines qui en demeurent encore, quoique tout soit ravagé et aux trois quarts enfoui. C’est une plaine entre deux chaînes de montagnes, traversée par le Nil, parsemée d’obélisques, de colonnades, de frontispices, de colosses. Je n’oublierai jamais la première impression que m’a faite le palais de Karnac. Ça m’a semblé une demeure de géants, où l’on devait servir dans des plats d’or des hommes entiers à la brochette, comme des alouettes. Nous avons passé là trois jours, Maxime photographiant et moi estampant, ou pour mieux dire faisant estamper. J’avais parmi mes ouvriers un guide qui parlait un peu anglais ; nous nous entendions à moitié dans un charabia composé d’anglais, d’italien et d’arabe : - Allah ! allah ! allons ! go on ! go on ! S. n. de D. - Si, signor, si, signor, è questo bene ? - T’is not very bad, but your paper is not clean. - Taïeb, taïeb. Et ainsi de suite. Nous vivions, c’est-à-dire nos affaires étaient dans une petite chambre qui avait pour plafond de grandes dalles peintes en bleu de ciel, et nous voyions devant nous, sur la muraille, des reines avec de grandes coiffures, qui tenaient des rois par la taille. La nuit, je dormais dehors sur une grande pierre (recouverte de mon matelas), couché sur le dos, le nez tourné aux étoiles, au bruit des tarentules et à l’aboiement des chacals, qui alternait avec celui des chiens des villages voisins. Puis nous avons passé sur la rive gauche du Nil. Après avoir, pendant deux jours, logé à Louqsor même, dans le palais de France (maison donnée par Méhémet-Ali, lors de l’expédition de Louqsor pour l’obélisque), nous avons été camper au pied du fameux colosse. Il n’a pas chanté au lever du soleil, mais le gredin m’a envoyé la nuit une grêle de moustiques qui m’ont dévoré les jambes, et m’ont empêché de dormir ; d’autant plus que le vent qu’il faisait secouait la tente avec furie. Le jour suivant, nous avons couché au Rhamesséion (tombeau d’Osymandias), et celui d’après à Biban-el-Moulouk, ou autrement vallée des rois. C’est une merveille. Figure-toi une vallée entière, coupée dans une montagne où il n’y a pas plus de végétation que sur une table de marbre et, des deux côtés, des carrières ; ce sont autant de tombeaux. On descend dans chacun par une série d’escaliers, les uns au bout des autres, et qui n’en finissent plus. Puis on entre dans deux grandes salles, peintes de haut en bas et au plafond. On y voyage, le mot est littéral. Figure-toi les grottes de Caumont, dont les murs seraient poncés et couverts de peintures d’or, d’azur, etc. Ce sont des représentations fantastiques ou symboliques, des serpents à plusieurs têtes qui marchent sur des pieds humains, des têtes décapitées qui naviguent, des singes qui traînent des navires, des rois sur leurs trônes avec des visages verts et des attributs étranges. Les peintures sont fraîches comme si elles venaient d’être faites et s’enlèvent sous le pouce. Ailleurs ce sont des joueurs de harpe, des danseuses, des gens qui mangent (...) ; on en cassepète. Tu n’en es pas quitte, va ! Je t’en reparlerai plus d’une fois. Il y a, à l’entrée de la vallée des rois, au-dessus du Rhamesséion, un vieux Grec qui fait le commerce d’antiquités. Il vit là comme dans une tour, au milieu de la montagne, dans une maison pleine de momies, tout seul, et loin des humains. De vieilles carcasses racornies, plantées debout contre le mur, grimacent dans un coin de sa tour ; son rez-de-chaussée est bourré de cercueils, et la chambre où il nous a reçus a pour volet une planche peinte qui couvrait quelque citoyen du temps de Sésostris. Il est venu nous rendre notre visite un matin, comme nous étions campés au pied du colosse de Memnon. Il avait un turban blanc, une chemise de nubien blanche et un parapluie en coton blanc. Ce vieux fils de Lemnos portait en outre à sa main gauche son chibouk et un bâton en bois blanc tourné par lui-même et terminé par une pointe en fer, pour s’aider à marcher sur les rochers. Il avait les pieds nus dans ses savates et se traînait en soufflant. Quant à emporter en France des momies, ce serait difficile ; l’exportation en est défendue maintenant. Nous aurions beaucoup d’embarras pour les passer en contrebande au Caire et pour les embarquer à Alexandrie. Ça nous demanderait trop de temps et d’argent. À Keneh nous allons faire une pointe jusqu’à Kosseir, pour voir la mer Rouge que nous ne connaîtrions point sans cela, puisque le voyage du Sinaï n’aura pas lieu. Nous en aurions pour vingt jours de désert (au mois de juillet ce serait peut-être dur), douze jours de lazaret à Gaza, et 3000 francs de droit de passage au scheik de El-Akabah. Ce serait absurde. Le voyage de Kosseir, au contraire, nous demandera quatre ou cinq jours ; c’est une promenade. Hier, avant de quitter Thèbes, nous avons pris des chevaux et nous avons été faire un grand tour dans la campagne, derrière Karnac et Louqsor. Au milieu de la journée nous nous sommes arrêtés dans un village et nous sommes entrés dans un jardin. Les arbres, orangers, citronniers palmiers, étaient si serrés les uns près des autres, qu’il fallait se baisser pour passer dessous. Là, nous nous sommes reposés à l’ombre, sur un paquet de branches sèches de palmier. Le gamin qui nous suivait à pied a été chercher le gardien du jardin qui nous a apporté une grande jatte de dattes, avec des petits pains chauds posés sur un panier plat en paille de couleur tressée. Le ruisseau qui arrose le jardin, large d’un pied et profond d’un demi-pouce, coulait devant nous, sous la semelle de nos bottes, traînant des feuilles sur son courant, tout comme une rivière. Nous sommes restés là deux grandes heures à causer. Puis nous sommes remontés à cheval et nous nous sommes dirigés sur Karnac. C’est avec un serrement de coeur que nous lui avons dit adieu. Quelle étrange chose ! être ému en quittant des pierres ! Et quand tant d’autres choses nous émeuvent. J’ai énormément pensé à Alfred à Thèbes. Si le système des saint-simoniens est vrai, il voyageait peut-être avec moi ; alors ce n’était pas moi qui pensais à lui, mais lui qui pensait en moi. Et je songe bien aux autres aussi, pauvre mère ! Je ne peux admirer en silence. J’ai besoin de cris, de gestes, d’expansion ; il faut que je gueule, que je brise des chaises, en un mot que j’appelle les autres à participer à mon plaisir. Et quels autres appeler que ses plus aimés ? Quand je prends une feuille de papier pour t’écrire, le diable m’emporte si je sais quoi mettre. Puis, de soi-même, ça vient, je bavarde. Je m’amuse, les lignes s’allongent. Mais quand je ne sais plus que dire, je jette sur elles un bon regard d’adieu et je leur dis dans ma pensée : allez-vous-en là-bas vite, vite, embrassez-la pour moi. Des lignes d’écriture embrasser quelqu’un ! Suis-je bête ? Allons, pas fort ! Adieu, pauvre chérie, mille tendresses. Allons, remonte-toi un peu. "Tu te manges le sang" ; "tu ne te fais pas de raison". 17. Keneh. – Grande joie ! chère mère, mon coeur en saute. Voilà dix lettres pour moi, dont une du père Parain et une de Bouilhet. Quant à toi, je t’embrasse à t’étouffer. Je vois que tu vas bien, que tu es raisonnable. Je t’en aime mille fois plus pour cela. Tu te conduis bien. Comme tes lettres sont gentilles ! Je les ai dévorées comme un affamé. Adieu, encore mille baisers. *** À Emmanuel Vasse. 17 mai 1850. À bord de notre cange, entre Kous et Keneh. Je ne sais, cher ami, si tu as reçu un mot de moi daté du Caire, en réponse à un envoi de ta seigneurie, envoi dont je n’ai pu apprécier que l’intention, puisqu’il est arrivé à Rouen comme j’étais déjà en Égypte. Je crois t’en avoir remercié dans ma dernière lettre ; à mon retour ce sera ma première occupation de te lire, sois-en sûr. Que deviens-tu et comment supportes-tu cette polissonne d’existence ? Que dit-on à Paris ? Quant à nous, nous n’avons pas reçu de nouvelles d’Europe depuis la fin de janvier dernier. Voilà en effet quatre grands mois que nous vivons sur le Nil, ne voyant que ruines, crocodiles et fellahs. Ce n’est pas le moyen d’être fort en politique ni de se tenir au courant du mouvement social. Au reste, si tout en France est dans le même état qu’à mon départ, si le bourgeois y est toujours aussi férocement inepte et l’opinion publique aussi lâche, en un mot si la pot-bouille générale y exhale une odeur de graillon aussi sale, je ne regrette rien. Au contraire, que tout cela s’arrange pour le mieux ou pour le pis, je ne demande rien du gâteau général, m’écartant de la foule pour n’avoir pas les coudes foulés. Pour le moment nous revenons de la Nubie, du désert d’Abou-Coulome et de Korosko ; demain ou après-demain nous partons pour Kosseir, sur les bords de la mer Rouge, et dans trois semaines nous ferons une excursion à la grande oasis indépendante de Thèbes. Tu vois que nous nous foutons complètement de tout ce qui se passe et que nous vivons comme de grands égoïstes, aspirant à pleins poumons le bon air chaud des tropiques, contemplant le ciel bleu, les palmiers et les chameaux, buvant du lait de buffle, fumant dans de longues pipes et dormant le nez aux étoiles. Je crois du reste que jusqu’à présent peu de voyages en Égypte (j’en excepte les voyages des savants) ont été aussi complets que le nôtre. On met ordinairement trois mois à voir ce pays ; nous en aurons mis huit. Nous avons relevé, dessiné, mesuré tous les temples de la Nubie et du Saïd (quant au Delta, l’inondation nous empêchera de le connaître aussi bien). Nous avons fait également une excursion dont peu de voyageurs se donnent la fatigue, celle du lac Moeris et du Fayoum. Nous ne serons pas de retour au Caire avant la fin du mois prochain ; nous nous embarquerons à Alexandrie pour Beyrouth où je compte bien, mon cher Monsieur, avoir une lettre de toi. De Beyrouth nous nous mettrons en selle pour visiter toute la Palestine et la Syrie ; notre intention est de faire ensuite le voyage des îles Chypre, Candie et Rhodes. Comme tu t’es occupé pendant de longues années de Candie, envoie-moi là-dessus le plus de questions que tu pourras. Je m’informerai et verrai par moi-même tout ce que tu me diras ; je te promets la bonne volonté la plus sincère. Expédie-moi donc par le courrier le plus prochain (à Beyrouth) une masse de notes, tant pour mon instruction personnelle que pour te servir d’éclaircissement à mille solutions qui sans doute te tourmentent. Si tu as quelque lettre à faire remettre ou n’importe quelle commission, tu sais, cher et vieil ami, que je suis tout à toi. Ma mère a dû écrire à Mme Vasse que nous irions à Larnaka ; ainsi je ne te demande rien pour ta soeur de ce côté. Je crois du reste que tu n’es pas avec elle en correspondance bien suivie. Tu peux t’appliquer ce mot connu : il n’y a pas de ressemblance entre moi, ma famille et une botte d’asperges ; nous ne sommes pas tous très unis. Le principal, quant à la famille, c’est de n’en être pas embêté. Or tu as su, par ton travail et une patience héroïque, te faire une position qui t’en rend indépendant. Dis-moi si elle s’améliore, si tu montes en grade, c’est-à-dire si l’argent augmente à mesure que la besogne diminue. Tu sais que tout ce qui t’intéresse m’intéresse. Voilà longtemps que nous portions ensemble ce vénérable habit de collège et que nous mangions les fromages de Neufchâtel du père Degouay. Comme c’est vieux ! comme il a coulé de l’eau sous le pont depuis ! comme j’ai déjà usé de bottes et regardé brûler de chandelles ! Qu’est-ce que sont devenus tous ceux qui étaient avec nous ?... établis, dispersés, crevés, oubliés, mariés, cocus, députés, etc., etc. Tout cela est drôle. Et "le Garçon" ? y penses-tu quelquefois ? Adieu, cher vieux camarade, le ciel te tienne en joie ; je t’embrasse. À toi. Aurais-tu la bonté d’envoyer à Croisset un simple mot à ma mère, lui disant que tu as reçu de mes nouvelles et que je me porte bien ? Tu me rendras service. *** À Louis Bouilhet. Entre Girgeh et Siout. (4 juin 1850.) Et d’abord, mon cher Monsieur, permettez-moi de vous adresser l’hommage de mon admiration frénétique pour le morceau que tu m’as envoyé sur Don Dick d’Arrah. C’est taillé ! voilà du style ! Sérieusement, c’est fort beau. Je viens de le relire encore une fois et d’en rire comme trois cercueils ouverts. Il y a là des reprises et des mouvements de maître tout à fait crânes. Ce vieux Richard ! ça m’a donné une envie de boire de sa bière, que la langue m’en pêle. Je vois le sable qui parsème le sol de l’établissement, je l’entends qui craque sous les bottes. La salle doit être au rez-de-chaussée, basse, humide, sentir le moisi et avoir peu de lumière. Homme cruel, tu ne m’as pas dit où se fonde l’établissement. Ce doit être dans le "bas" de la ville, rue Nationale ou rue de la Savonnerie plutôt, à moins que ce ne soit à Saint-Sever, ce qui serait sublime. Oui, en voilà encore un qui s’établit, un qui est fixé ! Et nous, nous sommes bien loin d’être établis ni fixés, même à quelque chose. Quant à moi, j’y renonce. J’ai beaucoup réfléchi à tout cela depuis que nous nous sommes quittés, pauvre vieux. Assis sur le devant de ma cange, en regardant l’eau couler, je rumine ma vie passée avec des intensités profondes. Il me revient beaucoup de choses oubliées, comme de vieux airs de nourrice dont il vous survient des bribes. Est-ce que je touche à une période nouvelle ? ou à une décadence complète ? Et, du passé, je vais rêvassant à l’avenir, et là je n’y vois rien, rien. Je suis sans plan, sans idée, sans projet et, ce qu’il y a de pire, sans ambition. Quelque chose, l’éternel "à quoi bon ?" répond à tout et clôt de sa barrière d’airain chaque avenue que je m’ouvre dans la campagne des hypothèses. On ne devient pas gai en voyage. Je ne sais si la vue des ruines inspire de grandes pensées. Mais je me demande d’où vient le dégoût profond que j’ai maintenant, à l’idée de me remuer pour faire parler de moi. Je ne me sens pas la force physique de publier, d’aller chez l’imprimeur, de choisir le papier, de corriger les épreuves, etc. Et qu’est-ce que cela, comparativement au reste ? Autant travailler pour soi seul. On fait comme on veut et d’après ses propres idées. On s’admire, on se fait plaisir à soi-même ; n’est-ce pas le principal ? Et puis, le public est si bête ! Et puis, qui est-ce qui lit ? Et que lit-on ? Et qu’admire-t-on ? Ah ! bonnes époques tranquilles, bonnes époques à perruques, vous viviez d’aplomb sur vos hauts talons et sur vos cannes ! Mais le sol tremble sous nous. Où prendre notre point d’appui, en admettant même que nous ayons le levier ? Ce qui nous manque à tous, ce n’est pas le style, ni cette flexibilité de l’archet et des doigts désignée sous le nom de talent. Nous avons un orchestre nombreux, une palette riche, des ressources variées. En fait de ruses et de ficelles, nous en savons beaucoup plus qu’on n’en a peut-être jamais su. Non, ce qui nous manque c’est le principe intrinsèque, c’est l’âme de la chose, l’idée même du sujet. Nous prenons des notes, nous faisons des voyages ; misère, misère ! Nous devenons savants, archéologues, historiens, médecins, gnaffes et gens de goût. Qu’est-ce que tout ça y fait ? Mais le coeur, la verve, la sève ? D’où partir et où aller ? Oui, quand je serai de retour, je reprendrai et pour longtemps, je l’espère, ma vieille vie tranquille sur ma table ronde, entre la vue de ma cheminée et celle de mon jardin. Je continuerai à vivre comme un ours, me moquant de la patrie, de la critique et de tout le monde. Ces idées révoltent le jeune Du Camp qui en a de tout opposées, c’est-à-dire qui a des projets très remuants pour son retour et qui veut se lancer dans une activité démoniaque. À la fin de l’hiver prochain, nous causerons de tout cela, mon bonhomme. Je m’en vais te faire une confidence très nette : c’est que je ne m’occupe pas plus de ma mission que du roi de Prusse. Pour "remplir mon mandat" exactement, il eût fallu renoncer à mon voyage. C’eût été trop sot. Je fais parfois des bêtises, mais pas de si pommées. Me vois-tu dans chaque pays m’informant des récoltes, du produit, de la consommation ? Combien fait-on d’huile, combien goinfre-t-on de pommes de terre ? Et dans chaque port : combien de navires ? quel tonnage ? combien en partance ? combien en arrivée ? dito, report d’autre part, etc. merde ! Ah non, franchement je te le demande, était-ce possible ? Et après tant de turpitudes (mon titre en est déjà une suffisante), si on avait fait quelques démarches, que les amis se fussent remués et que le ministre eût été bon enfant, j’aurais eu la croix ! Tableau ! Satisfaction pour le père Parain ! Eh bien non, mille fois, je n’en veux pas, m’honorant tellement moi-même que rien ne peut m’honorer. Je pense bougrement à toi, va, grande canaille, je te vois circulant dans les rues de Rouen, les coudes serrés, le nez au vent, avec ta canne et le chapeau gris, maintenant que nous sommes en été. À ce moment, mardi 4 juin, 2 h et demie de l’après-midi, je te vois tournant le coin de la rue Ganterie à côté de la Crosse. À propos, voilà le grand moment qui approche. Ce sera décisif et pour n’y plus revenir ; on va savoir enfin à quoi s’en tenir, le prix de discours français décidera tout. Je ne serai plus dans cette perplexité atroce qui me poursuit jusqu’au milieu du désert, comme des djins. Sera-ce Pigny ? Sera-ce Defodon ? Lequel ? C’est comme la bataille d’Actium. Le sort de l’humanité en dépend, peut-être. Je comparerais volontiers l’un à Catilina et l’autre à César. À moins que le premier ne devienne un Marius, et que dans le second ne se découvre plus tard un Sylla ! Et qui sait ! Les meilleures républiques ont été ébranlées par des ambitions qui, dans l’origine, paraissaient moins dangereuses ; une action futile cache souvent un motif sérieux. Alcibiade fit couper la queue de son chien pour détourner l’attention des athéniens. Il paraît que l’établissement de bacheliers va bien et que tu fais la répétition avec succès. Tant mieux ; tâche de gagner de l’argent et de bien vivre. C’est toujours ça. J’ai vu Thèbes, vieux ; c’est bien beau. Nous y sommes arrivés un soir à 9 heures, par un clair de lune qui cassepétait sur les colonnes. Les chiens aboyaient, les grandes ruines blanches avaient l’air de fantômes et la lune à l’horizon, toute ronde et rasant la terre, semblait ne pas bouger et se tenir là exprès. À Karnac nous avons eu l’impression d’une vie de géants. J’ai passé une nuit aux pieds du colosse de Memnon, dévoré de moustiques. Ce vieux gredin a une bonne balle, il est couvert d’inscriptions ; les inscriptions et les merdes d’oiseaux, voilà les deux seules choses sur les ruines d’Égypte qui indiquent la vie. La pierre la plus rongée n’a pas un brin d’herbe. Ça tombe en poudre comme une momie, voilà tout. Les inscriptions des voyageurs et les fientes des oiseaux de proie sont les deux seuls ornements de la ruine. Souvent, on voit un grand obélisque tout droit avec une longue tache blanche qui descend comme une draperie dans toute la longueur, plus large à partir du sommet et se rétrécissant vers le bas. Ce sont les vautours qui viennent fienter là depuis des siècles. C’est d’un très bel effet, et d’un curieux "symbolisme". La nature a dit aux monuments égyptiens : Vous ne voulez pas de moi, la graine du lichen ne pousse point sur vous ? Eh bien, je vous chierai sur le corps. Dans les hypogées de Thèbes (qui sont une des choses les plus curieuses et les plus amusantes que l’on puisse voir) nous avons découvert des gaudrioles pharaoniques, ce qui prouve, monsieur, que de tout temps on s’est damné, on a aimé la fillette, comme dit notre immortel chansonnier. C’est une peinture représentant des hommes et des femmes à table, mangeant et buvant tout en se prenant par la taille et en s’embrassant. Il y a là des profils d’un cochon charmant, des oeils de bourgeois en goguette admirables. Plus loin, nous avons vu deux fillettes avec des robes transparentes, les formes on ne peut plus p..., et jouant de la guitare d’un air lascif. C’est b... comme une gravure lubrique, Palais-Royal 1816. Cela nous a fait bien rire et donné à songer. Quelque chose de bougrement magnifique, ce sont les tombeaux des rois. Figure-toi des carrières de Caumont, dans lesquelles on descend par des escaliers successifs, tout cela peint et doré du haut en bas et représentant des scènes funèbres, des morts que l’on embaume, des rois sur leurs trônes avec tous leurs attributs, et des fantaisies terribles et singulières, des serpents qui marchent sur des jambes humaines, des têtes décapitées portées sur des dos de crocodiles, et puis des joueurs d’instruments de musique et des forêts de lotus. Nous avons vécu là trois jours. C’est très ravagé et abîmé, non pas par le temps, mais par les voyageurs et les savants. Nous avons fait une chasse à la hyène. Ça a consisté à passer la nuit à la belle étoile, ou mieux aux belles étoiles, car je n’ai jamais vu le ciel beau comme cette nuit-là. Mais la bête féroce s’est moquée de nous : elle n’est pas venue. En revanche, un jour que je me promenais à cheval tout seul et sans armes du côté des hypogées, pendant que Maxime photographiait de son côté, je montais lentement et le nez baissé sur ma poitrine, me laissant aller au mouvement du cheval, quand tout à coup j’entends un bruit de pierres qui déroulent ; je lève la tête et je vois sortant d’une caverne, à dix pas en face de moi, quelque chose qui monte la roche à pic, comme un serpent. C’était un gros renard ; il s’arrête, s’asseoit sur le train de derrière et me regarde. Je prends mon lorgnon et nous restons ainsi à nous contempler réciproquement pendant trois minutes, nous livrant sans doute à part nous-mêmes à des réflexions différentes. Comme je m’en retournais tranquillement, maudissant la sottise que j’avais faite de n’avoir pas emporté mon fusil, voilà qu’à ma gauche, d’une autre caverne (le sol en est plus percé en cet endroit qu’une écumoire ne l’est de trous) débusque avec un calme impudent le plus beau chacal que l’on puisse voir. Il s’est en allé tranquillement, à petits pas, s’arrêtant de temps à autre pour détourner la tête et me lancer des oeillades méprisantes. À Karnac, nous étionud étourdis la nuit du bruit de ces gaillards-là qui hurlaient comme des diables ; l’un d’eux est venu, une nuit, voler notre beurre au milieu de notre campement. Quant aux crocodiles, ils sont plus communs sur le Nil que les aloses dans la Seine. Nous tirons dessus quelquefois, mais toujours de trop loin. Pour les tuer, il faut les atteindre à la tête et ce n’est qu’en s’approchant très près (mais ils ont l’oreille fine et détalent lestement) que l’on a chance d’exterminer ces odieux monstres. Quelle belle idée que celle du monstre ! L’animal méchant pour le plaisir d’être méchant ! À Esneh j’ai revu Ruchiouk-Hânem ; ç’a été triste. Je l’ai trouvée changée. Elle avait été malade. Le temps était lourd, il y avait des nuages. Sa servante d’Abyssinie jetait de l’eau par terre pour rafraîchir la chambre. Je l’ai regardée longtemps, afin de bien garder son image dans ma tête. Quand je suis parti, nous lui avons dit que nous reviendrions le lendemain et nous ne sommes pas revenus. Du reste, j’ai bien savouré l’amertume de tout cela ; c’est le principal, ça m’a été aux entrailles. J’ai vu la mer Rouge à Kosseir. Ç’a été un voyage de quatre jours pour aller et de cinq pour revenir, à chameau, et par une chaleur qui, au milieu de la journée, montait à 45 degrés Réaumur. Ça piquait et j’ai souhaité parfois la bière Richard, car nous avions de l’eau qui, outre le goût de bouc que lui avaient communiqué les outres, sentait par elle-même le soufre et le savon. Nous nous levions à 3 heures du matin ; nous nous couchions à 9 heures du soir, vivant d’oeufs durs, de confitures sèches et de pastèques. C’était la vraie vie du désert. Tout le long de la route, nous rencontrions de place en place des carcasses de chameaux morts de fatigue. Il y a des endroits où l’on trouve de grandes plaques de sable dallées ; c’est uni et glacé comme l’aire d’une grange : ce sont les lieux où les chameaux s’arrêtent pour pisser. L’urine, à la longue, a fini par vernir le sol et l’égaliser comme un parquet. Nous avions emporté quelques viandes froides. Dès le milieu du second jour nous avons été obligés de les jeter. Un gigot de mouton que nous avions laissé sur une pierre a, par son odeur, immédiatement attiré un gypaète qui s’est mis à voler en rond, tout autour. Nous rencontrions de grandes caravanes de pèlerins qui allaient à La Mecque (Kosseir est le port où ils s’embarquent pour Gedda ; de là à La Mecque il n’y a plus que trois jours), de vieux turcs avec leurs femmes portées dans des paniers, un harem tout entier qui voyageait voilé et qui criait, quand nous sommes passés près de lui, comme un bataillon de pies, un derviche avec une peau de léopard sur le dos. Les chameaux des caravanes vont quelquefois les uns à la file des autres, d’autres fois tous de front. Alors, quand on aperçoit de loin à l’horizon, en raccourci, toutes ces têtes se dandinant qui viennent vers vous, on dirait d’une émigration d’autruches qui avance lentement, lentement et se rapproche. À Kosseir nous avons vu des pèlerins du fond de l’Afrique, de pauvres nègres qui sont en marche depuis un an, deux ans. Il y a là de bien singuliers crânes. Nous avons vu aussi des gens de Bokhara, des Tartares en bonnet pointu, qui faisaient la soupe à l’ombre d’une barque échouée construite en bois rouge des Indes. Quant aux pêcheurs de perles, nous n’en avons vu que les pirogues. Ils se mettent deux là dedans, un qui rame et un qui plonge, et vont au large en mer. Quand le plongeur remonte à la surface de l’eau, le sang lui sort par les oreilles, par les narines et par les yeux. J’ai pris, le lendemain de mon arrivée, un bain de mer dans la mer Rouge. ç’a été un des plaisirs les plus voluptueux de ma vie ; je me suis roulé dans les flots comme sur mille tétons liquides qui m’auraient parcouru tout le corps. Le soir Maxime, par politesse et pour faire honneur à notre hôte, s’est donné une indigestion. Nous étions logés dans un pavillon séparé, couchés sur des divans, en vue de la mer, et servis par un jeune eunuque nègre, qui portait avec chic les plateaux de tasses de café sur son bras gauche. Le matin du jour où nous devions partir, nous avons été à deux lieues de là, au vieux Kosseir, dont il ne reste que le nom et la place. Maxime indigéré s’est aussitôt mis à ronfler sur le sable. Le cawas du consul de Gedda et son chancelier qui étaient venus avec nous, ainsi que le fils de notre hôte, se sont mis à chercher des coquilles, et je suis resté tout seul à regarder la mer. Jamais je n’oublierai cette matinée-là. J’en ai été remué comme d’une aventure. Le fond de l’eau était plus varié de couleurs, à cause de toutes ces coquilles, coquillages, madrépores, coraux, etc., que ne l’est au printemps une prairie couverte de primevères. Quant à la couleur de la surface de la mer, toutes les teintes possibles y passaient, chatoyaient, se dégradaient de l’une sur l’autre, se fondaient ensemble, depuis le chocolat jusqu’à l’améthyste, depuis le rose jusqu’au lapis-lazuli et au vert le plus pâle. C’était inouï et, si j’avais été peintre, j’aurais été rudement embêté en songeant combien la reproduction de cette vérité (en admettant que ce fût possible) paraîtrait fausse. Nous sommes partis de Kosseir le soir de ce jour-là, à 4 heures, et avec une grande tristesse. Je me suis senti les yeux humides en embrassant notre hôte et en remontant sur mon chameau. Il est toujours triste de partir d’un lieu où l’on sait que l’on ne reviendra jamais. Voilà de ces mélancolies qui sont peut-être une des choses les plus profitables des voyages. À propos du changement qui aura pu nous survenir pendant notre séparation, je ne crois pas, cher vieux, s’il y en a un, qu’il soit à mon avantage. Tu auras gagné par la solitude et la concentration ; j’aurai perdu par la dissémination et la rêverie. Je deviens très vide et très stérile. Je le sens. Cela me gagne comme une marée montante. Cela tient peut-être à ce que le corps remue ; je ne peux faire deux choses à la fois. J’ai peut-être laissé mon intelligence là-bas, avec mes pantalons à coulisse, mon divan de maroquin et votre société, cher monsieur. Où tout cela nous mènera-t-il ? Qu’aurons-nous fait dans dix ans ? Pour moi, il me semble que, si je rate encore la première oeuvre que je fais, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau. Moi qui étais si hardi, je deviens timide à l’excès, ce qui est dans les arts la pire de toutes les choses et le plus grand signe de faiblesse. Il y a au Caire un poète qui fait des tragédies orientales dans le goût de Marmontel mitigé de Ducis. Il nous a lu une tragédie sur Abd-El-Kader qui est amoureux d’une française et finit par se tuer de jalousie. Il y a là des morceaux. Tu en peux juger par le sujet. Le poète, qui est médecin, est un être bouffi de vanité, gredin, voleur, assomme tout le monde de ses oeuvres et est repoussé de ses compatriotes. Lors de la révolution de février, il adressa une pièce à Lamartine dont le vers final était : Vive à jamais le Gouvernement provisoire ! Dans une autre, adressée au peuple français, il y avait ceci : Peuple Français ! ô mes compatriotes ! Il vit avec un sale nègre dans une maison obscure. Sa famille le redoute et, lorsqu’il lit sa tragédie, tout chez lui tremble de silence et d’attention. Il porte un nez en perroquet, des lunettes bleues et est accusé par un ingénieur de lui avoir volé une caisse d’habits. La canaille française à l’étranger est magnifique et, j’ajoute, nombreuse. Hein, vieux, j’espère qu’en voilà un paquet et que je suis un aimable homme ! Réponds-moi à Beyrouth où nous serons à la fin de juillet, ensuite à Jérusalem. Pioche toujours. Adieu, vieux de la plume, je t’embrasse sur ta bonne tête. 5 juin. – C’est demain le 6, anniversaire de la naissance du grand Corneille ! Quelle séance à l’Académie de Rouen ! Quels discours ! Tenue de ces messieurs : cravates blanches ; pompe, saines traditions ! Un petit rapport sur l’agriculture ! *** À sa mère. 6 lieues avant Beni-Souëf, 24 juin 1850. Quand je t’ai envoyé ma dernière lettre, de Siout, chère pauvre vieille, je croyais bien qu’à la date présente nous serions au Caire depuis plusieurs jours. Mais je comptais sans le vent ; il nous a été constamment défavorable. Depuis quinze jours nous avons fait soixante lieues ; il y a des journées où nous faisons un quart de lieue, et en se donnant un mal de chien. Comme le Nil est maintenant à son plus bas, nous engravons souvent, ce qui n’accélère pas notre voyage. Bref, désespérant d’arriver au Caire avant une huitaine au moins (de Beni-Souëf au Caire il y a 25 lieues juste) et ayant peur que tu ne passes par-dessus un courrier sans avoir de lettres, à tout hasard je vais envoyer celle-ci au Caire dès que nous aurons touché Beni-Souëf. Mais j’ai bien peur que la malle des Indes ne soit déjà arrivée et le courrier de la fin juin parti. En conséquence, ça te fera un mois sans avoir de mes nouvelles. Pauvre mère, je fais tout ce que je peux pour que tu en reçoives le plus souvent possible. Mais je ne commande ni au vent, ni aux bateaux, ni à la poste, ni à la bonne volonté des gens par lesquels passent mes lettres. En Syrie, il est probable qu’il y aura dans ma correspondance de grandes irrégularités ; je t’en préviens d’avance. Fais-toi à cette idée. C’est beaucoup plus mal administré que l’Égypte qui se sent un peu de l’influence de Méhémet-Ali, quoique tout aille en se détraquant et redevenant turc de plus belle. Nos matelots sont maigris de fatigue ; notre raïs est jaune d’impatience. Joseph désire être arrivé pour envoyer de l’argent à sa femme et Sassetti crève d’envie d’être de retour au Caire, sans savoir pourquoi et par esprit d’imitation. Quant à Maxime et moi, nous ne nous sommes jamais ennuyés à bord, quoique nous n’ayons plus rien à faire ni à voir. Nous avons des livres et nous ne lisons pas. Nous n’écrivons rien non plus. Nous passons à peu près tout notre temps à faire les scheiks, c’est-à-dire les vieux. Le scheik est le vieux monsieur inepte, rentier, considéré, très établi, hors d’âge et nous faisant des questions sur notre voyage, dans le goût de celles-ci : – Et dans les villes où vous passiez, y a-t-il un peu de société ? Aviez-vous quelque cercle où on lise les journaux ? – Le mouvement des chemins de fer se fait-il sentir un peu ? Y a-t-il quelque grande ligne ? – Et les doctrines socialistes, dieu merci, j’espère, n’ont pas encore pénétré dans ces parages ? – Y a-t-il au moins du bon vin ? Avez-vous quelques crus célèbres ? Etc., etc. – Les dames sont-elles aimables ? – Y a-t-il au moins quelques beaux cafés ? Les dames de comptoir affichent-elles un luxe somptueux ? Tout cela d’une voix tremblée et d’un air imbécile. Du scheik simple nous sommes arrivés au scheik double, c’est-à-dire au dialogue. Alors, dialogues sur tout ce qui se passe dans le monde et avec de bonnes opinions encroûtées. Puis le scheik a vieilli et est devenu le vieux tremblotant, cousu d’infirmités, et parlant sans cesse de ses repas et de ses digestions. Ici, il s’est développé chez Maxime un grand talent de mimique. Il a un neveu qui est substitut, une bonne qui s’appelle Marianne, etc. Il s’appelle père Étienne. Moi il m’appelle Quarafon ; le nom de Quarafon est sublime ! Nous nous promenons en nous soutenant réciproquement et en bavachant. Il me dit cent fois par jour d’écrire à son neveu le substitut, pour lui dire de venir parce qu’il ne se sent pas bien et, comme nous sommes excédés de poulet, toutes les fois que je me plains, il me dit : "Allons, Quarafon, consolez-vous, vous aurez pour dîner un bon poulet ; j’ai dit à Marianne de vous en faire un." Le soir, pour nous coucher, ça dure une demi-heure. Nous beuglons en geignant et en nous retournant pesamment comme des gens abîmés de rhumatismes. "Al-lons-bon-soir-mon-a-mi, bonsoir !" Il y a quelques jours je commençais à dormir quand j’ai senti un poids qui me pesait sur le dos. C’était le père Étienne qui venait coucher avec moi, parce qu’il avait peur tout seul dans son lit. Quelquefois aussi, il y a des disputes aigres où le père Étienne abuse de la supériorité de son âge et où Quarafon déclare qu’il prendra la diligence la semaine prochaine. Je t’envoie toutes ces bêtises, chère mère, parce que c’est toi. Je sais que tout ce qui t’initie un peu à notre vie intérieure te fait plaisir. Tu vois que nous passons le temps assez gaiement et que nous avons beau changer de pays, nous ne changeons pas d’humeur. N’importe, ça ne me fera pas de peine non plus d’être arrivé au Caire pour avoir de tes lettres. J’ai reçu les dernières à Keneh le 17 mai, il y a bientôt six semaines. Nous avons été accueillis à Siout par le médecin du lieu, un français, et accueillis d’une façon remarquable. Pendant deux jours, nous nous sommes empiffrés chez cet excellent garçon ; ça nous a remis le torse en état et délassés un moment du poulet, du riz et du pain moisi. On rencontre ainsi de braves gens auxquels on n’est nullement recommandé et qui sont enchantés de vous recevoir. Cela tient à l’ennui où ils vivent, à la disette de nouvelles, et au regret du pays dont on leur apporte quelque chose. Nous avons vu, près de Manfalout, les grottes de Samoun. C’est un cimetière souterrain où il faut ramper pendant trois quarts d’heure sur la poitrine et sur le ventre. Cette expédition est aussi éreintante que curieuse. On en sort exténué. Tout suinte le bitume des embaumements ; la poussière des momies vous prend à la gorge et vous fait tousser, les chauves-souris voltigent autour de votre lanterne. C’est une jolie promenade à faire avec une dame. Nous en avons rapporté des momies de crocodiles, des pieds et des mains humaines dorées, choses à apprendre dans nos locaux. L’entassement qu’il y a là est inouï. C’est une des choses les plus singulières que l’on puisse voir. Si on y allait tout seul, je crois qu’on serait pris de panique. Maxime a tué hier trois pélicans d’une seule balle. Leurs têtes sont à sécher au gouvernail. La collection de pattes d’oiseaux s’augmente. Il y a quelques jours, on nous a apporté tout vivant un énorme lézard du Nil qui ressemblait à un petit crocodile, que nous avons immédiatement tué et dépiauté. Pour 60 paras (7 sous et demi) j’ai acheté une belle carapace de tortue. Dans quelques jours va finir notre voyage sur le Nil. Nous quitterons, je suis sûr, notre pauvre cange avec tristesse. Mais la pensée que je me rapproche de toi, mère chérie, efface tout regret du temps qui s’écoule. Quoique je n’aime guère les sentimentalités de cheveux, de fleurs et de médaillons, pour ne pas faire l’homme fort, je t’envoie une fleur de coton que j’ai cueillie hier à Fechnah à ton intention. *** À Louis Bouilhet. Le Caire, 27 juin 1850. Nous voilà revenus au Caire. Je n’ai que cela de nouveau à te dire, cher et bon vieux, car depuis ma dernière lettre il n’y a rien d’intéressant à te narrer sur notre voyage. Dans quelques jours, nous partons pour Alexandrie et à la fin du mois prochain, si d’ici là ne surgit quelque obstacle, nous ne serons pas loin de Jérusalem. J’ai quitté notre pauvre barque avec une mélancolie navrante. Rentré à l’hôtel au Caire, j’avais la tête bruissante comme après un long voyage en diligence. La ville m’a semblé vide et silencieuse, quoiqu’elle fût pleine de monde et agitée. La première nuit de mon arrivée ici, j’ai entendu tout le temps ce bruit doux des avirons dans l’eau, qui depuis trois grands mois cadençait nos longues journées rêveuses. Bizarre phénomène psychologique, Monsieur ! Revenu au Caire (et après avoir lu ta bonne lettre), je me suis senti éclater d’intensité intellectuelle. La marmite s’est mise à bouillir tout à coup, j’ai éprouvé des besoins d’écrire cuisants. J’étais monté. Tu me parles du plaisir que te font mes lettres ; j’y crois sans peine, à la joie que les tiennes me causent. Je les lis ordinairement trois fois de suite, je m’en bourre. Ce que tu me dis sur tes visites à Croisset m’a remué le ventre. Je me suis senti toi. Merci, cher vieux, des visites que tu fais à ma mère. Merci, merci. Elle n’a que toi à qui parler de moi dans ses idées, et que toi qui me connaisse, après tout. Cela se flaire par le coeur. Mais ne te crois pas obligé à dépenser à Croisset tous tes dimanches, pauvre vieux. Ne t’ennuie pas par dévouement. Quant à elle, je crois qu’elle paierait bien tes visites cent francs le cachet. Il serait gars de lui en faire la proposition. Vois-tu le mémoire que fourbirait le "Garçon" en cette occasion : "Tant pour la société d’un homme comme moi. Frais extraordinaires : avoir dit un mot spirituel, avoir été charmant et plein de bon ton, etc." Tu t’ennuies ! T’ennuieras-tu moins quand je serai revenu ? Qui sait ? L’âge des tristesses continues nous arrive. Au moins nous nous embêterons ensemble. Un plan de conte chinois me paraît fort comme idée générale. Peux-tu m’envoyer le scénario ? Quand tu auras comme couleur locale tes jalons principaux, laisse là les livres et mets-toi à la composition ; ne nous perdons pas dans l’archéologie, tendance générale et funeste, je crois, de la génération qui vient. La résolution de Mulot est belle et m’a énormément fait de plaisir comme moralité artistique ; mais est-elle aussi intelligente et sympathique qu’elle est consciencieuse ? Un maître eût été causer avec un prévôt pendant vingt minutes ou huit jours, aurait compris et se serait mis à la besogne. Et le temps perdu ! Misérables que nous sommes, nous avons, je crois, beaucoup de goût parce que nous sommes profondément historiques, que nous admettons tout et nous plaçons au point de vue de la chose pour la juger. Mais avons-nous autant d’innéité que de compréhensivité ? Une originalité féroce est-elle compatible même avec tant de largeur ? Voilà mon doute sur l’esprit artistique de l’époque, c’est-à-dire du peu d’artistes qu’il y a. Du moins, si nous ne faisons rien de bon, aurons-nous, peut-être, préparé et amené une génération qui aura l’audace (je cherche un autre mot) de nos pères avec notre éclectisme à nous. Ça m’étonnerait : le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux. Nous faisons bien de vivre maintenant. Tu ne croirais pas que nous causons beaucoup de l’avenir de la société. Il est pour moi presque certain qu’elle sera, dans un temps plus ou moins éloigné, régie comme un collège. Les pions feront la loi. Tout sera en uniforme. L’humanité ne fera plus de barbarismes dans son thème insipide ; mais quel foutu style, quelle absence de tournure, de rythme et d’élan ! Ô Magniers de l’avenir, où seront vos enthousiasmes ? Qu’importe, le bon Dieu sera toujours là après tout ! Espérons qu’il sera toujours le plus fort et que ce vieux soldat ne périra point. Hier soir (ou hier au soir) j’ai relu l’engueulade de Paulus à Vénus et ce matin j’ai soutenu comme à dix-huit ans la doctrine de l’Art pour l’Art contre un utilitaire (homme fort du reste) ; je résiste au torrent. Nous entraînera-t-il ? Non, cassons-nous plutôt la gueule avec le pied de nos tables. Soyons forts, soyons beaux, essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or, ou ne l’essuyons même pas. Pourvu qu’il y ait de l’or en dessous, qu’importe la poussière en dessus ! J’ai lu (toujours à propos de cette vieille bougresse de littérature à laquelle il faut tâcher d’ingurgiter du mercure et des pilules), j’ai lu la critique de Vacquerie sur Gabrielle. C’est bon, très bon même. Ça m’a fort estonné, il l’a bien empoigné par son faible ; j’en ai été content. Je viens de passer une partie de ma nuit à lire un roman de Scribe, la Maîtresse anonyme. C’est complet. Procure-toi cette oeuvre ; l’immondicité ne va pas plus loin, rien n’y manque. Ô public ! public ! Il y a des moments où, quand j’y songe, j’éprouve pour lui de ces haines immenses et impuissantes, comme lorsque Marie-Antoinette a vu envahir les tuileries. Mais causons d’autre chose. La pièce à propos du volume de Musset est bonne, insolente, troussée, un peu longue seulement, surtout (et rien que là) vers la fin. Si tu pouvais la condenser un peu (chose facile à toi qui n’es pas un prime-sautier), ce serait parfait. Mais quelque chose de bien beau, cher vieux, c’est la pièce À un monsieur ; c’est fort. Ce n’est pas pour te dire une malhonnêteté, comme on m’en a dit toute ma vie, sur ma figure, en me trouvant des ressemblances avec tout le monde, mais c’est étrange comme ça m’a rappelé Alfred. Ne trouves-tu pas ? *** À Louis Bouilhet. Alexandrie, 5 juillet (1850). C’est fini, j’ai dit adieu au Caire, c’est-à-dire à l’Égypte. Pauvre Caire ! comme il était beau la dernière fois que j’ai humé la nuit sous ses arbres ! Alexandrie m’ennuie. C’est plein d’Européens, on ne voit que bottes et chapeaux ; il me semble que je suis à la porte de Paris, moins Paris. Enfin dans quelques jours la Syrie, et là nous allons nous mettre le derrière sur la selle et pour longtemps. Nous serons enfourchés dans les grandes bottes et nous galoperons poitrine au vent. Je te remercie, cher vieux, des cadeaux qui m’attendent à Beyrouth. À propos de Lamartine, j’ai lu hier dans le Constitutionnel quelques passages de Geneviève. Il y a dans la préface une revue des grands livres que je te recommande. C’est de la folie arrivée à l’idiotisme. Que dis-tu de l’histoire suivante qui s’est passée au Caire pendant que nous y étions ? Une femme jeune et belle (je l’ai vue), mariée à un vieux, ne pouvait à sa guise visiter son amant. Depuis trois mois qu’ils se connaissaient, à peine s’ils avaient pu se voir trois ou quatre fois tant la pauvre ville était surveillée. Le mari, vieux, jaloux, malade, hargneux, la serrait sur la dépense, l’embêtait de toutes façons et sur le moindre soupçon la déshéritait, puis refaisait un testament, et toujours ainsi, croyant la tenir en laisse par l’espoir de l’héritage. Cependant il tombe malade. Alternatives, soins dévoués de madame ; on la cite. Puis quand tout a été fini, quand le malade est sans espoir, ne pouvant plus remuer ni parler, près de mourir, mais ayant toujours la connaissance, alors elle a introduit son amant dans la chambre et s’est donnée à lui sous les yeux du moribond. Rêve le tableau ! A-t-il dû rager, le pauvre bougre ! Voilà une vengeance. *** À sa mère. Beyrouth, 26 juillet 1850. C’est dans la nuit de jeudi à vendredi dernier que nous sommes arrivés à Beyrouth. La brume voilait les côtes de Syrie, il faisait humide, le pont était trempé, tous les passagers dormaient, moi seul excepté qui, le lorgnon sur l’oeil, me guindais pour découvrir quelque chose. Enfin des lumières à ras des flots ont paru ; c’était Beyrouth. Nous étions dans la rade, le bateau allait à demi-vapeur. Tout le monde se taisait ; on entendait de dessous l’avant du navire glousser une poule dans la cage aux volailles, et au haut du mât la lanterne qui crépitait dans l’humidité de la nuit. Quelque temps après j’ai entendu venir du rivage le chant d’un coq, un autre y a répondu, et puis il s’est mêlé à ces deux voix une autre voix stridente et se répétant d’une façon monotone, comme le chant du grillon. Le capitaine sur la passerelle donnait des commandements, la lune venait de se coucher, il faisait beaucoup d’étoiles. Nous avons passé près d’un navire dont la cabine était éclairée, on a lâché l’ancre, nous étions arrivés et j’ai été me coucher. Il était 3 heures 5 minutes du matin à ma montre. Le lendemain, ou plutôt 3 heures après, à 6 heures, nous nous sommes embarqués, bagages et gens, dans le canot du lazaret. Nous avions avec nous, comme devant être nos compagnons de captivité, deux moines Franciscains, dont l’un s’en va à Ispahan et l’autre à Jérusalem, un capitaine Maltais, deux ou trois marchands chrétiens de Syrie, établis à Alexandrie, dont l’un possédait une pauvre petite négresse de 10 à 12 ans. Quand nous sommes arrivés sur le vapeur, nous l’avions vue blottie dans un coin et qui pleurait à chaudes larmes. Elle avait l’air si misérable et si triste que les marins en étaient apitoyés. Joseph, qui connaissait son propriétaire, m’a dit : "Il est de si grandes canailles ! Ces chrétiens de la Syrie ! bien pis que des Turcs ! Il est de mauvaises gens, tout à fait durs, savez-vous bien ? brutaux comme des mulets." Hier nous l’avons vue comme ses maîtres lui faisaient prendre un bain de mer. Son pauvre petit corps noir était là tout nu, sur la plage, les pieds dans l’eau, en plein soleil, avec sa tête noire frisée et un grand anneau d’argent passé à son cou. Ils l’ont savonnée avec du sable, et d’une si rude façon que la peau lui saignait. Après quoi on l’a entrée dans l’eau et rincée comme un caniche. Alors j’ai pensé aux jeunes personnes d’Europe qui sortent avec leurs mères, ont des maîtres, jouent du piano, lisent des romans, les pieds dans leurs pantoufles brodées... Il y avait aussi avec nous une bonne Alsacienne qui va à Jérusalem rejoindre son fiancé qui tient une manufacture de vers à soie, et de plus un étudiant allemand. L’étudiant allemand a rencontré sa compatriote à Marseille, il l’accompagne et la protège. Ces deux braves gens avaient acheté à Alexandrie une bouteille de vin qui, dans l’embarquement, s’était égarée et dont ils paraissaient fort inquiets. C’était comme l’homme aux bottes de la guimbarde de Fécamp : "ne sentez-vous pas les bottes ?" L’étudiant disait à tout le monde : "Ne foyez-vous pas une pouteille de fin ? Chosef, ne chentez-fous pas une pouteille de fin ?" Enfin on a fini par découvrir la fameuse bouteille qui roulait au fond de la barque, sous une de nos cantines. En voyant le danger qu’elle avait couru, son propriétaire en a écarquillé les yeux sous ses lunettes. C’était une polissonne de bouteille grande comme un broc, et qui contenait bien dix à quinze litres. Ils avaient emporté ça pour le "foyache". La mer était si transparente et si bleue que nous voyions les poissons passer et les herbes au fond. Elle était calme et se gonflait avec un doux mouvement, pareil à celui d’une poitrine endormie. En face de nous Beyrouth, avec ses maisons blanches, bâtie à mi-côte et descendant jusqu’au bord des flots, au milieu de la verdure des mûriers et des pins parasols. Puis, à gauche, le Liban, c’est-à-dire une chaîne de montagnes portant des villages dans les rides de ses vallons, couronnée de nuages et avec de la neige à son sommet. Ah ! Pauvre mère, tiens, dans ce moment-ci, j’en ai les yeux humides en pensant que tu n’es pas là, que tu ne jouis pas comme moi de toutes ces belles choses, toi qui les aimes tant. Que j’aurais de plaisir à voir ta pauvre mine, ici, à mes côtés, s’ébahissant de ces prodigieux paysages. Je crois que la Syrie est un crâne pays, "il est carquechose de particulier", comme dit Joseph. Nous ne sommes pas gâtés en fait de verdure et de vues grasses. L’Égypte n’est même belle que par le caractère monumental, régulier, impitoyable de sa nature, soeur jumelle de son architecture. Mais la Syrie est au contraire mouvementée, variée, pleine de choses imprévues. Le lazaret, par exemple, est un des plus beaux pavillons de campagne que je connaisse. Ô nature ! nature ! Quelle canaille que cette vieille nature ! Comme c’est calme ! Quelle sérénité, à côté de toutes nos agitations ! *** À sa mère. Jérusalem, 10 août 1850. Nous sommes arrivés hier au soir à quatre heures et demie. C’est une date dans la vie, cela, pauvre chère mère. Jusqu’à présent je n’ai encore rien vu que Botta deux fois, une porte, le couvent arménien, la place où était la maison de Ponce Pilate et celle de sainte Véronique. Tout est fermé ; c’est la fête du Baïram (fin du Ramadan). Demain seulement nous commençons nos courses. Jérusalem est d’une tristesse immense. Ceci a un grand charme. La malédiction de Dieu semble planer sur cette ville où l’on ne marche que sur des merdes et où l’on ne voit que des ruines. C’est bougrement crâne. À Beyrouth nous sommes restés trois ou quatre jours de plus que nous ne voulions, grâce à la société que nous y avons eue. Au lieu des braves gens ou des canailles plus ou moins embêtantes de l’Égypte, nous sommes tombés sur un petit groupe vraiment fort aimable : le consul et sa famille, le médecin sanitaire français, le chancelier et le directeur des postes, Camille Rogier, un brave peintre échoué là et qui vit (moyennant la poste) à orientaliser dans ce beau pays. Nous nous sommes trouvés, lui et nous, être de la même bande artistique. ç’a été pour nous une grande bonne fortune que de nous trouver tout à coup dans un vrai atelier d’artiste où nous avons eu, comme dessins, renseignements et existence, un tas de choses que nous n’aurions pas rencontrées ailleurs. Nous étions vraiment dans une bonne et charmante société. Nous faisions des pique-niques sur l’herbe, servis par des grooms autrement costumés qu’avec des culottes de peau. Pour partir de Beyrouth, il a fallu presque nous en arracher ; du reste, l’explication de toutes ces amabilités se trouve dans un mot de Rogier qui nous disait : "Si vous croyez que c’est pour vous que nous vous engageons à rester, vous êtes bon enfant." En effet, ces exilés sont tous heureux de trouver des gens à qui parler de leur monde, de leurs études. Nous leur apportions Paris et quelque chose de tout ce qu’ils y ont laissé. Beyrouth est du reste un lieu charmant ; on y voit de la neige et on y vit dans des maisons de campagne à vue magnifique, en face de la mer et des montagnes. La verdure qui pousse contre les murs entre jusque dans les appartements. Notre voyage de Beyrouth à Jérusalem a duré neuf jours. Nous partions à quatre heures du matin. Nous faisions une sieste au milieu de la journée et nous nous arrêtions au coucher du soleil. Telle va être notre vie pendant toute la Syrie. Nous couchons dans des caravansérails ou à la belle étoile, sous des arbres. Alors notre lanterne suspendue dans les branches éclaire le feuillage, nos bagages rassemblés en cercle et la croupe de nos chevaux rangés autour de nous, attachés à leurs piquets. Nous avons quatre mulets dont, pendant tout le jour, dans la marche, nous entendons sonner les grelots, din, din, tout le temps. Il y a aussi un âne pour le chef des muletiers, grand bonhomme maigre qui porte un parapluie pour se garantir du soleil, et un cheval sur lequel on met le manger des bêtes. Enfin nos quatre chevaux pour nous. En tout dix bêtes et huit hommes (car il y a quatre muletiers qui vont à pied) ; c’est bien là l’Orient et le vrai voyage. Je jouis de tout ; je savoure le ciel, les pierres, la mer, les ruines. Nous passons des journées sans desserrer les dents et absorbés côte à côte dans nos songeries particulières. Puis, de temps à autre, la bonde éclate. J’ai vu Tyr, Sidon, le Carmel, Saint-Jean-D’Acre, Jaffa, Ramleh. Pendant neuf jours nous avons marché à cheval au bord de la mer. Quelquefois nous traversions des bois entiers de lauriers-roses qui poussent jusqu’au bord des flots. Il y a de temps à autre des ponts bossus, jetés sur des ravins desséchés, qui font mon bonheur, surtout quand une bande de voyageurs, chameaux et bédouins, arrive à passer dessous. Ça fait un grand tableau de verdure dans un petit cadre de pierre. Oui, la Syrie est un beau pays, aussi varié et aussi fougueux de contrastes et de couleurs que l’Égypte est calme, monotone, régulièrement impitoyable pour l’oeil. *** À Louis Bouilhet. Jérusalem, 20 août 1850. Je dirais bien comme Sassetti : "Vous ne croiriez pas, Monsieur ? eh bien, quand j’ai aperçu Jérusalem, ça m’a fait tout de même un drôle d’effet." J’ai arrêté mon cheval que j’avais lancé en avant des autres et j’ai regardé la ville sainte, tout étonné de la voir. Ça m’a semblé très propre et les murailles en bien meilleur état que je ne m’y attendais. Puis j’ai pensé au Christ, que j’ai vu monter sur le mont des Oliviers. Il avait une robe bleue et la sueur perlait sur ses tempes. J’ai pensé aussi à son entrée à Jérusalem avec de grands cris, des palmes vertes, etc., à la fresque de Flandrin que nous avons vue ensemble à Saint-Germain-des-Prés, la veille de mon départ. À ma droite, derrière la ville sainte, au fond, les montagnes blanches d’Hébron se déchiquetaient dans une transparence vaporeuse ; le ciel était pâle. Il y avait quelques nuages, quoiqu’il fît chaud ; la lumière était arrangée de telle sorte qu’elle me semblait comme celle d’un jour d’hiver, tant c’était cru, blanc et dur. Puis Maxime m’a rejoint avec le bagage. Nous sommes entrés par la porte de Jaffa et nous avons dîné à 6 heures du soir. Jérusalem est un charnier entouré de murailles. Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises. Il y a quantité de merdes et de ruines. Le Juif polonais avec son bonnet de peau de renard glisse en silence le long des murs délabrés, à l’ombre desquels le soldat Turc engourdi roule, tout en fumant, son chapelet musulman. Les Arméniens maudissent les grecs, lesquels détestent les Latins, qui excommunient les Cophtes. Tout cela est encore plus triste que grotesque. Ça peut bien être plus grotesque que triste. Tout dépend du point de vue ; mais n’anticipons pas sur les détails. La première chose que nous ayons remarquée dans les rues, c’est la boucherie. Au milieu des maisons se trouve par hasard une place ; sur cette place un trou, et dans ce trou du sang, des boyaux, de l’urine, un arsenal de tons chauds à l’usage des coloristes. Tout à l’entour ça pue à crever ; près de là deux bâtons croisés d’où pend un croc. Voilà l’endroit où l’on tue les animaux et où l’on débite la viande. Le jeune Du Camp a fait comme à Montfaucon, il a pensé se trouver mal. Oui, monsieur, il n’y a pas plus d’abattoirs que ça. Les journaux de l’endroit devraient bien tancer un peu les édiles. Ensuite, nous avons été à la maison de Ponce Pilate convertie en caserne. C’est-à-dire qu’il y a une caserne à la place où l’on dit que fut la maison de Ponce Pilate. De là on voit la place du Temple où est maintenant la belle mosquée d’Omar. Nous t’en rapporterons un dessin. Le Saint-Sépulcre est l’agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace, il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une cophte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme, et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux, quels tableaux ! C’est le pacha turc qui a les clefs du Saint-Sépulcre ; quand on veut le visiter, il faut aller chercher les clefs chez lui. Je trouve ça très fort ; du reste c’est par humanité. Si le Saint-Sépulcre était livré aux chrétiens, ils s’y massacreraient infailliblement. On en a vu des exemples. "Tantum religio, etc.", comme dit le gentil Lucrèce. Comme art, il n’y a rien que d’archi-pitoyable dans toutes les églises et couvents d’ici. Ça rivalise avec la Bretagne, sauf quelques dorures, des oeufs d’autruche enfilés en chapelet et des flambeaux d’argent chez les Grecs, lesquels ont au moins l’avantage d’avoir du luxe. À Bethléem, j’ai vu un Massacre des Innocents où le centurion romain est habillé comme Poniatowski, avec des bottes à la russe, une culotte collante et un béret à plume blanche. Les représentations des martyrs sont à faire prendre en amour les bourreaux, s’ils ne valaient les victimes. Et puis on est assailli de saintetés. J’en suis repu. Les chapelets, particulièrement, me sortent par les yeux. Nous en avons bien acheté sept ou huit douzaines. Et puis, et surtout, c’est que tout cela n’est pas vrai. Tout cela ment. Après ma première visite au Saint-Sépulcre, je suis revenu à l’hôtel lassé, ennuyé jusque dans la moelle des os. J’ai pris un Saint Mathieu et j’ai lu avec un épanouissement de coeur virginal le Discours sur la montagne. Ça a calmé toutes les froides aigreurs qui m’étaient survenues là-bas. On a fait tout ce qu’on a pu pour rendre les saints lieux ridicules. C’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui ; mais de sainteté, aucune trace. J’en veux à ces drôles de n’avoir pas été ému ; et je ne demandais pas mieux que de l’être, tu me connais. J’ai pourtant une relique à moi, et que je garderai. Voici l’histoire : la seconde fois que j’ai été au Saint-Sépulcre, j’étais dans le Sépulcre même, petite chapelle toute éclairée de lampes et pleine de fleurs fichées dans des pots de porcelaine, tels que ceux qui décorent les cheminées des couturières. Il y a tant de lampes tassées les unes près des autres que c’est comme le plafond de la boutique d’un lampiste. Les murs sont de marbre. En face de vous grimace un christ taillé en bas-relief, grandeur naturelle et épouvantable, avec ses côtes peintes en rouge. Je regardais la pierre sainte ; le prêtre a ouvert une armoire, a pris une rose, me l’a donnée, m’a versé sur les mains de l’eau de fleurs d’oranger, puis me l’a reprise, l’a posée sur la pierre pour bénir la fleur. Je ne sais alors quelle amertume tendre m’est venue. J’ai pensé aux âmes dévotes qu’un pareil cadeau, et dans un tel lieu, eût délectées et combien c’était perdu pour moi. Je n’ai pas pleuré sur ma sécheresse ni rien regretté, mais j’ai éprouvé ce sentiment étrange que deux hommes "comme nous" éprouvent lorsqu’ils sont seuls au coin de leur feu et que, creusant de toutes les forces de leur âme ce vieux gouffre représenté par le mot "amour", ils se figurent ce que ce serait – si c’était possible. Non, je n’ai été là ni voltairien, ni méphistophélique, ni sadiste. J’étais au contraire très simple. J’y allais de bonne foi et mon imagination même n’a pas été remuée. J’ai vu les capucins prendre la demi-tasse avec les janissaires, et les frères de la terre sainte faire une petite collation dans le jardin des Oliviers. On distribuait des petits verres dans un clos à côté, où il y avait deux de ces messieurs avec trois demoiselles dont, entre parenthèses, on voyait les tetons. À Bethléem, la grotte de la Nativité vaut mieux. Les lampes font un bel effet ; ça fait penser aux rois mages. Mais en revanche c’est un crâne pays, un pays rude et grandiose qui va de niveau avec la Bible. Montagnes, ciel, costumes, tout me semble énorme. Nous sommes revenus hier du Jourdain et de la mer Morte. Pour t’en donner une idée, il faudrait se livrer à un style des plus pompeux, ce qui m’ennuierait et toi aussi sans doute. Aux bords de la mer Morte, sur un petit îlot de pierres entassées qu’il y a là, j’ai ramassé, tout brûlant de soleil, un gros caillou noir pour toi, pauvre vieux, et dans l’eau bleue et tiède j’en ai pris encore trois ou quatre autres petits. Nous sommes maintenant presque toujours en selle, bottés, éperonnés, armés jusqu’aux dents. Nous allons au pas, puis tout à coup nous lançons nos chevaux à fond de train. Ces bêtes ont des pieds merveilleux. Quand on descend une pente rapide, avant de poser leur sabot quelque part, elles tâtonnent lentement tout à l’entour avec ce mouvement doux et intelligent d’une main d’aveugle qui va saisir un objet. Puis elles le posent franchement et on part. Nous haltons aux fontaines ; nous couchons sous les arbres. Je ne peux pas dormir tant j’ai de puces. Nous avons quatre mulets qui portent des colliers avec sonnettes ; ça dure toute la journée et la nuit, rangés autour de nous, tout en mâchant leur paille. À Beyrouth nous avons fait la connaissance d’un brave garçon, Camille Rogier, le directeur des postes du lieu. C’est un peintre de Paris, un de la clique Gautier, qui vit là en orientalisant. Cette rencontre intelligente nous a fait plaisir. Il a une jolie maison et un joli cuisinier. Il y a bien longtemps que je n’ai lu de ta bonne écriture. Voilà les vacances, tu dois avoir un peu plus de temps. Envoie-moi des volumes. *** À sa mère. Jérusalem, 20 août 1850. Par le même courrier j’écris à Bouilhet. Je lui ai dit l’impression religieuse que m’avaient faite les saints lieux, c’est-à-dire impression nulle. Le proverbe arabe a raison : "Méfie-toi du hadji (pèlerin)." En effet on doit revenir d’un pèlerinage moins dévot qu’on n’était parti. Ce qu’on voit ici de turpitudes, de bassesses, de simonie, de choses ignobles en tout genre, dépasse la mesure ordinaire. Ces lieux saints ne vous font rien. Le mensonge est partout et trop évident. Quant au côté artistique, les églises de Bretagne sont des musées raphaélesques à côté. Mais le pays, en revanche, me semble superbe, contre sa réputation. On ne dépense pas à la bible ; ciel, montagnes, tournure des chameaux (oh ! les chameaux), vêtements de femmes, tout s’y retrouve. À chaque moment on en voit devant soi des pages vivantes. Ainsi, pauvre vieille, si tu veux avoir une bonne idée du monde où je vis, relis la Genèse, les Juges et les Rois. Nous sommes revenus avant-hier de Jéricho, du Jourdain et de la mer Morte. Deux ou trois fois j’ai senti que la tête me partait. Nous avions une escorte de huit cavaliers ; nous faisions des courses au galop, à fond de train... sous un ciel outre-mer comme du lapis-lazuli, et puis... et puis tout le reste ! À Jéricho, nous avons couché dans une forteresse turque, tout en haut, sur une terrasse. La lune brillait assez pour qu’on pût lire à sa clarté sans fatigue. Au pied du mur les chacals piaulaient ; autour de nous, sur des nattes, les soldats turcs déguenillés fumaient leurs pipes ou faisaient leurs prières. Le lendemain nous avons couché à Saint-Saba au milieu des montagnes, dans un couvent grec, plus fortifié qu’un château fort, de peur des bédouins. Toute la nuit j’ai entendu leurs voix qui chantaient dans l’église et le tic-tac de l’horloge juchée tout en haut du couvent, sur un rocher. Nous rapportons une quantité formidable de chapelets. Maxime en a particulièrement la rage. Il en achète partout, prétendant que ce sont des cadeaux qui font grand plaisir et qui ne coûtent pas cher (...) *** À Louis Bouilhet. Damas, 4 septembre 1850. Toi aussi, mon fils Brutus ! Ce qui ne veut pas dire que je sois un César ! Toi aussi, pauvre vieux, que j’admirais tant pour ton inébranlable foi ! Tu as raison de le dire, va, tu as été beau pendant deux ans, et le jour où tu as remporté ce fameux prix d’honneur qui décore la cheminée maternelle, ta mère a pu être fière de toi. Mais elle ne l’a jamais été autant que je l’étais, sois-en sûr. Au milieu de mes lassitudes, de mes découragements et de toutes les aigreurs qui me montaient aux lèvres, tu étais l’eau de Seltz qui me faisait digérer la vie. En toi je me retrempais, comme en un bain tonique. Quand je me plaignais tout seul, je me disais : "Regarde-le" et plus vigoureusement je me remettais à l’ouvrage. Tu étais mon spectacle le plus moral et mon édification permanente. Est-ce que le saint, maintenant, va tomber de sa niche ? Ne bouge donc pas de ton piédestal. Serions-nous des crétins, par hasard ? Ça se peut. Mais ce n’est pas à nous de le dire, encore moins de le croire. Le temps, cependant, nous devrait être passé de la migraine et des défaillances nerveuses. Il y a une chose qui nous perd, vois-tu, une chose stupide qui nous entrave : c’est "le goût", le bon goût. Nous en avons trop, je veux dire que nous nous en inquiétons plus qu’il ne faut. La terreur du mauvais nous envahit comme un brouillard (un sale brouillard de décembre qui arrive tout à coup, vous glace les entrailles, pue au nez et pique les yeux). Si bien que, n’osant avancer, nous restons immobiles. Ne sens-tu pas combien nous devenons critiques, que nous avons des poétiques à nous, des principes, des idées faites d’avance, des règles enfin, tout comme Delille et Marmontel ! Elles sont autres, mais qu’est-ce que ça fait ? Ce qui nous manque, c’est l’audace. À force de scrupules, nous ressemblons à ces pauvres dévots qui ne vivent pas de peur de l’enfer, et qui réveillent leur confesseur de grand matin pour s’accuser d’avoir eu la nuit des rêves amoureux. Ne nous inquiétons pas tant du résultat. Aimons, aimons ; qu’importe l’enfant dont accouchera la Muse ! Le plus pur plaisir n’est-il pas dans ses baisers ? Faire mal, faire bien, qu’est-ce que ça fait ? J’ai renoncé pour moi à m’occuper de la postérité. C’est prudent. Mon parti en est pris. À moins qu’un vent excessivement littéraire ne survienne à souffler d’ici à quelques années, je suis très résolu à "ne faire gémir" les presses d’aucune élucubration de ma cervelle. Toi et ma mère et les autres (car c’est une chose magnifique qu’on ne veuille pas laisser exister les gens à leur guise) blâmiez fort ma manière de vivre. Attends un peu que je sois revenu, et tu verras si je vais la reprendre. Je me fous dans mon trou et, que le monde croule, je n’en bougerai pas. L’action (quand elle n’est pas forcenée) me devient de plus en plus antipathique. Je viens tout à l’heure de renvoyer sans les voir plusieurs écharpes de soie qu’on m’apportait pour choisir ; il n’y avait cependant qu’à lever les yeux et à se décider. Ce travail m’a tellement assommé d’avance que j’ai renvoyé les marchands sans leur rien prendre. J’aurais été sultan, je les aurais jetés par la fenêtre. Je me sentais plein de mauvais vouloir contre les gens qui me forçaient à une activité quelconque. Revenons à nos bouteilles, comme dit le vieux Michel. Si tu crois que tu vas m’embêter longtemps avec ton embêtement, tu te trompes. J’ai partagé le poids de plus considérables ; rien, en ce genre, ne peut plus me faire peur. Si la chambre de l’Hôtel-Dieu pouvait dire tout l’embêtement que pendant douze ans deux hommes ont fait bouillonner à son foyer, je crois que l’établissement s’en écroulerait sur les bourgeois qui l’emplissent. Ce pauvre bougre d’Alfred ! C’est étonnant comme j’y pense et toutes les larmes non pleurées qui me restent dans le coeur à son endroit. Avons-nous causé ensemble ! Nous nous regardions dans les yeux, nous volions haut. Pre