HISTOIRE DE LA CRÉATION NATURELLE OU DOCTRINE SCIENTIFIQUE DE L'ÉVOLUTION. HISTOIRE DE LA CRÉATION DES ÊTRES ORGANISÉS D'APRÈS LES LOIS NATURELLES PAR ERNEST HAECKEL. PREMIÈRE LEÇON. SENS ET SIGNIFICATION DU SYSTÈME GÉNÉALOGIQUE OU THÉORIE DE LA DESCENDANCE. Signification générale et portée essentielle du système généalogique, ou théorie de la descendance réformée par Darwin. — Sa valeur spéciale pour la biologie (zoologie et botanique). — Sa valeur spéciale au point de vue de l'histoire naturelle de l'évolution du genre humain. — La doctrine généalogique considérée comme l'histoire de la création naturelle. — Connexion de l'histoire du développement individuel avec celle du développement paléontologique, — Des organes inutiles ou science des organes rudimentaires. — Des inutilités et des superfluités de l'organisme. — Antithèse des deux conceptions fondamentales de l'univers, la conception unitaire (mécanique, causale), et la conception dualistique (téléologique, vitale). — Confirmation de la première par la doctrine généalogique. — Unité de la nature organique et inorganique; identité des éléments fondamentaux dans l'une et l'autre. — Portée de la doctrine généalogique au point de vue de la conception unitaire de toute la nature. Messieurs, le mouvement intellectuel, auquel le naturaliste anglais Charles Darwin a donné l'impulsion première, en publiant, il y a dix-sept ans, son célèbre Traité de l'origine des espèces (1) 1, ce mouvement, disons-nous, a acquis dans ce court laps de temps une telle extension, qu'il doit exciter un universel intérêt. Toutefois la théorie d'histoire naturelle exposée dans cet ouvrage, cette théorie, que l'on désigne habituellement par la brève dénomination de théorie darwinienne ou darwinisme, est simplement un petit fragment d'une doctrine bien plus compréhensive, je veux dire de la théorie universelle de l'évolution, dont l'immense importance embrasse le domaine tout entier des connaissances humaines. Mais la manière, dont Darwin a solidement prouvé la dernière de ces théories par l'autre, est si convaincante, et la conclusion fatale de cette théorie a bouleversé notre conception de l'univers d'une façon si importante aux yeux de tous les penseurs, qu'on ne saurait priser trop haut la valeur du darwinisme. Oui! parmi les progrès si nombreux et si importants de l'histoire naturelle contemporaine, cet énorme élargissement de notre conception humaine doit être considéré comme étant le plus fécond en conséquences, comme le plus grandiose. Note: 1. Voyez, pour les renvois par chiffres (1) et suivants, avant l'Appendice, la Liste des ouvrages dont l'étude est recommandée au lecteur. En appelant, et à si bon droit, notre siècle l'âge des sciences naturelles, en contemplant avec orgueil les immenses et importants progrès accomplis dans toutes les branches de la science, on songe habituellement bien moins à l'extension de nos connaissances générales sur. la nature, qu'aux conséquences immédiatement pratiques de ces conquêtes. On pense au vaste développement des relations commerciales, dont les suites ne se peuvent calculer, et qui est dû à la perfection des machines, aux chemins de fer, aux bateaux à vapeur, aux télégraphes et à d'autres découvertes de la physique. Ou bien, l'on a en vue la puissante iufluence, que la chimie a exercée sur l'art de guérir, sur l'agriculture et en général sur l'ensemble dés arts et des industries. Mais, quelque haut que, vous aussi, vous puissiez estimer cette influence des sciences naturelles sur la vie pratique, il faut, vous plaçant à un point de vue plus élevé et plus général, la mettre incontestablement bien au-dessous de la toute-puissante action, que les progrès théoriques de l'histoire naturelle contemporaine ne peuvent manquer d'exercer sur l'ensemble de nos connaissances, sur notre conception générale du monde, sur le perfectionnement de notre civilisation. Que l'on pense seulement au bouleversement complet de toutes nos vues théoriques dû à la généralisation de l'emploi du microscope. Songez encore à la théorie cellulaire, qui, résolvant l'apparente unité de l'organisme humain, nous la fait concevoir comme étant le résultat complexe de l'union sociale d'une multitude d'unités vivantes élémentaires, de cellules. Ou bien encore souvenez-vous de l'immense et nouveau domaine ouvert à nos spéculations théoriques par l'analyse spectrale et la doctrine mécanique de la chaleur. Pourtant, parmi tous ces admirables progrès théoriques, c'est à la théorie développée par Darwin, que revient la prééminence. Il n'est parmi vous personne, à qui le nom de Darwin soit inconnu. Mais vraisemblablement la plupart de mes auditeurs n'ont de la valeur de sa doctrine qu'une idée imparfaite. Car, si l'on récapitule tout ce qui a été écrit sur ce sujet depuis l'apparition du livre de Darwin, de ce livre qui a fait époque, on voit, qu'à moins d'être familier avec les sciences naturelles organiques , qu'à moins d'une parfaite connaissance de la zoologie et de la botanique, on doit douter sérieusement de la valeur de cette théorie. Les jugements, qu'on en porte, sont si contradictoires, souvent si défectueux, qu'il n'est pas étonnant qu'aujourd'hui même, dix-sept ans après l'apparition du livre de Darwin, sa théorie n'ait pas encore acquis l'importance, qui lui revient de droit et que toutefois elle acquerra tôt ou tard. La plupart des nombreux écrits, qui, pendant ce laps de temps, ont été publiés pour ou contre le darwinisme, sont l'oeuvre de gens, à qui faisaient défaut l'instruction biologique et surtout l'instruction zoologique suffisantes. Bien que presque tous les naturalistes contemporains les plus distingués soient partisans de la doctrine darwinienne, pourtant bien peu d'entre eux ont cherché à la faire apprécier et comprendre par le grand public. Aussi voit-on pulluler les contradictions étonnantes et les bizarres jugements, que l'on entend aujourd'hui formuler partout sur le darwinisme. Là est justement la raison déterminante, qui m'a décidé à faire des leçons familières sur la théorie darwinienne et la doctrine plus vaste, qui en dérive. Dans mon opinion, c'est pour le naturaliste un devoir, de ne se point borner à chercher le progrès, à viser aux découvertes dans les étroites limites de sa spécialité; il ne doit pas seulement se plonger avec sollicitude, avec passion, dans des études de détail, il lui faut encore rendre fructueux pour l'ensemble les résultats généraux de ses travaux particuliers ; il lui faut enfin faire participer le grand public aux connaissances, qu'il a acquises dans les sciences naturelles. Le plus glorieux triomphe de l'esprit humain, c'est-à-dire la connaissance vraie des lois les plus générales de la nature, ne saurait demeurer la propriété privée d'une caste privilégiée de savants ; elle doit devenir le bien commun de l'humanité entière. La théorie de Darwin, ce couronnement de nos sciences naturelles,.est habituellement appelée doctrine généalogique ou théorie de la descendance. On l'a aussi dénommée doctrine des métamorphoses ou théorie de la transmutation. Les deux dénominations sont justes. En effet, cette doctrine prétend, que la totalité des organismes si divers, que toutes les espèces animales, toutes les espèces végétales, qui ont vécu jadis et vivent encore sur la terre, sont dérivées d'une seule forme ancestrale ou d'un fort petit nombre de formes ancestrales excessivement simples et que, de ce point de départ, elles ont évolué par une graduelle métamorphose. Bien que cette théorie de l'évolution ait été déjà mise en avant et défendue au commencement de ce siècle par divers grands naturalistes, notamment par Lamarck (2) et Goethe (3), pourtant, c'est seulement il y a dix-sept ans, que Darwin l'a exposée dans son entier, en lui assignant une base étiologique, et voilà pourquoi on ne désigne plus cette théorie que par le nom quelque peu immérité de théorie darwinienne. L'importance énorme et réellement inappréciable de la doctrine généalogique apparaît sous un jour différent, suivant que l'on se borne à envisager sa portée immédiate relativement à l'histoire naturelle organique, ou bien suivant que l'on considère l'influence bien plus grande, qu'elle exerce sur l'ensemble de notre connaissance du monde. L'histoire naturelle organique ou la biologie, qui, comme zoologie, embrasse l'étude des animaux, et, comme botanique, celle des plantes, est bouleversée de fond en comble et édifiée sur de nouveaux fondements par la doctrine généalogique. En effet, ce sont les causes efficientes des formes organisées s'offrant à nos yeux, que nous fait connaître la théorie de la descendance, tandis que jusqu'ici la zoologie et la botanique s'occupaient seulement de ces formes à titre de faits. On est donc aussi fondé à considérer la doctrine généalogique, comme étant l'explication mécanique des apparences, des formes du monde organisé ou comme « la science des véritables causes de la nature organique ». Comme je ne sais si les expressions « nature organique, nature anorganique » sont familières à tous, mes auditeurs, et comme j'aurai souvent clans le cours de ces leçons à m'occuper de ces deux faces opposées du monde des corps, il me faut donner d'abord à ce sujet une brève explication. Nous appelons organismes ou corps organisés tous les êtres vivants ou ayant vécu, toutes les plantes et tous les animaux, sans en excepter l'homme, parce que chez eux l'on constate presque toujours un composé de parties diverses, d'appareils ou d'organes combinant leur action pour engendrer les phénomènes de la vie. Cette structure spéciale fait au contraire défaut chez les corps sans organes ou inorganiques, chez ce que l'on appelle les corps privés de vie, les minéraux ou les pierres, l'eau, l'air atmosphérique, etc. Les organismes contiennent toujours des composés carbonés et albumineux à l'état d'agrégats mi-solides et mi-fluides ; ce quine se voit jamais chez les êtres inorganiques. Cette importante différence est la raison, qui a fait diviser toute l'histoire naturelle en deux grandes sections principales, la biologie ou science des organismes, comprenant la zoologie et la botanique, et l' anorganologie ou science des corps sans organes, embrassant la minéralogie, la géologie, la météorologie, etc. L'inappréciable valeur de la doctrine généalogique en biologie provient aussi, comme nous l'avons déjà remarqué, de ce qu'elle explique mécaniquement l'origine des formes organisées et en fait voir les causes efficientes. Mais, si haut que l'on puisse apprécier ce mérite de la théorie de la descendance , il cède pourtant, et de beaucoup, le pas à l'énorme importance, que revendique pour elle seule une des conséquences nécessaires de cette doctrine. Cette conséquence nécessaire et incontestable est la doctrine de l'origine animale du genre humain. L'importance de la place de l'homme dans la nature et de ses rapports avec l'ensemble des choses, cette question des questions pour l'humanité, comme le dit si justement Huxley (26), se trouve définitivement résolue par la connaissance de l'origine animale du genre humain.. En même temps, grâce à la théorie de la descendance, telle que Darwin l'a réformée, nous sommes pour la première fois en mesure de faire l'histoire scientifiquement fondée de l'évolution du genre humain. En effet tous les partisans et tous les adversaires de Darwin s'accordent à reconnaître comme ressortant nécessairement de sa théorie, que l'origine de l'homme se rattache d'abord à celle des mammifères simiens et d'une manière plus lointaine à celle des vertébrés inférieurs. Toutefois Darwin lui-même n'avait pas formulé cette conséquence de sa doctrine, qui est de toutes la plus importante. Dans son livre Sur l'origine des espèces, il n'y a pas un seul mot touchant l'origine animale de l'homme. Dans ce livre, notre naturaliste, unissant la prudence à la hardiesse, glisse à dessein sans bruit sur ce point, prévoyant bien, que cette conséquence de la doctrine généalogique , qui est la plus importante de toutes, serait aussi le plus sérieux obstacle à sa propagation et à son acceptation. Sûrement le livre de Darwin aurait suscité encore plus d'opposition et de scandale, si cette conséquence capitale y avait été clairement exprimée. C'est seulement douze ans plus tard, en 1871, dans son travail Sur la descendance de l'homme et la sélection sexuelle (48), que Darwin a ouvertement proclamé cette conclusion si importante de son système et s'est déclaré pleinement d'accord avec les naturalistes, qui l'en avaient déjà tirée. La portée d'une telle déduction est évidemment immense, et ses résultats seront tels, qu'aucune science ne pourra s'y dérober. L'anthropologie et après elle la philosophie tout entière en seront révolutionnées dans toutes leurs branches. L'objet ultérieur de nos leçons sera l'examen de ce point particulier. Je traiterai de la descendance animale, dès que je vous aurai exposé les faits généraux et le sens de la théorie darwinienne. A dire vrai, cette conséquence si extraordinairement importante, mais devant laquelle reculent la plupart des hommes, est une simple déduction particulière, qu'en vertu des lois inductives les mieux fondées, nous tirons nécessairement de la théorie de la descendance, en nous maintenant strictement sur le terrain d'une logique inflexible. . . Rien n'est plus propre à vous montrer clairement en quelques mots toute l'importance de la doctrine généalogique que de l'appeler l'Histoire de la création naturelle. J'adopterai donc cette dénomination dans mes leçons suivantes. Pourtant cette expression n'est juste que dans un certain sens et il est bon de remarquer que, au sens strict des mots, la dénomination Histoire de la création naturelle renferme une contradiction implicite, une contradictio in adjecto. Pour bien comprendre cela, il nous faut examiner quelque peu attentivement l'idée de création. Si, par le mot création, on entend l'origine d'un corps par le fait d'une puissance, d'une force créatrice, on peut songer par là, soit à l'origine de la matière du corps, soit à l'origine de sa forme. Prise dans le premier sens, la création ne nous regarde pas. Ce mode de création, s'il s'est jamais produit, est tout à fait en dehors de la connaissance humaine ; il ne saurait donc être l'objet d'aucune investigation dans le domaine de l'histoire naturelle. Pour l'histoire naturelle, la matière est éternelle et indestructible; car on n'a jamais pu démontrer expérimentalement l'apparition ou l'anéantissement de la plus petite particule de matière. Quand un corps de la nature paraît s'évanouir, par exemple dans la combustion, dans la putréfaction, dans l'évaporation, etc., il ne fait que changer sa forme, son mode d'agrégation physique ou sa composition chimique. De même l'apparition dans la nature d'un nouveau corps, par exemple, d'un cristal, d'un champignon, d'un infusoire, signifie seulement, que diverses particules matérielles, qui préexistaient sous une certaine forme, sous un mode de groupement particulier,' ont adopté, par suite de modifications survenues dans les conditions de leur existence, une forme nouvelle, un nouveau mode de groupement. Mais, ce qu'on n'a jamais observé, même une seule fois, c'est que la plus imperceptible parcelle de matière ait été ravie au monde, c'est qu'un seul atome ait été ajouté à la masse préexistante. Le naturaliste est donc tout aussi impuisssant à se représenter l'origine que la destruction de la matière; c'est pourquoi il considère la quantité de matière existant dans l'univers comme un fait donné. Si quelqu'un éprouve le besoin de se figurer l'origine de cette matière comme l'oeuvre d'une activité créatrice surnaturelle, d'une force créatrice existant en dehors de la matière, nous n'avons rien à dire à cela. Nous nous contentons de remarquer, que de cette conception il ne résulte pas le plus mince avantage pour la connaissance scientifique de la nature. Cette idée d'une force immatérielle, créant d'abord la matière, est un article de foi, qui n'a rien de commun avec la science humaine : Là où commence la foi, la science finit. Ce sont là deux modes d'activité de l'esprit humain nettement distincts l'un de l'autre. La foi relève de l'imagination poétique; le savoir est enfanté par la raison humaine scrutant le monde extérieur. Cueillir les fruits bienfaisants de l'arbre du savoir, voilà la tâche de la science; il lui importe peu, que ses conquêtes préjudicient ou non. aux fantaisies de la foi. . L'histoire naturelle, alors qu'elle envisage « l'histoire de la création naturelle », comme son objet le plus élevé, le plus capital, le plus précieux, se voit obligée de prendre l'idée de création dans le second des sens, que nous avons indiqués, c'est-à-dire dans le sens d'origine de la forme des corps. Dans ce sens, on pourrait appeler « histoire de la création de la terre » la géologie, qui étudie les divers états de la surface terrestre et fait l'histoire des modifications survenues dans la forme des couches géologiques. De même on pourrait appeler « histoire de la création des organismes, l'histoire de l'évolution des animaux et des plantes », qui s'occupe de l'origine des formes ayant vécu et décrit l'histoire des multiples métamorphoses survenues chez les animaux et les plantes. Pourtant, comme l'idée de création, même prise clans le sens ci-dessus indiqué, entraîne.facilement après elle la notion d'un créateur distinct de la matière et la modelant à son gré, il vaudra bien mieux à l'avenir remplacer le mot « création » par celui beaucoup plus précis d'« évolution ». La grande importance de l'histoire de l'évolution pour l'intelligence scientifique du monde des animaux et des plantes, est si généralement reconnue depuis quelques dizaines d'années, que, sans elle, il est impossible de faire un pas quelque peu assuré dans la morphologie organique, dans la science des formes. Pourtant, par l'expression « histoire de l'évolution » on n'a presque jamais compris qu'un fragment de cette science, c'est-à-dire l'évolution des individus organisés, ce que l'on appelle habituellement embryologie, et qui serait mieux désigné par l'expression plus juste et plus compréhensive d'ontogénie 1. Mais, en dehors de cette science, il y a aussi une histoire de l'évolution des espèces, des classes, des familles organiques, et cette histoire se rattache à la première par des côtés extrêmement importants. Les matériaux de cette histoire nous sont fournis par la paléontologie. Cette science nous apprend, que, durant les multiples périodes de l'évolution terrestre, chaque groupe d'animaux et de plantes a passé successivement par toute une série morphologique de classes et d'espèces fort diverses. Le groupe des vertébrés, par exemple, a passé par la classe des poissons, par celle des amphibies, par celle des reptiles, par celle des oiseaux et des mammifères, et chacune de ces classes a passé, elle aussi, par une série d'espèces variées. Or cette histoire de l'évolution paléontologique des organismes, que l'on peut appeler histoire des familles organiques ou phylogénie 1, se relie de la façon la plus importante et la plus remarquable avec l'autre branche de l'histoire de l'évolution organique, celle qui s'occupe de l'individu, l'ontogénie. La dernière est strictement parallèle à la première. En résumé, l'histoire de l'évolution individuelle ou l'ontogénie est une répétition abrégée, rapide, une récapitulation de l'histoire évolutive, paléontologique ou de la philogénie, conformément aux lois de l'hérédité et de l'adaptation aux milieux. Comme j'aurai plus tard à vous exposer en détail ces faits si intéressants et significatifs, je ne veux pas m'y appesantir quant à présent, et je me contenterai de remarquer, que, seule, la doctrine généalogique en peut éclairer les causes premières, et que, sans elle, ils sont de tout point inintelligibles et obscurs. Par là, nous découvrons aussi pourquoi animaux et plantes sont assujettis à la loi d'évolution, pourquoi ils n'entrent pas dans la vie complets et tout développés. Toutes les histoires de création surnaturelle sont impuissantes à donner le mot de la grande énigme du développement organique. Sur cette question, comme sur tous les autres grands problèmes biologiques, la doctrine de la descendance nous fournit des réponses non-seulement satisfaisantes, mais ayant, en outre, le mérite d'attribuer seulement aux causes mécaniques naturelles, aux forces physico-chimiques, des phénomènes, que, de longue date, on avait coutume de rattacher à des forces créatrices surnaturelles. Par conséquent, grâce à notre théorie, nous arrachons de tous les coins du domaine botanique et zoologique, et particulièrement de l'anthropologie, la plus importante des provinces zoologiques, ce voile mythique de miracle, de surnaturalisme, dont on se plaisait jusqu'ici à envelopper les phénomènes évolutifs dans ces branches de l'histoire naturelle. L'obscur fantôme enfanté par la poésie mythologique s'évanouit devant l'éclatante lumière d'une connaissance scientifique des lois naturelles. De tous les phénomènes biologiques, les plus intéressants sont ceux qui sont absolument inconciliables avec l'hypothèse habituelle, suivant laquelle tout organisme est le produit d'une force créatrice agissant dans un but donné. Disons, à ce propos, que rien n'a plus embarrassé l'ancienne histoire naturelle que la difficulté de rendre raison des organes rudimentaires, de ces parties du corps, qui, chez les animaux et les plantes, sont véritablement dépourvues de fonctions, de signification physiologique, et n'en ont pas moins pourtant une existence formelle. Ces organes, peu ou point connus des gens étrangers à la science, n'en sont pas moins dignes du plus grand intérêt. Il n'est peut-être pas d'organisme, d'animal, de plante, qui, à côté d'appareils évidemment chargés de s'acquitter d'une fonction, n'en possède d'autres, dont l'objet est absolument impossible à découvrir. Des exemples de ce genre se trouvent partout. Chez nombre d'embryons de ruminants, entre autres chez nos bêtes à cornes domestiques, on trouve à la mâchoire supérieure, clans l'épaisseur de l'os intermaxillaire, des dents incisives, dont l'éruption ne se fait jamais, et qui, par conséquent, sont sans la moindre utilité. Chez beaucoup de baleines, les embryons, qui, plus tard, seront munis de fanons au lieu de dents, ont, avant de naître, quand il leur' est absolument impossible de manger, des mâchoires garnies de dents, et cette denture est aussi destinée à ne fonctionner jamais. La plupart des hommes ne peuvent mouvoir volontairement le pavillon de l'oreille, pourtant il y a des muscles préposés à ce mouvement, et quelques personnes parviennent, après un long exercice, à imprimer des mouvements volontaires à l'oreille externe. On peut encore, par une gymnastique spéciale, en soumettant longtemps à l'influence de la volonté ces organes atrophiés, qui ne veulent pas disparaître, y faire revivre à nouveau l'activité presque éteinte. Il nous est au contraire impossible d'obtenir ce résultat pour les petits muscles, qui se trouvent encore sur le cartilage même de l'oreille, et sont toujours absolument sans action. Chez nos ancêtres à longues oreilles de l'époque tertiaire, singes, makis, marsupiaux, qui, comme la plupart des mammifères, pouvaient imprimer des mouvements libres et prompts à leurs oreilles externes très-grandes, ces muscles étaient beaucoup plus développés et d'une bien autre importance. C'est ainsi que nombre de variétés de chiens et de lapins, dont les ancêtres sauvages pouvaient imprimer mille mouvements à leurs oreilles droites, ont, par l'influence de la vie domestique, perdu ces oreilles pointues et ont maintenant des muscles auriculaires atrophiés et des oreilles flasques et pendantes. L'homme possède encore, dans d'autres régions de son •corps, des organes rudimentaires, absolument sans importance pour le maintien de la vie et ne fonctionnant jamais. Un des plus curieux, quoique des moins apparents, est le petit repli semi-lunaire (plica semilunaris), que nous portons à l'angle interne de l'oeil, près de la racine du nez. Ce repli cutané insignifiant, entièrement inutile pour nos yeux, est le reste complètement atrophié d'une troisième paupière interne, qui, chez d'autres mammifères, chez les oiseaux et les reptiles, est très-développée, sans préjudice des paupières supérieure et inférieure. Déjà nos antiques ancêtres de l'époque silurienne, les premières formes de poissons apparues, paraissent avoir possédé cette troisième paupière dite membrane clignotante. En effet, beaucoup de leurs très-proches parents, qui existent encore de nos jours, avec des formes presque identiques, par exemple les requins, ont une membrane clignotante très-développée, qui, insérée à l'angle interne de l'oeil, peut recouvrir tout le globe oculaire. Parmi les plus frappants exemples d'organes rudimentaires, il faut citer les yeux qui ne voient pas. On en rencontre chez beaucoup d'animaux vivant dans les ténèbres, soit clans les cavernes, soit sous la terre. Les yeux existent, souvent ils sont bien développés ; mais ils sont recouverts d'une membrane, de telle sorte que pas un rayon de lumière n'y peut pénétrer, et que jamais ils ne sauraient voir. Ces yeux, sans fonction possible, se rencontrent chez beaucoup d'animaux souterrains, par exemple chez plusieurs espèces de taupes, de rats aveugles, de serpents, de lézards, d'amphibies (Proteus, Cecilia), de poissons, aussi chez beaucoup d'animaux, invertébrés, dont la vie se passe dans les ténèbres, chez nombre de scarabées, de crustacés, de limaçons, de vers, etc, Une foule d'exemples fort intéressants d'organes rudimentaires nous est fournie par l'ostéologie comparée, une des branches les plus attrayantes de. l'anatomie comparée. Chez la plupart des vertébrés, deux paires de membres se détachent du trône, l'une est antérieure, l'autre postérieure. Très-fréquemment l'une quelconque de ces deux paires est atrophiée ; rarement elles le sont toutes les deux, comme il arrive pourtant chez les serpents et chez quelques poissons anguiformes. Mais certains serpents, par exemple les grands serpents (boa python), portent encore à la partie postérieure de leur corps quelques pièces osseuses inutiles, reste des membres postérieurs qu'ils ont perdus. De même les mammifères pisciformes, les cétacés, qui n'ont de bien développés que les membres antérieurs, les nageoires pectorales, ont encore en arrière, et enfouie sous la chair, une paire de pièces osseuses tout-à-fait superflues : ce sont les débris des membres postérieurs atrophiés. Il en est de même chez beaucoup de vrais poissons, ayant aussi perdu les membres postérieurs, les nageoires ventrales. Au contraire, nos orvets (anguis) et quelques autres reptiles portent sous la peau la charpente osseuse complète de l'épaule ; et pourtant les membres antérieurs, qui devraient s'y rattacher, font absolument défaut. En outre, chez divers vertébrés, on trouve chacun des os des deux paires de membres, à tous les degrés d'atrophie, et fréquemment les os en voie de rétrogradation et les muscles, qui s'y rattachent, existent partiellement, quoique incapables d'exercer la moindre fonction. L'instrument est encore là, mais il ne peut plus jouer. C'est un fait presque général que la présence d'organes rudimentaires dans ; les fleurs, où l'on rencontre plus ou moins atrophiées ou avortées, soit l'une, soit l'autre partie des organes masculins ou féminins de la reproduction, les étamines et les anthères, le style et l'ovaire, etc. Là aussi l'on peut suivre, chez diverses espèces voisines, les multiples degrés de la rétrogradation de l'organe. Ainsi la famille si nombreuse et si naturelle des plantes bilabiées (labiées), à laquelle appartiennent la mélisse, la menthe poivrée, la marjolaine, le lierre terrestre, le thym, etc., a pour caractère de renfermer dans sa corolle bilabiée deux étamines longues et deux courtes. Seulement, chez beaucoup d'espèces de cette famille, par exemple chez diverses espèces de sauge et de romarin, une seule paire d'étamines est développée, et l'autre est plus ou moins atrophiée ; souvent elle a disparu. Parfois les étamines existent, mais dépourvues d'anthères, et par suite entièrement inutiles. Plus rarement on trouve encore le rudiment, le reste atrophié d'une cinquième étamine, organe physiologiquement inutile, n'ayant absolument aucun rôle à jouer, mais extrêmement important morphologiquement, si l'on veut comprendre la raison de la forme, la parenté naturelle. Dans ma Morphologie générale des organismes, j'ai, au chapitre intitulé : « de la disconvenance des organes ou de la dystéléologie 1, » cité un grand nombre d'autres exemples du même genre. (Morph. gén., II, 266.) Pas de phénomène biologique qui ait rendu les zoologistes et les botanistes plus perplexes que ces organes rudimentaires ou abortifs. Quoi ! des outils sans emploi possible, des appareils organiques, qui existent et ne fonctionnent pas, qui sont construits pour un but donné et incapables en réalité d'atteindre ce but ! Quand on considère les efforts faits par les anciens naturalistes pour deviner cette énigme, on a réellement de la peine à ne pas rire des idées bizarres, auxquelles ils étaient arrivés. Comme on était hors d'état de trouver la véritable explication du fait, on était finalement arrivé à la conclusion, que le créateur avait mis là ces organes « par amour pour la symétrie » ; ou bien l'on supposait, qu'il avait paru inconvenant, déraisonnable au créateur que ces organes, incapables de jamais fonctionner, manquassent absolument aux organismes qui les portaient, quand des organismes, très-proches parents de ceux-là, en étaient pourvus, et que, conséquemment, il avait voulu, pour compenser la fonction absente, donner au moins, à titre d'ornement, une vaine apparence d'organes : de même, sans doute, que les employés civils invités à la cour parent leur uniforme d'une innocente épée, qu'ils ne tirent jamais du fourreau. Mais j'ai peine à croire que mes auditeurs se payent d'une telle explication. Or ce phénomène si général et si énigmatique des organes rudimentaires, que les anciens naturalistes n'ont pu parvenir à expliquer, est maintenant parfaitement éclairci, et de la manière la plus simple et la plus évidente, par la théorie de l'hérédité et de l'adaptation organique donnée par Darwin. Il est possible de voir à l'oeuvre les lois de l'hérédité et de l'adaptation sur nos animaux et nos plantes domestiques, que nous soumettons à un élevage artificiel, et de là sort déjà toute une série bien établie, de lois d'hérédité. Sans traiter ce sujet à fond, quant à présent, je me bornerai à dire que l'influence, grâce à laquelle nous pouvons donner des organes rudimentaires une explication mécanique, l'influence, qui nous permet de considérer leur apparition comme un phénomène absolument naturel, c'est celle du défaut d'usage des organes. Du travail d'adaptation aux. conditions extérieures de la vie, il résulte, que des organes, jadis actifs et fonctionnant réellement, cessent peu à peu d'être employés et ne trouvent plus leur usage. Par suite du défaut d'exercice, ils s'atrophient de plus en plus, et néanmoins l'hérédité les lègue d'une génération à la génération suivante, jusqu'à ce qu'ils disparaissent en fin de compte, soit en grande partie, soit en totalité. Mais supposons, que tous les vertébrés ci-dessus mentionnés descendent d'un même ancêtre commun, pourvu de deux yeux et d'une double paire de membres, rien de plus simple alors que de comprendre l'atrophie et la rétrogradation graduelle de ces organes chez des descendants, qui ne pouvaient plus en faire usage. De même on comprend tout aussi bien les divers degrés de développement des cinq étamines existant originairement chez les labiées (dans le bourgeon floral), si l'on admet que toutes les plantes de cette famille descendent d'un ancêtre commun muni de cinq étamines. Je me suis, dès à présent, quelque peu étendu sur ce phénomène des organes rudimentaires, parce qu'il est de la plus haute importance, et parce qu'il nous fait aborder une des plus grandes, des plus générales, des plus profondes questions fondamentales de philosophie et d'histoire naturelle, que l'on ne saurait résoudre aujourd'hui sans prendre pour guide la théorie de la descendance. Dès que, par exemple, conformément à cette théorie, on ne reconnaît plus, aussi bien dans le monde des corps Advants organiques que dans celui des corps privés de vie ou inorganiques, d'autres causes réelles que les causes physico-chimiques, aussitôt on proclame le triomphe définitif de cette conception de l'univers dite mécanique, qui est l'antipode de la conception téléologique. Rapprochez et comparez les diverses idées, que l'on s'est faites du monde chez lés divers peuples et aux diverses époques, vous verrez, qu'en fin de compte, on les peut classer en deux groupes bien tranchés : l'un, que l'on peut appeler groupe causal ou mécanique, l'autre, qui appartient au téléologisme ou au vitalisme. Jusqu'à nos jours, c'est le dernier groupe qui a prédominé clans la biologie. Ainsi l'on considérait les règnes animal et végétal comme le produit d'une activité créatrice, agissant dans un but donné. A la vue d'un organisme, la conviction, qui semble tout d'abord s'imposer sans conteste, c'est qu'une machine si parfaite, un appareil de mouvement si développé, peuvent seulement avoir été produits par une activité analogue à celle que l'homme déploie dans la construction de ses machines, mais infiniment plus parfaite. Quelque sublime idée que l'on se soit faite d'abord du créateur et de son activité créatrice, quelque effort que l'on'ait fait pour en écarter toute analogie humaine, pourtant, en dernière analyse, cette analogie persiste inévitablement, nécessairement, dans la conception téléologique de la nature. En fin de compte, il faut toujours se figurer le créateur comme un organisme, un être, qui, étant analogue à l'homme, quoique infiniment mieux conformé, songe à l'emploi qu'il fera de son activité créatrice, esquisse le plan de sa machine, et enfin l'achève dans un but donné, en employant des matériaux convenables. Or toutes ces idées reposent nécessairement sur la base fragile de l'anthropomorphisme. En raisonnant ainsi, quelque haute idée que l'on veuille se faire du créateur, on ne l'en revêt pas moins des attributs humains nécessaires pour tracer un plan et construire un organisme dans un but donné. Cette idée a été très-clairement exprimée dans le système le plus opposé à celui de Darwin et dont Agassiz a été, parmi les naturalistes, le principal défenseur. Dans son célèbre ouvrage intitulé : Essay on classification, qui est tout à fait antidarwinien et a paru presque en même temps que le livre de Darwin, Agassiz a exposé, tout au long et avec toutes leurs conséquences, ces absurdes idées anthropomorphiques sur le créateur. Quant à cette fameuse conformité au but dans la nature, elle existe généralement, pour ceux-là seulement, qui envisagent tout à fait superficiellement les phénomènes des règnes animal et végétal. Les organes rudimentaires, dont nous avons parlé, ont déjà porté un rude coup à cette doctrine. Mais quiconque a une connaissance quelque peu approfondie de l'organisation et du mode de vivre des animaux et des plantes, quiconque est familier avec l'activité du tourbillon vital, avec ce que l'on a appelé l'économie de la nature, celui-là arrivera nécessairement à conclure, que cette conformité à un but n'a guère plus d'existence que la non moins fameuse ; toute-bonté du créateur. Ces opinions optimistes n'ont malheureusement pas plus de fondement que l'expression si usitée « d'ordre moral du monde », ordre, que dénient ironiquement l'histoire tout entière. Au moyen âge, la souveraineté « morale » du pape et de sa pieuse inquisition n'est pas moins significative que la prédominance du militarisme moderne avec son attirail « moral » de fusils à aiguille et d'autres engins raffinés de meurtre. Examinez de plus près la vie générale et les relations réciproques des plantes et des animaux, sans en exempter l'homme; partout et toujours vous trouverez tout le contraire de cette union tendre et paisible préparée, dit-on, à la créature par la bonté du créateur ; partout vous verrez une guerre acharnée et impitoyable de tous contre tous. En quelque coin de là nature que vous portiez vos regards, vous ne rencontrerez pas cette paix idyllique chantée par les poètes; partout au contraire vous verrez la guerre, l'effort pour exterminer le plus proche voisin, l'antagoniste immédiat. Passion et égoïsme, voilà, que l'on en ait ou non conscience, le ressort de la vie. Le dicton poétique si connu : « La nature est parfaite, partout où l'homme n'y introduit pas son tourment » : ce dicton ne manqué pas de beauté ; mais il n'est malheureusement pas vrai. Bien au contraire, sous ce rapport, l'homme ne se distingue en rien du reste du monde animal. Les considérations que nous aurons à exposer, en parlant de « la lutte pour l'existence », justifieront de reste cette affirmation. C'est aussi Darwin, qui a mis en pleine lumière ce point important, qui en a fait ressortir la haute signification dans sa généralité ; c'est là un des points capitaux de son système, et lui-même l'a appelé « la lutte pour l'existence ». Une fois contraint de répudier absolument l'opinion vitaliste ou téléologique concernant la nature vivante, cette opinion, qui fait des formes animales et végétales les produits d'un créateur bienveillant, agissant conformément à un but ou bien d'une force créatrice active, ayant aussi des desseins préconçus, alors il nous faut décidément accepter la conception de l'univers dite mécanique ou causale. On peut aussi appeler cette manière de voir monistique 1 ou unitaire par opposition à l'opinion dualistique implicitement contenue dans toute explication téléologique du monde. Depuis quelques dizaines d'années, la conception mécanique de la nature a si bien acquis le droit de bourgeoisie dans le solide domaine de l'histoire naturelle, que, de ce côté, on ne dépense plus inutilement un seul mot pour la combattre. Il ne vient plus à l'esprit d'aucun physicien ou chimiste, d'aucun minéralogiste ou astronome, d'invoquer ou d'imaginer, pour expliquer les phénomènes, qui s'offrent perpétuellement à lui dans son domaine scientifique, l'activité d'un créateur poursuivant un but donné. Les phénomènes de cette nature sont considérés généralement et sans conteste comme le produit nécessaire et incontestable des forces physico-chimiques inhérentes à la matière; cette conception est donc purement matérialiste, en prenant dans un certain sens ce mot équivoque. Quand le physicien étudie, soit les phénomènes du mouvement dans l'électricité et le magnétisme, soit la chute d'un corps grave ou les oscillations des ondes lumineuses, il est bien éloigné d'appeler à son aide, dans ce travail, l'intervention d'une force créatrice surnaturelle. Jusqu'ici la biologie, considérée comme la science des corps dits « animés », se trouvait sous ce rapport en complète opposition avec la science des corps dénommés anorganiques. Sans doute la nouvelle physiologie a pleinement accepte la doctrine mécanique pour expliquer les mouvements des animaux et des plantes; seule, la morphologie, la science des formes des animaux et des plantes, n'a pas encore subi l'influence de cette doctrine. Les morphologistes se conduisent après comme avant, et aujourd'hui encore beaucoup d'entre eux, niant la doctrine mécanique des fonctions, regardent les formes animales et végétales comme des faits, qui se dérobent aux explications mécaniques et dont l'origine relève nécessairement d'une puissance créatrice supérieure, surnaturelle, agissant dans un but donné. Peu importe, que l'on considère cette puissance créatrice comme un Dieu personnel ou qu'on l'appelle force vitale (vis vitalis) ou cause finale (causa finalis). Dans les deux cas, on n'en a pas moins recours au miracle, pour tout dire en un mot, afin de trouver une explication. On se jette dans une croyance poétique absolument dénuée de valeur, quand il s'agit de science naturelle. En Ce qui concerne les efforts faits avant Darwin pour fonder une interprétation mécanique de l'origine des formes animales et végétales, disons que tous avortèrent et n'obtinrent jamais l'assentiment général. Le succès était réservé à la doctrine de Darwin, et c'est là un de ses immenses mérites ; par là, en effet, a été solidement établie l'idée de l'unité de la nature organique et anorganique, et cette partie de l'histoire naturelle, qui jusqu'ici s'écartait le plus et le plus opiniâtrément de toute conception, de toute explication mécanique, c'est-à-dire la science de la structure des formes vivantes, de la signification et de l'origine de ces formes, s'est engagée à son tour, avec toutes les autres sciences naturelles, dans une seule et même voie de perfectionnement. Par là se.trouve définitivement établie l'unité de tous les phénomènes naturels. Cette unité de la nature entière, cette animation de toutes les variétés de matières, cette union indestructible dé la force spirituelle et de la matière corporelle, Goethe les a affirmées en disant : « La matière et l'esprit ne peuvent l'un sans l'autre ni exister ni agir. » Les grands philosophes unitaires de tous les temps ont défendu ces propositions fondamentales de la conception mécanique de l'univers. Déjà Démocrite d'Abdère, l'immortel fondateur de la théorie atomique, les a formulées clairement près de cinq cents ans avant Jésus-Christ. Elles ont été surtout proclamées par le grand moine dominicain Giordano Bruno, qui, pour cette raison, fut brûlé à Rome par l'inquisition chrétienne, le 17 février 1600, l'anniversaire du jour où, 36 ans plus tôt, naissait son illustre compatriote et compagnon d'armes Galilée. Ce Sont de tels hommes, capables de vivre et de mourir pour une grande idée, que l'on flétrit du nom de « matérialistes », en vantant comme « spiritualistes » leurs adversaires, dont les moyens de persuasion sont la torture et le bûcher. Grâce à la théorie de la descendance, on est pour la première fois en état de fonder la doctrine de l'unité de la nature assez bien, pour que l'intelligence de tous puisse expliquer par des causes mécaniques les phénomènes compliqués du monde organique, aussi facilement qu'un acte physique quelconque, par exemple que les tremblements de terre, la direction du vent, ou les courants marins. Nous arrivons ainsi à la conviction extrêmement importante, que tous les corps connus de la nature sont également « animés » et que l'opposition jadis établie entre le monde des corps vivants et celui des corps morts n'existe pas. Qu'une pierre lancée dans l'espace libre tombe sur le sol d'après des lois déterminées; que, dans une solution saline, un cristal se forme; ces phénomènes appartiennent tout aussi bien à la vie mécanique que la croissance ou la floraison des plantes, que la multiplication ou l'activité consciente des animaux, que la sensibilité ou l'entendement de l'homme: Avoir bien établi cette conception unitaire de la nature, voilà le mérite le plus grand et le plus général de la doctrine généalogique réformée par Darwin. DEUXIÈME LEÇON. JUSTIFICATION DE LA THÉORIE DE LA DESCENDANCE. HISTOIRE DE LA CRÉATION D'APRÈS LINNÉ. La doctrine généalogique donne une explication unitaire des phénomènes organiques de la nature, en invoquant l'action des causes naturelles. — Comparaison de cette doctrine avec la théorie newtonieinne de la gravitation. — Limites générales de toute explication scientifique et du savoir humain. — Toute connaissance a pour condition première une expérience faite par les sens ; elle est à posteriori. — Les connaissances à posteriori, transmises héréditairement et devenant des connaissances à priori. — Opposition entre les hypothèses de création surnaturelle faites par Linné, Cuvier, Agassiz, et les théories d'évolution naturelle de Lamarck, Goethe, Darwin. — Relation des premières avec la conception unitaire ou mécanique, et des dernières avec la conception dualistique ou téléologique. — Unitéisme et matérialisme. — Du matérialisme scientifique et du matérialisme moral. — Histoire de la création d'après Moïse. — Linné fondateur de la description systématique de la nature et de la détermination des espèces. — Classification de Linné et nomenclature binaire. — Valeur de l'idée de l'espèce dans Linné. — Son histoire de la création. — Vue de Linné sur l'origine des espèces. Messieurs, la valeur d'une théorie scientifique se mesure aussi bien par le nombre et l'importance des points qu'elle éclaircit, que par la simplicité et la généralité des causes invoquées par elle pour servir de base à ses explications.. Plus sont grands d'un côté le nombre et le poids des phénomènes expliqués par la théorie, plus d'autre part il y a de simplicité et de généralité dans les causes, que la théorie.met en oeuvre dans ses explications, plus alors en est grande l'importance scientifique, plus elle peut servir de guide sûr, plus nous sommes obligés de l'accepter. Songez, par exemple, à une théorie jusqu'ici considérée comme le plus brillant effort de l'esprit humain, à la théorie de la gravitation fondée, il y a 200 ans, par l'Anglais Newton dans ses « Principes mathématiques de la philosophie naturelle ». Là le problème à résoudre â une grandeur qui défie l'imagination. L'auteur a entrepris de soumettre aux lois mathématiques les phénomènes du mouvement des planètes et de l'architecture de l'univers. Newton établit, que la cause infiniment simple de ces phénomènes complexes est la loi de la pesanteur ou de l'attraction mutuelle des masses, cette loi, qui est la raison de la chute des corps, de leur adhérence, de leur cohésion et de beaucoup d'autres faits. Mesurez avec le même étalon la théorie de Darwin, et vous conclurez nécessairement qu'il la faut aussi ranger parmi les grandes conquêtes de l'esprit humain et que sa place est immédiatement à côté de la théorie newtonienne de la gravitation. Sûrement, l'opinion que je viens d'exprimer vous semble exagérée ou à tout le moins fort hasardée; mais j'espère bien vous démontrer, dans le cours de ces.leçons, que je n'ai pas prisé trop haut la théorie darwinienne. Déjà, dans les leçons précédentes, j'ai énuméré quelques-uns des phénomènes du monde organique, les plus importants et les plus généraux, dont la théorie de Darwin donne l'explication. A cet ordre de faits appartiennent avant tout les changements de forme liés au développement des organismes individuels. Il était bien difficile jusqu'ici de donner de ces phénomènes extrêmement variés et complexes une explication mécanique, c'est-à-dire de les rattacher à des causes efficientes. Déjà nous avons cité les organes rudimentaires, ces parties si remarquables des animaux et des plantes, qui n'ont aucun but et répugnent à toute explication téléologique, à toute interprétation assignant un dessein à l'organisme. Il est aisé de citer encore un grand nombre de phénomènes non moins importants, non moins énigmatiques jusqu'ici et dont la doctrine généalogique réformée par Darwin donne une explication des plus simples. Mentionnons en passant la distribution géographique des animaux et des plantes à la surface de notre planète, ainsi que la répartition des organismes éteints ou fossiles dans les diverses couches géologiques. Toutes ces lois géographiques et paléontologiques si importantes, que jusqu'ici nous étions réduits à enregistrer comme de simples faits, nous devons à la doctrine généalogique d'en connaître maintenant les causes efficientes. Ou en peut dire autant de toutes les lois générales de l'anatomie comparée et particulièrement de la grande loi de la division du travail ou de différenciation (polymorphisme), cette loi, qui joue un rôle capital aussi bien dans la société humaine en général que dans l'organisation individuelle des animaux et des plantes, et suppose une diversité de plus en plus grande' ainsi qu'une évolution de plus en plus progressive. De même la loi d'évolution progressive, jusqu'à présent admise aussi, à titre de fait, comme celle de la division du travail, cette loi du progrès, visible partout, dans l'histoire dés peuples aussi bien que dans celle des animaux et des plantes, est aussi éclairée dans ses origines par la doctrine généalogique. Enfin si, embrassant d'un regard la totalité de la grande nature organique, vous rapprochez les uns des autres, en les comparant, tous les grands groupes de phénomènes" de cet immense domaine de la vie, alors, éclairés par la doctrine généalogique, vous n'y voyez plus l'oeuvre artificielle et préméditée d'un créateur réalisant un plan, mais bien l'effet fatal de causes efficientes, résidant dans la constitution chimique de la matière et dans ses propriétés physiques. On est aussi en droit d'affirmer, et clans le sens le plus large, comme je le démontrerai dans le cours de ces leçons, que la doctrine généalogique nous permet, pour la première fois, de ramener à une seule loi l'ensemble de tous les phénomènes organiques de la nature et d'assigner une cause unique au mécanisme infiniment complexe de Ce monde de phénomènes si variés. Sous ce rapport, la théorie darwinienne se place à côté de la théorie newtonienne de la gravitation, si même elle ne lui est pas supérieure! La nature de l'explication n'est pas moins simple dans un cas que dans l'autre. Pour expliquer cette masse de phénomènes si compliqués, Darwin n'a pas eu à découvrir des propriétés nouvelles et jusqu'alors inconnues de la matière. En effet, on ne trouve dans le darwinisme rien qui.implique des modes nouveaux de combinaison matérielle ou de nouvelles forces d'organisation; on y trouve seulement des rapprochements extraordinairement ingénieux, le groupement synthétique et la comparaison réfléchie de nombre de faits depuis longtemps connus, à l'aide desquels Darwin a résolu « la sainte énigme » du monde des formes, animées. Ce qu'il y a de capital dans la théorie de Darwin, c'est la considération des liens étroits, qui rattachent l'une à l'autre deux des propriétés générales de l'organisme, savoir l'hérédité et l'adaptation. En constatant seulement les mutuelles relations existant entre ces deux activités vitales, ces deux fonctions physiologiques de l'organisme, en notant.aussi les rapports mutuels rattachant nécessairement entre eux les animaux et les plantes, qui ont un habitat commun ; en se bornant à apprécier, comme ils le méritent, ces simples faits et à les relier habilement ensemble, Darwin est parvenu à découvrir les vraies causes efficientes (causse efficientes) des formes infiniment complexes de la nature, organique. Nous sommes obligés d'admettre et de défendre cette théorie, au moins tant qu'il ne s'en présentera pas une autre capable d'expliquer aussi simplement une telle quantité de faits. Quanta présent, cette. théorie rivale fait absolument défaut. Sûrement l'idée fondamentale du darwinisme , qui consiste à faire descendre toutes les diverses formes animales et végétales d'un petit nombre de formes extrêmement simples ou même d'une seule forme, cette idée n'a rien de neuf; on l'avait eue depuis bien longtemps, et, au commencement de ce siècle, le grand Lamarck surtout l'avait nettement formulée. Seulement Lamarck se borne, à vrai dire, à émettre simplement l'hypothèse d'une origine commune,, sans l'appuyer sur la démonstration des causes efficientes. Or c'est précisément dans la démonstration de ces causes, que consiste l'énorme progrès réalisé par la théorie darwinienne. Darwin a trouvé dans les propriétés physiologiques d'hérédité et d'adaptation de la matière organique les vraies causes du lien généalogique. L'ingénieux Lamarck, il est vrai, n'avait pas à sa disposition le colossal matériel de faits biologiques, que les infatigables recherches zoologiques et botaniques ont rassemblé dans ces cinquante dernières années, et que Darwin a converti en un triomphant appareil de démonstration. La théorie darwinienne n'est pas, en effet, comme ses adversaires se plaisent souvent à le dire, une capricieuse hypothèse, une supposition en l'air, dépourvue de corps. Il ne dépend pas de la fantaisie de chaque zoologiste ou botaniste de l'accepter ou non à titre de théorie explicative. On est rigoureusement obligé, en vertu des principes fondamentaux en vigueur dans le domaine des sciences naturelles, d'accepter et de conserver, tant qu'il ne s'en présente pas une meilleure, toute théorie, fût-elle même faiblement fondée, qui se peut concilier avec les causes efficientes. Ne le point faire, c'est repousser toute explication scientifique des phénomènes, et, en fait, c'est bien là le point de vue où se sont placés beaucoup de biologistes. Considérant le domaine entier de la nature animée comme parfaitement énigmatique, tenant l'origine des espèces animales et végétales, les phénomènes de leur évolution et de leur parenté comme audessus de toute explication, comme miraculeux, ils ne veulent pas entendre parler d'une véritable interprétation de ces faits. Ces adversaires de Darwin, si rebelles devant une explication biologique, disent habituellement : « Le système de Darwin supposant une commune origine des divers organismes est une simple hypothèse ; nous lui en opposons une autre, savoir que toutes les espèces animales et toutes les espèces végétales ne sont pas dérivées généalogiquement les unes des autres, mais qu'elles sont nées isolément, en vertu d'une loi naturelle encore inconnue. » Mais, tant qu'on n'a pas donné quelques raisons de songer à cette origine, de la considérer comme une « loi naturelle » ; tant qu'on n'a pas donné le moindre fondement vraisemblable à cette manière de concevoir isolément l'origine des espèces animales et végétales, cette hypothèse contradictoire n'est pas en réalité une hypothèse, c'est un jeu de mots vide et dénué de sens. En effet la dénomination d'hypothèse ne convient pas à la théorie darwinienne ; car une hypothèse scientifique est une supposition basée sur des propriétés, des phénomènes de mouvement encore inconnus, n'ayant jamais été contrôlés par les sens, mais que l'on attribue aux corps de la nature. Or la théorie darwinienne ne suppose aucun fait ignoré de ce genre ; elle a pour base des propriétés générales depuis longtemps reconnues dans les organismes, et c'est, comme nous l'avons déjà remarqué, le groupement si compréhensif, si extrêmement ingénieux d'une quantité de phénomènes jusqu'ici isolés, qui donne à cette théorie son extraordinaire importance; par elle, nous parvenons, pour la première fois, à attribuer à une cause efficiente l'ensemble des phénomènes morphologiques généraux constatés dans le monde des animaux et dans celui des plantes; cette, cause est une, toujours la même, c'est l'action combinée de l'hérédité et de l'adaptation, c'est en outre une cause physiologique, c'està dire un rapport physico-chimique ou mécanique. Pour ces motifs, l'acceptation de la doctrine généalogique, fondée par Darwin sur des bases mécaniques, est; pour la zoologie et la botanique tout entières, une impérieuse et inévitable nécessité. Puisque, à mon sens, l'immense valeur de la théorie.darwinienne consiste, en ce qu'elle explique mécaniquement les phénomènes des formes organiques jusqu'ici inintelligibles, il est tout à fait nécessaire de dire en passant quelques mots au sujet du sens, qu'il faut attacher à l'expression équivoque d'explication. Souvent on objecte à la théorie darwinienne, que sans cloute elle explique bien les phénomènes en question, en invoquant l'hérédité et l'adaptation, mais sans expliquer ces propriétés de la matière organisée, que, par conséquent, elle ne pénètre pas jusqu'au fond des choses. Rien de plus juste que cette objection, seulement on la peut faire à propos de tous les phénomènes. Nulle part "nous ne parvenons à connaître le fond des choses. L'origine de chacun des cristaux de sel, que nous obtenons par l'évaporation des eaux-mères, n'est au fond pas moins mystérieuse, pas moins inintelligible en soi que l'origine d'un animal quelconque évoluant, en ayant pour point de départ une cellule ovulaire simple. En expliquant les plus simples phénomènes physiques ou chimiques, par exemple la chute d'une pierre ou une combinaison chimique, nous nous heurtons, après avoir, découvert et constaté les causes efficientes, soit la pesanteur, soit l'affinité chimique, à d'autres phénomènes plus lointains encore, qui, dans leur nature intime, sont des énigmes. Cela provient des limites bornées, de la relativité de nos moyens de connaître. Ne l'oublions jamais : l'entendement humain est absolument limité ; son champ d'action n'a qu'une étendue relative ; ce qui dépend avant tout de la constitution de nos organes des sens et de notre cerveau. Toute connaissance a pour origine première une perception sensuelle. A cela on objecte, il est vrai, les connaissances innées chez l'homme, les connaissances dites à priori ; mais la doctrine darwinienne permet de démontrer, comme vous le verrez, que ces connaissances soi-disant à priori, ont été acquises à posteriori, et proviennent en dernière analyse de l'expérience. Des connaissances provenant originairement de perceptions purement empiriques et dérivant par conséquent d'expériences purement sensuelles, mais ayant ceci de particulier, qu'elles ont été acquises par une série de générations, semblent être, chez les générations venues les dernières, des notions indépendantes, innées, acquises à priori. Toutes ces notions dites à priori ont été formées à posteriori par nos antiques ancêtres animaux, puis, ayant été peu à peu transmises par hérédité, elles sont devenues des notions à priori. En dernière analyse, elles ont pour base des expériences et nous sommes en mesure de démontrer nettement par les lois de l'hérédité et de l'adaptation, que, dans l'espèce, les notions à priori ne diffèrent pas essentiellement des notions à posteriori. Allons plus loin et disons que l'expérience sensuelle est la source de toutes les connaissances. C'est là ce qui borne notre science tout entière, et jamais nulle part nous ne pouvons arriver au fond réel d'un phénomène quelconque. La force de cristallisation, la pesanteur, l'affinité chimique demeurent, dans leur essence, tout aussi inintelligibles pour nous que l'hérédité et l'adaptation. Or, si la théorie darwinienne explique par une vue unique l'ensemble de tous les phénomènes, que nous avons tout à l'heure rapidement passés en revue, si elle nous démontre que la cause efficiente de ces phénomènes est l'unité de constitution de l'organisme, elle accomplit tout ce que nous avons le droit d'en attendre, quant à présent. Mais nous avons de bonnes raisons d'espérer, que ces causes dernières auxquelles Darwin est parvenu, c'est-à-dire les propriétés d'hérédité et d'adaptation, nous pourrons les poursuivre plus loin encore, et que nous arriverons, par exemple, à assigner à ces phénomènes, comme raison unique, le mode de groupement des molécules matérielles de l'oeuf. Sûrement nous n'aurons, d'ici à quelque temps, aucune idée de ces faits, et nous nous contentons, pour le moment, d'avoir suivi les phénomènes jusqu'à cette limite, de même que, dans la théorie newtonienne, nous nous arrêtons, aux mouvements planétaires et à la pesanteur, qui, elle aussi, est, dans son essence, une énigme pour nous. Mais, avant d'aborder plus sérieusement le sujet principal de ces leçons, c'est-à-dire la doctrine généalogique et ses principales conséquences, permettez-moi de faire un peu d'histoire, de jeter un coup d'oeil rétrospectif sur les opinions les plus importantes, les plus larges, qu'avant Darwin, les hommes se soient formées sur la création organique, sur l'origine des nombreuses espèces animales et végétales. Il n'est nullement dans mon intention de vous entretenir de tant de cosmogonies poétiques imaginées par les diverses espèces, races ou tribus humaines. Tout intéressant et fécond que soit un tel examen au point de vue ethnographique et à celui de l'histoire de la civilisation, il nous entraînerait beaucoup trop loin. En outre, la plupart de ces légendes cosmogoniques ont un caractère tellement fantaisiste, toute connaissance sérieuse de la nature y fait tellement défaut, que, pour un examen scientifique de l'histoire de la création, elles manquent absolument d'intérêt. Je me bornerai donc à exposer une seule de toutes les cosmogonies imaginaires, la cosmogonie mosaïque, à cause de l'énorme influence, qu'elle a exercée sur la civilisation occidentale, puis je passerai aux hypothèses de ce genre ayant un caractère scientifique et qui ont été formulées pour la première fois par Linné, au commencement du siècle dernier. Toutes les idées si diverses, que les hommes se sont faites au sujet de l'origine des diverses espèces animales et végétales, se peuvent facilement classer en deux grands groupes opposés; clans l'un de ces groupés.on explique la création par des moyens naturels, clans l'autre par des moyens surnaturels. Ces deux groupes répondent parfaitement aux deux manières principales, dont l'homme a conçu le monde, à ces deux opinions, que nous avons opposées l'une à l'autre, en appelant l'une monistique ou unitaire, et l'autre, dualistique. L'opinion vulgaire, qui est l'opinion dualistique, téléologique ou vitale, considère la nature organique comme l'oeuvre préméditée d'un créateur agissant conformément à un plan; il lui faut découvrir dans chaque espèce animale ou végétale « une pensée créatrice incarnée », l'expression matérielle d'une cause finale ayant un dessein, poursuivant un but (causa fînalis). Nécessairement elle a besoin de recourir, pour expliquer l'origine dés organismes, à des procédés surnaturels et nullement mécaniques. Nous avons donc le droit de l'appeler l' histoire de la création surnaturelle. De toutes ces histoires téléologiques de la création, celle de Moïse a exercé la plus grande influence, puisque, sous le patronage d'un naturaliste aussi éminent que Linné, elle fut généralement accueillie avec faveur dans l'histoire naturelle. Les vues émises sur la création par Cuvier, Agassiz, et plus généralement par la plupart des naturalistes, se rangent aussi dans ce groupe tout comme celles des gens du monde. Au contraire, la théorie évolutive exposée par Darwin et dont nous nous occuperons ici en l'appelant histoire de la création naturelle, cette théorie, que Goethe et Lamarck avaient déjà formulée, conduit nécessairement,si on la suit dans ses conséquences logiques, à admettre définitivement la conception monistique ou mécanique. Contrairement à l'opinion dualistique ou téléologique, la théorie mécanique regarde les formes de la nature organique aussi bien que de l'anorganique, comme étant les produits nécessaires des forces naturelles. Dans chaque espèce animale ou végétale, elle voit non pas la pensée matérialisée d'un créateur personnel, mais bien l'expression transitoire d'une phase de l'évolution mécanique de la matière, l'expression d'une cause nécessairement efficiente, d'une cause mécanique (causa effciens). Quand le dualisme téléologique cherche seulement dans les merveilles de la création les idées arbitraires d'un créateur capricieux, le monisme ou l'unitéisme, considérant les véritables causes, trouve seulement dans ces phases évolutives les effets nécessaires des lois naturelles, éternelles et inéluctables. Bien souvent on a déclaré que le monisme, dont nous plaidons ici la cause, est identique avec le matérialisme. Comme on a par conséquent appelé matérialistes le darwinisme et la doctrine de l'évolution, je ne puis me dispenser de protester d'avance contre l'ambiguïté de cette expresion et contre la perfidie avec laquelle.on en use d'un certain côté pour frapper d'interdit notre doctrine. Par l'expression «matérialisme» on mêle et confond généralement ensemble deux choses, qui n'ont en réalité absolument rien de commun, c'est-à-dire le matérialisme des sciences naturelles et le matérialisme moral. Quel est au fond la prétention du matérialisme des sciences naturelles, qui est identique à notre monisme ? C'est simplement, que tout marche dans le monde par des raisons naturelles, que tout effet ait sa cause et toute cause son effet. Il soumet aussi l'ensemble de tous les phénomènes perceptibles à la loi de causalité, c'est-à-dire à la loi de connexion nécessaire entre les effets et les causes. Il répudie absolument toute croyance au miracle et toute idée préconçue de procédés surnaturels. Pour lui il n'y a plus nulle part, dans le domaine du savoir humain, de vraie métaphysique ; il n'y a partout que de la physique. Pour lui, il va de soi, que la matière, la forme, et la force sont indissolublement unies. Dans tout le vaste domaine des sciences anorganiques, en physique, en chimie, en minéralogie, en géologie, ce matérialisme est si généralement.admis et depuis si longtemps, que personne ne saurait seulement douter que ce soit à bon droit. Mais il en est tout autrement en biologie, où de divers côtés l'on continue encore à le combattre, sans lui opposer d'ailleurs autre chose que le fantôme métaphysique d'une force vitale, ou même de simples dogmes théologiques. Si maintenant nous arrivons à démontrer, que toute la nature perceptible est une, que les mêmes « grandes lois éternelles, des lois d'airain », agissent dans les phénomènes de la vie des animaux et des plantes aussi bien que dans la croissance des cristaux et dans la force d'expansion de la vapeur aqueuse, nous aurons ainsi soumis justement à la doctrine monistique ou mécanique tout le domaine biologique, aussi bien la zoologie que la botanique. Sera-t-on fondé alors à nous accuser de matérialisme ? Dans ce sens toute l'histoire naturelle exacte, et au-dessus d'elle la loi de causalité, sont purement matérialistes. Le matérialisme des moeurs ou éthique est toute autre chose que ce matérialisme scientifique, avec lequel il n'a absolument rien de commun. Celui-là, le matérialisme éthique, le «vrai matérialisme», a pour but unique dans la pratique de la vie le plaisir sensuel raffiné. Enivré par une déplorable erreur, qui lui montre dans la jouissance purement matérielle le seul moyen pour l'homme d'arriver à une vraie satisfaction et ne trouvant pourtant cette satisfaction dans aucune forme de volupté sensuelle, il court de l'une à l'autre, en se consumant à cette poursuite. Que la vraie valeur de la vie ne consiste pas dans le plaisir matériel, mais dans le fait moral ; que la vraie félicité ne réside pas dans les biens extérieurs, mais uniquement dans une conduite vertueuse, c'est là une vérité inconnue au matérialisme éthique. C'est donc bien vainement, que l'on essayera' de trouver ce matérialisme chez des naturalistes, des philosophes, dont la jouissance suprême est la contemplation intellectuelle de la nature, dont le but suprême est la connaissance des lois naturelles. Veut-on le rencontrer? qu'on le cherche dans les palais des. princes de l'Église et chez ces hypocrites, qui, s'abritant derrière le masque d'une austère piété, visent seulement à exercer une tyrannie hiérarchique et à exploiter leurs contemporains. Trop blasés pour comprendre l'infinie noblesse de ce qu'on appelle « la vile matière », et aussi la splendeur du monde de phénomènes qu'elle engendre, insensibles au charme inépuisable de la nature, ignorants dé ses lois, ils fulminent contre la science naturelle tout entière, contre les progrès intellectuels qu'elle enfante, taxant le tout de matérialisme coupable, et ce sont eux-mêmes, qui se plongent dans la forme la plus repoussante de matérialisme. Ce n'est pas seulement la papauté infaillible avec son enchaînement sans fin de crimes horribles, mais aussi l'histoire morale si honteuse des orthodoxes dans toutes les formes de religion, qui peut prouver ce que nous avançons. Pour éviter à l'avenir la confusion entre ce matérialisme, moral tout à fait condamnable et notre matérialisme scientifique et philosophique, nous croyons nécessaire d'appeler le dernier monisme ou réalisme. Le principe de ce monisme est celui que Kant appelle principe du mécanisme, et duquel il dit expressément, que, sans lui, aucune science naturelle ne saurait exister. Ce principe est absolument inséparable de notre histoire naturelle de la création ; il en est la caractéristique, ce qui en fait l'opposé de la croyance téléologique au miracle de la création surnaturelle. Permettez-moi maintenant de jeter tout d'abord un coup d'oeil sur la plus importante des histoires de création surnaturelle, sur celle de Moïse, telle que nous la connaissons par les antiques archives de l'histoire et des lois du peuple juif, par la Bible. On sait que l'histoire de la création mosaïque, formant dans le premier chapitre de la Genèse l'introduction de l'Ancien Testament, est encore généralement admise chez tous les peuples, qui ont accepté la civilisation judaïco-chrétienne. Ce succès extraordinaire ne s'explique pas seulement par son intime union avec les dogmes chrétiens et juifs, mais aussi par la disposition simple et naturelle des idées, qui y sont exposées et qui contrastent avantageusement avec la confusion des cosmogonies mythologiques chez la plupart des peuples anciens. D'après la Genèse, le Seigneur Dieu forme d'abord la terre, en tant que corps inorganique. Ensuite il sépare la lumière et les ténèbres, puis les eaux et la terre ferme. Voilà la terre habitable pour les êtres organisés. Dieu forme alors en premier lieu les plantes, plus tard les animaux et même parmi ces derniers il façonne d'abord les habitants de l'eau et de l'air, plus tardivement ceux de la terre ferme. Enfin Dieu crée le dernier venu des êtres organisés, l'homme ; il le crée à son image pour être le maître de la terre. Dans cette hypothèse, mosaïque de la création, deux des plus importantes propositions fondamentales de la théorie évolutive se montrent à nous avec une clarté et une simplicité surprenantes : ce sont l'idée de division du travail ou de la différenciation et l'idée du développement progressif, du perfectionnement. Bien que ces grandes lois de l'évolution organique, ces lois, que nous prouverons être la conséquence nécessaire de la doctrine généalogique, soient regardées par Moïse comme l'expression de l'activité d'un créateur façonnant le monde, pourtant on y découvre la belle idée d'une évolution progressive, d'une différenciation graduelle de la matière primitivement simple. Nous pouvons donc payer à la grandiose idée renfermée dans la cosmogonie hypothétique du législateur juif un juste et sincère tribut d'admiration, sans pour cela y reconnaître ce que l'on appelle «une manifestation divine ». Qu'il n'y ait là rien de divin, cela ressort du fait que deux erreurs fondamentales sont contenues dans cette hypothèse, d'abord l'erreur géocentrique, qui fait de la terre le centre du monde, autour duquel roulent le soleil, la lune et les étoiles ; puis l'erreur anthropocentrique, qui considère l'homme comme le but suprême, et voulu de la création terrestre, l'être pour qui tout le reste de la nature a été créé. Ces deux erreurs ont été mises à néant, la première par la théorie copernicienne du système du monde, au commencement du seizième siècle ; la. seconde par la théorie généalogique de Lamarck, au commencement du dix-neuvième siècle. Quoique l'erreur géocentrique contenue dans la cosmogonie mosaïque ait été clairement démontrée par Copernic, et que, par là, toute l'autorité d'une manifestation divine ait été enlevée à cette hypothèse, pourtant elle s'est maintenue jusqu'à nos jours à tel point, qu'elle est encore de beaucoup le plus sérieux obstacle à l'acceptation générale de la théorie évolutive. Ainsi, même durant ce siècle, beaucoup de naturalistes ont cherché.à mettre cette hypothèse d'accord avec les données de l'histoire naturelle moderne, particulièrement avec la géologie, en considérant les sept jours de la création mosaïque comme sept grandes périodes géologiques. Pourtant toutes ces tentatives d'interprétation sont tellement artificielles, que nous n'essayerons pas ici de les réfuter. La Bible n'est pas un livre d'histoire naturelle, c'est un recueil de documents touchant l'histoire, la législation, la religion du peuple juif; qu'elle soit sans réelle valeur, qu'elle soit même pleine de grosses erreurs en ce qui concerne toutes les questions d'histoire naturelle, cela ne diminue en rien son importance pour l'histoire de la civilisation. Nous pouvons maintenant faire un grand saut de trois mille ans, depuis Moïse, qui mourut environ vers 1480 avant Jésus-Christ, jusqu'à Linné, qui naquit mille sept cent sept ans après le Christ. Durant ce laps de temps, on ne formula aucune histoire de la création, qui ait eu une notable valeur ou dont l'examen puisse offrir ici quelque intérêt: Durant les quinze derniers siècles spécialement, comme le christianisme dominait, la cosmogonie mosaïque si intimement liée à ses dogmes régna en souveraine à tel point, que, seul, le dixneuvième siècle osa se mettre contre elle en révolte ouverte. Même le grand naturaliste suédois, Linné, le fondateur de la nouvelle histoire naturelle, s'attache étroitement à la cosmogonie de Moïse. Le progrès extraordinaire accompli par Ch. Linné dans l'histoire naturelle descriptive consiste principalement, en ce qu'il trouva une classification systématique des animaux et des plantes, tellement rationnelle et logique que, jusqu'à nos jours, elle est restée sous beaucoup du rapports le vade mecum des naturalistes, qui étudient les formes animales et végétales. Le système linnéen, bien que tout à fait artificiel, bien qu'employant exclusivement une seule partie de l'organisme comme caractère de classification, a pourtant suscité les plus importantes conséquences, ce qui tient à la manière logique, dont il est conçu, et surtout au mode de dénomination si précieux, dont il se sert pour désigner les corps de la nature. Il nous importe d'en dire quelques mots. Avant Linné, les naturalistes, perdus dans l'infini chaos des formes animales et végétales déjà connues, avaient inutilement cherehé une nomenclature et une classification convenables ; Linné parvint à en trouver une en proposant la nomenclature dite binaire, et, grâce à cet heureux artifice, il résolut cet important et difficile problème. Aujourd'hui encore la nomenclature binaire ou le système de double dénomination, que Linné fut le premier à proposer, est toujours généralement employé par les zoologistes et les botanistes et sans doute il le sera longtemps encore. Cette nomenclature consiste en ceci, que chaque espèce animale ou végétale est désignée par deux noms ayant un rôle tout à fait analogue à celui des noms de baptême et de famille dans la société humaine. Le nom spécial, celui qui correspond au nom de baptême et exprime l'idée d'espèce, sert de dénomination commune à tous les individus animaux ou végétaux semblables entre eux dans toutes les particularités essentielles de leur forme et ne différant que par des caractères tout à fait secondaires. Au contraire, le nom le plus général correspond à nos noms de famille ; il exprime l'idée de genre (genus) et sert de dénomination commune à toutes les espèces analogues entre elles. Conformément à la nomenclature de Linné habituellement en vigueur, le plus général, le plus compréhensif des noms se place le premier ; le nom spécial, de second ordre, se met à la suite. Ainsi, par exemple, on appelle le chat domestique felis domestica; le chat sauvage, felis catus ; la panthère, felis pardus ; le jaguar, felis onca ; le tigre, felis tigris ; le lion, felis leo , et ces six animaux de proie sont regardés comme des espèces distinctes d'un seul et même genre felis. Ou bien encore, pour emprunter un exemple au règne végétal, la sapinette, dans la nomenclature linnéenne, s'appelle pinus abies ; le sapin, pinus picea; le mélèze, pinus larix; le pin pignon, pinus pinca; le pin de Genève, pinus cembra; le pin noueux, pinus muglius ; le pin vulgaire, pinus sylvestris ; et ces sept types de conifères sont sept espèces distinctes d'un seul et même genre, le genre pinus. Sans doute le progrès introduit par Linné dans la différenciation pratique et dans la nomenclature des divers organismes vous semble d'une valeur secondaire ; mais en réalité if est de la plus haute importance aussi bien au point de vue théorique qu'au point de vue pratique. En effet, grâce à lui, on parvint pour la première fois à classer la multitude des diverses espèces organiques d'après leur plus ou moins grande analogie ; on put alors en embrasser; d'un regard la totalité méthodiquement rangée dans les casiers d'un système. Linné donna au catalogue de ce casier une valeur plus compréhensive encore, en groupant les genres les plus analogues (genera) en ce qu'il appelle des ordres (ordines), puis en réunissant les ordres les plus voisins dans des divisions plus générales, dans des classes (classes). Ainsi les deux règnes organiques se divisent tout d'abord, d'après Linné, en un petit nombre de classes. Le règne végétal a vingt-quatre classes ; le règne animal en a six. Chaque classe, de son côté contient plusieurs ordres ; chaque ordre renferme un plus grand nombre de genres et chaque genre un certain nombre d'espèces. Mais, outre l'inappréciable utilité pratique, qu'a eue la nomenclature binaire de Linné au point de vue de la division générale et systématique, de la dénomination, du groupement ordonné, de la distribution des, formes organisées, cette théorie a, en outre, exercé une influence théorique d'une incalculable portée sur la manière générale de comprendre le monde organisé et tout particulièrement sur l'histoire de la création. Encore aujourd'hui, toutes les grandes questions fondamentales, que nous avons déjà débattues, aboutissent en définitive à la solution d'une question préalable, et, à première vue, fort isolée et peu importante, qui consiste à déterminer ce qu'il faut réellement entendre par le mot espèce. Encore aujourd'hui, la notion de l'espèce organique peut être regardée comme la pierre angulaire detoute la question de la création, comme le point important du problème, autour duquel bataillent darwiniens et antidarwiniens. Dans l'opinion de Darwin et de ses partisans, les diverses espèces sont simplement les rejetons diversement développés d'une seule et même forme primitive. Ainsi, toutes les espèces de conifères citées ci-dessus proviendraient à l'origine d'une seule espèce de pin. De même toutes les espèces de chats précédemment énumérées descendraient d'un seul type félin, ancêtre commun de tout le genre. De plus il faudrait, selon la doctrine darwinienne, que les divers genres composant un ordre provinssent d'une forme ancestrale commune, et que, de même, tous les ordres d'une classe eussent aussi une souche primitive unique. A en croire lés adversaires de Darwin, au contraire, toutes les espèces animales et végétales sont absolument indépendantes l'une de l'autre, et ce sont seulement les individus appartenant aune même espèce, qui descendent d'une seule forme ancestrale commune ; que si nous leur demandons, comment sont nées ces formes ancestrales primitives de chaque espèce, ils nous répondent en se plongeant dans l'inintelligible : « Toutes ces formes, disent-ils, ont été créées ainsi. » Linné lui-même comprend ainsi la notion de l'espèce, quand il dit : « Il y a autant d'espèces diverses que l'être infini a créé de formes distinctes originairement. » Species tôt sunt diverses, quot diversas formas ab initio creavit infvnitum ens. Il accepte donc rigoureusement, sous ce rapport, la cosmogonie mosaïque, suivant laquelle les animaux et les plantes ont été créés, « chacun selon son espèce ». L'opinion plus explicite de Linné était que, dans le principe, un individu ou une paire d'individus de chaque espèce animale et végétale avait été créée et sûrement une paire, « un mâle et une femelle», selon l'expression mosaïque, quand les espèces ont des sexes séparés. Au contraire, pour les espèces, où chaque individu possède les organes féminins et masculins, pour les espèces hermaphrodites, par exemple les vers de terre, les escargots des jardins et des vignes, le plus grand nombre des plantes, Linné regardait comme suffisante la création primitive d'un seul individu. Linné accepte aussi la légende mosaïque du déluge ; car il admet que, dans ce grand cataclysme, tous les organismes alors existants ont péri, sauf les quelques individus de chaque espèce, réfugiés dans l'arche : les sept paires d'oiseaux et d'animaux domestiques purs, les deux paires d'animaux impurs, etc., qui, après là fin du déluge, débarquèrent sur le mont Ararat. Il cherche à écarter la difficulté géographique de faire vivre ensemble, sur le même point terrestre, des animaux et des plantes si diverses, en disant que le mont Ararat, situé en Arménie, dans un climat chaud, a une altitude de seize mille pieds, et peut conséquemment servir de résidence temporaire à des animaux habitués à vivre dans les diverses zones terrestres. Les animaux des régions polaires pouvaient gravir sur le sommet glacé de la montagne ; ceux des climats chauds en pouvaient habiter le pied et les espèces des zones moyennes avaient la faculté de se tenir à mi-hauteur. Puis ils pouvaient de là se répandre sur la terre, vers le nord et vers le sud. A peine est-il besoin de remarquer que ce récit de la création, que Linné s'efforce évidemment de rattacher étroitement aux croyances bibliques, ne mérite pas une réfutation sérieuse. Si l'on songe à la pénétrante clarté ordinaire à Linné, il est permis de douter que lui-même crût ici à son dire. Quant à la descendance simultanée de tous les individus de chaque espèce d'une unique paire d'ancêtres, ou pour les hermaphrodites d'un seul ancêtre bisexué, c'est là une opinion manifestement insoutenable ; car, sans parler d'autres empêchements, dès les premiers jours de la création, les animaux de proie, malgré leur petit nombre, auraient suffi à exterminer tous les herbivores, et, de leur côté, les herbivores auraient sûrement détruit les rares échantillons d'espèces végétales. Un équilibre analogue à celui qui existe aujourd'hui dans l'économie de la nature, ne pouvait s'établir dans l'hypothèse où un seul individu ou une seule paire de chaque espèce eussent été à l'origine créés en même temps. Que d'ailleurs Linné attache peu d'importance à cette insoutenable hypothèse, cela ressort, entre autres choses, de ce qu'il reconnaît comme source de nouvelles espèces : le croisement bâtard des organismes, l'hybridisme. Il admet qu'un grand nombre d'espèces nouvelles et indépendantes se sont ainsi produites par le croisement de deux espèces distinctes. En fait, ces espèces sont loin d'être rares, et il est aujourd'hui démontré, qu'un grand nombre d'espèces des genres roncier (rubus), molène (verbascum), saule (salix), chardon (cirsium), sont des produits bâtards de ces différents genres. On connaît aussi des hybrides du lièvre et du lapin, deux espèces distinctes du genre lepus, et divers autres hybrides du genre canis, qui sont capables de se perpétuer comme espèces indépendantes. Certainement il est bien remarquable que Linné ait déjà affirmé l'origine physiologique et mécanique de nouvelles espèces par voie d'hybridité. Évidemment cela est absolument- inconciliable avec l'origine surnaturelle des autres espèces, issues d'une création conforme à la tradition mosaïque. Il faudrait donc qu'une portion des espèces provînt d'une création dualistique, téléologique, et l'autre d'une évolution mécanique. Si, durant tout le dernier siècle, les idées linnéennes sur la création ont conservé pleinement leur crédit, cela tient évidemment aux vues si grandes et si utiles contenues dans la classification systématique et à tous les services que Linné a rendus à la biologie. Si la zoologie et la botanique systématiques tout entières n'avaient pas conservé presque intacts lés modes de division, de classification et de nomenclature des espèces introduites par Linné, et en même temps l'idée dogmatique de l'espèce, qui s'y relie, on ne comprendrait pas comment la théorie de la création isolée de chaque espèce a pu rester en vigueur jusqu'à nos jours. La grande autorité de Linné, et le soin qu'il a eu de s'appuyer sur les croyances bibliques dominantes, ont seuls pu faire vivre jusqu'ici son hypothèse cosmogonique. TROISIÈME LEÇON. HISTOIRE DE LA CRÉATION D'APRÈS CUVIER ET AGASSIZ. Importance théorique générale de l'idée de l'espèce. — Différence entre la détermination pratique et la détermination théorique de l'idée de l'espèce. — Définition de l'espèce d'après Cuvier. — Services rendus par Cuvier considéré comme fondateur de l'anatomie comparée. — Division du règne, animal en quatre formes principales, types ou branches, par Cuvier et Baer. — Services rendus par Cuvier à la paléontologie. — Son hypothèse de révolutions du globe entraînant des périodes de créations distinctes. — •Causes inconnues, surnaturelles, de ces révolutions et des nouvelles créations qui en résultent. — Système téléologique d'Agassiz. — Grossier anthropomorphisme du créateur dans l'hypothèse des créations d'Agassiz. — Fragilité de cette hypothèse, son incompatibilité avec les importantes lois paléontologiques découvertes par Agassiz lui-même. Messieurs, la manière de comprendre le mot espèce est le point capital à déterminer dans le conflit d'opinions existant entre les naturalistes au sujet de l'origine des organismes, de la création ou de l'évolution. D'un côté, l'on croit avec Linné, que les diverses espèces sont des formes créées isolément, indépendamment l'une de l'autre, ou bien, de l'autre, avec Darwin, on les considère comme parentes. Accepte-t-on les vues de Linné, que nous avons exposées dans la dernière leçon, et suivant lesquelles les diverses espèces organiques seraient nées indépendamment l'une de l'autre, sans avoir entre elles aucune parenté, alors il faut supposer qu'elles ont été créées individuellement. Force serait donc d'admettre, que chaque individu organisé est le résultat d'un acte créateur spécial, ce qu'un naturaliste croira bien difficilement, ou bien que tous les individus d'une même espèce tirent leur origine d'un seul ancêtre ou d'une seule paire d'ancêtres ; en. outre la provenance de ces derniers n'aurait rien de naturel, mais ils devraient l'existence à la décision souveraine d'un créateur. Ce faisant, on abandonne le solide terrain de l'étude raisonnée de la nature pour se plonger dans le domaine mythologique de la foi aux miracles. Si au contraire, avec Darwin, on attribue l'analogie morphologique des diverses espèces à une réelle parenté, il faut alors considérer les diverses espèces animales et végétales comme la postérité modifiée d'une seule forme ou d'un petit nombre de formes ancestrales extrêmement simples. Dans cette manière de voir, la systématisation naturelle des organismes, c'est-à-dire leur disposition, leur division en un arbre ramifié, formé par les classes, les ordres, les familles, les genres et les espèces, devient un véritable arbre généalogique, dont la racine est constituée par les antiques formes ancestrales, depuis longtemps éteintes, dont nous venons de parler. Mais quiconque se fera des organismes une idée réellement logique et conforme aux lois naturelles, ne saurait considérer ces formes ancestrales primitives si extrêmement simples, comme le résultat d'un acte créateur surnaturel ; il ne saurait voir là autre chose qu'un fait de génération primitive (archigonie ou generatio sponianea). L'opinion de Darwin sur la nature de l'espèce nous conduit donc à une théorie d'évolution naturelle ; l'opinion de Linné, au contraire, aboutit à une - idée dogmatique de création surnaturelle. Comme les grands services rendus par Linné à l'histoire naturelle taxinomique et descriptive lui ont acquis une trèsgrande autorité, la plupart des naturalistes marchent sur ses traces, et, sans plus se soucier de l'origine des êtres organisés, ils admettent, comme Linné, la création isolée de chaque espèce, dans le sens de la cosmogonie mosaïque. Linné a exprimé son idée fondamentale sur l'espèce, en disant : « Il y a autant d'espèces qu'il y a eu de formes distinctes créées à l'origine. » Observons pourtant, sans avoir la prétention de discuter à fond la valeur de l'idée d'espèce, que, dans la pratique, quand il s'agit de classer, de coordonner, de qualifier les espèces animales et végétales, les zoologistes et l'es botanistes se soucient fort peu des formes ancestrales paternelles, et réellement ils ne sauraient s'en soucier. A ce propos, ou peut appliquer à nos meilleurs zoologistes l'observation si topique du spirituel Fritz Mùller : « De même que, dans les pays chrétiens, il y a un catéchisme de morale, que tout le monde a à la bouche, mais que personne ne s'astreint à observer, que personne ne s'attend à voir observer par les autres, ainsi en zoologie il y a aussi des dogmes, que tout le monde proclame et que tout le monde renie dans la pratique. » (Fur Darwin ; p. 71) (16). Le dogme linnéen de l'espèce est un de ces dogmes déraisonnables et dominants par cela même ; c'est même le plus despotique de ces dogmes. Bien que, pour la plupart, les naturalistes se soumettent aveuglément.à ce dogme, ils seraient naturellement incapables dé démontrer, que tous les individus d'une même espèce descendent de cette forme ancestrale originairement créée. Bien plus, quand il s'agit de classer et de dénommer systématiquement les diverses espèces, les zoologistes' et les botanistes se servent très-bien, dans la pratique, de l'analogie des formes. Ils placent dans une même espèce tous les individus organisés ayant une conformation très-analogue, presque identique, tous ceux qui se distinguent les uns des autres seulement par des différences de forme presque insignifiantes. Au contraire, ils considèrent comme appartenant à des espèces différentes les individus, qui présentent entre eux des différences de conformation essentielles, frappantes. Ce procédé a eu naturellement pour résultat d'introniser l'arbitraire le plus complet dans la classification systématique. En effet, comme il n'y a jamais absolue parité de forme entre les individus d'une même espèce, bien plus, comme chaque espèce se modifie, varie plus ou moins, personne ne peut déterminer quel degré de variation caractérise une véritable espèce, « une bonne espèce », quel autre degré indique une variété ou une race. Cette manière dogmatique d'entendre l'idée d'espèce, et l'arbitraire qu'elle entraîne, conduisaient nécessairement à d'insolubles contradictions et à d'insoutenables hypothèses.. Cela se peut déjà constater nettement chez celui des naturalistes, qui, après Linné, a exercé la plus grande influence sur les progrès de la zoologie, chez le célèbre Cuvier (né en 1769). Dans sa manière de comprendre et de définir l'espèce, il suit entièrement Linné, et partage son opinion sur la création isolée de chaque espèce. Aux yeux de Cuvier, l'immutabilité de l'espèce est un point si capital qu'il va jusqu'à affirmer témérairement, « que la fixité de l'espèce est une condition nécessaire à l'existence même de l'histoire naturelle ». Comme la définition de Linné ne lui suffisait pas, il chercha à déterminer avec plus de précision l'idée de l'espèce, à lui donner une valeur plus grande pour la classification pratique, et formula ainsi sa,définition : « L'espèce est la réunion des individus descendus l'un de l'autre ou de parents communs, et de ceux qui leur ressemblent, autant qu'ils se ressemblent entre eux..» Cuvier comprenait cette définition, comme suit: « Pour les individus organisés, que nous savons descendus, d'une seule et même forme, pour ceux, dont la communauté d'origine est démontrée, on ne saurait douter qu'ils appartiennent à une même espèce; soit qu'ils diffèrent peu ou beaucoup les uns des autres ou bien qu'ils soient identiques, ou très-dissemblables. De même-il faut considérer aussi comme appartenant à. cette espèce, tous les individus ne différant pas plus de ces derniers (ceux dont la communauté d'origine est empiriquement démontrée;) que ceux-ci diffèrent les uns des autres. ». Si l'on examine attentivement cette définition de l'espèce donnée par Cuvier, on voit qu'elle est insuffisante en théorie et inapplicable en pratique. Par cette définition, Cuvier met le pied dans le cercle sans issue où tournent presque toutes les définitions de l'espèce basées sur l'immutabilité. Le rôle extrêmement important, que Georges Cuvier a joué dans l'histoire naturelle organique, la toute-puissante domination, que ses vues ont exercée en zoologie durant la première moitié de notre siècle, méritent d'être examinés ici plus explicitement. Cela, d'ailleurs, est d'autant plus nécessaire, qu'en combattant Cuvier, nous luttons avec le principal adversaire de la doctrine généalogique et de la conception unitaire de la nature. Parmi les grands- et nombreux services, dont la science est redevable à Cuvier, il faut placer en première ligne ceux qu'il lui a rendus comme fondateur de l'anatomie comparée. Tandis que Linné, pour déterminer les espèces, les genres, les ordres et les classes, s'était le plus souvent appuyé sur des caractères extérieurs, sur des particularités facilement constatables dans le nombre, la grandeur, la situation, la forme de parties isolées du corps, Cuvier pénétra bien plus profondément dans l'organisation essentielle ; il fit reposer la science et la classification sur de grands, de décisifs caractères constatés dans la structure interne des animaux. Il groupa les familles naturelles en classes d'animaux, et basa sur l'anatomie comparée de ces classes sa taxinomie naturelle du règne animal. Le progrès accompli par le système naturel de Cuvier, comparativement au système artificiel de Linné, est extraordinairement important. Linné avait groupé l'ensemble du règne animal en une série unique, divisée en six classes, deux classes d'invertébrés et quatre de vertébrés. Il subdivisa ses classes artificiellement d'après la constitution du sang et la conformation du coeur. Cuvier, au contraire, montra, que l'on devait diviser le règne animal en quatre grands groupes naturels ; ce furent pour lui les types principaux, les cadres généraux, les branches du règne animal, les embranchements. Les voici ; 1° l'embranchement des animaux à vertèbres (vertebrata) ; 2° les animaux annelés (articulata) ; 3° les animaux mous (mollusca) ; 4° et les animaux rayonnes (radiata). Il démontra en outre, que, dans chacune de ces branches, il y avait visiblement un plan de structure spécial ou typique, par lequel elle se pouvait distinguer des trois autres. Chez les vertébrés, le caractère typique est' nettement représenté par la conformation du squelette ou de la charpente osseuse, ainsi qne par la structure et la situation de la moelle épinière, indépendamment de beaucoup d'autres particularités. Les annelés sont caractérisés par les renflements noueux de leur système nerveux central et leur coeur dorsal. Les mollusques se reconnaissent à leur corps dépourvu de membres et ayant l'apparence d'un sac. Les rayonnes enfin se différencient des trois autres types principaux par la conformation de leur corps, qui est muni de quatre ou d'un plus grand nombre de prolongements rayonnes (antimères). Habituellement c'est à Cuvier, que l'on attribue cette distinction des quatre types animaux, dont l'utilité pour le progrès ultérieur de la zoologie' a été immense. Pourtant cette idée a été exprimée, indépendamment de Cuvier et presque en même temps que lui, par un des plus grands naturalistes encore vivant, par von Baer, à qui l'histoire du . développement embryologique des animaux est redevable des plus grands services. Baer montra, que dans le mode d'évolution des animaux on devait aussi distinguer quatre formes principales, quatre types (20), correspondant aux quatre cadres généraux, que Cuvier avait déterminés d'après l'anatomie comparée. Ainsi, par exemple, l'évolution individuelle de tous les animaux vertébrés est si identiquement la. même dans ses traits généraux, qu'il est impossible, au début de la vie embryonnaire, de distinguer les germes, les embryons des divers vertébrés (reptiles, oiseaux' et mammifères). Plus tard, dans le cours de l'évolution, apparaissent graduellement des dissemblances de forme de plus en plus accusées, qui différencient les diverses classes, les divers ordres. De même aussi la forme générale du corps est d'abord essentiellement la même durant l'évolution individuelle des animaux annelés (insectes, araignées, écrevisses, etc.) chez tous les individus, mais elle diffère de la forme des vertébrés. On en peut dire" autant, avec certaines réserves, des mollusques et des rayonnes. En arrivant, l'un par la voie de l'embryologie, l'autre par celle de l'anatomie comparée, à distinguer quatre types animaux, ni Baer ni Cuvier n'avaient reconnu les vraies causes de ces différences typiques. Ces causes nous ont été dévoilées seulement par la doctrine généalogique. Supposez que tous les animaux d'un même type, par exemple tous les vertébrés, aient une seule et même origine ; alors rien de plus simple que l'analogie surprenante, vraiment merveilleuse, de leur organisation intime, de leur structure anâtomique, et même que la remarquable identité de leur évolution embryonnaire. Que si l'on repousse cette hypothèse, alors l'incontestable ressemblance de la structure interne et du développement embryonnaire chez les divers vertébrés devient complètement inexplicable. L'hérédité seule en peut dévoiler le secret. Après l'anatomie comparée des animaux et la zoologie Systematique, qui en est sortie, c'est particulièrement à la science des fossiles, à la paléontologie, que Cuvier rendit de grands services. Nous devons nous occuper de ces derniers travaux ; car les vues de Cuvier sur la paléontologie et les théories géologiques, qui y sont étroitement liées, ont été presque universellement acceptées pendant la première moitié de notre siècle et elles ont été le plus grand obstacle aux progrès de l'histoire naturelle. Au commencement de ce siècle, Cuvier fit faire les plus grands progrès à l'histoire scientifique des fossiles ; il la fonda même entièrement, en ce qui concerne les animaux vertébrés. Or ces fossiles jouent dans « l'histoire de la création. naturelle « un rôle des plus importants. En effet ces restés pétrifiés, ces empreintes de plantes et d'animaux éteints sont les vraies médailles de la création, les documents authentiques et incontestables, qui nous permettent de fonder, sur des bases inébranlables, une véritable histoire des organismes. Ces restes fossiles, ces empreintes nous renseignent sur la forme, la structure des animaux et des plantes, qui furent ou les ancêtres des organismes contemrains ou les représentants de branches éteintes, ayant eu avec ces organismes une forme ancestrale commune. Ces documents, d'une inappréciable valeur pour l'histoire de la création, ont pendant très-longtemps été fort dédaignés dans la science. Cependant leur véritable nature avait déjà été parfaitement reconnue plus d'un demi-millier d'années avant Jésus-Christ, et justement par un des plus grands philosophes grecs, Xénophanes de Colophon, le fondateur de la philosophie dite éléatique, celui qui, pour, la première fois, démontra bien nettement, que toutes les idées touchant les dieux personnels dérivent toutes plus ou moins d'un grossier anthropomorphisme. Le premier, Xénophanes avança, que les impressions fossiles d'animaux et de plantes sont réellement les traces d'êtres ayant jadis vécu et que les montagnes, dans les roches desquelles on les trouve, ont autrefois été recouvertes par, les eaux. Mais, bien que d'autres grands philosophes de l'antiquité, et notamment Aristote, eussent partagé cette idée si juste, néanmoins, pendant tout le moyen âge et même généralement dans le siècle dernier, l'opinion dominante fut que ces fossiles étaient des jeux de la nature (lusus naturae), ou bien les produits d'une force créatrice naturelle inconnue, d'un effort créateur (nisus formativus, vis plastica). On se faisait de la nature et de l'activité de cette force mystérieuse les idées les plus bizarres. Pour les uns, cette force créatrice était aussi celle, à laquelle il fallait attribuer l'origine dés plantes et des animaux actuels ; elle avait fait de nombreux essais pour arriver à créer les formes vivantes ; ces essais n'avaient réussi qu'en partie, souvent ils avaient échoué, et les fossiles étaient le résultat de ces tentatives avortées. Pour d'autres, les fossiles étaient dus à l'influence des étoiles sur les couches internes du sol. Certains se forgeaient à ce sujet des idées plus grossières encore : ils disaient que le créateur avait préalablement modelé en argile ou en plâtre les formes animales et végétales, que plus tard il avait définitivement achevées en substance organique, en les animant de son souffle divin. Les fossiles étaient simplement ces informes ébauches anorganiques. Des vues aussi grossières avaient cours encore au siècle dernier, et l'on croyait à un certain souffle séminal (aura seminalis), qui, pénétrant dans le sol avec les eaux, allait féconder les roches ; d'où les fossiles, cette « chair pétrifiée.» (caro fossilis). Vous le voyez, il a fallu bien longtemps pour arriver à l'idée simple et naturelle, que les fossiles étaient simplement ce qu'ils semblaient être au premier coup d'oeil, c'est-à-dire les inaltérés débris d'organismes éteints. Pourtant, au quinzième siècle, le célèbre peintre Leonardo da Vinci osait déjà affirmer, que la lente pétrification des débris calcaires indestructibles, comme les coquilles des mollusques, était le fait du limon se déposant au fond des eaux et englobant peu à peu ces restes. Au seizième siècle, un potier français, célèbre par ses découvertes dans l'art de fabriquer les faïences émaillées, Bernard Palissy, affirma la même chose. Mais les savants patentés étaient bien éloignés de faire quelque cas de ces vues dictées par le simple bon sens, et ce fut seulement à la fin du siècle dernier, au moment où Werner fondait la géologie neptunienne, qu'elles obtinrent l'assentiment général. Il faut arriver au commencement de notre siècle pour trouver une paléontologie vraiment scientifique. Elle date de la publication des recherches classiques de Cuvier sur les ossements des vertébrés fossiles et des travaux de son grand adversaire Lamarck sur les fossiles des invertébrés. Dans son célèbre ouvrage sur les ossements fossiles des vertébrés, surtout des mammifères et des reptiles, Cuvier formula déjà quelques lois importantes et générales, très-précieuses pour l'histoire de la création. Citons tout d'abord la proposition, suivant laquelle les espèces animales éteintes, dont nous trouvons les restes enfouis dans les diverses couches géologiques superposées, diffèrent des espèces analogues contemporaines, d'autant plus que leur gisement est plus profond; c'est-à-dire d'autant plus que les animaux, auxquels ils ont appartenu, ont une antiquité plus grande. En effet, si l'on examine une coupe perpendiculaire des couches géologiques successivement déposées au fond des eaux dans un ordre chronologique bien déterminé, on voit que ces couches sont caractérisées par les fossiles qu'elles renferment ; plus on s'élève dans l'échelle géologique, plus ces organismes éteints se rapprochent des organismes actuels, et cette gradation correspond à l'âge relatif des périodes géologiques, pendant lesquelles ils ont vécu, sont morts et ont été englobés dans les couches de limon pétrifié déposées au fond des eaux. Sans doute cette observation de Cuvier avait une grande importance, mais, d'autre part, elle engendra une grosse erreur. En effet, tenant les fossiles caractéristiques de chaque grande période géologique pour entièrement distincts des fossiles situés au dessus et au dessous, Cuvier croyait, à tort, qu'une même espèce organique ne pouvait se trouver dans deux couches superposées, d'où il conclut, et cela fit loi pour la plupart des naturalistes contemporains, qu'il y avait eu une série de périodes de création successives absolument distinctes. Chaque période de création devait avoir son monde végétal et animal distinct, sa faune et sa flore spéciales. Cuvier s'imagina, qu'à partir de l'apparition d'êtres vivant à la surface de la terre, toute l'histoire géologique pouvait se diviser en un Certain nombre de périodes parfaitement distinctes, et que ces périodes étaient séparées l'une de l'autre par des bouleversements de nature inconnue, par des révolutions, ou des catastrophes appelées cataclysmes. Chaque révolution avait pour résultat immédiat l'extermination complète du monde végétal et animal existant, et," la révolution une fois terminée, apparaissait une création de formes organiques absolument nouvelles. Un monde animal et végétal tout neuf, spécifiquement distinct de celui de la période géologique précédente, faisait son apparition dans la vie ; il allait maintenant peupler à son tour le globe pendant des milliers d'années, jusqu'au jour où une révolution nouvelle le replongerait dans le néant. Quant à la nature et aux causes de ces révolutions, Cuvier disait expressément, qu'on ne pouvait s'en faire une idée et que les forces actuellement agissantes dans la nature ne pouvaient nous les faire comprendre. Cuvier admet quatre forces naturelles, quatre agents mécaniques travaillant perpétuellement, mais lentement, au remaniement de la surface terrestre. . Ce sont : 1° la pluie, qui, en lavant le penchant abrupt des montagnes, accumule à leur pied les couches alluviales ; 2° les eaux courantes, qui charrient cette alluvion et en font le limon qui se dépose dans les eaux tranquilles ; 3° la mer, qui,.par le ressac de ses vagues, ronge le' pied des falaises escarpées et en amoncèle les débris sur la surface des plages ; 4° enfin les volcans, qui rompent l'écorce terrestre durcie, en redressent les couches, et accumulent ou disséminent les produits de leurs éruptions. Tout en reconnaissant, que la surface terrestre actuelle est incessamment remaniée par la lente action de ces quatre causes puissantes, Cuvier affirme en même temps, que ces causes n'ont pu suffire à accomplir les révolutions géologiques du passé et qu'elles ne peuvent rendre raison de la structure totale de l'écôrce terrestre. Bien plus, selon lui, ces grands, ces merveilleux bouleversements de la surface du globe devaient être l'oeuvre de causes spéciales, entièrement inconnues. II fallait admettre, que ces révolutions ont interrompu la marche habituelle de l'évolution et changé l'allure de la nature. Cuvier exposa ses vues à ce sujet dans son livre sur les/ révolutions du globe, qui a été traduit en allemand. Cette manière de voir fit longtemps autorité et empêcha, plus que toute autre chose, l'avénement d'une véritable histoire de la création. En effet, s'il y a eu de ces révolutions absolument destructives, il est naturellement impossible de songer à un développement continu des espèces ; on n'a plus d'autre expédient que l'activité des forces surnaturelles ; il faut, pour expliquer les faits, invoquer le miracle. Seul, le miracle pouvait avoir produit les révolutions géologiques, et après leur accomplissement, au commencement de chaque nouvelle période, lui seul pouvait avoir créé à nouveau un monde végétal et animal. Mais nulle part la science n'admet le miracle, si par miracle on entend l'intervention de forces surnaturelles dans l'évolution de la nature. La grande autorité, que Linné s'était acquise par la classification et la nomenclature des espèces organiques, avait déterminé ses successeurs à admettre une idée de l'espèce dogmatique et immuable, à abuser de la classification systématique ; de même les grands, services, dont la science et la classification des espèces éteintes étaient redevables à Cuvier, eurent pour résultat l'acceptation générale - de sa doctrine des révolutions et des catastrophes. Conséquemment, pendant la première moitié de ce siècle, la plupart des zoologistes et des botanistes crurent fermement à l'existence: de périodes indépendantes l'une de l'autre dans l'histoire de la vie organique à la surface de la terre ; chacune de ces périodes était caractérisée par une population animale et végétale déterminée, particulière. A la fin de chaque période, tout ce monde organique était anéanti par une révolution générale, à laquelle succédait une création animale et végétale, nouvelle et spéciale. Sans doute quelques esprits capables de penser par eux-mêmes, et avant tout le grand naturaliste philosophe Lamarck, firent bientôt valoir une série de puissants arguments contraires à la théorie des cataclysmes de Cuvier et favorables à l'idée d'un développement' continu, ininterrompu de l'ensemble des êtres organisés-terrestres ; ils affirmaient que les espèces animales et végétales de chaque période descendaient directement de celles de la période précédente et en étaient seulement la postérité modifiée. Mais la grande autorité de Cuvier suffit pour faire rejeter cette manière de voir si juste. Même, après que la publication des « Principes de géologie » de Lyell eut absolument éliminé du domaine de la géologie la doctrine des catastrophes de Cuvier, cette doctrine de la différence spécifique des diverses créations organiques continua à dominer encore en paléontologie. (Morph. Gen., II, 312.) Par un singulier hasard, il y a seize ans, au moment où l'ouvrage de Darwin portait le coup mortel à l'histoire de la création, selon Cuvier, il advint qu'un autre célèbre naturaliste entreprit de ressusciter cette doctrine et de la faire figurer avec autant d'éclat que possible dans un système téléologique et théologique de la nature. Je veux.parler du géologue suisse Louis Agassiz, si célèbre par ses théories sur les glaciers et l'âge glaciaire, empruntées à Schimper et à Charpentier. Ce savant, qui, durant un certain nombre d'années, résida dans l'Amérique du Nord, commença, en I808, la publication d'un ouvrage extrêmement important,- intitulé : Recherches sur l'histoire naturelle des Etats-Unis de l'Amérique du Nord. Le premier volume de cette grande et coûteuse publication, qui, grâce au patriotisme des Américains, se répandit pourtant d'une manière inouïe, est intitulé : Essai de classification (5). Dans cet essai, Agassiz ne se borne pas à exposer la classification naturelle des organismes et les diverses tentatives faites par les naturalistes pour arriver à établir cette classification ; il embrasse dans son exposé tous les faits de biologie générale ayant trait à.son sujet. L'histoire du développement des organismes, aussi bien au point de vue embryologique qu'au point de vue-paléontologique, l'anatomie comparée, l'économie générale de la nature, la distribution géographique et topographique des animaux et des plantes, en résumé, presque toute, la série des phénomènes généraux de la nature sont examinés dans l'essai de classification d'Agassiz et généralement exposés à un point de vue aussi antidarwinien que possible. Le mérite principal de Darwin est d'avoir démontré quelles sont les causes naturelles de l'origine des animaux et des plantes et par là d'avoir intronisé la conception mécanique ou monistique du monde dans cette partie si intéressante de l'histoire de la création ; Agassiz, au contraire, s'efforce partout d'exclure tout procédé mécanique de ce domaine, de remplacer partout les forces naturelles de la matière par l'idée d'un créateur personnel, et de faire ainsi triompher une conceptionde l'univers décidément téléologique ou dualistique. Par cela seul, vous voyez qu'il convient d'examiner ici avec soin les vues biologiques d'Agassiz et spécialement ses opinions sur la création, d'autant plus que, dans aucun autre ouvrage de nos adversaires, on ne. trouve ces grandes questions fondamentales traitées avec plus de détail, que nulle part aussi on ne voit avec tant de clarté combien la conception dualistique du monde est insoutenable. Nous avons dit ci-dessus que les diverses manières d'entendre l'idée d'espèce étaient le point capital, débattu par les doctrines rivales ; pour Agassiz, aussi bien que pour Cuvier et Linné, l'espèce est considérée comme une forme organique immuable dans tous ses caractères essentiels ; sans doute les espèces peuvent varier, mais dans d'étroites limites et seulement dans leurs particularités non essentielles. Jamais une espèce réellement nouvelle ne saurait sortir des formes modifiées, des variétés. Aucune espèce organique ne descend d'une autre espèce ; chacune d'elles, a été. isolément créée par Dieu ; chaque espèce animale est, pour parler le langaged'Agassiz, une pensée créatrice incarnée de la divinité. S'il est une proposition solidement étayée par les faits paléontologiques observés, c'est que la durée totale des diverses espèces organiques est très inégale, que quelques espèces persistent invariables à travers plusieurs périodes géologiques consécutives, tandis que d'autres durent seulement pendant une petite fraction de ces périodes. Se mettant en contradiction absolue, avec cette proposition, Agassiz affirme, que jamais une même espèce ne se rencontre, dans deux périodes distinctes, et même que chaque période est caractérisée par un monde animal et végétal tout parti-;; culiér et lui appartenant en propre. Il prétend en outre, avec Cuvier, que chaque grande révolution géologique, qui toujours s'interposerait entre deux périodes,, détruit absolument ce monde organique et qu'une création nouvelle toute différente succède à cette extermination. Selon Agassiz, lors de chaque nouvelle création, le créateur a ordonné les choses de telle façon, que la nouvelle population du globe est apparue subitement, représentée par un nombre moyen convenable d'individus et par des espèces ayant subi les variations nécessaires pour se trouver en harmonie avec les changements survenus dans l'économie de la nature. Ce disant, il se met en opposition avec une des lois les mieux établies et les plus importantes de la géographie animale et végétale, la loi qui fixe à chaque espèce un lieu particulier d'origine, ce que l'on a appelé un centre de création, d'où elle se répand peu à peu sur le reste de la surface terrestre. Agassiz veut, au contraire, que chaque: espèce ait été créée simultanément sur divers points de la surface terrestre et représentée originairement par un grand nombre d'individus. La systématisation naturelle des organismes, tous ces groupes graduellement subordonnés les uns aux autres, ces embranchements,, ces classes, ces ordres, ces familles, ces genres et espèces, que la doctrine généalogique nous apprend à regarder comme les rameaux divers d'une souche ancestrale commune, tout cela, d'après Agassiz, serait seulement l'expression immédiate du plan divin de la création, et, en étudiant la classification naturelle, le naturaliste ne fait que retrouver l'idée divine de la création. C'est là, pour Agassiz, une preuve irréfragable attestant que l'homme est bien l'image et l'enfant de Dieu. Les diverses catégories graduées de la classification naturelle répondent aux divers degrés de perfection, que le plan divin de la création a successivement atteints. Dans la conception et l'exécution de ce plan, le créateur partit des idées les plus générales et particularisa de plus en plus. En ce qui concerne, par exemple, le règne animal, Dieu eut d'abord, lorsqu'il voulut le créer, quatre idées principales.et diverses de la forme à donner au corps animal; ces idées, il les incarna dans. les quatre grandes branches du règne animal, dans les quatre grands types vertébrés, annelés, mollusques et rayonnes. Puis, le créateur se demandant comment, ces quatre types étant donnés, il pourrait les varier de diverses manières, en arriva à créer, dans les limites des quatre formes principales, diverses classes, par exemple, dans l'embranchement des vertébrés, les classes des mammifères, des oiseaux, des reptiles, des amphibies et des poissons. Puis Dieu, méditant plus profondément au sujet de chacune de ces classes, en tira diverses variations graduées de structure, qui furent les ordres. En variant de nouveau les formes ordinales, il obtint les familles naturelles. Ensuite le créateur modifia encore dans chaque famille les dernières particularités de structure des diverses parties du corps ; de là naquirent les genres. Enfin, par un dernier raffinement du plan de la création, les diverses espèces virent le jour. Ce sont bien toujours des incarnations de la pensée créatrice ; mais elles sont très-spécialisées. Il est seulement à regretter que le créateur ait exprimé « ses pensées créatrices » les plus spécialisées et les plus profondément méditées dans des formes, si obscures et. si indécises, qu'il leur ait imprimé un cachet si effacé, qu'il leur ait accordé une telle latitude de variabilité que pas un naturaliste ne soit capable de distinguer les « bonnes » espèces des « mauvaises », les « vraies » espèces des fausses espèces, des variétés ou des races. (Morph. Gen., II, 374.) Vous le voyez, si l'on en croit Agassiz, le créateur se comporte dans la génération des formes organiques exactement comme un entrepreneur de bâtiments, qui se proposerait d'imaginer et d'élever les édifices les plus divers possibles adaptés au plus grand nombre de destinations possibles, d'après le plus grand nombre de styles architectoniques possibles, et différant autant que possible par le degré de simplicité, de luxe, de grandeur, de perfection. Cet architecte aurait tout d'abord adopté pour l'ensemble de ses constructions quatre styles divers, savoir: le gothique, le byzantin, le chinois et le rococo. Il aurait, dans chacun de ces styles, bâti un.certain nombre d'églises, de palais, de casernes, de prisons, de maisons d'habitation. Il aurait réalisé chacun de ces genres de construction grossièrement ou avec soin, en grand ou en petit, simplement ou luxueusement, etc. Pourtant l'architecte humain aurait sur le créateur divin un avantage, celui de pouvoir fixer le nombre de ses catégories, comme il l'entendrait. Au contraire, selon Agassiz, le créateur doit se renfermer dans les six catégories énumérées ci-dessus, dans l'espèce, le genre, la famille, l'ordre, la classe et le type. Hors de là il n'y a plus rien pour lui. Si vous voulez bien (ce que je ne puis que vous conseiller) lire, clans le travail même d'Agassiz sur la classification, l'exposition complète et raisonnée de ces vues étranges, vous aurez peine à comprendre comment, tout en conservant l'apparence de la rigueur scientifique, on peut pousser si loin l'anthropomorphisme du divin créateur et en faire minutieusement le portrait le plus fantastique. Dans tout ce système, le créateur est seulement un homme tout-puissant, qui, lassé de ses longs loisirs, s'est amusé à imaginer et à fabriquer d'innombrables espèces, véritables jouets produits de son imagination. Après s'en être diverti pendant quelques milliers d'années, il s'en fatigue, et alors, par le moyen d'une révolution générale de la surface terrestre, il anéantit et bouleverse tous ces êtres inutiles; puis, pour tuer le temps, en s'occupant de quelque chose de nouveau et de meilleur, il appelle à la vie un autre monde animal et végétal plus parfait. Pourtant, ne voulant pas se donner la peine de recommencer de fond en comble son travail de création, il se renferme dans le plan, qu'il avait une première fois arrêté, et se borne à créer de nouvelles espèces ou bien de nouveaux genres, bien plus rarement de nouvelles familles, de nouveaux ordres ou de nouvelles classes. Jamais il ne crée rien suivant un nouveau type, un nouveau style. Toujours il s'astreint strictement à ne pas sortir de ses six catégories. Quand le créateur, toujours d'après l'opinion d'Agassiz, se fut diverti-durant des millions de milliers d'années à ce jeu de construction et de destruction alternatives, il eut enfin (un peu tard, il est vrai) l'heureuse idée de créer quelque chose qui lui ressemblât, et il forma l'homme à son image ! Alors fut atteint le but suprême de la création, et la série des révolutions géologiques fut close. L'homme, cette image, cet enfant de Dieu, donne tant à faire à son père, lui occasionne tant de peine et à la fois tant d'agrément, que maintenant Dieu ne connaît plus l'ennui et n'a plus besoin de tuer le temps en faisant des créations nouvelles. Il est évident, n'est-ce pas? que, si, comme le fait Agassiz, on dote le créateur de qualités et de propriétés absolument humaines, que si l'on juge son oeuvre créatrice exactement comme s'il s'agissait d'un ouvrage humain, on est forcément amené à accepter toutes les absurdes conséquences indiquées ci-dessus. Les contradictions nombreuses et profondes, les absurdités flagrantes inhérentes aux vues d'Agassiz sur la création et qui en ont fait nécessairement un adversaire acharné du darwinisme, doivent d'autant plus nous étonner, que luimême, dans ses précédents travaux d'histoire naturelle, avait réellement devancé Darwin, particulièrement en ce qui concerne la paléontologie. Parmi les nombreux travaux, qui ont si vite attiré sur la paléontologie nouvelle l'attention générale, il faut placer eh première ligne le célèbre ouvrage d'Agassiz « sur les poissons fossiles »,. cette oeuvre tout à fait digne de prendre place à côté des traités fondamentaux de Cuvier. Les poissons fossiles décrits par Agassiz ont non-seulement une valeur extraordinaire pour l'histoire de l'embranchement des vertébrés et de son évolution ; mais ils nous enseignent les lois les plus solidement établies de l'évolution générale, et ces lois, c'est Agassiz, qui les. a découvertes en grande, partie. Ainsi, c'est lui, qui, le premier, a bien fait ressortir le remarquable parallélisme entre l'évolution embryonnaire et l'évolution paléontologique, entre l'ontogénie et la phylogénie. Déjà, précédemment, j'ai revendiqué cette conformité comme une des preuves les plus solides de la doctrine généalogique. Personne n'a montré aussi nettement qu'Agassiz, comment les vertébrés ne furent d'abord représentés que par les poissons, comment plus tard les amphibies apparurent, comment, après un laps de temps beaucoup plus long encore, survinrent les oiseaux et les mammifères, comment, en outre, pour les mammifères aussi bien que pour les poissons, ce furent les ordres les plus imparfaits , les plus inférieurs, qui apparurent les premiers. Agassiz montre donc, que non-seulement l'évolution de tout le groupe vertébré est parallèle à l'évolution embryonnaire, mais qu'il l'est aussi à ce développement systématique, par gradation, que nous voyons s'échelonner depuis les classes, les ordres les plus inférieurs jusqu'aux classes les plus élevées. Ces faits si importants, aussi bien que la conformité des évolutions embryonnaire et paléontologique, s'expliquent très-simplement par la doctrine généalogique, tandis que, sans elle, ils sont absolument inexplicables. On en peut dire autant de la grande loi d'évolution progressive, de ce progrès historique de l'organisation, qui se montre avec éclat aussi bien dans la succession de tous les organismes que dans le perfectionnement particulier de chaque partie de leur corps. Ainsi, par exemple, ce fut lentement, peu à peu, par degrés, que le squelette des vertébrés acquit ce haut degré de perfectionnement, que nous lui voyons aujourd'hui chez l'homme et les autres vertébrés supérieurs. Ce progrès, bien et dûment constaté par Agassiz, est l'effet nécessaire de la loi de sélection naturelle formulée par Darwin, qui en démontre les causes efficientes. .Si cette loi.est fondée, il faut, de toute nécessité, que le perfectionnement et la multiplicité des espèces aient grandi par degrés dans le cours de l'histoire organique terrestre, et c'est seulement aux époques les plus récentes, qu'elles ont pu arriver à une grande perfection. Toutes les lois précédemment citées et quelques autres lois générales de l'évolution bien constatées par Agassiz et sur lesquelles il insiste à bon droit, toutes ces lois, bien qu'il les ait en partie découvertes, ne se peuvent pourtant expliquer, comme nous le verrons plus tard, que par la doctrine généalogique, et, sans elle, elles demeurent complètement inintelligibles. Seules, les influences modificatrices exposées par Darwin, l'hérédité et l'adaptation en peuvent être les vraies causes. Au contraire, ces lois sont en opposition absolue avec l'hypothèse émise par Agassiz sur la création et aussi avec toute l'idée d'activité préméditée, émanant d'un créateur. Si l'on voulait invoquer sérieusement ces hypothèses pour expliquer de si merveilleux phénomènes, alors on serait forcément entraîné à admettre, que le créateur a évolué aussi avec la nature organipue, créée et métamorphosée par lui. Impossible alors de ne pas croire que le créateur ait conçu son plan à la manière humaine, l'ait amélioré et finalement l'ait exécuté après de nombreuses modifications. « L'homme grandit à mesure qu'il vise un but plus élevé. » Il nous faut donc nécessairement nous faire une conception de la divinité indigne de sa grandeur. A en juger par la vénération, avec laquelle Agassiz parle à chaque page du créateur, il semblerait, que nous dussions nous faire ainsi de Dieu une idée très-élevée ; or c'est précisément le contraire qui arrive. Par là, le divin créateur est ravalé au niveau d'un homme idéalisé, d'un organisme soumis à un développement progressif. L'ouvrage d'Agassiz est si répandu, il a une telle autorité, bien méritée d'ailleurs,.si l'on songe aux services rendus par son auteur à la science, que j'ai cru de mon devoir de faire en quelques mots ressortir devant vous la grande fragilité des vues générales qui y sont exposées. Comme histoire naturelle de la création, ce livre est absolument sans valeur ; mais il en a d'autre part une grande; car c'est le seul travail moderne, dans lequel il nous soit donné de voir un naturaliste éminent, s'efforcer explicitement,.et avec un appareil de démonstration scientifique, de foncier une histoire de la création téléologique et dualistique. Cela fait sauter aux yeux de tout le monde, combien la réussite d'une pareille tentative est profondément impossible. Nul adversaire d'Agassiz n'a combattu ses conceptions dualistiques sur la nature et l'origine de la nature organique d'une manière aussi concluante, qu'il ne l'a fait lui-même par les contradictions flagrantes dont son travail est rempli. Les adversaires de la conception monistique ou mécanique du monde ont salué avec joie l'ouvrage d'Agassiz ; ils le regardent comme une démonstration parfaite de l'activité créatrice immédiate d'un Dieu personnel. Mais ils ne remarquent pas que ce Dieu personnel est simplement un organisme idéalisé, doté d'attributs humains. Cette idée dualistique et si vulgaire de Dieu répond à un degré de développement animal, inférieur, de l'organisme humain. L'homme actuel, parvenu à un haut degré de développement, peut et doit se faire de Dieu une idée infiniment plus noble, plus élevée, la seule qui soit compatible avec la conception monistique du monde. Suivant cette manière de voir, il faut reconnaître l'esprit et la force de Dieu dans tous les phénomènes, sans exception. Cette idée monistique de Dieu, qui est celle de l'avenir, a été déjà exprimée par Giordano Bruno en ces termes : « Dans tout il y a un esprit ; pas un corps, si petit soit-il, qui ne renferme une parcelle de la substance divine qui l'anime. » Goethe se fait aussi de Dieu la même idée ennoblie, quand il dit : « Certainement, nul culte n'est plus beau que celui qui se passe de toute image et provient seulement d'une sorte de dialogue entre la nature et notre coeur. » Par là, nous parvenons à la conception élevée de l'unité de Dieu et de la nature. QUATRIÈME LEÇON. THÉORIE ÉVOLUTIVE DE GOETHE ET D'OKEN. Insuffisance scientifique de toutes les idées de création isolée de chaque espèce. — Les théories évolutives ont un caractère de nécessité. — Apercu historique des théories évolutives les plus importantes. — Aristote. — Sa doctrine de la génération spontanée. — Importance de la philosophie naturelle. — Goethe. — Les services qu'il a rendus à.l'histoire naturelle. — Sa théorie des métamorphoses des plantes. — Sa théorie des vertèbres crâniennes,— Sa découverte de l'os intermaxillaire humain. — Sa découverte des deux agents de création organique, la tendance à conserver l'espèce (l'hérédité) et la tendance à une métamorphose progressive (l'adaptation). — Vue de Goethe sur la communauté d'origine des vertébrés y compris l'homme. — Théorie évolutive de Gottfried-Reinhold Tréviranus. — Sa conception monistique de la nature. — Oken.— Sa philosophie naturelle. — Son idée d'une substance colloïde primitive (théorie du protoplasme). — Idée d'Oken sur les infusoires (théorie cellulaire). - Théorie évolutive d'Oken. Messieurs, les diverses opinions, que l'on peut se faire au sujet d'une création isolée, indépendante, des espèces organiques, aboutissent, toutes, pour peu que l'on soit conséquent, à ce qu'on appelle l'anthropomorphisme, l'humanisation du créateur, comme nous l'avons vu dans les leçons précédentes. Le créateur est alors assimilé à un être organisé, qui se propose un plan, le médite, le modifie et en fin de compte exécute la créature d'après ce plan, exactement comme un architecte construit un édifice. Quand des naturalistes aussi éminents que. Linné, Cuvier, Agassiz, les principaux champions de l'hypothèse dualistique de la création, ne peuvent réussir à trouver une théorie passable, cela suffit bien à démontrer l'inconsistance de toute prétention à faire dériver la variété de la nature organique d'une telle création des espèces. Quelques naturalistes, il est vrai, voyant combien toutes ces hypothèses étaient scientifiquement insuffisantes, ont essayé de remplacer le créateur personnel par une force créatrice inconsciente ; c'est là une pure circonlocution ; car on ne démontre pas davantage, où est le siège de cette force naturelle et quel est son mode d'action. Les tentatives de ce genre sont donc aussi parfaitement sans valeur. Bien plus, toutes les fois que l'on a admis l'origine isolée des diverses formes animales et végétales, il a toujours fallu supposer en même temps des actes de création multiples, c'est-à-dire faire intervenir l'action surnaturelle du créateur dans le cours naturel des choses, qui, ces cas exceptés, marchent sans sa coopération. D'autres naturalistes téléologiens, sentant bien l'inconsistance scientifique d'une création surnaturelle, ont cherché à rectifier cette idée, en disant que, par le mot « création », il fallait seulement entendre un mode d'origine inconnu, incompréhensible. L'excellent Fritz Müller met en pièces la planche de salut offerte par ce subterfuge sophistique au moyen de l'observation incisive que voici : « C'est, dit-il, une manière détournée d'avouer timidement, que l'on n'a sur l'origine des espèces aucune opinion et qu'on n'en veut pas avoir. Une telle explication. pourrait tout aussi bien s'appliquer à la création du choléra et de la syphilis, d'un incendie ou d'un accident de chemin de fer, qu'à celle de l'homme. » (Jenaische Zeitschrift, f. M. et N., vol. V, page 272.) Abandonnant ces hypothèses de création absolument insuffisantes au point de vue scientifique, nous n'avons plus, si nous voulons nous faire une idée raisonnable de l'origine des. organismes, qu'à nous réfugier dans la théorie de l'évolution organique. Nous serons contraints et forcés d'adopter cette théorie de l'évolution, pour peu qu'elle rende compte avec une lueur de vraisemblance de l'origine mécanique, naturelle, des espèces animales et végétales ; mais nous le sommes bien davantage, si, comme nous venons de le voir, elle explique simplement, clairement, complètement, l'ensemble des faits que nous considérons. Ces théories évolutives ne sont pas, comme on le prétend faussement bien souvent, soit des idées arbitraires, soit le produit d'une imagination vagabonde.; elles n'ont pas pour but de donner une explication approximative de l'origine de tel ou tel organisme particulier : elles sont rigoureusement fondées sur des bases scientifiques ; elles embrassent solidement et clairement l'ensemble des phénomènes organiques naturels ; elles expliquent spécialement l'origine des espèces organiques de la manière la plus simple, et démontrent que cette origine est uniquement l'effet nécessaire d'actes naturels mécaniques. Comme je l'ai déjà montré dans ma deuxième leçon, ces théories d'évolution sont naturellement d'accord avec la conception générale du monde, que l'on appelle ordinairement unitaire ou mcmistique, souvent aussi mécanique ou causale, parce que, pour expliquer les phénomènes naturels, elle invoque seulement des causes mécaniques, nécessairement actives (causse efficientes). D'autre part, les hypothèses de création surnaturelle déjà examinées par nous sont parfaitement d'accord avec la conception du monde, qui est diamétralement opposée à celle dont nous venons de parler et que l'on appelle habituellement .dualistique, téléologique ou vitale, parce qu'elle fait dériver les phénomènes de la nature organique d'une activité voulue, de causes actives ayant un but (causae finales). Ce rapport étroit entre les diverses théories sur la création et les plus hautes questions de philosophie nous détermine à examiner soigneusement les premières. L'idée fondamentale, qui se trouve nécessairement au fond de toutes les théories naturelles d'évolution, est celle du développement graduel de tous les organismes, même les plus parfaits, à partir d'un être primitif ou d'un très-petit nombre d'êtres primitifs extrêmement simples. En outre, ces formes primitives ne seraient pas l'oeuvre d'une création surnaturelle, elles proviendraient de la matière organique par génération spontanée ou archigonie (generatio spontanea). Dans cette conception fondamentale, il y a réellement deux idées : d'abord l'idée de la génération spontanée ou archigonie de la forme ancestrale primitive, puis l'idée du développement progressif des diverses espèces organiques à partir de cette forme originelle si simple. Ces deux importantes explications mécaniques sont les données fondamentales, inséparables de toute théorie évolutive rigoureusement scientifique. Ces théories évolutives, d'après lesquelles les diverses espèces animales et végétales descendent d'une forme ancestrale commune extrêmement simple, nous pouvons les appeler doctrines généalogiques ou théorie de la descendance, et, d'autre part, comme elles ne sauraient se séparer de l'idée de métamorphose des espèces, nous les pouvons aussi dénommer doctrines des métamorphoses ou théories de la transmutation. L'origine des histoires de création surnaturelle remonte a des milliers d'années en arrière, à ce temps oublié où l'homme, émergeant à peine des formes simiennes, commença pour la première fois à.réfléchir quelque peu et sur lui-même et sur le monde des corps environnants. Au contraire, les théories d'évolution naturelle sont nécessairement de date beaucoup plus récente. Ces théories, nous ne pouvons les rencontrer que chez des peuples, déjà mûris par la civilisation, des peuples, à qui l'éducation philosophique a démontré la nécessité de remonter à des causes primitives naturelles, et, même chez ces peuples, nous pouvons seulement attendre de quelques natures d'élite, qu'elles considèrent l'origine du monde des phénomènes aussi bien que les phases du développement progressif, comme l'effet nécessaire de causes mécaniques, agissant naturellement. Ces conditions préalables, indispensables à l'apparition d'une théorie d'évolution naturelle, ne furent jamais aussi bien réalisées que chez les Grecs de l'antiquité classique. Mais, d'autre part, comme une connaissance suffisante des faits de la nature, de leur succession et de leurs modes leur faisait encore défaut, la base expérimentale leur manquait aussi ; c'est pourquoi ils ne réussirent pas à formuler complètement une théorie de l'évolution. Dans l'antiquité, et aussi dans le moyen âge, point d'étude exacte de la nature, point de connaissances naturelles empiriquement fondées ; ce sont là des conquêtes des temps modernes. Inutile donc d'examiner en détail les théories d'évolution, qui se trouvent dans les diverses doctrines philosophiques de la Grèce ; car la connaissance expérimentale de la nature organique et anorganique faisant alors défaut, ces doctrines se perdent presque toujours dans de vaines spéculations. Un seul homme de cette époque mérite d'être mis en relief ; c'est le plus grand, le seul vraiment grand naturaliste de l'antiquité et du moyen âge, c'est un des plus grands génies de tous les temps, c'est Aristote. Comment cet homme put conserver, pendant plus de deux mille ans, une influence souveraine dans le domaine des sciences naturelles, expérimentales et philosophiques, particulièrement dans l'interprétation de la nature organique, c'est ce que nous font comprendre les fragments précieux de ses oeuvres, qui nous ont été conservés. Dans ces fragments, nous trouvons aussi des traces nombreuses d'une théorie de l'évolution. Aristote admet, sans hésiter, la génération spontanée, comme étant le mode naturel d'origine des êtres organisés inférieurs. Selon lui, les animaux et les plantes naissent spontanément de la matière même ; par exemple, il fait provenir les teignes de la laine, les puces du fumier corrompu, les cirons du bois humide, etc. Mais, comme la classification des espèces : organisées trouvée plus de deux mille ans plus tard par Linné lui était inconnue, il ne pouvait naturellement se faire aucune idée de leurs rapports généalogiques. L'idée d'une forme ancestrale commune, d'où seraient descendues par métamorphose les diverses espèces animales et végétales, cette idée fondamentale de la théorie généalogique, ne pouvait être clairement formulée avant que les espèces fussent plus exactement connues, avant que l'on eût embrassé d'un même regard les espèces éteintes et les espèces vivantes, avant qu'on les eût sérieusement comparées entre elles. Cela arriva seulement vers la fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci. Pour la première fois, en 1801, le grand Lamarck énonça la théorie généalogique, que, plus tard, en 1809, il exposa avec plus de développement dans sa classique Philosophie zoologique (2). Pendant que Lamarck et son compatriote Geoffroy Saint-Hilaire combattaient en France les vues de Cuvier et soutenaient l'idée d'une évolution naturelle des espèces organiques par métamorphose et descendance, en Allemagne, Goethe et Oken s'engageaient dans la même voie et contribuaient à fonder la théorie de l'évolution. Comme on a coutume de donner à ces naturalistes le nom de «. philosophes de la nature », et que cette expression équivoque est vraie pourtant dans un certain sens, je crois utile d'indiquer d'abord, en quelques mots, dans quel sens il convient de prendre l'expression de philosophie de la nature. Tandis que depuis bien longtemps, en Angleterre, l'idée d'une science de la nature se confond presque avec l'idée de philosophie, à ce point qu'on appelle très-justement philosophe de la nature tout naturaliste, dont les travaux ont un caractère vraiment scientifique ; en Allemagne, au contraire, depuis déjà un demi-siècle, la science de la nature a été nettement séparée de la philosophie, et la nécessité logique de les unir l'une à l'autre pour fonder une véritable « philosophie de la nature » n'a été reconnue que par peu de personnes. Il faut attribuer cette erreur d'appréciation aux fantastiques errements des premiers philosophes de la nature en Allemagne, à Oken, à Schelling, etc., qui ont cru pouvoir construire de toutes pièces, dans leur tête, les lois naturelles, sans avoir besoin de s'appuyer sur le solide terrain de l'observation. Une fois l'inanité de ces prétentions pleinement démontrée, les naturalistes se jetèrent dans l'excès opposé à celui où était tombée « la nation des penseurs », et ils crurent que le but suprême de la science, c'est-à-dire la connaissance de la vérité, pouvait être atteint par là seule expérience des sens, en dehors de tout travail philosophique de la pensée. C'est particulièrement depuis 1830, que s'est accentuée, chez les naturalistes, cette forte opposition contre toute conception générale et philosophique de la nature. On a cru que l'unique objet de l'histoire naturelle était la connaissance des détails, et l'on a pensé atteindre ce but en biologie, en étudiant exactement les formes et les phénomènes, de la vie chez tous les organismes individuels à l'aide d'instruments et de moyens d'observation très-délicats. Sans doute, parmi ces naturalistes si exclusivement empiriques, mais exacts, il y en a beaucoup qui s'élèvent au-dessus de ce point de vue borné et se proposent, comme but suprême, la connaissance des lois générales de l'organisation ; mais, durant les trente ou quarante dernières années, la plupart des zoologistes et des botanistes ne voulaient pas entendre parler, de ces lois générales ; tout au plus accordaient-ils que, dans un avenir encore très-éloigné, quand on aurait terminé toutes les recherches empiriques, quand on aurait fait un examen détaillé de la totalité des animaux et des plantes, peut-être alors pourrait-on songer à découvrir les lois biologiques générales. Considérez par la pensée l'ensemble des progrès les plus importants accomplis par l'esprit humain dans la connaissance de la vérité, et vous verrez que toujours ces progrès ont été réalisés par le travail philosophique de la pensée, nécessairement précédé cependant de ces observations purement matérielles, de ces connaissances de détail, qui ne sont que des matériaux indispensables pour formuler les lois générales. L'expérience et la philosophie ne sont donc pas des ennemies acharnées, comme on le pense généralement; elles sont le complément mutuel l'une de l'autre. Le philosophe, à qui fait défaut le terrain solide de l'observation, la connaissance empirique, se perd bientôt, s'il veut faire de la spéculation générale, dans des raisonnements vides, qu'un naturaliste médiocrement instruit est en état de réfuter. D'autre part, les naturalistes purement empiriques, qui ne se donnent pas la peine de grouper philosophiquement leurs observations et ne visent pas à une connaissance générale, ces naturalistes, disons-nous, servent très-peu à l'avancement de la science, et la principale valeur de leurs connaissances de détail si péniblement amassées consiste dans les résultats généraux, que plus tard en saura tirer un esprit plus compréhensif. Si l'on jette un coup d'oeil général sur la marche, progressive de la biologie depuis Linné, on remarque aussitôt, comme Baer l'a fait ressortir, une perpétuelle oscillation de la science entre ces deux méthodes, une prédominance alternante tantôt de la méthode empirique ou exacte, tantôt de la méthode philosophique ou spéculative. Ainsi, dès le début du siècle dernier, voyons-nous se produire, en opposition à la méthode purement empirique de Linné, une réaction dans le sens de la philosophie de la nature ; cette réaction eut pour promoteurs Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe, Oken, et, par ses travaux théoriques, elle chercha à mettre de la lumière et de l'ordre dans l'amas chaotique des grossiers matériaux empiriques. En revanche, Cuvier réagit contre les nombreuses erreurs, les spéculations hasardées de ces philosophes de la nature, et il inaugura une deuxième période purement empirique. Le beau temps de cette évolution unilatérale de la science est compris entre 1830 et 1860, et aujourd'hui nous assistons à un second revirement philosophique suscité.par l'oeuvre de Darwin. Ce fut seulement dans les dix dernières années, que l'on se remit à s'occuper des lois générales de la nature, dont, en fin de compte, toutes les connaissances expérimentales de détail sont seulement des matériaux, auxquels ces lois générales donnent leur vraie valeur. C'est par la philosophie seule, que la connaissance physique de la nature devient une vraie science, une « philosophie de la nature ». (Morph. Gén.,l, 63-108.) Parmi les grands philosophes de la nature, auxquels nous devons les premiers linéaments d'une théorie de l'évolution, et qu'il faut regarder, avec Ch. Darwin, comme les promoteurs de la doctrine généalogique, citons au premier, rang Jean Lamarck et Wolfgang Goethe. Je m'occuperai d'abord de notre cher Goethe, qui nous intéresse plus particulièrement, nous autres Allemands. Mais, avant d'examiner en détail les services, qu'il a rendus à la théorie de l'évolution, je crois devoir dire quelques mots de sa valeur comme naturaliste ; car, sous ce rapport, il est généralement peu connu. Sûrement la plupart d'entre vous vénèrent en Goethe seulement le poëte et l'homme, et très-peu ont une idée de la grande valeur de ses travaux dans les sciences naturelles,; du pas de géant, par lequel il a devancé son temps et tellement, devancé, que la plupart des meilleurs naturalistes de cette époque ne purent le suivre. Le mauvais accueil fait, de son vivant, à sa conception philosophique de la nature a toujours profondément blessé Goethe. En divers endroits de ses écrits sur les sciences naturelles, il se plaint amèrement de l'esprit borné des savants de profession incapables d'apprécier ses travaux, auxquels les arbres cachent la vue de la forêt, et qui ne peuvent s'élever au-dessus du fouillis des détails et en faire sortir les lois générales. Il n'a que trop raison de dire : « Le philosophe ne tardera pas à s'apercevoir, que les observateurs s'élèvent bien rarement à un point de vue assez élevé pour pouvoir embrasser un grand nombre d'objets ayant entre eux des rapports qu'il leur importerait de connaître. » Il faut dire cependant que ce mauvais accueil était en partie justifié par la fausse voie dans laquelle Goethe s'était égaré dans sa théorie des couleurs. La théorie des couleurs, que Goethe regardait comme l'enfant chéri de ses loisirs, est, dans ses données principales, absolument sans fondement, malgré les beautés de détail, qu'elle renferme. La méthode mathématique exacte, qui veut dans les sciences naturelles anorganiques, dans la physique particulièrement, que l'on construise pas à pas, en ayant toujours sous les pieds un terrain solide, cette méthode était absolument antipathique à Goethe. En la répudiant, il se laissa entraîner à de grandes injustices vis-à-vis des physiciens les plus éminents ; en outre il s'égara, et cela a fait beaucoup de tort à ses autres bons travaux. Il en est tout autrement dans les sciences naturelles organiques ; là nous pouvons bien rarement nous appuyer tout d'abord sur une base inébranlable, mathématique ; bien plus, les données de la nature sont tellement difficiles à saisir, tellement compliquées, que nous sommes contraints de nous formuler avant tout des conclusions inductives ; c'est-à-dire que, des nombreuses observations de détail, incomplètes pourtant, il nous faut déduire une loi générale. La comparaison des séries de phénomènes analogues, la combinaison, voilà quels sont ici les plus importants instruments de recherche, et Goethe s'en servit dans ses travaux sur la philosophie de la nature avec autant de bonheur que de succès, Des écrits de Goethe, qui se rapportent à la nature organique, le plus célèbre est celui intitulé Métamorphoses des plantes, qui parut en 1790. Dans cet ouvrage, on retrouve clairement la donnée fondamentale de la théorie de l'évolution ; car Goethe s'efforce d'y démontrer l' existence d'un organe fondamental unique, dont le développement et les métamorphoses variées peuvent expliquer l'origine de toutes les formes du règne végétal ; cet organe est la feuille. Si l'usage du microscope eût alors été aussi général qu'il l'est devenu, si Goethe avait pu examiner au microscope la structure des organismes, il serait encore allé.plus loin, et aurait vu que la feuille est-déjà un composé de parties isolées d'un ordre plus inférieur, de cellules. Il aurait alors proclamé, non plus la feuille, mais la cellule, comme le véritable organe fondamental, d'où la feuille résulte par voie de multiplication, de métamorphose, d'association ; c'est le premier degré; puis, plus tard, de la métamorphose, de la variation et du groupement des feuilles proviennent les nombreuses beautés des formes et des couleurs, que nous admirons ensuite sur les vraies feuilles, les feuilles de nutrition, et sur les feuilles de reproduction ou les fleurs. Pourtant la proposition fondamentale affirmée par Goethe était, dès lors, absolument vraie. Goethe montra alors que, pour bien comprendre la totalité du phénomène, il fallait d'abord comparer, puis ensuite chercher un type simple, une forme primitive simple, un thème en quelque sorte, dent toutes les autres formes seraient seulement des variétés infiniment nombreuses. Goethe fit pour les vertébrés, dans sa célèbre théorie des vertèbres crâniennes, quelque chose d'analogue à ce qu'il avait fait dans sa métamorphose des plantes. En effet, sans connaître Oken,. qui presque en même temps eut la même idée, Goethe considéra le crâne humain ainsi que celui de tous les vertébrés et particulièrement des mammifères, comme étant simplement une capsule osseuse formée par l'assemblage de pièces semblables à celles qui constituent la colonne vertébrale, c'est-à-dirè par des vertèbres. Les vertèbres crâniennes, tout comme celles de la colonne vertébrale, sont, d'après lui, des anneaux osseux superposés ; seulement, à la tête, ces anneaux subissent une métamorphose particulière et se différencient. Quoique cette manière de voir ait été bien modifiée par les récentes recherches de Gegenbaur, pourtant, à cette époque, elle réalisa un des plus grands progrès de l'anatomie comparée ; non-seulement elle fut une proposition fondamentale pour l'intelligence de la structure des vertèbres, mais elle donna aussi l'explication de beaucoup de phénomènes. S'il était possible de démontrer que deux parties du corps aussi dissemblables que le crâne cérébral et la colonne vertébrale n'étaient, dans le principe, qu'une seule et même forme fondamentale, alors un des plus difficiles problèmes de la philosophie de la nature était résolu. Là encore nous reconnaissons la pensée d'une unité de type, d'un thème simple varié à l'infini dans les diverses espèces et dans les parties de chaque espèce. Mais Goethe ne se borna point à s'efforcer de dégager la formule de ces lois si grosses de conséquences, il s'occupa aussi activement de nombreuses recherches de détail, ayant trait particulièrement à l'anatomie comparée. Parmi ces derniers travaux, il n'en est sûrement pas de plus intéressant que la découverte de l'os intermaxillaire chez l'homme. Comme c'est là un point fort important pour la théorie de l'évolution, je crois devoir vous l'exposer brièvement. Il y a, chez tous les mammifères, à la mâchoire supérieure, deux pièces osseuses, situées à la partie médiane de la face, audessous et autour du nez, entre les deux os maxillaires supérieurs. Ces deux os intermaxillaires, qui supportent les quatre dents incisives supérieures, sont chez la plupart des mammifères très-faciles à voir ; chez l'homme, au contraire, ils étaient à cette époque tout à fait inconnus, et, en anatomie comparée, beaucoup d'auteurs attachaient une très-grande importance à cette absence d'os intermaxillaires ; on en faisait un caractère différentiel capital entre l'homme et les singes ; on faisait sonner bien haut, d'une manière fort comique, l'absence d'os intermaxillaires comme le plus hnmain de tous les caractères humains. Mais Goethe ne pouvait absolument pas admettre que l'homme, simple mammifère très-perfectionné par tous les autres points de son corps, fût dépourvu de cet os intermaxillaire. De la loi générale inductive admettant chez tous les mammifères la présence d'un os intermaxillaire, il tira la conclusion déductive que cet os devait aussi exister chez l'homme, et il n'eut pas de repos avant de l'avoir constaté par la comparaison d'un grand nombre de crânes. Chez quelques individus, cet os persiste pendant toute la durée de la vie, mais habituellement il se soude de bonne heure avec les maxillaires supérieurs voisins, et, d'ordinaire, on ne peut le rencontrer à l'état d'os indépendant que sur les très-jeunes crânes humains. Chez les embryons humains, on le reconnaît d'un simple coup d'oeil. Mais, chez l'homme même, l'os intermaxillaire existe aussi réellement, et c'est à Goethe que revient la gloire d'avoir, le premier, établi ce fait important sous beaucoup de rapports, et cela en dépit de l'opposition des plus hautes autorités spéciales, par exemple, du célèbre anatomiste Pierre Camper. La méthode par laquelle il arriva à ce résultat est particulièrement intéressante : c'est celle à laquelle nous nous conformons toujours dans les sciences naturelles organiques ; c'est la méthode d'induction et de déduction. L'induction consiste à conclure à une loi générale d'après de nombreux faits de détail observés. La déduction au contraire conclut, d'après cette loi générale, un fait de détail non encore observé. De l'ensemble des faits empiriques alors connus ressortait la conclusion inductive, que tous les mammifères avaient des os intermaxillaires. Goethe en tira la conclusion déductive, que l'homme, dont l'organisation ne diffère sous aucun rapport essentiel de celle des mammifères, doit aussi.être muni de ces os intermaxillaires, et il vérifia le fait par une recherche de détail. Car c'est l'expérience consécutive, qui confirme ou vérifie la conclusion déductive. Ces quelques indications suffisent pour vous montrer combien nous devons attacher de prix aux recherches biologiques de Goethe. Par malheur ses travaux spéciaux de cette nature sont, pour la plupart, tellement enfouis dans ses oeuvres complètes, et ses observations ou ses remarques, les plus importantes sont tellement disséminées dans de nombreux écrits traitant de sujets tout autres, qu'il est difficile de les en dégager. Parfois aussi une remarque excellente, vraiment scientifique, est accolée à une foule d'inutiles fantaisies sur la philosophie de la nature, et si étroitement, que les dernières nuisent beaucoup à la première. Rien ne prouve mieux l'extraordinaire intérêt, porté par Goethe aux études sur la nature organique, que l'extrême attention avec laquelle, dans les dernières années de sa vie, il suivit le débat engagé en France entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. Dans,un traité spécial achevé en mars 1832, peu de jours avant sa mort, Goethe a donné une idée de ce remarquable débat, de son importance générale, et en même temps il a su bien caractériser les deux adversaires en présence. Ce traité est intitulé : Principes de philosophie zoologigue, par M. Geoffroy de Saint-Hilaire ; c'est le dernier travail de Goethe, et il est placé à la fin de ses oeuvres complètes. Le débat en lui-même était, à beaucoup de titres,, d'un haut intérêt. Il roule essentiellement sur la légitimité de la théorie de l'évolution. Ce débat fut soutenu au sein de l'Académie des sciences française, et les deux adversaires y mirent un emportement presque inouï dans les séances des corps savants de ce genre, à qui la dignité est habituelle ; c'est que les deux naturalistes combattaient pour leurs convictions les plus profondes et les plus sacrées. Le premier conflit eut lieu le 22 février 1830; il fut bientôt suivi de plusieurs autres, dont le' plus vif éclata le 19 juillet 1830. En sa .qualité de chef de la philosophie de la nature en France, Geoffroy défendait la théorie de l'évolution naturelle et la conception unitaire ou. monistique de la nature. Il affirmait la variabilité des espèces organisées, la commune descendance des espèces à partir d'une forme ancestrale unique, l'unité de l'organisation, ou l'unité du plan de structure, pour parler le langage d'alors. Cuvier était l'adversaire le plus décidé de ces vues, et, d'après ce que nous avons vu précédemment, il n'en pouvait être autrement. Il cherchait à montrer, que les philosophes de la nature n'étaient aucunement fondés à tirer des matériaux scientifiques existant alors dans le domaine expérimental une aussi large conclusion ; il disait que la prétendue unité d'organisation ou de plan n'existait pas. Il défendait la conception téléologique ou dualistique de la nature, et prétendait que l'invariabilité des espèces était la condition même de l'existence d'une histoire naturelle scientifique Cuvier avait sur son adversaire le grand avantage de pouvoir fournir à l'appui de ses prétentions des preuves palpables, mais qui toutefois . étaient simplement des lambeaux isolés arrachés à l'ensemble. Au contraire Geoffroy n'était pas en mesuré de prouver la connexion générale des phénomènes de détail, qu'il affirmait, en produisant des faits isolés aussi saisissants. Aussi, aux yeux du plus grand nombre, Cuvier parut avoir remporté la victoire, et cela décida l'abaissement de la philosophie de la nature et lé triomphe de la méthode purement empirique pour les trente années qui suivirent. Goethe au contraire prit naturellement parti pour Geoffroy. On peut juger par l'anecdote suivante, que raconte Soret, combien ce grand débat l'intéressait encore, quoiqu'il eût 81 ans. « Dimanche 2 août 1830. Les journaux nous ont annoncé aujourd'hui que la révolution de Juillet était commencée et ont tout mis en émoi. Dans l'après-midi je suis allé chez Goethe. — « Eh bien ! s'écria-t-il en m'apercevant, que pensez-vous de ce grand événement? Le volcanest en éruption ; tout est en flammes ; ce n'est plus ici un , débat à huis-clos. » — « Un grave événement, répliquaije. Mais, d'après ce que l'on sait des choses et avec un tel ministère, il faut s'attendre à ce que cela finisse par l'expulsion de la famille royale. »— «Nous ne paraissons pas nous entendre, mon excellent ami, répliqua Goethe. Je ne vous parle pas de ces gens. C'est d'une bien autre affaire qu'il s'agit pour moi. J'entends parler de l'éclat, qui vient de se faire à l'Académie, du débat si important pour la science, survenu entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. » — Cette sortie de Goethe était si inattendue pour moi, que je ne sus que dire, et que pendant quelques moments mon trouble fut visible. — «L'affaire est de la plus haute importance, continuai Goethe, et vous ne pouvez pas vous figurer ce que j'ai éprouvé, en lisant le compte-rendu de la séance du 19 juillet. Nous avons maintenant, en Geoffroy Saint-Hilaire, un puissant allié, qui ne noirs abandonnera pas. Je vois quel grand intérêt le monde scientifique français porte à cette affaire ; car, en dépit de la terrible animation politique, la salle des séances de l'académie était comble le 19 juillet. Mais, ce qu'il a de plus important, c'est que la méthode synthétique en histoire naturelle, que Geoffroy vient d'inaugurer en France, ne peut plus disparaître Par le fait d'une libre discussion à l'académie et en présence d'un nombreux auditoire, l'affaire est lancée dans le public; impossible à présent de s'en débarrasser par une exclusion secrète, on ne pourra plus l'expédier et l'étouffer à huis-clos. » Dans ma Morphologie générale (4), j'ai placé en épigraphe, en tête de chaque livre et de chaque chapitre, un choix des principaux passages, dans lesquels Goethe exprime sa manière de concevoir la nature organique et son évolution constante. Je vous citerai d'abord un passage d'une pièce de vers intitulée : «La métamorphose des animaux. » (1819.) « Toutes les parties se modèlent d'après les lois éternelles, et toute forme, fût-elle extraordinaire, recèle en soi le type primitif. La structure de l'animal détermine ses habitudes, . et le genre de vie, à son tour, réagit puissamment sur toutes les formes. Par là, se révèle la régularité du progrès, qui tend au changement sous la pression du milieu extérieur. » On voit déjà signalé, dans ces vers, l'antagonisme entre les deux influences, qui modèlent les formes organiques, se font face l'une à l'autre, et, par leur mutuelle action, fixent les contours de l'organisme : ce sont, d'un côté, un type commun intime, se conservant toujours sous les formes les plus diverses ; de l'autre côté, l'influence extérieure du milieu et du genre de vie, qui pèse sur le type primitif pour le métamorphoser. Cet antagonisme est exprimé plus nettement encore clans les lignes suivantes: « Au fond de tous les organismes il y a une communauté originelle ; au contraire, la différence des formes provient des rapports nécessaires avec le monde extérieur ; il faut donc admettre une diversité originelle simultanée et une métamorphose incessamment progressive, si l'on veut comprendre et les phénomènes constants et les phénomènes variables.» Le « type » représentant « l'intime communauté originelle », qui est au fond de toutes les formes organiques, c'est la puissance formatrice interne, qui, à l'origine, détermine la direction du mouvement organisateur et se transmet par l'hérédité. Au contraire « la métamorphose incessamment progressive » provenant « des rapports nécessaires avec le monde extérieur » produit « l'infinie diversité des formes », en agissant comme puissance formatrice extérieure, en adaptant l'organisme aux conditions que lui fait le milieu ambiant (Morph. Gén.,1, 154; II, 224). La puissance formatrice intérieure de l'hérédité, qui maintient l'unité du type, Goethe l'appelle aussi, autre part, la force centripète de l'organisme, sa puissance de spécification, par opposition à la puissance formatrice externe de l'adaptation, d'où dérive la variété des formes organiques, et il appelle force centrifuge de l'organisme, sa puissance de variation. Voici le passage, dans lequel il signale nettement l'antagonisme de ces deux influences formatrices si importantes dans la vie organique : « L'idée de métamorphose est comparable à la vis centrifuga, et elle se perdrait dans l'infini des variétés, si elle ne rencontrait pas un contre-poids, c'est-à-dire la puissance de spécification, cette tenace force d'inertie, qui, une fois réalisée, constitue une vis centripeta se dérobant dans son essence intime à toute influence extérieure. » Par le mot métamorphose, Goethe n'entend pas seulement parler, comme on le fait habituellement aujourd'hui, des changements de forme, qua l'individu organique subit dans le cours de son développement individuel ; il s'agit pour lui de l'idée plus large, plus générale de la transformation des formes organiques. Son « idée de la métamorphose » est presque équivalente à notre « théorie de l'évolution ». Cela se voit dans le passage suivant, entre autres : « Le triomphe de la. métamorphose physiologique éclate là où l'on voit l'ensemble se subdiviser en familles, les familles se subdiviser en genres, les genres en espèces, et celles-ci en variétés, qui aboutissent à l'individu ; mais il n'y a pas seulement subdivision, il y a aussi transformation. Ce procédé de la nature n'a d'autres limites que l'infini. Pour la nature, nul repos,: nul arrêt ; mais , d'autre part, elle ne saurait maintenir et conserver tout ce qu'elle produit. A partir de la semence, les plantes subissent un développement de plus en plus divergent, qui change de plus en plus les rapports mutuels de leurs parties. » En signalant les deux puissances formatrices organiques, l'une conservatrice, centripète, interne, qui est l'hérédité ou la tendance à la spécification, l'autre progressive, centrifuge, externe, qui est la tendance à l'adaptation ou à la métamorphose, Goethe avait déjà découvert les deux grandes forces mécaniques naturelles, qui constituent les causes efficientes de la conformation chez les êtres organisés. Ces notions biologiques si profondes devaient naturellement conduire Goethe à l'idée fondamentale de la doctrine généalogique, savoir : que les espèces organiques, parentes par la forme, sont réellement consanguines et issues d'une forme ancestrale commune. En ce qui regarde le groupe, animal le plus important, l'embranchement des vertébrés, Goethe fait la remarquable réflexion suivante (1796 !) : « Nous en sommes arrivés à pouvoir affirmer sans crainte que toutes les formes les plus parfaites de la nature organique, par exemple les poissons, les amphibies, les oiseaux, les mammifères, et, au premier rang de ces derniers, l'homme, ont tous été modelés sur un type primitif, dont les parties les plus fixes en apparence ne varient que dans d'étroites limites, et que, tous les jours encore, ces formes se développent et se métamorphosent en se reproduisant. » Cette proposition est intéressante à plus d'un titre. La théorie d'une descendance commune à toutes les formes organisées les plus parfaites, c'est-à-dire à tous les vertébrés, qui proviendraient d'un type primitif unique et s'en seraient écartés par la reproduction (hérédité), et la métamorphose (adaptation), cette théorie ressort nettement de. la proposition citée. Ce qui est aussi particulièrement intéressant à constater, c'est que Goethe non-seulement ne fait aucune exception pour l'homme, mais le place expressément dans regroupe des vertébrés. On trouve donc là en germe la plus importante des conséquences particulières de la doctrine généalogique, celle qui fait descendre l'homme des autres vertébrés (3). Goethe exprime encore, plus clairement cette idée fondamentale dans un autre passage (1807) : «Si l'on examine les. plantes et les animaux placés au bas de l'échelle des êtres, on peut à peine les distinguer les uns des. autres. Nous pouvons donc dire que les êtres, d'abord confondus dans un état de parenté où ils se différenciaient à peine les uns des autres, sont peu à peu devenus plantes et animaux, en se perfectionnant dans deux directions opposées, pour aboutir, les unes à l'arbre durable et immobile, les autres à l'homme, qui représente le plus haut degré de mobilité et de liberté. » Dans ce remarquable passage, on ne trouve pas seulement nettement exprimée l'idée de la parenté généalogique entré les deux règnes animal et végétal, on y voit aussi en germe l'hypothèse de la descendance unitaire ou monophylétique, que j'aurai plus tard à vous exposer en détail. (Voir la XVI° leçon.) Dans le temps même où Goethe ébauchait ainsi la théorie de la descendance, on voit un autre philosophe de la nature; s'en occuper aussi en Allemagne avec ardeur; je veux parler de Gottfried-Reinhold Tréviranus de Brème (né en. 1776, mort en 1837). Comme W. Folke de Brème l'a brièvement indiqué, Tréviranus a déjà, tout à fait au commencement de ce siècle, dans ses premiers grands ouvrages, dans sa « Biologie ou pihilosophie de la nature vivante », exposé sur l'unité de la nature et la connexion généalogique des espèces organisées, des vues exactement analogues aux nôtres. Dans les trois premiers volumes de sa Biologie, qui parurent en 1802, 1803, 1805, par conséquent plusieurs années avant les oeuvres capitales de Oken et de Lamarck,: nous rencontrons de nombreux passages, fort intéressants sous ce rapport. Je ne veux citer ici que les plus importants. Tréviranus parle de la question capitale de notre théorie, de l'origine, des espèces organiques, de la manière suivante : « Toute forme vivante peut être produite par les forces physiques de deux manières : elle peut provenir soit de la matière amorphe, soit, par modification, d'une forme déjà existante. Dans le dernier cas, la cause première de la modification peut être, soit l'influence d'une substance fécondante hétérogène sur le germe, soit l'influence d'autres forces apparaissant seulement après la fécondation. Dans tout être vivant, réside la faculté de se plier à une foule de modifications ; chaque être a le pouvoir d'adapter son organisation aux changements, qui se produisent dans le monde extérieur. C'est cette faculté mise en jeu par les vicissitudes survenues dans l'univers, qui a permis aux simples zoophytes du monde antédiluvien d'atteindre des degrés d'organisation de plus en plus élevés, et a introduit dans la nature vivante une variété infinie. » Par zoophytes, Tréviranus entend ici les organismes de l'ordre le plus inférieur, de la constitution la plus élémentaire, surtout ces êtres neutres, tenant le milieu entre les animaux et les plantes, qui, d'une façon générale, correspondent aux protistes. « Ces zoophytes, dit-il dans un autre endroit, sont les formes primitives, d'où sont provenus tous les organismes des classes supérieures par voie de développement graduel." Nous croyons, en outre, que chaque espèce, aussi bien que chaque individu, parcourt certaines périodes de croissance, de floraison et de mort ; mais que la mort de l'espèce n'est pas la dissolution, comme chez l'individu, c'est de la dégénération. De là nous paraît résulter, que ce ne sont pas, comme on le croit généralement, les grandes catastrophes géologiques, qui ont exterminé les animaux antédiluviens : beaucoup de ces animaux ont survécu, et, s'ils ont disparu de la nature contemporaine, c'est parce que leurs espèces, ayant accompli le cours de leur existence, se sont fondues dans d'autres genres. » Quand, dans ce passage et dans plusieurs autres, Tréviranus considère la dégénération comme la cause la plus importante de la métamorphose des espèces animales et végétales, il n'entend pas ce mot, comme on l'entend généralement aujourd'hui, dans le sens de « dégénérescence ». Bien plus, sa dégénération est exactement ce que nous appelons aujourd'hui adaptation ou modification par l'influence des causes extérieures. Que Tréviranus explique, d'une part, la métamorphose des espèces organiques par l'adaptation et leur conservation par l'hérédité ; qu'il attribue, d'autre part, la multiplicité des formes organiques à l'action combinée de l'adaptation et de l'hérédité, cela ressort clairement aussi de . plusieurs autres passages. Combien Tréviranus se faisait une idée juste de la mutuelle dépendance de tous les êtres vivants," ou plus généralement du lien causal universel, c'est-à-dire de la connexion étiologique unitaire entre tous les membres et toutes les parties de l'univers ! Cela ressort du passage suivant choisi entre plusieurs autres dans sa Biologie : « L'individu vivant dépend de l'espèce, l'espèce dépend du genre, celui-ci dépend de toute la nature vivante, et cette dernière elle-même dépend de l'organisme de la terre. L'individu possède donc une vie qui lui est propre, et, sous ce rapport, il constitue un monde particulier. Mais, par cela même que sa vie est limitée, il constitue aussi un organe dans l'organisme général. Tout corps vivant existe par l'univers ; mais, réciproquement, l'univers existe aussi par ce corps vivant. » Conformément à cette conception mécanique et si large de l'univers, Tréviranus ne pouvait réclamer pour l'homme aucune place privilégiée dans la nature ; il devait même admettre, que l'homme descendait des formes animales inférieures par une évolution graduelle ; dans la pensée si profonde et si lucide d'un tel philosophe de la nature, il n'en pouvait être autrement. Pour Tréviranus, cela était d'autant plus naturel, qu'il n'admettait aucun gouffre entre" la nature organique et la nature anorganique ; il affirmait même l'unité absolue d'organisation clans tout le système du monde. La phrase suivante prouve notre dire : « Toute, recherche, ayant pour objet l'influence de l'ensemble de la nature sur le monde vivant, doit avoir pour point de départ cette donnée fondamentale, savoir, que toutes les formes vivantes sont des produits physiques, apparaissant encore à notre époque, et qu'il y a eu modification seulement dans le degré, dans la direction des influences. » Par là, comme le dit Tréviranus lui-même, « le problème fondamental de la biologie est résolu », et nous ajoutons, qu'il est résolu dans un sens purement monistique ou mécanique. Parmi les philosophes de la nature, on n'accorde généralement le premier rang ni à Tréviranus, ni à Goethe, mais bien à Lorenz Oken, qui, par sa théorie des vertèbres crâniennes, s'est posé en rival de Goethe, pour lequel, d'ailleurs, il n'était pas précisément bienveillant. La grande diversité de nature, qui exista entre ces deux grands hommes, les empêcha de sympathiser ensemble, quoiqu'ils aient longtemps vécu dans le voisinage l'un de l'autre. Le Manuel de la philosophie de la nature d'Oken, qui peut être regardé comme la production capitale des écoles allemandes de philosophie de la nature à cette époque, parut en 1809, l'année même où Lamarck publiait aussi son ouvrage fondamental, la Philosophie zoologique. Déjà, en 1802, Oken avait publié un Abrégé de la philosophie de la nature. Comme nous l'avons déjà dit, on trouve chez Oken quantité de vues justes et profondes, enfouies.sous un amas d'idées erronées, hasardées et fantastiques. Parmi les premières, il s'en est trouvé, qui ont pu, seulement de notre temps, acquérir peu à peu droit de cité dans la science. Je me contenterai de citer deux de ces idées prophétiques, qui ont d'ailleurs des rapports étroits avec la théorie de l'évolution. Une des principales théories d'Oken, d'abord très-décriée et vivement combattue particulièrement par les partisans de l'expérience soi-disant exacte, est l'idée, qui donne pour point de départ aux phénomènes vitaux de tous les organismes un substratum chimique commun, une sorte de substance vitale générale et simple, appelée par Oken « substance colloïde primitive » (Urschleim). Il entendait par là, comme l'expression l'indique, une. substance visqueuse, une sorte de composé albuminoïde, existant dans les agrégats semi-fluides et ayant le pouvoir de produire les formes les plus diverses par l'adaptation aux conditions d'existence du monde extérieur et par l'action mutuelle que cette substance et les éléments du monde extérieur exercent les uns sur les autres. Aujourd'hui, nous avons coutume de remplacer simplement la dénomination « substance colloïde primitive » par le mot protoplasma ou substance cellulaire, pour désigner une des plus grandes conquêtes dues aux recherches microscopiques de ces dix. ; dernières années, et notamment à celles de Max-Schultze (24°). Ces travaux ont établi, que, dans tous les corps vivants, . sans exception, il existe une certaine quantité d'une matière colloïde, albuminoïde, à d'état semi-fluide; que, de plus, cette matière, ce composé, où dominent l'azote et le carbone, est le siège unique et en même temps l'agent producteur de tous les phénomènes vitaux et de toutes les formes - organisées. Les autres matériaux existant' encore dans l'organisme ou bien sont formés aux dépens de cette substance vitale active, ou bien sont empruntés au dehors. L'oeuf organique ou la cellule originelle, d'où proviennent tout animal et toute plante, est essentiellement constitué par une petite masse de cette matière albuminoïde. Le jaune d'oeuf n'est pas autre chose que de l'albumine contenant des globules de graisse. Oken a aussi parfaitement raison, quand il dit, pressentant ce qu'il sait mal encore: ""Tout ce qui est organisé est provenu d'une substance colloïde ; c'est simplement de la matière colloïde diversement modelée. Cette substance colloïde primitive s'est produite dans la mer aux dépens de la matière anorganique, durant l'évolution de la planète."" Une autre grande idée du même philosophe de la nature est étroitement liée à cette théorie de la matière colloïde primitive, d'accord maintenant dans ses traits essentiels avec la théorie si importante du protoplasma. Dès 1809, Oken affirma nettement, que la matière colloïde, primitive spontanément produite dans la mer avait tout d'abord revêtu la forme de petites vésicules microscopiques, qu'il appela infusoires. « La base du monde organique est constituée par une infinité de ces vésicules. » Ces vésicules se forment aux dépens de la matière colloïde primitive et leur périphérie se durcit. Les organismes les plus simples ne sont autre chose que ces vésicules isolées; ce sont les infusoires. Tout organisme d'un rang élevé, tout animal, toute plante plus perfectionnés, sont simplement une agrégation (synthesis) de ces •vésicules infusoires, qui, « en se combinant diversement, revêtent des formes variées et parviennent à constituer les organismes supérieurs ». Mettez seulement à la place du mot vésicules ou infusoires le mot cellules, et vous aurez l'une des plus grandes théories biologiques de notre siècle, la théorie cellulaire. Schleiden et Schwann ont, pour la première fois, démontré, il y a trente ans, que tous les organismes sont ou de simples cellules, ou des agrégations de cellules simples, et la nouvelle théorie du protoplasma a prouvé, que la base la plus essentielle et parfois la base unique des vraies cellules est le protoplasma. Bien plus, les propriétés dont Oken dote ses infusoires sont les propriétés des cellules, les propriétés des individus élémentaires, dont l'agrégation, la combinaison et les diverses modifications de forme constituent les organismes supérieurs. Ces deux idées si extraordinairement fécondés d'Oken furent assez mal accueillies ou même entièrement dédaignées, à cause de la. forme absurde qu'il leur avait donnée ; il était réservé à une époque postérieure de leur fournir une base expérimentale. Naturellement ces idées se relient de la façon la plus étroite avec l'hypothèse attribuant aux espèces animales et végétales une même origine, une forme ancestrale commune, et supposant une évolution lente, graduelle, qui aurait fait provenir les Organismes supérieurs des organismes inférieurs. Oken affirme aussi que l'homme est issu des organismes inférieurs : « L'homme s'est développé ; il n'a pas été créé. » Quelles que soient les absurdités évidentes et les divagations insensées renfermées dans la Philosophie de la nature d'Oken, cela ne saurait nous empêcher de payer un légitime tribut d'admiration à ces grandes idées, si fort en avant de leur temps. Des affirmations de Goethe et d'Oken citées tout à l'heure, des vues de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire, que nous aurons bientôt à examiner, il ressort que, dans les vingt ou trente premières années de ce siècle, rien n'approcha autant que la philosophie de la nature, si décriée pourtant, de la théorie de l'évolution fondée par Darwin. CINQUIÈME LEÇON. THÉORIE DE L'ÉVOLUTION, D'APRÈS KANT ET LAMARCK. Biologie dualistique de Kant. — Son opinion, qui attribue l'origine des êtres inorganiques à des causes mécaniques et l'origine des organismes à des causes finales.— Contradiction de cette manière de voir avec sa tendance à adopter la doctrine généalogique. — Théorie évolutive et généalogique de Kant. — Limites que sa téléologie assignait à cette théorie. — Comparaison de la biologie généalogique avec la philologie comparée. — Opinions favorables à la théorie de la descendance professées par Léopold de Buch, Baer, Schleiden, Unger, Schaaffhausen, Victor Carus, Büchner. — La philosophie de la nature en France. — Philosophie zoologique de Lamark. — Système de la nature monistique ou mécanique de Lamarck. — Ses vues sur l'action réciproque des deux influences formatrices organiques, l'hérédité et l'adaptation. — Opinion de Lamarck suivant laquelle l'homme descendrait de mammifères simiens. — La théorie de la descendance défendue par Geoffroy Saint-Hilaire, Naudin et Lecoq. — La philosophie de la nature en Angleterre. — Opinions favorables à la théorie de la descendance professées par Érasme Darwin, W. Herbert, Grant, Freke, Herbert-Spencer, Hooker, Huxley. — Double mérite de Charles Darwin. Messieurs, la théorie téléologique de la nature, qui attribue les phénomènes du monde organique à l'activité voulue d'un créateur personnel ou d'une cause finale consciente, cette théorie, si on la suit dans ses dernières conséquences, conduit soit à d'insoutenables contradictions, soit à une conception dualistique de la nature en contradiction flagrante avec l'unité, avec la simplicité partout visible des grandes lois naturelles. Les philosophes, qui admettent cette téléologie, doivent nécessairement supposer deux natures radicalement différentes : une nature anorganique et une nature organique, la première explicable par des causes efficientes mécaniques, l'autre, qu'il faut rapporter à des Causes ayant conscience de leur but (causse, finales). Ce dualisme est flagrant dans la conception dé la nature de l'un des plus grands philosophes allemands, de Kant, et dans les idées qu'il se faisait sur l'origine des organismes.' Examiner en détail ces idées est pour nous d'autant plus nécessaire, que nous nous plaisons à vénérer dans Kant un des rares philosophes ayant uni une connaissance solide de l'histoire naturelle à une clarté et à une profondeur extraordinaires dans la spéculation. Non-seulement le philosophe de Koenigsberg s'est acquis, en fondant la philosophie critique, une haute renommée parmi les philosophes spéculatifs, mais en outre) par sa cosmogénie mécanique, il s'est fait un nom glorieux parmi les naturalistes. Dès l'année 1785, Kant, dans, son ouvrage intitulé Histoire naturelle générale et théorie du ciel (22), éssayait hardiment d'exposer « la constitution et l'origine mécanique de l'univers, d'après les principes newtoniens » et d'expliquer les phases de l'évolution naturelle de la matière mécaniquement et en dehors de tout miracle. La cosmogénie kantiste ou la « théorie cosmologique des gaz », que nous aurons bientôt (XIIIe leçon) à examiner brièvement, fut plus tard fondée plus expliciter ment par le mathématicien; français Laplace et par l'astronome anglais Herschell, et aujourd'hui encore elle est généralement acceptée. Ne fût-ce que pour cette oeuvre importante, où une exacte connaissance des sciences physiques est unie à la plus ingénieuse spéculation, Kant mériterait le titre, honorable de philosophe naturaliste, en prenant cette qualification dans son meilleur sens. Lisez la Critique du jugement téléolôgique de Kant,.. qui est son principal ouvrage, et vous verrez, à n'en pas douter, que, dans l'examen de. la nature organique, il embrasse toujours exclusivement le point de vue téléologique ou dualistique, tandis que, pour la nature anorganique, il accepte, sans hésitation ni réserve, l'explication mécanique ou monistique. Il affirme que, dans le domaine de la nature anorganique, tous les phénomènes se peuvent expliquer par des causes mécaniques, par les forces motrices de la matière elle-même, mais qu'il en est tout autrement dans le domaine de la nature organique. Dans l'inorganologie tout entière, dans la géologie et la minéralogie, dans la météorologie et l'astronomie, dans la physique et la chimie des corps inorganiques, tous les phénomènes sont, explicables par le seul mécanisme (causa efftciens), sans qu'il soit besoin d'invoquer une cause finale. Dans toute la. biologie, au contraire, dans la botanique, la zoologie et l'anthropologie, le mécanisme serait insuffisant pour expliquer tous les phénomènes ; nous ne les pourrions même comprendre sans invoquer des causes finales agissant en vue d'un but à atteindre. En divers endroits de ses oeuvres, Kant proclame expressément, qu'en s'en tenant au point de vue strict de l'histoire naturelle philosophique, il faut admettre une explication mécanique de tous les phénomènes sans exception, et que le mécanisme seul fournit une véritable explication. Mais il pense, au contraire, que, pour les corps de la nature vivante, pour les animaux et les végétaux, notre pouvoir humain de connaître est limité, qu'il ne suffit pas, pour arriver jusqu'aux vraies causes des faits organiques, et particulièrement de l'origine des formes organisées. La compétence de la raison humaine, quand il s'agit d'expliquer mécaniquement tous les phénomènes, est sans limites, mais son pouvoir s'arrête en présence de la nature organique, qu'il faut examiner téléologiquement. Mais, dans plusieurs passages fort remarquables, Kant est manifestement infidèle à cette manière de voir, et il formule plus ou moins nettement les idées fondamentales de la doctrine généalogique. Il va même jusqu'à affirmer, qu'en général, pour arriver à une conception scientifique du système organique, il faut, de toute nécessité, le concevoir comme généalogiquement formé. Le plus important et le plus remarquable de ces passages se trouve dans la Méthodologie du Jugement téléologique, publiée en 1790, dans la Critique du Jugement. Comme ces passages offrent un intérêt capital, autant pour l'appréciation de la philosophie kantienne que pour l'histoire de la théorie de la descendance, je me permettrai de vous les citer en entier : « Il est beau de parcourir, au moyen de l'anatomie comparée, la vaste création des êtres organisés, afin de voir s'il ne s'y trouve pas quelque chose de semblable à un système dérivant d'un principe générateur, en sorte que nous ne soyons pas obligés de nous en tenir à un simple principe du jugement (qui ne nous apprend rien sur la production de ces êtres), et,de renoncer sans espoir à la prétention de pénétrer la nature dans ce champ de la science. La concordance de tant d'espèces d'animaux avec un certain type commun, qui ne paraît pas seulement leur servir de principe dans.la structure de leurs os, mais aussi dans la disposition des autres parties, et cette admirable simplicité de forme, qui, en raccourcissant certaines parties et en allongeant certaines autres, en enveloppant celles-ci et en développant celles-là, a pu produire une si grande variété d'espèces, font naître en nous l'espérance, bien faible, . il est vrai, de pouvoir arriver à quelque chose avec le principe du mécanisme de la nature. Cette analogie des formes, qui, malgré leur diversité, paraissent avoir été produites conformément à un type commun, fortifie l'hypothèse que ces formes ont une affinité réelle, et qu'elles sortent d'une mère commune, en nous montrant chaque espèce se rapprochant graduellement d'une autre espèce, depuis celle où le principe de la finalité semble le mieux établi, à savoir l'homme; jusqu'au polype, et. depuis le polype, jusqu'aux mousses et aux algues, enfin jusqu'au dernier degré de la nature que nous puissions connaître, jusqu'à la matière brute, d'où semble dériver, d'après les lois mécaniques (semblables à celles qu'elle suit dans ses cristallisations), toute cette technique de la nature, si incompréhensible pour nous dans les êtres organisés, que nous nous croyons obligés de concevoir un autre principe. « Il est permis à l'archéologue de la nature de se servir des vestiges encore subsistants de ses plus anciennes productions, pour chercher dans tout le mécanisme, qu'il connaît ou qu'il soupçonne, le principe de cette grande famille de créatures (car c'est ainsi qu'il faut se la représenter, si cette prétendue affinité générale a quelque fondement). » (Critique du Jugement, § LXXIX. Traduction Barni.) Si l'on isole ce remarquable passage de la Critique du Jugement téléologique de Kant, si on le considère à part, on sera étonné de voir avec quelle profondeur et quelle clarté le grand penseur reconnaissait déjà en 1790 la stricte nécessité de la doctrine généalogique et la signalait comme le seul moyen possible d'expliquer la nature organique par les lois mécaniques, c'est-à-dire d'en avoir une connaissance vraiment scientifique. En se basant sur cet unique passage,- on pourrait placer Kant précisément à côté de Goethe et de Lamarck, comme étant un des premiers fondateurs de la doctrine généalogique, et, à cause de la haute estime dans laquelle on tient à bon droit la philosophie critique de Kant, cela serait sûrement de nature à prédisposer nombre de philosophes en faveur de cette doctrine.. Mais, si l'on rapproche ce passage de tout l'exposé raisonné de la Critique du Jugement, si on le compare à d'autres passages contradictoires, on voit bien nettement que, dans ce paragraphe et dans quelques autres analogues, quoique plus faibles, Kant va au-delà de sa pensée et oublie le point de vue téléologique, qu'il adopte habituellement en biologie. Le remarquable passage, que nous avons littéralement cité, est précisément suivi d'une addition, qui lui ôle toute sa valeur. Après avoir si bien affirmé, que les formes organiques tirent leur origine de la matière brute, en vertu de lois mécaniques semblables à celles de la cristallisation, après' avoir aussi affirmé l'évolution graduelle et généalogique des espèces, qui auraient eu une mère primitive commune, Kant ajoute aussitôt : « Mais il faut toujours, en définitive, attribuer à cette mère universelle une organisation, qui ait pour, but toutes ces créatures; sinon il serait impossible de concevoir la possibilité des productions du règne animal et du règne végétal. » Évidemment cette addition détruit complètement l'idée principale exprimée dans la proposition précédente, et d'après laquelle la théorie de la descendance seule était capable de donner de la nature organique une explication purement mécanique. Cette m'amère téléologique de considérer la nature dominait si bien chez Kant, qu'elle se montre déjà dans le titre du paragraphe 79, celui qui contient les deux passages contradictoires que j'ai cités. Voici ce titre : « De la subordination nécessaire du' principe du mécanisme au principe téléologique clans l'explication d'une chose comme fin de la nature. » Kant se prononce de la façon la plus nette contre, l'explication mécanique de la nature organique dans le passage suivant (§ 74) : « Il est absolument certain, que nous ne pouvons apprendre à connaître d'une manière suffisante,' et, à plus forte raison, à nous expliquer les êtres organisés et leur possibilité intérieure par des principes purement mécaniques de la nature ; et on peut soutenir hardiment, avec une égale certitude, qu'il est absurde pour des hommes de tenter quelque chose de pareil et d'espérer que quelque nouveau Newton viendra un jour expliquer la production d'un brin d'herbe par des lois naturelles, auxquelles aucun dessein n'a présidé; car c'est là une vue qu'il faut absolument refuser aux hommes. » (Critique du Jugement, § LXXIV. Trad. Barni.) Pourtant ce Newton, réputé impossible, est apparu soixante ans plus tard. C'est Darwin, qui, par sa théorie de la sélection, a effectivement résolu le problème, que Kant déclarait insoluble. Après Kant et les philosophes naturalistes allemands, dont nous avons examiné les théories évolutives dans les leçons précédentes, il nous paraît convenable de nous occuper quelque peu d'autres naturalistes et philosophes, Allemands aussi, qui, dans notre siècle même, se sont plus ou moins énergiquement révoltés contre les cosmogonies téléologiques et ont défendu l'idée fondamentale du mécanisme, base de la théorie généalogique. Ce fut tantôt par des considérations philosophiques générales, tantôt par des observations empiriques, que ces penseurs arrivèrent à imaginer, que les espèces organiques pouvaient bien descendre d'une, forme ancestrale commune. Je veux, avant tout, citer le grand géologue allemand, Léopold de Buch. D'importantes observations sur la distribution géographique des plantes l'amenèrent, dans son excellente Description physique des îles Canaries, à écrire les remarquables lignes suivantes : « Sur les continents, les individus des groupes organiques se répandent, se disséminent au loin, et, à cause de la diversité de l'habitat, de l'alimentation, du sol, ils forment des variétés, qui, se trouvant éloignées des autres, ne peuvent subir de croisement et être ainsi ramenées au type principal ; c'est pourquoi, finalement, elles deviennent des espèces constantes, particulières. Puis les espèces, qui ont été simultanément modifiées, se retrouvent en contact avec la variété première, aussi modifiée ; mais elles sont maintenant fort différentes, et ne peuvent plus se mêler ensemble. Il en est tout autrement dans les îles. Là, confinés ordinairement dans d'étroites vallées ou dans des zones restreintes, les individus peuvent se rejoindre et détruire ainsi toute variété en train de se fixer. C'est ainsi sans doute que des singularités ou des vices de langage, d'abord particuliers au chef d'une famille, s'étendent avec cette famille et deviennent communs à tout un district. Si ce district est séparé, isolé, si de perpétuels rapports avec les districts voisins ne ramènent pas constamment le langage à sa pureté première, un dialecte naîtra de cet écart linguistique. Que des obstacles naturels, des forêts, la configuration du lieu, aussi le gouvernement, relient plus étroitement encore entre eux les habitants du district dont nous parlons, ils se sépareront plus nettement de leurs voisins ; leur dialecte se fixera ; il deviendra une langue parfaitement distincte. » (Coup d'oeil sur la Flore des Canaries.) Vous le voyez, Buch est ici conduit à la donnée fondamentale de la doctrine généalogique par les phénomènes de la géographie des plantes ; et c'est là, en effet, un terrain biologique, qui fournit quantité de preuves en faveur de cette doctrine. Darwin l'a explicitement démontré dans deux chapitres de son livre sur l'origine des espèces, dans le onzième et le douzième. La remarque de Buch est surtout intéressante, parce qu'elle nous conduit à la comparaison extrêmement instructive des dialectes et des espèces organiques, et ce rapprochement est aussi utile pour là linguistique comparée que pour la botanique et la zoologie comparées. En effet, de même que les divers dialectes et idiomes, les divers rameaux ou branches des langues fondamentales allemandes, slaves, gréco-latines et indo-iraniennes, proviennent d'une seule langue indo-européenne commune, de même que leurs différences et leurs caractères généraux communs s'expliquent, les unes par l'adaptation, les autres par l'hérédité, ainsi les espèces, genres, familles, ordres et classes des vertébrés descendent d'un seul type vertébré commun; et ici, aussi, l'adaptation est la cause des différences, l'hérédité est la cause des caractères fondamentaux communs. Cet intéressant parallélisme entre l'évolution divergente des formes linguistiques et des formes organisées a été très-clairement établi par un des maîtres en linguistique comparée, par l'ingénieux Auguste Schleicher, dont la mort prématurée a été une perte irréparable non pas seulement pour l'université d'Iéna, mais pour la science monistique tout entière (6). Parmi les naturalistes allemands éminents, qui se sont prononcés d'une manière plus ou moins nette en faveur de la théorie de la descendance, et qui y ont été conduits par diverses voies, j'ai tout d'abord à mentionner Carl-Ernst Baer, le grand réformateur de la théorie zoologique de l'évolution. Dans une leçon faite en 1834, et intitulée : « La loi la plus générale de. la nature ou de l'évolution de tous les êtres » il expose excellemment, que c'est une manière de voir tout-à-fait enfantine que de considérer les espèces organiques comme des types fixes, invariables ; que ces espèces, au contraire, ne peuvent être que des séries généalogiques provenant, par métamorphose, d'une souche commune. Boer appuya encore cette vue (1889), en invoquant les lois de la distribution géographique des organismes. J.-M. Schleiden, qui, il y a trente ans, ici même, à Iéna, inaugura une nouvelle ère pour la botanique, grâce à sa méthode vraiment scientifique et strictement conforme à la philosophie expérimentale, envisagea d'un point de vue nouveau dans ses Principes de botanique philosophique le sens philosophique de l'idée de l'espèce organique, et montra que cette idée était née subjectivement de la loi générale de spécification. Les diverses espèces de plantes sont seulement, pour lui, les produits spécifiés des influences formatrices végétales, résultat de la combinaison variée des forces fondamentales de la matière organique. Un botaniste viennois distingué, F. Unger, fut amené par ses importantes et vastes recherches sur les espèces botaniques éteintes à une histoire de l'évolution paléontologique du règne végétal, où se trouve. clairement exprimée la donnée fondamentale de la doctrine généalogique. Dans son Essai sur une histoire du monde végétal (1882), il affirme que toutes les espèces végétales sont descendues d'un petit nombre de formes ancestrales et peut-être d'une plante primitive unique, d'une cellule végétale très-simple. Il montre que cette idée d'un lien généalogique entre toutes les formes végétales n'est pas seulement physiologique, mais qu'elle est encore expérimentalement fondée (8), Dans l'introduction de son excellent Système de morphologie animale (3), paru à Leipzig, en 1883, et où il cherche à donner une base philosophique aux lois générales de' la formation du corps des animaux, en invoquant l'anatomie comparée et. l'histoire de l'évolution, Victor Carus formule la proposition suivante : « Les organismes enfouis dans les couches géologiques les plus profondes doivent être considérés comme les aïeux des êtres qui composent l'ensemble des règnes vivants actuels, êtres modifiés par un long travail de génération et d'accommodation progressive aux conditions du milieu ambiant. » La même année, en 1883, l'anthropologiste Schaafhausen de Bonn, dans un mémoire « sur la ixité et la variabilité de l'espèce », prit décidément parti pour la théorie de la descendance. Les espèces vivantes, animales et végétales, sont, d'après lui, la postérité modifiée par une graduelle transformation des espèces éteintes, dont elles sont issues. L'écart, la divergence, la séparation des espèces parentes, sont dus à la destruction des formes intermédiaires, qui les reliaient entre elles. Schaafhausen se déclara aussi nettement, dès 1887, pour l'origine animale du genre humain, qui descendrait d'animaux pithécoïdes, par une graduelle évolution; or, c'est là la conséquence la plus importante de la doctrine généalogique. Enfin, parmi les naturalistes philosophes de l'Allemagne, il faut encore mentionner spécialement Louis Büchner, qui, dans son célèbre livre : Force et matière, développa aussi, en 1888, les principes de la théorie de la descendance, d'une façon originale et en s'appuyant principalement sur les irrécusables témoignages empiriques, que nous fournissent l'évolution paléontologique et individuelle des organismes, leur anatomie comparée et le parallélisme de ces diverses séries de développement. Büchner fait déjà judicieusement remarquer, que de ce seul fait résulte la nécessité d'une forme ancestrale commune aux diverses espèces organiques ; il ajoute que l'origine de cette forme ancestrale originelle est explicable seulement par la génération spontanée (10). Après avoir parlé des philosophes de la nature en Allemagne, passons maintenant à ceux qui, en France, ont aussi, dès le commencement de ce siècle, défendu la théorie de l'évolution. Le chef de la philosophie de la nature, en France, est Jean Lamarck, qui, dans l'histoire de la doctrine généalogique, est en première ligne à côté de Goethe et de Darwin. A lui revient l'impérissable gloire d'avoir, le premier, élevé la théorie de la descendance au rang d'une théorie scientifique indépendante, et d'avoir fait de la philosophie de la nature la base solide de la biologie tout entière. Quoique Lamarck fût né en 1744, il ne commença a publier sa théorie qu'au commencement de ce siècle, en 1801, et ne l'exposa en détail qu'en 1809, dans sa classique Philosophie zoologique (2). Cette oeuvre admirable est la première exposition raisonnée, et strictement poussée jusqu'à ses dernières conséquences, de la doctrine généalogique. En considérant la nature organique à un point de vue purement mécanique, en établissant d'une manière rigoureusement philosophique la nécessité de ce point de vue, le travail de Lamarck domine de haut les idées dualistiques en vigueur clé son temps, et, jusqu'au traité de Darwin, qui parut juste un demi-siècle après, nous ne trouvons pas un autre livre qui puisse, sous ce rapport, se placer à côté de la « Philosophie zoologique ». On voit encore mieux combien cette oeuvre devançait son époque, quand on songe qu'elle ne fut pas comprise et resta pendant cinquante ans ensevelie dans un profond oubli. Le plus grand adversaire de Lamarck, Cuvier, dans son rapport sur les progrès des sciences naturelles, où il y a place pour les plus insignifiantes recherches anatomiques, ne trouve pas un mot à dire de cette oeuvre capitale. Goethe lui-même, qui s'intéressait si vivement au naturalisme philosophique français, et « aux pensées des esprits parents de l'autre côté du Rhin », Goethe n'a jamais cité Lamarck et ne semble pas avoir connu sa « Philosophie zoologique ». La grande réputation de naturaliste, que s'acquit Lamarck, il ne la dut point à cette oeuvre de généralisation si neuve et si importante, mais à de nombreux travaux de détail sur les animaux inférieurs, et particulièrement les mollusques ; il la dut.aussi à une remarquable Histoire naturelle dés animaux sans vertèbres, qui parut en sept volumes, de 1818 à 1822. Dans l'introduction du premier volume de ce célèbre ouvrage (1813), se trouve aussi une exposition détaillée de la doctrine généalogique de Lamarck. Le meilleur moyen de vous donner une idée de l'immense importance de la « Philosophie zoologique » est sûrement de vous citer quelques-unes des principales propositions qu'elle contient : « Les divisions systématiques, classes, ordres, familles, genres et espèces, ainsi que leurs dénominations, sont une oeuvre purement artificielle de l'homme. Les espèces ne sont pas toutes contemporaines ; elles sont descendues les unes des autres, et ne possèdent qu'une fixité relative et temporaire; les variétés engendrent des espèces. Là diversité des conditions de la vie influe, en les modifiant, sur l'organisation, la forme générale, les organes de l'animal ; on en peut dire autant de l'usage ou du défaut d'usage des organes Tout d'abord, les animaux et les plantes les plus simples ont seuls été produits, puis les êtres doués d'une organisation plus complexe. L'évolution géologique du globe et son peuplement organique ont eu lieu d'une manière continue et n'ont pas été interrompues par des révolutions violentes. La vie n'est qu'un phénomène physique. Tous les phénomènes vitaux sont dus à des causes mécaniques, soit physiques, soit chimiques, ayant leur raison d'être dans la constitution de la matière organique. Les animaux et les plantes les plus rudimentaires, placés aux plus bas degrés de l'échelle organique, sont nés et naissent encore aujourd'hui par génération spontanée. Tous les corps vivants ou organiques de la nature sont soumis aux mêmes lois que les corps privés de vie ou inorganiques. Les idées et les autres manifestations de l'esprit sont de simples phénomènes de mouvement, qui se produisent dans le système nerveux central. En réalité, la volonté n'est jamais libre. La raison n'est qu'un plus haut degré de développement et de comparaison des jugements. » Les vues exprimées par Lamarck, il y a plus de soixante ans, dans ces propositions sont étonnamment hardies ; elles sont larges, grandioses et ont été formulées à une époque où l'on ne pouvait entrevoir même la possibilité lointaine de les fonder, comme nous le pouvons aujourd'hui, sur des faits d'une évidence écrasante. Vous le voyez, l'oeuvre de Lamarck est vraiment, pleinement et strictement monistique, c'est-à-dire mécanique : ainsi l'unité des causes efficientes dans la nature organique et anorganique, la base fondamentale de ces causes attribuée aux propriétés physiques et chimiques de la matière ; l'absence d'une force vitale spéciale ou d'une cause finale organique ; la descendance de tous les organismes d'un petit nombre de formes ancestrales simples, issues par génération spontanée de la matière anorganique ; la perpétuité non interrompue de l'évolution géologique, l'absence de révolutions du globe violentes et totales, et surtout l'inadmissibilité de tout miracle, de toute idée surnaturelle dans l'évolution naturelle de la matière ; en un mot, toutes les propositions fondamentales les plus importantes de la biologie monistique y sont déjà formulées. Si l'admirable effort intellectuel de Lamarck a été de son temps presque absolument méconnu, cela tient d'une part à la grandeur du pas de géant, par lequel il franchissait un demi-siècle, et d'autre part aussi, à ce que l'oeuvre de Lamarck manquait d'une base expérimentale suffisante, et que souvent la démonstration est incomplète. Lamarck signale très-justement les conditions de l'adaptation, comme étant les causes mécaniques de premier ordre, qui produisent la perpétuelle métamorphose des formes organiques ; quant à l'analogie morphologique des espèces, genres, familles, etc., c'est à bon droit qu'il la ramène à une relation de consanguinité, et l'explique par l'hérédité. Pour lui, l'adaptation consiste seulement dans une relation entre la modification lente et constante du monde extérieur et un changement correspondant dans les activités et, par suite, les formes des organismes. Il attribue, à cet effet, le principal rôle à l'habitude, à l'usage et au défaut d'usage des organes. Sans doute, c'est là un agent extrêmement important de la métamorphose des formes organiques. Cependant il est le plus souvent impossible d'expliquer, comme le fait Lamarck, par cette seule influence ou par sa prépondérance, la modification des formes. Il dit, par exemple, que le long cou de la girafe est dû à la perpétuelle extension de ce cou, à l'effort, que fait l'animal pour brouter les feuilles des grands arbres ; la girafe, vivant ordinairement dans des contrées arides,' où le feuillage des arbres est sa seule nourriture, était contrainte à cette activité particulière. De même, la longue langue du pic, du colibri, du fourmilier, est produite par l'habitude, qu'ont ces animaux, de tirer leur nourriture de fentes ou de canaux étroits, minces et profonds. Les membranes natatoires des grenouilles et d'autres animaux aquatiques sont dues uniquement aux perpétuels efforts pour nager, à la résistance que l'eau offre aux extrémités, aux mouvements natatoires euxmêmes. L'hérédité transmet, en les fortifiant, ces habitudes aux descendants ; elles vont se perfectionnant, et, finalement, les organes sont métamorphosés. Quelque juste que soit en général cette idée fondamentale, pourtant Lamarck assigne à l'habitude une importance trop exclusive ; sans doute c'est une des principales causes de la modification des formes, mais ce n'est pas la seule. Néanmoins il faut bien reconnaître que Lamarck a parfaitement compris l'action réciproque des deux influences formatrices organiques, de l'adaptation et de l'hérédité. Mais il ignore, le principe, extrêmement important, « de la sélection naturelle dans la lutte pour l'existence», principe que Darwin nous a fait connnaître cinquante ans plus tard. Un des principaux mérites de Lamarck est d'avoir, dès lors, cherché à prouver que l'espèce humaine descend, par évolution, d'autres mammifères très-voisins des singes. Là aussi, c'est l'habitude qu'il met en première ligne ; c'est à elle qu'il fait jouer le principal rôle dans la métamorphose. Les hommes les plus inférieurs, les hommes primitifs, proviennent, croit-il, des singes anthropoïdes, qui se sont accoutumés à la station droite. Le redressement du tronc, l'effort perpétuel pour se tenir debout, amenèrent peu à peu la métamorphose des membres, une différenciation plus accusée des extrémités antérieures et postérieures, ce qui est sûrement une des différences les plus essentielles entre l'homme et le singe. En arrière il se forma des mollets et une plante des pieds ; en avant des extrémités préhensiles, des mains. La station droite avait eu pour effet de permettre un examen plus facile du monde ambiant, et il en était résulté un progrès intellectuel considérable. Les hommes-singes acquirent ainsi une grande supériorité sur les autres singes et généralement sur les êtres organisés qui les environnaient. Pour consolider cette supériorité, ils s'associèrent, et alors, comme il arrive chez tous les animaux vivant en société, se développa chez eux le besoin de mettre en commun leurs efforts et leurs pensées. Ainsi naquit le besoin du langage, représenté d'abord par des cris grossiers, inarticulés, qui, peu à peu, furent groupés, perfectionnés et articulés. A son tour, le développement du langage articulé devint un puissant levier pour aider à une évolution organique, plus progressive encore, et surtout à une évolution du cerveau ; ce fut ainsi que, peu à peu et lentement,.les hommes-singes devinrent de véritables hommes. Que les hommes primitifs, encore grossiers, descendissent réellement des singes plus perfectionnés, c'est là un point que Lamarck affirmait déjà de la manière la plus nette et qu'il soutenait à l'aide d'une série de preuves solides. Habituellement on place à la tête des naturalistes philosophes en France, non pas Lamarck, mais Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (le premier des Geoffroy Saint-Hilaire) ; il naquit en 1771. Goethe le tenait en haute estime, et il fut, comme nous l'avons déjà vu ci-dessus, l'adversaire le plus, décidé de Cuvier. Dès la fin du siècle dernier, il exposait ses idées sur la métamorphose des espèces organiques, mais il les publia pour la première fois seulement en 1828, puis il les défendit vaillamment durant les années suivantes, particulièrement en 1830, contre Cuvier. Geoffroy Saint-Hilaire admet, dans ce qu'elle a d'essentiel, la théorie de la descendance de Lamarck ; il crut pourtant que la métamorphose des espèces animales et végétales était due moins à l'activité propre de l'organisme (habitude, exercice, usage ou défaut d'usage des organes), qu'à l'influence «du monde ambiant», c'est-à-dire aux perpétuelles variations du monde extérieur, particulièrement de l'atmosphère. Pour lui, l'organisme est, devant les conditions du milieu extérieur, plutôt passif, inactif ; pour Lamarck, au contraire, il est plus actif, plus agissant. Geoffroy croit, par exemple, que, par le fait de la diminution de la quantité d'acide carbonique dans l'atmosphère, les oiseaux sont sortis des reptiles sauriens ; car, l'air étant plus riche en oxygène, ces derniers animaux en devinrent plus vivaces et plus énergiques. Il en résulta une élévation dans la température de leur sang, une plus grande activité-nerveuse et musculaire, et par suite les écailles se changèrent en plumes, etc. Sans doute, cette idée est au fond très-juste. Mais, s'il est certain qu'une modification survenue dans l'atmosphère, aussi bien que toute autre modification survenue dans les conditions de l'existence, peut contribuer directement ou indirectement à transformer l'organisme, pourtant ces seules causes sont en elles-mêmes trop peu importantes, pour qu'on puisse leur attribuer exclusivement un tel résultat. Elles n'ont pas plus de valeur que l'exercice et l'habitude invoquées, exclusivement aussi, par Lamarck. Le principal mérite de Geoffroy consiste surtout à avoir soutenu, malgré la puissante influence de Cuvier, la conception unitaire de là nature, l'unité du mode de formation organique et l'intime parenté généalogique des diverses formes organisées. Déjà, dans les précédentes leçons, j'ai mentionné les célèbres débats de ces deux grands adversaires au sein de l'Académie de Paris, et spécialement les ardents conflits du 22 février et du 19 juillet 1830, auxquels Goethe s'intéressa si vivement. Cuvier triompha alors sans conteste, et, depuis lors, il ne s'est fait en France presque rien pour faire progresser la doctrine généalogique et pour contribuer à l'achèvement d'une théorie évolutive monistique. Un tel résultat est évidemment attribuable à l'influence rétrograde qu'a exercée la grande autorité de Cuvier. Aujourd'hui encore, la plupart des naturalistes français sont les élèves ou les aveugles partisans de Cuvier. Il n'est pas une contrée scientifiquement cultivée en Europe, où la doctrine de Darwin ait eu si.peu d'influence, où elle ait été si mal comprise qu'en France, à tel point que, désormais, dans le cours de ces études, nous n'aurons plus à mentionner les naturalistes français. Tout au plus, pouvons-nous citer, parmi les naturalistes français contemporains, deux hommes distingués, Naudin (1832) et Lecoq (1884), qui se soient prononcés en faveur de la mutabilité et de la transformation des espèces. Après avoir exposé les services que la philosophie de la nature a rendus en contribuant à fonder la doctrine généalogique , il nous reste à nous occuper de la troisième grande nation cultivée de l'Europe, de la libre Angleterre, qui, dans ces dix dernières années, a été le centre, le vrai foyer, où s'est élaborée et définitivement achevée la théorie de l'évolution. Au commencement de ce siècle, les Anglais, qui prennent aujourd'hui une part si active à ce grand progrès scientifique et maintiennent au premier rang les éternelles vérités de l'histoire naturelle, se souciaient assez peu et de la philosophie de la nature défendue sur le continent et du progrès le plus considérable accompli par cette philosophie, c'est-à-dire de la théorie de la descendance. Érasme Darwin, le grand-père du réformateur de la théorie, généalogique, est peut-être le seul naturaliste anglais de cette époque, que l'on ait à citer. En 1794, il publia, sous le titre de Zoonomia, un ouvrage de philosophie naturelle, où il exprime des idées tout à fait analogues à celles de Goethe et de Lamarck, qui, pourtant, lui étaient entièrement inconnues. Il est évident que la théorie de la descendance était déjà dans l'air. Érasme Darwin attache aussi une grande importance à la transformation des espèces animales et végétales par leur propre activité vitale, par leur accoutumance aux variations survenues dans les conditions du milieu, etc. Il faut ensuite arriver à 1822 pour voir W. Herbert prétendre que les espèces animales et végétales sont seulement dés variétés fixées. De même, en 1826, Grant d'Edimbourg déclara que les nouvelles espèces provenaient des espèces fixées, et cela par un travail persistant de métamorphose. En 1841, Freke affirma que tous les êtres organisés descendent d'une forme primitive unique. En 1882, Herbert Spencer. démontra explicitement, sous une forme philoso-' phique très-claire, la nécessité de la doctrine généalogique ; il la fonda mieux encore dans ses excellents Essais, parus en 1888, et dans les Principles of Biology (48), qu'il publia plus tard. Le même écrivain a, en outre, le grand mérite d'avoir- appliqué à la psychologie la théorie de l'évolution, et d'avoir montré que, même les activités intellectuelles, les forces de l'esprit, n'ont pu se développer que graduellement et lentement. Notons enfin qu'en 1889, Huxley fut le premier des zoologistes anglais à signaler la théorie de la descendance, comme étant la seule hypothèse cosmologique conciliable avec la philosophie scientifique. La même année parut l'Introduction à la Flore Tasmanienne, dans laquelle le célèbre botaniste anglais Hooker admet la théorie de la descendance et l'appuie sur d'importantes observations, qui lui sont propres. Les naturalistes philosophes , que nous avons passés en revue dans cette courte notice et rangés parmi les partisans de la théorie de l'évolution, arrivent le plus souvent à cette conclusion, que toutes les espèces animales et végétales, vivant ou ayant vécu à un moment quelconque de la durée, en un point quelconque de la surface terrestre, sont seulement la postérité lentement modifiée et transformée d'une forme ou d'un petit nombre de formes ancestrales, originelles, très, simples, issues par génération spontanée de la matière organique. Mais pas un de ces naturalistes philosophes ne réussit à développer étiologiquement cette donnée fondamentale de la doctrine généalogique et à démontrer réellement quelles sont les vraies causes mécaniques de la métamorphose des espèces organiques. Seul, Charles Darwin est parvenu à résoudre ce difficile problème, et par là il a mis une énorme distance entre lui et ses devanciers. A mon sens, Charles Darwin a un mérite doublement extraordinaire. En premier lieu, cette théorie généalogique, dont Goethe et Lamarck avaient déjà clairement formulé les données principales, il l'a développée plus largement, il l'a suivie avec plus de profondeur dans toutes les directions, il en. a relevé les diverses parties plus strictement que ne l'avaient fait ses prédécesseurs. En second lieu, il a fondé une théorie nouvelle, qui nous dévoile les causes naturelles de l'évolution organique, les causes efficientes de la métamorphose organique, des variations et des transformations des espèces animales et végétales. Cette théorie est celle que nous appelons théorie de la sélection, ou, plus exactement, théorie du choix naturel (selectio naturalis). Avant Darwin, le monde biologique tout entier, sauf les quelques noms que nous avons cités précédemment, professait les idées les plus opposées au Darwinisme ; pour presque tous les zoologistes et botanistes, l'hypothèse de la fixité absolue des espèces organiques dominait tout l'ensemble des considérations morphologiques. Le dogme erroné de la fixité de l'espèce et de la création isolée des diverses espèces avait acquis une telle autorité ; il était si généralement admis, et, de plus, pour quiconque n'examine que superficiellement les choses, il a une apparence de réalité si trompeuse , qu'il ne fallait vraiment pas un mince degré de courage, de force et d'intelligence pour se dresser en réformateur en face de ce dogme tout-puissant et ruiner la théorie artificielle, qu'il soutenait. Mais Darwin enrichit encore la théorie généalogique de Goethe et de Lamarck de l'importante et nouvelle donnée de la « sélection naturelle ». Il est deux points qu'il faut nettement distinguer (ce que l'on fait bien rarement) : il faut bien séparer, premièrement, la théorie généalogique de Lamarck, c'est-à-dire l'affirmation pure et simple, suivant laquelle toutes les espèces animales et végétales descendraient, de formes primitives communes très-simples , spontanément engendrées ; secondement, la théorie Darwinienne de la sélection, qui nous montre pourquoi cette métamorphose progressive des formes organiques s'est accomplie, qui nous fait voir les causes mécaniques de cette création non interrompue et toujours nouvelle, ainsi que de la diversité toujours grandissante des animaux et des plantes. L'immortel mérite de Darwin ne sera pas justement ap-. précié avant le jour où la théorie évolutive, ayant triomphé de toutes les théories précédemment exposées, sera considérée comme le principe suprême de toute explication anthropologique et par conséquent de toutes les branches de l'histoire naturelle. Aujourd'hui, au milieu de la guerre acharnée, que l'on se fait pour dégager la vérité, le nom de Darwin sert de mot d'ordre à ses adhérents, et sa valeur est très-diversement méconnue, surfaite par les uns , rabaissée par les autres. On surfait le mérite de Darwin, alors qu'on le considère comme étant le fondateur de la théorie de la descendance, c'est-à-dire de toute la théorie de l'évolution. Comme on peut le voir par l'exposé historique contenu dans cette leçon et dans les leçons suivantes, la théorie de l'évolution n'est pas nouvelle; tout naturaliste philosophe, qui ne veut pas se laisser enchaîner par le dogme aveugle d'une création surnaturelle, doit admettre une évolution naturelle. Bien plus, la théorie de la descendance, considérée comme une grande branche de la théorie évolutive universelle, a été déjà nettement formulée par Lamarck, et poussée par lui jusqu'à ses conséquences les plus importantes, à tel point qu'il faut le considérer comme en étant le vrai fondateur. Il faut donc appeler Darwinisme, non la théorie de la descendance, mais bien la théorie de la sélection. Cette dernière théorie est d'une telle importance, qu'on ne saurait l'estimer trop haut. Naturellement, le mérite de Darwin est rabaissé par ses adversaires. Pourtant, quant aux adversaires scientifiques, à ceux qui, étant réellement naturalistes, sont fondés à formuler un jugement, il ne vaut vraiment pas la peine d'en parler. En effet, de tous les écrits publiés contre Darwin et la théorie de la descendance, il n'en est pas un, celui d'Agassiz excepté, qui mérite d'être pris en considération, et, à plus forte raison, d'être réfuté : tous sont écrits sans aucune connaissance réelle des faits biologiques, ou bien sans une claire intelligence de la valeur philosophique de ces faits. Les attaques des théologiens ou du vulgaire incompétent nous importent peu. Le seul adversaire scientifique éminent qui, jusqu'à présent, ait combattu Darwin et la théorie dé la descendance tout entière, est Louis Agassiz; mais, à vrai dire, les objections qu'il produit ne méritent d'être mentionnées qu'à titre de simple curiosité scientifique. En 1869, dans une traduction française, publiée à Paris, de son Essay on Classification (8), dont nous avons déjà parlé, Agassiz a formulé de la manière la plus nette son opposition au Darwinisme, que, d'ailleurs, il avait déjà maintes fois manifestée. On a ajouté à cette traduction un chapitre de seize pages intitulé : « Le Darwinisme, Classification de Haeckel.» Ce singulier chapitre renferme les choses les plus curieuses, par exemple : « L'idée Darwinienne est une conception à priori.—Le Darwinisme est un travestissement des faits.— La science perdrait la confiance, que lui ont jusqu'ici accordée les esprits sérieux, si elle accueillait des ébauches aussi imparfaites, comme indiquant un réel progrès scientifique ! » Mais le plus merveilleux de cette étrange polémique est la phrase suivante : « Le Darwinisme exclut presque toute la masse des connaissances acquises pour en retenir et s'assimiler seulement ce qui est favorable à sa doctrine ! » Voilà ce qui peut s'appeler prendre le contre-pied des choses! Le biologiste au courant des faits doit vraiment s'étonner du courage, avec lequel Agassiz formule des assertions absolument sans fondement et auxquelles lui-même ne peut ajouter foi! L'inébranlable force de la théorie de la descendance consiste précisément en ce que, seule, elle peut expliquer l'ensemble des faits biologiques, qui, sans elle, demeurent à l'état de miracle incompréhensible. Toutes « nos connaissances acquises » en anatomie comparée, en physiologie, en embryologie et en paléontologie, tout ce que nous savons de la distribution géographique et topographique des organismes, etc., tout cela témoigne irrécusablement en faveur de la vérité de la théorie de la descendance. Dans ma « Morphologie générale» (4), et particulièrement dans le sixième livre de cet ouvrage, dans la phylogénie des genres, j'ai soigneusement réfuté l'Essay on Classification d'Agassiz dans tous ses points essentiels. Dans mon vingt-quatrième chapitre, j'ai soumis à un examen détaillé et strictement scientifique, le chapitre même qu'Agassiz considère comme le plus important, savoir, la partie qui traite de la gradation des groupes ou catégories du système, et j'ai montré qu'il y avait là simplement un château de cartes sans consistance'. Mais Agassiz n'a garde de dire un mot de cette réfutation ; aussi bien lui serait-il impossible d'alléguer contre elle quelque chose de plausible. Ce n'est pas avec des preuves qu'il lutte, c'est avec des phrases ! Une opposition de cette nature est faite, non pas pour retarder, mais bien pour hâter le triomphe complet de la théorie de l'évolution. SIXIÈME LEÇON. THÉORIE DE L'ÉVOLUTION D'APRÈS LYELL ET DARWIN. Principes de géologie de Ch. Lyell. — Son histoire de l'évolution naturelle de la terre. — Que les plus grands effets résultent de l'accumulation des petites causes. — Incommensurable durée des périodes géologiques. — La théorie de la création de Cuvier refutée par Lyell. — Preuves de la continuité ininterrompue de l'évolution d'après Lyell et Darwin. — Notice biographique sur Ch. Darwin. — Ses oeuvres scientifiques. — Sa théorie des récifs de coraux. — Évolution de la théorie de la.sélection. — Une lettre de Darwin. — Charles Darwin et Alfred Wallace publient simultanément la théorie de la sélection. — Opinion d'Andréas Wagner touchant une création des organismes cultivés, spécialement faite à l'usage de l'homme. — L'arbre de la science du paradis. — Comparaison des organismes sauvages et des organismes cultivés. — Les pigeons domestiques étudiés par Darwin. — Importance de la sélection chez les pigeons. — Commune origine de toutes les races de pigeons. Messieurs, pendant les trente années qui ont précédé l'apparition de l'ouvrage de Darwin, de l'année 1830 à l'année 1889, les idées de création inaugurées par Cuvier dominèrent absolument. On acquiesçait à l'hypothèse antiscientifique, suivant laquelle il serait survenu, durant l'histoire géologique, une série d'inexplicables révolutions ayant, périodiquement détruit tout le monde végétal et animal ; à la fin de chaque nouvelle révolution, au commencement de chaque nouvelle période' serait apparue une édition nouvelle, augmentée et corrigée, de la population organique du globe. Quoique le nombre de ces éditions fût fort contestable, qu'il fût même insoutenable, quoique les nombreux progrès accomplis dans toutes les tranches de la zoologie et de la botanique fissent de plus en plus voir l'absolu défaut de fondement de l'hypothèse de Cuvier et la vérité de la théorie d'évolution naturelle formulée par Lamarck, pourtant, la première continua seule à trouver crédit chez presque tous les biologistes. Cet état de choses résultait, avant tout, de la grande autorité de Cuvier, et cela montre d'une manière frappante combien est nuisible au développement intellectuel de l'humanité la croyance à une autorité quelconque. Goethe a dit excellemment, de l'autorité, que toujours elle éternise ce qui devrait disparaître, mais abandonne et laisse périr ce qu'il faudrait appuyer, et que c'est particulièrement à elle qu'il faut attribuer l'état stationnaire de l'humanité. Si la théorie de la descendance de Lamarck commença seulement à être acceptée en 1839, quand Darwin lui eut donné une base nouvelle, cela s'explique uniquement par la grande influence de l'autorité de Cuvier et par la puissance de l'inertie chez l'homme. On n'abandonne pas facilement la route frayée des idées banales pour s'engager dans un nouveau sentier, considéré comme difficilement praticable. Pourtant le terrain propice à la théorie nouvelle avait été depuis longtemps préparé, surtout grâce à un autre naturaliste anglais, Charles Lyell, qui a rendu de tels services à « l'histoire de la création naturelle », que nous devons nécessairement nous en occuper ici. Ed 1830, Charles Lyell publia, sous le titre de : Principes de Géologie, un ouvrage qui bouleversait de fond en comble la géologie, c'est-à-dire l'histoire de l'évolution de la terre, et la réformait, comme, trente ans plus tard, Darwin réforma la biologie. Le livre de Lyell, ce livre, qui fit époque et détruisit radicalement l'hypothèse de la création de Cuvier, parut juste l'année où Cuvier remportait son grand triomphe sur le naturalisme philosophique et inaugurait dans le domaine morphologique une domination qui dura trente ans. Pendant que Cuvier, par son hypothèse sans fondement des créations successives et la théorie des catastrophes, qui s'y relie, barrait la voie à la théorie de l'évolution et rendait impossible toute explication naturelle, Lyell frayait de nouveau la route à la vérité et démontrait d'une manière évidente, par la géologie, que les idées dualistiques de Cuvier étaient mal fondées et inutiles. Il prouva que les modifications de la surface terrestre, qui se produisent encore aujourd'hui sous nos yeux, suffisent parfaitement à nous rendre compte de tout ce que nous savons sur l'écorce du globe, et qu'il est tout à fait oiseux et superflu d'invoquer des révolutions mystérieuses, causes inintelligibles de ces changements. Il montra que, pour expliquer' l'origine et la structure de l'écorce terrestre de la façon la plus simple et la plus naturelle, en invoquant seulement les causes actuelles, il suffit de supposer des périodes chronologiques extrêmement longues Nombre de géologues ont cru, autrefois, que l'origine des plus hautes chaînes de montagnes devait être rapportée à d'immenses révolutions ayant bouleversé une grande partie de la surface du globe et particulièrement à de colossales éruptions volcaniques. Des chaînes de montagnes, par exemple, comme celles des Alpes et des Cordillères, auraient jailli subitement par une énorme fissure de l'écorce terrestre donnant passage à un flot,de matières en fusion, qui débordait au loin. Lyell montra, au contraire, que nous pouvons nous expliquer tout naturellement la formation de ces grandes chaînes montagneuses par de lents et imperceptibles mouvements d'élévation et de dépression de l'écorce terrestre, qui s'exécutent encore aujourd'hui sous nos yeux et dont les causes ne sont nullement merveilleuses. Que ces exhaussements et ces abaissements soient seulement de deux pouces ou au plus d'un pied par siècle, ils suffiront très-bien, s'ils ont une durée de quelques millions d'années, à faire saillir les plus hautes chaînes de montagnes, sans qu'on ait besoin de faire Intervenir des révolutions mystérieuses. et incompréhensibles. L'activité météorologique de l'atmosphère, l'action de la pluie et de la neige, le ressac des vagues le long des côtes, phénomènes en apparence insignifiants,.suffisent à produire les modifications les plus considérables, pour peu qu'on leur accorde un laps de temps suffisant. L'accumulation, des petites causes produit les plus grands effets. La goutte d'eau perce la pierre. Force nous est bien de revenir sur l'incommensurable durée; des périodes géologiques, que l'on invoque ; car, comme: vous le voyez, l'hypothèse de laps de temps tout-à-fait énormes est absolument nécessaire, aussi bien pour la théorie de Darwin que pour celle de Lyell. Si réellement la terre et les organismes qu'elle supporte se sont développés naturellement, cette évolution, lente et graduelle, doit avoir exigé une durée, dont la mesure dépasse entièrement la portée de notre entendement. Aux yeux de beaucoup de gens, c'est une des difficultés de ces théories: évolutives ; je tiens donc à faire remarquer par avance, que nous n'avons pas le moindre motif raisonnable pour prétendre fixer des limites à la durée du temps invoqué. Que, nonseulement beaucoup de gens du monde, mais même des hommes éminents, croient faire à ces théories une objection capitale, en leur reprochant d'exiger des périodes trop longues, c'est ce qu'il' est difficile de comprendre. En effet,: pourquoi vouloir limiter la durée des périodes géologiques ? En ce qui concerne la composition et l'origine des couches terrestres, nous, savons que le dépôt des roches neptu-. niennes au sein des eaux doit avoir exigé au moins plusiuers millions d'années. Mais que nous supposions pour cette formation dix mille millions ou dix mille billions d'années, au point de vue de la philosophie naturelle, cela est toufe à-fait équivalent; Devant nous et derrière nous, il y a l'éternité. Si, chez beaucoup de personnes, l'hypothèse de ces énormes périodes soulève une répugnance instinctive, c'est là une conséquence des idées fausses qui nous sont inculquées, dès notre, plus tendre enfance, au sujet de la prétendue brièveté de l'histoire de la terre, qui ne compterait que quelques milliers d'années. Comme Albert Lange l'a si bien démontré dans son Histoire du Matérialisme (12), au point de vue d'une critique strictement philosophique, on doit bien plutôt supposer en histoire naturelle des périodes trop longues que des périodes trop courtes. Toute évolution progressive se comprend d'autant mieux qu'elle a mis plus de temps à s'accomplir. Pour ces phénomènes, une période courte et limitée est, à première vue, ce qu'il y a de plus invraisemblable. Le temps me manque pour vous résumer plus au long l'excellent ouvrage de Lyell ; je dois me borner à vous en indiquer le résultat le plus important, qui est d'avoir mis à néant les révolutions mythologiques de Cuvier, ainsi que sa théorie des créations successives, et de les avoir remplacées simplement, par une lente et incessante transformation de l'écorce terrestre, due à l'activité persistante de forces encore en action à la surface du globe, c'est-à-dire à l'action des eaux et des matières volcaniques renfermées dans le sein de la terre. Lyell démontra aussi l'enchaînement continu, ininterrompu de toute l'histoire géologique du globe ; il le démontra si irréfutablement, il établit si clairement la prédominance des causes existantes (existing causes), de causes actives encore aujourd'hui, travaillant sans cesse à transformer l'écorce de notre planète, que, dans un très-court espace de temps, les géologues abandonnèrent complètement l'hypothèse de Cuvier. Mais il est bien remarquable que la paléontologie, du moins la paléontologie étudiée par les botanistes et les zoologistes, n'ait pas suivi le grand progrès effectué par la géologie. La biologie continue à admettre ces créations successives, renouvelant toute la population animale et végétale au début de chaque nouvelle période géologique, bien que cette hypothèse de créations partielles intercalées dans le monde, ne soit plus, après le rejet de la théorie des révolutions, qu'un simple non-sens absolument insoutenable. Évidemment, il est parfaitement absurde de supposer des créations nouvelles, spéciales, à des époques déterminées, de tout le monde animal et végétal, si l'écorce terrestre elle-même n'a pas subi un bouleversement considérable. Quoique cette idée soit liée de la façon la plus étroite à la théorie des catastrophes de Cuvier, pourtant elle continue à régner après que l'autre a été abandonnée. Il était réservé au grand naturaliste anglais, Charles Darwin, de faire cesser ce désaccord et de montrer que le monde vivant a son histoire ininterrompue, comme celle de l'écorce terrestre, de prouver que les animaux et les plantes se sont différenciés les uns des autres par une graduelle transmutation, tout comme les formes variables de l'écorce terrestre, les continents et les mers, qui les baignent et les séparent, proviennent d'une configuration ancienne tout à fait différente. Nous sommes donc en droit de dire, que Darwin a fait faire à la zoologie et à la botanique un progrès équivalent à celui dont la géologie est redevable à son grand compatriote Lyell. Grâce aux travaux de ces deux hommes, la continuité de l'évolution historique en histoire naturelle est démontrée ainsi que la succession d'ordres de choses divers provenant les uns des autres par une lente modification. Disons maintenant, comme nous l'avons déjà fait remarquer dans les précédentes leçons, que Darwin a un double mérite. Premièrement, il a discuté la théorie de la descendance établie par Lamarck et Goethe d'une manière beaucoup plus large et plus générale ; il en a relié toutes les parties, mieux que ne l'avaient fait ses prédécesseurs. Deuxièmement, par sa théorie de la sélection, qui lui appartient en propre, il a donné, à la doctrine de l'évolution une base solide, en en démêlant la cause principale ; c'est-à-dire, qu'il a démontré les causes efficientes des modifications invoquées jusqu'alors seulement à titre de faits. La théorie de la descendance, introduite en 1809 par Lamarck dans la biologie, affirmait que toutes les diverses espèces animales et végétales descendaient d'une ou d'un petit nombre de formes primitives très-simples, nées par génération spontanée. La théorie de la sélection, fondée par Darwin en 1889, nous montre pourquoi il en doit être ainsi ; elle nous en dévoile les causes efficientes et accomplit ainsi le voeu de Kant. En effet, dans le domaine de l'histoire naturelle organique, Darwin est bien le Newton, dont Kant désespérait de pouvoir prophétiquement saluer l'avènement futur. Avant d'aborder la théorie de Darwin, il ne sera certainement pas sans intérêt pour vous d'être renseignés sur la personnalité de ce grand naturaliste, sur sa vie, sur le chemin qu'il a suivi pour arriver à jeter les bases de sa doctrine. Charles-Robert Darwin est né le 12 février 1809, à Shrewsbury, sur la rivière Severn; il est donc âgé actuellement de soixante-sept ans. Dans sa dix-septième année (1828), il entra à l'université d'Edimbourg, et, deux ans après, au collège du Christ, à Cambridge. A peine âgé de vingt-deux ans, en 1831, il fut appelé à prendre part à une expédition scientifique envoyée par le gouvernement anglais pour reconnaître en détail l'extrémité méridionale du continent américain et explorer divers points de la mer du Sud. Comme beaucoup d'autres expéditions célèbres préparées en Angleterre, celle-ci était chargée de résoudre à la fois des problèmes scientifiques et des questions pratiques relatives à l'art nautique. Le navire, commandé par le capitaine Fitzroy, portait un nom symboliquement frappant ; il s'appelait le Beagle, c'està-dire le Limier. Le voyage du Beagle, qui dura cinq ans, eut la plus grande influence sur le développement intellectuel de Darwin, et dès lors, quand il foula pour la première fois le sol de l'Amérique du Sud, germait en lui l'idée de la théorie généalogique, que plus tard il réussit à développer complétement. La relation du voyage, écrite par Darwin sous une forme très-intéressante, a été publiée en français par lés soins de M. E. Barbier (Paris, Reinwald), et, chemin faisant, je vous en recommande la lecture. Dans cette relation, bien supérieure à la moyenne habituelle de ces sortes d'ouvrages, on fait non-seulement connaissance avec l'aimable personnalité de Darwin, mais encore on trouve des traces nombreuses de la voie qu'il a suivie pour arriver à ses idées. Le résultat de ce voyage fut tout d'abord une grande relation scientifique, à la partie zoologique et géologique de laquelle Darwin collabora. Puis il publia sur la formation des récifs de coraux un travail remarquable, qui, à lui tout seul, aurait suffi pour couronner son nom d'Une gloire durable. Vous savez que la plupart des îles de la mer du Sud sont constituées ou entourées par des bancs de coraux. Jusqu'alors on n'avait pu parvenir à expliquer d'une manière satisfaisante les formes singulières de ces récifs et leur situation relativement aux îles non coralliennes. A Darwin était réservé de résoudre ce difficile problème ; il y parvint, en invoquant, outre l'activité des animaux constructeurs des coraux, l'exhaussement et l'affaissement du fond de la mer, ce qui rend compte de l'origine des diverses formes de récifs. La théorie de Darwin sur l'origine des bancs de coraux est, comme sa théorie ultérieure de l'origine des espèces, une théorie qui explique parfaitement les phénomènes en invoquant seulement les causes naturelles les plus simples, sans recourir hypothétiquement à des agents inconnus. Parmi les autres travaux de Darwin, il faut encore citer sa belle Monographie des Cirrhipèdes, remarquable classe d'animaux marins, ressemblant par leurs caractères extérieurs à des mollusques, et que Cuvier avait en effet classés parmi les mollusques bivalves, quoique en réalité ils appartiennent aux crustacés. Les fatigues extrêmes, que Darwin avait dû supporter pendant son voyage de cinq ans sur le Beagle, avaient tellement altéré sa santé qu'à son retour, il dut s'éloigner du tumulte de Londres, et, depuis lors, il vécut dans une tranquille-retraite, dans son domaine de Down, près de Bromley, dans le comté de Kent, à une heure de Londres, par le chemin de fer. Cet éloignement de l'incessante agitation de la grande capitale fut extrêmement heureux pour Darwin, et nous lui devons vraisemblablement la théorie de la sélection. Débarrassé du tracas des affaires de toute sorte, qui, à.Londres, lui aurait fait gaspiller son temps et ses forces, il put concentrer toute son activité sur l'étude du vaste problème en face duquel son grand voyage l'avait placé. Pour vous montrer quelles observations avaient, durant cette circumnavigation, fait naître dans l'esprit de Darwin la pensée fondamentale de la théorie de la sélection, et comment, plus tard, il la compléta, permettez-moi de vous citer un passage d'une lettre, qu'il m'écrivit le 8 octobre 1864 : « Dans l'Amérique du Sud, trois classes de phénomènes firent sur moi une vive, impression : premièrement, la manière dont des espèces, très-voisines, se succèdent et se remplacent à mesure que l'on va du Nord au Sud ; — deuxièmement, la proche parenté des espèces qui habitent les îles du littoral de l'Amérique du Sud et de celles qui sont propres à ce continent; cela me jeta dans un profond étonnement, ainsi que la variété des espèces qui habitent l'archipel des Galapagos, voisin de la terre ferme ; troisièmement, les rapports étroits, qui.relient les mammifères édentés et les rongeurs contemporains aux espèces éteintes des mêmes familles. Je n'oublierai jamais la surprise, que j'éprouvai en déterrant un débris de tatou gigantesque analogue au tatou vivant. « En réfléchissant sur ces faits, en les comparant à d'autres du même ordre, il me parut vraisemblable que les espèces voisines pourraient bien être la postérité d'une forme ancestrale commune. Mais, durant plusieurs années, il me fut impossible de comprendre comment une telle forme avait pu s'adapter si bien à des conditions de vie si diverses. Je me mis donc à étudier systématiquement les animaux et les plantes domestiques, et, au bout de quelque temps, je vis nettement que l'influence modificatrice la plus importante réside dans le libre choix de l'homme, et le triage des individus choisis pour propager l'espèce. Comme j'avais maintes fois étudié le genre de vie et les moeurs des animaux, j'étais tout préparé à me faire une juste idée de la lutte pour l'existence, et mes travaux géologiques m'avaient donné une idée de l'énorme longueur des espaces de temps écoulés. Ayant lu alors, par un heureux hasard, le livre de Malthus sur le Principe de la Population, l'idée de la sélection naturelle se présenta à mon esprit. Parmi les principes de second ordre, le dernier, dont j'appris à apprécier la valeur, fut la signification et les causes du principe de divergence. » Comme on le voit par cette citation, Darwin, dès son retour, s'appliqua principalement, et tout d'abord, dans le silence de sa retraite, à étudier les. organismes domestiques, animaux et plantes : c'était indubitablement le moyen le plus naturel et le plus sûr pour arriver à la théorie de la sélection. Dans ce travail, comme dans tous les autres, Darwin procéda avec un soin et une attention extrêmes. Avec une circonspection et une abnégation admirables, il ne publia rien sur ces idées de 1838 à 1837, c'est-à-dire pendant vingt et un ans ; rien, pas même un exposé préliminaire de sa théorie, qu'il avait pourtant formulée par écrit dès 1844. Sans cesse il accumulait des faits positifs, afin de ne pas publier sa théorie avant de l'avoir assise sur une large base expérimentale. Par bonheur, au milieu de cette recherche patiente de la plus grande perfection possible, qui peut-être eût fini par l'empêcher de rien-publier, il fut troublé dans sa quiétude par un de ses compatriotes, qui, de son côté, sans connaître Darwin, avait trouvé et formulé la théorie de la sélection, en 1888, et qui en adressa un abrégé à Darwin, avec prière d'envoyer le travail à Lyell, afin qu'il fût publié dans un journal anglais. Cet Anglais était Alfred-Russel Wallace (36), un des naturalistes voyageurs contemporains les plus intrépides et les plus méritants. Pendant nombre d'années, Wallace avait erré dans les îles de l'archipel de la Sonde, dans les sombres forêts vierges de l'archipel Indien, et, en étudiant largement, sur les lieux mêmes, cette contrée si riche, si intéressante par la grande variété de sa population animale et végétale, il était arrivé précisément aux mêmes vues générales que Darwin sur l'origine des espèces organiques. Lyell et Hooker, qui, tous deux, connaissaient depuis longtemps les idées de Darwin, le décidèrent à en publier un court précis en même temps que le récit envoyé par Wallace. Cette publication eut lieu en août 1888 dans le journal de la société Linnéenne de Londres 1. En novembre 1889, parut l'ouvrage capital de Darwin sur l'Origine des Espèces; la théorie de la sélection y fut explicitement développée. Pourtant ce livre, dont la cinquième édition parut en 1869 et dont (1) on a publié différentes traductions françaises (Paris, Reinwald), est annoncé par Darwin comme étant seulement un simple prodrome d'un ouvrage plus grand et plus détaillé, où serait donnée une large démonstration expérimentale, s'appuyant sur une masse de faits favorables à sa théorie. La première partie de ce grand ouvrage annoncé par Darwin a paru en 1868, sous le titre de: Variations des Animaux et des Plantes domestiques, et elle a été traduite en français par J.-J. Moulinié (Paris, Reinwald) (14). On y trouve une riche moisson de faits tout à fait probants, montrant quelles modifications extraordinaires des formes organiques l'homme peut obtenir par l'élevage et la sélection artificielle. Malgré cette surabondance de faits démonstratifs, pourtant je ne partage en aucune façon l'opidion de ces naturalistes, aux yeux de qui la théorie de la sélection a été fondée seulement par ces développements complémentaires. Pour moi, le premier travail de Darwin, paru en 1889, a établi la théorie sur des bases pleinement suffisantes. L'inattaquable force de la théorie ne consiste pas dans le nombre immense de faits particuliers, que l'on peut citer à titre de preuves, mais dans l'harmonieuse concordance de faits capitaux et de phénomènes appartenant à la nature organique, concordance qui atteste la vérité de la théorie de la sélection. La conséquence la plus importante de la théorie de la descendance, la parenté généalogique de l'espèce humaine avec d'autres mammifères, fut un point, que tout d'abord Darwin réserva intentionnellement. Ce fut seulement quand d'autres naturalistes eurent nettement établi que cette con1. La Sélection naturelle. Essais par Alfred-Russel Wallace, traduits en français par M. Lucien de Candolle. Paris, C. Reinwald et Cie. séquence très-importante résultait nécessairement de la doctrine-généalogique, que Darwin le reconnut aussi expressément, et acheva ainsi « le couronnement de son édifice » Il le fit seulement en 1871, en publiant l'ouvrage d'un haut intérêt, intitulé : l'Origine de l'homme et la sélection sexuelle, ouvrage qui a aussi été traduit en français par J.-J. Moulinié(Paris, Reinwald) (48). L'étude minutieuse, que Darwin a faite des animaux domestiques et des plantes cultivées, est d'un grand poids pour l'établissement de la théorie de la sélection. Pour bien comprendre les formes animales et végétales, il est très-important de considérer les modifications variées à l'infini, que l'homme obtient des organismes domestiques par la sélection artificielle ; pourtant cette étude a été, jusqu'à ces derniers temps, délaissée par les zoologistes et les botanistes d'une manière incroyable. Non-seulement d'épais volumes, mais des bibliothèques entières ont été remplies par des descriptions d'espèces isolément considérées et par les débats réellement enfantins engagés pour savoir si ces espèces sont bonnes, médiocres ou mauvaises ; en dépit de tout cela, l'idée de l'espèce elle-même n'avait pas réussi à prendre corps. Si les naturalistes, au lieu de perdre leur temps à ces inutiles bagatelles, avaient convenablement étudié les organismes cultivés et s'étaient occupés non pas seulement des formes mortes, mais aussi de la métamorphose des formes vivantes, on eût été moins longtemps retenu captif dans les entraves des dogmes de Cuvier. Mais, comme ces organismes cultivés sont précisément fort gênants pour l'idée dogmatique de l'immutabilité de l'espèce, on ne s'en est pas occupé, de propos délibéré. Souvent même, des naturalistes célèbres ont exprimé la pensée que ces organismes cultivés, animaux domestiques et plantes des jardins, étant des produits artificiels de l'homme, leur formation et leur métamorphose ne signifiaient absolument rien en ce qui concerne le caractère de l'espèce et l'origine des formes chez les types sauvages, vivant à l'état de nature. Cette absurde appréciation des faits alla si loin que, par exemple, un zoologiste de Munich, Andréas Wagner, émit très-sérieusement la risible assertion suivante : Les animaux et les plantes sauvages ont été créés par Dieu à l'état d'espèces nettement distinctes et immuables ; mais cela n'était pas nécessaire pour les animaux domestiques et les plantes cultivées, puisqu'ils étaient destinés d'avance à l'usage de l'homme. Le créateur, ayant modelé l'homme à l'aide d'un bloc de limon, lui insuffla,dans les narines le souffle de la vie, puis il créa pour lui les divers animaux domestiques utiles et les diverses plantes de jardin, pour lesquels il pouvait s'épargner la peine de songer à différencier les espèces. L'arbre de la science du paradis terrestre était-il une bonne espèce sauvage, ou bien, en sa qualité de plante cultivée, n'était-il pas une espèce spontanée? Voilà un point sur lequel, malheureusement, Andréas Wagner ne nous éclaire en rien. Puisque l'arbre de la science avait été placé par le créateur au milieu du jardin, on est d'abord enclin à croire que ce devait être une plante cultivée, choisie avec soin, et par conséquent que ce n'était pas une espèce. Mais, d'autre part, comme le fruit de l'arbre de la science était pour l'homme un fruit défendu, et comme beaucoup d'hommes, ainsi que nous le montre bien clairement l'exemple de Wagner lui-même , n'y ont jamais goûté, il est évident que cet arbre n'avait pas.été créé pour l'usage de l'homme, et, vraisemblablement, ce devait être une bonne espèce sauvage. Il est à regretter que Wagner ne nous ait pas renseigné sur ce point important et délicat ! Quelque ridicule que nous semble cette manière de voir, c'est pourtant simplement l'exagération naturelle d'une idée fausse, mais fort répandue, sur la nature spéciale des êtres organisés domestiques, et vous pourrez entendre parfois des objections analogues de la bouche même de naturalistes fort distingués. Je dois combattre tout d'abord cette idée radicalement erronée. C'est une absurdité identique à celle qu'émettent certains médecins, en prétendant que les maladies sont des produits artificiels et point du tout des phénomènes naturels. C'est au prix de bien des efforts que l'on a triomphé de ce préjugé, et c'est seulement de nos jours que l'on est arrivé à voir dans les maladies des modifications naturelles de l'organisme, des phénomènes vitaux réellement naturels, fruits de variations, de faits anormaux survenus dans les conditions de l'existence. Il en est tout à fait de même pour les produits de l'élevage et de la culture ; ce ne sont pas des créations artificielles de l'homme, mais bien des produits naturels résultant de conditions particulières. L'homme n'a jamais le pouvoir de créer immédiatement de nouvelles formes organiques ; il peut seulement faire grandir des organismes au milieu de conditions nouvelles , qui exercent sur eux une action modificatrice. Tous les animaux domestiques, toutes les plantes cultivées , descendent originairement d'espèces sauvages, qui ont seulement été modifiées par les conditions spéciales de la domestication. Il est pour la théorie de la sélection d'une grande importance de. comparer attentivement les formes organiques domestiquées (races ou variétés), avec les organismes sauvages (espèces ou variétés), que la culture n'a pas modifiées. Ce qui frappe tout d'abord le plus dans cette comparaison, c'est l'extraordinaire brièveté du temps nécessaire à l'homme pour obtenir une forme nouvelle, et l'écart extraordinairement grand existant entre cette forme produite par l'homme et le type qui en est la souche. Tandis que plantes et animaux sauvages semblent, en dépit des années qui s'écoulent, offrir toujours des formes approximativement les mêmes aux zoologistes et aux botanistes qui les collectionnent, ce qui même a pu donner naissance au dogme erroné de la fixité de l'espèce, les animaux domestiques et les plantes cultivées, au contraire, subissent en très-peu d'années les plus grands changements. Les progrès obtenus dans l'art de l'élevage par le jardinier et l'agriculteur sont tels qu'aujourd'hui on peut, dans un très-court espace de temps, en quelques années, obtenir à volonté une forme animale ou végétale toute nouvelle. Pour cela, on soumet simplement l'organisme à l'influence de conditions spéciales, on le fait se reproduire sous cette influence, qui est capable de produire une organisation nouvelle, et, après quelques générations, on arrive à obtenir des espèces nouvelles, différant de la forme première plus que ne diffèrent l'une de l'autre les espèces sauvages, dites « bonnes espèces ». On prétend à tort que les formes cultivées, descendant d'une seule et même forme, diffèrent moins entre elles que les espèces sauvages. Qu'on les compare sans parti pris, et l'on reconnaîtra sans peine que quantité de races et de variétés obtenues en une très-courte série d'années, d'une seule forme cultivée, diffèrent plus l'une de l'autre que ce que l'on appelle les bonnes espèces ou même certains genres d'une famille à l'état sauvage. Pour donner à ces faits extrêmement importants une base empirique aussi solide que possible, Darwin se décida à étudier un groupe spécial d'animaux domestiques dans ses multiples variétés, et il choisit les pigeons domestiques, qui, .sous plus d'un rapport, sont particulièrement propres à cette étude. Il garda, pendant longtemps, dans son domaine toutes les races et variétés qu'il lui fut possible de se procurer, et il fut aidé dans l'accomplissement de son projet par de nombreux envois, qui lui furent faits de toutes les contrées du monde. En outre, il s'affilia à deux clubs de pigeons de Londres, qui s'occupaient de l'élevage des pigeons avec un talent vraiment artistique et une passion infatigable. Enfin il se mit en relation avec quelques-uns des amateurs les plus célèbres. Il eut donc ainsi à sa disposition les plus riches matériaux. L'art et le goût de l'élevage des pigeons sont fort anciens. Les Égyptiens les cultivèrent plus de 30.00 ans avant Jésus-Christ. Les Romains de l'empire y consacraient des sommes énormes, et ils tenaient exactement registre de la descendance des pigeons, comme nous voyons les Arabes et les nobles Mecklembourgeois tenir avec un soin extrême le registre généalogique, les uns de leurs chevaux, les autres de leurs ancêtres. Aussi, en Asie, l'élevage des pigeons était une fantaisie très-anciennement à la mode chez les princes opulents, et à la cour d'Akber-Khan, vers 1600, il y avait plus de 20,000 pigeons; aussi, à la suite de plusieurs milliers d'années, et sous l'influence de méthodes d'élevage variées, qui ont été mises en oeuvre dans les contrées les plus diverses, on a vu provenir d'un type originel unique, apprivoisé dans le principe, une. énorme quantité de races et de variétés diverses, dont les types extrêmes sont extraordinairement différents les uns des autres et ont souvent des caractères fort ; remarquables. Une des races de pigeons les plus étonnantes est la race bien connue du pigeon-paon, dont l'a queue a pris une forme analogue à celle de l'oiseau dont il porte le nom ; elle se compose de trente à quarante plumes disposées en roues, tandis que les autres pigeons ont un bien plus petit nombres de plumes caudales, presque toujours douze. A ce propos, il est bon de remarquer que le nombre des plumes caudales chez les; oiseaux est pour les naturalistes une caractéristique très-sûre, à ce point qu'on a pu s'en servir pour distinguer des ordres entiers. Par exemple, les oiseaux chanteurs ont, presque sans exception, douze plumes caudales, les oiseaux crieurs (strisores), dix, etc. De nombreuses races de pigeons sont encore particulièrement caractérisées par une touffe de plumes cervicales formant une espèce de houppe; d'autres, par une transformation étrange du bec et des pieds, par des ornements spéciaux, souvent très-frappants, par exemple par des replis cutanés, qui se développent sur la tête; par un gros jabot faisant une forte saillie sur l'oesophage, dans la région du cou, etc. Les habitudes particulières prisés par beaucoup de pigeons sont aussi remarquables. Citons, par exemple, les exercices musicaux des pigeons-tourterelles, des pigeons-tambours, l'instinct topographique des pigeons-courriers. Les pigeons-culbutants ont l'étrange habitude, après s'être élevés dans les airs en troupe nombreuse, de faire la culbute et de se laisser tomber comme morts. Les moeurs, les habitudes de ces races de pigeons infiniment variées, leur forme, leur grandeur, la couleur des diverses parties de leur corps, leurs proportions relatives diffèrent d'une manière étonnante, bien plus que cela n'arrive chez les espèces, dites bonnes espèces, ou même entre les différents genres, chez les pigeons sauvages. Et, ce qui est bien plus important, ces différences ne sont point bornées à la conformation extérieure, elles portent aussi sur les organes internes les plus importants; on observe, par exemple, d'importantes modifications du squelette et du système musculaire. On trouve une grande diversité dans le nombre des vertèbres et des côtes, dans la grandeur et la forme du bréchet sternal, dans la forme et la grandeur de la fourchette, du maxillaire inférieur, des os de la face, etc. En résumé, le squelette osseux, que les morphologistes tiennent pour une partie du corps très-fixe, ne variant jamais au même degré que les autres parties, est, chez les pigeons, tellement modifié, que l'on pourrait considérer beaucoup de races de pigeons comme des genres distincts, ce que, sans nul doute, on ferait, si on les rencontrait à l'état sauvage. Une circonstance montre bien jusqu'où va la diversité chez les races de pigeons : c'est que tous les éleveurs sont unanimes à penser que chaque race particulière de pigeons, chaque race ayant des caractères à elle, descend d'une espèce sauvage spéciale. Sans doute, chacun admet un nombre divers d'espèces-souches. Néanmoins , Darwin a démontré très-nettement, ce qui était fort difficile, que ces races descendent toutes, sans exception, d'une seule espèce sauvage, le pigeon bleu des rochers (Columba livia). On peut aussi prouver, de la même manière, que les différentes races de la plupart des animaux domestiques et des plantes cultivées sont la postérité d'une unique espèce sauvage domestiquée par l'homme. Notre lapin domestique nous donne, pour les mammifères, un exemple analogue à celui des pigeons. Tous les zoologistes, sans exception, considèrent, depuis très-longtemps, comme démontré, que toutes les races et variétés de lapin proviennent du lapin sauvage et par conséquent d'une espèce unique. Et pourtant les types extrêmes de ces races diffèrent tellement l'un de l'autre, que tout zoologiste, s'il les rencontrait à l'état sauvage, devrait, sans balancer, déclarer que ce ne sont pas seulement de « bonnes espèces », mais même des espèces appartenant à des genres très-distincts de la.famille des léporides. Ce ne sont pas seulement la couleur, la. longueur des poils et d'autres particularités du pelage, qui varient extraordinairement chez les diverses races de lapins domestiques, et dans des directions absolument opposées ; mais, ce qui est encore bien plus remarquable, c'est la forme typique du squelette et de ses diverses parties, particulièrement la forme du crâne, celle des dents, si importante pour la classification, ainsi que la longueur relative des oreilles, des os, etc., qui varient également. Sous tous ces rapports, les races des lapins domestiques s'écartent incontestablement plus les unes des autres que toutes les diverses formes de lapins sauvages, de lièvres, reconnues comme de bonnes espèces et répandues sur toute la surface de la terre. Cependant, en dépit de ces faits si clairs, les adversaires de la théorie de l'évolution prétendent encore que les derniers types, les espèces sauvages, ne descendent pas d'une seule souche sauvage commune, tandis qu'ils accordent, sans difficulté, la descendance commune pour les premiers types, les races domestiques. Quand des adversaires ferment si obstinément les yeux à la lumière de la vérité , éclatante comme le soleil, il est sûrement bien inutile de lutter plus longtemps pour les convaincre. Tandis qu'il est certain que les pigeons et les lapins domestiques, les chevaux, etc., malgré leur remarquable diversité, descendent d'une seule «espèce» sauvage, il est encore plus vraisemblable que les races multiples de quelques animaux domestiques, par exemple de chien, de porc, de boeuf, proviennent de plusieurs espèces sauvages, qui se sont ensuite mêlées ensemble dans l'état de domesticité. Pourtant le nombre de ces types sauvages primitifs est toujours bien inférieur à celui des formes domestiques dérivées, provenant de leur croisement et de leur élevage, et naturellement ces types primitifs eux-mêmes descendent originairement d'une forme ancestrale commune à tout le genre. Jamais une race domestique ne descend d'une espèce correspondante sauvage et unique. Mais presque tous les agriculteurs et les jardiniers affirment, au contraire, sans hésitation, que chacune des races domestiques qu'ils élèvent, descend d'une espèce sauvage spéciale. Cela tient à ce que, connaissant parfaitement bien les différences des races entre elles, et appréciant beaucoup le caractère héréditaire des particularités de ces races, ils ne peuvent s'imaginer que ces particularités soient simplement le résultat d'une lente accumulation de variations à peine perceptibles. Aussi, sous ce rapport, la comparaison des races domestiques avec les espèces sauvages est-elle extrêmement instructive. Bien des gens, et spécialement les adversaires de la théorie de l'évolution, ont fait les plus grands efforts pour découvrir quelque criterium morphologique ou physiologique, quelque propriété caractéristique, qui puisse différencier d'une manière nette et tranchée les races cultivées, artificiellement élevées, des espèces sauvages, qui se sont naturellement constituées. Toutes ces tentatives ont entièrement échoué et n'ont fait que donner une certitude plus grande au résultat opposé, c'est-à-dire montrer qu'une telle distinction est impossible. Dans ma critique de l'idée de l'espèce, j'ai discuté ce point avec détail et je l'ai élucidé par des exemples. (Morphologie générale, II, 323-364.) Nous pouvons seulement examiner ici, en passant, l'un des côtés de cette question, ce qui a trait à l'hybridité ; car ce point a été considéré non-seulement par les adversaires du Darwinisme,, mais même par quelques-uns de ses adhérents les plus considérables, comme un des côtés les plus faibles de la doctrine. On différenciait les races domestiques des espèces sauvages, en disant que les premières pouvaient donner des produits bâtards fertiles, et les autres point. Deux races cultivées, distinctes, ou deux variétés sauvages d'une même espèce, devaient posséder, dans tous les cas, la faculté de produire ensemble des bâtards capables de se reproduire en se croisant,soit entre eux, soit avec les types paternels; au contraire deux espèces réellement distinctes, deux espèces domestiques ou sauvages, appartenant à un même genre, ne devaient point posséder cette faculté. Quant à la première assertion, elle est purement et simplement démentie par les faits ; il y a des organismes, qui ne peuvent plus se croiser soit avec leurs ancêtres incontestables, soit avec une postérité féconde. Ainsi, par exemple, notre cochon d'Inde domestique ne s'accouple plus avec son ancêtre brésilien. Inversement, le chat domestiqué du Paraguay, qui descend de notre chat domestique européen, ne s'accouple plus avec ce dernier. Entre certaines races de nos chiens domestiques, par exemple, entre le grand chien de Terre-Neuve et le bichon nain, tout accouplement est déjà mécaniquement impossible. Un exemple de ce genre, et particulièrement intéressant, nous est fourni par le lapin de l'île Porto-Santo (Lepus Huxleyi). En l'année 1419, quelques lapins, nés, à bord d'un navire, d'un lapin espagnol domestique, furent déposés sur l'île Porto-Santo, près de Madère. Comme l'île était dépourvue d'animaux de proie, ces petits animaux se multiplièrent en peu de temps d'une façon si extraordinaire, qu'ils devinrent une vraie calamité, et même amenèrent la suppression d'une colonie établie dans cette localité. Encore aujourd'hui, ils habitent l'île en grand nombre ; mais, dans l'espace de 480 ans, ils ont formé une variété toute spéciale, où,' si l'on veut, une « bonne espèce », caractérisée par une couleur particulière, une forme qui se rapproche de celle du rat, des habitudes noctambules et une sauvagerie extraordinaire. Mais le plus important, c'est que cette nouvelle espèce, dénommée par moi Lepus Huxleyi, ne se croise plus avec le lapin européen dont elle descend, et ne produit avec lui aucun bâtard métis ou hybride. D'autre part, nous avons aujourd'hui de nombreux exemples de. vrais hybrides féconds, c'est-à-dire d'individus prove-. nant du croisement de deux espèces tout à fait distinctes, et qui, pourtant, se reproduisent entre eux ou avec leurs parents. Depuis fort longtemps, les botanistes connaissent Une quantité de ces espèces bâtardes (species hybridse), par exemple celles qui ont fourni certains genres des chardons (Cirsium), des cytises (Cytisus), des ronces (Rubus), etc. De tels faits ne sont nullement rares non plus chez les animaux, on peut même dire qu'ils sont très-fréquents. On connaît dés hybrides féconds, provenant du croisement de deux espèces distinctes d'un même genre, des hybrides de plusieurs genres de papillons (Zigaena, Saturnia) ; des hybrides des genres de la famille des carpes, des hybrides de pinsons, de gallinacés, de chiens, de chats, etc. Un des hybrides les plus intéressants est le lièvre-lapin, ou léporide (Lepus Darwinii), produit bâtard de notre lièvre et de notre lapin indigènes ; des 1880, on avait obtenu, en France une série de générations de ces hybrides, et on les utilisait dans un but gastronomique. Grâce à l'obligeance du professeur Conrad, qui a répété ces essais d'élevage dans son domaine, je possède des échantillons de ces hybrides, obtenus en accouplant des hybrides, qui avaient eu pour parents un lièvre mâle et une lapine. L'hybride demi-sang ainsi obtenu, et que j'ai nommé Lepus Darwinii, en l'honneur de Darwin, semble, par une sélection persistante, se comporter comme une « vraie espèce ». Quoique, d'une manière générale, il ressemble plus à sa mère lapine, pourtant il reproduit, dans la forme des oreilles et celle des membres postérieurs, certains traits de son père lièvre. Sa chair a un goût excellent, se rapprochant de celui du lièvre, quoique la couleur rappelle plutôt celle du lapin. Or le lièvre (Lepus timidus) et le lapin (Lepus cuniculus) sont, deux espèces distinctes du genre Lepus, et aucun classificateur n'y voudrait voir seulement des variétés. Ces deux espèces ont, en outre, un genre de vie si différent, et, à l'état sauvage, elles éprouvent tant d'aversion l'une pour l'autre, qu'elles ne se croisent pas en liberté. Mais si pourtant l'on élève ensemble des jeunes des deux espèces, leur antipathie mutuelle ne se montre pas ; ils se croisent et produisent le Lepus Darwinii. Un autre exemple remarquable de croisement entre espèces distinctes (et ici les espèces appartiennent même à des genres différents) est fourni par les hybrides féconds de mouton et de chèvre, que l'on élève depuis longtemps au Chili dans un but industriel. Dans le croisement sexuel, la fécondité dépend de circonstances peu importantes, cela ressort du fait suivant, savoir : que le bouc et la brebis engendrent des hybrides féconds, tandis que le bélier et la chèvre s'accouplent rarement et toujours' sans résultat; On voit donc que les faits d'hybridité, auxquels on a voulu donner une importance excessive, sont, en ce qui concerne l'idée de l'espèce, absolument sans valeur. L'hybridité, pas plus que tout autre phénomène, ne nous met en état de distinguer nettement les races cultivées des espèces sauvages. Ce résultat est donc extrêmement favorable à la théorie de la sélection. SEPTIÈME LEÇON. THÉORIE DE L'ÉLEVAGE, OU THÉORIE DE LA SÉLECTION (DARWINISME). Darwinisme (théorie de la sélection) et Lamarckisme (théorie de la descendance). — Procédés de la sélection artificielle : choix de divers individus pour la reproduction. — Causes efficientes de la transformation : corrélation de la variation et de l'alimentation, d'une part, de l'hérédité et de la reproduction, de l'autre. — Nature mécanique de ces deux fonctions physiologiques. — Procédés de sélection naturelle : choix (sélection) par la lutte pour l'existence. —Théorie Malthusienne de la population. — Disproportion entre le nombre des individus virtuellement possibles et celui des individus réels d'une espèce organique. — Lutte générale pour l'existence ou rivalité pour satisfaire les besoins nécessaires. — Pouvoir modificateur et éducateur de cette lutte pour l'existence. — Comparaison de la sélection naturelle et de la sélection artificielle. — Sélection dans là vie humaine. — Sélection militaire et médicale. Messieurs, aujourd'hui on désigne bien souvent par le nom de Darwinisme l'ensemble de la théorie de la sélection, qui va faire le sujet de ces leçons ; mais, à. vrai dire, cette dénomination n'est pas exacte. En effet, comme vous l'avez pu prévoir par les préliminaires historiques contenus dans les précédentes leçons, les idées fondamentales de la théorie de. l'évolution, particulièrement la théorie généalogique, ont été très-nettement formulées dès le commencement de ce siècle, et Lamarck les a introduites le premier dans l'histoire naturelle. Cette partie de la théorie évolutive, consistant à affirmer que la totalité des espèces animales et végétales a pour ancêtre primitif commun une forme très-simple, doit s'appeler Lamarckisme, du nom de son illustre fondateur, si l'on désire attacher une fois pour toutes au nom d'un naturaliste éminent la gloire d'avoir, avant tout autre, développé une théorie aussi fondamentale. Au contraire, on devra appeler Darwinisme la théorie de la sélection, cette partie de la doctrine, qui nous fait voir comment et pourquoi les diverses espèces organisées se. sont développées à partir de cette forme primitive très-simple. (Morph. gén., II, 166.) Cependant nous trouvons déjà les premières traces d'une idée de sélection naturelle, quarante ans avant l'apparition du livre de Darwin..Ainsi, en 1818, parut un travail lu dès 1813 devant la Royal Society, et intitulé « Rapport sur une fille de race blanche, dont la peau a partiellement l'apparence d'une peau de nègre ». L'auteur de ce travail, le docteur W. C. Wells, note que le nègre et le mulâtre se distinguent de la race blanche par une immunité en présence de certaines maladies tropicales. A ce propos, il remarque que tous les animaux tendent, dans une certaine mesure, à changer, et que, grâce à cette propriété, les laboureurs peuvent, en choisissant les individus, améliorer leurs animaux domestiques ; puis il ajoute : « Mais l'équivalent du résultat artificiel ainsi obtenu paraît se produire de même, quoique plus lentement, dans l'organisation des races humaines, qui se sont adaptées aux contrées dans lesquelles elles vivent. Parmi les variétés humaines accidentelles, apparaissant au milieu des rares habitants épars dans les régions africaines, il s'en trouve qui résistent mieux que les autres aux maladies du pays. Conséquemment ces dernières variétés se multiplient, tandis que les autres diminuent, non pas seulement parce qu'elles sont moins aptes à résister aux maladies, mais parce qu'elles ne sont pas en état de supporter la concurrence de rivales plus robustes. J'admets comme démontré que la couleur de ces races plus vigoureuses soit de nuance foncée. Mais, comme le penchant à la formation des variétés subsiste toujours, il se forme, avec le temps, une race de plus en plus noire; et, comme la race la plus foncée est le mieux adaptée au climat, elle finit par être, sinon la seule, au moins la race dominante. » Quoique, dans cet écrit de Wells, le principe de la sélection naturelle soit nettement formulé et reconnu, cependant on n'en fait qu'une application très-restreinte à l'origine des races humaines et on ne l'étend pas à l'origine des espèces animales et végétales. Le grand mérite de Darwin, celui d'avoir perfectionné la théorie de la sélection, de lui avoir donné sa pleine et entière valeur, est aussi peu amoindri par cette remarque ancienne et longtemps ignorée de Wells, que par quelques autres remarques fragmentaires sur la sélection naturelle, qui ont été faites par Patrick Matthew et cachées clans un livre sur a le bois de construction des navires et l'arboriculture», qui parut en 1831. De même, le célèbre voyageur Alfred Wallace, qui, indépendamment de Darwin, avait formulé la théorie de la sélection et l'avait publiée en 1858, en même temps que la première communication de Darwin, Wallace, disons-nous, est, pour la profondeur des vues, pour leur large application, bien en arrière de son grand compatriote, qui, en donnant à toute la doctrine l'extension la plus grande et la plus ingénieuse possible, a mérité l'honneur d'y voir attacher son nom. La doctrine de la domestication, la théorie de la sélection, le Darwinisme proprement dit, que nous- allons maintenant examiner, repose essentiellement (comme nous l'avons déjà indiqué dans les précédentes leçons) sur la comparaison de l'intervention active de l'homme dans l'élevage des animaux domestiques et la culture des plantes de jardin avec les procédés, qui, à l'état sauvage, dans la liberté de la nature, président à l'origine de nouvelles espèces et de nouveaux genres. Il faut donc, pour comprendre ces derniers procédés, nous occuper tout d'abord de la sélection artificielle exercée par l'homme, comme l'a fait Darwin. Nous allons examiner à quels résultats l'homme arrive par sa sélection artificielle, quels moyens il emploie pour obtenir ces résultats; puis nous devrons nous demander : «Y a-t-il dans la nature des forces analogues, des causes efficientes analogues à celles que l'homme met en oeuvre ? » Quant à la sélection artificielle, nous partons du fait, déjà examiné par nous, que, nombre de fois, les produits de cette sélection diffèrent plus les uns des autres que ceux de la sélection naturelle. En fait, les races et les variétés s'écartent souvent plus les unes des autres et sous des rapports plus importants, que ne le font, à l'état de nature, ce que l'on appelle « les bonnes espèces » et même parfois ce que l'on appelle « les bons genres ». Comparons par exemple les diverses variétés de pommes, que l'horticulteur tire d'un seul et même type de pommier, ou bien les diverses races chevalines, que l'éleveur obtient d'un seul et même type chevalin, et nous reconnaîtrons sans peine que les différences entre les plus dissemblables de ces formes sont extrêmement importantes, infiniment plus que les différences dites spécifiques, dont les zoologistes et les botanistes se servent, en comparant les espèces sauvages, pour soi-disant distinguer les bonnes espèces entre elles. Comment donc l'homme arrive-t-il à obtenir cette différence, cette divergence extraordinaire de formes nombreuses, incontestablement dérivées d'une seule et même forme? Pour répondre à cette question, observons un jardinier donnant tous ses soins à une plante d'un nouveau type remarquable par la beauté de sa fleur. Tout d'abord il commence par choisir, par faire une sélection sur un grand nombre d'échantillons provenant des graines d'un seul et même type végétal. Il choisit celles de ces plantes, sur la fleur desquelles la couleur désirée lui paraît la plus vive. Précisément, la couleur de la fleur en général est chose fort variable. Par exemple, des plantes, dont la fleur est ordinairement blanche, varient très-souvent jusqu'à revêtir des nuances bleues et rouges. Supposons maintenant que le jardinier désire avoir une variété rouge d'une plante dont.la fleur est ordinairement blanche, il choisira pour cela, avec le plus grand soin, parmi les individus issus de la même semence ceux qui posséderont la teinte rouge la plus prononcée, et il en sèmera exclusivement la graine pour obtenir de nouveaux individus de cette variété. Il rejettera et ne cultivera plus les semences des plantes, dont la fleur est blanche ou d'un rouge moins accusé. Il cultivera uniquement les plantes, dont la fleur est du rouge le plus vif; il n'en reproduira pas d'autres et sèmera seulement les graines recueillies sur ces plantes de choix. Parmi les plantes de cette deuxième génération, il choisira encore celles qui sont le plus vivement teintées de cette nuance rouge, possédée dès lors par la plupart des individus. Que ce triage ait lieu durant une série de six à dix générations, que le jardinier choisisse toujours ainsi avec le plus grand soin les fleurs teintes du rouge le plus intense, et, au bout de ces six à dix générations, il obtiendra une plante, dont la fleur sera d'un beau rouge, comme il l'avait désiré. Les mêmes procédés sont mis en usage par l'agriculteur, qui veut produire une race animale particulière, par exemple un type de brebis remarquable par la finesse de la laine. Le procédé mis en oeuvre pour obtenir cette amélioration de la laine, consiste uniquement à choisir avec le plus grand soin et la plus grande persévérance dans tout le troupeau les individus qui ont la laine la plus fine. Ceux-là seulement servent à la reproduction, et, parmi les produits de ces bêtes de choix, on trie encore ceux qui se distinguent par une plus grande finesse de la laine. Que ce triage soit continué. avec persévérance durant une série de générations, et les brebis choisies se distingueront à la fin par une toison fort différente de celle de leur ancêtre, conformément au désir et aux intérêts de l'éleveur. Les différences entre les individus soumis à cette sélection artificielle sont très-faibles. Une personne non exercée ne saurait reconnaître ces particularités extrêmement délicates, qui frappent tout d'abord l'oeil de l'éleveur habile. Ce métier n'est pas facile ; il exige un coup d'oeil extrêmement délicat, une grande patience, un traitement très-judicieux des organismes soumis à la sélection. Dans chaque génération prise isolément les différences échapperaient peut-être à un profane ; mais, par l'accumulation de ces délicates différences durant une série de générations, l'écart subi à partir de la forme primitive s'accuse à la fin trèsnettement. Cet écart devient même si tranché, qu'en fin de compte la forme artificiellement obtenue s'éloigne plus de la forme primitive, que ne le font, dans l'état de nature, deux soi-disant bonnes espèces. L'art de l'élevage a déjà fait de tels progrès, que l'homme peut souvent produire à volonté des particularités données chez les espèces domestiques animales et végétales. On peut faire des commandes précises aux jardiniers et aux agriculteurs. habiles et leur dire par exemple : Je désire avoir cette espèce de plante avec telle ou telle couleur, de telle et telle forme. Là où, comme en Angleterre, l'art de l'élevage est très-perfectionné, les jardiniers et les éleveurs sont souvent en état de fournir le produit désiré dans un temps prévu, après un nombre donné de générations. Un des éleveurs anglais les plus expérimentés, sir John Sebright, pouvait dire, « qu'en trois ans, il produirait chez un oiseau une plume donnée,, mais que, pour obtenir telle ou telle forme de la tête ou du bec, il lui fallait six ans ». En Saxe, pour élever les moutons mérinos, on place à trois reprises différentes les animaux les uns auprès des autres sur une table et on en fait un examen comparatif des plus attentifs. A chaque épreuve, on choisit seulement les meilleures brebis, celles qui ont la plus fine toison, de telle sorte que, l'expertise finie, il reste seulement quelques élues triées parmi un grand nombre ; mais ce sont des échantillons tout à fait hors ligne et les seuls que l'on emploie pour la reproduction. Comme vous le voyez dans l'élevage artificiel, c'est à l'aide de causes infiniment simples que l'on finit par obtenir de grands effets, et ces grands effets se produisent en accumulant des différences isolées, en elles-mêmes insignifiantes, mais qui grandissent dans une mesure étonnante, par le fait d'un choix, d'une sélection réitérés avec persistance. Avant de passer à là comparaison de la sélection artificielle avec la sélection naturelle, voyons d'abord quelles sont les propriétés naturelles de l'organisme utilisées par l'éleveur ou le cultivateur. Les diverses propriétés, qui sont ici mises en jeu, peuvent en définitive se ramener à deux propriétés physiologiques fondamentales de l'organisme, toutes deux communes à la totalité des animaux et des plantes, et intimement liées aux deux activités.de la reproduction et de la nutrition. Ces deux propriétés fondamentales sont l'hérédité ou la faculté de transmission et la variabilité ou la faculté d'adaptation. L'éleveur part de ce fait, que tous les individus d'une seule et même espèce sont quelque peu différents entre eux, et ce fait est vrai pour tous les organismes, aussi bien à l'état sauvage qu'à l'état domestique. Jetez un regard sur une forêt composée d'arbres d'une seule essence, par exemple de hêtres : sûrement vous n'y trouverez pas deux arbres de l'espèce indiquée, qui soient absolument pareils, qui se ressemblent parfaitement dans leur mode de ramification, dans le nombre de leurs branches et de leurs feuilles, de leurs fleurs et de leurs fruits. Partout il y a des différences individuelles exactement comme chez les hommes. Il n'y a pas deux hommes qui soient absolument identiques par la taille, la physionomie, la quantité de cheveux, le tempérament, le caractère, etc., et l'on en peut dire autant desindividus quelconques pris dans toutes les espèces animales et végétales. Dans la plupart des organismes, les différences paraissent ordinairement tout à fait insignifiantes aux gens du monde. C'est uniquement à force d'exercice, que l'on parvient à constater ces caractères morphologiques souvent très-délicats. Unberger, par exemple, connaît individuellement chacun des animaux composant son troupeau, uniquement parce qu'il en a soigneusement, observé les particularités; un oeil non exercé ne les verrait pas. C'est sur ce fait extrêmement important, que repose toute la puissance de sélection exercée par l'homme. Sans l'existence si générale de ces différences individuelles, comment l'homme pourrait-il tirer d'une seule et même forme ancestrale tant de variétés et de races diverses? Il nous faut établir à priori, à titre de proposition fondamentale, que ce fait a un caractère de généralité absolue.; Nous devons présupposer cette diversité, là même où les différences échappent à nos sens grossiers. Chez les végétaux élevés dans la hiérarchie, chez les phanérogames ou plantes à fleurs apparentes, qui diffèrent tant, soit par le nombre des rameaux et des feuilles, soit par la forme de la tige et des branches, nous pouvons presque toujours constater facilement ces dissemblances. Mais chez les végétaux inférieurs, par exemple chez les mousses, les algues, les champignons, et aussi chez la plupart des animaux inférieurs, il en est tout autrement. La différenciation individuelle de tous les individus d'une même espèce est ici le plus souvent extrêmement difficile ou même entièrement impossible. Pourtant nous ne sommes nullement autorisés à attribuer des différences individuelles seulement aux organismes, chez qui nous sommes en état de les constater. Bien plus, nous pouvons, en toute sûreté, admettre cette diversité comme une propriété générale de tous les organismes, et nous le pouvons d'autant mieux, que nous sommes en mesure de ramener la variabilité des individus à de simples relations mécaniques de nutrition. On démontre, qu'en agissant sur la nutrition, nous avons la faculté de provoquer des différences individuelles éclatantes, là où nous n'en aurions pu constater, si les conditions de la nutrition étaient demeurées les mêmes. Or les conditions si multiples et si complexes de la nutrition ne sont jamais absolument identiques chez deux individus. De même que nous voyons la variabilité ou la faculté d'adaptation se rattacher par un lien étiologique aux conditions générales de la nutrition des animaux et des plantes, nous trouvons aussi, que le second phénomène fondamental de la vie, dont nous avons maintenant à nous occuper, c'està-dire la faculté de transmission ou d'hérédité, est immédiatement lié aux phénomènes dé la reproduction. Le but que se proposent en second lieu l'agriculteur et le jardinier après avoir choisi une variété et après l'avoir utilisée, c'est de fixer les formes modifiées et de les perfectionner par l'hérédité. Leur point de départ est le fait général de la ressemblance des enfants aux parents : « La pomme ne tombe pas loin du pommier, » dit le proverbe. Ce phénomène de l'hérédité a été jusqu'ici très-mal étudié, scientifiquement parlant; la raison en est, pour une part, que c'est un phénomène banal. Chacun trouve tout à fait naturel que chaque espèce produise des rejetons qui lui ressemblent ; qu'un cheval, par exemple, n'enfante pas tout d'un coup une oie ou qu'une oie n'enfante pas une grenouille. On est habitué à regarder ces phénomènes journaliers de l'hérédité comme allant de soi. Pourtant ce fait n'est pas d'une simplicité aussi parfaite qu'il le paraît au premier coup d'oeil, et bien souvent, en songeant à l'hérédité, on oublie que les divers descendants d'un même couple ne sont en réalité jamais identiquement semblables entre eux ou semblables à leurs parents, mais que toujours il y a de légères différences. On ne saurait donc formuler le principe de l'hérédité, en disant que le « semblable produit son semblable ». Il faut plutôt dire : «l'analogue produit l'analogue ». Le jardinier et l'agriculteur utilisent en effet les phénomènes de l'hérédité de la façon la plus large et incontestablement en désirant transmettre par l'hérédité non-seulement les propriétés, dont les organismes ont hérité de leurs parents, mais aussi celles qu'ils ont acquises. C'est là un point important et de grande conséquence. L'organisme a la faculté de transmettre à sa postérité non-seulement les propriétés, que lui-même a reçues de ses progéniteurs, par exemple la forme, la couleur, la grandeur; il peut même léguer les propriétés, qu'il a acquises pendant sa vie sous l'influence des conditions de climat, d'alimentation, d'éducation, etc. Telles sont les deux propriétés fontamentales des animaux et des végétaux, qu'utilisent les éleveurs pour créer de nouvelles formes. Quelque simple que soit le principe théorique de la sélection, pourtant la réalisation pratique en est, dans le détail, extrêmement difficile et complexe. L'éleveur intelligent, agissant suivant un plan préconçu, doit être assez habile pour appliquer convenablement dans chaque cas particulier les relations réciproques d'ordre général, reliant l'une à l'autre les deux propriétés fondamentales de l'hérédité et de la variabilité. Si maintenant nous examinons en elle-même la nature de ces deux importantes propriétés vitales, nous les pour-' rons ramener, comme toutes les fonctions physiologiques, aux causes physiques et chimiques, aux propriétés et aux. phénomènes de mouvement de la matière, qui constituent la vie des animaux et des plantes. Comme nous l'établirons plus tard en examinant plus à fond ces deux fonctions, on peut dire, d'une manière générale, que l'hérédité est caractérisée par la continuité matérielle, par l'identité matérielle mais partielle de l'organisme générateur et de l'organisme procréé, de l'enfant et des parents. Par le fait de tout acte reproducteur, une certaine quantité du protoplasme ou de la matière albuminoïde des parents est transmise à l'enfant, et avec ce protoplasme le mode individuel spécial du mouvement moléculaire est simultanément transmis. Or ces mouvements moléculaires du protoplasme, qui suscitent les phénomènes vitaux et en sont la vraie cause, .sont plus ou moins variés et dissemblables chez tous les individus vivants. D'autre part, l'adaptation ou la variation est simplement le résultat des influences matérielles subies par la matière constituante de l'organisme sous l'influence du milieu matériel ambiant, c'est-à-dire des conditions de la vie dans le sens le plus large de l'expression. Ces influences extérieures ont pour moyens d'action les phénomènes moléculaires de la nutrition dans la trame de chaque partie du corps. Dans; chaque acte d'adaptation, le mouvement moléculaire spécial à l'individu est troublé ou modifié, soit dans la totalité de l'individu, soit dans une de ses parties, par des influences mécaniques, physiques ou chimiques. Par là les mouvements vitaux du plasma, ceux qui sont innés, hérités, c'est-à-dire les mouvements moléculaires des plus petites particules albuminoïdes, sont plus ou moins changés. Le phénomène de l'adaptation ou de la variation dépend de l'influence matérielle que subit l'organisme de la part du milieu ambiant, des conditions de son existence, tandis que l'hérédité consiste dans l'identité partielle de l'organisme générateur et de l'organisme engendré. Tels sont les principes spéciaux, simples, mécaniques, des phénomènes de la sélection artificielle. Darwin s'est posé les questions suivantes : Existe-t-il dans la nature un procédé de sélection analogue? Y a-t-il des forces naturelles capables de suppléer à l'activité déployée par l'homme dans la sélection naturelle? Les bêtes sauyages et les plantes subissent-elles des conditions naturelles susceptibles d'exercer une sélection, de trier, comme la volonté raisonnée de l'homme trie dans la sélection artificielle? Il s'agissait de découvrir ces conditions, et Darwin y réussit si bien, que nous jugeons sa doctrine de la sélection parfaitement capable d'expliquer mécaniquement l'origine des espèces animales et végétales. La condition qui, dans la liberté de l'état de nature, choisit et modifie les formes animales et végétales, cette condition, Darwin l'a appelée : « lutte pour l'existence» (strugglefor lifé). L'expression « lutte pour l'existence » est subitement devenue usuelle ; pourtant, sous beaucoup de rapports, elle n'est peut-être pas-heureusement choisie. On aurait pu dire bien plus exactement : « lutte pour satisfaire les nécessités de l'existence ». Ainsi sous la dénomination de « lutte pour l'existence » on a compris nombre de conditions, qui, à vrai dire, ne s'y rapportent pas. Comme nous l'avons vu par un passage d'une lettre de Darwin citée dans la dernière leçon, Darwin est arrivé à l'idée du struggle for life, en étudiant le livre de Malthus « sur la condition et le résultat de l'accroissement de la population ». Dans cet important ouvrage on démontre que le nombre des hommes croît en moyenne suivant une progression géométrique, tandis que la masse des substances alimentaires augmente seulement suivant une progression arithmétique. De cette disproportion naissent une foule d'inconvénients dans la société humaine; il en résulte une perpétuelle compétition entre les hommes dans le but de se procurer des moyens de subsistance nécessaires, mais qui ne peuvent suffire pour tout le monde. La théorie darwinienne de la lutte pour l'existence est en quelque sorte une application générale de la théorie malthusienne de la population à l'ensemble de la nature organique. Son point de départ est, que le nombre des individus. organiques possibles, pouvant sortir des germes produits, surpasse de beaucoup le nombre des individus réels, qui vivent effectivement à un moment donné à la surface de la terre. Le nombre des individus possibles ou virtuels sera représenté par le nombre des oeufs et des germes asexués, que les organismes produisent. Le nombre de ces germes, dont chacun, dans des conditions favorables, pourrait donner naissance à un individu, est beaucoup plus considérable que le nombre des individus vivants, actuels, c'est-à-dire naissant effectivement de ces germes et réussissant à vivre et à se produire. De ces germes, le plus grand nombre périt dès lés premiers moments de la vie, et ce sont seulement des organismes privilégiés qui arrivent à se développer, surtout à sortir heureusement de leur première jeunesse et à se reproduire. Ce fait si important ressort de la seule comparaison entre le nombre des oeufs de chaque espèce et le nombre réellement existant d'individus appartenant à cette même espèce. Le rapprochement de ces nombres met en évidence les contradictions les plus frappantes. Par exemple, certaines espèces gallinacées pondent des oeufs nombreux et comptent néanmoins parmi les oiseaux les plus rares, tandis que l'oiseau le plus commun, le pétrel (Procellaria glacialis), ne pond qu'un seul oeuf. Le même phénomène s'observe chez d'autres animaux. Beaucoup d'animaux vertébrés très-rares pondent une énorme quantité d'oeufs, tandis que d'autres vertébrés, qui ont très-peu d'oeufs, passent pour les plus communs des animaux. Songez, par exemple, à la proportion numérique du ver solitaire de l'homme. Chaque ver solitaire produit en un très-court espace de temps des millions d'oeufs, tandis que l'homme, qui loge le ver solitaire dans son organisme, a un nombre de germes beaucoup moindre, et pourtant, fort heureusement le nombre des vers solitaires est bien inférieur à celui des hommes. De même, parmi les plantes, beaucoup de magnifiques orchidées produisent des milliers de germes et sont pourtant très-rares, tandis que certaines radiées, de la famille des composées, qui ont seulement un petit nombre de graines, sont extrêmement communes. Ces faits importants pourraient être appuyés d'une grande quantité d'autres exemples. Il est donc évident que le nombre d'individus destinés à naître et à vivre ne résulte pas nécessairement du nombre de germes existant en réalité, mais qu'il dépend de conditions différentes et parfois des rapports mutuels entre l'organisme et les milieux organiques et anorganiques, au sein desquels ils vivent. Tout organisme lutte, dès le début de son existence, avec une foule d'influences ennemies ; il. lutte avec les animaux, qui vivent à ses dépens, dont il est l'aliment naturel, avec les bêtes de proie et les parasites ; il lutte avec les influences anorganiques de diverse nature, avec la température, avec les intempéries et d'autres circonstances; il lutte (et cela surtout est important) avec les organismes qui lui ressemblent le plus, qui sont de la même espèce. Tout individu, à quelque espèce animale ou végétale qu'il appartienne, est en compétition acharnée avec les autres individus de la même espèce habitant la même localité. Les moyens d'existence sont loin d'être en profusion dans l'économie de là nature, ils sont même habituellement en quantité très-resfreinte et loin de pouvoir suffire à la masse d'individus, qui pourrait provenir de germes fécondés ou non fécondés. Les jeunes individus des espèces animales et végétales ont donc beaucoup de peine à trouver ce qui est nécessaire à leur subsistance; il leur faut, de toute nécessité, entrer en lutte pour se procurer ce qui est indispensable au maintien de leur existence. Cette grande compétition pour subvenir aux nécessités de la vie existe partout et toujours, aussi bien entre les hommes qu'entre les animaux et même les plantes, chez qui, au premier abord, elle semble moins évidente. Voyez un champ de blé largement ensemencé : sur tant de jeunes pieds de froment, qui se pressent sur un tout petit espace, sur mille peut-être, une très-faible partie persistera. Il y a compétition pour la surface, dont chaque plante a besoin pour y plonger ses racines, compétition pour la lumière du soleil, . compétition pour l'humidité. Vous voyez de même, dans chaque espèce animale, tous les individus lutter ensemble pour se procurer les moyens de subsistance indispensables, les conditions de l'existence dans le plus large sens du mot. Ces conditions sont également indispensables à tous, mais seront le partage seulement d'un petit nombre. Tous: sont appelés; mais il y a peu d'élus! Cette rivalité est un fait qui a un caractère de généralité absolue. Un simple regard jeté sur la société humaine suffit pour que l'on constate cette compétition partout, dans toutes les branches de l'activité humaine. Là aussi les conditions essentielles de la lutte sont déterminées par la libre concurrence des travailleurs. Là aussi, comme partout, la rivalité tourne à l'avantage de l'industrie, du travail, qui est l'objet de la concurrence. Plus la rivalité ou la concurrence est grande et générale, plus les améliorations et les découvertes relatives au genre de travail en question se multiplient, plus les travailleurs se perfectionnent. Il est évident que, dans cette lutte pour l'existence, il y a une inégalité absolue entre les divers individus. Cette incontestable inégalité entre les individus étant reconnue, il nous faut, de toute nécessité, admettre aussi que partout les individus d'une seule et même espèce n'ont pas des chances également favorables. Tout d'abord, en raison même de l'inégalité de leurs forces et de leurs facultés, leur situation dans la lutte est différente, sans compter qu'à chaque point de la surface terrestre les conditions de l'existence sont diverses et agissent diversement. Évidemment il y a là une complication extrême d'influences, qui, ajoutées à l'inégalité native des individus, ont pour effet, dans la compétition pour conquérir les conditions de l'existence, de favoriser certains combattants, de léser certains autres. Les individus favorisés l'emportent sur leurs rivaux, et, tandis que ces derniers périssent plus ou moins vite, sans laisser derrière eux de postérité, les autres survivent seuls et finalement parviennent à se perpétuer. Mais, par ce seul fait tout naturel, que les individus favorisés dans la lutte pour l'existence arrivent seuls à se perpétuer, nous constaterons que la seconde génération diffère de la première. Déjà, dans cette seconde génération, certains individus, sinon tous, posséderont, par voie d'hérédité, l'avantage, qui a fait triompher leurs parents sur leurs compétiteurs. Mais, en outre, et ceci est une loi très-importante de l'hérédité, quand un caractère a été ainsi légué durant une série de générations, il ne se transmet plus simplement tel qu'il était à l'origine, mais s'accentue et grandit sans cesse, pour arriver enfin, chez la dernière génération, à un tel degré de puissance, qu'il la différencie essentiellement de la souche originelle. Considérons, par exemple, un certain nombre de plantes croissant côte à côte dans un terrain trèssec. Comme les appendices pileux des feuilles sont fort Utiles pour recueillir l'humidité de l'air, et comme ce revêtement pileux est très-variable, il en résultera que, dans cette localité peu favorisée, où les plantes ont à lutter directement contre la sécheresse et aussi à rivaliser entre elles pour trouver de l'eau, l'avantage sera pour les individus pourvus de feuilles très-velues. Ces derniers seuls se maintiendront, tandis que les plantes à feuilles glabres périront; seules, les plantes velues se perpétueront, et, en moyenne. leur postérité sera caractérisée de plus en plus par des poils plus épais et plus forts que ceux de la première génération. Que cette progression se poursuive dans une même localité durant plusieurs générations, il en résultera une telle exagération du caractère, une telle multiplication des poils sur la surface des feuilles, que l'on croira voir une espèce toute nouvelle. Il faut remarquer ici, qu'en raison de la solidarité de toutes les parties d'un organisme donné, il est de règle, qu'une partie quelconque ne puisse changer sans entraîner des modifications corrélatives dans d'autres parties. S'il arrive, comme dans l'exemple ci-dessus, que le nombre des poils s'accroisse d'une manière notable, il en résultera qu'une notable quantité du matériel nutritif sera soustraite à d'autres parties; le matériel nutritif, qui aurait pu être employé à la formation des fleurs ou des graines, sera diminué, et il en résultera un moindre développement de la fleur et de la graine : ce sera là une conséquence indirecte de la lutte pour l'existence, qui tout d'abord avait seulement modifié la conformation des feuilles. La lutte pour l'existence agit donc dans ce cas en faisant de la sélection et en transformant. Le combat entre les divers individus pour obtenir les conditions indispensables à leur vie individuelle, ou, dans un sens plus large, la solidarité des rapports entre les organismes et le milieu général, provoquent des variations de forme, comme le fait dans l'état de culture l'activité de l'éleveur. Au premier abord, cette manière de voir vous paraîtra peut-être de peu de valeur, et vous inclinerez à ne pas accorder aux influences indiquées ci-dessus l'importance qu'elles ont réellement. Je me réserve de vous démontrer plus au long, en invoquant d'autres exemples, l'énorme puissance de transformation que possède la sélection naturelle. Pour le moment, je me bornerai à comparer encore une fois les deux modes d'action de la sélection artificielle et de la sélection naturelle, et à distinguer nettement l'un de l'autre ces deux procédés de sélection. II va de soi que, conformément à ce qui se passe dans la sélection artificielle, les phénomènes vitaux, résultant de la mutuelle dépendance des deux fonctions physiologiques de l'adaptation et de l'hérédité, sont extrêmement simples, naturels, mécaniques, et, de leur côté, ces deux fonctions peuvent se ramener à des propriétés physiques ou chimiques de la matière organique. La différence entre ces deux formes de sélection consiste en ceci, que, dans la sélection artificielle, la volonté de l'homme fait un choix, un triage d'après une idée préconçue, tandis que, dans la sélection naturelle, la lutte pour l'existence, c'est-à-dire la mutuelle solidarité des organismes agit sans plan, mais arrive néanmoins à un résultat identique, à un triage, à une sélection des individus les mieux doués, pour les employer à la reproduction. Les modifications résultant de la sélection se produisent, dans.la sélection artificielle, au bénéfice de l'homme, qui exerce cette sélection, tandis que, dans la sélection naturelle, au contraire, elles se font au plus grand avantage de l'organisme, qui en est le siège; cela résulte de la nature même des choses. Telles sont les différences et ressemblances essentielles entre les deux genres de sélection. Il est à remarquer encore, qu'il y a une autre différence dans la durée du temps nécessaire à ces deux modes de sélection. Dans la sélection artificielle, l'homme peut produire des changements considérables en un très-court espace de temps, tandis que, dans la sélection naturelle, des variations équivalentes exigeraient un laps de temps bien plus grand. Cela tient à ce.que l'homme peut choisir avec beaucoup plus de soin. Parmi un grand nombre d'individus, il en trie quelques-uns avec une extrême attention, abandonne les autres et emploie seulement à la reproduction les individus qu'il préfère. La sélection naturelle ne peut rien faire de pareil. Dans l'état de nature, d'autres individus moins bien doués, en plus ou moins grand nombre, se mêleraient aux individus choisis pour la reproduction et se reproduiraient aussi. L'homme a encore la faculté d'empêcher le croisement entre la forme primitive et la forme nouvelle, croisement souvent inévitable dans la sélection naturelle. Or, qu'un tel croisement entre la forme primitive et la forme dérivée ait lieu, alors le produit retourne facilement au type originel. Pour qu'un tel croisement soit évité dans la sélection naturelle, il faut que la variété se sépare et s'isole de la souche première par l'émigration. La sélection naturelle agit donc beaucoup plus lentement ; elle exige un laps de temps beaucoup plus long que la sélection artificielle ; mais, en revanche et en raison même de cette différence, le produit de la sélection artificielle disparaît bien plus facilement; la forme nouvellement produite se fond dans l'ancienne; tandis que rien de pareil n'arrive dans la sélection naturelle. Les nouvelles espèces produites par voie de sélection naturelle se maintiennent avec bien plus de fixité, elles ne retournent pas facilement à la forme primitive, contrairement à ce qui arrive dans la sélection artificielle ; aussi durent-elles bien plus longtemps que les races artificielles, oeuvres de l'homme. Mais ce sont là des différences secondaires, qui s'expliquent par la disparité des conditions du choix naturel et du choix artificiel, et ces différences portent seulement sur la durée. Dans la sélection artificielle, aussi bien que dans la sélection naturelle, le fait de la variation des formes et les causes qui le produisent sont identiques. (Morph. gén., II,.248.) Les adversaires de Darwin ne se lassent pas de prétendre, avec l'obstination d'esprits vides et bornés, que la théorie de la sélection est une conjecture sans fondement, tout au plus une hypothèse qu'il faudrait d'abord démontrer. Cette assertion est parfaitement gratuite; vous pouvez déjà le conclure des principes de la théorie de la sélection, tels que nous les avons exposés. Darwin ne prend pas pour causes efficientes de la métamorphose des formes organiques, dés forces naturelles inconnues, des conditions hypothétiques, mais purement et simplement les activités vitales bien connues, appartenant à tous les organismes et que nous appellons hérédité et adaptation. Tout naturaliste versé dans la physiologie sait, que ces deux fonctions sont indissolublement liées aux activités de la reproduction et de la nutrition, et que, pareillement à tous les autres phénomènes vitaux, ce sont en définitive des actes mécaniques naturels, dépendant de mouvements moléculaires dans la trame de la matière organisée. Que l'action réciproque de ces. deux fonctions travaille à modifier lentement et perpétuellement les formes organiques, que ce travail conduise à la création de nouvelles espèces, c'est là une suite nécessaire de la lutte pour l'existence, comme l'entend Darwin. C'est un phénomène aussi peu hypothétique et ayant aussi peu besoin de démonstration que l'action combinée de l'hérédité et de l'adaptation. Il y a plus : la guerre pour l'existence est un résultat mathématiquement nécessaire de la disproportion entre le nombre limité des places dans l'économie budgétaire de la nature et le nombre excessif des germes organiques. Les migrations actives et passives des animaux et des plantes,.qui ont lieu partout et toujours, sont en outre extrêmement favorables à la naissance de nouvelles espèces, sans qu'on puisse les invoquer à titre de facteurs nécessaires dans le mécanisme de la sélection naturelle. La production de nouvelles espèces par la sélection naturelle est en soi une nécessité mathématique, fatale, qui n'a besoin d'aucune démonstration. Persister, dans l'état actuel de la science, à demander des preuves de la théorie de la sélection, c'est montrer ou qu'on ne l'a pas bien comprise, ou que l'on n'est pas suffisamment au courant de l'ensemble des faits scientifiques de l'anthropologie, de la zoologie et de la botanique. Si, comme nous le prétendons, la sélection naturelle est la grande cause efficiente, qui a produit toutes les manifestations étonnamment variées de la vie organique sur la terre, il faut aussi que tous les phénomènes si intéressants de la vie humaine puissent s'expliquer par la même cause; car l'homme est simplement un animal vertébré plus développé, et tous les côtés de la vie humaine ont leurs analogues ou plus exactement leurs phases inférieures d'évolution esquissées dans le règne animal. L'histoire des peuples, ce que l'on appelle l'histoire universelle, doit s'expliquer aussi par la sélection naturelle ; ce doit être en définitive un phénomène physico-chimique, dépendant de l'action combinée de l'adaptation et de l'hérédité dans la lutte pour l'existence. Telle est en effet la réalité. Nous, en donnerons plus tard la preuve. Néanmoins il n'est point sans intérêt de montrer ici, que la sélection naturelle n'agit pas seule, mais que la sélection artificielle se joint bien souvent à elle dans l'histoire universelle. Les Spartiates nous fournissent un remarquable exemple de sélection artificielle, appliquée à l'homme et sur une grande échelle; chez eux, en vertu d'une loi spéciale, les enfants subissaient aussitôt après, leur naissance un examen rigoureux, un triage. Tous les enfants faibles, maladifs, entachés de quelque vice corporel, étaient mis à mort. Seuls, les enfants parfaitement sains et robustes avaient le droit de vivre, et seuls, plus tard, ils se reproduisaient. Par ce moyen, non-seulement la face Spartiate se maintenait dans un état exceptionnel de force et de vigueur, mais encore, à chaque génération, elle gagnait en perfection corporelle. Sûrement, c'est à cette sélection artificielle, que le peuple de Sparte dut ce haut degré de force virile et de rude vertu héroïque, par lequel il s'est signalé dans l'histoire de l'antiquité. Beaucoup de ces tribus d'Indiens Peaux-rouges de l'Amérique du Nord, qui actuellement sont refoulées dans la lutte pour l'existence par la prépondérance de la race blanche, en dépit de la plus héroïque résistance, doivent aussi leur grande force corporelle et leur vaillance guerrière à un triage minutieux des nouveau-nés. Là aussi tous les enfants débiles ou atteints d'un vice corporel quelconque sont mis à mort, seuls les individus parfaitement robustes sont épargnés et perpétuent la race. Que par l'effet de cette sélection artificielle continuée durant de nombreuses générations, la race soit considérablement fortifiée, c'est ce qu'on ne peut mettre en doute et ce qui est suffisamment démontré par quantité de faits bien connus. C'est tout à fait à rebours de la sélection artificielle des Indiens et des anciens Spartiates, que se fait dans nos modernes états militaires le choix des individus pour le recrutement des armées permanentes. Nous considérerons ce triage comme une forme spéciale de la sélection et nous lui donnerons le nom très-juste de « sélection militaire ». Malheureusement, à notre époque plus que jamais, le militarisme joue le premier rôle dans ce qu'on appelle la civilisation ; le plus clair de la force et de la richesse des États civilisés les plus prospères est gaspillé pour porter ce militarisme à son plus haut degré de perfection. Au contraire l'éducation de la jeunesse, l'instruction publique, c'est-à-dire les bases les plus solides de la vraie prospérité des États et de l'ennoblissement de l'homme, sont négligées et sacrifiées de la manière la plus lamentable. Et cela se passe ainsi chez des peuples, qui se prétendent les représentants les plus distingués de la plus haute culture intellectuelle, qui se croient à la tête de la civilisation ! On sait que, pour grossir le plus possible les armées permanentes, on choisit par une rigoureuse conscription tous les jeunes hommes sains et robustes. Plus un jeune homme est vigoureux, bien portant, normalement constitué* plus il a de chances d'être tué par les fusils à aiguille, les canons rayés et autres engins civilisateurs de la même espèce. Au contraire tous les jeunes gens malades, débiles, affectés de vices corporels sont dédaignés par la sélection militaire ; ils restent chez eux en temps de guerre, se marient et se reproduisent. Plus un jeune homme est infirme, faible, étiolé, plus il a de chances d'échapper au recrutement et de fonder une famille. Tandis que la fleur de la jeunesse perd son sang et sa vie sur les champs de bataille, le rebut dédaigné, bénéficiant de son incapacité, peut se reproduire et transmettre à ses descendants toutes ses faiblesses et toutes ses infirmités. Mais, en vertu des lois qui régissent l'hérédité, il résulte nécessairement de cette manière de procéder que les débilités corporelles et les débilités intellectuelles-, qui en sont inséparables, doivent nonseulement se multiplier, mais encore s'aggraver. Par ce genre de sélection artificielle et par d'autres encore s'explique suffisamment le fait navrant mais réel que, dans nos États civilisés, la faiblesse de corps et de caractère soit en voie d'accroissement, et que l'alliance d'un esprit libre, indépendant, à un corps sain et robuste devienne de plus en plus rare. Aux progrès de la débilité chez les peuples civilisés modernes, inévitable conséquence de la sélection militaire, vient s'ajouter un autre mal : c'est que la médecine contemporaine, quelque perfectionnée qu'elle soit, est encore bien souvent impuissante à guérir radicalement les maladies, mais elle est bien plus en état qu'autrefois de faire durer les affections lentes, chroniques pendant de longues années. Or précisément des maladies de ce genre fort meurtrières, comme la phthisie, la scrofule, la syphilis et aussi nombre d'affections mentales sont tout spécialement héréditaires et passent de parents maladifs à une partie, quelquefois à la totalité de leurs enfants. Or, plus les parents malades réussissent, grâce à l'art médical, à prolonger longtemps leur misérable existence, plus leurs rejetons ont chance d'hériter de leur incurable maladie. Le nombre des individus de la génération suivante, qui seront atteints, grâce à cette sélection médicale, du vice héréditaire paternel, s'accroît ainsi continuellement. Si quelqu'un osait proposer de mettre à mort dès leur naissance, à l'exemple des Spartiates et des Indiens Peauxrouges, les pauvres et chétifs enfants, auxquels on peut à coup sûr prophétiser; une vie misérable, plutôt que de les laisser vivre à leur grand dommage et à celui de la collectivité, notre civilisation soi-disant humanitaire pousserait avec raison un. cri d'indignation. Mais cette « civilisation humanitaire » trouve tout simple et admet sans murmurer, à chaque explosion guerrière, que des centaines et des milliers de jeunes hommes vigoureux, les meilleurs de leur génération, soient sacrifiés au jeu de hasard des batailles, et pourquoi, je le demande, cette fleur de la population estelle sacrifiée ? Pour des intérêts qui n'ont rien de commun avec ceux de la civilisation, des intérêts dynastiques tout à fait étrangers à ceux des peuples qu'on pousse à s'entreégorger sans pitié. Or, avec le progrès constant de la civilisation dans le perfectionnement des armées permanentes, les guerres deviendront naturellement de plus en plus fréquentes. Nous entendons aujourd'hui cette « civilisation humanitaire » vanter l'abolition de la peine de mort, comme « une mesure libérale ! » Pourtant la peine de mort, quand il s'agit d'un criminel, d'un scélérat incorrigible, est nonseulement de droit, elle est même un bienfait pour la partie la meilleure de la société ; c'est pour elle un avantage semblable à ce qu'est la destruction des mauvaises herbes dans un jardin cultivé. De même que c'est seulement en déracinant ces parasites, que l'on peut donner aux plantes utiles l'air, la lumière et l'espace, ainsi par l'impitoyable destruction de tous les criminels incorrigibles, non-seulement on faciliterait à la partie saine de l'humanité sa lutte pour l'existence, mais encore on userait d'un procédé très-utile de sélection artificielle ; car on ôterait au rebut dégénéré de l'humanité la possibilité de transmettre ses funestes penchants. Pour balancer l'influence nuisible des sélections militaire et médicale, il y a heureusement le contre-poids partout victorieux et inéluctable de la sélection naturelle, qui est de beaucoup la plus forte. En effet, dans la vie humaine, comme dans la vie des animaux et des plantes, la sélection naturelle est le principe transformateur le plus puissant, c'est aussi le plus fort levier du progrès, le principal agent de perfectionnement. Un caractère essentiel de la guerre pour l'existence, c'est que toujours, dans la généralité, dans l'ensemble, le meilleur, par cela même qu'il est le plus parfait, triomphe du plus faible et du plus imparfait. Or, dans l'espèce humaine, cette lutte pour vivre devient de plus en plus une lutte intellectuelle, de moins en moins une bataille avec des armes meurtrières. Grâce à l'influence ennoblissante de la sélection naturelle, l'organe qui se perfectionne plus que tout autre chez l'homme, c'est le cerveau. En général ce n'est pas l'homme armé du meilleur revolver, c'est l'homme doué de l'intelligence la plus développée, qui l'emporte ; et il léguera à ses rejetons les facultés cérébrales qui lui ont valu la victoire. Nous avons donc le droit d'espérer, qu'en dépit des forces rétrogrades, nous verrons, sous l'influence bénie de la sélection naturelle, se réaliser toujours de plus en plus le progrès de l'humanité vers la liberté et par conséquent vers le plus grand perfectionnement possible. HUITIÈME LEÇON. HÉRÉDITÉ ET REPRODUCTION. L'hérédité et l'héritage sont des phénomènes ayant un caractère de généralité. — Exemples particulièrement remarquables de faits héréditaires. — Hommes ayant quatre, six ou sept doigts ou orteils. — Hommes porcsépics. — Hérédité des maladies, particulièrement des maladies mentales. — Péché originel. — Monarchie héréditaire. — Noblesse héréditaire. — Talents et facultés intellectuelles héréditaires. — Causes matérielles de l'hérédité. — Rapports étroits entre l'hérédité et la reproduction. — Génération spontanée et reproduction. — Reproduction asexuée ou monogène. — Reproduction par scissiparité. — Monères et amibes. — Reproduction par bourgeonnement, par des bourgeons-germes et par des cellules-germes. —Reproduction sexuelle ou amphigonique. — Hermaphroditisme. —Séparation des sexes ou gonochorisme. — Reproduction virginale ou parthénogenèse. — Transmission à l'enfant des propriétés des deux progéniteurs dans la reproduction sexuelle. — Différents caractères de la reproduction sexuée et asexuée. Messieurs, vous avez vu, dans la dernière leçon, que la force naturelle, qui modifie la conformation des diverses espèces animales et végétales est, d'après la théorie de Darwin, la sélection naturelle. Nous désignons par cette dernière expression l'action combinée, générale, de l'hérédité et de la variabilité dans la lutte pour l'existence, l'action de ces deux fonctions physiologiques, qui appartiennent à l'ensemble des animaux et dès végétaux et qui peuvent se ramener à d'autres activités vitales, aux fonctions de reproduction et de nutrition. Toutes les diverses formes organisées, que nous sommes accoutumés à considérer comme étant les produits d' une force créatrice active et téléologique, nous pouvons les comprendre, conformément à cette théorie de la sélection, comme les produits nécessaires d'une sélection naturelle, agissant sans but et d'une action combinée, inconsciente, de deux grandes propriétés, la variabilité et l'hérédité. La grande importance de ces deux propriétés vitales des organismes nous oblige à en faire un sérieux examen, et, dans cette leçon, nous nous occuperons spécialement de l'hérédité. plorph. gén., II, 170-191.) Il faut soigneusement distinguer l'hérédité, la force dé transmission, la faculté, que possèdent les organismes de transmettre leurs qualités à leur descendance par voie de reproduction, et le fait de la transmission, l'héritage, qui est l'exercice réel de cette faculté, la transmission effective. Hérédité et legs héréditaires, sont des phénomènes tellement généraux, quotidiens, qu'ordinairement la plupart des hommes ne songent pas le moins du monde à s'occuper sérieusement de la valeur et de la signification de ces phénomènes vitaux. On trouve tout naturel, tout simple, que chaque organisme se reproduise et que, dans l'ensemble et les détails, les enfants ressemblent aux parents. Habituellement on ne remarque l'hérédité et on ne s'en occupe que dans les cas où une particularité, apparaissant pour la première fois chez un individu, est transmise par lui à ses rejetons. L'hérédité se montre aussi d'une manière bien frappante dans certaines maladies et aussi dans des écarts extraordinaires, irréguliers, monstrueux, de la conformation habituelle du corps. Parmi les monstruosités héréditaires, les faits d'augmentation ou de diminution du nombre régulier des doigts et des orteils chez l'homme sont particulièrement instructifs. Il n'est pas rare de rencontrer des familles humaines, qui présentent, pendant plusieurs générations, six doigts à chaque main et six orteils à.chaque pied. Plus rarement les doigts et les orteils sont au nombre de sept ou de quatre. L'irrégularité de conformation apparaît ordinairement chez un individu, qui, en vertu de causes ignorées, naît avec des doigts et des orteils supplémentaires, et transmet héréditairement cette particularité à une partie de ses descendants. Dans une même famille on peut voir la sexdigitation se perpétuer durant trois, quatre générations, ou même davantage. Dans une famille espagnole on ne comptait pas moins de quatorze individus pourvus de ces doigts supplémentaires. L'hérédité du sixième ou du septième doigt n'est pas permanente dans tous les cas ; car les hommes sexdigités se croisent toujours avec des individus normaux. Si les membres d'une famille sexdigitée se reproduisaient seulement entre eux, si les hommes sexdigités épousaient seulement des femmes sexdigitées, on obtiendrait par la fixation de ce caractère une espèce humaine à six doigts. Mais, comme les hommes sexdigités épousent toujours des femmes ayant seulement les cinq doigts normaux et inversement, leur postérité offre habituellement des caractères mixtes, et finalement, après quelques générations, elle retourne au typé normal. Par exemple, de huit enfants d'un père sexdigité et d'une mère normale, deux pourront avoir aux deux mains et aux deux pieds six doigts et six orteils, quatre auront un nombre mixte de doigts et d'orteils, deux seront tout à fait normaux. Dans une famille espagnole tous les enfants, un excepté, avaient des pieds et des mains sexdigités ; seul le plus jeune était normal, et le père, qui était sexdigité, ne voulait pas le reconnaître comme son enfant. L'influence de l'hérédité est aussi très frappante dans la structure et la coloration de la peau et des cheveux. Tout le monde sait avec quelle régularité se transmettent chez beaucoup de familles humaines,' pendant un grand nombre de générations, soit une conformation spéciale du système cutané, par exemple une grande finesse ou une grande rudesse de la peau, suit une exubérance du système pileux, soit une couleur ou une dimension particulière des yeux. De même certaines excroissances, ce que l'on appelle envies; ou certaines taches de la peau, taches de rousseur, ainsi que d'autres altérations pigmentaires, se transmettent souvent durant plusieurs générations avec une telle exactitude, qu'on les voit apparaître chez les descendants précisément aux mêmes endroits que chez les parents. Les hommes porcsépics de la famille Lambert, qui vivaient à Londres au siècle dernier, ont été particulièrement célèbres. Edouard Lambert, né en 1717, était remarquable par une conformation extraordinaire et monstrueuse de la peau. Tout son corps était revêtu d'une croûte cornée d'un pouce d'épaisseur, hérissé de piquants et d'écailles également cornées, ayant jusqu'à un pouce de longueur. Lambert légua cette conformation monstrueuse de l'épidémie à ses fils et petits-fils, mais point à ses petites-filles. Dans ce cas, comme il arrive souvent, la transmission se fit seulement dans la ligne masculine. De même, certaines hypertrophies graisseuses locales se transmettent seulement dans la ligne féminine. Est-il.besoin de rappeler avec quelle exactitude se transmettent la physionomie et la conformation caractéristique du visage? Tantôt cette transmission suit exclusivement soit la ligne masculine, soit la ligne féminine, tantôt il y a mélange entre les deux lignes. Tout le monde connaît aussi les faits d'hérédité, si pleins d'enseignement, des états pathologiques. Notons en particulier les maladies des organes respiratoires, la scrofule et les affections du système nerveux, toutes si facilement transmissibles des parents à leurs enfants. Très-fréquemment on voit apparaître tout à coup dans une famille une maladie qui jusqu'alors y était inconnue ; elle' s'est développée sous l'influence de causes externes, de conditions pathologiques particulières. Or cette maladie, occasionnée chez un individu isolé par des causes externes, sera transmise par ce dernier à ses descendants, qui tous dorénavant, ou en plus ou moins grand nombre, en seront atteints. C'est là un fait lamentable et bien connu, en ce qui concerne les maladies des poumons, la phthisie par exemple, aussi bien que les maladies du foie, la syphilis, les maladies mentales. Ces dernières offrent surtout, un intérêt particulier. Les traits particuliers du caractère, comme l'orgueil, l'ambition, la légèreté, se transmettent intégralement ; il en est de même des manifestations anormales de l'activité intellectuelle : les idées fixes, la mélancolie, la faiblesse d'esprit et, comme je l'ai déjà remarqué, les maladies mentales. Ces faits prouvent bien, et d'une manière irréfutable, que l'âme de l'homme, comme celle des bêtes, n'est qu'une activité mécanique, la somme des mouvements moléculaires, accomplis par les particules cérébrales. Cette activité, comme toutes les autres propriétés corporelles, quelles qu'elles soient, se transmet et se lègue comme l'organe qui en est le siège. On ne peut citer ces faits si importants et si incontestables, sans faire crier au scandale, et cependant, à vrai dire, tout le monde en confessé tacitement la réalité. En effet, sur quoi reposent les idées de « santé héréditaire », de « science infuse », de « noblesse héréditaire», sinon sur la conviction, que la constitution de l'esprit peut être transmise des parents aux descendants parle fait de la reproduction physique, c'est-à-dire par un acte purement matériel ? La conscience de la haute importance de l'hérédité se montre dans une foule d'institutions humaines, par exemple, dans la division des castes, chez beaucoup de peuples, en caste des prêtres, caste des guerriers, caste des travailleurs. Évidemment., l'institution de telles castes repose sur l'idée de la haute valeur des mérites héréditaires inhérents à certaines familles et que l'on supposait devoir toujours se transmettre des parents à la postérité. L'institution de la noblesse et de la monarchie héréditaires est basée sur cette conviction, que des qualités toutes spéciales peuvent se transmettre des ancêtres à leurs descendants. Malheureusement ce ne sont pas seulement les vertus, mais aussi les vices, qui se transmettent, en se fortifiant, par l'hérédité, et si vous prenez la peine de comparer, dans l'histoire universelle, les individus ayant appartenu aux diverses dynasties, vous trouverez partout mille preuves attestant la puissance de l'hérédité, mais bien moins l'hérédité des vertus que celle des vices. Songez par exemple aux empereurs romains, aux Juliens, aux Claudiens, ou aux Bourbons de France, d'Espagne et d'Italie. En réalité, il est impossible de citer plus d'exemples frappants d'hérédité portant sur les traits les plus délicats du corps et de l'esprit, qu'on n'en trouve dans l'histoire des maisons régnantes, là où il existe des monarchies héréditaires. Cela est particulièrement vrai pour les maladies mentales, dont nous avons déjà parlé. Précisément, chez les familles régnantes, les maladies mentales sont héréditaires dans une mesure exceptionnelle. Déjà le médecin aliéniste Esquirol a démontré que, dans les familles régnantes, les maladies mentales sont soixante fois plus nombreuses que dans la masse de la population. Si l'on faisait la même étude statistique pour la noblesse héréditaire, on verrait aussitôt, que les familles nobles payent aux maladies mentales un tribut beaucoup plus grand que les familles roturières. Cela ne nous étonnera guère, si nous songeons au mal que ces familles se font à elles-mêmes en rétrécissant l'intelligence des enfants par une éducation étroite et incomplète et en s'isolant volontairement du reste de l'humanité. C'est ainsi que beaucoup de tristes côtés de la nature humaine se développent extraordinairement, deviennent l'objet d'une sélection artificielle, et se transmettent avec une force toujours grandissante dans une direction définie à travers la série des générations. Chez certaines dynasties, par exemple chez les princes de la maison de Saxe-Thuringe,' chez les Médicis, on a vu durer et se transmettre, à travers une série de générations, de nobles penchants, le goût des productions les plus parfaites de l'humanité dans les sciences et dans les arts, tandis que dans d'autres dynasties, le métier des armes, la tendance à opprimer la liberté humaine, les instincts les plus violents semblent des vocations innées et par conséquent héréditaires ; ce sont là des faits suffisamment connus de tous ceux qui sont-familiers avec l'histoire des peuples. De même, nombre de familles possèdent héréditairement certaines aptitudes intellectuelles, soit pour les mathématiques, soit pour la poésie, soit pour la musique, soit pour les arts d'imitation, soit pour l'histoire naturelle, soit pour la philosophie, etc. Dans la famille Bach on a compté jusqu'à vingt-deux musiciens distingués. Naturellement l'hérédité de ces aptitudes spéciales, comme celle des aptitudes intellectuelles en général, a pour base l'acte matériel de la reproduction. Là aussi, comme dans toute la nature, les phénomènes vitaux, la manifestation des forces, sont immédiatement liés à des combinaisons matérielles. Ce qui est transmis par la génération, c'est le mode de combinaison, le mode des mouvements moléculaires de la matière. Mais, avant d'examiner plus en détail les diverses lois de l'hérédité, dont certaines sont fort curieuses, il importe de bien faire comprendre quelle est la nature réelle du phénomène. Souvent on regarde les phénomènes d'hérédité comme quelque chose de tout à fait mystérieux, comme des faits particuliers, que l'histoire naturelle n'a pas approfondis et qui ne sauraient être compris dans leurs causes premières et leur essence. Mais, dans l'état actuel de la physiologie, on peut démontrer, d'une manière incontestable, que les phénomènes de l'hérédité sont des faits absolument naturels, qu'ils sont dus à des causes mécaniques, qu'ils résultent de mouvements matériels s'effectuant dans les corps organisés et qu'on peut les considérer comme des particularités des faits de reproduction. Chaque organisme, chaque individu vivant doit son existence, soit à un acte de production sans parents (generatio spontanea, Àrchigonia)l, soit à un acte de production avec parents ou génération proprement dite (generatio parentalis, Tocogonia) 2. Dans une des leçons suivantes, nous reviendrons sur la génération spontanée ou archigonie. Quant à présent, nous avons seulement à nous occuper de la génération proprement dite ou tocogonie, dont l'étude attentive est d'une haute importance pour l'intelligence de l'hérédité. Très-vraisemblablement la plupart d'entre vous connaissent seulement les faits de reproduction, qui s'observent chez les plantes et les animaux haut placés dans la série, c'est-à-dire les faits de génération sexuelle ou d'amphigonie. Les faits de génération asexuée ou de monogonie sont généralement ignorés 1. Or ces derniers sont précisément bien plus propres que les autres à mettre en lumière la nature des rapports, qui unissent l'hérédité et la génération. Tout d'abord, je m'efforcerai de vous faire bien comprendre les faits de la génération asexuée ou de reproduction monogonique (Monogonia). Ils prennent différentes formes, celles de scissiparité, de bourgeonnement, de formation de germes cellulaires ou spores (Morph. gén., II, 36-58). Ce qui nous importe surtout en ce moment, c'est de considérer la reproduction chez les organismes les plus élémentaires, chez ces organismes, sur lesquels nous aurons plus tard à revenir à propos de la génération primitive. Les plus simples des organismes connus jusqu'ici, et aussi les plus simples que nous puissions imaginer, sont les Monères aquatiques : ce sont de très-petits corpuscules vivants, qui, à proprement parler, ne méritent pas le nom d'organismes. En effet, quand il s'agit d'êtres vivants, l'expression « organisme » suppose un corps animé, composé d'organes, de parties dissemblables entre elles, qui, à la manière des parties d'une machine artificielle, s'engrènent et agissent de concert pour produire l'activité de l'ensemble. Mais, durant ces dernières années, nous avons reconnu dans les monères des organismes, qui réellement ne sont pas composés d'organes ; ils sont constitués par une matière sans structure, simple, homogène. Durant la vie, le corps de ces monères est uniquement représenté par un petit grumeau mucilagineux, mobile et amorphe, constitué par une substance carbonée albuminoïde. Il nous est impossible d'imaginer des organismes plus simples et plus imparfaits (15). Les premières observations complètes sur l'histoire naturelle d'une monère (Protogenes primordialis) ont été faites par moi à Nice, en 1864. Plus tard, j'ai pu observer d'autres monères très-remarquables, en 1866, à Lanzerote, île des Canaries, et eh 1867 dans le détroit de Gibraltar. Le tableau complet de la vie d'une de ces monères des îles Canaries , de la Protomyxa aurantiaca, qui est d'un rouge orangé, est représenté dans notre première planche, et la note explicative, qui l'accompagne, en donne la description. J'ai aussi trouvé une monère particulière sur les côtes de la mer du Nord, à Bergen en Norvège (1869). En 1865, Cienkowski a décrit sous le nom de Vampyrella une intéressante monère d'eau douce. Mais la plus remarquable peut-être de toutes les monères a été découverte, en 1868, par le célèbre zoologiste anglais Huxley, qui l'a appelée Bathybius Haekelii. Bathybius signifie « qui vit à de grandes profondeurs ». En effet, cet étonnant organisme se trouve à ces énormes profondeurs océaniennes de 4,000 et même 8,000 mètres, que les laborieuses explorations des Anglais nous ont fait connaître dans ces dernières années. Là, parmi un grand nombre de polythalamiens et de radiolaires, peuplant le fin limon crayeux de ces abîmes, se trouve une immense quantité de Bathybius; ce sont des grumeaux mucilagineux, les uns de forme arrondie, les autres amorphes, formant parfois des réseaux visqueux, qui recouvrent des fragments de pierre ou d'autres objets. Souvent de petits corpuscules calcaires (discolithes, cyatholithes 1, etc.), englobés dans ces masses de mucosités, en sont vraisemblablement des produits d'excrétion. Le corps tout entier de ce Bathybius si remarquable, ainsi que celui des autres monères, consiste purement et simplement en un plasma sans structure, ou protoplasma, c'est-à-dire en un de ces composés carbonés albuminoïdes , qui, en se modifiant à l'infini, forment le substratum constant des phénomènes de la vie dans tous les Organismes. En 1870, dans ma Monographie des monères, j'ai donné une description détaillée du Bathybius et des autres monères ; c'est de cette monographie qu'est tirée notre première planche. A l'état de repos, la plupart des monères sont de petites boules muqueuses, invisibles à l'oeil nu, ou, si elles sont visibles, de la grosseur d'une tête d'épingle. Quand la monère se met en mouvement, il se forme à sa surface des saillies digitées, informes ou ayant quelquefois l'aspect de rayons très-fins; on les appelle pseudopodies 1. Ces semblants de pieds sont des prolongements simples, immédiats de la masse albumineuse amorphe, constituant le corps entier de la monère. Il nous est impossible de distinguer dans cette monère des parties hétérogènes , et nous pouvons tirer la preuve directe de la simplicité absolue de cette masse albuminoïde semi-fluide du mode même de nutrition de la monère, que nous voyons fonctionner au microscope. S'il arrive, par exemple, que quelques corpuscules propres à la nutrition de la monère, des débris de corps organisés, des plantes microspiques, des animalcules infusoires se trouvent accidentellement en contact avec elle, ils adhèrent à la surface visqueuse de la petite masse muqueuse semi-fluide, y provoquent une irritation, d'où il résulte un afflux plus considérable, en ce point, de la substance colloïde constituant le corps ; en fin de compte, ils sont entièrement englobés ; ou bien le simple déplacement de quelques points du corps visqueux de la monère suffit pour que les corpuscules dont nous parlons pénètrent dans la masse, et là ils sont digérés et absorbés par simple diffusion (endosmose). La reproduction de ces êtres primitifs, que l'on ne saurait appeler, à proprement parler, ni animaux, ni végétaux, est aussi simple que leur nutrition. Toutes les monères se reproduisent uniquement par le procédé asexuel, par monogonie ; et même, dans les cas les plus simples, par ce mode de monogonie, que nous avons considéré comme le premier terme de la série des divers procédés de reproduction, par scissiparité. Quand un de ces petits corpuscules muqueux, par exemple une Protamoebea ou un Protogenes, a acquis une certaine grosseur par l'absorption d'une matière albuminoïde étrangère, alors il tend à se diviser en deux parties; il se forme autour de lui un étranglement annulaire, entraînant finalement la séparation des deux moitiés (fig. 1). Chaque moitié s'arrondit aussitôt ; c'est désormais un individu distinct, au sein duquel recommence de nouveau le jeu fort simple des phénomènes vitaux, la nutrition et la reproduction. Chez d'autres monères (Vampyrella) le corps se subdivise, par la reproduction non pas en deux, mais bien en quatre parties égales, et chez d'autres encore (Protomonas, Pfotomyxa, Myxastrum) en un grand nombre de globuies muqueux, qui, par simple accroissement, acquièrent le volume de leurs parents. On voit ici bien nettement que l'acte de reproduction n'est qu'un excès de croissance de l'organisme qui dépasse son volume normal. Ce mode si simple de reproduction des monères, la scissiparité, est, à proprement parler, le procédé de multiplication le plus général, le plus répandu; en effet, c'est par ce simple mode de division, que se reproduisent les cellules, ces individus organiques rudimentaires, dont l'agglomération constitue la masse de la plupart des organismes, sans en excepter le corps humain. Si l'on excepte les organismes les Fig. 1. — Reproduction par segmentation d'un organisme élémentaire, d'une monère A. Une monère entière (protamoeba). B. La même monère divisée en deux moitiés par un sillon médian. C. Les deux moitiés se sont séparées et constituent maintenant des individus indépendants plus inférieurs, n'ayant pas encore atteint une forme cellulaire bien nette (monères), ou étant, leur vie durant, réduits à l'état de simple cellule, comme les protistes et les plantes unicellulaires, le corps de chaque individu organique est toujours composé d'un grand nombre de cellules. Chaque cellule organique est, dans une certaine mesure, un organisme indépendant, ce qu'on appelle un « organisme élémentaire » ou «un être d'ordre primaire». Tout organisme élevé est en quelque sorte une société, un état composé d'individus élémentaires , multiformes, diversement modifiés suivant les exigences de la division du travail (39). Dans le principe, toute cellule organique est un simple globule muqueux, comme la monère, mais en différant en ceci, que sa masse albuminoïde homogène est divisée en deux parties constituantes, un corpuscule interne, plus dur, le noyau de la cellule (iiucleus), et une partie externe également albuminoïde, mais plus molle, la substance cellulaire (protoplasma). Nombre de cellules ont, en outre, une troisième partie constituante qui pourtant fait souvent défaut; elles la forment en se recouvrant, par une sorte d'exsudation, d'un 1 tégument extérieur ou enveloppe cellulaire (membrana). Les autres corps, qui peuvent se trouver dans la cellule, sont d'une importance secondaire et nous n'avons pas à nous en occuper, ici. Originairement tout organisme polycellulaire est une cellule simple; il devient polycellulaire, parce que la cellule primitive se divise, et que les jeunes cellules ainsi formées demeurent juxtaposées et constituent, grâce à la division du travail, une communauté, un véritable état. Les formes et les phénomènes vitaux de tous les organismes polycellulaires sont uniquement l'oeuvre et l'expression de la totalité des formes et des phénomènes vitaux de toutes les cellules réunies. L'oeuf, qui est le point de départ de la plupart des animaux et des plantes, est une simple cellule. Les organismes unicellulaires, c'est-à-dire ceux qui, durant la vie, ont une forme cellulaire déterminée, par exemple les amibes (fig. 2), se reproduisent habituellement de la manière la plus simple, par division. Ce procédé diffère de la multiplication décrite ci-dessus chez les monères, en ce que c'est le noyau cellulaire dur (nucleus), qui se sépare en deux moitiés par un étranglement circulaire. Puis les deux jeunes noyaux s'écartent l'un de l'autre et agissent alors sur la masse albuminoïde plus molle qui les entoure, sur la matière cellulaire (protoplasma), comme deux centres d'attraction distincts. Il en résulte, à la fin, que cette masse cellulaire se divise aussi en deux moitiés, et, à partir de ce moment, il y a deux nouvelles cellules, semblables à la cellule-mère. Si la cellule est revêtue d'une membrane, alors cette membrane ou ne se divise pas, comme il arrive dans la segmentation de l'oeuf (fig. 3 et 4), ou elle subit passivement l'étranglement actif du protoplasma, ou chaque nouvelle jeune cellule sécrète le nouveau tégument qui l'entoure. Les cellules captives, composant les communautés, les états organiques et par conséquent les corps des organismes supérieurs, se reproduisent exactement comme les organismes unicellulaires indépendants. La cellule est le point de départ de l'existence individuelle des animaux, la vésicule embryonnaire celui des plantes. Toutes deux se multiplient Fig. 2. — Reproduction par segmentation d'un organisme monocellulaire, d'une amoeba sphsrococcus. A. Amoeba enkystée, simple cellule sphérique consistant en une masse protoplasmatique (c) contenant un noyau (b) et un nucléole (a), le tout renfermé dans une membrane enveloppante. B. Amoeba qui a déchiré et quitté le kyste, la membrane cellulaire. C. La même amoeba, commençant à se diviser ; son noyau s'est partagé en deux et, entre ces deux noyaux, la substance s'est divisée aussi en deux parties par un sillon. D. La division est complète ; la substance cellulaire elle-même s'est séparée en deux moitiés (B a et D b) aussi par simple division. Quand un animal, par exemple un mammifère (fig. 3, 4), se développe à partir de l'oeuf, ce mode de développement débute toujours par la division persistante et successive de la cellule, qui finit par engendrer un groupe cellulaire (fig. 4). Le tégument externe, l'enveloppe de l'oeuf sphérique reste indivis. D'abord le noyau cellulaire de l'oeuf, la vésicule germinative, se divise par. fissiparité en deux noyaux, puis la, matière cellulaire, le jaune de l'oeuf, suit le mouvement (fig. 4, A). De même les deux cellules se divisent à leur tour en quatre (fig. 4, B), celles-ci en huit (fig. 4,C), en seize, en trente-deux, etc., et il en résulte enfin un amas sphérique de nombreuses petites cellules (fig. 4, D). Cet amas lui-même, par voie de multiplication, de formation cellulaire hétérogène (division du travail), construit peu à peu l'organisme polycellulaire. Fig. 3. — Un oeuf de mammifère (une simple cellule). A. Nucléole (nucleolus) ou point germinatif de l'oeuf. B. Nucleus ou vésicule germinative de l'oeuf. C. Substance cellulaire ou protoplasma, jaune d'oeuf. B. Membrane enveloppante du jaune ; chez les mammifères on l'appelle membrana pcllucida à cause de sa transparence. Fig. 4. — Premier stade de l'évolution d'un mammifère, « segmentation de l'oeuf», multiplication des cellules,par des scissions réitérées. A. L'oeuf se divise par un premier sillon en deux cellules. B. Ces deux cellules se divisent en quatre cellules. C. Ces dernières se divisent en huit cellules. B. La segmentation indéfiniment réitérée a produit un amas sphérique de nombreuses cellules. Chacun de nous a parcouru, au début de son existence individuelle, les phases de développement représentées dans la figure 4. Bien plus, l'oeuf dé mammifère réprésenté dans la figure 3 et l'évolution représentée dans la figure 4 peuvent indifféremment appartenir à un homme, à un singe, à un chien, à un cheval ou à tout autre mammifère placentaire. Songez maintenant à la forme de reproduction la plus élémentaire, à la scissiparité ; vous ne vous étonnerez certes pas que, dans ce cas, les segments séparés de l'organisme soient doués des mêmes propriétés que l'organisme générateur. Ce sont de simples portions de l'organisme paternel. La substance est identique dans les deux moitiés, les deux jeunes individus ont reçu de l'organisme générateur une somme de matière égale en quantité et en qualité ; il est donc tout naturel que les phénomènes de la vie, les propriétés physiologiques soient aussi identiques chez eux. En effet, sous le rapport de la forme, de la matière, aussi bien que sous celui des phénomènes de la vie, les deux cellules-soeurs ne diffèrent ni l'une de l'autre, ni de la cellule-mère. Cette dernière leur a légué la même nature. Or ce mode si simple de reproduction par division existe non-seulement chez les cellules isolées, mais aussi chez des organismes polycellulaires haut placés dans la série, par exemple chez les coraux. Beaucoup de ces coraux, qui pourtant sont doués d'une organisation compliquée, se reproduisent par division simple. Chez eux, c'est l'organisme tout entier qui se scinde en deux moitiés égales, dès que par la croissance il a atteint un certain volume. Puis chacune des moitiés s'accroît et devient un individu complet. Là encore, vous trouverez sûrement très-naturel que ces deux produits partiels possèdent les propriétés de l'organisme générateur, puisque chacun d'eux représente simplement l'une des moitiés de sa substance. A la reproduction par division ou fissiparité se rattache de très-près la reproduction par bourgeonnement. Ce genre de monogonie est extrêmement répandu. On le rencontre aussi bien, quoique plus rarement,' chez les cellules simples que chez les organismes polycellulaires haut placés dans la série. La reproduction par bourgeonnement est très-répandue dans le règne végétal ; elle l'est moins dans le règne animal. Pourtant ce mode de reproduction existe aussi dans le groupe des zoophytes, spécialement chez les coraux, et souvent chez beaucoup de méduses hydrostatiques ; on le rencontre encore chez une partie des vers (planaires, annélides, bryozoaires, tuniciers). La plupart des polypes tubiformes ramifiés, qui ont extérieurement tant de ressemblance avec les plantes ramifiées, se reproduisent aussi par bourgeonnement. La reproduction par bourgeonnement (gemmatio) diffère de la reproduction par division simple, essentiellement, en ce que les deux organismes produits par la gemmation ne sont pas du même âge et par conséquent ne sont pas identiques au début de leur existence, comme il arrive dans la fissiparité. Dans ce dernier cas, nous ne pouvons pas évidemment considérer l'un des deux individus nouvellement produits, comme l'aîné, comme le générateur, puisque l'un et l'autre ont pris une part égale de l'individu à qui ils doivent leur origine. Au contraire, quand un individu pousse un bourgeon, alors le second est bien le produit du premier. Tous deux sont d'âge différent, par conséquent aussi leur grandeur et leur forme ne sont pas identiques. Quand, par exemple, une cellule se reproduit par bourgeonnement, on ne la voit point se diviser en deux moitiés égales ; mais il se forme en un point de sa surface une proéminence, grossissant toujours, qui diffère plus ou moins de la cellule-mère et prend un déyeloppement qui lui est propre. De même, nous remarquons dans la gemmation soit d'une plante, soit d'un animal, qu'en un point de l'individu pleinement développé, il se produit une sorte d'hypertrophie locale grossissant de plus en plus et se différenciant aussi plus ou moins, dans sa croissance indépendante, de l'organisme générateur. Plus tard, quand le bourgeon a atteint, un certain volume, il peut ou se détacher complètement du générateur primordial, ou lui demeurer uni et former une sorte de rameau ayant néanmoins une vie complètement indépendante. La croissance, qui prépare la reproduction par fissiparité, est générale ; elle se fait dans l'organisme tout entier ; au contraire, dans le bourgeonnement, il y a seulement une croissance partielle, n'intéressant qu'une partie de l'organisme générateur. Mais, dans ce dernier cas encore, l'individu nouvellement formé, qui pendant si longtemps a été étroitement uni à l'organisme producteur et en est sorti, conserve les propriétés essentielles de cet organisme et se développe sur le même plan. Il est un troisième mode de génération asexuée, qui touche de. fort près à la génération par gemmation : c'est la reproduction par bourgeons germinatifs (polysporogonial). Chez les organismes inférieurs et imparfaits, spécialement chez les zoophytes et les vers, pour le règne animal, on voit fréquemment, au milieu d'un organisme polycellulaire, un petit groupe de cellules s'isoler des cellules voisines ; puis peu à peu ce petit groupe isolé grandit, devient un individu analogue à l'organisme générateur, dont il se sépare tôt ou tard. C'est ainsi que, dans le corps des entozoaires à suçois (trématodes), on voit souvent naître de nombreux corpuscules polycellulaires, des bourgeons germinatifs ou polyspores, qui se séparent dé l'organisme producteur, dès qu'ils ont acquis un certain degré de développement propre. Evidemment la reproduction par bourgeons erminatifs diffère bien peu de la vraie gemmation. Mais, d'autre part, elle confine à une quatrième forme de reproduction asexuée, qui est déjà bien voisine de la génération sexuelle; je veux parler de la reproduction par cellules germinales (monosporogonia), qui souvent est désignée par la dénomination vicieuse de reproduction par spores (sporùgonia). Ici ce n'est plus un groupe de cellules, mais bien une cellule unique, qui se sépare des cellules voisines, au sein de l'organisme producteur, puis se développe ultérieurement, quand elle s'en est tout à fait détachée. Quand une fois cette cellule germinale ou monospore, que l'on appelle d'ordinaire, par abréviation, spore, a quitté l'organisme, elle se multiplie par division spontanée et forme ainsi un organisme polycellulaire, qui, par croissance et développement graduel, acquiert les propriétés de l'organisme générateur. C'est ce qui se passe généralement chez les plantes inférieures ou cryptogames. Bien que la génération par cellules germinales se rapproche beaucoup de la génération par bourgeons germinatifs, pourtant elle en diffère évidemment et essentiellement, ainsi que des autres formes ci-dessus mentionnées de génération asexuée, en ce que, dans ce mode de reproduction, c'est seulement une toute petite parcelle de l'organisme producteur, qui sert de véhicule à la reproduction et aussi à l'hérédité. Dans la division spontanée, où l'organisme entier se subdivise en deux moitiés, dans la gemmation, où une notable partie du corps, une partie déjà plus ou moins développée, se sépare de l'organisme producteur, nous trouvons très-simple que les formes et les phénomènes vitaux du générateur et du produit soient les mêmes. On comprend déjà plus difficilement dans la génération par bourgeons germinatifs, et plus difficilement encore dans la génération par cellules germinales, comment une parcelle du corps extrêmement minime, point développée, groupe de cellules ou cellule isolée, non-seulement conserve certaines propriétés du générateur, mais encore devient, après sa séparation, un corps polycellulaire, reproduisant les formes et les phénomènes vitaux de l'organisme producteur. Cette dernière forme de reproduction monogénique, la génération par cellules germinales ou spores, nous conduit d'emblée au mode le plus obscur de reproduction, à la génération sexuelle. La génération sexuelle (amphigonia) est le procédé habituel de reproduction chez l'ensemble des végétaux et des animaux supérieurs. C'est sûrement à une époque bien tardive de l'histoire de la terre, que cette forme de reproduction est enfin sortie, par voie de perfectionnement, de la reproduction asexuelle et sans doute de la génération par cellules germinales. Durant les périodes les plus anciennes de l'histoire de la terre, tous les organismes se reproduisirent asexuellement, comme le font encore actuellement nombre d'organismes inférieurs, particulièrement ceux qui, placés au plus bas degré de l'échelle, ne sont ni des animaux, ni des végétaux : on doit par conséquent les en séparer sous le nom de protistes. Actuellement la génération sexuée est de règle pour la plupart des individus, chez les animaux et les végétaux supérieurs. Dans tous les modes principaux de génération asexuée précédemment indiqués, dans la division spontanée, le bourgeonnement, la génération par bourgeons germinatifs et celle par cellules germinales, les cellules isolées ou les groupes de cellules, possèdent par eux-mêmes la faculté de produire un nouvel individu ; au contraire, dans la reproduction sexuée, il faut que ces cellules soient fécondées par une autre matière génératrice. Il faut que la semence masculine imprègne la cellule germinale féminine, l'oeuf, avant que ce dernier puisse devenir le point initial d'un nouvel individu. Ces deux substances génératrices, la semence mâle et l'oeuf femelle, ou bien sont produites par un seul et même individu (hermaphroditisme) ou par deux individus distincts (séparation des sexes, gonochorisnie 1). (Morph.gén., II. 88-59.) La forme la plus simple et la plus ancienne de la reproduction sexuée est l'hermaphroditisme.. Elle existe dans la grande majorité des plantes, et seulement chez une grande minorité des animaux, par exemple chez le colimaçon des jardins, la sangsue, le lombric et beaucoup d'autres vers. Dans l'hermaphroditisme, tout individu isolé produit les deux substances génératrices, l'oeuf et la semence. Chez la plupart des végétaux supérieurs, chaque fleur renferme aussi bien les organes mâles, filets et étamines, que les organes femelles, style et ovaire. Tout limaçon des jardins possède, en un point de ses glandes génératrices, les oeufs, en un autre la semence. Beaucoup d'hermaphrodites peuvent se féconder eux-mêmes ; chez d'autres, une copulation, une fécondation réciproque de deux individus est nécessaire, pour que les oeufs se développent. Ce dernier cas marque évidemment déjà le passage à la séparation des sexes. La reproduction par sexes séparés (gonochorismus), la plus parfaite des deux formes de génération sexuée, est évidemment provenue de l'hermaphrodisme à une époque moins reculée de l'histoire organique de la terre. Actuellement, c'est là le mode de reproduction le plus général des animaux supérieurs ; au contraire peu de végétaux le possèdent, par exemple nombre de plantes aquatiques : Bydrocharis, Vallisneria, et des arbres : les saules, les peupliers. Tout individu organique non hermaphrodite (gonochoristus) produit seulement l'une des deux substances génératrices, la substance mâle ou la substance femelle. Chez les animaux aussi bien que chez les plantes, les individus femelles produisent des oeufs ou des cellules ovulaires. Les oeufs des plantes sont ordinairement appelés « vésicules embryonnaires», chez les végétaux à fleurs (phanérogames), et « sphères de fructification » chez les végétaux sans fleurs (cryptogames). Les mâles sécrètent, chez les animaux, une substance fécondante (le sperme), et, chez les végétaux, des corpuscules correspondants au sperme, savoir : le grain de pollen, la poussière fécondante des phanérogames, le sperme des cryptogames, qui, comme celui de la plupart des animaux, est constitué par des cellules brillantes, nageant dans un liquide (zoospermes, spermatozoaires, cellules spermiques). Il est une intéressante forme transitoire de génération sexuée, qui se rapproche beaucoup de la reproduction asexuée par cellules germinales, c'est la génération virginale (parthenogenesis), maintes fois constatée de notre temps, chez les insectes notamment, par les précieuses recherches de Siebold. Nous voyons ici des cellules germinales, d'ailleurs tout à fait analogues aux cellules ovulaires et capables comme elles d'engendrer un nouvel individu, sans intervention de la semence fécondante. Les cas les plus curieux et les plus instructifs des divers modes de parthénogenèse sont ceux dans lesquels les cellules germinales produisent de nouveaux individus avec ou sans le concours de la fécondation. Chez nos abeilles communes, les oeufs de la reine donnent naissance à des individus mâles (faux bourdons), s'ils n'ont pas été fécondés, et à des femelles ouvrières ou reines, s'ils l'ont été. On voit par là, que la génération sexuée et la génération asexuée ne sont pas séparées par un abîme, que Ce sont même deux procédés très-analogues. D'ailleurs, il faut voir seulement dans la parthénogenèse un retour de la génération sexuée, que possédaient les ancêtres primitifs des insectes, à l'antique mode de génération asexuée (Morph. gén., II, 56.) Quoi.qu'il en soit, chez les végétaux aussi bien que chez les animaux, la génération sexuée, quelque merveilleuse qu'elle paraisse, est provenue, à une époque récente, de l'antique génération asexuée. Dans l'un comme dans l'autre cas, l'hérédité est une conséquence secondaire et nécessaire de la génération. - Le fait essentiel dans les divers cas de reproduction est toujours la séparation d'une partie de l'organisme générateur, et l'aptitude de cette partie à mener une existence individuelle, indépendante. Nous devons donc, dans tous les cas, nous attendre d'avance à voir les jeunes individus, qui sont, comme on le dit, la chair et le sang de leurs parents, reproduire les mêmes phénomènes vitaux, les mêmes propriétés morphologiques, que ces parents possédaient. Toujours une plus ou moins grande quantité de matière, de protoplasme albuminoïde ou substance cellulaire, est transmise des parents aux enfants. Mais en même temps se transmettent aussi les propriétés de cette matière, les mouvements moléculaires du plasma, qui plus tard se manifestent suivant le mode qui leur est propre. Si l'on embrasse, d'un coup d'oeil et dans ses étroites connexions, l'enchaînement des diverses formes de reproduction, alors l'hérédité résultant de la génération sexuée perd beaucoup de l'aspect énigmatique et merveilleux qu'elle a au premier abord. Il semble, d'abord, très-étonnant que, dans la génération sexuée humaine, par exemple, aussi bien que dans celle de tous les animaux supérieurs, un petit oeuf, une petite cellule, souvent invisibles à l'oeil nu, puissent transmettre à l'enfant toutes les propriétés de l'organisme maternel; il ne semble pas moins mystérieux, que les propriétés essentielles de l'organisme paternel puissent passer à l'enfant par l'intermédiaire du sperme mâle fécondant, c'est-à-dire par l'intermédiaire d'une masse albuminoïde représentée par les cellules filiformes et mobiles des zoospermes. Mais il faut considérer comparativement les divers modes de reproduction, dans lesquels l'organisme-enfant apparaît, comme un produit de croissance exubérante, se séparant de plus en plus tôt de l'individu générateur, et entrant de plus en plus hâtivement dans la carrière qui lui est propre. Il faut remarquer, en même temps, que la croissance et le développement de tout organisme supérieur se ramène à la simple multiplication des cellules, qui le constituent, c'est-à-dire à la reproduction par simple division, et alors il sera bien évident que tous ces remarquables phénomènes sont liés entre eux. La vie d'un organisme quelconque n'est rien autre chose qu'un enchaînement continu de mouvements matériels trèscomplexes. Ces mouvements sont des changements dans la position relative et la composition chimique des molécules, c'est-à-dire des plus minimes particules de la matière vivante ; ce sont des combinaisons atomiques fort variées. La direction spécifiquement déterminée de ce mouvement vital, homogène, persistant, immanent, résulte, dans chaque organisme, du mélange chimique de la substance albuminoïde génératrice, qui lui a donné naissance. Chez l'homme et chez les animaux supérieurs, qui se reproduisent sexuellement, le mouvement vital individuel commence au moment où la cellule ovulaire est fécondée par le spermatozoïde filiforme, au moment où les deux substances génératrices se mêlent effectivement ; alors la direction de ce mouvement vital est déterminée par la constitution spécifique ou plus exactement individuelle de la semence et de l'oeuf. Pas le moindre doute n'est possible quant à la nature purement mécanique et matérielle de ce phénomène. Mais nous devons être frappés d'étonnement et d'admiration devant cette délicatesse infinie et incompréhensible pour nous de la matière albuminoïde. Nous sommes stupéfaits en face de ces faits incontestables, en voyant la simple cellule ovulaire de la mère, la simple cellule spermatique du père, transmettre à l'enfant avec une telle fidélité le mouvement vital propre à chacun des deux individus, à tel point que ce dernier reproduira les plus délicates particularités corporelles et morales des deux parents. C'est un phénomène naturel et mécanique, dont Virchow, l'ingénieux fondateur de la « pathologie cellulaire », a dit à bon droit : « Si, à l'imitation de l'historien et du prédicateur, le naturaliste aimait à exprimer par un vain étalage de grands mots retentissants des phénomènes prodigieux et uniques dans leur espèce, ce serait ici l'occasion de le faire ; car nous sommes en présence de l'un des plus grands mystères de la nature animale ; là est le secret de la situation de l'animal vis-à-vis du monde phénoménal tout entier. La question, de la formation des cellules, celle de la mise en branle d'un mouvement homogène persistant, enfin la question de l'autonomie du système nerveux et de l'âme, tels sont les vastes problèmes que l'homme ose aborder. Déterminer les rapports de la cellule ovulaire avec l'homme et la femme, c'est expliquer presque tous ces mystères. L'origine et le développement de la cellule ovulaire dans le corps maternel, la transmission à cette cellule des particularités corporelles et morales du père par le moyen de la semence ; voilà des faits qui touchent à toutes les questions que l'esprit humain s'est posées au sujet de l'essence de l'homme. » Nous ajouterons que, grâce à la théorie de la descendance, ces hautes questions reçoivent une solution purement mécanique, purement monistique. Que, même dans la génération sexuée de l'homme et des organismes supérieurs, l'hérédité soit un fait purement-mécanique, résultant immédiatement de l'union matérielle des deux organismes producteurs, exactement comme dans la reproduction asexuée des organismes inférieurs, c'est là un point sur lequel le doute n'est plus permis. Mais j'ai à vous signaler à ce sujet une importante différence entre la génération sexuée et la génération asexuée. On sait depuis longtemps que les particularités individuelles de l'organisme producteur se transmettent bien plus exactement par la génération asexuée que par la génération sexuée. Les jardiniers utilisent ce fait depuis bien longtemps. S'il arrive par exemple, accidentellement, qu'un arbre appartenant à une espèce, dont les branches sont rigides et redressées, ait des branches tombantes, ce n'est pas par le moyen de la reproduction sexuée, mais bien par la reproduction asexuée, que l'horticulteur parvient à fixer héréditairement cette parcularité. Des branches détachées de cet arbre et plantées comme boutures deviennent plus tard des arbres, qui ont aussi les branches tombantes, comme le saule pleureur, certains frênes et certains hêtres. Au contraire, les individus provenant des graines d'un tel arbre poussent ordinairement des branches rigides et dressées comme celles de leurs ancêtres. On peut faire la même observation sur ces arbres vulgairement dits « de couleur de sang», et qui sont des variétés caractérisées par la nuance rouge ou rouge-brun de leurs feuilles. Les descendants de ces arbres (par exemple, les hêtres couleur de sang), obtenus par la reproduction asexuée, par des boutures, possèdent la couleur spéciale et la constitution des feuilles caractéristiques de l'individu d'où ils proviennent, tandis que les individus issus des graines reprennent un feuillage de couleur verte. Cette dissemblance dans l'hérédité vous semblera très-naturelle, si vous considérez que la connexion matérielle entre le générateur et son produit est bien plus intime et bien plus durable dans la génération asexuée que dans la génération sexuée. Dans la génération asexuée, la direction individuelle du mouvement vital moléculaire a donc plus de temps pour s'incorporer au jeune organisme, et l'hérédité a ainsi une base plus solide. Tous ces faits envisagés dans leur connexion montrent clairement que l'hérédité des propriétés physiques et morales est un fait purement matériel et mécanique, La génération transmet à l'enfant une quantité plus ou moins grande de particules matérielles albuminoïdes, et lui lègue en même temps le mode individuel de mouvement inhérent à ces molécules de protoplasma appartenant à l'organisme générateur. Puisque ce mode de mouvement persiste, il faut bien que les particularités délicates inhérentes à l'organisme producteur apparaissent aussi tôt ou tard chez l'organisme produit. NEUVIÈME LEÇON. LOIS DE L'HÉRÉDITÉ. — ADAPTATION ET NUTRITION. Différence entre l'hérédité conservatrice et l'hérédité progressive. — Lois de l'hérédité conservatrice : hérédité des caractères acquis. — Hérédité ininterrompue ou continue. -— Hérédité interrompue ou latente. — Hérédité alternante. — Retour atavique. — Retour à l'état sauvage. — Hérédité sexuelle. — Caractères secondaires sexuels. — Hérédité mixte ou amphigonique. — Hybridisme. — Hérédité abrégée ou simplifiée. — Hérédité fixée ou constituée. — Hérédité simultanée ou homochrone. — Hérédité dans les mêmes lieux ou homotopique. — Adaptation et variabilité. — Connexion entre l'adaptation et la nutrition. — Différence entre l'adaptation indirecte et l'adaptation directe. Messieurs, des deux grandes activités vitales de l'organisme, l'adaptation et l'hérédité, dont l'action combinée produit les diverses espèces organiques, l'une, l'hérédité, a été examinée dans la dernière leçon, et nous avons essayé de ramener cette activité vitale si mystérieuse dans ses effets à une autre fonction physiologique de l'organisme, à la génération. Cette dernière fonction, de son côté, comme tous les autres phénomènes de la vie des animaux et des plantes, résulte des phénomènes physiques et chimiques, et ces phénomènes, tout complexes qu'ils soient en apparence, se ramènent au fond à des causes simples, mécaniques, à des faits d'attraction et de répulsion au sein des molécules, en résumé à des mouvements matériels. Avant d'aborder la fonction antagoniste de l'hérédité, l'adaptation ou variabilité, il me semble convenable de jeter d'abord un coup d'oeil sur ces divers modes de manifestation de l'hérédité, que l'on a peut-être, dès à présent, le droit de formuler en lois. Malheureusement on a encore très-peu fait pour éclairer ce sujet si extraordinairement intéressant aussi bien pour la zoologie que pour la botanique, et presque tout ce que l'on sait des diverses lois de l'hérédité n'a d'autre fondement que les expériences des agriculteurs et des horticulteurs. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que, dans leur ensemble, ces' phénomènes si intéressants et si importants n'aient pas été examinés avec toute la rigueur scientifique désirable et qu'on ne les ait pas codifiés en vraies lois de l'histoire naturelle. Je n'aurai donc à vous communiquer au sujet des diverses lois de l'hérédité que quelques fragments empruntés au trésor, d'une richesse infinie, qui. s'ouvre ici devant le savoir humain. Tout d'abord nous pouvons diviser les phénomènes de l'hérédité en deux groupes : l'un, représentant l'hérédité des caractères légués, l'autre l'hérédité des caractères acquis; le premier mode d'hérédité s'appellera l'hérédité conservatrice, le second sera l'hérédité progressive. Cette distinction est fondée sur ce fait extrêmement important, savoir, que les individus appartenant à une espèce végétale ou animale quelconque lèguent à leur postérité non-seulement les propriétés dont ils ont hérité de leurs ancêtres, mais aussi les propriétés individuelles qu'ils ont acquises pendant leur vie. Les dernières sont transmises en vertu de l'hérédité progressive, les secondes en vertu de l'hérédité conservatrice. Nous avons d'abord à examiner ici les phénomènes qui se rapportent à l'hérédité conservatrice (Morph. gén., II, 180). Ce qui nous frappe d'abord parmi les faits de l'hérédité 'conservatrice, comme étant la loi la plus générale, c'est ce que nous appellerons la loi d'hérédité ininterrompue ou continue. Pour les animaux et les plantes d'ordre supérieur cette loi a une valeur si. générale, que les gens du monde en apprécient d'emblée la puissance et la tiennent pour l'unique loi, pour le fait capital de l'hérédité. Cette loi consiste simplement en ceci que, généralement, chez la plupart des espèces animales et végétales, les générations se ressemblent, que les parents sont analogues aussi bien aux aïeux qu'aux enfants. « Le semblable enfante son semblable, » dit-on habituellement. Il serait plus juste de dire : « L'analogue enfante l'analogue.» En effet, la postérité ou les descendants de chaque organisme ne lui sont jamais de tout point identiT ques; ils lui ressemblent seulement plus ou moins. Cette loi est si généralement reconnue, qu'il est inutile d'en donner des exemples. Il y a une certaine opposition entre celle loi et la loi d'hérédité intermittente ou latente, que l'on peut aussi appeler hérédité alternante. Cette importante loi agit spécialement chez nombre de végétaux et d'animaux inférieurs; elle est opposée à la précédente en ceci que les enfants, loin de ressembler aux parents, en diffèrent beaucoup, et que c'est seulement la troisième génération ou une génération plus lointaine, qui ressemble à la première. Les petits-fils ressemblent aux aïeux, mais sont tout à fait différents de leurs parents. C'est là un fait remarquable, qui, comme il est notoire, se produit aussi, quoique à un moindre degré, dans les familles humaines. Sans aucun doute tous mes auditeurs connaissent des membres de leur famille ressemblant plus par telle ou telle particularité à leur grand-père ou à leur grand'mère qu'à leur père ou à leur mère. Tantôt ce sont les propriétés corporelles, les traits, la couleur de la barbe, la taille ; tantôt ce sont les propriétés morales, le tempérament, l'énergie, l'intelligence, qui se transmettent ainsi, en quelque sorte par bonds. Ces faits se peuvent observer chez les animaux domestiques aussi bien que chez l'homme. Chez la plupart des animaux modifiés par l'élevage, chez les chiens, les chevaux, les boeufs, les éleveurs on servent très-souvent que le produit de leur sélection ressemble plus au grandpère qu'au père. Si l'on voulait exprimer cette loi par une formule générale, en désignant les générations par les lettres de l'alphabet, on aurait A=C:=E et B=D=F-, etc. Chez les animaux inférieurs et les plantes, ces faits vous paraîtront encore plus frappants que chez les organismes supérieurs, particulièrement dans les célèbres phénomènes de la génération alternante (metagenesis). Chez les planaires, les tuniciers, les zoophytes, chez les fougères et les mousses, on trouve fréquemment que l'individu organique engendre d'abord une forme absolument différente de la sienne, et que seul le produit de cette seconde forme ressemble au premier générateur.' Ce mode régulier de génération alternante fut découvert en 1819 par le poëte Chamisso, dans son voyage autour du monde ; il l'observa chez les Salpas, tuniciers cylindriques, mous et diaphanes, qui nagent à la surface de la mer. Chez ces animaux, le grand type, qui est représenté par dès individus isolés, munis d'un oeil en.fer à cheval, engendre asexuellemenl, par bourgeonnement, un type entièrement différent et de petite taille. Les individus de cette deuxième génération vivent unis, en formant une chaîne, et ont un oeil conique. Chacun des individus de cette chaîne produit à nouveau par génération sexuée, hermaphrodite, un individu solitaire, asexué, du type de grande taille. Chez les salpas, ce sont toujours les première, troisième, cinquième générations d'une part, et de l'autre les deuxième, quatrième, sixième générations, qui se ressemblent. Mais l'hérédité ne se borne pas à sauter ainsi une seule génération ; dans d'autres cas tout aussi nombreux, la première génération ressemble à la quatrième, à la septième, etc. ; la seconde ressemble à la cinquième et à la huitième; la troisième, à la sixième et à la neuvième, etc. Chez un gracieux petit tunicier en forme de baril, le Doliolum, très-voisin des salpas, trois générations successives changentainsi. Ici nous avons A = D=:G, B = E—H, C=F=I.- Chez les pucerons, chaque génération sexuée est suivie d'une série de huit, dix, douze générations asexuées, très-analogues entre elles et fort différentes de la génération sexuée. Enfin apparaît une génération sexuée, semblable à la première génération sexuée disparue depuis si longtemps. Si l'on voulait suivre plus loin encore cette hérédité latente ou intermittente et y rattacher tous les phénomènes qui y touchent, on pourrait aussi y comprendre les faits bien connus d'atavisme. Par atavisme les éleveurs désignent la singulière réapparition, chez un animal, d'une forme disparue depuis un grand nombre de générations et ayant appartenu à une génération depuis longtemps éteinte. Un des plus remarquables exemples de ce genre se montre .chez quelques chevaux, dont la robe est parfois striée de raies sombres analogues à celles du zèbre, ducouagga et d'autres espèces chevalines sauvages d'Afrique. Les chevaux domestiques des races les plus diverses et de toutes les couleurs portent parfois de ces raies sombres, par exemple, une raie le long du dos, des raies transversales sur les épaules et les jambes, etc. L'apparition subite de ces stries ne peut s'expliquer que par l'effet d'une hérédité latente ; c'est le retour atavique d'un caractère ayant appartenu au type ancestral depuis longtemps éteint de toutes les espèces chevalines, type qui sans doute était rayé comme le zèbre et le couagga, etc. On voit de même reparaître inopinément, chez d'autres animaux domestiques, certaines propriétés, qui distinguaient leur ancêtre sauvage depuis longtemps éteint. Chez les végétaux, on peut aussi observer très-souvent l'atavisme. Vous connaissez tous très-bien le muflier jaune sauvage (Linaria vulgaris), très-commun dans nos champs cultivés et sur nos routes. La corolle, en forme de gueule, de cette plante, renferme deux étamines longues et deux courtes. Mais parfois la plante porte exceptionnellement une corolle en entonnoir, à cinq divisions égales et renfermant cinq étamines de, même grandeur (peloria). Le seul moyen de comprendre l'apparition de cette peloria, c'est de supposer un retour atavique vers la forme ancestrale primitive et commune, d'où proviennent toutes les plantes ayant, comme le muflier, une corolle en forme de gueule bilabiée, deux étamines longues et deux courtes. Ce type ancestral possédait, comme la peloria, une corolle régulière, à cinq divisions, renfermant cinq étamines égales, qui plus tard et graduellement devinrent inégales. Il faut rapporter de tels retours ataviques a la loi de l'hérédité intermittente ou latente, quand même le nombre des générations franchi d'un bond par cette influence héréditaire serait énorme. Que les plantés cultivées et les animaux domestiques redeviennent sauvages, qu'ils soient soustraits au milieu de la vie domestique, alors apparaissent des modifications, qui ne sont pas seulement le résultat d'une adaptation à de nouvelles conditions d'existence, niais qu'il faut aussi considérer comme un retour atavique partiel à la forme ancestrale primitive, d'où provient le type domestique. C'est ainsi que l'on peut, en cessant de cultiver les variétés de choux si extraordinairement diverses, les ramener peu à peu à la forme ancestrale originelle. De même les chiens, chevaux, boeufs, etc., redevenus sauvages retournent souvent plus ou moins aux types éteints. Une immense série de générations peut s'écouler avant que la puissance de cette hérédité latente s'amortisse complètement. Nous pouvons encore signaler comme troisième loi de l'hérédité conservatrice la loi d'hérédité sexuelle, en vertu de laquelle chaque sexe transmet à sa postérité les caractères sexuels particuliers, qu'il ne lègue pas à ses descendants de l'autre sexe. Les « caractères sexuels secondaires » si extraordinairement intéressants sous tant de rapports nous fournissent de nombreux exemples à.l'appui de cette loi. On entend par caractères sexuels secondaires les particularités qui sont propres à l'un ou à l'autre sexe, sans être immédiatement liées aux organes de la génération. Citons, comme caractères de cet ordre, particuliers au sexe mâle, les bois du cerf, la crinière du lion, l'éperon du coq. Il en est de même de la barbe, chez l'homme, ornement qui fait habituellement défaut au sexe féminin. Pour le sexe féminin,les glandes mammaires des mammifères femelles, la bourse des marsupiaux féminins, sont des caractères dé même ordre. Chez les femelles de beaucoup d'animaux, la taille, la couleur du pelage diffèrent aussi. Tous ces caractères sexuels secondaires sont, exactement comme les organes sexuels eux-mêmes, transmis par l'organisme mâle seulement au descendant mâle et inversement. Les faits contradictoires à cette loi sont de rares exceptions à la règle. Il est une quatrième loi de l'hérédité, qui, dans une certaine mesure, contrarie et limite celle dont nous venons de nous occuper : c'est la loi d'hérédité mêlée ou bilatérale (amphigonique). En vertu de cette loi, tout individu organique, produit par génération sexuée, reçoit de ses deux générateurs, du père et de la mère, des caractères particuliers. Ce fait de la transmission aux enfants de l'un et de l'autre sexe des caractères particuliers des deux parents est trèsimportant. Goethe a exprimé ce fait dans de jolis vers : « De mon père j'ai reçu la stature et l'allure sérieuse de la vie, de ma bonne mère une libre nature et une vive imagination. » Ces faits vous sont, d'ailleurs tellement familiers qu'il estinutile d'insister davantage.. C'est de l'inégal mélange des caractères légués aux enfants par le père et la mère, que résultent principalement les dissemblances entre frères et soeurs. C'est encore à cette loi d'hérédité mixte ou amphigonique, que se rapporte le phénomène très-important et très-intéressant de l'hybridisme et du métissage. Si on lui donne sa vraie valeur , il suffit pleinement, à lui seul, pour ruiner le dogme de la fixité de l'espèce. Des plantes et des animaux appartenant à deux espèces peuvent se croiser et engendrer des produits hybrides, capables, dans nombre de cas, de se reproduire eux-mêmes,, soit, ce qui est le cas le plus fréquent, en se croisant avec l'un des deux générateurs, soit en se fécondant mutuellement eux-mêmes, ce qui est le cas le plus rare. Les métis du lièvre et du lapin (Lepus Darwini) nous fournissent un exemple du second cas. Tout le monde connaît les hybrides du cheval et de l'âne, deux espèces distinctes du genre Equus. Les hybrides diffèrent suivant que le père ou la mère appartiennent à l'une ou à l'autre espèce. Le mulet (Mulus), qui provient d'une jument et d'un âne, a des caractères très-différents de ceux du bardeau (Hinnus) provenant du cheval et de l'ânesse. Toujours l'hybride provenant du croisement de deux espèces distinctes est une forme mixte, ayant hérité des caractères des deux générateurs ; mais ces caractères de l'hydride sont fort différents suivant le genre du croisement. De même les enfants mulâtres nés d'un père européen et d'une négresse offrent des caractères mixtes différents de ceux qui s'observent sur l'enfant d'un nègre et d'une Européenne. Pas plus pour l'hybridisme que pour les autres lois de l'hérédité précédemment examinées, nous ne sommes en mesure d'indiquer exactement et minutieusement les causes efficientes des phénomènes. Mais aucun naturaliste n'oserait douter de la nature purement mécanique de ces causes, ou contester qu'elles aient pour raison d'être la constitution même de la nature organique. Si nous possédions des. moyens d'investigation plus délicats que nos grossiers organes des sens et les instruments qui en augmentent la puissance, nous saurions reconnaître ces causes et les ramener aux propriétés chimiques et physiques de la matière. La cinquième loi de l'hérédité conservatrice est la loi de l'hérédité abrégée ou simplifiée. Cette loi est fort importante pour l'embryologie ou ontogénie, c'est-à-dire pour l'histoire du développement des individus organiques. Comme je l'ai déjà indiqué dans la première leçon et comme je l'exposerai plus tard avec détail, l'ontogénie, ou l'histoire du développement de l'individu, est simplement une récapitulation courte, rapide, conforme aux lois de l'hérédité et de l'adaptation, de la phylogénie, c'est-à-dire de l'évolution paléontologique de toute la tribu organique ou phylum, à laquelle appartient l'individu examiné. Suivez le développement individuel de l'homme, dusinge, d'un mammifère supérieur quelconque dans l'utérus maternel : vous trouverez que le germe inclus dans l'oeuf, puis l'embryon, parcourent une série de formes très-diverses. En outre ces formes reproduisent d'une manière générale ou du moins suivent parallèlement la série des formes offertes.par la série ancestrale historique des mammifères supérieurs. Parmi ces ancêtres se trouvent certains poissons, amphibies, marsupiaux., etc. Mais le parallélisme ou la concordance des deux séries évolutives ne sont jamais rigoureusement exacts. Toujours il y a dans l'ontogénie des lacunes, des sauts répondant à l'absence de quelques stades phylogéniqùes. Comme l'a excellemment indiqué Fritz Müller dans son remarquable mémoire pour Darwin (16) en citant l'exemple des crustacés : « Ces documents historiques conservés dans l'évolution individuelle s'effacent peu à peu, à mesure que le développement suit une voie de plus en plus directe de l'oeuf à l'animal complet. » Cet effacement, cette abréviation sont dus à la loi de l'hérédité abrégée, et je tiens à mettre ici ce fait en relief; car il est d'une grande importance pour l'intelligence de l'embryogénie; il explique un phénomène surprenant au premier abord, savoir, que toutes les formés évolutives, par où nos ancêtres ont passé, ne sont pas visibles actuellement dans la série des formes que parcourt notre évolution individuelle. Les lois de l'hérédité conservatrice sont en contradiction avec celles de là deuxième série, avec les lois de l'hérédité progressive. Ces dernières lois consistent, comme nous l'avons déjà dit, en ce que l'organisme ne lègue pas à sa descendance seulement les propriétés qu'il a reçues de ses ancêtres, mais aussi un certain nombre de ces particularités individuelles qu'il a lui-même acquises durant sa vie. L'adaptation se relie ici à l'hérédité (Morph. gén., II, 186). En tête de ces faits importants d'hérédité progressivenous pouvons placer le plus général de tous, la loi d'hérédité adaptée ou acquise. Cette formule exprime simplement ce que j'ai déjà,dit plus haut, c'est-à-dire que, dans des cir- . constances données, l'organisme peut transmettre à sa descendance toutes les propriétés qu'il a acquises par adaptation durant sa vie. La manifestation la plus nette de cette loi se produit, lorsque la particularité nouvellement acquise modifie notablement la forme héritée. Ce cas se présente dans les exemples cités clans la dernière leçon, dans les faits de sexdigitation héréditaire, dans ceux d'hommes-hérissons, de hêtres couleur de sang, de saules-pleureurs, etc. L'hérédité des maladies acquises, par exemple, de la phthisie, de la folie, démontre aussi cette loi d'une manière frappante ; il en est de même de l'hérédité de l'albinisme. On appelle albinos ou kakerlaks des individus caractérisés par le défaut de matière colorante ou pigmentaire dans la peau. Ces cas d'albinisme sont très-fréquents chez l'homme aussi bien que chez les animaux et les plantes : chez les animaux d'une coloration obscure nettement accusée , il n'est pas rare de voir, naître des individus tout à fait incolores, et, chez les animaux pourvus d'yeux, ce défaut de matière pigmentaire n'épargne pus ces organes, d'où résulte que l'iris normalement teinté de nuances vives ou sombres est incolore ou semble rouge ; car alors les vaisseaux capillaires sanguins sont visibles par transparence. Chez beaucoup d'animaux, par exemple chez les lapins, les souris, ces albinos sont fort recherchés; aussi on veille à leur reproduction, pour en obtenir des races spéciales ; or cela serait impossible sans la loi de l'hérédité acquise. Quelles modifications organiques acquises peuvent se transmettre par voie d'hérédité, quelles autres ne le peuvent pas? Voilà ce que nous ne saurions déterminer par avancé ; car nous ignorons malheureusement les conditions déterminantes de l'hérédité. Nous savons seulement, d'une manière générale, que certaines propriétés acquises se transmettent beaucoup plus facilement que certaines autres, et, dans la seconde catégorie, il faut placer les mutilations par suite - de blessures. Ordinairement ces mutilations par blessures ne sont pas héréditaires; s'il en était autrement la postérité des hommes ayant perdu un bras ou une jambe devrait naître privée des mêmes membres. Pourtant il y a des exceptions, et l'on a obtenu une race dé chiens sans queue, en retranchant avec persévérance, durant plusieurs générations, la queue des mâles et des femelles. Il y a quelques années un cas de ce genre s'est produit près d'Iéna; un taureau ayant eu la queue coupée à la racine par la fermeture brusque et accidentelle de la porte de l'étable , les veaux qu'il engendra plus tard naquirent privés de queue. Sans doute c'est là une exception ; mais il est fort important de constater que, sous l'influence de certaines conditions à nous inconnues, même des altérations de forme violemment produites peuvent devenir héréditaires, comme beaucoup de maladies. Dans nombre de cas, la variation, que transmet et conserve l'hérédité acquise, est congénitale, comme il arrive pour l'albinisme , dont nous avons parlé précédemment. Alors la variation est due à cette forme d'adaptation, que nous appelons indirecte ou potentielle. Les boeufs sans cornes du Paraguay nous en fournissent un frappant exemple. On élève dans ce pays une race de boeufs absolument dépourvus de cornes. Cette race provient d'un taureau sans cornes né en 1770 de parents armés de cornes comme tous les boeufs ordinaires, et l'on ne sait rien des causes qui ont occasionné cette anomalie originaire. Tous les produits que l'on obtint de ce taureau et d'une vache pourvue de cornes, furent tous sans cornes. Cette particularité fut considérée comme avantageuse, et, en croisant ensemble les boeufs sans cornes, on obtint une race bovine sans cornes, qui aujourd'hui a presque entièrement remplacé les boeufs à cornes au Paraguay. On peut citer comme autre exemple analogue, les moutons-loutres de l'Amérique du Nord. En 1771 vivait dans l'État de Massachusetts un cultivateur nommé Seth Wright. Dans un troupeau d'animaux normalement conformés, qu'il possédait, naquit un jour un agneau ayant un ventre fort allongé et des pattes très-courtes et courbées. Il était donc impossible à cet animal de bondir bien haut, de sauter par exemple par-dessus une haie dans le jardin du voisin, parti. cularité que le propriétaire de l'animal considéra comme précieuse, parce que son domaine était clos par des haies. L'on songea donc aussi à transmettre cette conformation particulière aux descendants, et, en effet, en accouplant cet individu, qui était un bélier, avec des brebis normales, on obtint une race de moutons, ayant tous, comme leur ancêtre mâle, des pattes courtes, incurvées, et un long ventre. Ces moutons étaient incapables de franchir les.haies, et, pour cette raison, ils furent recherchés dans le Massachusetts et se propagèrent. Nous pouvons appeler loi de l' hérédité fixée ou constituée une deuxième loi, qui se rattache également à l'hérédité progressive. On peut exprimer cette loi, en disant que les propriétés acquises par un organisme durant sa vie individuelle sont d'autant plus sûrement transmises que cet organisme a été plus longtemps soumis à l'action des causes modificatrices, et, d'autre part, ces propriétés sont d'autant plus sûrement héréditaires, à travers la série successive des générations, que ces générations elles-mêmes ont plus longtemps subi l'influence des mêmes causes modificatrices. La propriété acquise par adaptation ou modification doit habituellement être fixée, constituée jusqu'à un certain point, avant que l'on en puisse raisonnablement espérer la transmission héréditaire. Sous ce rapport, l'hérédité se comporte comme l'adaptation. Plus une propriété nouvellement acquise a été longtemps transmise par voie d'hérédité, plus elle sera sûrement conservée par les générations futures. Si, par exemple, un jardinier a obtenu, grâce à une culture méthodique, une nouvelle variété de pommes, il aura d'autant plus de chances de la voir se conserver qu'elle aura été plus longtemps transmise héréditairement. Le même fait est facile à constater dans l'hérédité des maladies. Plus il y a de temps que la phthisie ou la folie sont héréditaires dans une famille, plus le mal y est enraciné, plus il est vraisemblable qu'il atteindra la série des générations futures. Nous terminerons ces considérations générales sur l'hérédité, en signalant les deux lois extrêmement importantes concernant l'identité de siège et d'époque du fait héréditaire. Nous voulons dire, par là, que les variations acquises par un organisme durant sa vie et transmises héréditairement à sa postérité apparaîtront chez les descendants dans la même région où elles siégeaient chez l'organisme générateur et qu'elles apparaîtront aussi au même âge chez l'ancêtre et chez son descendant. La loi d'hérédité homochrone 4, que Darwin appelle « loi d'hérédité aux âges correspondants », est très-manifeste dans les maladies héréditaires, surtout dans celles qui, en raison même de leur caractère héréditaire, sont les plus funestes. Ces maladies apparaissent ordinairement chez les descendants à l'âge même où l'organisme paternel les a acquises. Les maladies héréditaires des poumons, du foie, des dents, du cerveau, de la peau, se déclarent ordinairement chez les descendants au même âge où elles sont apparues chez l'organisme générateur ou ont été acquises par lui; quelquefois elles éclatent un peu plus tôt Les cornes du veau se développent au même âge que celles de ses parents. De même le bois du jeune faon naît au même âge où ce bois a poussé sur la tête de- son père ou de son grandrpère. Sur les divers cépages, les raisins mûrissent aussi à la même époque que chez les cépages ancestraux. Or on sait que l'époque de cette maturité est très-différente suivantles variétés ; mais, comme toutes ces variétés descendent d'un seul type, cette diversité a dû être acquise par les ancêtres de chaque variété et s'être ensuite perpétuée par hérédité. La loi d'hérédité dans les mêmes régions ou loi d'hérédité homotopique 2, qui a des rapports étroits avec les lois précédemment énumérêes et que l'on peut aussi appeler « loi d'hérédité dans les régions correspondantes du corps »., est encore très-évidente dans les cas d'hérédité pathologique: Souvent de grandes taches hépatiques (pityriasis versicolor), des amas pigmentaires et des tumeurs cutanées apparaissent durant une série de générations, non-seulement aux mêmes époques de la vie, mais aussi à des points correspondants de la peau. De même encore certaines accumulations graisseuses excessives, dans certaines régions du corps, sont héréditaires. Mais, pour cette loi aussi bien que pour les précédentes, c'est surtout dans l'embryologie qne l'on peut trouver de nombreux exemples. La loi d'héréditéhomochrone et celle d'hérédité homotopique sont l'une et l'autre des lois fondamentales de l'embryologie ou ontogénie. Que les diverses formes transitoires du développement individuel se succèdent toujours dans le même ordre, pour la même espèce, dans toute la série des générations, que ces métamorphoses se produisent toujours de même dans les mêmes régions du corps, ce sont là des faits remarquables, et les deux lois dont nous venons de parler nous en donnent la raison. Ces phénomènes en apparence si simples, si naturels, sont pourtant, en réalité, curieux, surprenants ; nous n'en pouvons indiquer les causes premières ; mais nous pouvons affirmer sans crainte, qu'ils ont pour base essentielle la transmission immédiate d'une certaine quantité de matière vivante de l'organisme progéniteur à l'organisme produit, comme nous l'avons précédemment démontré par les faits de la reproduction, en parlant d'une manière générale du mécanisme de l'hérédité. Après avoir signalé les lois les plus importantes de l'hérédité, il nous reste à aborder la seconde série des phénomènes qui entrent en jeu dans la sélection naturelle, c'est-à-dire les faits d'adaptation ou de variation. Considérés dans leur ensemble, ces faits sont jusqu'à un certain point en contradiction avec les faits d'hérédité. Ce qui rend cette étude difficile, c'est que les faits s'entre-croisent et s'entrelacent autant qu'il est possible. Aussi sommes-nous rarement en état de dire dans quelle mesure les changements de forme, qui s'accomplissent sous nos yeux, se rapportent à l'hérédité, dans quelle mesure ils se" rapportent à la variation. Toutes les formes caractéristiques par lesquelles se différencient les organismes, ont pour causes soit l'hérédité, soit l'adaptation ; mais, comme les effets de ces deux fonctions. se combinent perpétuellement, il est extraordinairement difficile, pour le classificateur, d'assigner à chacune de ces fonctions sa part dans la production des formes spéciales, Ce qui ajoute à la difficulté, c'est que l'on commence à peine à sentir l'énorme importance de ces faits et que la plupart des naturalistes ne se sont pas plus occupés de la théorie de l'adaptation que de celle de l'hérédité. Les lois de l'hérédité, que nous venons de formuler, ainsi que celles de l'adaptation, que nous allons passer en revue, ne représentent à coup sûr qu'une faible partie des phénomènes de cet ordre non encore étudiés pour la plupart; or, comme chacune de ces lois se combine avec toutes les autres, il en résulte une complication infinie d'activités physiologiques, qui concourent toutes à déterminer les formes des organismes. Quant aux phénomènes de variation ou d'adaptation en général, nous devons les considérer, avec ceux de l'hérédité, comme l'expression d'une propriété physiologique fondamentale et commune de tous les organismes sans exception, comme une manifestation vitale absolument inséparable de l'idée d'organisme. Ici encore, comme nous l'avons fait pour l'hérédité, il faut distinguer nettement le fait de l'adaptation de la faculté d'adaptation. Par adaptation ou variation nous entendons dire que, sous l'influence du monde extérieur ambiant, l'organisme a acquis dans ses fonctions physiologiques, dans sa constitution, dans sa forme, quelques particularités nouvelles qui ne lui avaient pas été léguées. Au contraire nous appelons faculté d'adaptation ou variabilité la faculté inhérente à tous les organismes d'acquérir des propriétés nouvelles sous l'influence du monde extérieur (Morph. gin., II, 191). Tout le monde connaît des faits incontestables d'adaptation organique ou de variation; ce sont là des phénomènes, que nous pouvons constater mille et mille fois en jetant seulement un regard autour de nous. Mais c'est précisément parce que les. phénomènes de variation sous l'influence des agents extérieurs semblent tout naturels, que jusqu'ici on ne les a, pour ainsi dire, point soumis à une sévère critique scientifique. Il faut ranger sous ce chef tous les faits que nous rattachons à l'habitude ou au défaut d'habitude, à l'exercice ou au défaut d'exercice, au dressage, à l'éducation, à l'acclimatation, à la gymnastique, etc. Nombre de- variations persistantes ont une cause pathologique, nombre de maladies sont simplement de périlleuses adaptations de l'organisme à de pernicieuses conditions d'existence-. Chez les animaux domestiques et les plantes cultivées, les faits de variation sont si éclatants et si importants, qu'ils constituent l'art tout entier de l'éleveur et de l'horticulteur, ou, pour mieux dire, cet art consiste à combiner ces faits de variation avec les phénomènes d'hérédité. Personne n'ignore, en effet, qu'à l'état sauvage, les plantes et les animaux changent et varient. Pour être complète et traitée à fond, toute classification.d'un groupe d'animaux ou de plantes devrait mentionner dans chaque espèce les modifications qui s'écartent plus ou moins de la forme typique, habituelle à l'espèce. En réalité, dans tout travail de classification quelque peu soigné, on trouve signalées presque dans chaque espèce beaucoup de ces modifications de formes, que l'on désigne sous le nom de variations, variétés, races, espèces bâtardes, sous-espèces, et qui s'éloignent souvent extraordinairement .du type de l'espèce, uniquement parce que l'organisme s'est adapté aux conditions du milieu extérieur. Si nous recherchons maintenant les causes générales de ces faits d'adaptation, nous verrons qu'en réalité ces causes sont tout aussi simples que celles de l'hérédité. -De même qu'en traitant des phénomènes de l'hérédité, nous avons démontré qu'ils avaient pour cause fondamentale, générale, la transmission dans le corps de l'enfant d'une certaine quantité de la matière des parents, ainsi nous pouvons regarder l'activité physiologique de la nutrition ou des échanges matériels comme étant la cause fondamentale de l'adaptation ou de la variation. En donnant pour cause déterminante à l'adaptation la nutrition, je prends ce mot dans son sens le plus large, j'entends désigner ainsi la totalité des variations matérielles, que l'organisme subit dans toutes ses parties sous l'influence du monde extérieur. Pour moi, la nutrition n'est pas seulement l'ingestion de substances réellement nutritives, mais encore l'influence de l'eau, de l'atmosphère, celle de la lumière solaire, de la température, de tous les phénomènes météorologiques, que l'on désigne en somme par le mot « climat ». J'y comprends encore l'influence médiate ou immédiate de la constitution du sol, de l'habitat, puis l'action si variée et si importante, que les organismes du voisinage, amis, ennemis ou parasites., etc., exercent sur chaque animal et sur chaque plante. Toutes ces influences et d'autres plus importantes encore affectent plus ou moins l'organisme dans sa composition matérielle et doivent être considérées ici au point de vue des échanges matériels. L'adaptation sera donc la résultante de toutes les modifications matérielles suscitées dans les échanges matériels de l'organisme par les conditions extérieures de l'existence, par l'influence du milieu ambiant. Tous, vous savez d'une manière générale combien chaque organisme dépend du milieu extérieur qui l'entoure, combien les modifications de ce milieu retentissent sur lui. Songez seulement combien l'énergie de l'homme dépend de la température de l'air, et son état moral de la couleur du ciel. Suivant que le ciel'est serein et lumineux ou couvert de nuages noirs et lourds, notre humeur est gaie ou assombrie. Combien le tour de nos pensées et de nos sentiments est divers par une tempétueuse nuit d'hiver passée dans une forêt ou par une limpide journée d'été ! Tous ces états variés de notre âme dépendent de pures modifications matérielles de notre cerveau, et ces modifications sont produites grâce à l'intermédiaire des sens,.par les diverses" influences de la lumière, de la chaleur, de l'humidité, . etc. « Nous sommes les jouets de chaque variation dans la pression de l'air. » Les influences que notre esprit et notre corps subissent, par suite des changements qualitatifs et quantitatifs des aliments, ne sont ni moins importantes ni moins profondes. Notre travail intellectuel, l'activité de notre esprit et de notre imagination, sont toutes différentes, suivant que, durant ou avant cette activité, nous avons bu du thé ou du café, du vin ou de la bière. Notre humeur, nos désirs, nos sentiments, sont tout autres, suivant que nous sommes affamés ou rassasiés. Le caractère national des Anglais et des Gauchos de l'Amérique du Sud, qui vivent principalement de viande, c'est-à-dire d'une nourriture riche en azote, n'est pas du tout celui des Irlandais, mangeurs de pommes de terre, et des Chinois, mangeurs de riz, qui les uns et les autres usent surtout d'aliments peu azotés. Aussi les derniers ont-ils beaucoup plus de tissu graisseux que les premiers. Ici, comme partout, les modifications de l'esprit suivent pas à pas celles du corps ; les unes et les autres sont déterminées par des causes purement matérielles. lien est des autres organismes comme de l'organisme humain'; ils sont aussi modifiés et métamorphosés par l'alimentation. Vous savez tous que nous pouvons changer à volonté la forme, la taille, la couleur, etc., de nos plantes cultivées et de nos animaux domestiques en changeant l'alimentation, que nous pouvons, par exemple, donner ou ôter à une plante des propriétés déterminées, selon que nous lui mesurons plus largement ou plus parcimonieusement la lumière et l'humidité. Comme les faits de ce genre sont fort communs et fort connus, comme d'autre part nous devons nous occuper des diverses lois de l'adaptation, nous ne nous attarderons pas à parler plus longtemps des faits généraux de variation. De même que les diverses lois de l'hérédité se divisent naturellement en deux séries, celle de l'hérédité conservatrice et celle de l'hérédité progressive, ainsi les lois de l'adaptation peuvent se ranger en deux séries distinctes, la série des lois indirectes ou médiates et celle des lois directes ou immédiates. On peut aussi appeler les lois de. la première catégorie lois de l'adaptation actuelle, et celles de la seconde, lois de l'adaptation potentielle. L'étude de la première série, celle de l'adaptation médiate ou indirecte (potentielle), a été généralement fort négligée jusqu'ici, et c'est un des mérites de Darwin d'avoir tout particulièrement attiré l'attention sur cet ordre de modifications. C'est là un sujet difficile à traiter avec toute la clarté désirable ; j'essayerai de Téclaircir par des exemples. L'hérédité indirecte ou potentielle consiste d'une manière générale en ce que certaines modifications organiques ' produites par l'influence de la nutrition, en prenant le mot dans son sens le plus large, ne se manifestent pas dans la conformation individuelle de l'individu influencé, mais bien dans celle de sa postérité. Souvent il arrive, par exemple, chez les êtres organisés, qui se reproduisent sexuellement, que les organes de la génération soient influencés par des agents extérieurs de telle- sorte que les descendants de ces êtres présentent des modifications remarquables. Les monstruosités artificielles fournissent des exemples frappants de ces faits. On peut.produire des monstruosités, en soumettant l'organisme générateur à certaines conditions de vie extraordinaires. Mais ces conditions anormales ne modifient pas l'organisme -lui-même, elles changent seulement sa descendance. Impossible ici d'invoquer l'hérédité; car il ne s'agit pas d'une propriété existante chez l'organisme générateur et transmise ensuite à sa postérité. C'est une modification portant il est vrai sur cet organisme générateur, mais sans l'affecter sensiblement et en ne devenant visible que sur sa descendance. Il y a simplement impulsion vers une nouvelle forme, et cette impulsion est transmise dans la génération soit par l'oeuf maternel, soit par les spermatozoïdes paternels. Chez l'organisme paternel, la conformation nouvelle existe seulement à l'état de possibilité (in potentia) ; chez l'enfant elle se réalise en fait (in actu). Tant que l'on a négligé absolument ce fait si général et si important, on a été porté à considérer toutes les modifications, toutes les transformations organiques appréciables, comme appartenant à la seconde catégorie des faits d'adaptation, à l'adaptation immédiate ou directe (actuelle). Cette loi d'adaptation directe consiste essentiellement en ce que la modification affectant un organisme par le moyen de la nutrition, etc., se manifeste déjà dans la forme propre à cet organisme et non pas seulement chez sa descendance. A cet ordre de faits appartiennent tous ceux, dans lesquels nous pouvons suivre l'action modificatrice du climat, delà nutrition, de l'éducation, du dressage, etc., sur l'individu même qui a subi cette action. Les deux séries de faits de l'hérédité conservatrice et de l'hérédité progressive, malgré leur différence essentielle, s'engrènent et se modifient mutuellement, se combinent et s'entre-croisent; mais les deux séries de phénomènes opposés et pourtant intimement unis de l'adaptation indirecte et de l'adaptation directe se mêlent et se combinent encore plus intimement. Quelques naturalistes, notamment Darwin et Cari Vogt, attribuent à l'adaptation indirecte ou potentielle une activité plus considérable et même presque exclusive. Au contraire la plupart des naturalistes inclinaient jusqu'ici à faire jouer le principal rôle à l'adaptation directe ou actuelle. Quant à moi, ce débat me semble assez inutile. Nous sommes bien rarement en état, dans les cas isolés de variation, de pouvoir décider la part qui revient à l'adaptation directe et celle qui est due à l'adaptation indirecte. Nous connaissons trop mal encore ces faits si importants et si complexes, et ordinairement nous devons nous borner à établir, d'une manière générale, que la transformation des formes organiques doit s'attribuer, soit à l'adaptation directe, soit à l'adaptation indirecte, soit enfin à l'action combinée de l'une et de l'autre. DIXIÈME LEÇON. LOIS DE L'ADAPTATION. Lois de l'adaptation indirecte ou potentielle. — Adaptation individuelle. — Lois de l'adaptation directe ou actuelle. — Adaptation générale ou universelle. — Adaptation accumulée ou cumulative. — Influence cumulative des conditions extérieures de l'existence et contre-influence cumulative de l'organisme. — La libre volonté. — Usage et défaut d'usage des organes. —Exercice et habitude. — Adaptation réciproque ou corrélative. — Corrélation de développement. — Corrélation d'organes. —Explication de l'adaptation indirecte ou potentielle par la corrélation des organes sexuels et des autres parties du corps. — Adaptation divergente. — Adaptation illimitée ou infinie. Messieurs, dans la dernière leçon, nous avons divisé en deux groupes les phénomènes, d'adaptation ou de variation, qui, de concert avec les phénomènes d'hérédité, produisent l'infinie variété des formes animales et végétales. L'un de ces groupes comprend la série des adaptations indirectes ou potentielles, et l'autre la série des adaptations directes ou actuelles. Aujourd'hui nous allons procéder, à un examen plus détaillé des diverses lois générales, qu'il nous est possible de reconnaître dans'ces deux séries de faits de variation. Occuponsnous d'abord des faits si remarquables, si importants, et. pourtant jusqu'ici si négligés, de la variation indirecte ou médiate. L'adaptation indirecte ou potentielle consiste, comme vous vous le rappelez, en ce que les individus organiques subissent des transformations, revêtent de nouvelles formes, parce qu'il est survenu dans la nutrition des changements, qui n'ont pourtant affecté que leurs parents. L'influence modificatrice des conditions extérieures de l'existence, du climat, de l'alimentation, etc., ne manifeste pas ici directement son action, en transformant l'organisme même; elle agit indirectement sur la descendance de cet organisme. (Morph. gin., II, 202). Nous pouvons indiquer, comme étant la première et la plus générale des lois de la variation, la loi d'adaptation individuelle, et particulièrement ce fait si important, que tous les individus organiques sont réellement dissemblables, quoique fort analogues à partir du début de leur existence. Nous pouvons alléguer comme preuve de cette proposition, tout d'abord, que, chez l'homme, tous les frères et soeurs, tous les enfants d'un même couple, sont ordinairement dissemblables. Qui oserait prétendre, qu'au moment de leur naissance, deux frères soient identiquement semblables, que, chez l'un et chez l'autre, les diverses parties du corps aient la même dimension, que le nombre des cheveux, le nombre des cellules de l'épiderme, celui des globules sanguins soit exactement le même, qu'ils soient nés avec les mêmes aptitudes et les mêmes talents? Mais il est une preuve particulièrement frappante de cette loi de différence individuelle, c'est ce qu'on observe chez les animaux qui ont une portée multiple, par exemple chez les chiens et les chats. Tous les petits d'une même portée se distinguent les uns des autres par des différences tantôt faibles, tantôt considérables, dans la taille, la couleur, la longueur des diverses parties du corps, la vigueur, etc. Cette loi a un caractère de généralité. Au début de leur existence, tous les individus organiques se distinguent par certaines différences , parfois très-délicates, et, quoique les causes de ces différences nous soient ordinairement inconnues, pourtant elles consistent en partie ou exclusivement dans certaines influences subies par les organes de la génération des parents. Il est une deuxième loi moins importante et moins générale que celle de la variation individuelle, c'est celle de l'adaptation monstrueuse ou par saut brusque. Ici l'écart entre le produit et l'organisme générateur est si frappant qu'habituellement nous pouvons l'appeler monstruosité. Souvent, comme le prouve l'expérience, ces monstruosités résultent d'un traitement particulier subi par l'organisme, générateur. Les conditions particulières de la nutrition ont été changées; on a privé cet organisme d'air, de lumière; on a modifié des influences, qui exerçaient, dans un sens" donné, une puissante action sur sa nutrition. La nouvelle condition d'existence produit une forte et frappante variation de la forme, non pas immédiatement et sur l'organisme directement affecté, mais sur la postérité de cet organisme. Nous ne savons pas toujours comment cette influence procède dans le détail, et nous devons nous borner à signaler d'une manière tout .à fait générale un lien étiologique entre la conformation monstrueuse du produit.etune certaine modification dans les conditions d'existence des parents, en y ajoutant l'influence de cette modification sur les organes de la génération de ces derniers. C'est vraisemblablement dans cette série de déviations monstrueuses ou par bonds, qu'il faut ranger les phénomènes d'albinisme précédemment cités, et aussi les cas de sexdigitation des mains et des pieds, les boeufs sans cornes, les moutons et les chèvres à quatre Ou six cornes. Dans ces divers cas, la déviation monstrueuse est due vraisemblablement à une cause qui, d'abord, a affecté seulement l'oeuf maternel ou le sperme du mâle. Nous pouvons signaler comme troisième manifestation particulière de l'adaptation indirecte la loi d'adaptation sexuelle. Nous entendons désigner par là ce fait remarquable que certaines influences agissant, soit spécialement sur les organes générateurs mâles, soit spécialement sur les mêmes organes femelles, affectent seulement la conformation soit des organes mâles, soit des organes femelles des produits. Ce phénomène si digne d'attention est encore fort obscur et mal observé ; mais il est vraisemblablement d'une haute importance pour rendre compte de l'origine de ce que nous avons appelé « caractères sexuels secondaires ». Tous ces faits d'adaptation sexuelle, d'adaptation par bonds, d'adaptation individuelle, que nous pourrions comprendre sous la dénomination commune d'adaptation indirecte ou médiate (potentielle), sont encore très-imparfaitement connus dans leur essence propre, dans leur relation étiologique profonde. Mais, dès à présent, on peut affirmer avec certitude, que des modifications très-nombreuses et très-importantes des formés organisées doivent leur origine à cet ordre de faits. Nombre de modifications frappantes de forme sont dues uniquement à des causes, qui d'abord ont agi seulement sur la nutrition de l'organisme progéniteur et même sur ses organes générateurs. Évidemment les étroites corrélations qui unissent .les organes sexuels aux autres parties du corps sont ici de la plus grande importance. Nous aurons, à en parler plus longuement à propos de la-loi d'adaptation mutuelle. Combien les changements dans les conditions d'existence, dans la nutrition, agissent puissamment sur la reproduction des organismes, cela est déjà démontré par ce fait remarquable, que nombre d'animaux sauvages de nos jardins zoologiques et aussi quantité de végétaux exotiques transplantés dans nos jardins botaniques perdent la faculté de se reproduire ; citons les oiseaux de proiej les perroquets, les singes. L'éléphant et les carnassiers plantigrades (ours) ne se reproduisent non plus presque jamais en captivité. Nombre de plantes deviennent stériles quand on les cultive. Les relations sexuelles s'effectuent toujours, mais il n'y a plus de fécondation ou plus de développement des germes fécondés. De là résulte indubitablement que les changements apportés à la nutrition par l'état de culture peuvent abolir entièrement la faculté génératrice et exercer aussi la plus grande influence sur les organes sexuels. D'autres adaptations, d'autres changements dans la nutrition, peuvent aussi, sans abolir totalement la descendance, lui faire subir d'importantes modifications morphologiques. Les faits d'adaptation directe ou actuelle, que nous allons examiner maintenant en détail, sont beaucoup plus connus que ceux d'adaptation indirecte ou potentielle. Il faut ranger sous ce chef toutes ces modifications organiques, que nous rapportons à l'exercice, à l'accoutumance, au dressage, à l'éducation, etc., ainsi que les transformations des formes organiques dues à l'influence immédiate de l'alimentation, du climat et d'autres conditions externes de l'existence. Comme nous l'avons déjà remarqué, dans l'adaptation directe ou immédiate, l'influence modificatrice des causes externes agit directement sur la forme même de l'organisme qui subit cette influence, et non pas seulement sur sa descendance (Morph. gin., Il, 207). Parmi les diverses lois d'adaptation directe ou actuelle nous pouvons donner la prééminence à la plus compréhensive de toutes, à la loi d'adaptation génirale ou universelle. Cette loi peut se formuler brièvement comme suit : « Tous les individus organiques se différencient les uns des autres dans le cours de leur vie par le fait de l'adaptation aux diverses conditions d'existence, bien.que pourtant les individus d'une seule et même espèce restent toujours trèsanalogues entre eux. » Comme vous l'avez vu, une certaine inégalité des individus organiques résulte déjà de la loi d'adaptation individuelle (indirecte). Mais cette inégalité individuelle s'accentue bien davantage encore, parce que chaque individu, durant sa vie, subit des conditions d'existence particulières et s'y adapte. Tous les individus d'une même espèce, quelque analogues qu'ils puissent être, deviennent plus ou moins dissemblables entre eux dans le cours ultérieur de leur existence. Ils diffèrent l'un de l'autre par des particularités plus ou moins importantes, et cela résulte de la diversité des conditions au milieu desquelles chacun d'eux est appelé à vivre. Il n'y a pas deux êtres appartenant à une espèce quelconque, dont la vie s'écoule au milieu de circonstances extérieures identiques. Tout diffère, l'alimentation, l'humidité, l'air, la lumière ; il en est de même des conditions sociales, des relations avec les individus de la même espèce et des autres espèces ; or ces différences influent sur les fonctions d'abord, puis sur les formes de chaque organisme, qu'elles modifient. Si, dans une famille humaine, les frères et soeurs se distinguent déjà, dès le début de leur existence, par certaines dissemblances individuelles -, que nous attribuons à l'adaptation individuelle indirecte , combien nous sembleront-ils plus différents encore dans lé cours ultérieur de leur vie, alors que chacun d'eux aura passé par des vicissitudes diverses et se sera adapté à des conditions de milieu différentes! Évidemment la différence originelle de l'évolution individuelle s'accuse d'autant plus que la durée de la vie est plus longue et que des milieux plus dissemblables ont influé sur chaque individu. Rien n'est plus facile à vérifier sur l'homme même et aussi sur les animaux et les plantes domestiques, dont on'peut faire varier à volonté les conditions d'existence. Deux frères, dont l'un devient un travailleur, l'autre un prêtre, se développent tout différemment tant au point de vue du corps qu'à celui de l'esprit ; il en est de même pour deux chiens d'une même portée, mais qu'on destine l'un à faire un chien de chasse, l'autre à être un chien de garde. Il en est de même aussi dans l'état de nature. Au milieu d'un bois, soit de sapins, soit de hêtres, composé d'arbres d'une seule essence forestière, comparez soigneusement entre eux les divers arbres, vous ne trouverez jamais deux individus absolument semblables par le volume du trône, par le nombre des rameaux, des feuilles, du fruit, etc. Chez tous, vous trouverez des différences individuelles, qui, du moins en partie, sont le résultat de la diversité des conditions au milieu desquelles les arbres ont grandi. Mais déterminer avec certitude dans cette diversité quelle- est la part de l'adaptation individuelle indirecte , quelle est la part de l'adaptation directe, universelle, ou en d'autres termes quelles sont les. différences originelles , quelles sont les différences acquises, c'est ce qui sera toujours impossible. Il est une deuxième série de phénomènes non moins généraux, non moins importants que ceux de l'adaptation universelle : ce sont les phénomènes d'adaptation directe, que nous pouvons comprendre sous la dénomination d'adaptation accumulée ou cumulative. J'entends désigner par là un grand nombre de faits très-importants, habituellement.divisés en deux groupes absolument différents. On les distingue ordinairement, premièrement, en modifications organiques immédiatement dues à l'influence persistante des conditions extérieures, par exemple de l'alimentation, du climat, du milieu, etc., et, deuxièmement, en modifications produites par l'habitude, l'exercice, l'accoutumance à de certaines conditions de vie, à l'usage ou au défaut d'usage des organes. Ces dernières influences ont été particulièrement signalées par Lamark comme des causes puissantes de transformation des formes organiques ; quant aux premières, on les reconnaît généralement comme telles depuis un fort long temps. La distinction tranchée, que l'on fait d'ordinaire entre ces deux départements de l'adaptation cumulative, et que Darwin lui-même fait ressortir, s'évanouit aussitôt que l'on examine plus attentivement, plus profondément, l'essence même et la cause première de ces deux séries de phénomènes si divers en apparence. On arrive bientôt alors à la conviction que, dans l'un et l'autre cas, on a toujours affaire à deux causes efficientes, savoir, d'une part, à l'influence extérieure ou aux effets des conditions de l'adaptation, et, d'autre part, à la résistance, à la réaction de l'organisme, qui est soumis et s'adapte à ces conditions de la vie. Si l'on envisage l'adaptation accumulée seulement du premier point de vue, si, l'on attribue toutes les transformations à l'action persistante des conditions extérieures de la vie, alors on néglige la réaction interne de l'organisme, qui est pourtant nécessaire. Si au contraire on examine l'adaptation cumulative du second point de vue, si l'on considère seulement l'activité transformatrice de l'organisme même, la réaction qu'il oppose aux influences extérieures, les changements, que lui font subir l'exercice, l'habitude, l'usage ou le défaut d'usage des organes; alors on oublie que cette réaction est suscitée uniquement par l'influence des conditions extérieures de la vie. La distinction de ces deux groupes tient seulement aux diverses manières d'envi-, sager les faits, et je crois qu'on peut très-bien les réunir. Qu'y a-t-il en définitive de vraiment' essentiel dans ces faits d'adaptation cumulative? c'est que la modification organique, d'abord fonctionnelle et plus tard morphologique, est occasionnée par des influences extérieures , agissant soit lentement et d'une manière continue, soit par des impulsions fréquemment réitérées. Ces petites causes, en accumulant leur action, peuvent produire les plus grands effets. Les exemples de ce genre d'adaptation directe sont infiniment nombreux. Examinez avec quelque soin la vie des animaux et des plantes : partout des modifications de ce genre, évidentes et frappantes, se présenteront à vos yeux. Je veux commencer par signaler ici quelques-uns de ces phénomènes d'adaptation, résultant immédiatement de l'alimentation. Chacun de vous sait que l'on peut modifier diversement les animaux domestiques élevés pour tel ou tel but, en variant la quantité et la qualité de leurs aliments. L'agriculteur qui, dans l'élevage des brebis, vise à la finesse de la laine, donne à son troupeau un autre fourrage que celui qui veut obtenir de bonne viande ou une graisse abondante. Les chevaux de course, les chevaux de luxe, ont un fourrage de qualité supérieure, que l'on ne donne pas aux pesants chevaux de charge ou de trait. Chez l'homme même, la forme du corps, la quantité, de tissu graisseux, varient considérablement selon l'alimentation. Que la nourriture soit riche en azote, la quantité du tissu graisseux sera faible ; qu'elle soit pauvrement azotée, le tissu graisseux se formera en abondance. Les gens qui, pour maigrir, ont recours à la cure Banting récemment préconisée, mangent seulement de la viande, des oeufs, point de pommes de terre. Qui ne sait quelles modifications importantes on peut obtenir dans la culture des plantes en variant la quantité et la qualité des aliments ? La même plante revêt un aspect tout différent, suivant qu'on la maintient dans un endroit sec et chaud exposée à la lumière du soleil, ou dans un lieu frais, humide, ombreux. Nombre de plantes, alors qu'on les transplante sur le rivage de la mer, acquièrent des feuilles épaisses, charnues, et ces mêmes plantes ont des feuilles sèches et velues, alors qu'elles poussent dans un endroit extrêmement chaud et aride. Or toutes ces modifications dans la forme résultent immédiatement des variations dans. l'alimentation et; de leur influence accumulée. Mais la quantité et la qualité des aliments ne sont pas seules à produire dans l'organisme des changements, des modifications importantes : il en est de même de toutes les autres conditions extérieures de l'existence et surtout du milieu organique le plus immédiat, de la société des organismes amis ou iennemis. Un arbre poussera très-différemment , suivant qu'il sera dans un endroit découvert, libre de toutes parts, ou bien dans un bois, où, obligé de s'adapter au milieu, étroitement serré par les voisins qui l'entourent, il est forcé de pousser en hauteur. Dans le premier cas, les rameaux s'étaleront au loin; dans le dernier, la tige amincie s'allongera et supportera des rameaux grêles et étiolés. Combien sont importantes toutes ces circonstances, combien est puissante l'influence amicale ou hostile des organismes voisins, des parasites, etc., sur chaque animal, sur chaque plante! Tout cela est.tellement notoire, qu'il serait superflu de citer 'd'autres exemples. La modification morphologique, la transformation qui résulte de ces causes, ne sont jamais-la conséquence immédiate de l'influence extérieure; il les faut rapporter à la réaction correspondante de l'organisme, à^cette activité spontanée, que l'on appelle habitude, exercice, usage ou défaut d'usage des organes. Si l'on sépare habituellement ces derniers phénomènes des premiers, cela tient d'une part, comme nous l'avons dit, à l'habitude où l'on est, de considérer les choses d'un seul côté, et ensuite à ce que l'on se fait une idée absolument fausse de la nature et de l'influence de l'activité volontaire chez les animaux. L'activité de la volonté, cette raison d'être de l'habitude, de l'exercice, de l'usage ou du non-usage des organes chez les animaux, est, comme toute autre activité psychique animale, déterminée par les phénomènes matériels s'accomplissant au sein du système nerveux central, par les mouvements propres de la matière albuminoïde, qui constitue les cellules ganglionnaires et les filets nerveux s'y rattachant. Chez les animaux supérieurs, la volonté et aussi toutes les autres activités intellectuelles ne diffèrent sous ce rapport des mêmes facultés chez l'homme que quantitativement et point du tout qualitativement. Chez l'animal comme chez l'homme, la volonté n'est jamais libre. Au point de vue de l'histoire naturelle, le dogme si répandu du libre arbitre est absolument insoutenable. Tout physiologiste,, qui examinera conformément aux méthodes de l'histoire naturelle les phénomènes de l'activité volontaire chez l'homme et chez les animaux, arrivera nécessairement à la convietion que la volonté proprement dite n'est jamais libre, mais est toujours déterminée par des influences extérieures-ou intérieures. Ces influences sont, pour une large part, des idées acquises soit par adaptation, soit par hérédité, et pouvant se rattacher à l'une de ces deux fonctions physiologiques. Que chacun examine sérieusement sa propre volonté en action, mais en s'affran. chissant du préjugé traditionnel du libre arbitre, il verra que tout acte de la volonté en apparence libre est produit par des idées préexistantes, ayant leurs racines dans d'autres idées héritées ou acquises, mais qui, en dernière analyse, sont déterminées aussi par les lois de l'adaptation ou de l'hérédité. On en peut dire autant dé l'activité volontaire chez tous les animaux. Il suffit d'examiner sérieusement le genre de vie de ces animaux et les changements introduits dans ce genre de vie par les conditions extérieures, pour se convaincre aussitôt que toute autre manière de voir est insoutenable. Il faut donc ranger aussi parmi les phénomènes matériels de l'hérédité accumulée ces variations des actes de la volonté, qui. résultent de changements dans la nutrition et exercent à leur tour une action modificatrice, ces actes connus sous le nom d'exercice, d'habitude, etc. En s'adaptant par une longue accoutumance, par l'exercice, etc., aux variations survenues dans les conditions, d'existence, la volonté animale peut produire dans les formes organiques les plus grands changements. Que d'exemples de ce genre ne trouve-t-on pas dans la vie des animaux! C'est ainsi que, chez les animaux domestiques, nombre d'organes s'atrophient par suite du changement de genre de vie, qui les a réduits à l'inaction. Les canards et les poules, qui, à l'état sauvage, volent très-bien, perdent plus ou moins cette faculté dans l'état domestique. Ils s'accoutument à user plus de leurs pattes que de leurs ailes, et il en résulte que les muscles et les os des membres se modifient essentiellement, suivant qu'ils servent ou non, dans leur degré de développement et dans leur forme. Darwin a démontré ce fait pour les diverses races de canards domestiques, qui toutes descendent du canard sauvage (Anas boschas), eh mesurant et pesant comparativement avec beaucoup de soin les pièces de squelette. Chez le canard domestique, les os des ailes sont moins développés, ceux des pattes au contraire sont plus forts que chez le canard sauvage. Chez l'autruche et chez d'autres oiseaux coureurs, qui ont entièrement perdu l'habitude du vol, les ailes se sont pour cette raison entièrement atrophiées ; elles en sont réduites à n'être plus que de « véritables organes rudimentaires ». Chez beaucoup id'animaux domestiques, notamment chez beaucoup de races de chiens et de lapins, vous pourrez aussi remarquer que l'état de domestication a rendu les oreilles pendantes. Cela résulte simplement d'un moindre usage des muscles de l'oreille. A l'état sauvage, ces animaux doivent dresser sans cesse l'oreille pour épier l'approche d'un ennemi ; aussi l'appareil musculaire capable de redresser les oreilles et de les diriger dans toutes les directions s'est-il bien développé. A l'état domestique, les mêmes animaux n'ont pas besoin d'avoir l'oreille si vigilante ; ils la redressent et la meuvent rarement ; les muscles de l'oreille restent donc inactifs, s'atrophient peu à peu, les oreilles tombent ou deviennent rudimentaires. De même que dans ce dernier cas la fonction et par suite la forme de l'organe s'amoindrissent par le défaut d'usage, il arrive, au contraire, qu'elles s'exagèrent par un exercice forcé. Rien de plus facile à vérifier, si l'on veut prendre la peine de comparer le cerveau et ses activités psychiques chez les animaux sauvages et les animaux domestiques qui en descendent. Citons spécialement le chien et le cheval, si étonnamment ennoblis par la domestication et si supérieurs à leurs frères sauvages par le développement de l'activité intellectuelle ; or évidemment ici la transformation correspondante du cerveau est due en grande partie à un exercice persistant. Tout le monde sait avec quelle rapidité et à quel point les muscles grossissent et changent de forme par un exercice soutenu. Comparez par exemple les bras et les jambes d'un-gymnaste exercé à ceux d'un homme casanier, toujours immobile. Nombre d'exemples d'amphibies et de reptiles montrent avec quelle puissance l'influence extérieure des habitudes agit sur le genre de vie des animaux et les transforme morphologiquement. Notre serpent indigène le plus commun, la couleuvre à collier, pond des oeufs, qui, pour éclore, ont encore besoin de trois semaines. Mais, si l'on tient ces animaux captifs dans une cage, en ayant soin de ne point la joncher de sable, alors ils ne pondent pas et gardent leurs oeufs jusqu'à leur éclosion. Ainsi il suffit ici de modifier le sol sur lequel repose l'animal, pour effacer toute différence apparente entre des animaux ovipares et des animaux vivipares. Sous ce rapport les tritons, que l'on force à conserver leurs branchies originelles, sont aussi extrêmement intéressants. Les tritons sont des amphibies voisins de la grenouille et possédant comme elle, dans leur jeunesse, des organes respiratoires externes, des branchies, à l'aide desquelles ils peuvent vivre dans l'eau et respirer l'air qu'elle contient; Plus tard, chez les tritons comme chez les grenouilles, s'opère une métamorphose. Ils sortent de l'eau, perdent . leurs branchies et s'accoutument à la respiration pulmonaire. Si on les maintient dans un réservoir plein d'eau, en les empêchant d'en sortir, ils ne perdent plusieurs branchies, et le triton s'arrête toute sa vie à ce degré inférieur d'organisation, que d'autres reptiles, ses proches'parents, les pneumo-branches, ne franchissent jamais. Il y a quelques années, l'axolotl du Mexique (Siredon pisciformis), très-voisin de notre triton, excita un grand émoi parmi les zpologistes. On connaissait depuis longtemps cet animal, et, dans ces dernières années, on l'élevait en grand au jardin des Plantes de Paris. Comme le triton, cet animal a aussi dés branchies externes, mais il les conserve sa vie durant, comme les autres pneumo-branches. Ordinairement l'axolotl vit et se reproduit dans l'eau. Mais tout.'à coup, parmi une centaine de ces animaux, conservés au muséum de Paris, quelques-uns sortirent de l'eau en rampant, perdirent leurs branchies et reproduisirent, au point de n'en pouvoir pas être distingués, un type de triton abranche de l'Amérique du Nord (Amblyostoma) , puis ils continuèrent à respirer uniquement par leurs poumons. Dans ces cas si intéressants , l'on peut assister au saut brusque, que fait un animal à respiration aquatique en. devenant animal à respiration aérienne; mais ce saut brusque peut s'observer chez chaque larve de grenouille et de salamandre. En effet, de même que chaque larve de grenouille et de salamandre passe de l'état d'animal à respiration branchiale à celui d'amphibie à respiration pulmonaire, dé même' le groupe entier des grenouilles et des salamandres est aussi provenu originairement d'un animal à respiration branchiale, voisin du siredon. Jusqu'à ce jour encore les pneumo-branches sont restés à ce degré inférieur de développement. On voit donc que l'ontogénie peut expliquer la phylogénie, et que l'histoire de l'évolution individuelle éclaire celle de tout le groupe. A l'adaptation cumulative se rattache un troisième fait d'adaptation directe ou actuelle : c'est la loi d'adaptation corrélative. En vertu de cette importante loi, la modification organique ne porte pas seulement sur les parties, qui ont immédiatement subi l'influence extérieure, mais encore sur d'autres parties, qui n'ont pas été directement impressionnées. C'est là un résultat de la connexion organique et notamment du caractère unitaire de la nutrition, qui relie tous les organes. Que, par exemple, par suite d'une transplantation dans un terrain aride, une plante acquière un système pileux plus développé, cette modification réagira sur la nutrition des-autres parties; il en pourra résulter un raccourcissement 'de la tige, et par suite la plante tout entière aura une forme plus ramassée. Chez quelques races porcines et canines, par exemple chez le chien turc, qui, en s'adaptant à un climat chaud, a perdu plus ou moins de son pelage, il y a eu en même temps arrêt de développement, arrêt de la nutrition. C'est ainsi que les baleines et les édentés (tatous, pangolins), qui, par leur système pileux, diffèrent le plus des autres mammifères, s'en écartent aussi le plus par le système de denture. De même certaines races d'animaux domestiques (boeufs, porcs, etc.) à courtes pattes ont aussi habituellement une tête courte et tronquée. Certaines races de pigeons à longues pattes sont aussi remarquables par la longueur de leur bec. Cette relation entre la longueur des pattes et celle du bec se remarque très-généràlement dans l'ordre des échassiers (cigogne, grue, bécasse, etc.). Cette solidarité des diverses parties d'un même organisme est extrêmement remarquable; nous n'en connaissons pas les causes spéciales ; mais nous pouvons dire d'une manière générale, que les modifications de la nutrition, influant sur une partie, doivent nécessairement réagir sur les autres, à cause du caractère général, centralisateur de l'activité nutritive. Mais pourquoi précisément telles ou telles parties sontelles unies par cette corrélation singulière ? c'est ce que nous ignorons le plus souvent. Nous connaissons un bon nombre de corrélations de ce genre ; il en existe notamment chez les animaux et les plantes privés de substances pigmentaires, chez les albinos ou kâkerlacs. Le défaut de substance colorée pigmentaire entraîne, alors certaines modifications dans la forme des autres parties, du système musculaire, du système osseux, des systèmes de la vie organique, qui, à première vue, n'ont aucun rapport avec le système cutané externe. Très-souvent alors ces systèmes sont mal développés : d'où une structure générale plus délicate, plus faible que celle des animaux colorés de la même espèce. Les organes des sens eux-mêmes et. le système nerveux sont affectés d'une manière particulière par le défaut de pigment. Les chats blancs aux yeux bleus sont presque toujours sourds. Les chevaux blancs se distinguent des chevaux colorés par une certaine propension aux tumeurs sarcomateuses. Chez l'homme aussi, le degré de développement pigmentaire cutané a la plus grande influence sur l'aptitude de l'organisme à contracter certaines maladies; ainsi l'Européen à peau brune, à cheveux noirs, aux yeux de nuance sombre, s'acclimate plus facilement dans les climats tropicaux et y est bien moins frappé par les maladies endémiques dominantes (inflammation du foie, fièvre jaune, etc.,) que l'Européen à la peau blanche, aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Mais, de toutes ces corrélations morphologiques, les plus remarquables, sont celles qui existent entre les organes sexuels et les autres parties du corps. Nulle modification organique partielle ne réagit autant sur les autres parties que certaines altérations des organes de la génération. Pour obtenir une grande abondance de tissu graisseux chez les porcs et les moutons, les éleveurs leur enlèvent les organes sexuels par la castration, et les mêmes résultats se produisent chez les deux sexes. C'est ce que faisait aussi Sa Sainteté, le Pape infaillible , pour se procurer les castrats destinés à chanter les louanges de Dieu dans l'église de Saint-Pierre. Ces malheureux étaient châtrés dans leur enfance, et par ce moyen ils conservaient leur voix d'enfant ; car, par suite de cette mutilation, le larynx subit un arrêt de développement. En outre le système musculaire tout entier se développe peu et une grande quantité de graisse s'accumule sous la peau. Mais la castration réagit aussi sur le système nerveux central, sur l'énergie de la volonté, etc., et il est notoire que les castrats humains aussi bien que les animaux domestiques mâles châtrés perdent les caractères psychiques de leur sexe. L'homme n'est complètement homme, aussi bien au point de vue de l'âme qu'à celui du corps, que par ses glandes génératrices. Ces relations si importantes et si puissantes entre les organes sexuels et le reste du corps, spécialement avec le cerveau, existent également chez les deux sexes. Ce fait est d'ailleurs tout naturel, puisque, chez la plupart des animaux, les organes sexuels des deux sexes ont un même point de -départ et ne diffèrent point au début. Chez l'homme aussi bien que chez les autres vertébrés, les organes masculins et féminins sont, à l'origine, parfaitement identiques dans l'embryon; c'est peu à peu, dans le cours du développement embryonnaire, durant la neuvième semaine, que se montrent les. différences entre les deux sexes et qu'une seule et même glande sexuelle devient l'ovaire de la femme et le testicule de l'homme. Aussi toute modification de l'ovaire ne réagit-elle pas moins sur l'ensemble de l'organisme féminin qu'une modification du testicule sur l'organisme masculin. Dans son excellent mémoire intitulé « la Femme et la cellule», Virchow a signalé dans les termes suivants toute l'importance de cette corrélation : «La femme est femme uniquement par ses glandes génératrices. Toutes les particularités -de son corps et de son esprit, sa vie nutritive, son activité nerveuse, la délicatesse, la rondeur des membres,, l'élargissement du bassin ; le développement de la poitrine .accompagné d'un arrêt de développement des organes de la voix ; sa luxuriante chevelure contrastant avec le duvet fin et imperceptible .qui couvre le reste du corps ; en outre, la profondeur de sentiment, la perception primesautière et sûre, la douceur, l'abnégation, la fidélité, en résumé tous les caractères essentiellement féminins, que nous admirons et vénérons dans la vraie femme, tout cela dépend de l'ovaire. Que l'on extirpe l'ovaire, et la virago nous apparaîtra dans sa hideuse imperfection. » Cette même corrélation intime entre les organes sexuels et le reste du corps existe aussi chez les végétaux. Si l'on désire obtenir d'une plante de jardin une fructification plus riche, on restreint la production des feuilles en en retranchant une partie. Veut-on au contraire une plante d'ornement pourvue d'un riche et beau feuillage, on empêche l'épanouissement des fleurs et des fruits en retranchant les bourgeons floraux. Dans l'un et dans l'autre cas, un système d'organes se développe aux dépens d'un autre. De même presque tous les changements survenus dans la frondaison des plantes, sauvages entraînent une modification correspondante dans les parties de la fleur spécialement affectées à la reproduction. Déjà Goethe, Geoffroy Saint-Hilaire et d'autres naturalistes philosophes ont signalé la haute portée de cette « compensation de développement », de ce balancement des organes. La raison de. cette corrélation est qu'aucune partie isolée du corps ne peut se modifier sous l'influence d'une adaptation directe ou actuelle, sans que simultanément tout l'organisme n'en subisse le contre-coup. L'adaptation corrélative des organes de la génération et des autres parties du corps mérite d'être spécialement examinée ; car elle peut projeter, plus que toute autre chose, une éclatante lumière sur ces phénomènes obscurs et mystérieux de l'adaptation indirecte précédemment indiqués. En effet, de même que toute modification des organes sexuels réagit puissamment sur le reste du corps, de même toute modification profonde d'une autre partie du corps réagit à son tour plus ou moins sur les organes générateurs. Mais cette réaction ne se manifestera visiblement que chez la postérité, qui naîtra de ces organes générateurs modifiés. Or ces modifications du système de la génération, de l'oeuf et du sperme, qui sont si remarquables et si peu remarquées, parce qu'en eux-mêmes elles sont extrêmement faibles, exercent précisément une très-grande influence sur le développement delà descendance, et tous les faits d'adaptation indirecte précédemment cités peuvent en fin de compte se ramener à une adaptation réciproque. Une autre série d'exemples -frappants d'adaptation corrélative nous est fournie par les divers animaux et végétaux, qui, en s'adaptant à une vie de parasite, sont frappés de rétrogradation. Nul autre changement de genre de vie n'agit autant sur le développement d'un organisme que l'accoutumance à la vie parasitique. Par cette accoutumance les plantes perdent leurs feuilles vertes, comme nos plantes parasites indigènes : Orobanche, Lathrxa, Monolropa. Des animaux, qui, précédemment, vivaient indépendants et libres, perdent tout d'abord, en devenant les parasites d'animaux ou de plantes, l'activité de leurs organes du mouvement ou des sens. Mais la perte de l'activité entraîne celle des organes par lesquels se manifestait cette activité, et l'on voit alors, par exemple, nombre de crustacés, qui, après avoir eu dans leur jeunesse un assez haut degré d'organisation, des pattes, des palpes tactiles, des yeux, dégénèrent avec l'âge, quand ils sont devenus tout à fait parasites parfaits, et alors ils n'ont plus ni yeux, ni organes du mouvement, ni palpes tactiles. La forme transitoire de la jeunesse mobile et agile se transforme en une masse informe, immobile. Seuls, les organes les plus indispensables, ceux de la nutrition et de la génération, conservent encore leur activité. Tout le reste du corps est frappé de rétrogradation. Sans doute ces transformations si profondes sont en grande partie la conséquence directe de l'adaptation cumulative, de l'inaction des organes; mais on peut aussi les rapporter pour une large part à l'adaptation réciproque ou corrélative (Voy. pl. X et XI). La septième loi d'adaptation, la quatrième dans le groupe des adaptations directes, est la loi d'adaptation divergente. Nous désignons ainsi ce fait du développement dissemblable, que subissent, sous la pression des circonstances externes, des parties originairement identiques. Cette loi d'adaptation n'est pas peu importante pour faire comprendre la division du travail, ou polymorphisme. Rien de plus facile que de la vérifier sur nous mêmes, par exemple dans l'inégale activité de nos deux mains. La main droite, dont on se sert habituellement bien plus que de la gauche, a des nerfs, des muscles, des os bien plus développés. On en peut dire autant du bras tout entier. Chez -la plupart des hommes, les os et les muscles du bras droit sont, à cause de leur plus grand usage, plus forts et plus pesants que ceux du bras gauche. Mais comme, chez l'espèce humaine de la zone moyenne de la terre, on se sert de préférence du bras droit, comme c'est là un usage invétéré et héréditaire depuis des milliers d'années, la forme plus accentuée, la grandeur plus accusée du bras droit sont déjà devenues héréditaires. Un naturaliste hollandais distingué, P. Harting, a montré par des mensurations et des pesées, que, même chez les enfants, le bras droit est plus fort que le gauche. C'est en vertu de la même loi d'adaptation divergente, que les deux, yeux sont fréquemment inégalement développés. Qu'un naturaliste s'accoutume à se servir d'un seul oeil pour ses observations microscopiques, de l'oeil gauche, par exemple, cet oeil gauche acquerra une conformation toute particulière. L'oeil gauche deviendra myope ; il sera plus propre à voir de près; l'autre aura une portée plus longue et sera meilleur pour distinguer les objets éloignés. Si au contraire, on se sert du microscope avec les deux yeux, en alternant, on n'acquerra pas cette vue longue d'un côté, courte de l'autre, que l'on aurait obtenue par une sage division du travail des yeux. Dans les cas de ce genre, l'habitude rend inégale et divergente d'abord la fonction, l'activité des organes primitivement identiques ; puis à son tour la fonction réagit sur la forme de l'organe, et, au bout d'un long temps, il se produit sous cette influence une modification dans les plus délicats linéaments de la forme, dans la croissance relative des organes divergents ; enfin cet écart devient visible même dans les grandes lignes. Dans le règne végétal nous trouvons un exemple bien net de cette adaptation divergente chez les plantes volubiles. Les branches, originairement égales, de ces plantes acquièrent une forme, une longueur, un degré de courbure, un diamètre des spires absolument différents, suivant qu'ils s'enroulent autour d'un tuteur d'un, faible ou d'un gros diamètre. Cet écart de formes primitivement semblables sous l'influence de circonstances extérieures peut se vérifier facilement dans maint autre cas. En se combinant avec l'hérédité progressive, cette adaptation divergente détermine la division du travail des divers organes. Il est une huitième et dernière loi d'adaptation, que nous pouvons appeler loi d'adaptation illimitée ou indéfinie. Nous entendons dire seulement par là, qu'il n'y a aucune limite connue à la variation des formes organiques sous l'influence des conditions extérieures de l'existence. Nous ne saurions affirmer d'aucune partie d'un organisme, que cette partie n'est plus modifiable et que, soumise à des conditions nouvelles et autres, elle n'en resterait pas moins immuable. L'expérience n'a encore permis de découvrir aucune limite à la variabilité. Que, par exemple, un organe dégénère par défaut d'usage, cette dégénération finira par aboutir à l'atrophie ; c'est ce qui arrive en effet pour les yeux de beaucoup d'animaux. D'autre part, nous pouvons, au moyen d'un exercice persévérant, de l'accoutumance, d'un exercice progressif, perfectionner un organe à un degré, que tout d'abord il nous eût semblé impossible d'atteindre. Comparons les sauvages aux peuples civilisés ; nous trouverons, chez les premiers, un développement des organes des sens, de la vue, de l'odorat, de l'ouïe, que les civilisés ne soupçonnent même pas. Au contraire, chez les peuples très-civilisés, le cerveau, l'activité intellectuelle se sont développés à un point, dont les grossières peuplades sauvages ne se font aucune idée. Cependant il semble que, pour chaque organisme, il y ait une limite à la faculté d'adaptation, et cette limite serait déterminée par le type de la race ou phylum, c'est-à-dire par les facultés fondamentales essentielles de cette race, telles qu'elles proviennent de la souche ancestrale commune et telles qu'elles se sont transmises à la descendance par le fait de l'hérédité conservatrice. Jamais, par exemple, un vertébré ne possédera, au lieu d'une moelle épinière, la chaîne ganglionnaire abdominale des articulés. Mais, dans les limites de la forme fondamentale héréditaire, du type inaliénable ,, le degré d'adaptation est infini, et la flexibilité, la malléabilité de la forme organique peuvent se manifester dans toutes les directions. Pourtant il y a des animaux, par exemple les crustacés et les vers frappés de rétrogradation par le parasitisme, qui semblent franchir même cette frontière du type et qui, par suite d'une dégénération excessive, perdent jusqu'aux caractères essentiels de leur type, Quant à la faculté d'adaptation chez l'homme, elle est également sans limités, et comme, chez l'homme, elle' se manifeste surtout par la transformation du cerveau, il est absolument impossible de fixer au savoir humain une limite, que l'homme ne puisse arriver à franchir dans le cours de son développement intellectuel. Une perspective indéfinie d'adaptation s'ouvre donc au perfectionnement futur de l'esprit humain. Ces remarques sont plus que suffisantes, pour montrer quelle est la portée des phénomènes d'adaptation, pour en faire bien comprendre l'immense valeur. Les lois d'adaptation, les faits de variabilité sous la pression des conditions extérrieures, ont autant d'importance que les lois d'hérédité. Tous les faits d'adaptation peuvent se ramener en dernière ana-. lyse à des phénomènes de nutrition, de même que les faits d'hérédité reposent en définitive sur des particularités de la génération ; mais, poursuivis plus loin encore, les uns et les autres se rattachent à des faits chimiques et physiques, c'està-dire à des causes mécaniques. C'est uniquement par l'action combinée de ces lois, que se produisent, d'après la théorie Darwinienne de la sélection, les nouvelles formes organiques, les métamorphoses provoquées dans l'état domestique et dans l'état de nature par la sélection artificielle et la sélection naturelle. ONZIÈME LEÇON. LA SÉLECTION NATURELLE PAR LA LUTTE POUR L'EXISTENCE. LA DIVISION DU TRAVAIL ET LE PROGRÈS. Action combinée des deux facteurs de la formation organique. — Sélection naturelle et sélection artificielle. —Lutte pour l'existence ou rivalité pour satisfaire les besoins de la vie. — Disproportion entre le nombre des individus possibles (potentiels) et celui des individus réels (actuels). — Complexité des rapports mutuels entre les organismes voisins. — Mode d'action de la sélection naturelle. — Sélection homochrome, cause des nuances sympathiques. — La sélection sexuelle, cause des caractères sexuels secondaires.'— Loi de différenciation ou de division du travail (polymorphisme, divergence des caractères). —Transition des variétés aux espèces. — Idée de l'espèce. Métissage et hybridisme. — Loi de progrès ou de perfectionnement (progressais teleosis). Messieurs, pour avoir une idée juste du Darwinisme, il faut avant tout comprendre parfaitement bien les deux fonctions organiques, que nous avons examinées dans les précédentes leçons, l'hérédité et l'adaptation. Si l'on ne saisit pas bien nettement, d'une part, la nature purement mécanique de ces deux activités physiologiques et l'action multiforme de leurs diverses lois, si, d'autre part, on ne se rend pas bien compte de la complexité d'action de ces lois d'hérédité et d'adaptation et de la nécessité de cette complexité, on aura peine à comprendre que, seules, ces deux fonctions aient suffi à produire toutes les formes si nombreuses du monde animal et végétal; et pourtant il en est ainsi. Du moins, jusqu'à ce jour, ce sont les deux seules causes formatrices que nous ayons pu découvrir ; et, si nous savons apprécier sainement l'action combinée, nécessaire et infiniment complexe de l'hérédité et de l'adaptation, nous trouverons inutile de chercher d'autres causes encore inconnues à la métamorphose des formes organiques : celles que nous avons invoquées nous semblent parfaitement suffisantes. Déjà longtemps avant que Darwin eût formulé sa théorie de la sélection, quelques naturalistes et notamment Goethe expliquaient la multiplicité des formes oganisées par l'action combinée de deux forces formatrices, l'une conservatrice, l'autre modificatrice ou progressive. Goethe appelle la première la force centripète ou de spécification, et la seconde la force centrifuge ou de métamorphose. Ces deux forces correspondent parfaitement aux deux fonctions de l'hérédité et de l'adaptation. L'hérédité est la force formatrice, centripète ou interne-; elle travaille à maintenir les formes organiques dans la limite de leurs espèces, à faire que la descendance ressemble aux ancêtres, à produire des générations toujours frappées à la même effigie. L'adaptation, au contraire, fait contre-poids à l'hérédité; c'est la force formatrice centrifuge ou externe; elle tend perpétuellement à transformer les formes organiques sous la pression des influences extérieures, à tirer de nouvelles formes des formes préexistantes, à infirmer absolument la constance et l'immutabilité de l'espèce. Suivant que la prépondérance dans la lutte appartient à l'hérédité ou à l'adaptation, la forme spécifique persiste ou se transforme en une espèce nouvelle. Le degré de fixité ou de variabilité des diverses espèces animales et végétales est simplement le résultat de la prépondérance momentanée exercée par l'une de ces deux forces formatrices, de ces deux fonctions physiologiques sur son antagoniste. Si maintenant nous considérons à nouveau les procédés de sélection, dont nous-avons déjà examiné les données principales dans la septième leçon, nous reconnaîtrons plus clairement et plus nettement encore, que la sélection artificielle et aussi la sélection naturelle ont pour base l'action combinée de ces deux fonctions ou forces formatrices. Une juste appréciation des procédés de sélection artificielle employés par l'éleveur et l'horticulteur montre bien, que, pour obtenir des formes nouvelles, on utilise uniquement ces deux forces formatrices. Tout l'art de la sélection artificielle repose simplement sur une application raisonnée et intelligente des lois de l'hérédité et de l'adaptation, sur leur réglementation, sur leur utilisation artificielle et volontaire. L'agent de sélection est ici lai volonté humaine raisonnée. Il en est de même de la sélection naturelle. Elle aussi utilise ces deux forces formatrices organiques, ces propriétés physiologiques fondamentales de l'adaptation et de l'hérédité, pour produire les diverses espèces. Mais la. force qui trie dans la sélection artificielle, la volonté humaine raisonnée et consciente, est,représentée, dans la sélection naturelle, par la lutte pour l'existence. Dans la septième leçon nous avons déjà indiqué ce que nous entendions par «la lutte pour l'existence ». Le plus grand mérite de Darwin est précisément d'avoir su découvrir ce fait si important. Mais, comme il s'agit là d'un agent très-fréquemment méconnu et fort mal compris, il est nécessaire de nous y arrêter quelque peu, de montrer par des exemples la réalité de la lutte pour l'existence et de faire voir comment elle est l'instrument de la sélection naturelle (Morph. gén., II, p. 231). Dans notre manière d'envisager la lutte pour "l'existence, nous partons du fait de la disproportion entre le nombre des germes engendrés par la totalité des animaux et des plantes et le.nombre des individus, qui, vivant réellement plus ou" moins longtemps, .sont infiniment moins nombreux que les. germes primitifs. La plupart des organismes engendrent durant leur vie des milliers et des millions de germes, dont chacun pourrait, étant données des circonstances favorables, produire un nouvel individu. Chez la plupart des animaux et des plantes, ces germes sont des oeufs, c'est-à-dire des cellules, qui pour se développer ultérieurement ont besoin d'une fécondation. Au contraire, chez les organismes les plus inférieurs, chez les protistes, qui ne sont ni animaux ni végétaux et se reproduisent asexuellement, les cellules germinales ou spores n'ont pas besoin de fécondation. Dans tous les cas, le nombre de ces germes sexuels ou asexuels est absolument hors de proportion avec le nombre des individus de même espèce réellement vivants. On peut dire, d'une manière générale, que le nombre des animaux et des végétaux-vivant à la surface de notre planète est en moyenne toujours le même. Dans l'économie de la nature le nombre des places est limité, et presque partout sur la terre ces places sont à très-peu près occupées. Sans doute il se produit chaque année des oscillations dans le nombre absolu et relatif des individus de toutes les espèces.. Mais, si l'on considère ces oscillations d'une manière générale, on voit combien elles ont peu d'importance en regard de la constance approximative du chiffre moyen de la totalité des,individus. Le.seul changement qui se produise consiste en ce que, chaque année, la prééminence appartient tantôt à tel ordre d'animaux et de plantes, tantôt à tel autre, en ce que, chaque année, la guerre pour l'existence apporte quelque changement à la situation respective de ces ordres. Je ne connais pas d'espèce animale ou végétale, qui n'arrivât, dans un laps de temps très-court, à couvrir la terre d'une population très-dense, si elle n'avait à lutter contre une foule d'ennemis et d'influences nuisibles. Déjà Linné calculait que, si une plante annuelle produisait seulement deux graines donnant naissance à deux rejetons, elle aurait engendré en vingt ans seulement un million d'individus ; or il n'y a pas de plante qui produise un si petit nombre de semences, Darwin suppute à propos des éléphants, c'est-à-dire des animaux les plus lents à sereproduire, qu'au bout de cinq cents ans, la descendance d'une seule paire compterait déj-à quinze millions d'individus, en supposant que chaque éléphant produisît, durant la période féconde de sa vie (de 30 à 90 ans), seulement trois paires de jeunes, De même un groupe humain, d'après les chiffres moyens de la statistique, double en vingt ans, en admettan 'que rien ne vienne entraver l'accroissement normal de la population. Dans le cours d'un siècle, la population humaine totale deviendrait donc seize fois plus considérable. Mais nous savons, qu'en fait, le chiffre total de la popu-, lation humaine grandit très-lentement et que l'accroissement de cette population est très-variable suivant les contrées. Tandis que les races -européennes se propagent par toute la terre, d'autres races, d'autres espèces humaines même tendent chaque année à un anéantissement total. Cela est vrai notamment pour les Peaux-Rouges d'Amérique et pour les noirs aborigènes de l'Australie. Quand même ces peuples se reproduiraient largement, comme la race blanche européenne, tôt ou tard ils n'en succomberaient pas moins devant cette" dernière dans la lutte pour l'existence. Mais dans l'espèce humaine, comme dans toutes les autres, le trop plein de la population disparaît dès les premiers temps de l'existence. De l'énorme quantité de germes que produit chaque espèce, très-peu parviennent à se développer, et de ces derniers même une très-petite fraction atteint l'âge de la reproduction. De cette disproportion entre l'énorme excédant des -germes organiques et le petit nombre des individus privilégiés qui subsistent en même temps, résulte nécessairement, cette lutte, cette guerre, cetincessant combatpourl'existence, dont je vous ai déjà tracé le tableau dans la septième leçon. C'est cette lutte pour l'existence, qui effectue la sélection naturelle, utilise le résultat combiné de l'adaptation et de l'hérédité et travaille ainsi aune perpétuelle transformation de toutes les formes organiques. Le triomphe dans la lutte pour obtenir les conditions nécessaires à l'existence est le partage des individus dotés de quelque avantage particulier, de quelque propriété utile, dont leurs concurrents sont privés. Sansdoute c'est seulement dans un très-petit nombre de cas, chez les animaux et les végétaux, qui nous sont le mieux connus, que nous parvenons à nous faire une idée approximative de la combinaison infiniment complexe des nombreux phénomènes entrant ici en jeu. Songeons seulement aux rapports infiniment variés et compliqués, qui existent entre chaque homme et le reste de l'espèce ou plus généralement avec le monde extérieur ambiant. Mais entre les animaux et les végétaux vivant dans un même lieu, il y a des relations analogues. Tous ces êtres exercent une action mutuelle, active ou passive, les uns sur les autres. Chaque animal, chaque plante, luttent directement avec un certain nombre d'ennemis, avec des bêtes de proie, des animaux parasites, etc. Les plantes, voisines l'une de l'autre se disputent l'espace nécessaire à leurs racines, la quantité d'air, de lumière, d'humidité, etc., qui leur est nécessaire. De même les animaux d'une même localité luttent entre eux pour la nourriture, l'habitat, etc. Dans cette guerre si acharnée, si complexe, tout avantage personnel, si petit soit-il, toute supériorité individuelle peut faire pencher la balance en faveur de celui qui la possède. Cet individu privilégié triomphe et se reproduit, tandis que son concurrent succombe avant d'avoir pu se reproduire. L'avantage personnel, qui a donné la victoire, est légué à la descendance du vainqueur, et, par un perfectionnement ultérieur, cet avantage peut donner naissance à une nouvelle espèce. Les rapports infiniment complexes existant entre les organismes d'une même localité, et que nous devons considérer comme les conditions mêmes de la lutte pourl'existence, nous sont en grande partie inconnus et sont même le plus souvent fort difficiles à découvrir. Nous ne pouvons les suivre dans une certaine mesure que dans un petit nombre de cas, dans celui, par exemple, cité par Darwin, du rapport entre les chats et le trèfle rouge en Angleterre. Le trèfle rouge (trifolium pratense), qui est, en Angleterre, le fourrage le plus recherché pour le bétail, a besoin, pour fructifier, d'être hanté par les frelons. Ces insectes, en pompant le nectar au-fond de la corolle des fleurs du trèfle, mettent la poussière pollinique en contact avec le stigmate et déterminent ainsi la fructification de la fleur, qui, sans eux, n'aurait pas lieu. Darwin a montré, par des expériences, que le trèfle rouge mis à l'abri des frelons ne produit plus de semences. Or le nombre des frelons dépend de celui de leurs ennemis, dont le plus destructeur est le campagnol. Plus le nombre des rats des champs s'accroît, moins le trèfle est fécondé. Mais le nombre de ces rats dépend aussi de celui de leurs ennemis, notamment des chats. C'est pourquoi les frelons sont particulièrement nombreux dans le voisinage des villages et des villes, où il y a beaucoup de chats. Donc le grand nombre des chats profite à la fructification du trèfle. Mais on peut encore, comme l'a fait Karl Vogt, poursuivre plus loin cet exeniple, en remarquant que le bétail alimenté par le trèfle rouge est un des principaux éléments dela prospérité de l'Angleterre. C'est surtout en se nourrissant d'une excellente viande, de beefsteacks et de roastbeefs de bonne qualité, que les Anglais conservent, leur vigueur corporelle et intellectuelle. C'est à cette alimentation, principalement animale, que les Anglais doivent en grande partie leur prééminence cérébrale et intellectuelle sur les autres nations. Mais évidemment cette prééminence dépend indirectement des chats, qui pourchassent les campagnols. On peut même, à l'exemple d'Huxley, remonter de conséquence en conséquence jusqu'aux vieilles filles, qui soignent et choient tout particulièrement les chats et jouent par suite un rôle très-important pour la fécondation du trèfle et la prospérité de l'Angleterre. On voit, par cet. exemple, que plus on s'élève dans la série des effets et des causes, plus le champ des influences et des rapports mutuels grandit dans la nature. On peut affirmer que chaque animal, chaque plante, présentent un grand nombre de relations de ce genre. Seulement nous sommes rarement en état de les apercevoir, d'en embrasser l'ensemble, comme nous l'avons fait dans le cas particulier que nous avons cité. Darwin mentionne encore un autre exemple de corrélation intéressante : on ne trouve au Paraguay ni boeufs, ni chevaux sauvages ; pourtant il y en a dans les pays limitrophes, au nord et au sud du Paraguay. Ce fait singulier s'explique très-simplement par la grande fréquence en ce pays d'une petite mouche, qui a l'habitude de déposer ses oeufs dans le nombril des veaux et des poulains nouveau-nés, qui en meurent. Cette terrible petite mouche empêche donc qu'il puisse y avoir dans cette contrée des boeufs et des chevaux sauvages. Supposons que cette mouche soit détruite par un oiseau insectivore quelconque, aussitôt les grands mammifères pourront vivre en grandes troupes sauvages au Paraguay, comme dans les contrées voisines, et, comme ces animaux consommeront en grande quantité certaines plantes, toute la flore et par suite toute la faune du pays seront changées. Il va de soi, que du même coup toute l'économie de la population humaine, ainsi que son caractère, deviendront autres. Ainsi la prospérité et même l'existence d'une population tout -entière peuvent dépendre d'une seule petite espèce animale ou végétale en apparence insignifiante. Il y a dans le Grand Océan des îles, dont les habitants doivent, à une seule espèce de palmier, la basé essentielle de leur alimentation. La fécondation de ces palmiers a pour principaux agents des insectes, qui portent aux palmiers femelles le pollen des palmiers mâles. L'existence de ces utiles insectes est menacée par des oiseaux insectivores, qui de leur côté sont pourchassés par des oiseaux de proie. Mais les oiseaux de proie sont exposés aux attaques fréquentes d'une petite mite parasité, qui se loge par millions dans leur plumage. Ce dangereux petit parasite à son tour est détruit par un champignon parasite. Dans ce cas, le champignon, les oiseaux de proie et les insectes favorisent la fructification des palmiers et par suite l'accroissement de la population : les mites et les oiseaux insectivores, au contraire, y sont nuisibles. D'intéressants exemples propres à bien montrer les changements des rapports dans la lutte pour l'existence nous sont aussi fournis par ces îles océaniques, isolées et inhabitées , où, à diverses reprises, des navigateurs ont déposé des chèvres ou des porcs. Ces animaux deviennent sauvages, et, comme ils ne rencontrent pas d'ennemis, ils se multiplient tellement, que tout le reste de la population animale et végétale de l'île en souffre et qu'en fin de compte l'île est presque dépeuplée ; car les aliments finissent par manquer à ces grands mammifères devenus trop nombreux. Quelquefois des marins lâchent aussi un couple de chiens sur ces îles, qu'habite une population exubérante de chèvres et de porcs; ces chiens se trouvent à merveille de la nourriture surabondante qu'ils rencontrent; ils se multiplient rapide-, ment et font de terribles vides dans les troupeaux, de sorte qu'au bout d'un certain nombre d'années les chiens euxmêmes manquent de nourriture et finissent presque par disparaître. Ainsi, dans l'économie de la nature, l'équilibre des espèces changé sans cesse, suivant que telle ou telle espèce se multiplie aux dépens de telle autre. Le plus.souvent sans doute les rapports mutuels des diverses espèces animales et végétales sont beaucoup plus complexes qu'ils ne nous semblent, et je laisse à votre imagination le soin de se figurer quels rouages infiniment compliqués la lutte pour l'existence doit mettre enjeu à la surface de la terre. En définitive le mobile, qui rend cette lutte nécessaire, qui partout la modifie et lui donne sa physionomie, est le mobile de la conservation de soi-même, aussi bien de la conservation de l'individu (mobile de la nutrition) que de la conservation de l'espèce (mobile de la reproduction). Ces deux ressorts de la conservation organique sont ceux, dont Schiller, l'idéaliste ( non pas le réaliste Goethe), a pu dire : « En attendant que la philosophie sache régir le système du monde, le mécanisme de l'univers se maintient par la faim et par l'amour. » C'est l'inégale énergie de ces puissants mobiles, qui fait varier à l'infini chez les diverses espèces la lutte pour l'existence; c'est sur eux que reposent les phénomèmes d'hérédité et d'adaptation. Nous pouvons en effet ramener tous les faits d'hérédité à la génération et tous les faits d'adaptation à la nutrition, comme à leur base matérielle. Dans la sélection naturelle, la lutte pour l'existence fait son choix tout comme le fait la volonté de l'homme dans la sélection artificielle. Mais celle-ci agit avec conscience et conformément à un plan , celle-là agit sans plan et sans conscience. Cette importante différence entre la sélection naturelle et la sélection artificielle mérite d'être particulièrement remarquée. En effet nous voyons par là, que des organisations répondant à un but donné peuvent être l'oeuvre aussi bien de causes mécaniques agissant sans conscience que de causes finales poursuivant un but déterminé. Les produits de la sélection naturelle sont aussi bien et même mieux adaptés à un but que les produits de l'industrie humaine, et pourtant ils ne doivent pas leur origine à une force créatrice visant à un but donné, mais bien à des phénomènes mécaniques, inconscients et nullement combinés. Si l'on n'a pas sérieusement songé à l'action combinée de l'hérédité et de l'adaptation sous l'influence de la lutte pour vivre, on a peine à attribuer à cette sélection naturelle les effets qu'elle produit en réalité. Il ne sera donc pas hors de propos de citer ici un ou deux exemples particulièrement éclatants de l'efficacité de la sélection naturelle. Occupons-nous d'abord de la sélection des couleurs analogues, ou du « choix des couleurs sympathiques » chez les animaux. Déjà des naturalistes s'étaient étonnés de voir nombre d'animaux revêtir en général et habituellement la couleur du lieu qu'ils habitent, de leur habitat. Ainsi, par exemple, les pucerons et beaucoup d'autres insectes vivant sur les feuilles sont verts. Les animaux du désert, les gerboises, le fennec ou renard du désert, la gazelle, les oiseaux, etc., sont le plus souvent de couleur jaune ou jaune brunâtre, comme le sable du désert. Les animaux polaires, vivant sur la glace et la neige, sont blancs ou gris, comme la glace et la neige, beaucoup de ces animaux changent de couleur l'été et l'hiver. L'été, alors que la neige a en partie disparu, le pelage des animaux polaires devient gris-brun ou noirâtre, comme l'est le sol dénudé ; l'hiver ce pelage redevient blanc. Les papillons, les colibris, qui voltigent autour des fleurs diaprées, aux nuances éclatantes, leur ressemblent par la coloration. Or Darwin explique ces faits singuliers de la manière la plus simple, en remarquant qu'il est fort utile à un animal d'être de même couleur que son habitat. Si les animaux vivent de proie, ils peuvent s'approcher du gibier, qu'ils chassent plus sûrement et avec moins de chances d'être remarqués ; de leur côté les animaux poursuivis peuvent s'enfuir d'autant plus facilement que leur couleur diffère moins de celle dû milieu ambiant. Si même une espèce animale était d'abord de plusieurs couleurs, ceux dés individus de cette espèce, dont la couleur différait le moins de celle de l'habitat, auront été les plus favorisés dans la guerre pour l'existence. Ils ont pu passer inaperçus, se maintenir et se reproduire, tandis que les individus ou les variétés d'une autre couleur périssaient. J'ai invoqué cette sélection des couleurs analogues .pour expliquer la singulière ressemblance, qu'ont avec l'eau les animaux pélagiques translucides ; il est remarquable,, en effet, que la plupart de ces animaux, parmi ceux qui vivent à la surface de la mer, soient bleuâtres ou absolument incolores et transparents comme le verre. On trouve de ces animaux incolores, vitreux, dans les classes d'animaux les plus différentes. On peut citer, parmi les poissons, les helmichthyides, dont le corps est tellement transparent qu'on peut lire au travers les caractères d'un livre ; parmi les mollusques, les ptéropodes et les carinaires ; parmi les vers,-les Salpas, Alciope et Sagitta ; en outre un très-grand nombre de crustacés marins et la plupart des méduses et des Beroès. Tous ces animaux pélagiques, qui nagent à la surface de la mer, sont vitrés, transparents, incolores, comme L'eau ellemême, tandis que les espèces les plus voisines, mais vivant au fond de la mer, sont colorées et opaques comme les animaux terrestres. Ces faits remarquables s'expliquent par la sélection naturelle, tout aussi bien que la coloration sympathique des animaux terrestres. Parmi les ancêtres des animaux marins transparents, qui étaient incolores et transparents à divers degrés, ceux qui l'étaient le plus étaient aussi le plus favorisés dans cette lutte pour l'existence, qui se livre à la surface de la mer. Ils pouvaient s'approcher le plus possible de leur proie sans être aperçus, ils étaient aussi peu que possible remarqués par leurs ennemis. Il leur fut plus facile de se maintenir et de se reproduire qu'à leurs semblables plus colorés et plus opaques, et finalement, en vertu de l'adaptation et de l'hérédité accumulées pendant une longue série de générations, leur corps devint transparent et incolore à un degré, qui. nous étonne aujourd'hui chez les animaux marins. [Morph. gén., Il, 242.) Une autre sélection non moins intéressante que celle des couleurs analogues est cette sélection naturelle spéciale, que Darwin a nommée sélection sexuelle et qui explique l'origine de ce qu'on a appelé « caractères sexuels secondaires». Nous avons déjà parlé de. ces caractères sexuels de second ordre si instructifs sous tant de rapports, et nous avons désigné ainsi les particularités des' animaux et des plantes échues en partage seulement à l'un des sexes et n'ayant pas un rapport étroit avec la fonction génératrice elle-même. Ces caractères sexuels secondaires sont très-fréquents chez les animaux. Vous savez tous de quelle manière frappante les deux sexes diffèrent chez beaucoup d'oiseaux et de papillons. Le plus souvent le mâle est plus beau et plus grand. Souvent il a des armes, des ornements particuliers : citons par exemple l'éperon et la crête du coq, le bois du cerf et du chevreuil mâle, etc. Toutes ces différences sexuelles n'ont aucun rapport immédiat avec la génération même, avec les caractères sexuels primaires, les organes sexuels proprement dits, qui sont la condition de la génération. Or Darwin explique l'existence de ces caractères sexuels secondaires en invoquant simplement la sélection, qui a lieu dans la génération même. Chez la plupart des animaux, le nombre des individus des deux sexes est plus ou moins inégal ; tantôt il y a un excédant de mâles, tantôt un excédant de femelles, et, dans la saison du rut, il y a ordinairement lutte entre les rivaux pour posséder des animaux de l'autre sexe. On sait avec quelle ardeur, avec quel acharnement cette lutte s'engage, particulièrement chez les animaux d'or-, dre supérieur, chez les mammifères et les oiseaux. Chez les gallinacés, où, pour un coq, il y a beaucoup de poules, on voit les rivaux se faire une guerre acharnée pour grossir le plus possible leur harem. On en peut dire autant de beaucoup de ruminants.. Chez les cerfs et les chevreuils, par exemple, il y a, au moment du rut, des combats sérieux entre les mâles pour la possession des femelles. D'après Darwin, le caractère sexuel secondaire, qui distingue ici le mâle de la femelle, est le résultat de cette lutte. Ce n'est pas dans ce cas, comme dans la lutte pour l'existence individuelle, la conservation de soi-même, c'est la conservation de l'espèce., la génération, qui est le motif déterminant de la guerre. Quantité d'armes défensives et offensives ont été ainsi acquises par les animaux, On peut sûrement citer comme une de ces armes défensives la crinière du lion, qui manque à la lionne ; c'est un moyen de protection très-efficace contre les morsures, que les lions cherchent à se faire dans la région du cou, alors qu'ils se battent .pour les femelles; par conséquent les mâles ayant la plus forte crinière auront le plus souvent l'avantage dans la rivalité sexuelle. Le fanon du taureau et le collier de plume du coq sont des armes défensives analogues. Le bois du cerf, la défense du sanglier, l'éperon du coq et le développement de la mâchoire supérieure du cerf-volant mâle sont au contraire des armes offensives ; tous ces appareils servent dans la rivalité des mâles pour les femelles à détruire ou à écarter les concurrents. Dans les cas que nous venons de citer, c'est immédiatement la guerre d'extermination entre les rivaux, qui donne naissance aux caractères sexuels secondaires. Outre cette lutte d'extermination directe, il existe aussi dans la sélection sexuelle une lutte indirecte d'une grande importance, qui provoque chez les rivaux des modifications non moins grandes. Cette rivalité consiste principalement en ce que le sexe, qui brigue les faveurs de l'autre, cherche à lui plaire, soit par la richesse de sa parure, soit par sa beauté, soit par des sons mélodieux. Darwin pense que le gracieux ramage des oiseaux chanteurs a cette Origine. Chez nombre d'oiseaux, il y a un vrai tournoi musical entre les mâles, qui luttent pour la possession des femelles. On sait que, dans beaucoup d'espèces d'oiseaux chanteurs, les mâles à l'époque du rut, se réunissent en nombre devant la femelle ; qu'en sa présence, ils entonnent leurs chansons, et que la femelle choisit pour époux celui qui lui a plu davantage. D'autres oiseaux chanteurs mâles chantent seuls dans la solitude des bois pour attirer les femelles, et celles-ci vont trouver le chanteur qui les séduit davantage. Un tournoi musical analogue, mais moins mélodique, .a lieu parmi les cigales et les sauterelles. La cigale mâle porte à l'abdomen deux sortes de tambours, qui produisent les sons stridulants, que les anciens Grecs prisaient si singulièrement. Chez les sauterelles, les mâles frottent leurs élytrès avec leurs pattes postérieures, comme avec un archet de violon, ils frottent aussi leur élytres l'une contre l'autre et produisent ainsi ces stridulations, peu mélodiques pour nous, mais qui plaisent assez aux sauterelles femelles, pour qu'elles recherchent les meilleurs de ces violonistes mâles. Chez d'autres insectes et d'autres oiseaux, ce n'est pas le chant, ou plus généralement un bruit musical quelconque, qui plaît à l'un des sexes ; c'est la parure ou la beauté. Ainsi nous voyons que, chez la plupart des gallinacés, le coq se distingue par sa crête, ou par une queue magnifique s'étalant en éventail, comme celle du paon et du coq d'Inde. La belle queue de l'oiseau de paradis est aussi un ornement A, particulier au sexe mâle. Chez beaucoup d'autres oiseaux et insectes, chez les papillons particulièrement, les mâles se distinguent des femelles par des nuances spéciales. Ce. .sont là évidemment des produits de la sélection sexuelle. Comme ces moyens de séduction, ces ornements manquent aux femelles, nous devons en conclure, que les mâles . les ont lentement acquis par le fait de la rivalité pour plaire aux femelles, là où. ces femelles pouvaient fair'e un choix. Il est facile d'étendre à la société humaine l'application de cette intéressante donnée. Là aussi les mêmes causes ont évidemment contribué à créer les caractères sexuels secondaires. Les traits caractéristiques de l'homme aussi bien que ceux de la femme doivent certainement leur origine, pour une grande part, à la sélection sexuelle de l'autre sexe. Dans l'antiquité, le moyen âge, et surtout dans l'âge romantique de la chevalerie, c'était par la rivalité immédiate, par les duels, les tournois, que se faisait le choix d'une fiancée; le plus fort s'en emparait. Dans nos temps modernes, au contraire, les rivaux préfèrent la. compétition indirecte; c'est par la musique instrumentale et vocale, ou bien par des avantages naturels, par la beauté, ou encore par la parure artificielle, que, dans nos sociétés « raffinées » et « très-civilisées », l'on combat ses compétiteurs. Mais de ces diverses formes de sélection sexuelle la plus noble, de beaucoup est la sélection psyxhique, celle dans laquelle les avantages intellectuels d'un sexe sont des motifs déterminants du choix de l'autre. Quand de génération en génération l'homme, qui a reçu le plus haut degré possible de culture intellectuelle, se détermine dans le choix de la compagne de sa vie par l'attrait des dons moraux, dont sa descendance héritera, il contribue ainsi plus puissamment que par tout autre moyen à creuser l'abîme, qui nous sépare aujourd'hui des peuples encore grossiers et de nos ancêtres animaux. Ce qui est surtout important, c'est le rôle,- que joue la sélection sexuelle ennoblie et l'a division progressive du travail.entre les deux sexes, et, selon moi, il faut voir là une des causes premières les plus puissantes de l'origine phylétique et du développement historique du genre humain (Morph, gén., II, 247.) Darwin ayant traité ce sujet de la façon la plus ingénieuse et en l'élucidant par les exemples les plus frappants dans le très-intéressant ouvrage, qu'il a publié en 1871 sur « la descendance de l'homme et la sélection sexuelle » (48), je vous renvoie particulièrement à ce livre pour les détails. Permettez-moi de jeter maintenant un coup d'oeil sur deux lois fondamentales organiques extrêmement importantes, démontrées par la théorie de la sélection et qui sont des conséquences nécessaires du choix naturel dans la lutte pour l'existence. Ces lois sont : la loi de la division du travail ou de la différenciation, et la loi du progrès ou du perfectionnement. On avait déjà, jadis, constaté expérimentalement l'action de ces deux lois dans l'évolution historique, dans le développement individuel, dans l'anatomie comparée des animaux et des plantes, et l'on inclinait à les rapporter a une force créatrice directe. Il avait été prévu dans le plan du créateur, que, dans le cours des siècles, les formes devaient se multiplier et se perfectionner de plus en plus. Évidemment nous aurons fait un grand progrès dans la connaissance de la nature, si, rejetant cette vue téléologique et anthrop'omorphique, nous pouvons démontrer, que les deux lois de la division du travail et du perfectionnement sont des résultats nécessaires de la sélection naturelle dans la lutte pour l'existence. La première grande loi, qui découlé immédiatement de la sélection naturelle, est la loi de différenciation ; on la désigne fréquemment sous la dénomination de loi de division du travail ou polymorphisme, et Darwin l'a appelée divergence des caractères. (Morph. gén., Il, 249.) Nous entendons désigner ainsi la tendance générale de tous les êtres organisés à se développer graduellement, mais inégalement, en s'écartant sans cesse du type primitif commun. Selon Darwin, la cause de cette tendance générale à la variation et, par suite, à la production de 'formes dissemblables sortant d'éléments semblables, cette cause, dis-je, serait simplement due à ce que la lutte pour l'existence entre deux organismes est d'autant plus ardente que ces organismes sont plus voisins, plus analogues entre eux. C'est là un fait très-important, très-simple, mais généralement méconnu. Il saute aux yeux de chacun, que, dans un champ d'une grandeur déterminée, il peut exister à côté des céréales, qui ont été-semées, un grand nombre de mauvaises herbes, et ces mauvaises herbes viendront même là où les céréales ne pourraient prospérer. Les endroits arides, stériles du champ, où ne pourrait vivre aucun pied de céréales, peuvent suffire à nourrir des mauvaises herbes de diverses espèces Plus les individus et les espèces vivant ensemble diffé- - reront, mieux ces diverses mauvaises herbes seront en état de s'adapler aux diverses modifications du sol. Il en est de même pour les animaux. Évidemment, dans un district donné, les animaux peuvent, s'ils sont de nature différente, coexister en plus grand nombre qu'ils ne le feraient s'ils étaient tous semblables. Il y a des arbres, le chêne par exemple, sur chacun desquels peuvent vivre côte à côte deux cents diverses espèces d'insectes. Les unes se nourrissent des fruits de l'arbre ; les autres des feuilles, d'autres de l'écorce, quelques-unes des racines, etc. Il serait absolument impossible qu'un pareil nombre d'individus vécût sur cet arbre, si tous appartenaient à la même espèce, si tous, par exemple, vivaient aux dépens de l'écorce ou seulement des feuilles. La même chose se produit dans la société humaine. Dans une petite ville, pour qu'un certain nombre d'ouvriers puissent vivre, il faut que ces ouvriers exercent des professions différentes. La division du travail, qui est d'une si haute utilité à la communauté et à chaque travailleur en particulier, est une conséquence immédiate de la lutte pour l'existence, de la sélection naturelle ; en effet les animaux se tirent d'autant plus facilement de cette lutte, qu'il y a plus de diversité dans l'activité et aussi dans la forme des individus. Naturellement la diversité des fonctions réagit sur la forme, en la modifiant, et la division physiologique du travail entraîne nécessairement la différenciation morphologique, « la divergence des caractères » (37). Je vous prie de considérer maintenant que toutes les espèces animales et végétales sont modifiables et ont la faculté de s'adapter aux conditions locales. Les variétés, les races de chaque espèce, en vertu des lois de l'adaptation, s'écarteront d'autant plus de la souche primitive originelle que les conditions nouvelles, auxquelles elles devront s'adapter, seront plus différentes. Représentons-nous donc les variétés issues d'un type fondamental commun sous la forme d'un faisceau ramifié : ces variétés pourront vivre côte à côte et se reproduire d'autant plus facilement qu'elles seront plus distantes l'une de l'autre, qu'elles seront aux extrémités de la série, aux côtés opposés du faisceau. Au contraire, les formes moyennes ont la situation la plus désavantageuse dans la lutte pour l'existence. Les conditions nécessaires de la vie sont le plus dissemblables pour les variétés extrêmes, les plus éloignées l'une de l'autre, par conséquent ces variétés seront moins sujettes à se trouver en conflit sérieux dans la guerre pour l'existence. Au contraire les formes intermédiaires, celles qui diffèrent le moins de la souche originelle, partagent plus ou moins avec cette dernière les mêmes besoins ; elles sont donc réduites à lutter, et avec le plus de désavantage, dans la compétition qui s'engage à ce sujet. Si, dans un même coin de terre, de nombreuses variétés d'une espèce vivent côte à côte, les formes extrêmes, les plus divergentes, pourront plus facilement coexister ensemble que les formes moyennes, obligées de lutter avec chacune de ces formes extrêmes. Les formes moyennes finiront à la longue par succomber sous les coups de ces influences ennemies, dont les autres auront triomphé. Ces dernières seules se maintiendront, se reproduiront et finiront par n'être plus reliées au type originel par aucune forme intermédiaire. C'est ainsi que les .« bonnes espèces » proviennent, des variétés. La lutte pour vivre favorise nécessairement la divergence générale, l'écart mutuel des formes organiques, la tendance perpétuelle à la formation d'espèces nouvelles. Ce résultat n'est pas dû à une propriété mythique, à une force mystérieuse de l'organisme, mais à l'action combinée de l'hérédité et de l'adaptation dans la lutte pour vivre. Par l'extinction des formes intermédiaires moyennes de chaque espèce, par la disparition des êtres de transition, l'écart s'accentue toujours de plus en plus et engendre des formes extrêmes, que nous déclarons constituer de nouvelles espèces. Quoique tous les naturalistes aient dû admettre la variabilité ou la mutabilité des espèces animales et végétales, néanmoins la plupart ont contesté que la variation, la transformation des formes organiques pussent dépasser les limites des caractères spécifiques. Nos adversaires s'en tiennent toujours à la proposition suivante' : « Quelles que soient les différences qui séparent entre elles les variétés d'une même espèce, pourtant elles n'arrivent jamais à différer entre elles autant que le font deux véritables «bonnes espèces ». Cette affirmation, que les adversaires de Darwin placent ordinairement en tête de leurs démonstrations, est parfaitement insoutenable et sans fondement. Cela vous semblera évident, pour peu que vous fassiez une critique comparative des diverses définitions que l'on a essayé de donner de Vidée d'espèce. Que peut être une «vraie et bonne espèce » (bona species) ? C'est là une question à: laquelle aucun naturaliste ne saurait répondre, quoique tous les classificateurs se servent sans cesse de cette expression, et qu'on puisse composer une bibliothèque tout entière seulement avec les livres écrits pour déterminer si telle ou telle forme observée est une espèce ou une variété, une bonne ou une mauvaise espèce. La réponse la plus usitée est ordinairement celle-ci : « Tous les individus qui se ressemblent par tous les caractères essentiels sont de la même espèce. Les caractères essentiels sont ceux qui sont fixes, constants, et ne changent ni ne varient jamais. » Mais advient-il que l'un de ces caractères jusqu'alors considérés comme essentiels vienne à varier, alors on déclare que ce caractère n'est pas essentiel à l'espèce; car les caractères essentiels ne sauraient varier. On se meut ainsi dans un cercle vicieux évident, et il est réellement étonnant de voir cette définition semblable à un mouvement circulaire de manège donnée et répétée sans cesse dans des milliers de livres comme une incontestable vérité. Tous les essais tentés pour établir solidement et logiquement l'idée d'espèce ont été aussi pleinement infructueux et inutiles que celui que nous avons cité: Cela tient au fond même de la question, et il ne saurait en être autrement. L'idée d'espèce est tout aussi peu absolue que les idées de variété, de famille, d'ordre, de classe, etc. C'est là un point que j'ai explicitement démontré en faisant la critique de l'idée de l'espèce dans ma. Morphologie générale. (Morph. gén., II, 323-364.) Sans perdre mon temps à reproduire ici cette fastidieuse démonstration, je veux seulement dire quelques mots touchant la relation qui existe entre l'espèce et les hybrides. Tout d'abord on admit comme un dogme que jamais deux bonnes espèces ne pouvaient, en se croisant, engendrer un produit fécond. On citait toujours à l'appui de cette assertion les hybrides du cheval et de l'âne, les mulets et les bardeaux, qui en effet ne se reproduisent que rarement. Mais il est démontré que ces hybrides stériles sont de rares exceptions et que, dans la plupart des cas, les hybrides sont féconds et peuvent se reproduire. Presque toujours ils. peuvent se croiser avec succès, soit avec l'une des deux espèces mères, soit simplement entre eux. Mais ce croisement peut, en vertu des lois de « l'hérédité mixte », donner naissance à des formes toutes nouvelles. En effet l'hybriditépeut donner naissance à de nouvelles espèces; c'est là une source de nouvelles espèces tout à fait distincte de la sélection naturelle, que nous avons examinée jusqu'ici. J'ai déjà, en passant, cité quelques-unes de ces espèces hybrides, particulièrement les léporides (Lepus Darvinii) provenant du croisement du lièvre mâle avec le lapin femelle, la chèvre-brebis (Capra ovina) résultant de l'appariation du bouc et de la brebis, en outre diverses espèces de chardons (Cirsium), de ronces (Rubus), etc..Il est possible, comme Linné l'admettait déjà, que beaucoup d'espèces sauvages aient été produites de cette façon. Quoi qu'il en soit, ces hybrides, qui se maintiennent et se reproduisent aussi bien que de véritables espèces, montrent que l'hybridité ne peut servir en aucune façon à caractériser l'idée d'espèce. Les tentatives aussi nombreuses qu'inutiles faites pour déterminer théoriquement l'idée d'espèce n'ont aucune influence sur la différenciation pratique des espèces. La diversité dans l'appréciation pratique de l'idée d'espèce, telle qu'on la voit dans la zoologie-et la botanique taxinomiques, est bien propre à montrer la folie humaine. La plupart des zoologistes et des botanistes ont tâché jusqu'ici, dans la détermination et la description des diverses formes animales et végétales, de distinguer nettement les formes voisines et les ont appelées «bonnes espèces». Mais presque jamais on ne constate que ces « bonnes et véritables espèces » soient nettement et logiquement distinguées. Rarement deux zoologistes, deux botanistes, sont d'accord pour dire quelles formes voisines d'un même genre constituent de bonnes espèces, quelles autres ne le sont pas. Tous les auteurs ont à ce sujet des manières de voir différentes. Dans le genre Hieracium, par exemple, un des genres végétaux les plus communs en Europe, on a distingué, en Allemagne seulement, plus de 300 espèces. Mais le botaniste Fries n'admet que 106 espèces, Loch énumère seulement 52 « bonnes espèces » ; d'autres n'en accordent que 20. Les divergences sont tout aussi grandes pour les ronces (Rubus). Là où un botaniste compte plus de 100 espèces, un second n'en tolère que la moitié, un troisième n'en admet qu'un cinquième ou un. sixième. On connaît depuis longtemps très-exactement les oiseaux de l'Allemagne. Bechstein a, dans sa consciencieuse Ornithologie allemande, distingué 367 espèces, L. Reichenbach en a compté 379, Meyer et Wolff 406, et un autre ornithologiste, le pasteur Brehm, en a admis plus de 900. Vous le voyez, ici, comme dans tout le reste de la taxinomie zoologique et botanique, règne la plus grande confusion, et cela tient-à l'essence même du sujet. En effet il est entièrement impossible de distinguer les variétés et les races des soi-disant « bonnes espèces », Les variétés sont des espèces qui commencent. De la variabilité ou faculté d'adaptation des espèces résultent nécessairement, sous l'influence de la lutte pour l'existence, la différenciation toujours croissante des. variétés et la perpétuelle divergence déformes nouvelles. Quand, grâce à l'hérédité, ces formes se sont maintenues durant un certain nombre de générations, quand lès formes moyennes sont éteintes, alors « de nouvelles espèces » indépendantes se sont formées. L'origine de nouvelles espèces par la division du travail, la divergence ou différenciation des variétés, résulte nécessairement de la sélection naturelle (37). On en peut dire autant de la deuxième grande loi, que nous déduisons directement de la sélection naturelle ; cette loi est sans doute très-voisine de la loi de divergence; mais elle ne lui est nullement identique : c'est la loi.de progrès ou de perfectionnement (tekosis). (Morph. gén,, II, 257.) Comme la loi de différenciation, cette grande et importante loi était depuis longtemps empiriquement établie par la paléontologie, avant que la sélection naturelle de Darwin eût permis d'en expliquer les causes. Presque tous les paléontologistes les plus distingués ont formulé la loi du progrès, comme étant le résultat le plus général de leurs recherches sur les fossiles et sur la succession historique de ces fossiles. C'est ce qu'a fait, entre autres, le savant Bronn, dont les travaux sur les lois de formation et sur les lois de développement des organismes, quoique peu appréciés, sont excellents et dignes de la plus sérieuse considération. Les résultats généraux auxquels Bronn est arrivé relativement aux lois de différenciation et de progrès, uniquement parla voie empirique, à la suite de recherches assidues, opiniâtres et consciencieuses, sont l'éclatante confirmation de l'existence de ces deux grandes lois, que nous avons formulées comme des conséquences nécessaires de la sélection naturelle. En se basant sur l'observation paléontologique, la loi de progrès et de perfectionnement constate ce fait capital, qu'à toutes les époques de la vie organique sur la terre, il y a eu progression dans le degré de perfection des êtres organisés; Depuis l'époque, perdue dans la nuit des temps, où la vie a débuté sur notre planète'par la .production spontanée des'monères, les organismes ' de tous les groupes se sont constamment perfectionnés dans l'ensemble et le détail; à chaque étape, ils ont atteint un plus haut degré de développement. La multiplication perpétuellement croissante des formés vivantes s'accompagnait toujours d'un progrès dans l'organisation. Plus on pénètre profondément dans les couches géologiques où sont enfouis les restes des animaux et des végétaux éteints, plus .ces débris sont anciens, et plus il y a de simplicité, d'uniformité, d'imperfection dans leur conformation. Cela est vrai des organismes en général et aussi de tous les groupes grands et petits, à l'exception, bien entendu, de ces formes rétrogrades isolées dont nous aurons à parler. En confirmation de cette loi, je me contenterai de vous citer le plus -important de tous les groupes animaux, celui, des vertébrés. Les restes les plus-anciens de vertébrés fossiles, que nous connaissions, appartiennent, aux groupes les plus inférieurs des poissons. Après eux vinrent les amphibies, types plus perfectionnés, puis les reptiles, et enfin, à une époque plus récente encore, les classes de vertébrés d'une organisation supérieure, les oiseaux et les mammifères. Les premiers mammifères qu'on voit apparaître appartiennent au type le plus imparfait, le plus inférieur, celui des mammifères dépourvus de placenta ; ce furent des marsupiaux. Les mammifères complets, avec placenta, ne vinrent que plus tard. Enfin, parmi ces derniers, les types inférieurs apparurent d'abord, les types supérieurs suivirent, et ce fut seulement à la fin de l'époque tertiaire, que le type mammifère évolua peu à peu jusqu'à l'homme. En suivant le règne végétal dans son évolution historique, on constate la même loi : ce furent d'abord les classes les plus inférieures, les plus imparfaites, qui apparurent. D'abord le groupe des algues ou fucus. Puis vint le groupe des fougères (fougères, prêles, lycopodes, etc.). Il n'y avait encore aucune plante à fleurs ou phanérogame. Ces dernières commencèrent plus tard par les gymnospermes (conifères et cycadées), qui, par leur conformation tout entière, sont bien au-dessous des phanérogames angiospermes et forment une transition entre les fougères et les angiospermes. Ces dernières se développèrent plus tardivement encore, et au début c'étaient simplement des plantes ,sans corolle (monocotylées et monochlamydées) ; ensuite apparurent les plantes corollifères (dichlamydées)..Enfin, dans ce dernier groupe, les fleurs polypétales précèdent les gamopétales, dont l'organisation paraît plus parfaite. Cette succession est une irréfutable démonstration de la grande loi d'évolution progressive. Si nous cherchons maintenant la raison de cette évolution, nous arrivons, exactement comme pour les faits de différenciation, à la sélection naturelle dans là lutte pour l'existence. Or représentez-vous encore une fois l'ensemble des procédés de la sélection naturelle, agissant par l'influence combinée des diverses lois de l'hérédité et de l'adaptation; et vous en conclurez que les conséquences inévitables et forcées de cette sélection sont non-seulement la divergence des caractères, mais aussi leur perfectionnement graduel. C'est exactement ce que nous voyons dans l'histoire du genre humain. Là aussi il est naturel et nécessaire que l'humanité aille toujours plus avant dans la voie de la division progressive du travail, et que, dans chaque branche de son activité, elle aspire toujours à de nouvelles découvertes, à de nouvelles améliorations. D'une manière générale, le progrès a pour base la différenciation : il est donc également un résultat immédiat de la sélection naturelle par la lutte pour l'existence. DOUZIEME LEÇON. LOIS DU DÉVELOPPEMENT DES GROUPES ORGANIQUES ET DES INDIVIDUS. PHYLOGÉNIE ET ONTOGËNIE. Lois du développement de l'humanité : différenciation et perfectionnement — Causes mécaniques de ces deux lois primordiales. — Progrès sans différenciation et différenciation sans progrès. — Production des organes rudimentaires par le défaut d'usagé et la désaccoutumance. - Ontogenèse ou développement individuel des organismes, Signification générale de l'ontogenèse. — Ontogénie ou histoire du développement individuel des vertébrés y compris l'homme. — Sillonnement de l'oeuf. — Formation des trois feuillets du germe. - Histoire du développement du système nerveux central, des extrémités; des arcs branchiaux et de la queue des animaux vertébrés. — Connexion étiologique et parallélisme de l'ontogenèse et de la phylogénèse, du développement individuel et du développement des groupes. — Connexion étiologique du parallélisme phylogénétique et du développement taxinomique. — Parallélisme des trois séries évolutives organiques. Messieurs, pour que l'homme puisse bien voir quelle est sa place dans la nature et avoir une juste idée de ses rapports avec le monde des phénomènes, il lui faut de toute nécessité comparer objectivement les faits humains à ceux du monde extérieur et avant tout à ceux du monde animal. Déjà nous avons vu que les lois physiologiques si importantes de l'hérédité et de l'adaptation sont applicables à l'organisme humain exactement comme aux règnes animal et végétal; nous avons vu que, là comme ici, elles combinent leur action. La sélection naturelle par la lutte pour l'existence travaille donc à métamorphoser la société humaine tout aussi bien que la vie des animaux et des plantes ; dans le champ de l'une comme dans celui de l'autre, de nouvelles formes surgissent. Ce rapprochement des phénomènes de transformation chez l'homme et l'animai est particulièrement important à considérer au sujet de la loi de divergence et de la loi de progrès, ces deux lois fondamentales qui, nous l'avons démontré à la fin de la dernière leçon, sont le résultat immédiat et nécessaire de la sélection naturelle dans la lutte pour l'existence. Le fait le plus général qui ressorte du premier coup d'oeil comparatif jeté sur l'histoire des peuples, sur l'histoire universelle , c'est une variété toujours croissante de l'activité humaine aussi bien dans la vie de l'individu que dans celle des familles et des États. Cette différenciation, cette divergence sans cesse croissante du caractère de l'homme et de sa manière de vivre, sont dues aux progrès incessants de là division du travail individuel. Ce qui nous frappe, quand nous considérons les ébauches les plus anciennes et les plus imparfaites de la civilisation humaine, c'est une grosièreté, une simplicité presque partout uniformes; au contraire,dans les périodes historiques qui suivent, nous remarquons une grande variété de coutumes, d'usages, d'institutions chez les diverses nations. C'est la division progressive du travail, qui engendre ainsi une diversité croissante des formes. Cela est de toute évidence rien que dans la physionomie humaine. Chez les races -humaines les plus, inférieures, les individus se ressemblent tellement, pour la plupart, que souvent les voyageurs- européens ne parviennent pas à les distinguer les uns des autres. Au contraire, chez les peuples trèscivilisés, la disparité des physionomies, chez les individus appartenant à la même race, est telle que bien rarement nous sommes exposés.à confondre deux visages l'un avec l'autre. La seconde loi primordiale, qui se présente à nous dans l'histoire des peuples, est la grande loi de progrès ou de perfectionnement. L'histoire de l'humanité est, en général, l'histoire de son développement progressif. Sans doute il se produit partout et toujours quelques mouvements partiels en arrière ; sans doute un peuple s'engage parfois dans des voies obliques, ne menant qu'à, un progrès unilatéral, superficiel, et s'écartant par conséquent de plus en plus du noble but à atteindre, du perfectionnement intime et réel. Mais, dans l'ensemble, le mouvement évolutif de l'humanité entière est et demeure progressif, à mesure, que l'homme s'éloigne de plus en plus de ses ancêtres pithécoïdes et s'approche en même temps du but idéal auquel il tend. Quelles sont les conditions spéciales de ces deux grandes lois du développement humain, que nous avons appelées loi de divergence et loi de progrès ? Pour le savoir, il faut les comparer avec les mêmes lois d'évolution dans l'animalité, et l'on se convaincra ainsi profondément que, dans l'un et dans l'autre cas, il y a identité de phénomènes et de causes. Dans le monde humain comme dans le monde animal, les deux lois fondamentales de la marche du progrès, les lois de perfectionnement et de différenciation, dépendent uniquement de causes mécaniques ; ce sont les résultats nécessaires de la sélection naturelle dans la guerre pour l'existence. Peut-être, en écoutant les considérations précédentes, vous êtes-vous demandé si les deux lois ne sont pas identiques, si le progrès n'est pas indissolublement lié à la divergence. Souvent on a répondu affirmativement à ces questions, et Cari Ernst Baer, par exemple, un de ceux qui ont le mieux exploré le domaine de l'histoire de l'évolution, a formulé la proposition suivante, comme une des lois primordiales de l'ontogenèse des animaux : « Le degré de perfectionnement consiste dans le degré de différenciation des parties (20). » Quelque juste que soit cette proposition en général, elle n'a pas néanmoins une valeur absolue. Bien plus, dans nombre de cas, on voit que la divergence et le progrès ne coïncident nullement. Le progrès n'est pas toujours une différenciation-, et toute-différenciation n'est pas un progrès. Pour ce qui est du perfectionnement ou du progrès, l'anatomie suffit pour nous apprendre que, si le perfectionnement de l'organisme repose pour une large part sur la division du travail dans chaque partie du corps, d'autres métamorphoses organiques aboutissent également au progrès. Tel sera, entre autres, la réduction numérique des parties semblables. Pour bien constater cette loi, il suffit de comparer, par exemple, les crustacés inférieurs munis de pattes nombreuses avec les araignées qui ont invariable-, ment quatre paires de pattes, et avec les insectes qui en ont seulement trois. Il serait facile de citer beaucoup d'exemples de cette loi. Chez les annelés, la réduction numérique du nombre des paires de pattes est un progrès. De même, chez les vertébrés, la réduction numérique des vertèbres est un progrès organique. Les poissons et les amphibies, pourvus d'un très-grand nombre de vertèbres analogues, sont par cela même déjà plus imparfaits et plus inférieurs que les oiseaux et les mammifères, chez qui les vertèbres sont nonseulement beaucoup plus différenciées, mais encore beaucoup moins nombreuses. En vertu de la même loi, les fleurs pourvues d'étamines nombreuses sont plus imparfaites que les fleurs de plantes analogues moins riches en étamines, etc. Si originairement un corps est muni de nombreuses parties similaires, et si, dans le cours de nombreuses générations, ce nombre diminue peu à peu, cette métamorphose est unprogrès (18). Une autre loi de perfectionnement indépendante de la différenciation et qui lui est en quelque sorte opposée, c'est la loi de centralisation. En général tout l'organisme est d'autant plus parfait qu'il est plus unifié, que les parties sont mieux subordonnées au tout, que les fonctions et les organes sont mieux centralisés. Ainsi, par exemple, le système sanguin atteint son plus haut degré de perfection quand il existe un coeur central. De même la substance nerveuse centralisée, qui forme la moelle épinière des vertébrés et la moelle abdominale des annelés supérieurs, est plus parfaite que la chaîne ganglionnaire décentralisée des annelés inférieurs et que le système de ganglions séparés des mollusques. Exposer en détail ces lois si compliquées du progrès serait une tâche trop longue; je suis obligé de ne pas m'y appesantir davantage, et de vous renvoyer à ce sujet aux excellentes Études morphologiques de Bronn (18) et à ma Morphologie générale (I, 370, 550 et II, 257-266). Je viens de vous signaler des phénomènes progressifs tout, à fait indépendants de la divergence; il y a, d'artre part, de nombreuses différenciations, qui non-seulement ne constituent pas un progrès, mais qui même sont des rétrogradations. Il est bien facile de constater que toutes les métamorphoses subies par les espèces animales et végétales ne- sont pas toujours des améliorations. Bien plus, nombre de phénomènes de différenciation, immédiatement avantageux pour l'organisme, lui nuisent pourtant en amoindrissant sa puissance. Souvent, par le fait du retour à des conditions de vie plus simples, il y a adaptation à ces conditions nouvelles et différenciation dans un sens rétrograde. Si, par exemple, des organismes accoutumés jusqu'alors à une vie indépendante s'habituent à vivre en parasites, cette vie parasitaire entraînera leur rétrogradation. Jusqu'alors ces animaux avaient été doués d'un système nerveux bien développé, d'organes des sens bien aiguisés, de la faculté dé se mouvoir librement; en s'accoutumant à la vie parasitaire, ils perdent tous ces avantages, et rétrogradent plus ou moins. La différenciation est donc ici un mouvement rétrograde, bien que, pour l'organisme parasitaire même, elle constitue un avantage. L'animal, qui vit aux dépens des autres, gaspille des matériaux nutritifs pour conserver des yeux et des organes moteurs, qui ne lui sont d'aucune utilité. Qu'il vienne à perdre ces organes, il épargne alors toute cette substance nutritive, qui est utilisée.pour lés autres parties, et C'est un privilège pour la concurrence' vitale. Dans cette lutte entre les divers parasites, ceux qui sont le moins exigeants ont sur les autres un avantage qui favorise leur rétrogradation. Ce que nous venons de dire de l'organisme en général est applicable aux diverses parties d'un même organisme. Là encore telle différenciation de ces parties, qui, considérée en elle-même, est un recul, peut, dans la lutte pour l'existence, être avantageuse à l'organisme entier. On combat plus facilement et mieux, alors qu'on se débarrasse d'un bagage inutile. Nous voyons donc partout, dans le corps des animaux et des plantes complexes, des faits de divergence qui aboutissent essentiellement à la rétrogradation et finalement à la perte des parties isolées. Mais ici nous 'sommes en présence de la série si importante, si instructive, des faits relatifs aux organes rudimentaires ou atrophiés. Dans ma première leçon, je vous ai déjà signalé ces exemples si remarquables; j'ai appelé votre attention sur leur grande valeur théorique; je les ai considérés comme.les preuves les plus frappantes de la vérité de la doctrine généalogique. On appelle organes rudimentaires les parties du corps qui, organisées pour un but donné, sont néanmoins sans fonction. Je vous ai parlé des yeux de certains animaux vivant, soit dans-des cavernes, soit sous la terre, et par conséquent n'ayant nul besoin d'un organe de la vue.. Nous trouvons, chez ces animaux, des yeux réels, cachés sous la peau, et souvent ces yeux sont exactement conformés comme les yeux des animaux qui voient; pourtant ces yeux ne fonctionnent jamais. Ils ne peuvent fonctionner, par la bonne raison qu'ils sont recouverts par une membrane opaque ; par conséquent aucun rayon lumineux ne peut pénétrer jusqu'à eux. Chez les ancêtres de ces animaux, qui vivaient à la pleine lumière du jour, les yeux étaient bien développés ; ils avaient une cornée transparente et servaient réellement à voir. Mais, l'espèce ayant pris peu à peu des habitudes souterraines, et s'étant soustraite à la lumière solaire, ses yeux sont restés sans usage et ont subi un mouvement de rétrogradation. On peut citer, comme de frappants exemples d'organes, rudimentaires, les ailes des animaux incapables de voler; par exemple, parmi les oiseaux, les ailes des oiseaux coureurs analogues à l'autruche (autruche, casoar, etc.,) et dont les pattes ont pris un développement extraordinaire. Cet oiseaux se sont déshabitués du vol et ont fini par perdre les ailes, qui pourtant existent encore, mais atrophiées. Ces ailes atrophiées sont très-communes clans la classe des insectes, qui presque tous peuvent voler. En nous basant sur des faits d'anatomie comparée et autres, nous pouvons en toute sûreté affirmer que tous les insectes actuels (libellules, sauterelles, scarabées, abeilles, punaises, mouches, papillons, etc.), descendent d'une forme ancestrale commune, qui était munie de deux paires d'ailes bien développées et de trois paires de pattes. Or, aujourd'hui, il y a de nombreux insectes, chez qui l'une ou l'autre de ces paires d'ailes a rétrogradé, et il en est beaucoup, chez qui les deux paires sont complètement atrophiées. Tantôt c'est la paire d'ailes antérieure, tantôt c'est la paire postérieure, qui est réduite ou disparue : c'est la paire postérieure, chez les mouches ou diptères ; c'est la paire antérieure, chez les strepsiptères. En outre on rencontre, dans tous les ordres d'insectes, des genres ou des espèces isolés, chez qui il y a des degrés divers de rétrogradation ou atrophie des ailes. Cela arrive spécialement chez les parasites. Souvent les femelles sont sans ailes, tandis que les mâles sont ailés; c'est ce qui a lieu chez les vers luisants (Lampyris), chez les strepsiptères, etc. Évidemment cette rétrogradation totale ou partielle des ailes des insectes est due à la sélection naturelle dans la lutte pour l'existence. En effet, les insectes aptères sont précisément ceux à qui les ailes seraient inutiles ou même évidemment nuisibles. Supposons, par exemple, que des insectes habitant une île soient bien doués sous le rapport du vol ; alors le vent pourra facilement les entraîner vers la haute mer, et, si, comme il arrive d'ordinaire, il y a des différences individuelles dans la puissance du vol, alors les individus mal doués sous ce rapport auront un avantage sur les autres ; ils seront moins facilement entraînés vers la mer et vivront plus longtemps que les individus mieux organisés. Or, en vertu de l'action de la sélection naturelle, cette circonstance doit nécessairement conduire à une atrophie graduelle des ailes. Après avoir développé cette conclusion au point de vue purement théorique, on se demande si les faits la justifient. Or, en effet, dans les îles, la proportion des insectes aptères aux insectes ailés est très-notable, beaucoup plus que sur le continent. Ainsi, selon Wollaston,.sur 550 espèces de scarabées habitant l'île de Madère, il y en a 200 sans ailes ou au moins - ayant des ailes imparfaites ; et, sur 29 genres spécialement particuliers à cette île, 23 sont dans le cas indiqué. Évidemment ce fait remarquable ne saurait s'expliquer par la sagesse du créateur. C'est la sélection naturelle qu'il faut invoquer ; c'est elle qui, en raison du danger de la lutte contre le vent pour des insecLes ailés, a donné un grand avantage aux insectes les plus sédentaires. Chez d'autres insectes aptères, le manque d'ailes a été avantageux pour d'autres raisons. Considérée en soi, la perte des ailes est un mouvement de recul ; mais, pour tel organisme vivant dans des conditions spéciales, c'est un privilège dans la lutte pour l'existence. Je veux citer encore, comme organes rudimentaires et à titre d'exemples, les poumons des serpents et ceux des lézards ophidiens. Tous les vertébrés pourvus de poumons, les amphibies, les reptiles, les oiseaux et les mammifères, ont une paire de poumons, un poumon droit et un poumon gauche. Mais, quand le corps s'amincit et s'allonge extraordinairement, comme il arrive chez les serpents et les lézards ophidiens, alors les deux poumons ne peuvent plus se loger côte à côte, et, pour le mécanisme de la respiration, il y a avantage évident à ce qu'un seul poumon se développe. Un seul grand poumon fonctionne mieux alors que deux petits poumons juxtaposés; aussi trouve-t-on presque toujours chez ces animaux l'un des poumons, le droit ou le gauche, seul développé. L'autre est complètement atrophié, et reste seulement comme organe rudimentaire inutile. De même, chez tous les oiseaux, l'ovaire droit est atrophié et sans fonctions; seul, l'ovaire gauche est développé et fournit tous les oeufs. Dans une première leçon, j'ai montré que l'homme luimême possède de ces organes inutiles, et j'ai cité les muscles de l'oreille. A la même catégorie d'organes appartient le rudiment de queue représenté chez l'homme par les troisième, quatrième et cinquième vertèbres caudales, rudiment qui est encore très-visible durant les deux premiers, mois delà vie intra-utérine (voir pl. II et III). Plus tard, cette queue s'atrophie complètement. Cette queue humaine atrophiée atteste, d'une manière incontestable, que l'homme descend d'ancêtres pourvus d'une queue. Chez la femme,, cette queue embryonnaire comprend généralement une ver-. tèbre de plus. Notons en outre que, chez l'homme, on trouve encore les muscles autrefois destinés à mouvoir cette queue. Il est d'autres organes rudimentaires humains, mais qui sont particuliers au sexe masculin, et se trouvent aussi chez tous les mammifères mâles; ce sont les glandes mammaires pectorales. Ces glandes ne fonctionnent ordinairement que chez la femme. Pourtant on a observé chez l'homme, chez le mouton et chez le bouc, quelques cas de développement complet des glandes mammaires sur des individus du sexe masculin ; alors ces glandes pouvaient servir à l'allaitement. Nous avons déjà dit que, chez quelques personnes, les muscles rudimentaires auriculaires pouvaient aussi, par suite d'un long exercice, servir à mouvoir le pavillon de l'oreille. Ordinairement ces organes sont très-inégalement développés chez les individus de la même espèce; assez grands chez les uns, ils sont, très-petits chez les autres. Cette circonstance est fort importante pour notre théorie explicative ; il en est de même de cet autre fait, savoir, que, chez les embryons et plus généralement dans le premier âge de la vie, les organes rudimentaires sont relativement beaucoup plus grands et plus forts que chez l'adulte. Cela est surtout visible pour les organes sexuels rudimentaires des plantes (étamines et style), dont j'ai déjà parlé. Ces organes sont proportionnellement beaucoup plus développés dans le bourgeon floral que dans la fleur éclose. J'ai déjà remarqué que l'existence des organes rudimentaires et atrophiés témoigne trèsfortement en faveur de la conception monistique ou mécanique du monde. Si les adversaires de cette théorie, les dualistes et les théologiens, comprenaient l'énorme valeur de ces faits, ils en seraient désespérés. Les ridicules tentatives d'explication essayées par ces adversaires; la supposition que le créateur a doté les organismes d'organes rudimentaires « par amour de la symétrie », « à titre d'ornements », « par respect pour son plan général de création », ces tentatives, disons-nous, montrent assez la radicale impuissance de la théorie que nous combattons. Je le répète encore; quand même tous les phénomènes du développement embryologique nous seraient absolument inconnus, nous devrions déjà, sans autres preuves que les organes rudimentaires, tenir pour vraie la théorie-de la descendance. Pas un des adversaires de cette théorie n'a pu donner, de ces faits si curieux et si importants, même une ombre d'explication acceptable. On trouverait à peine un type animal ou végétal d'ordre supérieur qui n'ait quelques-uns de ces organes rudimentaires, et presque toujours on peut démontrer que ces organes sont produits par la sélection naturelle, qu'ils se sont atrophiés par le défaut d'usage ou la désaccoutumance. C'est le phénomène inverse de ce qui arrive, quand, par l'adaptation à des -conditiohs de vie spéciales et par l'exercice, de.nouveaux organes naissent d'une partie non encore développée. Nos adversaires prétendent, il est vrai, que la théorie de la descendance est impuissante à expliquer l'origine d'organes absolument nouveaux. Mais je ne crains pas d'affirmer que cette explication n'offre pas la moindre difficulté à quiconque est versé dans l'anatomie comparée et la 'physiologie. Pour les personnes compétentes, il n'y a pas plus de difficulté pour l'origine d'organes absolument nouveaux, qu'il n'y en a dans la complète disparition des organes rudimentaires. La disparition des derniers n'est en définitive que le contraire de l'apparition des premiers. Ces deux procédés modificateurs sont des faits de différenciation, que nous expliquons comme tous les autres, simplement et mécaniquement, par l'action de la sélection naturelle dans la lutte pour l'existence. La considération si importante des organes rudimentaires et de leur origine, la comparaison de leur évolution paléontologique et embryologique nous conduisent tout naturellement à aborder maintenant une des plus importantes, des plus grandes séries de faits biologiques, c'est-à-dire le parallélisme que nous montrent, dans une triple direction, les phénomènes de progrès et de divergence. En parlant plus haut de perfectionnement et de division du travail, nous n'avons pas distingué les phénomènes de progrès et de différenciation des métamorphoses qui leur sont inhérentes et- qui, durant les immenses cycles géologiques, ont modifié constamment les flores et les faunes, ont suscité l'apparition, de nouvelles espèces animales et végétales en provoquant la disparition des espèces anciennes. Ce sont identiquement les mêmes phénomènes de progrès et de différenciation, rangés même dans un ordre semblable, que nous rencontrerons maintenant, en examinant l'origine, le développement et l'évolution de la vie d'un organisme individuel quelconque. Le développement individuel progressif, ou l'ontogenèse de chaque organisme individuel, à partir de l'oeuf jusqu'à la forme parfaite, consiste simplement en un mouvement de croissance, de différenciation et de progrès. Cela est vrai aussi bien des animaux que des plantes et des protistes. Suivez l'ontogénie, soit d'un mammifère, de l'homme, du singe, d'un marsupial, soit d'un vertébré quelconque appartenant à une autre classe, partout vous trouverez des phénomènes essentiellement les mêmes. Chacun de ces animaux a pour point de départ originel une simple cellule, un ovule. Cette cellule ovulaire se multiplie par division et forme un groupe de cellules; ce groupe de cellules s'accroît, les cellules primitivement semblables se développent inégalement, la division du travail et le perfectionnement s'opèrent; de tout cela résulte l'organisme parfait, dont nous admirons la structure. Il me semble maintenant indispensable de signaler particulièrement à votre attention les faits si importants, si intéressants, qui accompagnent l'ontogenèse ou le développement individuel des organismes et tout spécialement des vertébrés, y compris l'homme. Je pourrais invoquer un double motif, pour vous recommander instamment l'étude de ces phénomènes si curieux et si instructifs; d'abord ils intéressent au plus haut degré la théorie de la descendance, en outre bien peu de personnes en ont reconnu l'immense portée. N'y a-t-il pas en effet lieu de s'étonner de l'ignorance profonde où l'on est encore généralement plongé au sujet detout ce qui touche au développement individuel de l'homme et des autres organismes? Ces faits, dont on ne saurait apprécier trop haut l'importance, ont été déjà établis, dans leurs traits principaux, il y a plus d'un siècle, en 1789, par le grand naturaliste allemand, Caspar Friedrich Wolff, dans sa classique Theoria gênerationis. Mais, de même que la théorie de la descendance fondée par Lamarck en 1809 sommeilla un demi-siècle et fut seulement ressuscitée en 1859 par Darwin, ainsi la théorie de l'épigénèse de Wolff resta inconnue aussi un demi-siècle, et ce fut seulement quand Oken eut publié, en 1806, son Histoire du développement du canal intestinal, quand Meckel, en 1812, eut traduit en allemand le travail de Wolff sur le même sujet, que la théorie de l'épigénèse de Wolff fut généralement connue et servit de point de départ aux recherches subséquentes sur l'histoire du développement individuel. Alors l'étude de l'ontogenèse prit un puissant essor, et bientôt parurent les travaux classiques des deux amis Christian Pander (1817) et Cari Ernst Baer (1819). l'Embryologie des animaux de Baer mit surtout en lumière les faits principaux de l'ontogénie des vertébrés par de si frappantes observations; elle les élucida par des réflexions si philosophiques, que cet ouvrage capital devint indispensable à quiconque voulait se faire une juste idée de ce groupe d'animaux si importants dont l'homme fait partie. A eux seuls, même, ces faits suffiraient à déterminer quelle est sa place dans la nature et à résoudre par conséquent le plus grand des problèmes. Regardez attentivement et comparez entre elles les huit figures des planches II et III, et vous verrez que l'on ne saurait estimer trop haut l'importance philosophique de l'embryologie. Demandons-nous maintenant ce que savent de ces faits biologiques si importants, de ces notions indispensables pour comprendre son propre organisme, nos classes soi-disant « éclairées » , qui se font tant d'illusion sur le haut degré de -civilisation du dix-neuvième siècle? Que savent de tout cela nos philosophes raisonneurs et nos théologiens, qui croient arriver par des spéculations pures et des inspirations divines à comprendre l'organisme humain? Que savent même sur ce sujet la plupart des soi-disant zoologistes (y compris les les entomologistes)? Les réponses à ces questions sont de nature à nous faire rougir, et, bon gré mal gré, il faut convenir que ces faits si inestimables d'ontogénie humaine sont encore aujourd'hui entièrement inconnus, ou que du moins ils sont loin d'être appréciés comme ils le méritent. Cette ignorance montre bien dans quelle voie fausse et imparfaite la civilisation trop vantée du dix-neuvième siècle s'est engagée. Ignorance et superstition, voilà les bases sur lesquelles la plupart des hommes font reposer la conception de leur propre organisme et les rapports de cet organisme avec l'ensemble des choses; quant aux faits si saisissants de l'embryologie, ils sont ignorés. Quoi qu'il en soit, ces faits ne sauraient plaire à ceux qui creusent un abîme entre l'homme et le reste de la nature, à ceux surtout qui ne veulent pas entendre parler de l'origine animale du genre humain. Chez les peuples surtout où, en vertu d'une interprétation erronée des lois de l'hérédité, le régime des castes existe encore, les membres de ces castes privilégiées et dominantes seront certainement peu agréablement impressionnés [par les conclusions de l'embryologie. Aujourd'hui encore, dans beaucoup d'États barbares ou civilisés, la hiérarchie héréditaire des classes va si loin qu'un noble, par exemple, se croit d'une tout autre nature qu'un bourgeois, et, quand il commet un acte déshonorant, il est, en punition de sa faute, rejeté dans la caste des bourgeois, parias de cet ordre social. Ces nobles personnes ne seraient pas si fières du sang précieux qui coule dans leurs veines privilégiées, si elles savaient que, durant les deux premiers mois de leur vie embryologique, tous les embryons humains, nobles ou bourgeois, se distinguent à peine des embryons urodèles du chien et des autres mammifères. Ces leçons ayant uniquement pour but de contribuer à la diffusion des vérités naturelles, et-de faire pénétrer dans le public la conception des vrais rapports de l'homme avec le reste de la nature, vous m'approuverez certainement, si je n'accepte point le préjugé si répandu, qui assigne à l'homme une place privilégiée dans la création, et si je me borne à vous exposer simplement les faits embryologiques, qui, d'eux-mêmes, vous démontreront combien ce préjugé est mal fondé. J'insiste auprès de vous, pour que vous prêtiez à cet exposé la plus sérieuse attention; caria connaissance générale de ces faits est propre, j'en ai la ferme conviction, à élever l'intelligence et à favoriser le progrès intellectuel de l'humanité. Les faits d'expérience, qui constituent le fond de l'ontogénie ou embryologie individuelle des vertébrés, sont nombreux et intéressants ; mais je me bornerai à vous en citer quelques-uns, ceux qui intéressent particulièrement la théorie- de la descendance en général et qui en même temps s'appliquent spécialement à l'homme. Au début de son existence individuelle, l'homme est, au même titre que tout autre organisme animal, un ovule, une simple petite cellule produite par la génération sexuée. L'ovule humain est essentiellement semblable à ceux des autres mammifères et ne saurait se distinguer absolument en rien de l'ovule des mammifères supérieurs. L'oeuf représenté dans la figure 8 pourrait provenir indifféremment d'un être humain ou d'un singe, d'un chien, d'un cheval ou de tout autre mammifère supérieur. Non-seulement la forme et la structure de l'ovule, mais encore son diamètre, sont les mêmes chez la plupart des mammifères et chez l'homme. Le diamètre est d'environ 1/10 de millimètre ou 1/120 de pouce, de telle sorte que, dans des conditions favorables, on peut apercevoir l'ovule à l'oeil- nu; il a l'apparence d'un point. La différence qui existe réellement entre l'ovule des mammifères et l'ovule humain ne résidé pas dans la conformation extérieure, mais, bien dans la composition: chimique, dans la constitution-moléculaire dès substances carbonées albuminoïdes, qui constituent' essentiellement l'ovule. Sans doute ces délicates différences individuelles des ovules , qui dépendent de l'adaptation indirecte ou potentielle et probablement surtout, de l'adaptation individuelle, ces différences, dis-je, échappent à nos grossiers moyens d'investigation et ne peuvent tomber directement sous nos sens. On est néanmoins en . droit de conclure, indirectement qu'elles sont les causes déterminantes des différences individuelles. L'ovule humain est, comme celui de tous les autres mammifères, une vésicule sphérique, ayant toutes les parties constituantes essentielles d'une simple cellule organique (fig. 8). La portion la plus essentielle de cet ovule est la substance cellulaire albumineuse ou le protoplasme(c) appelé «jaune» de l'oeuf ou encore vitellus, et le noyau cellulaire enveloppé par cette substance et appelé « vésicule germinative » ou nucleus. Ce dernier est un globule albuminoïde, délicat, transparent, ayant environ 1/50 de millimètre de diamètre et englobant encore un nucléole plus petit, arrondi, nettement limité : c' est le corpuscule nucléolaire, la tache germinative. A l'extérieur, la cellule ovulaire sphérique des mammifères est revêtue d'une membrane épaisse, transparente : c'est la membrane cellulaire ou zone transparente (d). Chez beaucoup d'animaux inférieurs, par exemple chez les méduses, les ovules sont des cellules nues absolument dépourvues d'enveloppe. Dès que l'oeuf (ovulum) des mammifères est arrivé à maturité , il sort de l'ovaire femelle où il s'est formé , pénètre dans un conduit étroit, l'oviducte, par lequel il arrive à la matrice (utérus), qui est pour lui une sorte de réservoir. Dans ce réservoir, l'ovule rencontre la semence du mâle, qui le féconde (sperma) ; il se développe alors, passe à l'état embryonnaire et ne quitte plus la matrice avant d'être devenu, par évolution, un jeune mammifère complet, que l'accouchement fait entrer dans le monde. Les métamorphoses, que l'oeuf fécondé subit dans la matrice avant de revêtir la forme d'un jeune mammifère, sont fort curieuses, et, au début, elles sont identiques chez l'homme et chez les autres mammifères. D'abord l'ovule mammifère fécondé se comporte exactement comme un orga nisme unicellulaire,se reproduisant, se multipliant sans cesse, de lui-même, à l'instar d'une amibe (fig. 2), par exemple. La cellule ovulaire se divise d'abord en deux cellules par le procédé de segmentation que je vous ai précédemment décrit. Ensuite naissent de la tache germinative ou nucléole de la cellule ovulaire primitive deux nouveaux nucléoles; alors la , cellule germinative se dédouble aussi. Puis, autour de.la sphère protoplasmatique, se dessine un sillon équatorial, qui divise cette sphère en deux moitiés comprenant chacune une des deux cellules germinatiyes avec son nucléole correspondant. Il y a donc alors, sous la membrane enveloppante de la cellule primitive, deux cellules sans enveloppe et pourvues chacune d'un noyau [fig. 6). Fig. 5. — L'oeuf humain (grossi cent fois). — A. Nucléole (nucleolus) ou point gei'ininal de l'oeuf. B. Nucleus ou vésicule germinative de l'oeuf. C. Substance cellulaire ou protoplasma, jaune d'oeuf D. Membrane enveloppante .du jaune chez les mammifères. on l'appelle membrana pellucida à cause de sa transparence. Ce procédé de segmentation cellulaire se répète successivement un grand nombre de fois. Des deux cellules (fig. 6, A), et de la manière ci-dessus indiquée, naissent quatre cellules (fig. 6 B), de celles-ci huit (fig. 6, C), de ces huit seize, des seize trente-deux, etc. Toujours la division du nucléole précède celle du noyau, et la division du noyau celle de la substance cellulaire ou protoplasma. Comme la division de ce protoplasma ou vitellus commence toujours par un sillon annulaire superficiel, le phénomène entier s'appelle sillonnement de l'oeuf, et le produit de ce sillonnement, les petites cellules engendrées parla segmentation persistante, s'appellent les sphères de segmentation. En résumé le phénomène tout entier est simplement une segmentation cellulaire prolongée, et les produits qui en résultent sont uniquement de vraies cellules sans enveloppe. En fin de compte, le produit de cette scission continue, de ce sillonnement de l'oeuf des mammifères, est une sphère ressemblant à une mûre ou à une framboise, composée de très-nombreuses sphérules, de cellules nues et pourvues de noyaux (fig. 6, D). Ces cellules sont les matériaux de construction qui serviront à édifier le corps du jeune animal. Chacun de nous a été autrefois une de ces sphères simples, mûriformes, composées de petites cellules transparentes et semblables entre elles. Fig. 6. — Premier stade de l'évolution d'un mammifère, « sillonnement de l'oeuf " . multiplication des cellules par des scissions réitérées. À, L'oeuf, se divise par un premier sillon en deux cellules. B. Ces deux cellules se divisent en quatre cellules, C. Ces dernières se divisent en huit cellules. D. La segmentation indéfiniment réitérée a produit un amas sphérique de nombreuses cellules, la monda. Le développement ultérieur de cet amas cellulaire sphérique, qui représente actuellement le corps du jeune mammifère, consiste tout d'abord en ce que les éléments de cet am'as se groupent à la périphérie en une membrane ayant la forme d'une sphère creuse et incluse clans la membrane, cellulaire. Une certaine quantité de ; liquide.... s'amasse,. dans. cette cavité Cette membrane de nouvelle, formation s'appelle membrane prligère (vésicula blastodermica). Elle est d'abord composée de cellules transparentes, semblables.entre elles. Màis bientôt, en un point de cette membrane, se forme, par une multiplication plus rapide des cellules en ce point, un épaississement en forme de, disque. Cet épaississement partiel sera dorénavant la base du corps de l'embryon, et le reste de la membrane proligère sera simplement employé à: nourrir cet embryon. Bientôt le disque épaissi, constituant le rudiment embryonnaire, prend une forme elliptique, et, ' comme ses bords latéraux s'échancrent à droite et à gauche, il acquiert la forme d'un violon, d'un biscuit (fiq. 7). A ce stade de l'évolution, dans cet état rudimentaire du germe, non-seulement tous les mammifères, y compris l'homme, mais aussi tous les vertébrés, mammifères, oiseaux, reptiles, amphibies ou poissons, se ressemblent; ils ne sauraient alors se distinguer les uns des autres et. ne diffèrent que par le volume, d'insignifiantes particularités de forme, ou par la structure de la membrane enveloppante. Chez, tous, le corps tout entier consiste uniquement en un mince disque simple, elliptique ou en forme de violon, qui est constitué d'abord' par deux, puis par quatre feuillets superposés, étroitement unis. Chaque feuillet est composé de cellules semblables entre elles; mais chacun de ces feuillets joue un rôle spécial dans la construction du corps du vertébré futur. Du feuillet superficiel ou externe naîtront seulement le tégument, l' épiderme ainsi que les masses centrales du système nerveux (moelle épimère- et cerveau) ; du second feuillet ou feuillet interne proviendront tout le tégument interne, l'épithélium, qui tapissera le canal intestinal de la bouche à l'anus, et aussi toutes lés glandes voisines de ce canal (poumon, foie, glandes salivâmes, etc.) ; de la membrane intermédiaire, placée entre les deux précédentes, proviendront tous les autres organes. Fig. 7. — Embryon d'un mammifère ou d'un oiseau, dont le cerveau vient de se diviser en cinq ampoules juxtaposées. — v. Ampoule du cerveau antérieur ; z. Ampoule du cerveau intermédiaire; m. Ampoule du cerveau moyen; h. Ampoule du cerveau postérieur; n. arrière-cerveau postérieur; p. Moelle allongée ; G. Couches optiques; w. Canal médullaire (medulla spinalis); d. Chorda. Quant aux procédés par lesquels, de ces matériaux si simples, de ces quatre feuillets composés de cellules, peuvent naître les organes si divers et si complexes du vertébré adulte, ce sont, premièrement, des segmentations réitérées, produisant des multiplications de cellules ; deuxièmement la division du travail ou différenciation des cellules, et troisièmement, l'association des cellules diversement constituées ou différenciées pour former les organes. Ainsi s'effectue ce progrès graduel, ce perfectionnement, que l'on peut suivre pas à pas durant l'évolution embryonnaire, Les cellules primordiales, destinées à constituer le corps du vertébré, se comportent comme des citoyens qui veulent fonder un État.. De ces citoyens, en effet, les uns se chargent de telle besogne, les-autres de telle autre, et ils exécutent leur office de leur mieux dans l'intérêt de la collectivité. Grâce à cette division du travail, à cette différenciation et aux avantages qui lui sont inhérents, l'État peut accomplir des travaux, dont chaque individu isolé eût-été incapable. Or le corps de tout vertébré, celui de tout autre organisme poly- . cellulaire, sont"des fédérations républicaines de cellules," et peuvent, par conséquent, s'acquitter de fonctions, dont serait parfaitement incapable chaque cellule vivant dans un isolement monastique (par exemple une amibe ou une plante unicellulaire) (37). Quel homme intelligent songerait à supposer l'activité personnelle d'un créateur surnaturel dans les institutions politiques, qui fonctionnent dans l'intérêt de tous et dans celui de chaque citoyen en particulier ? Chacun sait même que toute institution publique, organisée dans un but quelconque, résulte du concours de chaque citoyen, du gouvernement et aussi de l'adaptation aux conditions d'existence du monde extérieur. C'est exactement ainsi qu'il faut apprécier un organisme polycellulaire. Là aussi toute disposition conforme à un but est uniquement le résultat naturel et nécessaire du concours, de la différenciation, et du perfectionnement de chaque citoyen, e'est-à-dire de chaque cellule, et point du tout l'oeuvre artificielle et préméditée, d'un créateur. Pour qui comprend bien cette comparaison et en discerne toutes les conséquences, la fausseté de la conception dualistique de la nature est évidente, et il ne sàu-, rait plus voir, dans la conformité d'une organisation à un but déterminé, le résultat d'une création d'après un plan conçu d'avance. Suivons maintenant un peu plus" loin le développement individuel d'un vertébré, et voyons quels sont les premiers, actes des citoyens de notre organisme embryonnaire. Au milieu du disque en forme de violon constitué par les quatre feuillets germinaux polycellulaires, se dessine un sillon étroit, la ligne primitive, qui divise le disque en deux moitiés, égales, l'une droite et l'autre gauche (antimères1).- De chaque côté de cette ligne ou fente, le feuillet externe se soulève en un repli allongé ; ces deux replis grandissent, se réunissent au-dessus de la fente et forment ainsi un canal cylindrique. C'est le canal médullaire, ainsi nommé parce qu'il est la base du système nerveux central, de la moelle épinière (medulla spinalis). Ce canal se termine d'abord en pointe à ses deux extrémités, et il demeure ainsi pendant toute la vie, chez les vertébrés les plus inférieurs, chez ces animaux lanciformes, dépourvus, comme l'Amphyoxus, de crâne et de cerveau. Mais chez tous les autres vertébrés, que nous appellerons, pour les distinguer des autres, animaux crâniens ou crâniotes, on voit bientôt l'extrémité antérieure du canal médullaire se distinguer de la postérieure. En effet la première se renfle en une vésicule arrondie, qui est l'origine du cerveau. Chez tous les crâniotes, c'est-à-dire chez tous les vertébrés pourvus d'un cerveau et d'un crâne, le cerveau, qui d'abord était Simplement une ampoule membraneuse, se divise bientôt en cinq Vésicules juxtaposées en série, par le fait de quatre étranglements transversaux et superficiels. On peut voir (fig. 7) les cinq ampoules cérébrales, telles qu'elles sont dans le principe chez l'embryon ; ce sont elles qui formeront plus tard toutes les parties si complexes du cerveau adulte. Peu importe, à cette période du développement, que l'on ait affaire à un embryon de chien, de poule, de tortue ou d'un vertébré supérieur quelconque. En effet, dans le staderepré-, sente figure 7, il est encore absolument impossible de distinguer les uns des autres les embryons des divers vertébrés crâniens, du moins ceux des trois classes supérieures des reptiles, des oiseaux et des mammifères. Le corps entier est encore d'une simplicité de forme extrême ; c'est un disque mince et aplati. Il n'y a encore ni face, ni jambes, ni intestins, etc. Mais les cinq ampoules cérébrales se distinguent déjà nettement l'une de l'autre. La première ampoule ou cerveau antérieur est particulièrement importante ; c'est elle qui formera surtout les grands hémisphères cérébraux, organes des facultés les plus hautes - celles de l'intelligence. Plus ces facultés se développent chez un vertébré, plus les deux hémisphères du cerveau antérieur grandissent aux dépens des quatre autres ampoules et s'élèvent en avant et en haut, au-dessus de ces autres ampoules. Chez l'homme, où ces hémisphères atteignent le plus haut degré de développement correspondant à la puissance du fonctionnement intellectuel, ils recouvrent plus tard presque entièrement les autres masses nerveuses contenues dans le crâne (voir pl. II et III). La deuxième ampoule, ou cerveau intermédiaire, forme spécialement cette partie des centres nerveux que l'on appelle couches optiques ; elle est dans un rapport!étroit avec les yeux, qui commencent par se détacher du cerveau antérieur sous forme de deux- bourgeons creux, à droite et à gauche, et sont placés plus tard au-dessous du cerveau intermédiaire. La'troisième ampoule, le cerveau moyen, contribue en grande partie à la formation des tubercules quadrijumeaux ; c'est une partie du cerveau en forme de proéminences bombées, qui prend surtout un grand développement chez les reptiles et chez les oiseaux (fig. E, F, pi. II) en s'amoindrissant beaucoup chez les mammifères. La quatrième ampoule, le cerveau postérieur, constituera ce qu'on appelle les hémisphères cérébelleux, partie de l'encéphale, sur la fonction de laquelle on a formé les conjectures les plus contradictoires, mais qui paraît présider plus particulièrement à la coordination dès mouvements. Enfin la cinquième ampoule, ou arrière-cerveau postérieur, devient cette partie si importante des centres nerveux, que, l'on appelle moelle allongée (inedulla oblongata). C'est l'organe central des mouvements respiratioires et d'autres importantes fonctions ; ses blessures entraînent la mort immédiate, tandis que l'on peut exciser des fragments des hémisphères cérébraux, qui sont, rigoureusement parlant, lès organes de « l'âme » ; on peut même détruire ces hémisphères, sans tuer pour cela l'animal vertébré ; on a seulement aboli ses facultés intellectuelles. Ces cinq ampoules cérébrales sont, dans le principe, disposées de la même manière chez tous les vertébrés ayant un cerveau; mais peu à peu elles évoluent différemment, dans les divers groupes, à ce point, qu'une fois le cerveau complètement développé, il est bien difficile de retrouver les parties homologues. Dans le premier stade représenté figure 7, il est absolument impossible de distinguer les uns des autres les embryons des mammifères, des oiseaux et des reptiles. Comparez au contraire les embryons beaucoup plus développés, figurés dans les planches II et III ; vous constaterez nettement les différences de développement, vous verrez surtout que le cerveau des deux mammifères (G et H) s'écarte beaucoup de celui des oiseaux (F) et des reptiles (E). Chez les deux derniers, c'est le cerveau moyen ; chez les deux premiers, c'est déjà le cerveau antérieur qui domine. Mais à ce moment encore le cerveau de l'oiseau (F) se distingue à peine de celui de la tortue (E), et le cerveau du chien (G) est encore presque identiquement semblable à celui de l'homme (H). S'il vous arrive, au contraire, de comparer les cerveaux de ces quatre animaux à l'âge adulte, vous les trouverez alors tellement différents dans toutes leurs particularités anatomiques, que vous n'hésiterez pas un instant à indiquer la provenance de chacun d'eux. p. Cerveau antérieur — X. Cerveau intermédiaire— m. Cerveau moyen. h .Cerveau postérieur — n .Arrière cerveau- w. Vertèbres - r-. Moelle èpiniére na. Nez.- a. OEil.- o. Oreille. - k1. k2. k3 Arcs branchiaux - s. Queue bo. Membre antérieur b h. Membre posterieur. Pour vous montrer la parité originelle, puis la différencia-: tion lente et graduelle de l'embryon chez les divers vertébrés, j'ai pris pour exemple le cerveau, parce que cet organe de l'activité intellectuelle offre un intérêt tout particulier; mais j'aurais pu prendre tout aussi bien le coeur, le foie, les membres, en un mot, une partie quelconque du corps ; car chaque organe passe par les mêmes phases d'évolution. En tout, au début, les divers vertébrés sont semblables, puis peu à peu les particularités apparaissent, et les divers groupes, classes, ordres, familles, genres, se distinguent et se hiérarchisent. Dans mes leçons sur l'anthropogénie (56), j'ai démontré ce fait pour chaque organe en particulier. Certes, peu de parties du corps diffèrent autant entre elles que les extrémités des divers vertébrés (voir p. IV). Or veuillez .comparer les extrémités antérieures des divers , embryons, et vous aurezbien de la peine à trouver une dif-. férence quelque peu importante entre le bras de l'homme, l'aile de l'oiseau, la patte antérieure du chien et le moignon, difforme de la tortue. Vous ne réussirez pas mieux si, en comparant les extrémités postérieures dans ces figures, vous cherchez à trouver les différences entre la jambe de l'homme, la patte de l'oiseau, la patte postérieure du chien et celle de la tortue. Dans ce stade initial, les extrémités antérieures et postérieures sont des palettes larges et courtes, sur lé bord libre desquelles les rudiments des cinq doigts sont simplement cachés sous une membrane natatoire. A un stade plus précoce encore (fig.' A, D), les cinq doigts même ne sont pas encore indiqués, et il est absolument impossible de distinguer les membres antérieurs des extrémités postérieures. Les uns et les autres sont seulement des prolongements très-simples, arrondis, qui ont poussé de chaque côté du tronc. Enfin, dans le stade plus antérieur encore, qui est représenté figure 7, les membres font entièrement défaut, et l'embryon tout entier est un simple tronc sans trace de membres. Dans la conformation des embryons de quatre semaines représentés planches II et III (fig. A, D) et où l'on ne trouve pas encore le moindre caractère de l'animal adulte, je vous signalerai des organes extrêmement importants, communs à tous les vertébrés à ce moment de leur évolution,, mais qui plus tard subissent les transformations les plus diverses. Tous, sans aucun doute, vous connaissez les arcs branchiaux des poissons, ces arcs osseux échelonnés au nombre de trois ou quatre, de chaque côté du cou, et supportant les organes respiratoires des poissons, c'est-à-dire cette double série de lames rouges, vulgairement appelées « les ouïes ». Or ces arcs branchiaux existent dans le principe chez l'homme, chez le chien, chez la poule et la tortue, ainsi que chez tous les autres vertébrés (dans la figure A, D les trois arcs branchiaux du côté droit sont désignés par les caractères K1; K2 , K3) ; mais ils persistent et deviennent des organes respiratoires chez les poissons. Chez les autres vertébrés, ils entrent dans la constitution de la face et de l'appareil maxillaire en particulier ou bien dans celle des organes de l'ouïe. Enfin, en comparant encore une fois les embryons représentés sûr les planches II et III, je veux de nouveau appeler . votre attention sur la queue, que l'homme possède à l'origine, comme tous les autres vertébrés. Beaucoup de monistes espèrent anxieusement depuis bien longtemps, comme preuve de l'étroite parenté de l'homme et des autres mammifères, que. l'on découvrira des « hommes à queue », et, de leur côté, leurs adversaires, les dualistes, font sonner bien haut que l'absence de queue est une des principales différences physiques entre l'homme et les animaux, oubliant qu'il existe en réalité beaucoup d'animaux qui en sont privés. Or, dans le premier mois de son évolution intra-utérine, l'homme est muni d'une queue tout aussi bien que les singes anoures, orang, chimpanzé, gorille, ses plus proches voisins, et tous' les vertébrés en général. Mais, tandis que chez la plupart d'entre, eux, chez le chien, par exemple (fig. C, G), cette. queue grandit pendant toute la durée du développement, chez l'homme (fig. D, H) et chez les mammifères sans,queue, elle diminue à un certain moment de l'évolution et finit par s'atrophier complètement. Pourtant, même chez l'homme adulte, les traces de la queue sont visibles encore; ce sont les trois ou cinq vertèbres caudales (vertebrse coccygese), qui terminent inférieurement la colonne vertébrale. Aujourd'hui encore, on repousse très-habituellement la plus importante conséquence de la théorie de la descendance, c'est-à-dire l'évolution paléontologique de l'homme à partir des mammifères pithécoïdes et même plus généralement des mammifères inférieurs ; l'on tient pour impossible une telle métamorphose des formes organiques. Mais, je vous le demande, l'évolution individuelle de l'homme, que je viens de vous retracer à grands traits, est-elle moins étonnante? N'est-il pas extrêmement remarquable que tous les vertébrés des classes les plus diverses, poissons, amphibies, reptiles, oiseaux et mammifères, ne se puissent distinguer les uns des autres, justement au début de leur évolution embryonnaire, et que beaucoup plus tard, quand déjà les reptiles et les oiseaux se différencient nettement des mammifères, le chien et l'homme soient encore presque identiques? En vérité, si L'on compare entre elles ces deux séries évolutives et. si l'on se demande laquelle des deux est la plus merveilleuse, l'on conviendra qu'il y a plus dé mystère dans l'ontogénie, c'est-à-dire dans le développement court et rapide de l'individu, que dans la phylogénie, c'està-dire dans la lente et graduelle évolution généalogique. Il s'agit, en définitive, d'une métamorphose identiquement la même; mais cette métamorphose s'opère dans le second cas à travers des milliers d'années ; dans le premier, en quelques mois. Évidemment cette métamorphose si surprenante, si rapide, de l'individu dans l'ontogenèse, cette métamorphose, que nous pouvons à chaque instant constater par l'observation directe, est bien plus incompréhensible, bien plus étonnante, que la métamorphose analogue, mais lente et graduelle, subie dans la phylogénèse par la longue série ancestrale de l'individu. Les deux séries de développement organique, l'ontogenèse de l'individu et la phylogénèse du groupe auquel il appartient, sont étiologiquement liées de la façon la plus intime. J'ai tâché d'exposer en détail cette théorie, selon moi d'une extrême importance, dans le deuxième volume de ma Morphologie générale (4) et dans mon « anthropogénie » (56) j'en ai fait l'application à l'homme. Comme je l'ai dit alors,, l'ontogenèse, ou l'évolution individuelle, est une courte et rapide récapitulation de la phylogénèse, 1 ou du développement du groupe" correspondant, c'est-à-dire de la chaîne ancestrale de l'individu, et cette ontogenèse s'effectue conformément aux lois de l'hérédité et de l'adaptation. (Morph. gén., II, p. 110-147, 371.) Cette proposition fondamentale est la loi générale la plus capitale de l'évolution organique; c'est la loi biogénétique fondamentale. Cette connexité intime de l'ontogénie et de la phylogénie est une des preuves les plus capitales et les plus irréfutables de la théorie de la descendance. C'est seulement en invoquant les lois de l'hérédité et de l'adaptation qu'il est possible d'expliquer ces faits. Il faut surtout recourir aux lois, que nous ayons appelées lois de l'hérédité abrégée, simultanée et avec identité de siège. Quand un organisme élevé et compliqué, comme l'organisme humain ou celui de tout autre mammifère, d'abord simple amas cellulaire, s'élève, progresse, en se différenciant et se perfectionnant de plus en plus, il parcourt la même série de métamorphoses que, durant un laps de temps incommensurable, ses ancêtres ont parcourue avant lui. J'ai déjà dit précédemment quelques mots de ce -parallélisme si important entre les' deux évolutions individuelle et collective. Certaines phases primordiales du développement humain correspondent absolument à certaines conformations, qui persistent toute la vie chez les poissons inférieurs. Puis l'organisation, -d'abord pisciforme, devient amphibie. C'est beaucoup plus tardivement qu'apparaissent les caractères particuliers auxmammi, fères : l'on peut ainsi reconnaître, dans cette série de phases évolutives successives, les différents degrés d'un développement progressif, qui correspondent évidemment aux particularités distinctives des divers ordres et familles de mammifères. De même aussi nous voyons les ancêtres de l'homme et des mammifères supérieurs se succéder dans le même ordre géologiquement : les poissons apparaissent, les premiers, puis viennent les amphibies, plus tard les mammifères inférieurs et enfin les mammifères supérieurs. Ici encore il y a parallélisme parfait entre l'évolution embryologique de l'individu et l'évolution paléontologique du groupe entier auquel il appartient; et ce fait si intéressant, si capital, ne saurait s'expliquer que par l'action combinée des lois de l'hérédité et de l'adaptation. Le parallélisme paléontologique et embryologique, que nous venons de citer, nous conduit à remarquer une troisième série évolutive étroitement reliée aux deux premières et qui, d'une manière générale, leur est également parallèle. J'entends parler dé cette série de formes évolutives, dont s'occupe l'anatomie comparée, et que j'appellerai évolution systématique ou spécifique. Je désigne par cette expression l'ensemble de ces formes diverses, mais pourtant analogues et reliées l'une à l'autre, qui coexistent à un moment donné de l'histoire géologique, par exemple à notre époque. Quand l'anatomie comparée rapproche entre elles les diverses formes achevées des organismes, elle s'efforce d'en dégager le type commun.empreint dans toutes ces formes analogues, espèces, genres, classes, etc., mais que; la différenciation a seulement plus ou moins voilé. Elle tâche de construire l'échelle du progrès réalisé par les divers degrés de perfectionnement des rameaux divergents du groupe. Pour ne pas . sortir ,de l'exemple que nous avons choisi, disons que l'anatomie comparée nous montre.comment les organes isolés et les systèmes d'organe du groupe vertébré se sont inégalement différenciés et perfectionnés dans les diverses classes, familles et espèces de ce groupe. Elle nous explique comment la série des classes vertébrées s'élève, des poissons . aux mammifères, en passant par les amphibies ; comment, parvenue à cette classe, elle forme une échèlle ascendante, des ordres de mammifères inférieurs aux ordres supérieurs. Cette tendance à déterminer une série bien liée de développement anatomique, nous la rencontrons dans les travaux de tous "les maîtres en anatomie comparée, à toutes les époques, dans les travaux de Goethe, Meckel, Cuvier, Jean Mùller, Gegenbaur et Huxley (5). La série évolutive des formes achevées, dont l'anatomie comparée démontre l'existence dans les divers degrés de divergence et de progrès du système organique, cette série, que nous avons appelée série du développement systématique, est parallèle à la série d'évolution paléontologique, puisqu'elle embrasse le résultat anatomiqué de cette dernière ; elle est aussi parallèle à la série d'évolution individuelle, puisque celle-ci est, elle-même, parallèle à la série paléontologique. En effet, deux lignes parallèles à une troisième sont parallèles entre elles. La différenciation multiforme et l'inégal degré de perfectionnement, que l'anatomie comparée démontre exister dans la série évolutive taxinomique, est essentiellement due à la diversité croissante des conditions d'existence, auxquelles les différents groupes ont dû s'adapter dans la lutte pour l'existence, et aussi à l'inégale promptitude, à l'inégale perfection, avec lesquelles cette adaptation s'est effectuée. Les groupes conservateurs, ceux qui ont gardé avec le plus de ténacité les particularités acquises, restent stationnaires, par cela même, au degré d'évolutionle plus bas et le plus rudimentaire. Les groupes, chez qui un progrès multiforme s'est effectué le plus rapidement possible, ceux qui se sont adaptés avec le plus d'empressement aux conditions plus complexes de l'existence, ceux-là atteignent le plus haut degré de perfection. Plus le monde organique s'est développé à travers les périodes géologiques, plus cette divergence entre les groupes inférieurs conservateurs etles groupes supérieurs progressifs a dû grandir. Il en est de même, comme chacun sait, dans l'histoire des peuples. Cela nous explique pourquoi, ainsi qu'on l'a constaté, les groupes animaux et végétaux les plus parfaits atteignent le plus haut degré de développement dans un temps relativement court,, tandis que les groupes les plus inférieurs, les plus conservateurs, restent immobiles à travers la longue série des siècles sur l'échelon inférieur qu'ils occupaient dans l'origine, ou ne progressent que peu à peu avec une extrême, lenteur. La même loi se manifeste nettement dans la série ancestrale de l'homme. Les requins actuels se rapprochent encore beaucoup des poissons primitifs, figurant parmi les plus anciens ancêtres vertébrés de l'homme ; de même lés amphibies actuels les plus inférieurs (protées et salamandres) tiennent de très-près aux amphibies issus de ces poissons primitifs. De même encore les ancêtres plus récents de l'hom- . me, les monotrèmes et les marsupiaux, les plus anciens ,de tous les mammifères , sont aussi les plus imparfaits des mammifères actuels. Les lois d'hérédité et d'adaptation à nous bien connues suffisent pleinement à rendre raison de ce fait capital, que l'on peut appeler le parallélisme des évolutions individuelle, paléontologique et taxinomique du progrès et de la différenciation. Quel est l'adversaire de la théorie de la descendance, qui soit en état d'expliquer ces faits si remarquables, dont cette théorie de la descendance rend trèsbien raison en invoquant les lois de l'hérédité et de l'adaptation ? Si l'on saisit bien toute la portée de ce parallélisme.dans les trois séries d'évolution organique, on admettra plus facilement encore le corollaire explicatif suivant. L'ontogénie, oul'histoire du développement individuel de chaque organisme (embryologie et métamorphologie), forme une chaîne simple,, : non ramifiée, une échelle ; il en est de même de la partie de la phylogénie, qui comprend l'évolution paléontologique des ancêtres directs de tout organisme individuel. Au contraire, la phylogénie, tout: entière, qui se manifeste à nos yeux dans la classification systématique de tout groupe organique ou phylum, et qui comprend le développement paléontologique de toutes les branches de.ce groupe, cette phylogénie forme une série évolutive:ramifiée, un véritable arbre généalogique. Comparez entre eux les divers rameaux de,'cet arbre généa-- logique, et disposéz-les l'un près de l'autre d'après leur degré de différenciation et de perfectionnement, vous obtiendrez ainsi la série évolutive taxinomique et ramifiée de l'anatomie comparée'. Cette dernière série, si on l'établit exactement, est aussi parallèle à la phylogénie tout entière, ; mais elle ne l'est que partiellement à l'ontogénie ; c'est qu'en effet l'ontogénie est, elle aussi, parallèle seulement à une partie de la phylogénie. Tous les faits d'évolution organique indiques dans les pages précédentes, particulièrement le triple parallélisme généalogique ainsi que les lois de différenciation et de progrès visibles dans ces trois séries, en y ajoutant le groupe entier des organes rudimentaires, sont évidemment des preuves extrêmement fortes en faveur de la vérité de la théorie de la descendance. Cette théorie peut seule en rendre raison, tandis que ses adversaires sont impuissants à en donner la moindre explication. Sans le secours de la doctrine généalogique, les faits d'évolution organique sont incompréhensibles. Force nous serait donc d'adhérer à la théorie de la descendance de Lamarck, quand même nous n'aurions pas son complément, la théorie Darwinienne de la sélection. TREIZIÈME LEÇON. THÉORIE ÉVOLUTIVE DE L'UNIVERS ET DE, LA TERRE. GÉNÉRATION SPONTANÉE. THÉORIE DU CARBONE. THÉORIE DES PLASTIDES. Histoire de l'évolution terrestre. — Théorie Kantienne de l'évolution de l'univers, ou théorie cosmologique des gaz. —Évolution du soleil, des planètes et de la lune.:— Origine première de l'eau. — Comparaison des organismes et des inorganismes. — Matière organique et matière inorganique. — Degrés de densités ou états d'agrégation. — Combinaisons carbonées albuminoïdes, — Formes organiques et inorganiques. — Cristaux et organismes sans organes ou sans structure. — Forces organiques et inorganiques. — Force vitale. — Croissance et adaptation dans,: les cristaux et dans les organismes. — Force formatrice du cristal. — Unité de la nature organique et inorganique. — Génération spontanée ou archigonie. — Autogonie. et plasmagonie. — Origine des monères par génération spontanée. — Origine des cellules des monères. — Théorie pellulaire. — Théorie des plastides, — Plastides ou matériaux organiques modelés. —Cytodes et cellules. — Quatre différentes espèces de plastides. Messieurs, dans les considérations précédentes, nous avons surtout cherché à expliquer comment de nouvelles espèces animales et végétales pouvaient se dégager des espèces existantes. Invoquant)la théorie de Darwin, nous avons résolule problème, en disant que la sélection naturelle dans la lutte pour l'existence, c'ést-à-dire l'action combinée des lois d'hérédité et d'adaptation, suffisait pleinement à produire mécaniquement l'infinie variété des divers animaux et végétaux. organisés en apparence d'après un plan prémédité. En suivant cette exposition, vous vous serez sans doute déjà maintes fois posé la question suivante : Mais comment sont nés les premiers organismes ou l'organisme ancestral originel, dont nous descendons tous? Lamarck a répondu à cette question (2) par l'hypothèse de la génération spontanée ou archigonie. Au contraire Darwin glisse sur ce point, en disant expressément « qu'il ne s'occupe ni de l'origine des forces fondamentales de l'intelligence, ni celles de la vie ». A la fin de son livre, il s'exprime à ce sujet en ces termes : « J'admets que vraisemblablement tous les êtres organisés, ayant vécu sur la terre, descendent d'une forme primitive quelconque, que le créateur a animée du souffle de la vie. » En outre, pour tranquilliser ceux qui voient dans la théorie de la descendance « la destruction.de l'ordre moral tout entier », Darwin s'en réfère à un célèbre écrivain ecclésiastique, qui lui avait écrit : « Je me suis convaincu peu à peu que croire à la création d'un petit nombre de types primitifs, susceptibles de se transformer par évolution spontanée en d'autres formes nécessaires, ce n'est pas se faire de la divinité une idée moins élevée- que de la supposer contrainte à recourir sans cesse à de nouveaux actes créateurs, pour combler les vides résultant du jeu même des lois qu'elle a établies. » Ceux dont le coeur a besoin de croire à une création surnaturelle pourront trouver un refuge dans cette interprétation. On peut concilier cette croyance avec la théorie de la descendance ; en effet, créer un seul organisme primitif, capable d'engendrer tous les autres par hérédité et adaptation, est réellement plus digne de la puissance et de la sagesse du Créateur, que de supposer qu'il a créé successivement et une à une les nombreuses espèces dont la terre est peuplée. Attribuer l'origine, des premiers organismes terrestres, pères de tous les autres, à l'activité voulue et combinée d'un créateur personnel, c'est renoncer à en donner une explication scientifique, c'est quitter le terrain de la vraie science pour entrer dans le domaine de la croyance poétique, qui en est absolument distinct. Admettre un créateur surnaturel, c'est se plonger dans l'inintelligible. Mais, avant de nous résoudre à ce pas décisif, avant de renoncer ainsi à toute interprétation scientifique de l'origine des organismes, notre devoir est d'essayer d'expliquer cette origine par une hypothèse mécanique. Il est nécessaire d'examiner si réellement ces phénomènes sont si merveilleux, de voir si nous ne pouvons expliquer l'origine de ce premier organisme tout naturellement par une théorie acceptable. Dans ce cas il faudrait renoncer au miracle de la création. Pour cela nous devons remonter bien plus haut, étudier la cosmogonie naturelle de la terre, et même tracer à grands traits la cosmogonie naturelle de l'univers entier. Vous savez tous que, de la constitution actuelle de la terre, on a tiré une. conclusion jusqu'à présent non réfutée, savoir, que l'intérieur de notre globe est en fusion et que l'enveloppe solide, formée de couches superposées, à la surface de laquelle vivent les êtres organisés, n'est qu'une croûte mince, une écorce enveloppant un noyau incandescent. Des observations, des déductions de toute nature toutes concordantes entre elles justifient cette manière de voir. Il faut citer tout d'abord le fait de l'élévation de la température, à mesure qu'on pénètre vers le centre du globe. Plus on descend, et plus la température s'élève en suivant la proportion régulière d'environ un degré pour une profondeur de cent pieds. A une profondeur de six milles, il y aurait déjà une température de 1,300°, suffisante pour maintenir en fusion la plupart des matériaux solides de l'écorce terrestre. Mais cette profondeur de six milles est seulement la 286e partie du diamètre terrestre (1,-717 milles).. Nous savons encore que. les sources provenant d'une certaine profondeur ont une température trèsélevée et parfois |même jaillissent bouillantes à la surface du sol. Citons enfin, à titre de témoignages importants, les phénomènes volcaniques, l'éruption de matières minérales en fusion par certaines fissures de l'écorce terrestre. Tous cesfaits permettent de conclure sûrement que l'écorce terrestre, solide n'occupe qu'une faible fraction, pas même la millième partie, du diamètre terrestre et que la terre est encore aujourd'hui en majeure partie à l'état de matière en fusion En appliquant cette hypothèse à l'histoire de l'évolution du globe terrestre, nous sommes amenés à faire encore un pas en avant, à supposer qu'autrefois la terre entière a été en fusion, et que cette formation d'une mince écorce solide fut un phénomène consécutif. D'abord la surface du globe incandescent s'est épaissie peu à peu, en se refroidissant parle rayon- . nement de cette chaleur intense dans les espaces célestes relativement glacés et il se.forma une mince écorce. Nombre de faits prouvent que la température terrestre était, dans le principe, beaucoup plus élevée. On peut invoquer, par exemple, la distribution uniforme, des organismes dans les premiers âges géologiques. Aujourd'hui les diverses zones terrestres ont chacune une population animale et végétale spéciale, correspondant à la diversité des températures moyennes ; or il en était tout autrement d'abord, et la distribution des fossiles durant les cycles écoulés nous montre que ce fut trèstardivement, a une période relativement récente de l'histoire organique terrestre, au début de l'âge cénolithique ou tertiaire, que se produisit la différenciation des zones et de leurs populations correspondantes. Pendant l'énorme durée des âges primaire et secondaire, les plantes dites tropicales, à qui une température élevée est nécessaire, vivaient nonseulement dans les zones actuellement chaudes, dans les zones équatoriales, mais aussi dans les zones actuellement tempérées et froides. Bien d'autres faits dénotent qu'il s'est produit un graduel abaissement de la température du globe terrestre en général et surtout un refroidissement consécutif de l'écorce terrestre des régions polaires. Dans ses remarquables recherches sur les lois d'évolution du monde organique, Bronn (19) a réuni les nombreuses preuves géologiques et paleontologiques de ce fait. Toutes ces preuves, que vient appuyer l'astronomie mathématique du système de l'univers, servent de base à la théorie, qui nous montre la terre à l'état de globe en fusion, incandescent, à une époque, infiniment lointaine, bien antérieurement à l'apparition des êtres organisés. Mais, d'autre part, cette théorie est d'accord avec la théorie grandiose de Kant sur l'origine du système du monde et particulièrement de notre système planétaire. En 1755, notre philosophe critique Kant (22) construisit, d'après des faits mathématiques et astronomiques, cette théorie que lés célèbres mathématiciens Laplace et Herschell formulèrent plus explicitement. Aujourd'hui encore cette cosmogonie, ou théorie de l'évolution de l'univers, a conservé presque toute sa valeur ; nulle autre théorie préférable ne l'a supplantée, et les mathématiciens, les astronomes et les géologues ont travaillé àl'étayer de preuves toujours plus nombreuses et plus solides. Selon la cosmogonie de Kant, à un moment' infiniment lointain de sa durée, tout l'univers était un chaos gazeux. Les matériaux, qui actuellement sont à divers degrés de solidité soit sur la terre, soit sur. les autres astres, les agrégats solides, demi-solides, liquides, élastiques ou gazeux, qui depuis lors se sont différenciés, étaient à l'origine confondus en une masse homogène remplissant l'univers et maintenue à un état d'extrême ténuité par une température excessivement élevée. Les millions d'astres groupés maintenant en systèmes solaires n'existaient pas encore. Ils naquirent par suite d'un mouvement général de rotation, pendant la durée duquel un certain nombre de massés plus solides que le reste 'de la substance gazeuse agirent dès lors et se condensèrent sur elle, comme centres d'attraction. Ainsi le. nuage chaotique primitif ou gaz cosmique se partagea en un certain nombre de nébuleuses sphériques, animées d'un mouvement de rotation et se condensant de plus en plus. Notre système solaire fut une de ces énormes nébuleuses, dont les parties s'ordonnèrent et gravitèrent autour d'un centre commun, le noyau solaire. Cette nébuleuse prit, comme toutes les autres, . en vertu de son mouvement rotatoire, la forme d'un sphéroïde, d'une boule aplatie. Tandis que la force centripète attirait toujours vers le centre immobile les molécules entraînées dans le mouvement de rotation et condensait de plus en plus la nébuleuse, la force centrifuge, au contraire, tendait à écarter du centre les molécules périphériques et à les disséminer au loin. C'était dans la zone équatoriale de cette sphère aplatie aux pôles, que la. force centrifuge avait le plus de puissance : aussi, dès qu'en vertu de la condensation croissante, elle put l'emporter sur la force centripète, des anneaux nébuleux se séparèrent de la sphère tournante dans cette région équatoriale. Ces anneaux nébuleux dessinaient l'orbite des futures planètes. Peu à peu la masse nébuleuse des anneaux se condensa en pianètes, tournant elles-mêmes sur leur axe, tout en gravitant autour du corps central. De nouveaux anneaux nébuleux se détachèrent, exactement de la même manière, de lamasse planétaire, dès que la force centrifuge l'emporta de nouveau sur la force centripète, et ces anneaux tournèrent autour des planètes,, comme celles-ci tournaient autour du soleil'. Ainsi se formèrent les lunes, une seule pour la Terre, quatre pour Jupiter et six pour Uranus. Aujourd'hui encore l'anneau de Saturne nous représente une lune à cette phase primitive de son évolution'. A mesure que l'abaissement de température augmentait, ces phénomènes si simples de condensation et de dispersion se répétaient un plus grand nombre de fois, et ainsi naquirent les divers systèmes solaires, les planètes et leurs satellites ou lunes, les unes gravitant circulairement autour de leur soleil central et les autres tournant autour de leurs planètes. Peu à peu, par les progrès du refroidissement et de la condensation, les astres animés d'un mouvement de rotation passèrent de l'état gazeux primitif à celui de corps en fusion. Par le fait même de cette condensation croissante, une grande quantité de chaleur se dégagea, et tous ces corps entraînés par la gravitation, soleils, planètes, lunes, devinrent des globes incandescents, semblables à d'énormes gouttes de métal en fusion, rayonnant de la chaleur et de la lumière. A cause de la déperdition de chaleur due à ce rayonnement, la masse en fusion se condensa encore, et il se forma à la surface de la sphère incandescente une mince couche solide. Pour tous ces phénomènes, la terre, notre mère commune, n'a pas dû différer notablement des autres corps célestes. Le but spécial de ces leçons ne nous prescrit pas d'exposer en détail « l'histoire naturelle de la création de l'uni-: vers », de passer en revue les divers systèmes solaires et planétaires, et d'énumérer toutes les preuves mathématiques, astronomiques et géologiques, sur lesquelles repose cette grande conception de l'univers. Je me bornerai donc aux données générales ci-dessus exposées, et, pour plus de détail, je vous renvoie à « l'Histoire générale de la nature et à la •Théorie du ciel de Kant» (22). J'ajouterai cependant que cette admirable théorie, à laquelle on pourrait donner le nom de théorie cosmologique gazeuse, s'accorde jusqu'ici avec l'ensemble des faits généraux connus et n'est absolument, inconciliable avec aucun d'eux. En outre cette théorie est purement mécanique, ou monistique; elle invoque seulement les forces inhérentes à la matière éternelle et exclut entièrement tout phénomène surnaturel, toute activité voulue et consciente d'un créateur personnel. La théorie cosmologique gazeuse occupe donc dans l'anorganologie et spécialement dans la géologie une place aussi importante que, là théorie, de la descendance de Lamarck en biologie et en anthropologie ; comme cette dernière, elle est le couronnement de notre ensemble de connaissances. Ces théories s'appuient exclusivement l'une et l'autre sur des causes premières mécaniques et inconscientes (causée efficientes), jamais sur des causes conscientes, poursuivant un but (causa} finales). Toutes les deux par conséquent satisfont aux conditions d'une théorie scientifique et conserveront toute leur valeur, tant qu'elles n'auront pas été remplacées par une théorie préférable. J'avouerai néanmoins- qu'il y a dans la cosmogonie grandiose de Kant un côté faible, qui ne nous permet pas de l'accepter sans restriction comme la théorie de la descendance de Lamarck. Il y a des difficultés aussi grandes que variées à admettre l'idée d'un chaos gazeux primitif, remplissant l'univers; mais une difficulté plus grande et plus insoluble encore, c'est que la théorie cosmologique des gaz ne nous explique en rien la première impulsion, qui imprima un mouvement rotatoire à la .masse gazeuse remplissant l'univers. En cherchant cette impulsion première, nous sommes involontairement conduits à songer à « un premier commencement ». Mais, quand il s'agit du mouvement éternel de l'univers, un premier commencement est aussi peu concevable " qu'un arrêt définitif. Dans l'espace et dans le temps, l'univers est sans bornes et sans mesure. Il est éternel, il est infini; et, en ce qui touche le mouvement ininterrompu et éternel qui entraîne les molécules de l'univers, nous ne pouvons songer ni à un commencement ni à une fin. Les grandes lois de la conservation de la force et de la conservation de la matière, sur lesquelles repose toute notre conception de la nature, nous interdisent toute autre manière de voir. Le monde, en. tant qu'objet de la connaissance humaine, nous offre le spectacle d'un enchaînement' continu de mouvements matériels, entraînant avec eux un perpétuel changement de formes. Toute forme", étant le résultat fugitif d'une somme de mouvements, est, à ce titre, périssable et d'une durée limitée. Mais, es dépit du perpétuel changement des formes, la matière et la force, qui lui est inhérente, demeurent éternelles et.indestructibles. Bien que la théorie cosmologique gazeuse de Kant ne puisse nous expliquer d'une manière satisfaisante le mouvement évolutif de l'univers entier au-delà du chaos gazeux, bien qu'on lui puisse objecter de nombreuses .et graves difficultés, surtout sous le point de vue chimique et géologique, pourtant, elle a le grand mérite d'expliquer très-bien par évolution tout le système du monde observé, ainsi que l'anatomie des systèmes solaires et spécialement de notre planète. Peut-être en réalité cette évolution a-t-elle été. tout autre; peut-être les planètes et notre terre sont-elles nées par l'agrégation de petits météorites infiniment nom-. breux, dispersés dans tout l'espace cosmique, ou de toute: autre façon. Mais jusqu'ici personne encore n'a pu nous donner une théorie évolutive rivale de celle-là, ni remplacer la cosmogonie de Kant par une autre qui puisse lui être préférée. Après ce coup d'oeil d'ensemble jeté sur la cosmogonie: monistique ou l'histoire naturelle de l'évolution de l'univers,; revenons à une infiniment petite partie de cet univers, à notre terre maternelle, que nous avons laissée à l'état de." globe incandescent, aplati aux pôles et recouvert d'une; mince écorce solide, due à son refroidissement. La première croûte solidifiée recouvrait toute là perficie du sphéroïde terrestre d'une enveloppe unie et tinue. Mais bientôt cette surface, devint raboteuse et inégà les progrès du refroidissement, le noyau incandescent ondensait, se contractait de plus en plus, d'où un raccourcissement du diamètre terrestre; or l'écorce mince et rigide, qui ne pouvait suivre dans son mouvement le retrait du noyau fluide, se fendit en maint endroit. Sans la pression atmosphérique, 1 qui sans cesse refoulait cette écorce, il se, serait formé un espace vide entre elle et le noyau. D'autres inégalités provinrent vraisemblablement de ce qu'en différents points l'écorce refroidie se fêla, se fissura en se solidifiant. Par ces fissures la substance du noyau incandescent jaillit de nouveau et se solidifia à son tour. Ainsi se formèrent de bonne heure maintes saillies et dépressions, qui furent les premières assises des montagnes et les premiers rudiments des vallées. Une fois la température du globe terrestre abaissée: jusqu'à un certain degré, un phénomène nouveau et trèsimportant se produisit, je veux parler de la première apparition de l'eau. Jusqu'alors l'eau avait flotté à l'état de vapeur au sein de l'atmosphère environnant le globe terrestre. Évidemment, pour que l'eau pût. passer à l'état liquide, il fallait que la température atmosphérique s'abaissat notablement. Alors commença un autre remaniement de la surface terrestre par l'action de l'eau. En tombant sous la forme d'une pluie perpétuelle, cette masse d'eau délayait, en les nivelant, les saillies de l'écorce terrestre ; le limon ainsi entraîné comblait lés vallées ; il se déposait par couches et constituait ces énormes formations neptuniennes de l'écorce terrestre, qui depuis ont grandi sans interruption et sur lesquelles nous reviendrons avec plus de détail dans la prochaine leçon. Quand l'écorce terrestre fut ainsi refroidie, quand l'eau s'y fut condensée à l'état liquide, quand la croûte terrestre,, jusqu'alors aride, fut recouverte d'eau liquide, alors apparurent les premiers organismes. En effet tous les animaux, toutes les plantes, tous les organismes en général sont constitués en grande partie ou même pour la plus grande partie par de l'eau à l'état liquide, qui se combine d'une manière spéciale avec les autres matériaux et les maintient à l'état d'agrégats semi-ftuides. De ces données générales de l'histoire terrestre inorganique nous pouvons déduire un fait important,, c'est que la vie a commencé sur la terre à un moment déterminé, que les organismes terrestres n'ont pas toujours existé, mais sont nés à un certain moment. Demandons-nous maintenant comment nous devons nous figurer cette origine des premiers organismes. Aujourd'hui encore la plupart des naturalistes, une fois parvenus à ce point, sont tentés de renoncer à toute explication naturelle et de chercher un refuge dans le miracle d'une création incompréhensible. Par là,, comme nous l'avons déjà fait remarquer, ils mettent le pied hors du domaine de l'histoire naturelle et renoncent à poursuivre plus loin l'enchaînement des faits de cette science. Pour nous, avant de perdre ainsi courage, avant de faire ce pas décisif, avant de désespérer d'avoir jamais une notion claire sur ce fait capital, nous voulons du moins essayer de l'expliquer. Voyons, si réellement l'origine d'un premier organisme naissant de la matière inorganique, la génération d'un corps vivant par la matière sans vie, sont des phénomènes inconcevables et en dehors de toute expérience connue. En un mot, examinons la question de la génération spontanée oû archigonie. Avant tout, il importe de dé terminer les propriétés fondamentales des corps dits privés de vie ou inorganiques et des,, corps.vivants ou organiques ; il faut discerner ce qui est commun aux deux espèces de corps et ce qui est spécial à chacun d'eux. Il est d'autant plus nécessaire d'insister ici sur cette comparaison entre les organismes et les inorganismes, qu'elle est habituellement négligée, . quoiqu'elle soit indispensable pour se faire une idée juste, . unitaire ou monistique, de l'ensemble de la nature. Notre premier soin devra être d'examiner isolément les trois propriétés.fondamentales de tout corps,, savoir : la matière, la forme et la force. Commençons par la matière. (Morph. gén., I, 111.) Grâce à la chimie, nous sommes parvenus à réduire tous les corps connus à un petit nombre d'éléments ou matériaux primordiaux, non décomposables, par exemple, en carbone, oxygène, azote, soufre et en divers métaux : potassium, sodium, fer, or, etc. On compte aujourd'hui environ soixante de ces éléments ou matériaux primordiaux. La plupart d'entre eux sont rares et peu importants ; quelques-uns sont, fort répandus et constituent non-seulement la plupart des inorganismes, mais même tous lés organismes. Si nous comparons maintenant ces éléments, qui constituent le corps, des organismes, avec ceux qui se trouvent dans les inorganismes, nous noterons d'abord un fait bien important, c'est qu'il n'existe dans les animaux et les végétaux aucune matière primordiale, qui ne se retrouve dans la nature privée de vie. Il n'y: a pas d'éléments ou de matériaux primordiaux organiques. Les différences chimiques et. physiques, existant entre les organismes et les anorganismes ne reposent pas sur la diversité de nature des matériaux primordiaux qui les constituent, mais bien sur des modes spéciaux 1 de combinaison chimique de ces éléments premiers. De cette diversité dans les modes de combinaison résultent en effet certaines particularités physiques, notamment en ce qui concerne la densité des matériaux, et ces particularités semblent, au premier abord, creuser un abîme entre les deux catégories des corps. Les corps constitués inorganiquenient, sans vie, ont ce degré de densité que nous appelons solide, comme les cristaux, les pierres amorphes; ou bien ils sont à l'état liquide, comme l'eau, ou bien enfin ils se présentent à l'état gazeux. Vous savez que ces trois divers degrés de densité, que ces modes d'agrégation ne tiennent en aucune façon, à la diversité des éléments constituants,-mais dépendent du degré de la température. Tout corps anorganique solide peut, par suite de l'élévation de la température, passer d'abord à l'état liquide ou de fusion, puis, par le fait d'une température plus élevée encore, revêtir l'état gazeux ou élastique. De même tout corps gazeux peut, par un abaissement convenable de la température, passer d'abord à l'état liquide, puis à l'état solide. A côté de ces trois modes de densité des inorganismes, tous les corps vivants, animaux et végétaux, nous offrent un quatrième mode d'agrégation tout spécial. Ce n'est ni la solidité de la pierre, ni la liquidité de l'eau, mais bien un état intermédiaire, semi-solide.ou semi-fluide. Dans tous les corps vivants, sans exception, une certaine. quantité d'eau est unie d'une manière toute spéciale aux matériaux solides ; c'est même de cette union caractéristique de l'eau avec les matières organiques que provient cet état, ni solide, ni fluide, qui joue un si grand rôle dans l'explication dés phénomènes de la vie. C'est dans les propriétés physiques et chimiques de l'une des substances primordiales, indécomposables, du carbone, qu'il faut chercher la raison essentielle de cet état. (Morph. gén., 122-130.) De tous les éléments, le carbone est pour nous de beaucoup le plus intéressant, le plus important ; car, chez tous les corps animaux, et végétaux, cette matière primordiale joue le rôle principal. C'est cet élément qui, par sa tendance spéciale à former avec les autres éléments des combinaisons complexes, produit une grande diversité dans la constitution chimique et par suite dans les formes et les propriétés vitales des animaux et des plantes. La propriété caractéristique du carbone, c'est dé pouvoir se combiner avec les autres éléments dans des proportions infiniment variées en nombre et en poids. C'est par la combinaison du carbone avec trois autres éléments; l'oxygène, l'hydrogène et l'azote, auxquels ilfaut ajouter le plus souvent le soufre et aussi le phosphore, que naissent ces combinaisons extrêmement importantes, ce premier et indispensable substratum de tous les phénomènes' vitaux, je veux parler des composés albuminoïdes (matières protéiques). Déjà, en nous occupant des monères, nous avons constaté l'existence d'organismes extrêmement simples, dont le corps, même bien développé, se compose seulement d'un petit grumeau semi-solide, albuminoïde ; ce sont là des organismes infiniment préciéux pour se rendre compte de l'origine de la vie. Mais, à un moment de leur existence, quand ils sont encore à l'état d'ovules ou de cellules germinatives, la plupart des autres organismes sont aussi essentiellement de simples petits grumeaux dé cette substance albuminoïde, plasma ou proto-plasma. Ils diffèrent alors des monères seulement en ce que., dans l'intérieur du corpuscule albuminoïde, le noyau (nucleus) se distingue de la matière cellulaire ambiante. Comme nous l'avons déjà remarqué: précédemment, ces cellules d'une texture si simple sont dés citoyens qui, par le concert de leur action et la division de leur travail, font du corps des organismes les plus- parfaits un état cellulaire républicain. Grâce à l'activité de ces corpuscules albuminoïdes, les formes complexes et les phénomènes vitaux des organismes supérieurs parviennent à se réaliser. C'est, pour la biologie moderne et spécialement pour l'histologie, un bien grand triomphe, que d'avoir ramené à ces éléments matériels le miracle des phénomènes vitaux et d'avoir démontré que les proptriétés physiques et chimiques infiniment variées et complexes des corps albuminoïdes sont les causes essentielles des phénomènes-organiques ou vitaux. Toutes les formés organiques si diverses sont, en premier lieu et immédiatement, le résultat de l'association des divers types de cellules. Les dissemblances infiniment nombreuses dans la forme, le volume, le groupement des cellules, résultent uniquement d'une lente division du travail, d'un lent perfectionnement des particules plasmatiques, simples et homogènes, qui, dans le principe, étaient les seuls représentants de la vie cellulaire. D'où il suit nécessairement que les phénomènes primordiaux de la vie organique,, la nutrition et la reproduction, que leurs manifestations soient complexes ou simples, peuvent se ramener à la constitution matérielle de cette substance plastique albuminoïde, du plasma. Ce sont là les deux activités vitales, dont toutes les autres se sont dégagées peu à peu. L'explication générale de la vie n'est donc pas plus difficile pour nous maintenant que celle des propriétés physiques des corps inorganiques. Tous les phénomènes vitaux, tous les faits de l'évolution des organismes, dépendent étroitement de la constitution chimique et des forces de la matière organique comme les phénomènes vitaux des cristaux inorganiques, c'est-à-dire leur croissance, leurs formes spécifiques, dépendent de leur composition chimique et de leur état physique. Certainement, dans un cas comme dans l'autre, les causes premières nous sont également cachées. Que l'or et le cuivre cristallisent en octaèdres pyramidaux, le bismuth et l'antimoine en hexaèdres, l'iode et le soufre en rhomboèdres, tout cela n'est pour nous ni plus ni moins mystérieux qu'un phénomène élémentaire quelconque de l'apparition des formes organiques, que la formation spontanée de cellules. Sous ce rapport, encore, nous sommes incapables, quant à présent, de déterminer entre les organismes et les corps anorganiques la distinction fondamentale si généralement admise autrefois. Nous avons à examiner, en-second lieu, les ressemblances et les dissemblances qui peuvent se constater dans la formation des corps anorganiques et des corps organiques (Morph. gén., I, 130). On allégua d'abord comme une différence de premier ordre la structure compliquée chez les derniers, simple chez les autres. Les corps de tous les organismes, disait-on, sont composés de parties.dissemblables, d'appareils, d'organes concourant tous au but de la vie. Au contraire les inorganismes les plus parfaits, les cristaux, sont uniquement composés d'une substance homogène. Au premier abord cette différence semble tout à fait essentielle. Mais elle perd toute son importance par la découverte des monères faite dans-ces dernières années (18). Le corps de ces organismes si simples consiste seulement en une petite masse albuminoïde, amorphe, sans structure ; c'est en réalité un simple composé chimique, et sa structure est aussi parfaitement simple que celle d'un cristal quelconque, que ce cristal soit un sel métallique ou un composé siliceux. Non content d'avoir voulu trouver, dans la structure intime, des différences frappantes entre les organismes et les inorganismes, on en a voulu voir d'autres dans la forme extérieure, particulièrement dans la configuration mathématique des cristaux. Sans doute la cristallisation est une-propriété, qui appartient plus particulièrement aux corps inorganiques. Les cristaux sont limités par des surfaces planes se coupant suivant des lignes droites et des. angles constants et mesurables. Au contraire la forme des -animaux et des plantes semble, de prime abord, défier toute détermination géométrique. Le plus souvent elle est limitée par des surfaces courbes, se coupant suivant des lignes également courbes et des angles variables. Mais récemment les radiolaires (23) et beaucoup d'autres protistes nous ont montré un grand nombre d'organismes inférieurs, dont la forme peut se ramener, comme celle des cristaux, à une configuration mathématique déterminée, limitée par des surfaces et des angles nettement géométriques. Dans ma Théorie générale des formes primordiales, ou promorphologie, j'ai explicitement prouvé ce fait, et j'ai aussi déterminé un Système général de formes, dont le type idéal, stéréométrique, rend compte aussi bien des formes réelles des cristaux anorganiques que des individus organiques (Morphol. gén., I, 478-874). En outre, il y a des organismes parfaitement amorphes, comme les monères, les amibes, etc., qui à chaque.instant changent de formes et chez qui il est tout aussi impossible de déterminer une forme fondamentale que chez les inorganismes amorphes, les pierres non cristallisées, les. précipités, etc. Il est donc impossible de trouver entre les organismes et les inorganismes une différence radicale dans la forme aussi bien que dans la structure. Occupons-nous, maintenant et en troisième lieu, des forces ou des phénomènes du mouvement dans ces deux grandes catégories de corps (Morph. gén., 1,140). Ici nous nous heurtons aux plus grandes difficultés. Les -phénomènes vitaux, j'entends parler des seuls que l'on connaisse généralement, ceux qui s'observent chez les organismes supérieurs, chez les animaux les plus parfaits, semblent si mystérieux, si merveilleux, si spéciaux, que, très-généralement, on est convaincu que, dans la nature inorganique, il n'y a rien d'analogue, rien même qui y ressemble le moins du monde. C'est même pour cette raison que l'on a appelé les organismes corps vivants, et les inorganismes, corps sans vie. Ainsi, de nos jours encore, l'opinion erronée que les propriétés physiques et chimiques de la. matière ne suffisent pas à expliquer les phénomènes de la vie a dominé même, dans la science qui s'occupe spécialement des phénomènes vitaux, dans la physiologie. Mais aujourd'hui, surtout après les travaux des quinze dernières- années, cette opinion est absolument insoutenable. En biologie du moins, il n'y a plus de place pour elle. Pas un physiologiste ne songe aujourd'hui à considérer les phénomènes de la vie comme le résultat d'une force vitale mystérieuse, d'une force consciente, existant en dehors de la matière et asservissant en quelque sorte les forces physico-chimiques. La physiologie actuelle est arrivée à la conviction monistique, que l'ensemble des phénomènes vitaux et, avant tout, les deux phénomènes fondamentaux de la nutrition et de la reproduction sont des actes purement physico-chimiques et aussi immédiatement liés à la conformation matérielle de l'organisme que .toutes les propriétés physiques et ehimi-, ques et les propriétés d'un cristal le sont à sa constitution matérielle. Puisque la matière primordiale, celle d'où résulte la constitution matérielle spéciale des organismes, est le carbone, il nous faut, donc ramener , en dernière analyse, aux propriétés du carbone tous les phénomènes de la vie et notamment les deux faits fondamentaux de la nutrition et de la reproduction. C'est uniquement dans les propriétés spéciales, chimico-physiques du carbone, et surtout dans la semi-fluidité et l'instabilité des composés carbonésalbuminoïdes, qu'il faut voir les causes mécaniques des phénomènes de mouvement particuliers, par lesquels les organismes et les inorganismes se différencient, et que l'on appelledans un sens plus restreint « la vie ». Pour bien comprendre cette théorie du carbone, que j'ai explicitement exposée dans le deuxième volume de ma Morphologie générale, il faut avant tout se rendre compte des phénomènes de mouvement, communs aux deux catégories des corps. Parmi ces phénomènes, il faut placer en preniière ligne la croissance. Quand on laisse évaporer lentement une solution saline anorganique, il s'y formé des cristaux salins-, qui grandissent au fur et à mesure que l'eau s'évapore. Cet accroissement tient à ce que sans cesse de nouvelles molécules de la solution liquide se solidifient et se déposent sur les cristaux solides déjà formés, en obéissant à certaines lois. De ce dépôt, de cette juxtaposition de molécules, résultent les formes cristallines mathématiquement déterminées. C'est aussi par l'addition de nouvelles molécules que se fait la croissance de l'organisme. La seule différence est que, dans la croissance des organismes, les molécules nouvellement acquises pénètrent dans l'intérieur de l'organisme (intussusception), ce qui tient à l'état semi-solide de l'agrégat, tandis que les inorganismes croissent seulement par l'addition de nouveaux matériaux "homogènes à leur surface extérieure. Pourtant cette grande différence entre la croissance par juxtaposition et la croissance par intussusception n'est qu'apparente ; elle est seulement le résultat nécessaire et immédiat des divers modes de condensation, d'agrégation des organismes et des anorganismes. Il m'est malheureusement impossible ici de poursuivre plus loin ce parallèle si intéressant, d'énumérer les analogies si nombreuses, qui existent dans le mode de formation des anorganismes les plus parfaits, des cristaux, et celui des organismes les plus simples, des monères et des êtres qui s'en rapprochent. Je dois vous renvoyer à la comparaison détaillée, que j'ai faite dans le cinquième chapitre de ma Morphologie générale, entre les organismes et les anorganismes. (Morph. gén., I, 111-166.) Là j'ai démontré, tout au long, qu'entre les corps organiques et les corps inorganiques, il n'y ,a aucune différence importante ni de forme, ni de structure, ni de matière, ni de force, que les différences réelles tiennent' à la nature spéciale du carbone' et qu'il n'y a, entre la nature inorganique et la nature organique, aucun abîme infranchissable. Ce sera surtout en comparant l'origine des formes des cristaux et celle des individus organiques les plus simples, que vous constaterez l'évidence de ces faits si importants. Dans la formation des cristaux, deux tendances formatrices diverses et antagonistes entrent en jeu. La force formatrice interne, correspondant à l'hérédité chez les organismes, est, dans le cristal, l'effet immédiat de la constitution matérielle, de la composition chimique. La forme du cristal, dans sa corrélation avec cette force formatrice intime, primitive, dépend du mode spécifiquement déterminé, suivant lequel les molécules des matières cristallisables se superposent régulièrement. Cette force formatrice interne, intime, inhérente à la matière, rencontre en face d'elle une autre force antagoniste. Or cette force, cette tendance formatrice externe, nous la pouvons appeler l'adaptation aussi bien pour les cristaux que pour les organismes. Lors de son apparition, tout cristal aussi bien que tout organisme doit se soumettre, s'adapter aux conditions d'existence du monde extérieur. En effet la forme et le volume de tout cristal dépendent du milieu général ambiant, par exemple du vase où se fait la cristallisation, de la température, de la pression atmosphérique, de l'absence ou de la présence de corps hétérogènes, etc. La forme de tout cristal est donc aussi bien que-celle de tout organisme le résultat de la lutte de deux facteurs, savoir : la force formatrice interne, inhérente à la constitution chimique de la matiere meme, et la force formatrice externe, dépendant de l'influence de la matière ambiante. Ces deux forces formatrices, dont l'action se combine, sont de nature purement mécanique aussi bien dans l'organisme que dans le cristal, et elles sont profondément inhérentes à la matière du corps. Si l'on considère la croissance et la formation des organismes comme des actes vitaux, on a le droit d'en faire autant pour le. cristal, qui se forme spontanément. La théorie téléologique, qui voit dans les formes organisées des machines combinées, créées conformément à un but, doit, pour être conséquente, interpréter de même les formes cristallisées. Les différences, qui existent entre les plus simples individus organiques et les cristaux inorganiques, tiennent à l'état solide des. derniers agrégats et à l'état semi-fluide des autres. Mais d'ailleurs les causes efficientes de la forme sont identiques chez les uns et chez les autres. Cette conviction s'impose surtout à l'esprit, alors que l'on compare les phénomènes si remarquables de.croissance, d'adaptation et de corrélation des parties, chez les cristaux à l'état naissant, avec les faits de même genre qui peuvent s'observer lors de la formation des individus organisés les plus simples (monères et cellules). L'analogie est telle, qu'il est réellement impossible de trouver une différence bien nette. Dans ma Morphologie générale, j'ai cité à ce sujet un grand nombre de faits frappants. (Morph. gén., I, 146, 186, 188.) Si l'on a bien présent à l'esprit cette « unité de la nature organique et inorganique », Cette conformité essentielle des organismes et des anorganismes sous le triple rapport de la matière, de la forme et de la force; si l'on n'oublie pas que, contrairement à l'opinion autrefois admise, nous sommes incapables de déterminer une différence fondamentale entre ces deux catégories de corps, alors la question de la génération spontanée devient bien moins épineuse qu'elle ne l'avait semblé au premier coup d'oeil. La formation du premier . organisme aux dépens de la matière anorganique semble bien plus admissible, bien plus intelligible, qu'elle ne le paraissait, quand on dressait, entre la. nature organique ou vivante et la nature inorganique ou sans vie, un mur de séparation infranchissable. Quant à la question de la génération spontanée, ou archigonie, à laquelle nous . pouvons maintenant répondre plus nettement, rappelez-vous tout d'abord que nous entendons par là la production d'un individu organique sans parents, sans le concours d'un organisme générateur. Nous avons déjà opposé dans ce sens la génération spontanée à la génération généalogique, à là reproduction. Dans ce dernier cas, l'individu organique provient de ce qu'une partie plus ou moins grande s'est séparée d'un organisme déjà préexistant et a ensuite grandi isolément (Morph. gén., 11,32). Tout, d'abord il nous faut distinguer deux modes essentiellement distincts de génération spontanée (generatio spontanea, sequivoca, primarid), l'autogonie1 et la plasmagonie 2. Par autogonie j'entends désigner la production d'un individu organique très-simple dans une solution génératrice inorganique, c'est-à-dire dans un liquide contenant à l'état de dissolution, et sous forme de combinaison simple et stable, les matériaux nécessaires à la composition de l'organisme., (par exemple de l'acide carbonique, de l'ammoniaque, des sels binaires, etc.). J'appelle, au contraire, plasmagonie la génération spontanée d'un organisme dans un liquide générateur organique, c'est-à-dire dans un liquide, qui contient les matériaux nécessaires sous forme de composés carbonés, complexes, instables, par exemple de l'albumine, de la . graisse, des hydrates carbonés, etc. (Morph. gén:, I, 174; 11,33). Jusqu'ici ni le phénomène de l'autogonie, ni celui de la plasmagonie, n'ont été observés directement et incontestablement. Autrefois et de nos jours, on a institué, pour vérifier la possibilité,, la réalité de la génération spontanée, des expériences nombreuses et souvent fort intéressantes. Mais ces expériences ont trait en général non, à l'autogonie, mais à la plasmagonie, à la formation spontanée d'un organisme aux dépens de matières déjà organiques. Évidemment, pour notre histoire de la création, cette dernière catégorie d'expériences n'offre qu'un intérêt secondaire. «L'autogonie existet-elle? » voilà surtout la question qu'il nous importe de résoudre. « Est-il possible qu'un organisme naisse spontanément d'une matière n'ayant pas préalablement vécu, d'une matière strictement inorganique? » Nous pouvons donc négliger toutes les,expériences, si nombreuses, tentées durant ces dix dernières années avec tant d'ardeur au sujet! de la plasmagonie, et qui d'ailleurs ont eu, pour la plupart, un résultat négatif. En effet, la réalité de la plasmagonie fût-elle rigoureusement établie, que cela ne prouverait rien touchant l'autogonie. Ces essais d'autogonie n'ont aussi jusqu'à présent donné aucun résultat positif. Pourtant nous avons le droit d'affirmer, par avance, que ces expériences n'ont nullement démontré l'impossibilité de la génération spontanée. La plupart des naturalistes, qui j ont tâché de résoudre cette question expérimentalement, et qui, après avoir pris les plus minutieuses précautions et opéré dans des conditions bien déterminées, n'ont vu apparaître aucun organisme, ont, en se basant sur ce résultat négatif, affirmé « qu'aucun organisme ne peut naître spontanément, sans parents ». Cette affirmation téméraire et irréfléchie s'appuie uniquement sur le résultat négatif d'expériences, qui ne peuvent prouver autre chose, sinon que dans telles ou telles conditions tout à fait artificielles,où se sont placés les expérimentateurs, nul organisme ne s'est formé. Mais, de ces essais tentés ordinairement dans des conditions purement artificielles, on n'est, nullement autorisé à conclure, d'une manière générale, que la génération spontanée soit impossible. L'impossibilité du fait ne saurait s'établir. En effet, quel moyen avons-nous de savoir si, durant ces époques primitives, infiniment reculées, il n'existait pas des conditions tout autres que les conditions actuelles, des conditions au sein desquelles la génération spontanée était possible?. Bien plus, nous avons même pleinement le droit d'affirmer que, dans les âges primitifs, les conditions générales de la vie ont dû différer absolument des conditions actuelles. Songeons seulement que les énormes quantités de carbone de la période houillère, accumulées dans les terrains carbonifères, ont été fixées uniquement par le jeu de la vie végétale et sont les débris prodigieusement comprimés, condensés, d'innombrables cadavres de plantes accumulés pendant des millions d'années. Or, à l'époque où, l'eau s'étant déposée à l'état liquide sur l'écorce terrestre refroidie, les organismes se formèrent pour l'a première fois par génération spontanée, ces immenses quantités - de carbone existaient sous une autre forme, probablement pour une large part, sous la forme d'acide carbonique, mélangé à l'atmosphère. La composition tout entière de l'atmosphère différait donc beaucoup de la composition actuelle. En outre, comme on peut le déduire de considérations chimiques, physiques et géologiques, la densité et l'état électrique de l'atmosphère étaient tout autres. La mer, qui enveloppait alors la surface terrestre tout entière, avait également une. constitution chimique et physique particulière. La température, la densité, l'état salin, etc., de cette mer devaient différer beaucoup de ce qui s'observe dans les mers actuelles. En tout cas, et sans qu'il soit besoin d'invoquer d'autres raisons,t on ne saurait contester qu'une génération spontanée, possible alors, clans des conditions tout autres, puisse ne plus l'être aujourd'hui. Mais, grâce aux récents progrès de la chimie et de la physiologie, ce qu'il semblait y avoir de mystérieux, de. merveilleux dans ce phénomène tant contesté et pourtant nécessaire de la génération spontanée, tout cela s'est en grande partie ou même totalement évanoui. Tous les chimistes affirmaient, il n'y a pas cinquante ans encore, qu'il était impossible de produire artificiellement dans nos laboratoires l'un quelconque des composés carbonés complexes,, un composé, organique quelconque. Seule, la mystique force vitale avait, selon eux, le pouvoir de produire de telles combinaisons. Aussi quand, en 1828, à Gôttingue, Woehler démontra, pour la première fois, expérimentalement, la fausseté de ce dogme, en tirant artificiellement de corps purement anorganiques, de composés de cyanogène et d'ammoniaque, la substance purement « organique » qu'on appelle urée, on fut extrêmement surpris et étonné. Plus récemment, on a pu, grâce aux progrès de la chimie synthétique, obtenir artificiellement dans nos laboratoires, tirer de substances anorganiques nombre de ces composés carbonés dits organiques, par exemple l'alcool, l'acide acétique, l'acide formique, etc. Aujourd'hui même, on obtient artificiellement nombre de Composés carbonés très-complexes ; aussi y a-t-il tout lieu d'espérer, que l'on arrivera tôt ou tard à produire artificiellement dans nos laboratoires les plus compliquées de ces combinaisons, les composés albuminoïdes ou plasmatiques. Mais par là disparaît en tout ou en partie l'abîme, que l'on supposait jadis exister entre les corps organiques et les corps inorganiques, et la voie est frayée à l'idée de là génération spontanée. Mais ce qui est infiniment plus important pour l'hypothèse de la génération spontanée, ce sont les monères, ces êtres si singuliers, déjà maintes fois cités par moi, et qui sont non-seulement les plus simples des organismes observés, mais même les plus simples des organismes imaginables (18). Déjà précédemment, en passant en revue les phénomènes les plus élémentaires de la reproduction et de l'hérédité, je vous ai décrit ces étranges organismes sans organes. Déjà nous connaissons sept genres distincts de ces monères. vivant les unes dans l'eau douce, les autres dans la mer. A l'état parfait, alors qu'il se meut librement, chacun de ces organismes se compose uniquement d'un petit grumeau de substance carbonée albuminoïde, sans structure. C'est seulement par les particularités de la reproduction, de l'évolution, de la nutrition, que les divers genres et espèces diffèrent quelque peu entre eux. La découverte de ces organismes met à néant la plus grande partie des objections élevéea contre la théorie de la génération spontanée. En effet, puisque, chez ces organismes, il n'y a ni organisation, ni différenciation quelconque de parties hétérogènes, puisque, chez eux, tous. les phénomènes de la vie sont accomplis par une seule et même matière homogène et amorphe, il ne répugne nullement à l'esprit d'attribuer leur origine à la génération spontanée. S'agit-il de plasmagonie? Y a-t-il déjà un plasma capable de vivre ? alors ce plasma a simplement à s'individualiser, comme le cristal s'individualise dans une solution mère. S'agit-il, au contraire, de la production de monères par véritable autogonie? alors il est nécessaire que le plasma susceptible de vivre, la substance colloïde primitive, se forme d'abord aux dépens de composés carbonés plus simples. Or nous sommes aujourd'hui en mesure de produire artificiellement dans nos laboratoires chimiques des composés carbonés complexes de ce genre ; rien n'empêche donc d'admettre que, dans la libre nature, des conditions favorables à la formation de ces composés puissent aussi se présenter. Jadis, quand on cherchait à se faire une idée de la génération spontanée, on se heurtait aussitôt à la complication même des organismes les plus simples que l'on connût alors. Pour résoudre cette difficulté capitale, il fallait connaître ces êtres si importants, les monères, ces organismes absolument privés, d'organes, constitués, par un simple composé chimique et doués pourtant de la faculté de croître, de se nourrir et de se reproduire." Grâce à ce fait, l'hypothèse de la génération spontanée acquiert assez de vraisemblance, pour qu'on ait le droit dé l'employer à combler la lacune existant entre la cosmogonie de Kant et la théorie de la descendance de Lamarck. Peut-être même, parmi les monères. actuellement connues, y a-t-il une espèce qui, aujourd'hui, Icontinue à naître par génération spontanée. C'est l'étrange Bathybius Emckelii découvert et décrit par Huxley. Comme nous l'avons déjà vu, cette monère se rencontre dans les mers profondes, entre 12,000 et 24,000 pieds, et elle tapisse le fond de ces mers soit de traînées plasmatiques réticulées, soit de masses de plasma irrégulières, grandes ou petites. Ces organismes homogènes, nullement différenciés encore, ressemblant par la simplicité de composition de leurs particules aux cristaux anorganiques, ont seuls pu naître par génération spontanée ; seuls ils ont pu être les primitifs ancêtres, de tous les autres organismes. Le phénomène le plus important de leur évolution ultérieure est tout d'abord la formation d'un noyau (nucleus) dans la petite masse albuminoïde sans structure. Pour comprendre la formation de ce noyau, il nous suffit de supposer une simple condensation physique des molécules albuminoïdes centrales. La masse centrale, d'abord confondue avec le plasma périphérique, s'en sépare peu à peu et forme un globule albuminoïde, le noyau. Mais par cette simple modification la monère est déjà devenue une cellule. Que cettecellule puisse donner naissance à tous les autres organismes, cela vous semblera très-simple après les leçons précédentes. En effet, au début de. sa vie individuelle, tout animal et toute' plante sont représentés par une simple cellule. L'homme, aussi bien que tout autre animal, n'est d'abord qu'une simple cellule contenant un noyau (fig. 3). Comme le noyau des cellules organiques se forme dans la masse centrale par différenciation, aux dépens du glomërule plasmatique originel, l'enveloppe ou membrane cellulaire se forme à la surface par le même procédé. Mais nous pouvons donner de ce phénomène si simple et si important une explication purement physique et. y voir soit un précipité chimique, soit un épaississement physique de l'écorce superficielle, soit une simple division de la substance. Un des premiers actes d'adaptation qu'accomplissent les monères nées par génération spontanée est l'épaississement de leur couche superficielle, qui devient, pour la molle substance du centre, une membrane protectrice contre les attaques du monde extérieur. Mais, si les monères homogènes peuvent former, par simple condensation, un noyau central et une membrane externe, nous aurons ainsi toutes les formes fondamentales des moellons, qui, l'expérience le démontre, forment, par leur intrication variée à l'infini, le corps de tous les organismes supérieurs. Comme nous l'avons déjà dit, notre manière de concevoir l'organisme repose tout entière sur la théorie cellulaire établie, il y a une trentaine d'années, par Schleiden et Schwann. Selon cette théorie, tout organisme est ou bien une cellule simple ou une collectivité, un état formé de cellules étroitement unies. Dans tout organisme, l'ensemble des formes et des phénomènes vitaux est simplement le résultat général des formes et des phénomènes vitaux de toutes les cellules composant l'organisme. A cause des récents perfectionnements de la théorie cellulaire, il est devenu nécessaire de donner aux- organismes élémentaires, aux individus organiques primordiaux appelés cellules, le nom plus général, plus juste, d'éléments plastiques ou plastides1-. Parmi ces éléments plastiques, nous distinguerons deux groupes principaux, les cytodes2 et les vraies cellules. Les cytodes. sont des particules plasmatiques sans noyau, comme les monères (fig, 1). Au contraire les cellules sont des particules plasmatiques pourvues d'un noyau ou, nucleus (fig. 2). Ces deux types principaux de plastides se subdivisent à leur tour en deux groupes secondaires, suivant qu'ils sont ou non. revêtus d'une,membrane quelconque. Nous pouvons donc distinguer quatre espèces de plastides : 1° les cytodes primitives, (fig. 1, A), ; 2° les cytodes à membrane ; 3° les cellules primitives (fig. 2, B); .4°;l es cellules à membrane (fig. 2, A) (Morph. gén., I, :269f289). Quant aux rapports, de ces quatre typés de plastides; avec la génération spontanée, ils sont vraisemblablement comme suit: 1° les cytodes primitives, particules plasmatiques, nues, sans noyau (gymnocytoda) 3, semblables, aux monères actuelles, sont les seules plastides provenant, immédiatement de la génération spontanée ; 2° les cytodes à membrane (lepocytoday, particules, plasmatiques sans noyau, mais, pour vues d'une membrane, naissent des cytodes primitives soit par condensation de la couche plàsmafique superficielle,: soit par simple séparation d'une membrane enveloppante 3° les cellules primitives (gymnocyta) 5, ou cellules nues, particules plasmatiques avec noyau, mais sans enveloppe, proviennent des cytodes primitives par l'épaississement en formé de noyau du plasma central, par la différenciation du noyau central et de la ; substance cellulaire périphérique; 4° les cellules à membrane (lepocytd) °, particules de plasma pourvues de noyau et de membrane, naissent, soitdes cytodes à membranes par. la formation d'un noyau, soit des cellules primitives par la formation d'une membrane. Toutes les autres formes d'éléments plastiques ou plastides, quelles qu'elles soient, naissent, secondairement de ces quatre types par sélection naturelle, par descendance avec adaptation, par différenciation et transformation. De cette théorie des plastides, de cette dérivation de leurs divers types et par suite de tous les organismes qui en sont composés, à partir des monères, résulte, dans la théorie évolutive tout entière, une cohésion plus simple et plus naturelle. L'origine des premières monères par génération spontanée nous semble être un phénomène simple et nécessaire du mode d'évolution des corps organisés terrestres. J'accorde que ce phénomène, tant qu'il n'a pas été directement observé où reproduit, soit et demeure une simple hypothèse ; mais, je le répète, cette hypothèse est indispensable à l'enchaînement tout entier de l'histoire de la création ; en soi, elle n'a absolument rien de forcé, de merveilleux, et on n'a jamais pu en faire une réfutation positive. Observons aussi que, quand même le fait de génération spontanée se reproduirait chaque jour, à chaque instant encore, il est, dans tous les cas, extrêmement difficile de l'observer, de le constater avec une incontestable sûreté. Quant aux monères actuelles, nous sommes à leur égard dans l'alternative suivante : ou bien elles descendent directement des monères primitivement formées ou « créées », et alors elles auraient dû se reproduire invariablement, sans changer de forme, et conserver à travers tant de millions d'années leur forme originelle, celle de simples particules de plasma ; ou bien ces monères actuelles sont nées beaucoup plus tardivement dans le cours de l'évolution géologique, par des actes réitérés de génération spontanée, et alors la génération spontanée peut tout aussi bien exister aujourd'hui encore. La dernière hypothèse est évidemment bien plus vraisemblable que la première. Si l'on rejette l'hypothèse de la génération spontanée, force est alors, pour ce point seulement de la théorie évolutive, d'avoir recours au miracle d'une création surnaturelle. Il faut que le créateur ait créé, dans leur état actuel, les premiers' organismes;' dont tous" les autres sont descendus; au moins les plus simples des monères, les cytodes primitives ; il faut aussi qu'il leur ait donné la faculté de se développer ensuite mécaniquement. Je laisserai chacun de vous choisir entre cette idée et l'hypothèse de la génération spontanée. Supposer qu'en ce seul point de l'évolution régulière dé là' matière, le créateur soit intervenu capricieusement, quand d'ailleurs tout marche sans sa coopération, c'est là, il me semble, une hypothèse aussi peu satisfaisante pour le coeur du croyant que pour la raison du savant. Expliquons, au contraire, l'origine des premiers organismes par la génération spontanée, hypothèse qui, appuyée par les arguments précédents et surtout par la découverte des monères, n'offre plus de sérieuses difficultés, et alors nous relions par un en- : chaînement ininterrompu et naturel l'évolution de la terre et celle des êtres organisés enfantés par elle, et, là même où subsistent encore quelques points douteux, nous proclamons l'unité de la nature entière, l'unité des lois de son développement (Morph. gén., I, 164). QUATORZIÈME LEÇON. MIGRATION ET DISTRIBUTION DES ORGANISMES. LA CHOROLOGIE ET L'AGE GLACIAIRE DE LA TERRE. Faits chorologiques et leurs causes. — Apparition de la plupart des espèces, à un moment donné et en un point donné: centres de création, - 4 Dispersion fies espèces par migration. — Migrations actives et passives des animaux et des plantes. — Moyens de transport. — Transport des germes par l'eau et le vent, — Perpétuelles modifications des districts de distribution par le fait des soulèvements et des affaissements du soi. — Importance chorologique des faits géologiques. — Influence du changement de climat. — Age glaciaire ou période glaciale. — Son importance pour la chorologié. — Influence des migrations sur l'origine des nouvelles espèces. :— Isolement des colons. — Lois de la migration d'après Wagner. — Rapport de la théorie de la migration et de celle de la sélection. — Concordance des conclusions de ces lois avec la théorie de la descendance. Messieurs; on ne saurait trop redire ce que je vous ai déjà fait remarquer maintes fois, c'est-à-dire que la vraie valeur et la force irrésistible de la théorie de la descendance ne consistent pas en ce que cette théorie élucide tel ou tel phénomène particulier: mais bien en ce qu'elle explique l'ensemble des phénomènes biologiques ; en ce qu'elle nous fait comprendre l'intime connexion de tous les phénomènes botaniques et zoologiques. Tout savant, ayant l'esprit quelque peu philosophique, sera donc d'autant plus fermement, d'autant plus profondément convaincu de la vérité de la théorie évolutive, qu'il détournera davantage ses regards des observations biologiques isolées, pour embrasser-le domaine tout entier delà vie animale et végétale..Nous mettant à ce point de vue d'ensemble, considérons maintenant un département de la biologie, dont les phénomènes multiples et complexes sont expliqués par la théorie de la sélection d'une manière tout particulièrement simple et lumineuse.. Je veux parler de la chorologie ou théorie de la distribution des organismes' à la surface de la terre. J'entends désigner par cette expression non-seulement la distribution géographique des espèces animales et végétales dans les diverses régions ou provinces terrestres, sur les continents, et les îles, dans les mers et les fleuves, mais bien encore la distribution topographique de ces organismes dans le sens vertical, à mesure qu'ils, gravissent au sommet des montagnes et descendent dans les profondeurs de l'Océan. (Morph. gén., Il, 286.) Vous n'ignorez pas que la série des faits chorologiques isolés, observés, soit dans la distribution horizontale des organismes dans les diverses contrées, soit dans la distribution verticale en hauteur et profondeur, a depuis longtemps, excité, un intérêt igénéral. De notre temps, par exemple, Alexandre de Humboldt (39), Alphonse'de Candolle et Frédéric Schouw ont esquissé la géographie botanique ; Berghaus et Schmarda en ont fait autant pour la géographie des animaux. Mais, bien que ces naturalistes et beaucoup d'autres aient fait largement progresser nos connaissances touchant la distribution des animaux et des plantes, et nous aient rendu accessible un vaste domaine scientifique tout rempli de phénomènes curieux et intéressants, la chorologie n'en est pas moins restée une collection confuse de notions sur une masse, de faits isolés. Impossible de donner à la chorologie le nom de science aussi longtemps que l'on ne pouvait expliquer ces faits en les rapportante leurs causes efficientes. C'est la théorie de la sélection, qui, grâce à sa doctrine des migrations animales et végétales, nous a dévoilé ces causes, et c'est seulement depuis Darwin et Wallace, qu'il nous est possible de parler d'une science chorologique. Si l'on considère exclusivement! a totalité des phénomènes de la distribution géographique et topographique des organismes, sans faire intervenir le développement graduel des espèces, si, en même temps, se conformant à la vieille tradition religieuse, on regarde chaque espèce animale ou végétale comme séparément créée, comme indépendante, alors il ne reste plus qu'à admirer tous ces phénomènes comme un ensemble confus de prodiges inintelligibles et inexplicables. Mais quittez ce point de vue borné, élevez, vous avec la théorie de l'évolution-à l'idée d'une consanguinité des diverses espèces, et vous verrez cette région mythologique s'éclairer tout à coup d'une vive lumière, vous verrez comment tous ces faits chorologiqués se comprennent simplement et facilement, dès qu'on admet la commune descendance des espèces, et leurs migrations passives et actives. Il est un fait capital, point de départ de la chorologie, et dont la vérité nous est affirmée par une interprétation profonde et conforme à la théorie de la sélection, c'est qu'en général chaque espèce animale et végétale n'a été produite par la sélection naturelle qu'une fois, en un seul moment et en un seul point de l'espace ; c'est ce que l'on a appelé « son centre de création ». Je partage absolument cette opinion de Darwin en ce qui concerne la plupart des organismes supérieurs, parfaits, la plupart des animaux et des plantes, chez qui la division du travail ou la différenciation des cellules'constituantes, ainsi que celle dès organes, ont été poussées jusqu'à un certain degré. En effet, comment admettre que l'ensemble des faits si-complexes et si multiples, la totalité des diverses circonstances de la lutte pour l'existence, qui entrent en jeu, en vertu de la sélection na-. turelle, dans là formation d'une nouvelle espèce, aient pu agir de concert exactement de la même manière, plus d'une fois à la surface du globe ou simultanément en divers points de cette surface ? Quant à certains organismes très-imparfaits, d'une structure extrêmement simple, à certaines formes spécifiques de; nature fort indifférente, par exemple beaucoup dé protistes; unicellulaires et particulièrement les plus simples de tous, les monères, je regarde comme très-vraisemblable que ces formes spécifiques aient été produites mainte fois ou simultanément en divers points de la surface terrestre. En effet, les conditions peu nombreuses et très-simples, sous l'influence' desquelles ces formes spécifiques se sont réalisées dans la , lutte pour l'existence, ont pu se représenter souvent dans le cours des siècles ou se répéter isolément en diverses localités. Il y aaussi des espèces hiérarchiquement supérieures, qui ont pu se former à diverses reprises, en divers lieux ; ce sont ces espèces, qui ne proviennent pas de la sélection naturelle, mais d'un croisement, ces espèces bâtardes que j'ai déjà mentionnées. Mais, comme ces organismes, relativement peu nombreux, nous intéressent peu en ce moment, nous pouvons en faire abstraction en traitant de la chorologie, et nous occuper seulement de la distribution de l'immense majorité des espèces animales et végétales, de celles,qui se sont produites une seule fois, en un seul lieu dit « centre de création », comme semblent l'établir nombre de sérieuses raisons. Mais, dès les premiers moments de son existence, chaque espèce animale ou végétale a eu une tendance à franchir les bornes étroites dé sa localité d'origine, de son centre de création, ou plutôt de sa patrie primitive, du lieu de sa naissance. C'estlàune suite nécessaire des lois du peuplement et de son excès, que nous, avons citées plus haut. Plus une espèce animale ou végétale se multiplie énergiquement, moins l'étendue restreinte du lieu de sa naissance peut suffire à son entretien. La lutte pour l'existence devient d'autant plus acharnée que l'excès de population s'accroît toujours plus, et l'émigration en est la conséquence nécessaire. Ces émigrations sont communes à tous les organismes, et ce sont les vraies causes de la,large extension des diverses espèces organiques à la surface du globe. Animaux et plantes quittent leur patrie originelle, lorsqu'elle est trop peuplée, comme les hommes émigrent hors des États regorgeant de population. Nombre de naturalistes distingués, notamment Lyell (11), Schleiden, etc:, ont,, à diverses reprises, signalé la grande importance de ces intéressantes migrations. Les moyens de transport, à l'aide desquels elles s'effectuent, sont extrêmement variés. Darwin a fait un examen complet de ces moyens de transport dans les onzième et douzième chapitres de son livre, qui traitent exclusivement de la « distribution géographique " des êtres organisés. Les agents de transport sont les uns actifs, les autres passifs; en d'autres termes, l'organisme accomplit ses migrations en partie par des déplacements volontaires, en partie involontairement par les mouvements d'autres corps de la nature. Les migrations actives jouent naturellement le plus grand rôle chez les animaux doués de la faculté de se déplacer. Plus l'organisation d'une espèce animale lui permet de se mouvoir librement dans toutes les directions, plus cette espèce émigré avec facilité, plus elle se répand rapidement à la surface de la terre Naturellement, les animaux les plus favorisés sous ce rapport sont les animaux ailés, et spécialement les oiseaux parmi les vertébrés, les insectes parmi les articulés. Ces deux classes peuvent, plus facilement que toutes les autres, se répandre par toute la terre .aussitôt après leur apparition, et cela explique en partie l'étonnante uniformité de structure qui distingue ces deux grandes classes de toutes les autres. En effet, bien que ces classes comprennent un nombre prodigieux d'espèces distinctes, bien que la classe des insectes compte à elle seule plus d'espèces que toutes les autres classes d'animaux réunies, pourtant ces innombrables espèces d'insectes et aussi les diverses espèces d'oiseaux se ressemblent étonnamment dans toutes les particularités essentielles de leur organisation. Aussi, dans, la classe des insectes et dans celle des oiseaux, on ne peut distinguer qu'un fort petit nombre de grands groupes naturels ou d' « ordres », et ces quelques groupes naturels diffèrent très-peu les uns des autres dans leur structure intime. Les. ordres d'oiseaux, si riches en espèces, sont bien loin de différer entre eux autant que les ordres de la classe des.mammifères, bien plus pauvres en espèces. De même' les ordres des insectes, si riches en formes génériques et spécifiques, se "rapprochent les uns des autres par leur structure'interne bien plus que ne le font les ordres bien plus pauvres de la classe: des crustacés. Sous ce rapport, le parallèle général des oiseaux et des insectes est fort interessant, et la grande importance de cette richesse de formes consiste, pour la morphologie scientifique, dans le fait général qui en ressort, savoir, que la plus grande diversité des formes extérieures du corps peut se concilier avec-de très-faibles écarts ànatomiques et une grande uniformité de l'organisation essentielle. Évidemment, c'est dans le genre de vie des animaux ailés et dans la très-grande facilité de leurs déplacements qu'il faut chercher la raison de ce fait. C'est pourquoi, les oiseaux et les insectes se sont répandus rapidement'à la surface de la terre, ont élu domicile dans tous les endroits possibles, dans des localités inaccessibles aux autres animaux, et ont, en s'adaptaut superficiellement aux conditions d'un lieu déterminé, modifié tant de fois leur formé spécifique. ; Après les animaux ailés, ceux qui se sont propagés le plus vite et le plus loin sont naturellement ceux qui pouvaient émigrer le plus facilement, c'est-à-dire les meilleurs coureurs parmi les animaux terrestres, les meilleurs nageurs parmi les animaux aquatiques. Mais la possibilité d'émigrer. ainsi n'appartient pas seulement aux animaux qui, pendant toute leur vie, jouissent de la faculté de pouvoir se déplacer librement. En effet; les animaux immobiles, par exemple les coraux, les serpules, les crinoïdes, les ascidies, les cirrhipèdes, et beaucoup d'autres animaux inférieurs, qui vivent et croissent à demeure sur les plantes marines, sur les: rochers, ont joui, au moins dans leur jeunesse, de la faculté de se déplacer librement. Tous cheminent avant de se fixer. Habituellement ils sont libres dans leur jeunesse; sous la' forme de larves ciliées, de corpuscules cellulaires arrondis, couverts de cils vibratiles, qui leur permettent de rôder capricieusement dans l'eau ; ils portent alors le nom de planulaires. Mais la faculté de libre déplacement, et par conséquent d'émigration active, n'est pas le privilège des seuls animaux; beaucoup de plantes en jouissent. Nombre de plantes aquatiques inférieures,- particulièrement dans la classe des algues, nagent dans leur première jeunesse exactement comme.les animaux inférieurs précédemment cités. Elles portent à leur surface des appendices mobiles : ce sont, ou bien une sorte de fouet oscillant ou des cils vibratiles, formant mie sorte de pelage ; grâce à ces organes, elles vaguent librement dans l'eau et ne se fixent que tardivement'. Nous pouvons même attribuer des migrations actives à beaucoup de plantes, que nous appelons' plantes rampantes et grimpantes. La tige aérienne allongée ou la. tige souterraine, le rhizome, gagnent, durant leur lente croissance, l'une en grimpant, l'autre en rampant, dés stations nouvelles; en émettant au loin des stolons ramifiés, elles conquièrent des habitats nouveaux, s'y enracinent par des bourgeons et donnent ainsi naissance à de nouvelles colonies de leur espèce. Quelque importantes que soient ces migrations actives de la plupart des animaux et de beaucoup de plantes, elles ne nous donneraient pas, à elles seules, une explication suffisante de la chorologie des organismes. En effet, de tout temps, les migrations passives ont été de beaucoup plus importantes et incomparablement plus efficaces, au moins en . ce qui concerne la plupart des plantes et bon nombre d'animaux. Les déplacements passifs sont dus à des causes extrêmement .variées. L'air et l'eau, éternellement mobiles, le vent-et la vague, si diversement agités, jouent ici, le principal rôle. Partout et incessamment le vent soulève clans les airs des organismes légers, de. petits animaux,t de petites plantes, mais surtout leurs germes, les oeufs et les semences, puis il les disperse au loin sur la terre et dans la mer. Si ces germes tombent clans la mer, ils" sont aussitôt saisis par le courant et les vagues, et emportés en d'autres lieux. On sait, par de nombreux exemples, à quelle énorme distance de leur lieu d'origine sont souvent charriés par les fleuves elles courants marins les semences des arbres, les fruits à péricarpe dur et d'autres parties difficilement putrescibles des plantes. Des troncs de palmiers sont apportés .par le gulf-stream des Indes occidentales sur les côtes de la GrandeBretagne et de la Norvège. Tous les grands fleuves charrient des bois flottants venant des montagnes et souvent des plantes alpines, depuis leurs sources jusque dans la plaine^ et jusqu'à leur embouchure dans l'Océan, Souvent, entre liésracines et les branches des plantes et des arbres entraînés par les courants et les flots, se tiennent de nombreux habitants, qui participent à cette émigration passive. L'écorce; des arbres est recouverte de mousses, de lichens et d'insectes parasites. Des insectes, des arachnides et même de petits. reptiles et de jietits mammifères sont cachés dans les souches creuses ou se fixent sur les branches. Dans la terre,adhérente aux radicelles, clans la poussière accumulée dans les fentes de l'écorce, se trouvent quantité de germes de petits animaux et de petites plantes. Que maintenant le tronc flottant atterrisse heureusement sur une côte étrangère ou dans une île lointaine, alors les hôtes, qui,.malgré eux, ont pris part au voyage, quittent leur véhicule et s'établissent dans leur nouvelle patrie. Les montagnes déglaces flottantes, qui, chaque année, se. détachent des glaciers polaires, constituent un des plus singuliers de ces moyens de transport. Bien que ces régions désolées soient en général très-pauvres en espèces, pourtant il peut arriver que certains de leurs habitants se trouvent sur des montagnes de glace, au moment où elles se détachent des glaciers, qu'ils soient entraînés avec elles par les courants et abordent sur des rivages plus cléments. C'est ainsi que déjà, bien souvent, par l'intermédiaire, des glaces flottantes des mers arctiques, une petite; population d'animaux et de plantes a échoué sur les côtes septentrionales de l'Europe et de l'Amérique. Il est arrivé ainsi en Islande et dans les lies Britanniques jusqu'à des renards et des ours polaires. Le transport par la voie de Pair ne le" cède nullement en importance au transport par eau. La poussière qui recouvre nos rues et nos toits, la couche la plus superficielle. du sol des champs et des lits desséchés des cours d'eau, contiennent des millions de germes et de petits organismes. Beaucoup de ces petits animaux et de ces petites plantes peuvent se dessécher sans dommage et se réveiller ensuite à la vie aussitôt qu'ils sont mouillés. Chaque coup de vent enlève dans l'air d'innombrables quantités de ces petits organismes et les transporte souvent à plusieurs lieues. Il y a même des organismes plus volumineux, et surtout les germes de ces organismes, qui peuvent faire ainsi passivement de longs voyages aériens. Chez beaucoup de plantes, les graines, munies d'une couronne d'aigrettes légères, qui jouent le rôle d'un parachute, planent dans l'air et tombent doucement à terre. Des araignées suspendues à leur fil léger, vulgairement. appelé « fil de la Vierge », accomplissent des voyages aériens de plusieurs lieues. Des trombes aériennes soulèvent souvent par milliers dans l'air déjeunes grenouilles, qui vont ensuite retomber fort loin : ce sont les soi-disant pluies de grenouilles. Des tempêtes peuvent faire franchir à des oiseaux et à des insectes la moitié de la. circonférence terrestre. Enlevés de l'Angleterre, ils abordent aux États-Unis. Après avoir pris leur vol en Californie, ils ne peuvent plus se poser qu'en Chine. Mais beaucoup d'autres organismes peuvent voyager d'un continent à l'autre avec les oiseaux et les insectes. Naturellement tous les organismes, qui habitent ces animaux, émigrent avec eux, et leur nombre est légion : ce sont les poux, les puces, les mites, les champignons, etc. Dans la terre, qui souvent reste adhérente entre les doigts et au ventre des oiseaux au moment où ils prennent leur essor, se trouvent souvent de petits animaux, de petites plantes ou leurs germes. Ainsi la migration volontaire ou involontaire d'un organisme quelque peu volumineux peut transporter d'une partie du monde dans une autre une petite flore ou une petite faune. Outre les moyens de transport dont nous venons de parler, il y en a encore beaucoup d'autres, qui rendent raison, de la distribution des espèces animales et végétales 'sur de vastes étendues de la surface terrestre, et surtout de la distribution générale des espèces dites cosmopolites. Pourtant tout cela ne suffit pas, à beaucoup près, à expliquer tous les faits chorologiques. Comment se fait-il, par exemple, que beaucoup d'êtres organisés, habitant dans l'eau douce, vivent clans beaucoup de lacs ou de bassins séparés et entièrement distincts les uns des autres? Comment se fait-il que beaucoup d'organismes des montagnes, qui ne peuvent absolument pas vivre dans la plaine, se rencontrent sur des chaînes alpines tout-à-fait séparées et très-éloignées l'une de l'autre ? Que, d'une manière quelconque, active ou passive, ils aient pu franchir, les premiers, les vastes espaces de terre ferme, les seconds, les plaines, qui séparent leurs habitats, cela,est difficile à admettre, et c'est invraisemblable dans beaucoup de cas. Ici la géologie nous fournit des traits d'union, fort importants. Elle résout parfaitement cette difficile énigme. La géologie nous apprend, en effet, que la répartition de la ? terre et de l'eau à la surface du globe change éternellement et incessamment. Partout, par suite de phénomènes géplogiques internes, il se produit des soulèvements et des affaissements du sol plus ou moins forts. Quand même ces mouvements s'effectueraient avec assez de lenteur pour n'élever ou n'abaisser les rivages de la mer que de quelques poucês ou même de quelques lignes dans le cours d'un siècle, ils n'en produiraient pas moins, le temps aidant, des résultats surprenants. Or, dans l'histoire de la terre, les cycles chronologiques d'une grande, d'une immense longueur, n'ont jamais manqué. Depuis que la vie organique existe-à la surface de la terre, c'est-à-dire depuis tant de millions d'années, la terre et la mer se sont perpétuellement disputé la souverain neté. Des continents et des îles ont été. engloutis sous les flots, d'autres continents et d'autres îles en ont surgi. Le fond des lacs et des mers, lentement soulevé, a été mis à sec, et le sol, en s'abaissant, adonné aux eaux d'autres bassins. Des presqu'îles sont devenues des îles, a mesure que disparaissaient sous les eaux les étroites langues de terre qui les reliaient au continent. Les îles d'un archipel deviennent les sommets d'une chaîne continue de montagnes, pour peu que le fond-de la mer se soit notablement soulevé. Ainsi la Méditerranée était autrefois une mer intérieure, alors qu'à la place du détroit de Gibraltar un isthme reliait l'Espagne à l'Afrique. A une époque géologique récente, quand l'homme existait déjà, l'Angleterre a été à diverses reprises unie au continent européen, et à diverses reprises elle en a été séparée. L'Europe a même été reliée à l'Amérique septentrionale. La mer du Sud forma autrefois un vaste continent, qu'on pourrait appeler- Pacifique, et les nombreuses petites îles qui la parsèment étaient simplement alors les cimes les plus hautes des montagnes de ce continent. A la place de l'Océan indien était un continent s'étendant le long de l'Asie méridionale, des îles de la Sonde à la côte occidentale de l'Afrique. Ce vaste et antique continent a été appelé Lemuria par l'Anglais Sclater, d'après les singes inférieurs, qui caractérisaient sa faune. Son existence est d'un haut intérêt ; car c'est là que fut vraisemblablement le berceau du genre humain ; c'est là que, très-probablement, l'homme se dégagea de la forme simienne anthropoïde. Alfred Wallace (36) a démontré, à l'aide de faits chorologiques, que l'archipel Malais actuel se divise en deux régions distinctes, et c'est là un fait très-important. La région occidentale de l'archipel Indo-Malais comprend les grandes îles de Bornéo, Java, Sumatra; elle tenait jadis par la presqu'île de Malacca au continent asiatique et probablement au continent lémurien, dont nous avons parlé. La région orientale, au contraire, Célèbes, les Moluques, la Nouvelle-Gui née, les îles Salomon, etc., fit d'abord corps avec l'Australie. Ces deux régions furent alors séparées par une mer étroite; aujourd'hui elles sont en grande partie ensevelies sous les vagues. En s'appuyant uniquement sur ses excellentes observations chorologiques, Wallace a réussi à révéler très-nettement la "situation de cette étroite mer- de séparation, dont l'extrémité méridionale pénétrait entre Bali et Lombok. Ainsi donc, depuis que l'eau existe sur la terre à l'état liquide, les limites de la terre ferme et de l'eau se sont pérpétuellement modifiées, et l'on peut affirmer que les contours des continents et des îles ne sont pas restés les mêmes durant une heure, durant une seconde. En effet, le choc des flots ronge le rivage éternellement et sans trêve; et ce que la terre ferme perd ainsi en étendue, elle le regagne en d'autres points par l'accumulation du limon, qui s'accumule sur la roche solide et forme ainsi une nouvelle terre surgissant de nouveau au-dessus de l'Océan. L'idée de la fixité, de l'invariabilité des contours de nos continents, telle que nous l'inculque dès l'enfance notre système d'instruction si impàrfait et si dédaigneux de la géologie, cette idée est une des plus erronées qui puissent être. A peine ai-je besoin de vous faire remarquer de quelle extrême importance ont dû être, pour les migrations des Organismes et pour leur chorologie, ces changements géologiques de la surface terrestre. Cela nous explique comment* des espèces animales ou végétales, identiques, ou du moins très-voisines, peuvent se trouver sur diverses îles, bien qu'elles n'aient jamais pu franchir l'étendue d'eau intermédiaire, comment| d'autres espèces d'eau douce peuvent: habiter divers amas d'eau, fermés et isolés les mis des autres, sans avoir jamais pu traverser la terre ferme qui les sépare. Au-; trefois ces.îles étaient les sommets des montagnes d'un continent; autrefois ces lacs communiquaient entre eux. Les prémières ont été séparées par suite de l'affaissement du sol, les seconds par son exhaussement. Songeons en outre avec quelle irrégularité ces alternatives d'exhaussement et d'affaissement se sont produites dans les diverses localités, et quels changements elles ont apportés dans les limites des districts habités par telles ou telles espèces; songeons quelles influences multiples ces.faits ont exercées sur les migrations actives.et passives des organismes, et nous comprendrons alors très-bien l'aspect infiniment bigarré que nous présente aujourd'hui la distribution des espèces animales et végétales. Il est encore un autre facteur très-important et propre à faire comprendre cette variété, en éclairant nombre de faits obscurs, qui, sans lui, seraient des énigmes pour nous. Je veux parler du changement graduel de climat, qui s'est produit durant la longue durée de l'histoire .organique de la terre. Comme nous l'avons déjà vu dans les leçons précédentes, au début de la vie organique sur la terre, il a dû régner partout une température plus élevée et plus uniforme qu'aujourd'hui. Les différences de température suivant les zones, ces différences, actuellement si frappantes, devaient être alors peu marquées. Vraisemblablement, il régna sur la terre, durant bien des millions d'années, un climat qui se rapprochait beaucoup de notre climat tropical le plus chaud, si même il n'était plus chaud encore. Les régions les plus éloignées dans l'extrême Nord, où.l'homme ait pu pénétrer de nos jours, étaient alors couvertes d'arbres et d'autres plantes, dont nous trouvons encore les restes fossiles. Très-lentement, peu à peu, la température de ce climat s'abaissa; mais les pôles n'en restaient pas moins encore assez chauds pour que toute la surface-terrestre fût habitable pour les êtres organisés. Ce fut dans un âge géologique relativement récent, au commencement de l'époque tertiaire, que se produisit probablement le premier abaissement sensible delà température de l'écorce terrestre vers les deux pôles; alors seulement les diverses zones de température commencèrent à s'accuser. Durant l'époque tertiaire, l'abaissement de la température alla toujours en s'accentuant peu à peu, jusqu'au moment où les premières glaces apparurent aux deux pôles. Il est presque inutile de faire remarquer combien ce changement graduel de climat dut jouer un rôle important dans, la formation de nombreuses espèces nouvelles. Les espèces animales et végétâles, qui jusqu'à l'époque tertiaire avaient trouvé par toute la terre un climat tropical convenable, étaient maintenant contraintes soit à s'adapter à un froid intense, soit à fuir devant lui. Les espèces, qui s'adaptèrent et s'habituèrent à l'abaissement de la température, se métamorphosèrent en espèces nouvelles par le fait même de. cette acclimatation sous l'influence de la sélection naturelle. Les autres espèces, celles qui s'enfuirent devant le froid, durent émigrer sous des latitudes plus basses, pour y chercher un climat plus doux. De la résultèrent de puissantes modifications dans la distributio n des espèces à cette époque. Mais durant la;dernière phase géologique, durant la pé-,, riode quaternaire] qui succéda à l'époque, tertiaire, l'abaissèment de la température ne fut plus confiné aux pôles. II s'accusa de. plus en plus, et descendit même au-dessous de Ta température actuelle. L'Asie septentrionale et moyenne, l'Europe et l'Amérique du Nord se recouvrirent, à partir du pôle, d'une couché de glace, qui, dans notre Europe, semble s'être étendue jusqu'aux Alpes. Au pôle sud, la glace progressa de la même manière ; elle recouvrit d'un manteau rigide l'hémisphère méridional jusque dans des régions aujourd'hùi libres de glaces. Entre ces deux continents glacés, immenses, léthifères, il ne resta qu'une étroite zone, où la vie du monde organique put trouver un refuge. Cette période, durant laquelle l'homme ou du moins l'homme-singe existait déjà et qui forme la première portion de ce que l'on a appelé l'âge diluvien, cette période est aujourd'hui célèbre:; et connue sous le nom d'âge glaciaire ou période glaciaire. L'ingénieux Ch, Schimper fut le premier naturaliste qui conçut nettement l'idée de l'âge glaciaire, et qui, à l'aide des blocs erratiques et des stries burinées par le glissement des glaciers, démontra la grande étendue des glaciers primitifs.au centre de l'Europe. Excité par l'exemple de Ch. Schimper, et puissamment aidé, par les travaux spéciaux du géologues distingué Charpentier, le naturaliste suisse Louis Agassiz entreprit plus tard de compléter la théorie de l'époque glaciaire. En Angleterre, le naturaliste Edward Forbes s'occupa avec succès de cette théorie,- et déjà il la formula en ce qui concerne les migrations et la distribution géographique des espèces qui en résulte. Au contraire, Agassiz gâta plus tard la théorie de l'âge glaciaire ; car, fasciné par la doctrine des révolutions du globe de Cuvier, il voulut expliquer la destruction totale du monde organique alors vivant par l'invasion subite de l'époque glaciaire et la catastrophe qui en fut le résultat. Je n'ai nullement besoin de parler plus longuement de l'âge glaciaire et d'en indiquer très-exactement les limites; je puis même m'en abstenir d'autant mieux que c'est là un sujet rebattu dans la littérature géologique moderne tout entière. Vous en trouverez une exposition détaillée surtout dans les ouvrages de Cotta (31), Lyell (30),- Vogt (27), Zittel (32), etc. Pour nous, ce qui nous importe seulement,,c'est de bien mettre en relief le rôle important, qui incombe à cet âge dans l'explication des problèmes les plus ardus de la chorologie, rôle que Darwin a su parfaitement déterminer. Nul doute, par exemple, que cette extension des glaciers sur les zones aujourd'hui tempérées n'ait dû influer prodigieusement sur la distribution géographique et topographique des êtres organisés et même la métamorphoser totalement. A mesure que le froid polaire progressait lentement vers l'éqûateur, en couvrant d'un manteau de glace les terres et les mers, il devait naturellement refouler devant lui la totalité des êtres vivants. Émigrer ou périr de froid, telle-fut l'alternative offerte aux animaux et aux plantes. Mais, comme les zones tempérées et tropicales n'avaient pas vraisemblablement alors une faune et une flore moins riches qu'aujourd'hui, les habitants de ces régions et les immigrants venant des pôles durent se faire une terrible guerre pour l'existence. Durant cette lutte, qui se continua sans doute pendant dès milliers d'années, nombre d'espèces succombérent, les autres se modifièrent et se transformèrent en espèces nouvelles. La distribution géographique-des espècesidut, être absolument changee. Cette guerre continua encore par la suite; elle se ralluma avec une fureur nouvelle et métamorphosa encore de nouveau les espèces, lorsque, parvenu à son maximum d'intensité, l'âge glaciaire commença à décliner, lorsque, la température s'élevant de nouveau, durant la période post-glàciaire, les êtres organisés reprirentle chemin des pôles. Sûrement, cette révolution climatologique aussi profonde, quelque importance qu'on lui veuille d'ailleurs attribuer, fut un événement, géologique, qui influa énormément sur la distribution des formes organisées. Il est, par exemple, un phénomène chorologique important et obscur, dont cet événement rend raison, de la manière la plus simple ; je veux parler de l'identité spécifique de nombre d'organismes alpins et polaires.. Quantité de formes végétales, et animales typiques sont communes à ces deux régions et manquent; absolument aux espaces si énormes qui les séparent. Dans l'état climatologique actuel, une migration de ces espèces depuis les régions polaires jusqu'aux Alpes, ou inversement, serait difficilement admissible, ou ne le serait que dans des cas tout à fait exceptionnels. Mais cette migration a pu s'effectuer; elle a même dû s'effectuer durant la lente invasion et la lente rétrogradation de l'âge glaciaire. Puisque les. glaces de l'Europe septentrionale se sont avancées jusqu'à notre massif alpestre, les organismes polaires convoyés par elles, les gentianes et les saxifrages, les renards et les lièvres polaires ont pu venir alors peupler l'Allemagne, ou plus généralement l'Europe moyenne. Lorsque la température s'éleva de nouveau, une portion de cette population arctique, retourna dans les zones polaires, en suivant le mouvement rétrograde des glacés; le reste se contenta de gravir les hautes montagnes, et, à une altitude suffisante, ces organismes trouvèrent le climat qui leur convenait. Telle est la solution fort simple du problème en question. Nous avons jusqu'ici insisté sur la théorie des migrations, spécialement parce qu'elle explique la dispersion rayonnante de chaque espèce animale et végétale à partir d'une patrie originelle primitive, d'un centre de création, aussi parce qu'elle rend raison de la distribution d'une espèce donnée sur une plus ou moins grande partie de la surface terrestre. Mais les migrations des animaux et des plantes importent fort à la théorie de. l'évolution, en ce qu'elles peuvent éclairer vivement l'origine des nouvelles espèces. En émigrant, les animaux et les plantes, tout comme les émigrants humains, trouvent dans leur nouvelle patrie des conditions d'existence différentes de celles auxquelles ils étaient héréditairement accoutumés. Ces conditions nouvelles, insolites, l'émigrant doit les subir, s'y adapter ou périr. Mais, par le fait même dé l'adaptation, le caractère particulier, spécifique de l'organisme est modifié, et proportionnellement à la différence entre les conditions nouvelles et les anciennes. Le nouveau climat, la nouvelle alimentation, mais surtout le voisinage de nouvelles espèces animales_ et végétales, tout tend à transformer le type héréditaire de l'immigrant, et si. celui-ci n'a pas une force de résistance Suffisante; tôt ou tard il engendrera une espèce nouvelle. Le plus souvent, cette métamorphose de l'espèce immigrante sous l'influence des changements survenus dans la lutte pour l'existence, s'effectue avec une telle rapidité que quelques générations suffisent pour donner naissance à une espèce nouvelle. Sous ce rapport, l'émigration agit principalement sur les êtres organisés à sexes séparés. En effet, la production de nouvelles espèces par la sélection naturelle est entravée ou ralentie chez ces êtres, surtout par le mélange sexuel fortuit de leur postérité en voie de variation avec le type primitif intact. Ce croisement ramène les variétés à la forme originelle.. Mais si ces variétés ont émigré, si elles sont suffisamment séparées de leur ancienne patrie,-soit par une distance convenable, soit par des barrières naturelles, par la mer, les montagnes, etc., alors le danger d'un croisement avec la forme-souche- n'existe plus; grâce à leur isolement, les formes émigrées, en train de passer à une espèce nouvelle, ne peuvent retourner à la forme-souche par le fait d'un croisement. C'est l'ingénieux voyageur Maurice Wagner, de Munich, qui a surtout insisté sur l'importance du rôle que joue l'émigration, en isolant les espèces nouvellement produites et en empêchant leur prompt retour au type spécifique ancien. Dans un petit écrit intitulé : « la Théorie Darwinienne et la Loi des migrations des organismes» (40), Wagner, fort de sa riche expérience personnelle, cite un grand nombre d'exemples frappants, qui confirment la théorie des migrations exposée par Darwin dans les onzième et douzième chapitres de son livre' et mettent tout particulièrement en relief l'utilité de l'isolement parfait des espèces émigrées au point de vue de la formation de nouvelles espèces. Wagner a résumé dans les trois propositions suivantes le jeu des causes fort simples, « qui limitent la forme dans l'espèce et lui impriment un caractère différentiel typique » : 1° Plus la somme des différences de milieu, avec lesquelles les êtres organisés se trouvent aux prises en émigrant dans une contrée nouvelle, est considérable, plus la variabilité inhérente à tout organisme doit se manifester énergiquement. 2° Moins cette variabilité exagérée des organismes sera troublée dans son, travail incessant de métamorphose par le mélange avec de nombreux émigrants retardataires de la même espèce, mieux la nature réussira à former de nouvelles variétés ou races, c'est-à-dire des commencements d'espèces, par le moyen de l'accumulation des caractères et de leur transmission héréditaire. 3° Plus les modifications organiques de détail subies par la variété sont avantageuses pour elle, plus elles sont en harmonie avec le-milieu; plus, sur un territoire nouveau, la sélection d'une variété au début s'effectue longtemps sans trouble, sans mélange avec des émigrants retardataires de la même espèce, plus alors la variété a de chances de devenir une espèce nouvelle. On peut adhérer sans hésitation à ces trois propositions de Maurice Wagner. Au contraire, quand il prétend que l'émigration et l'isolement, qui en résulte, sont des conditions nécessaires à l'apparition d'espèces nouvelles, il est complètement dans l'erreur. Suivant Wagner « une longue séparation, des colons de leurs anciens congénères est indispensable, pour qu'une nouvelle espèce se forme, pour que Ta sélection naturelle puisse agir. L'inévitable effet du croisement illimité, du mélange sexuel libre entre tous les individus d'une.même espèce, est l'uniformité; alors les variétés, dont les caractères n'ont pas été fixés par une série de générations, retombent dans le type primitif. » C'est dans cette proposition que Wagner prétend résumer le résultat général de son travail; mais il ne serait fondé à le. faire que si tous les organismes avaient des sexes séparés et si le mélange d'individus mâles et femelles était le seul mode de production possible de nouveaux individus. Or il n'en est rien ; il est singulier que Wagner ne dise mot des hermaphrodites si nombreux, réunissant les organes sexuels des deux sexes et pouvant se féconder eux-mêmes ; singulier aussi qu'il passe sous silence les innombrables organismes tout à fait privés de sexe. Or, dès les âges les plus lointains de l'histoire organique terrestre, il. a existé et il existe encore aujourd'hui des milliers d'espèces organiques, chez, qui il n'y a aucune différence sexuelle, chez qui la génération sexuée ne s'effectue jamais ; tous se reproduisent invariablement par un mode asexué, par la fissiparité, le bourgeonnement, la formation de spores, etc. L'énorme monde des protistes, les monères, les amibes, les mycomicètes, les rhizopodes, etc., en un mot l'ensemble des organismes inférieurs, que nous sommes obligés de ranger dans un règne de protistes intermédiaire aux règnes végétal et animal, tous ces êtres se reproduisent uniquement par génération asexuée. Or ce groupe est le plus riche au point de vue morphologique; on pourrait même dire, sous un certain rapport, qu'il est le plus riche en formes diverses ; car toutes les formes principales géométriquement possibles s'y trouvent réalisées. Citons particulièrement l'étonnante classe des rhizopodes, à laquelle appartiennent les açyttaires à carapaces calcaires et les radiolaires, à carapaces siliceuses. (Voir la XVIe leçon.) Naturellement la théorie de Wagner ne saurait s'appliquer à tous ces organismes asexués. Il en est de même de tous les hermaphrodites, chez qui chaque individu est pourvu ; d'organes mâles et d'organes femelles et peut se féconder . lui-même. Citons les turbellariées, les trématodes, les cestoïdes, la plupart des vers et en outre les remarquables tuniciers, ces invertébrés voisins des vertébrés, sans comp-. ter nombre d'autres organismes appartenant à différentsgroupes. Beaucoup de ces espèces sont l'oeuvré de la sélection naturelle, et pourtant tout croisement des espèces nouvelles avec le type primitif était impossible. Comme je vous l'ai déjà fait remarquer dans la huitième leçon, l'origine des deux sexes et par suite toute la génération sexuée doivent être considérées comme des phénomènes appartenant aux époques relativement récentes de l'histoire organique de la terre; c'est l'oeuvre de la différenciation ou de la division du travail. Nul doute que les plus anciens organismes de la terre ne se soient reproduits uniquement par les procédés asexués les plus simples. Aujourd'hui encore, c'est par génération asexuée, que se reproduisent tous les protistes ainsi que les innombrables cellules constituant le corps des organismes supérieurs. Pourtant, dans ce domaine aussi, il naît partout de nouvelles espèces, oeuvre de la sélection naturelle, agissant par différenciation. Mais, même en : considérant seulement les espèces animales et végétales à sexes séparés, nous devrions critiquer la proposition fondamentale de Wagner, aux termes de laquelle « la migration des organismes, leur colonisation seraient la condition préalable nécessaire au jeu de la sélection naturelle « Déjà Auguste Wôismann, dans son mémoire « sur l'influence de l'isolement dans la formation des espèces » (24), a suffisamment réfuté cette proposition; il a montré que, même dans un district circonscrit, une espèce peut se subdiviser en plusieurs autres sous l'influence de la sélection naturelle. En terminant. ces observations, je veux insister encore tout particulièrement sur la haute valeur de la division du travail, de la différenciation, cette conséquence nécessaire de la sélection naturelle. Toutes les diverses espèces de cellules constituant le corps des organismes supérieurs, les cellules nerveuses, les cellules musculaires, les cellules glandulaires, etc., toutes ces formes, qui sont de bonnes espèces parmi les organismes élémentaires, sont simplement le résultat de la division du travail suscitée par la sélection naturelle ; bien qu'elles n'aient jamais été isolées dans l'espace et que, depuis leur origine, elles aient toujours vécu dans une étroite union sociale. Mais ce qui est vrai des organismes élémentaires ou « individus de premier ordre », l'est aussi des organismes polycellulaires d'un rang plus élevé ; en effet, c'est secondairement et par l'association des premiers que les autres sont devenus de « bonnes espèces ». Sans doute, je pense, avec Darwin et Wallace, que la migration des organisnies, leur isolement dans leur nouvelle patrie sont des conditions favorables, avantageuses à la formation de nouvelles espèces ; mais que ce soit là une condition nécessaire, que, sans elle, comme le prétend Wagner, toute formation d'espèce nouvelle soit impossible, c'est ce que je ne puis accorder. Si Wagner veut établir, comme loi spéciale des migrations, « que la migration est une condition nécessaire de la sélection naturelle », nous affirmons que cette loi est contredite par les faits que nous avons cités. Déjà nous avons fait voir que la formation de nouvelles espèces par la sélection naturelle était une nécessité mathématique et logique, résultant uniquement de la combinaison de trois grands faits. Ces trois faits fondamentaux sont : la guerre pour l'existence, la faculté d'adaptation et la faculté d'hérédité des organismes. Quant aux faits si intéressants et si nombreux, que fournit l'étude détaillée de la distribution géographique et topographique des espèces organiques et qui dissipent tout ce qu'il y a de merveilleux en apparence dans la théorie de la sélection et des migrations, je ne puis y insister ici. Force m'est, de vous renvoyer sur ce point aux écrits déjà cités de Darwin (1), de Wallàce (36), de Moritz Wagner (40). Dans ces écrits, on expose parfaitement l'importante théorie des limites de la distribution géographique, qui sont les fleuves, les mers, les montagnes, et on appuie la théorie de nombreux exemples. Je citerai ici seulement trois faits à cause de leur importance spéciale. Le premier est l'étroite parenté morphologique, « l'air de famille » si frappant, qui existe entre les formes locales caractérisques d'une contrée et leurs ancêtres éteints, fossiles, de la môme région. Le second fait est « l'air de famille », non moins frappant, qui existe entre les habitants d'un archipel donné et ceux du continent le plus voisin, d'où cet archipel a reçu sa population. Le troisième et dernier fait est le | caractère tout particulier, qui s'observe en général dans la composition des flores et des faunes insulaires. Tous les. faits chorologiques cités par Darwin, Wâllace et Wagner, par exemple, la remarquable limitation des faunes et des flores locales, l'analogie des habitants des îles avec ceux des continents, la large extension des espèces dites cosmopolites, l'étroite parenté des espèces locales actuelles avec les espèces éteintes des mêmes régions, la possibilité de démontrer l'irradiation de chaque espèce à partir d'un point de création unique, tous ces faits et tant d'autres empruntés à la distribution géographique et topographique des organismes s'expliquent simplement et parfaitement par la théorie de la sélection et des migrations : sans cette théorie, ils sont inintelligibles. Nous trouvons donc,'dans toute cette, série de phénomènes, une nouvelle et. forte preuve attestant la vérité de la théorie généalogique. QUINZIÈME LEÇON. PÉRIODES ET ARCHIVES DE LA CRÉATION. Réforme de la taxinomie par la théorie généalogique. — La classification naturelle considérée comme arbre généalogique. — Les fossiles considérés comme les médailles de la création. — Dépôt des couches neptuniennes : elles englobent des débris organiques. — Division de l'histoire organique de la terre en cinq périodes principales : âge des algues, âge des fougères, âgé des conifères, âge des arbres à vraies feuilles et des arbres cultivés. — Classification des couches neptuniennes. — Immense durée des périodes écoulées pendant la formation de ces couches. — Les couches se sont déposées seulement durant l'affaissement du sol. —Autres lacunes dans les archives de la création.-—État métamorphique des plus anciennes couches neptuniennes. — Limites restreintes des observations paléontologiques. — Les fragments d'organismes susceptibles de fossilisation sont insuffisants. — Rareté d'un grand nombre d'espèces fossiles. — Absence de formes intermédiaires fossiles. — Archives de l'ontogénie et de l'anatomie comparée. Messieurs, la doctrine généalogique est destinée à transformer toutes les sciences naturelles ; mais, vraisemblablement, après l'anthropologie, aucune branche scientifique ne subira cette influence autant que la partie descriptive de l'histoire naturelle, c'est-à-dire la zoologie et la botanique systématiques. Jusqu'ici, la plupart des naturalistes qui se sont occupés de la classification des animaux et des plantes ont collectionné, nommé et mis en ordre ces êtres organisés avec l'intérêt que met un antiquaire ou un ethnographe à rassembler les armes, les ustensiles des différents peuples. Beaucoup d'entre eux même n'ont pas dépensé dans ce but plus d'effort intellectuel, qu'il n'en faut pour collectionner, étiqueter et ranger des armoiries, des timbres-poste et d'autres curiosités du même genre. De même que le collectionneur contemple avec délices la variété des formes, la beauté et la rareté des armoiries, des timbres-poste, et qu'il admire, à ce sujet l'ingénieuse invention de l'homme, ainsi la plupart des naturalistes se délectent en considérant la multiplicité des formes animales et végétales ; ils sont en extase devant la riche imagination du créateur, devant son inépuisable fécondité créatrice, devant la verve capricieuse avec laquelle il s'est complu à former, à côté de tant d'organismes beaux et utiles, quantité de types inutiles et difformes. Cette manière artificielle de traiter la zoologie et la botanique systématiques est ruinée de fond en comble par la. doctrine généalogique. L'intérêt superficiel et futile, avec lequel jusqu'ici l'on a le plus souvent considéré les formes organiques, fait place à un intérêt d'ordre supérieur, à l'intérêt dicté par la raison, consciente, qui, dans la parenté morphologique des organismes, reconnaît une réelle consanguinité. La classification naturelle des animaux et dès végétaux, envisagée jusqu'ici comme un registre de noms permettant-d'embrasser d'un coup d'oeil la diversité des formes, oùbien comme une table des matières exprimant brièvement lé degré d'analogie de ces formes, cette classification acquiert, grâce à la doctrine généalogique, l'inappréciable valeur d'un véritable'arbre, généalogique des organismes. Ce tableau doit nous révéler la connexion généalogique des groupes grands et petits-; son but est de nous montrer comment les classes, ordres, familles, genres et espèces des règnes , animal et végétal correspondent aux branches, rameaux, ramuscules de leur arbre généalogique. Plus une catégorie taxinomiqûe est vaste et importante (classe, ordre), plus le nombre des branches qu'elle supporte est considérable ; plus la catégorie est restreinte et secondaire, plus les branchilles auxquelles elle correspond, sont rares et faibles. Le seul moyen de se faire une juste idée de la classification naturelle est de la considérer comme un. arbre généalogique. Sans doute, l'avenir seul verra le triomphe de cette doctrine; mais, puisque nous nous y arrêtons, nous pouvons déjà nous occuper de la construction réelle de l'arbre généalogique des êtres organisés; c'est là sûrement un des côtés les plus essentiels et les plus difficiles à élucider de l'histoire naturelle de la .création. Il s'agit de démontrer que les diverses formes organiques sont la postérité divergente d'une seule formé ancestrale commune ou d'un petit nombre de formes ancestrales; vous allez voir que, dès à présent, nous sommes peut-être en mesure de poursuivre assez loin cette démonstration. Mais comment réussir à construire l'arbre généalogique des groupes animaux et végétaux sans autres matériaux que les pauvres observations fragmentaires recueillies jusqu'ici? La réponse à cette question nous est donnée en partie par la remarque, que nous avons faite au sujet du parallélisme des trois séries évolutives. En effet, nous avons constaté l'importante connexion étiologique, qui. relie l'évolution paléontologique du monde organique tout entier avec l'évolution embryologique des individus et l'évolution systématique des groupes hiérarchiquement classes. Pour arriver à résoudre cet obscur problème, adressonsnous tout d'abord à la paléontologie. En effet, si la théorie de la descendance est fondée, si réellement les restes fossiles des animaux et des plantes ayant vécu jadis sont les ancêtres des organismes contemporains, nul doute que l'examen, la comparaison de ces débris ne nous fassent découvrir l'arbre généalogique des organismes. Quelque simple et aisé que cela puisse sembler en théorie, ce n'en est pas moins une question extraordinairement diffïcile et complexe au point de vue pratique. La solution du problème serait déjà fort difficile, si les fossiles étaient bien conservés; il n'en est rien : au contraire, les archives matérielles de la création, les séries de fossiles sont étonnamment incomplètes. Il faut donc, avant tout, soumettre ces documents à un examen critique et en apprécier la valeur au point de vue de l'histoire évolutive des familles organiques. Comme je vous ai déjà signalé l'importance gênérale des fossiles, de ces « médailles de la création », en vous parlant des services rendus par Cuvier à la paléontologie, je puis maintenant examiner les conditions nécessaires à la fossilisation des débris organiques et à leur conservation plus ou moins parfaite. Habituellement on trouve les fossiles enfouis dans des roches, qui se sont déposées par couchés superposées, comme celles que le limon dépose au sein des eaux ; on les appelle roches neptuniennes, stratifiées ou sédimentaires. Naturellement le dépôt de ces couches n'a pu commencer avant l'époque géologique, où la vapeur d'eau s'est con- ; densée à l'état liquide. Ce moment, dont nous avons déjà parlé dans la dernière leçon, marqua non-seulement le commencement de la vie à la surface de la terre, mais aussi le point de départ d'un travail de remaniement incessant et considérable de l'écorce terrestre solide. A cette date remonte le début de cette action mécanique si puissante malgré sa lenteur, et qui, sans repos ni trêve, métamorphose la surface terrestre. Personne n'ignore, je suppose, que, de nos jours encore, l'eau exerce une puissante action du même genre." En tombant sous forme de pluie, l'eau imbibe les couches superficielles de:la terre, puis ruisselle des hauteurs dans les vallées, entraînant à la fois des particules minérales du sol chimiquement dissoutes, et mécaniquement les parties désagrégées.' En, coulant sur le flanc des montagnes, l'eau en charrie les débris dans la plaine, où elle les dépose sous forme de limon; elle travaille donc incessamment à .niveler les montagnes et à combler les vallées. De son côté, le choc des flots de la mer mine sans repos les rivages et tend à exhausser le fond des mers en y déposant les débris des falaises. Par conséquent, l'action de l'eau, si elle n'était pas contre-balancée par d'autres agents, suffirait seule, dans un temps donné, pour niveler toute la terre. La masse des matériaux arrachée chaque année aux montagnes et transformée en limon, qui se dépose au fond des mers, est si considérable . que, dans un laps de temps plus ou moins grand, au bout de quelques milliers d'années peut-être, elle suffirait à aplanir parfaitement la surface du globe, qui serait alors" recouvert d'une couche d'eau uniforme ; aucun doute ne peut subsister à cet égard. Si ce résultat ne se produit point, nous en sommes redevables à l'action volcanique exercée en sens inverse par la masse en fusion de l'intérieur du globe. Cette réaction du noyau en fusion, sur l'écorce solide détermine alternativement des exhaussements et des affaissements aux divers points de la surface. Le plus habituellement, ces exhaussements et ces affaissements s'effectuent avec une grande lenteur; mais, comme ils durent des milliers d'années, ils produisent, par l'accumulation de petits effets partiels, des résultats non moins immenses que ceux dus à l'action nivelante de l'eau. Comme dans les divers points de la terre les soulèvements et les affaissements du sol alternent maintes fois, il en résulte que, tantôt telle partie de la terre, tantôt telle autre, est submergée. Je vous ai cité des faits de ce genre dans les leçons précédentes. Vraisemblablement, il n'est pas un point de l'écorce terrestre, qui n'ait ainsi surgi à diverses reprises au-dessus'des eaux ou n'ait été .submergé par elles. Par ce mouvement alternatif s'expliquent la multiplicité et l'hétérogénéité des nombreuses couches neptuniennes superposées presque partout en strates d'une grande puissance. Durant les diverses périodes géologiques, pendant lesquelles s'effectua ce dépôt, vécut une population infiniment variée d'animaux et de végétaux. Quand les cadavres de ces êtres organisés tombaient au fond des eaux, d'abord ils imprimaient leur moulé en creux sur le limon encore mou, puis les parties imputrescibles de leur corps, les os, les dents, les. coquilles, etc., étaient englobées et restaient intactes. Conservées dans le limon, qui se consolidait en. roches neptuniennes, ces débris ont constitué les fossiles, qui nous servent aujourd'hui à caractériser les diverses couches stratifiées. En comparant soigneusement les diverses strates superposées et les fossiles qu'elles contiennent, on est parvenu à déterminer l'âge relatif des couches, et des groupes de strates, et aussi à fixer expérimentalement la date générale de la phylogénie ou de l'évolution des familles animales et végétales. Ces diverses roches neptuniennes superposées et différemment composées, soit de chaux, soit d'argile, soit de sable, ont été groupées par les géologues dans un-ordre idéal embrassant la totalité de l'histoire organique de la terre, c'est-à-dire de cette partie de la durée géologique, pendant laquelle la vie organique existait. De même qu'on a divisé ce que l'on appelle « l'histoire universelle » en grandes et petites périodes caractérisées par l'épanouissement successif des principaux peuples et limitées par les faits saillants de leur histoire, de même nous subdivisons la durée infiniment longue de l'histoire organique terrestre en une série de grandes et de petites périodes. Chacune de ces périodes est caractérisée par une flore et une faune spéciales, par le développement prédominant de tel groupe donné d'animaux ou de végétaux; chacune d'elles se distingue de la période précédente et de la suivante par un changement partiel, mais frappant, dans la composition de sa population organique. Je vais vous donner un aperçu général de la marche historique, suivant laquelle se sont, développés les principaux types animaux et végétaux ; mais, pour bien comprendre cet aperçu, il faut, de toute nécessité, connaître la classification systématique des roches neptuniennes et des périodes petites ou grandes de l'histoire organique qui y correspondent. Comme vous le verrez bientôt, nous pouvons subdiviser la masse totale des couches sédimentaires superposées en plusieurs groupes principaux ou terrains, chaque terrain en. plusieurs .groupes secondaires de strates, ou systèmes, et chaque système en groupes plus petits encore, en formations; enfin chaque formation peut se diviser en étages ou sous-formations, et à son tour chacun de ces étages peut se subdiviser en dépôts plus petits, en bancs, etc. Chacun des cinq grands terrains s'est déposé pendant la durée d'une des grandes divisions géologiques, durant un âge; chaque système s'est formé pendant un laps de temps plus court, pendant une période; chaque formation a exigé un temps plus court encore, une époque, etc. Quand nous classons systématiquement, en compartiments, les cycles de l'histoire organique de la terre et les strates neptuniennes fossilifères, qui se" sont formées pendant leur durée, nous procédons exactement comme les historiens, qui divisent l'histoire des peuples en trois grandes périodes, l'antiquité, le moyen âge et les temps modernes, puis subdivisent chacune de ces divisions en époques secondaires. Mais, en enfermant les faits historiques dans cette classification à vives arêtes, en donnant à chaque période un nombre d'années déterminé, l'historien veut seulement rendre plus facile une vue d'ensemble et ne prétend nullement nier la connexion ininterrompue des événements et de l'évolution des peuples ; c'est exactement ce que fait notre division, spécification ou classification de l'histoire organique de la terre. Là aussi le lien de l'évolution continue n'est nulle part brisé. Nos divisions tranchées, nos grands et petits groupes de strates et les durées qui leur correspondent, n'ont rien de commun, nous nous hâtons de l'affirmer, avec la théorie des révolutions terrestres et des créations organiques successives de Cuvier. Déjà, précédemment, j'ai pris soin de vous démontrer que cettedoctrine erronée avait été ruinée de fond en comble par Lyell. Nous appelons âges primordial, primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire les cinq grandes divisions principales de l'histoire organique de la terre, c'est-à-dire de l'évolution paléontologique. Chacun de ces âges est caractérisé par le développement prédominant de groupes déterminés d'animaux et de plantes. Nous pouvons donc désigner clairement chacun de ces cinq âges, soit d'après le groupe végétal, soit d'après le groupe animal vertébré, qui y prédominent. Ainsi, le premier âge, ,ou âge primordial, serait celui des algues et des animaux dépourvus de crâne ; le deuxième âge, ou âge primaire, serait l'âge des fougères et des poissons; le troisième, ou âge secondaire, serait l'âge des conifères et des reptiles; le quatrième, ou âge tertiaire, serait l'âge des arbres à feuilles ! caduques et des mammifères; enfin, le cinquième, ou âge. quaternaire,, serait celui de l'homme et de la civilisation,humaine. Les sections ou périodes, dans lesquelles on subdivise chacun de ces cinq âges, sont, caractérisées par les divers systèmes de couches composant chacun des cinq grands, terrains. Permettez-moi de passer encore, rapidement en revue la série de ces systèmes, en indiquant simultanément la population des cinq grands âges. La première grande portion de l'histoire organique terrestre, la portion la plus lointaine, constitue l'âge prinordial ou l'âge des forêts d'algues; on pourrait aussi appeler cet âge l'âge archolithique 1 ou archdzoïque 2. Il comprend l'immense durée de la génération spontanée primitive, depuis l'apparition des premiers organismes terrestres jusqu'à.la tin des dépôts sédimentaires siluriens. Pendant cet énorme laps de temps, dont la durée surpasse vraisemblablement celle des quatre autres âges réunis, s'effectua le dépôt des trois plus puissants systèmes de strates neptuniennes, savoir, d'abord le système Laurentien, au-dessus.de lui le système Cambrien, et plus haut encore le système Silurien.. L'énorme épaisseur ou puissance de ces trois systèmes réunis mesure 70,000 pieds ainsi répartis, environ 30.000 pour le système Laurentien, 18,000 pour le Cambrien, 22,000 pour le Silurien. La puissance moyenne des quatre autres terrains, primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire réunis, comprend tout au plus 60,000 pieds, et de cette donnée seule, sans parler de beaucoup d'autres preuves, résulterait, que la durée de l'âge primordial surpasse vraisemblablement celle des âges suivants pris tous ensemble jusqu'aux temps, modernes. Sans doute, le dépôt de telles masses stratifiées a dû, pour s'effectuer, exiger bien des millions de milliers d'années. Malheureusement là plupart des strates primordiales sont à l'état dit métamorphique ; par suite, les fossiles de ces strates, qui sont les plus anciens.et les plus importants de tous, sont pour la plupart détruits ou méconnaissables. C'est seulement dans une portion des sédiments cambriens et siluriens, que les fossiles se trouvent en plus grand nombre et dans un meilleur état de conservation. Le plus ancien des fossiles bien conservés, sur la description duquel nous aurons à revenir, l'Eozoon Canadense, a été trouvé dans les couches Laurentiennes les plus inférieures, dans la formation d'Ottawa. Quoique les fossiles bien conservés de l'âge primordial ou archolithique soient en fort petit nombre, ils n'en sont pas moins des documents d'une inappréciable valeur pour éclairer les temps les plus anciens et les plus obscurs, de l'histoire organique terrestre. La conclusion, qui semble tout d'abord s'en dégager, c'est que, durant ce laps de temps immense, le globe n'eut pour habitants que des organismes aquatiques. Du moins, de tous les fossiles archolithiques connus jusqu'à ce jour, il n'en est pas un que l'on puisse, avec quelque certitude, reconnaître pour un organisme terrestre. Tous les débris de plantes de l'âge primordial .appartiennent aux groupes végétaux les plus inférieurs, à la classe des algues aquatiques. Dans les mers chaudes de l'âge primordial,-ces algues formaient de vraies et vastes forêts. Pour se figurer approximativement combien ces forêts aquatiques étaient touffues, combien les types, végétaux y étaient variés, il faut songer à leurs analogues actuels, à la mer des. Sargasses de . l'Océan atlantique. Les colossales forêts aquatiques de l'âge archolithique tenaient la place de la végétation forestière continentale alors entièrement absente. Tous les animaux, dont on a trouvé les débris dans les strates archolithiques, étaient aquatiques comme les.plantes du même temps. Les articulés archolithiques sont représentés uniquement par des crustacés ; il n'y a point encore- d'arachnides ni d'insectes. Quant aux vrais vertébrés, on n'a trouvé que de rares débris de poissons, et encore dans les plus récentes des strates primordiales, dans la formation silurienne. Au contraire; les, vertébrés sans tête, les acrâ?iiens, qui ont pu être lés ancêtres des poissons, vivàient en très-grand nombre durant l'âge primordial. On peut donc caractériser cet âge aussi bien pari les acrâniens que par les algues. La deuxième grande division de l'histoire organique terrestre, l'âge primaire ou âge des bois de fougères, que l'on; pourrait aussi appeler âge paléolithique ou paléozoïque, dura. depuis la fin du dépôt des couches siluriennes jusqu'à la fin des dépôts pôrmiens. Cet âge fut aussi d'une fort grande durée ; il se subdivise en trois périodes, correspondant à trois puissants systèmes de couches, qui sont, de bas en haut, le système Devonienbn du vieux grès rouge, le système carbonifére ou du charbon minéral; enfin le système Permet ,ou système du nouveau grès rouge etduterrain Permien supérieur (zechstein). L'épaisseur moyenne de ces trois systèmes! pris ensemble est d'environ 42,000 pieds, et cette énorme épaisseur montre assez a quel immense laps de temps ils correspondent. Les formations: Devoniennes et Permiennes Contiennent... surtout des débris de poissons, aussi bien de poissons primitifs que de poissons cartilagineux ; mais les poissons osseux manquent absolument dans l'âge primaire. Dans les lits de houille, on rencontre les restes des plus anciens animaux terrestres, soit articulés (arachnides et insectes), soit vertébrés (amphibies). Dans le système permien apparaissent, à côté des amphibies, des types plus développés encore, les reptiles, et même des formes très-analogues à nos lézards: actuels (Protosaurus, etc.). Quoi qu'il en soit, nous pouvons donner à l'âge primaire le nom d'âge des poissons ; car les rares amphibies et reptiles y cèdent entièrement le pas à l'innombrable foule des poissons paléolithiques. Durant cet âge, les fougères occupent parmi les plantes le même rang que les poissons parmi les vertébrés, et ce ne sont pas seulement les vraies fougères et les fougères arborescentes (Phylloptérides) 1, mais aussi les fougères à hampe (Calamophytes) 2, et celles à écailles (Lépidophytes) 3. Ces fougères terrestres forment les essences dominantes des épaisses forêts insulaires dans l'âge paléolithique, et leurs restes nous ont été conservés dans les énormes gisements de houille du système carbonifère, ainsi que dans les dépôts carbonés plus faibles du système Devonien et Permien. Nous pouvons donc indifféremment appeler l'âge primaire, soit l'âge des fougères, soit l'âge des poissons. La troisième grande division de l'évolution paléontologique est représentée par l'âge secondaire ou âge des conifères ; on pourrait aussi l'appeler âge mésolithique ou mésozoïque : il s'étend de la fin des dépôts permiens à celle des strates crayeuses, et se subdivise en trois grandes périodes. Les systèmes de couches qui correspondent à ces périodes sont inférieurement le système du Trias, au-dessus de lui le système' jurassique, et tout à fait supérieurement le système crétacé. L'épaisseur moyenne de ces trois systèmes réunis est déjà bien inférieure à celle du système primaire; elle mesure en toutàpeu près 15,000 pieds. Il est donc probable, que la durée de l'âge secondaire n'a pas atteint la moitié de celle de l'âge primaire. Dans l'âge primaire, c'étaient les poissons qui l'emportaient en nombre sur les autres vertébrés; dans l'âge secondaire, ce sont les reptiles. Sans doute, les premiers oiseaux et les premiers mammifères se formèrent durant cet âge; il y avait aussi de puissants amphibies, par exemple le gigantesque Labyrinthodon. Dans la mer, nageaient de formidables dragons marins ou Enaliosauriens, et les premiers poissons osseux s'associaient aux nombreux poissons primitifs cartilagineux. Mais la classe des vertébrés caractéristiques, celle qui domine dans l'âge secondaire, est celle des reptiles, et elle est représentée par des types infiniment variés. Des dragons bizarrement conformés fourmillent partout dans l'âge mésolithique!, acôté de reptiles analogues aux lézards, aux, crocodiles et aux tortues" de nos' jours Ce sont surtout les singuliers lézards volants ou ptérosauriens, et les gigantesques dragons terrestres où dinôsauriens, qui sont particuliers à l'âge secondaire, puisqu'ils n'ont existé ni avant ni après. On peut par conséquent appeler l'âge secondaire l'age des reptiles ; mais, on pourrait aussi bien l'appeler l'âge des conifères ou plutôt l'âge des gymnospermes, ou plantes à semences nues. En effet, durant l'âge secondaire, ce groupe de plantés, principalement par les deux importantes classes des conifères et des cycadées, fournit les essences forestières, dominantes. Au contraire, vers la fin de cet âge, dans lape-;, riode de la craie, les fougères diminuent, et les arbres a feuilles caduques se multiplient. Le quatrième âge de l'histoire organique terrestre, c'està-dire l'âge tertiaire, ou âge des arbres à feuilles caduques, est beaucoup plus court et bien moins caractéristique. Cet âge, que l'on pourrait aussi appeler âge cénolithique où. cénozoïque, s'étend de la fui des couchés crétacées à celle des formations pliocènes. Les sédiments stratifiés déposés pendant cette période n'ont guère plus de 3,000 pieds de puissance et sont par Conséquent sous ce rapport bien inférieurs aux: trois premiers terrains. Aussi les trois systèmes que l'on admet dans le terrain tertiaire sont-ils difficiles à distinguer l'un de l'autre! Le plus ancien s'appelle éocène ou tertiaire, ancien, le second s'appelle miocène on tertiaire moyen, et le plus récent pliocène ou tertiaire récent. Durant l'âge tertiaire, la population organique se rapproche, sous tous les rapports, beaucoup plus du monde organique actuel que celle des âges précédents. Parmi les vertébrés, c'est la classe des mammifères, qui l'emporte alors de beaucoup sur toutes les autres. De même, dans le monde végétal, ce qui domine, ce sont les plantes à graines contenues dans un fruit, les Angiospermes 1, aux formes si variées, et les arbres à feuilles caduques dominent clans les forêts touffues de l'âge tertiaire. Les angiospermes se divisent en deux classes, les mono cotylédones ou plantes aune seule feuille germinale, et les dicotylédones ou plantes à deux feuilles germinalës. Sans doute, les angiospermes des deux classes se montraient déjà dans la période de la craie, de même que les mammifères apparaissaient dès la période jurassique et même dans la période triasique; mais ce fut seulement dans l'âge tertiaire que ces deux groupes, les mammifères et les angiospermes, atteignirent leur plein développement, et furent prédominants : on est donc parfaitement fondé à les regarder comme les êtres caractéristiques de cet âge. La cinquième et dernière division de l'histoire organique terrestre forme l'age quatènaire. ou âge de la civilisation. Comparativement à la longueur des quatre autres âges, la durée de cette courte période, que nous appelons avec une outrecuidance comique « histoire universelle », est.parfaitement insignifiante. Comme cet âge est caractérisé:par le développement du genre humain et de sa civilisation, et que. ce fait a métamorphosé le monde organique plus que toutes les influences antérieures, on peut appeler Cet âge âge de l'humanité, âge anthropolithique ou âge anthropozoïque. On pourrait aussi l'appeler âge des arbres, cultivés ou des jardins; car, dès les plus humbles degrés de la civilisation humaine, l'effet de cette civilisation est l'utilisation des arbres et de leurs produits, d'où une profonde modification dans la physionomie du sol. Géologiquement, cet âge, qui s'étend jusqu'à nos jours, commence à la fin des dépôts pliocènes. Les couches neptuniennes, qui se sont déposées pendant la durée relativement courte de la période quaternaire, ont dans les diverses localités une épaisseur très-variable, mais relativement faible. On y reconnaît deux systèmes distincts, dont le plus ancien est appelé diluvien bupleistocène, l'autre alluvial- ou récent. A son tour, le système diluvien se divise en deux formations, une formation glaciaire plus ancienne et une formation plus récente ou postglâciairè. C'est durant l'époque glaciaire, que se produisit cet abaissement si remarquable dans la -température, dont la conséquence fut une extension des glaciers clans les zones tempérées. Déjà, dans, les leçons précédentes, nous nous sommes occupés' de la grande influence:exercée par cette époque ou période glaciaire sur la distribution géographique et topographique des organismes. L'époque suivante, ou période postglaciaire, ou époque diluvienne récente, durant laquelle la.température s'élevait de nouveau et la glace reculait vers les pôles, est aussi fort importante pour expliquer l'état chorologique actuel. C'est le développement de l'organisme humain et de sa civilisation, c'est la. multiplication et la dispersion des hommes, qui caractérisent essentiellement l'âge quaternaire. Plus que tout autre organisme, l'homme a transformé, détruit, bouleversé la population animale et végétale du globe. Pour cette raison, et point du tout parce que nous assignons, à i'iiomme une place privilégiée dans la nature, nous sommes en droit de considérer le développement du genre humain et de sa.civilisation comme le point de départ d'une période dernière et toute spéciale de l'histoire organique terrestre. Ce fut vraisemblablement dans l'âge tertiaire récent ou pliocène, peut-être même dans l'âge tertiaire moyen ou miocène, que l'homme primitif sortit par évolution des singes anthropoïdes. Mais la création du langage, c'est-à-dire de l'instrument le plus utile au développement de l'intelligence humaine et à l'établissement de la souveraineté de l'homme sur le reste des organismes, eut lieu vraisemblablement à une époque, que l'on distingue géologiquement de la période pliocène précédente, et que l'on appelle époque pléistocène ou diluvienne. Quoique cette époque, qui s'étend depuis l'origine du langage humain jusqu'à nos jours, compte bien des milliers d'années, cent mille ans peut-être, sa durée s'évanouit presque devant celle de l'énorme laps de temps, qui s'est écoulé depuis le commencement de la vie organique sur la terre jusqu'à la formation du genre humain. Dans le tableau qui précède, nous voyons, à droite, la série classée paléontologiquement des terrains, des systèmes et des formations, c'est-à-dire des groupes grands ou petits de couches neptuniennes,. contenant des fossiles, depuis la couche la plus superficielle ou alluvienne jusqu'aux sédiments les plus inférieurs ou Laurentiens. Le tableau nous montre 'à gauche la succession historique des piériodes paléontologiques, grandes ou petites, qu'il faut compter en sens inverse depuis le système Laurentien jusqu'à l'époque quaternaire la plus récente. Maintes fois on a essayé de déterminer approximativement le nombre de milliers d'années que représente l'ensemble de ces périodes. On a comparé à l'épaisseur totale des couches, dont nous avons dressé le tableau, l'épaisseur de la couche de limon, que l'on à vu se déposer pendant un siècle et qui mesure quelques lignes ou quelques pouces. La puissance totale de l'ensemble des couches terrestres s'élève en moyenne à environ 130,000 pieds, dont 70,000 pour la période primordiale ou archolithique ; 42,000 pour la période primaire ou paléolithique, 18,000 pour la période secondaire ou mésolithique, et enfin 3,000 pour la période tertiaire ou cénolithique. Quant au terrain quaternaire ou anthropolithique, sa faible épaisseur, que l'on ne saurait fixer même en moyenne, est tout à fait négligeable. On pourrait l'évaluer à 800 ou 700 pieds tout' au plus. Naturellement toutes ces données sont indiquées en moyenne ; elles n'ont qu'une valeur approximative ; elles ne peuvent servir qu'à indiquer à peu près la. puissance relative des systèmes de couches et des périodes de temps, qui y correspondent. Si maintenant, prenant la durée totale de la vie organique sur la terre depuis son apparition jusqu'à nos jours, on la divise en cent parties égales ; si, d'autre part, l'on compare à ce laps de temps l'ensemble des systèmes de couches correspondant, en additionnant les hauteurs moyennes de chacune d'elles, on pourra évaluer en centièmes la durée de chacune des cinq grandes divisions ou âges, et l'on obtiendra alors le résultat suivant : I. Age archéplithique ou primordial II Age paléolithique ou primaire III. Age mésolithique ou secondaire IV. Age cénolitbique ou tertiaire V. Agé anthropolithique ou quaternaire La durée de l'âge archéolithique, pendant lequel il n'existait encore aucun organisme terrestre végétal ou animal mesure plus de la moitié 83,0/0 de la durée totale. Au contraire, la durée de l'âge anthropolithique comprend à peine un demi pour cent de l'âgei organique terrestre. Quant à évaluer même approximativement en années la longueur totale de ces âges, cela est.absolument impossible. L'épaisseur du sédiment, qui se dépose actuellement pendant un siècle, et dont on a voulu se servir dans ce calcul comme unité de mesure, varie naturellement dans diverses localités, suivant la diversité des conditions. Ce dépôt est très-faible sur le fond de l'Océan,* dans le lit des fleuves larges et ayant un petit parcours, dans les lacs qui ont de maigres affluents; il est relativement considérable sur les rivages, où la mer brise avec force, à l'embouchure des grands fleuves dont le parcours est considérable, dans les lacs où se déversent d'importants affluents. A l'embouchure du Mississipi, qui charrie des quantités de limon considérables, le dépôt n'est guère que de 600 pieds en 100,000 années.; Sur le fond d'une mer libre et à une grande distance des côtes, à peine quelques pieds de sédiment représentent l'apport de ce long espace de temps. Même sur les côtes, où il se dépose proportionnellement beaucoup de limon, l'épaisseur des couches accumulées durant un siècle peut n'être que de quelques pouces ou quelques lignes, si le dépôt s'est consolidé en roches dures. Dans tous les cas, les calculs faits à ce sujet sont extrêmement douteux, et jamais nous n'arrivons à nous représenter, même approximativement, l'immense durée nécessaire à la formation de ces couches neptuniennes. Des appréciations relatives sont seules possibles. On commettrait d'ailleurs une erreur grossière, en prenant seulement pour mesure de la durée géologique, l'épaisseur de ces couches. En effet, il ya eu une perpétuelle alternance d'exhaussement et d'affaissement de l'écorce terrestre, et les différences minéralogiques et paléontologiques, que l'on remarque dans deux couches: ou dans deux formations immédiatement superposées, correspondent vraisemblablement à un intervalle de bien des milliers d'années, durant lesquelles la localité, que l'on examine, est demeurée hors de l'eau. Ce fut seulement après cet intervalle, quand, par suite d'un nouvel affaissement, ce point eut été submergé une fois encore, que le sédiment a pu recommencer à se déposer. Mais, pendant ce laps de : temps, la constitution inorganique et organique de cette localité s'était modifiée considérablement; c'est pourquoi les nouvelles strates n'avaient plus la même composition et ne renfermaient plus les mêmes fossiles. C'est seulement en admettant une série clé soulèvements et d'affaissements successifs du sol, que l'on peut s'expliquer facilement les dissemblances frappantes entre les fossiles de deux strates superposées. Aujourd'hui encore, ces exhaussements et ces affaissements alternatifs du sol se produisent sur une grande échelle, eton les attribue à la réaction du noyau central en fusion sur l'écorce solide du globe. C'est ainsi, par exemple, que les côtes de la Suède et une partie des rivages occidentaux de l'Amérique du Sud s'exhaussent perpétuellement, tandis que les côtes de la Hollande et une partie des côtes orientales de l'Amérique du Sud s'affaissent lentement. Ces deux mouvements inverses s'effectuent l'un et l'autre avec une grande lenteur; en un siècle, ils mesurent tantôt quelques lignes, tantôt quelques pouces, au plus quelques pieds. Mais que ce mouvement se prolonge durant des centaines de milliers d'années et il suffira à former les plus hautes montagnes. Évidemment, des oscillations du sol analogues à celles que nous constatons de nos jours ont dû s'effectuer sans interruption en divers points du globe durant le cours de l'histoire organique de la terre. La distribution géographique des organismes suffirait seule à l'indiquer. Mais, pour apprécier à leur juste valeur nos documents paléontologiques, il est extraordinairemênt important de bien montrer que les couches actuelles se sont déposées uniquement durant les lents mouvements d'affaissement du sol au-dessous des eaux et pas du tout durant les périodes de soulèvement. A mesure que le sol s'abaisse graduellement au-dessous du niveau de la mer, les sédiments se forment dans une eau de plus en plus profonde et tranquille, et là leur condensation en roches peut s'opérer sans trouble. Quand, au contraire, le sol s'exhausse lentement, alors les couches sédimentaires les plus récemment déposées arrivent avec les fossiles qu'elles contiennent dans le mouvant domaine des Vagues, et elles sont détruites, elles et leurs débris organiques, par le choc des.flots. On voit donc qu'en vertu de ces raisons, si simples et si importantes, les strates formées durant une longue période d'affaissement du sol peuvent seules renfermer un riche butin de débris organiques. Si deux formations sédimentaires distinctes correspondent à deux périodes d'affaissement du sol, distinctes aussi, nous sommes forcés de supposer entre elles une longue période d'exhaussement, dont nous ne savons absolument, rien ; car nul débris fossile des animaux et des plantes vivant alors n'a pu être conservé., Mais ces périodes de soulèvement, qui n'ont point laissé de traces, ne sont pas plus négligeables que les périodes alternantes d'affaissement, que, les strates fossilifères.nous permettent d'apprécier approximativement. La durée des premières n'a vraisemblablement pas été moindre que celle des secondes. Vous voyez par là que nos documents sont nécessairement imparfaits ; ils le sont d'autant plus que, durant ces périodes d'exhaussement, le monde animal et végétal a dû se diversifier tout particulièrement ; c'est du moins ce que la théorie nous permetde supposer. En effet, toutes les fois que la terre ferme refoule l'eau, il se forme de nouvelles îles. Caries plantes et les animaux fortuitement déposés sur ce sol nouveau y trouvent un vaste champ pour la concurrence vitale; qui favorise le développement des espèces nouvelles. Au Contraire, durant le graduel affaissement d'une contrée, les chances sont plutôt en faveur de l'extinction de nombreuses espèces, amenant un mouvement rétrograde dans la formation spécifique. Les types intermédiaires entre les espèces y anciennes et les nouvelles ont dû vivre surtout durant les périodes de soulèvement, et par conséquent ces types n'ont guère pu nous laisser de débris fossiles. Mais bien des circonstances fâcheuses viennent agrandir encore les brèches si notables et si regrettables que les périodes d'exhaussement oint faites dans nos archives archéologiques. Il faut mettre en première ligne l'état métamorphique des plus anciens groupes de couches sédimentaires, justement de , celles qui contiennent ou ont contenules restes des faunes et des flores les plus anciennes, les débris des formes ancestrales, d'où sont descendus tous les organismes plus récents et qui , par conséquent seraient pour nous du plus haut intérêt. Précisément ces roches, c'est-à-dire la plus grande partie des couches primordiales ou archéolithiques, presque tout le: système Laurentien et une grande partie du,système Cambrien,- ne contiennent aucun débris déterminable, et la raison en est bien simple : c'est que ces couches ont été postérieurement modifiées et métamorphosées par l'action du feu central. La température incandescente du noyau terrestre a complètement changé la structure de ces strates originelles ; elle les a fait passer à l'état cristallin; mais cela a entraîné la complète destruction des restes organiques enfouis dans ces sédiments. Çà et là seulement, grâce à d'heureux hasards, quelques échantillons ont été conservés ; c'est ce qui est arrivé pour le plus ancien des fossiles connus, pour [...] canadense trouvé dans les couches les plus inférieures du système Laurentien. Pourtant les gisements de charbon cristallin (graphite) et ceux de calcaire cristallin, qui se trouvent mêlés aux roches métamorphiques (marbres), nous montrent, sans conteste, que les couches de cette nature renfermaient autrefois des débris fossiles d'animaux et de plantes. L'extrême pauvreté de nos archives de la création tient encore à ce que 'jusqu'ici une très-petite partie de la surface du globe a été géologiquement explorée. Les recherches géologiques ont été faites surtout en Angleterre, en Allemagne et en France. Nous savons très-peu de chose sur le reste de l'Europe, de la Russie, de l'Espagne, de l'Italie, de la Turquie. Dans-ces contrées, quelques localités seulement ont été explorées ; le reste nous est presque entièrement inconnu. On en peut dire autant de l'Amérique Septentrionale et des Indes Orientales. Là du moins quelques districts ont été étudiés ; mais de la presque-totalité du plus vaste des continents, de l'Asie, nous ne savons presque rien ; de l'Afrique, presque rien, si nous en exceptons le cap de Bonne-Espérance et les côtes de l'Afrique méditerranéenne. La NouvelleHollande nous est inconnue presque tout entière, et nous savons fort peu de chose de l'Amérique du Sud. Vous le voyez ; une très-faiblé partie de la surface terrestre, la millième, à peine, a été explorée à fond, au point de vue paléontologique. Nous sommes donc fondés à espérer qu'un jour, quand les explorations géologiques auront pris une plus grande extension, nous découvrirons encore beaucoup de fossiles importants. Notons que les constructions de chemins de fer, l'exploitation des mines, sont très-favorables à des découvertes de ce genre. Cette espérance est fortifiée par des faits ; ainsi l'on a exhumé des fossiles très-remarquables dans les rares localités de l'Afrique et de l'Asie, qui ont été soigneusement étudiées. Une série de types animaux tout particuliers nous a été ainsi révélée. D'autre part il faut considérer que le fond dès mers actuelles comprend un espace énorme, inaccessible quant à présent aux recherches paléontologiques. Conséquemment l'homme ne connaîtra jamais les fossiles des âges: primitifs enfouis dans ces vastes régions;; tout au plus les pourra-t-il étudier dans bien des milliers d'années, quand le fond des mers actuelles aura.émergé par suite de lents exhaussements. Or songez que les continents forment environ les deux cinquièmes seulement de la surface terrestre, dont les trois cinquièmes sont subrnergés et vous verrez quelle énorme lacune résulte de ce fait dans nos documents paléontologiques. Il est encore toute une série de difficultés, qui ressortent, pour la paléontologie, de la nature même des organismes qu'elle étudie. Notons tout d'abord qu'habituellement les parties dures, résistantes des organismes se déposent seules au fond des mers ou des eaux douces, où elles sont englobées dans le limon et fossilisées. Les os et les dents des vertébrés, les enveloppes calcaires, des mollusques, les squelettes en chitine, les squelettes calcaires des radiés et des coraux, les parties dures et ligneuses des plantes, voilà, par exemple, ce qui se fossilise le plus facilement. Il faut au contraire des; circonstances exceptionnellement favorables, pour que les parties molles, qui forment pourtant la plus grande partie du corps de la plupart des organismes, puissent parvenir au fond des eaux en assez bon état pour y être fossilisées ou du moins pour laisser dans le limon une empreinte bien nette de leurs contours extérieurs. Or songez maintenant que des classés d'organismes tout. entières n'ont pas la moindre partie solide ; il en est ainsi, par exemple, pour les méduses, les mollusques nus, une grande partie des articulés, presque tous les vers, et même pour les vertébrés les.plus inférieurs. De même pour les plantes, précisément lès parties les plus, importantes, les fleurs, sont si molles, si délicates, qu'elles peuvent bien rarement être suffisamment bien conservées. Nous ne pouvons donc pas espérer trouver des débris fossiles de tous ces organismes si intéressants. En outre, chez presque tous les êtres organisés, les formes transitoires de la jeunesse sont si délicates qu'elles sont tout à fait impropres à la fossilisation. Aussi les fossiles, que nous rencontrons dans les systèmes de couches neptuniennes, nous représentent seulement quelques rares types et le plus souvent quelques fragments de ces types. Il faut aussi considérer que le corps des organismes marins a bien plus de chances que celui des organismes delà terre ferme et de l'eau douce de se conserver dans les couches sédimentaires.. Pour que les organismes de terre ferme se fossilisent, il faut ordinairement que leurs cadavres tombent accidentellement dans l'eau et soient enfouis dans des couches sédimentaires en voie de pétrification ; ce .qui dépend de maint hasard. Il est par conséquent tout naturel que la plupart des fossiles soient des débris d'animaux marins et que les fossiles de terre ferme soient relativement rares. Mais que de circonstances fortuites entrent ici enjeu! On en peut juger par le fait suivant : nous ne possédons que le maxillaire inférieur d'un grand nombre de mammifères fossiles, spécialement de tous les mammifères de l'âge secondaire. Cela provient de ce que cet os est relativement résistant et en outre se détache facilement des cadavres flottant dans l'eau. Pendant que les flots charrient le cadavre en décomposition, la mâchoire inférieure se détache, coule au fond de l'eau et y est englobée par le dépôt sédimentaire. Cela nous explique des faits singuliers ; pourquoi, par exemple, dans une couche calcaire jurassique d'Oxford, en Angleterre, dans les ardoisières de Stonesûeld, on n'a jusqu'ici trouvé que le maxillaire inférieur de quantité de marsupiaux, qui sont les plus anciens des mammifères. Quant au reste du système osseux de ces animaux, on n'en a pas découvert une seule pièce. Pour ne point se départir de leur logique ordinaire, les adversaires de la théorie évolutive en- devraient conclure que ces animaux n'avaient qu'un seul os, le maxillaire inférieur. Certains faits nous montrent encore combien nombre de circonstances fortuites ont dû restreindre le champ de nos connaissances paléontologiques-; j'entends parler de ces empreintes de pieds si nombreuses et si intéressantes, que l'on peut voir dans divers gisements de grès fort étendus, par-exemple, dans le grès rouge du Connecticut dans l'Amémérique Septentrionale. Ces empreintes proviennent manifestement de vertébrés, probablement de reptiles, dont nous ne possédons pas le plus mince débris. Seules, ces traces de pas nous attestent que ces animaux, d'ailleurs parfaitement inconnus, ont vécu jadis. Songez encore que nous possédons seulement un ou deux exemplaires d'un grand nombre de fossiles très-importants, et vous pourrez vous faire une idée des mille hasards qui ont rétréci le champ de nos connaissances paléontologiques.- On a trouvé, il y a dix ans à peine, dans le système juras- , sique, l'empreinte d'un oiseau extrêmement précieux pour la phylogénie de; toute la classe des oiseaux. Tous-ceux connus jusqu'à ce jour forment un groupe très-uniformément organisé; point de formes de transition entre eux et les autres classes de vertébrés, sans en excepter les reptiles, qui en diffèrent le moins. Or cet oiseau fossile du terrain jurassique avait, au lieu de la queue ordinaire des oiseaux, une queue de tortue ; mais on supposait déjà, pour d'autres raisons, que les oiseaux descendaient des reptiles, et ce fait confirme la supposition. On le voit, ce fossile unique nonseulement nous renseigne sur l'antiquité de la classe des oiseaux ; mais il tend encore à prouver leur consanguinité avec les reptiles;. Cet exemple n'est pas unique, et il est d'autres groupes, dont l'histoire a été entièrement bouleversée par la découverte d'un seul fossile. Mais on voit combien nos documents paléontologiques. doivent être incomplets, puisque d'un grand nombre de fossiles importants nous ne possédons ; que de rares exemplaires ou même des fragments. Une autre lacune plus grande et plus regrettable encore tient à ce que les formes intermédiaires, reliant les espèces, ne se maintiennent ordinairement pas, et cela par la raison fort simple, qu'en vertu du principe de divergence des caractères, elles sont moins favorisées dans la lutte pour l'èxistence que les variétés plus divergentes provenant de la même souche. En général, à de rares exceptions près, les formes intermédiaires s'éteignent rapidement. Au contraire les formes les plus divergentes peuvent se maintenir plus longtemps à titre d'espèces indépendantes ; elles sont représentées par un plus grand nombre d'individus, et par conséquent elles ont-plus de' chances de laisser derrière elles des fossiles. De là ne s'ensuit pas cependant que les formes intermédiaires ne se conservent jamais; elles se conservent souvent très-bien, et les paléontologistes clâssificateurs sont fréquemment dans la plus grande perplexité et trouvent des difficultés infinies à fixer,' même arbitrairement, les limites des espèces. Nous avons un frappant exemple de cette difficulté dans la célèbre Paludine d'eau douce de Stubenthal à Steinheim, dans le Wurtemberg. Ce mollusque protéiforme a été décrit tantôt comme appartenant au genre Paludina, tantôt au genre Valvata, tantôt à l'espèce Planorbis multiformis. Les coquilles d'un blanc neigeux, de ces petits mollusques forment plus de la moitié d'une colline calcaire de l'âge tertiaire, et, clans cette localité, elles ont des formes si étonnamment variées, que les plus accentuées d'entre elles ont été décrites comme formant au moins vingt espèces distinctes et pouvant même se grouper en quatre genres. Mais ces formes extrêmes sont reliées par tant de formes intermédiaires tellement graduées que Hilgendorf a pu tracer de la manière la plus nette l'arbre généalogique du groupe entier. Ces formes intermédiaires abondent aussi dans beaucoup d'autres espèces fossiles, par exemple chez les ammonites, les térébratules, les oursins, les actinies, etc., à tel point qu'elles font le désespoir des spécificateurs. Tenez compte de tous les faits que nous venons de citer et dont il serait très-facile d'allonger la liste, et ne Vous étonnez plus des énormes lacunes ni de l'extrême imperfection des archives paléontologiques, sur lesquelles repose l'histoire de la création. Néanmoins les fossiles actuellement exhumés ont la plus grande valeur. Leur importance au point de vue de l'histoire naturelle de la création est comparable à celle de la fameuse inscription de Rosette et du décret de Canopus au point de vue de l'histoire proprement dite, de l'archéologie et de la philologie. De même, que, par ces deux inscriptions, le champ de l'histoire égyptienne s'est agrandi, grâce à la clef des hiéroglyphes qu'elles nous ont livrée ; ainsi, dans nombre de cas, quelques os d'un animal, une empreinte incomplète d'un type animal ou végétal nous servent de base solide pour faire l'histoire d'un groupe tout entier et-en dresser l'arbre généalogique. Une paire de petites molaires trouvées dans la formation keuprienne du trias a suffi pour prouver l'existence des mammifères, dès la période triasique. Darwin est d'accordavec Lyell, le plus grand des géologues vivants, quand il. dit, en parlant de l'imperfection du-récit géologique de la création : « Le récit de la création, tel que nous le montre la paléontologie, est une histoire de la terre: imparfaitement conservée et écrite dans des dialectes qui sans cesse se modifient. En outre le dernier volume de cette histoire est seul venu jusqu'à nous et il a trait seulement à une partie de la surface terrestre. Encore n'avons-nous de ce volume que de courts chapitres épars, et de chaque page de ces chapitres il ne nous reste aussi que quelques lignes, conservées çà et là. Comme chaque mot de la langue employée pour écrire ce récit va se modifiant sans cesse dans la série des chapitres, on peut le comparer, lorsque cette série est interrompue, à ces types organisés, qui semblent se modifier brusquement dans la succession immédiate de couches géologiques très-distantes l'une de l'autre. » Ayez toujours présenté à l'esprit cette extrême imperfection de nos documents paléontologiques, et vous ne vous étonnerez plus de nous voir réduits à des hypothèses incerfaines, quand nous voulons tracer réellement l'arbre généalogique des divers groupes organiques. Cependant, outre les fossiles, nous possédons encore, heureusement, pour faire l'histoire généalogique des organismes, d'autres documents, qui n'ont pas moins de valeur et souvent même en ont davantage. De ces documents, les plus importants, de beaucoup, sont incontestablement ceux que nous fournit l'ontologie ou histoire évolutive de l'individu (embryologie et métamorphologie). Cette évolution nous retrace,- à grands traits, la série des formes par lesquelles ont passé les ancêtres de l'individu, à partir de la racine de l'arbre généalogique. Puisque cette histoire de l'évolution paléontologique des. ancêtres représente pour nous l'histoire généalogique, la phylogénie, nous pouvons formuler maintenant la loi fondamentale et biogénétique suivante : « L'ontogénie est une répétition, une récapitulation brève et rapide de la phylogénie, conformément aux lois de l'hérédité' et de l'adaptation. » En parcourant, à partir du commencement de leur existence individuelle, une série, de formes transitoires, chaque animal, chaque plante nous reproduisent, dans une succession rapide et dans ses contours généraux, la longue et lente série évolutive des formes transitoires, par lesquelles ont passé leurs ancêtres, depuis les âges les plus reculés (Morphi géit,, II, 6, 110, 300). Mais l'esquisse phylogénique, tracée par l'ontogénie des organismes, est habituellement plus ou moins infidèle ; elle l'est d'autant plus que, dans le cours des âges, l'adaptation a prédominé davantage sur l'hérédité et que les deux lois d'hérédité abrégée et d'adaptation réciproque ont agi plus énergiquement. Mais cela n'amoindrit en rien la grande valeur de ceux des traits de cette esquisse, qui sont réellement fidèles. C'est surtout pour la connaissance dé l'évolution paléontologique la plus ancienne, que l'ontogénie est d'une inappréciable valeur. En effet, de ces états transitoires si anciens des groupes, et des classes il ne. nous est resté aucun débris fossile, et il n'en pouvait être autrement, tant ces organismes étaient mous et délicats. Quel fossile aurait pu nous conserver la trace des faits, si extrêmement importants que l'ontogénie nous raconte, nous dire que les plus anciennes formes ancestrales communes à l'ensemble des animaux, et. des plantes ont été tout d'abord des cellules simples, des oeufs? Quel débris pétrifié aurait pu nous démontrer que l'infinie variété des formes, chez les organismes polycellulaires, provient simplement de la multiplication du groupement fédératif, de la division du travail de ces cellules? Pourtant ce sont là des faits que l'ontogénie a établis..C'est ainsi que l'ontogénie nous, aide à combler les lacunes si: gr an des et si n ombreuses de la p aléontologie. La paléontologie et l'ontogénie rie sont pas seules a nous fournir des, titres généalogiques, attestant la consanguinité des organismes; l'anatomie comparée nous en offre, dont la valeur n'est pas moins inestimable. Toutes les fois que des organismes extérieurement très-différents sont presque, identiques dans leur structure interne, on en peut conclure; sans hésiter, que l'identité provient de l'hérédité, et la dissemblance de l'adaptation. Comparez, par exemple, les mains ou plutôt les extrémités antérieures de neuf mammifères différents représentées dans la planche IV, de façon à laisser voir le squelette osseux de la main et des cinq doigts. Dans ces neuf extrémités, on trouve toujours, quelle que soit la diversité des formes extérieures, les mêmes os en nombre égal, dans la même position et; le même niode de groupement. Que la main de l'homme (fig. 1) diffère fort peu de celle de ses plus proches parents, le gorille (fig. 2) et l'orang (fig. 3), cela semblera sans doute fort naturel ; mais que la patte du, chien (fig.A), la nageoire pectorale du phoque et du dauphin (fig. 6) soient essentiellement construites de la même façon, voilà qui paraîtra déjà plus surprenant. Pourtant on s'étonnera bien autrement de voir les mêmes os constituer à la fois l'aile de la chauve-souris (fig, 7),la patte en forme de pioche de la taupe (fig. 8) et l'extrémité antérieure du plus imparfait des mammifères, de l'ornithorliynque (fig. 9). Le volume et la forme des os ont seuls subi de notables modifications ; leur nombre, leur disposition, leur mode d'articulationj n'ont pas varié. A quoi serait-il possible d'attribuer cette étonnante homologie, cette parité de la. structure interne essentielle sous la diversité dés formés extérieures? Extrémité antérieure, de neuf mammifères divers, 1, Homme —2. Gorille—3 Orang- 4. Chien,- 5 Phoque. 6. Dauphin - 7, Chauve-Souris. 8. Taupe — 9. Ornithorhynque A quoi, sinon à une hérédité commune provenant d'ancêtres communs. Mais si, descendant plus bas encore que le groupe des mammifères, vous trouvez que même les ailes des oiseaux, les pattes antérieures des reptiles et des amphibies sont, essentiellement et de la même manière, constitués par les mêmes os que les. bras de l'homme et les membres antérieurs des autres mammifères, vous en pourrez déjà conclure sûrement la communauté d'origine de tous ces vertébrés. L'analogie des formes fondamentales nous indique donc ici comme partout le degré de consanguinité.